Fiche du document numéro 29039

Num
29039
Date
Mardi 21 juin 1994
Amj
Hms
20:00:00
Auteur
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Fichier
Taille
34316
Pages
6
Surtitre
Journal de 20 heures
Titre
Bernard Kouchner : « La France a été accusée, souvent à tort mais aussi à raison, d'avoir été du côté des gens qui ont organisé ces massacres. Mais qui d'autres que la France va aller sauver les corps ? »
Soustitre
L'OUA s'est officiellement opposée cet après-midi à une intervention française au Rwanda.
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FPR
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OUA
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Résumé
- The OAU officially opposed this afternoon a French intervention in Rwanda. This does not prevent France, with the reaffirmed support of the UN Secretary General, Boutros Boutros-Ghali, from continuing to prepare its operation in the Central African Republic. The first elements have already arrived at the border between Zaire and Rwanda. But the bulk of the units are still concentrated in Bangui.

- The first French elements have taken position since yesterday evening [June 20] at the border with Rwanda. In all, about twenty men spread over two sites, Goma and Bukavu. Their mission: to check the technical installations of the two Zairian airports as well as the runways which will accommodate the bulk of the French forces no later than tomorrow [June 22]. In all, 2,500 men are planned for Operation Turquoise. 1,000 will be operational in Rwandan territory, the other 1,500 will be there in support.

- The fighting continues in Kigali, the Tutsi armed opposition maintains the pressure. The clashes are concentrated in the south of the capital. Today the wounded, dazed, transported to an area controlled by the rebels, were able to be fed and treated.

- French humanitarian associations work in difficult conditions. The French intervention project would not facilitate their mission, on the contrary: Pharmaciens sans frontières even decided to evacuate its last two representatives. Jean-Louis Machuron, president of PSF: "Currently, NGOs can no longer work in Rwanda, especially if they are French. The French position is completely absurd! It is not for her to act".

- On the ground, the rebels of the Patriotic Front are determined to oppose by all means the arrival of the French. This intervention, in the eyes of the opposition, aims to protect the murderers of the Rwandan people.

- Fairly violent demonstration today in front of the French embassy in Brussels: some 200 Rwandans were protesting mainly against a military intervention in Rwanda.

- Bernard Kouchner, back from Rwanda: "Can we allow this genocide to continue? Because there is genocide. France has often been accused, wrongly but also rightly, of having been on the side of the people who organized these massacres. And not to have denounced them as if we knew them. But who other than France is going to save the bodies? Does France alone have this mission to save massacres the Tutsi in particular, the friends of the RPF? I believe, yes, it must be done, on several conditions that everyone knows now. That we do not clash with the RPF! We do not go there to confront the rebels! But we protect the Tutsi and moderate Hutus. And everyone ! Let other armies, other soldiers come. Or, if we know that there is a genocide and that we do nothing, what will become of this world?".
Source
TF1
Fonds d'archives
INA
Type
Transcription d'une émission de télévision
Langue
FR
Citation
[Patrick Poivre d'Arvor :] À l'étranger maintenant, euh, l'OUA -- c'est-à-dire l'Organisation de l'unité africaine -- s'est officiellement opposée cet après-midi à une intervention française au Rwanda. Ce qui n'empêche pas la France, avec le soutien réaffirmé du secrétaire général de l'ONU, Boutros Boutros-Ghali, de continuer à préparer son opération en Centrafrique.

Les premiers éléments sont déjà arrivés à la frontière entre le Zaïre et le Rwanda. Mais le gros des unités se concentre encore à Bangui d'où nous appelle Marine Jacquemin.

[Marine Jacquemin :] Les premiers éléments français ont pris position depuis hier soir [20 juin] à la frontière du Rwanda. En tout une vingtaine d'hommes répartis sur deux sites, Goma et Bukavu [une carte de l'Afrique centrale indique les villes de Bangui, Kisangani, Goma et Bukavu]. Leur mission : vérifier les installations techniques des deux aéroports zaïrois ainsi que les pistes qui vont accueillir, au plus tard demain [22 juin], le gros des forces françaises [diffusion d'images d'archives de gros-porteurs]. En tout, 2 500 hommes sont prévus pour l'opération Turquoise. 1 000 seront opérationnels en territoire rwandais, les 1 500 autres seront là en soutien.

