Fiche du document numéro 28889

Num
28889
Date
Octobre 2017
Amj
Auteur
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
1912039
Pages
27
Titre
Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs. Aux racines dansées du Front patriotique rwandais
Cote
2017/3 n° 147 | pages 109 à 134
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
UN ART GUERRIER AUX FRONTIÈRES DES GRANDS LACS. AUX RACINES
DANSÉES DU FRONT PATRIOTIQUE RWANDAIS
Thomas Riot, Nicolas Bancel, Paul Rutayisire
Karthala | « Politique africaine »
2017/3 n° 147 | pages 109 à 134
ISSN 0244-7827
ISBN 9782811119454
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Politique africaine n° 147 • octobre 2017 • p. 109-134

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Le Dossier
Thomas Riot, Nicolas Bancel et Paul Rutayisire

Un art guerrier aux frontières
des Grands Lacs. Aux racines
dansées du Front patriotique
rwandais
Entre le début des années 1960 et la fin des années 1980, des danses
guerrières inventées au Rwanda furent exportées dans les territoires de
la diaspora tutsi au Burundi, en Ouganda, en Tanzanie et dans l’exZaïre. Ces actions chorégraphiques composent des techniques de soi
empruntées aux mondes de la vache, du roi et du guerrier. Au cours
des années 1960-1970, tandis que les groupes politisés et armés de la
diaspora faisaient face à d’importantes divisions (stratégiques,
militaires), les danses œuvrèrent à la réunion de deux corps, politique
et combattant. Dans l’espace poreux et internationalisé des organisations
qui formaient peu à peu le nouvel État du Front patriotique rwandais,
un art chorégraphique se déploya comme l’une des matrices d’un nouvel
élan de nationalisme guerrier.

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Congo belge et du Ruanda-Urundi met en scène plusieurs troupes de danseurs,
assemblés dans un spectacle intitulé Shangwe