Certaines de ces troupes arrivent déjà depuis 24 heures à Bangui, sorte de plaque tournante de l'opération. Les compagnies engagées viennent de Djibouti, de la Réunion, du Gabon [on voit des militaires sur le tarmac de l'aéroport de Bangui]. Sans parler des troupes arrivant de France et celles déjà stationnées en Centrafrique. 200 Sénégalais se joindront également aux Français.

Reste l'inconnu, après le refus de l'Organisation de l'unité africaine de cautionner l'opération. Qu'en sera-t-il de l'ONU ? Point d'interrogation. Ce soir à Bangui les préparatifs de l'opération Turquoise continuent malgré l'expectative [on voit un gros-porteur en train de faire tourner ses hélices].

[Patrick Poivre d'Arvor :] À Kigali maintenant, tension toujours très forte et journée difficile pour les civils présents là-bas. Le bruit des armes s'est encore fait entendre dans la capitale rwandaise. Opposée à une intervention française, une vingtaine d'associations humanitaires s'est constituée en un comité national de solidarité France-Rwanda. Patricia Allémonière.

[Patricia Allémonière :] Les combats se poursuivent à Kigali, l'opposition armée tutsi maintient la pression. Les affrontements se concentrent au sud de la capitale. La nuit a été particulièrement difficile [diffusion d'images d'archives de combats dans Kigali]. Les évacuations de civils blessés n'ont pas pu reprendre. Une centaine avait réussi hier [20 juin], grâce à la Croix-Rouge, à quitter l'hôpital du centre situé en zone gouvernementale [diffusion d'images d'archives d'un hôpital de la Croix-Rouge].

Aujourd'hui les blessés, hébétés, transportés en zone contrôlée par les rebelles, ont pu être nourris et soignés. Les associations humanitaires françaises travaillent dans des conditions difficiles [on voit des gens en train de se faire soigner par des médecins de la Croix-Rouge]. Le projet d'intervention français ne faciliterait pas leur mission, au contraire : Pharmaciens sans frontières a même décidé d'évacuer ses deux derniers représentants [inaudible] n'est plus en sécurité [on voit une colonne de véhicules le long d'une route].

[Par téléphone de Kampala (Ouganda), Jean-Louis Machuron, "Pharmaciens Sans Frontières"] : "La situation est extrêmement tendue. Les ONG actuellement, euh, ne peuvent plus travailler -- surtout si elles sont françaises -- au Rwanda. Et, euh, je crois que… nous…, nous croyons que la…, la position française est… complètement, euh…, absurde ! À notre sens c'est pas à elle d'agir [diffusion d'images d'archives montrant l'évacuation de ressortissants étrangers]".

En effet, sur le terrain, les rebelles du Front patriotique sont décidés à s'opposer par tous les moyens à l'arrivée des Français. Cette intervention, aux yeux de l'opposition, vise à protéger les assassins du peuple rwandais [diffusion d'images d'archives montrant des soldats du FPR].

Cette extrême tension ne facilite pas la tâche des quelque 500 Casques bleus présents sur place. Les soldats, originaires des pays d'Afrique francophone, auraient même reçu des menaces [on voit des Casques bleus en train d'évacuer des civils].

[Patrick Poivre d'Arvor :] Sur le même sujet, manifestation assez violente aujourd'hui devant l'ambassade de France à Bruxelles pour faire cesser les massacres [un homme noir porte une pancarte sur laquelle se trouve écrit : "Quand la France se réveillera, elle condamnera le génocide au Rwanda" ; derrière lui, une autre personne tient une pancarte indiquant : "Les soldats français au secours des miliciens aux abois !"]. Mais les quelque 200 Rwandais protestaient surtout contre une intervention militaire française au Rwanda [un homme noir porte une pancarte sur laquelle on peut lire : "Le maréchal Mitterrand au secours des Nazis au Rwanda"]. Ils scandaient : "Mitterrand assassin". Des enfants s'étaient symboliquement bandés la tête [gros plan sur une dernière pancarte indiquant "Intervention française = Schindler's list n° 2"].

[Patrick Poivre d'Arvor interviewe à présent en plateau Bernard Kouchner.]

Patrick Poivre d'Arvor : Avec nous Bernard Kouchner, qui revient tout juste du Rwanda. Euh…, les gens du FPR vous les connaissez bien puisque ce sont eux qui vous ont demandé dans un premier temps de venir. Vous étiez venu, euh, immédiatement témoigner de l'horreur de ce que vous y voyiez. Euh…, qu'est-ce que…, que penser de cette intervention, euh, française au Rwanda ? Fau…, faut-il vraiment la faire ?

Bernard Kouchner : [Il lève les yeux au ciel] Je crois que c'est une solution exécrable. Mais qu'il faut l'envisager et qu'il est même courageux de l'envisager. Tout serait mieux que cela. D'abord un cessez-le-feu. Mais il y en a eu de nombreux et le dernier signé à Tunis -- j'y étais -- n'a pas tenu trois heures. Et puis, bien entendu, l'arrêt des massacres ! Mais comment arrêter ces massacres ? Et puis aussi -- mais nous attendons depuis un mois -- les 5 500 hommes Casques bleus, sous mandat de l'ONU, qui devraient venir et qui ne viennent pas ! Et personne n'a l'intention apparemment de les envoyer. Et puis également ce serait mieux que la France ne soit pas seule ! Mais quoi ? Est-ce qu'on peut laisser se poursuivre ce génocide ? Car génocide il y a. Et maintenant tout le monde est d'accord. Et à Kigali, il y a quelques jours, la commission d'enquête, dirigée par le doyen, euh…, de Dakar…, d'Abidjan pardon, était là ! Qui emploie ce mot en permanence. Donc est-ce qu'on laisse ou non ces massacres se poursuivre et ces enfants coupés en tranche ? À qui appartiennent ces victimes ? Je respecte le Front patriotique du Rwanda. Et non seulement je le respecte mais je le juge beaucoup plus digne. Et sans doute beaucoup plus intéressant, et pour l'avenir très important pour ce pays. Je pense qu'il faut le prendre comme un vrai interlocuteur. C'est en train de se faire. Je pense que le passé est le passé ! Que la France -- pour des raisons qu'on ne va pas analyser ce soir -- a été accusée, souvent à tort mais aussi à raison, d'avoir été du côté des gens qui ont organisé ces massacres. Pas tous, mais certains. Et de ne les avoir pas dénoncés comme si on les connaissait. C'est vrai tout ça. Mais qui d'autres que la France va aller sauver les corps ? Est-ce qu'il faut, comme dit Camus, sauver les corps ou non ? Je comprends les associations humanitaires. J'étais avec elles hier [20 juin], avec mon ami Jean-Louis Machuron. Nous étions aux côtés de Marc Vaiter, ce Français qui avait 168 orphelins autour de lui. Et nous avons négocié. Et hier soir [20 juin], à 6 heures, le… Président du Front patriotique du Rwanda m'a assuré de son acceptation. Il voulait bien laisser partir les orphelins. Un échange. Et puis, depuis ça se complique encore. Je comprends les associations, je partage leur sentiment : tout serait mieux que la France seule ! Mais est-ce que la France seule a quand même cette mission de sauver des massacres les Tutsi en particulier, les amis du FPR ? Je crois, oui, il faut le faire, à plusieurs conditions que tout le monde connaît maintenant. D'abord une opération localisée, humanitaire, localisée pour que ceux qui sont menacés par ces milices… Mais vous savez à Gitarama, les milices sont arrivées -- puisque le FPR allait prendre la ville -- et ont tout massacré ! Tout ! Pillé et massacré leurs propres… amis, comme on dit. Ça n'est pas une affaire raciale, je l'ai déjà dit…

Patrick Poivre d'Arvor : On l'a dit souvent, ça dépasse [inaudible] entre Hutu et Tutsi, ouais.

Bernard Kouchner : C'est compliqué de racisme, c'est compliqué de haine, c'est compliqué d'une violence comme on en voit rarement. Mais c'est avant tout aussi une affaire politique. Eh bien, il faut protéger ces populations qui sont par millions groupées dans le Sud. Seule l'armée française avec d'autres…, avec les Sénégalais, avec d'autres, je souhaite… Il faut convaincre ! Il faut convaincre l'ONU, il faut convaincre nos amis. Il faut convaincre les Européens de ne pas se montrer lâches ! Seule la France -- malgré son passé ! -- est en train de proposer quelques chose. Alors il faut que l'opération soit localisée, qu'elle soit bien située dans le temps, qu'elle demeure, cette opération, en mouvement deux mois, trois mois, pas plus. Qu'on ne s'affronte pas au FPR ! On n'y va pas pour s'affronter aux rebelles ! Au contraire, qu'on s'en tienne à distance. Mais qu'on protège les Tutsi et les Hutu modérés. Et tout le monde ! Et puis qu'on s'en aille. Parce que, enfin, la France aura été capable de convaincre le reste du monde. Que d'autres armées, d'autres soldats viennent. Ou alors, si on sait qu'il y a un génocide et qu'on ne fait rien, qu'est-ce que va devenir ce monde ?

Patrick Poivre d'Arvor : Et ça on peut le faire malgré le désaccord de l'OUA, c'est-à-dire de l'Organisation de l'unité africaine ?

Bernard Kouchner : [Soupir] Je crois qu'il faut les convaincre aussi. D'abord il y a quelques pays africains qui vont sans doute aussi, euh, euh…, devoir…

Patrick Poivre d'Arvor : Les Sénégalais par exemple ?

Bernard Kouchner : Les Sénégalais. Oui aussi un certain nombre d'autres : les Congolais qui sont dans la force du formidable général Dallaire. Bien sûr ! Il faut les convaincre ! Mais si tous les pays francophones sont suspects, ça veut dire que de…, être pays…, un pays francophone…, ça veut dire qu'il y a une telle honte à être un pays francophone qu'on ne peut pas aller sauver les vies des Africains ? C'est pas possible que le FPR ne le comprenne pas. Vous savez, c'était Oradour-sur-Glane, si j'ose dire. Il y a quelques jours on en célébrait la mémoire. Des Oradour-sur-Glane -- vous l'avez lu, sous la plume de Renaud Girard, sous la plume d'Alain Frilet et des autres --, il y en a tous les jours. Est-ce qu'on fait quelque chose ou pas ? Je souhaiterais infiniment -- parce que, encore une fois, je suis plutôt et même très déterminé du côté du FPR -- qu'il comprenne qu'on ne va pas les affronter. On va sauver les leurs ! Et si nous ne parvenons pas à les convaincre, il y aura quand même la trace de ce geste courageux de la France, qui malgré son passé… Mais est-ce que, quand on vous tend la main si vous vous noyez, vous vous demandez à qui elle appartient ? Si on est manchot, si on a fait des mauvaises choses dans sa vie, est-ce qu'il faut pas sauver les corps parce qu'on a fait des erreurs ? Est-ce qu'il ne faut pas sauver ces enfants sous prétexte que, d'une certaine manière, nous avons été mêlés à des histoires qui après tout ne nous regardaient pas ? Alors je…, moi je…, j'étais là-bas et je me disais : "Il faut pas que l'armée intervienne, l'armée française seule". Et puis je reviens…

Patrick Poivre d'Arvor : Et là vous êtes de retour et vous vous dites : "Il faut y aller".

Bernard Kouchner : Et je me dis : "Si la France ne le fait pas, personne ne le fera". Alors il faut absolument que la France ne le fasse pas seule.

Patrick Poivre d'Arvor : Je vous remercie Bernard Kouchner d'être venu témoigner ici dès…, dès votre retour de Kigali.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024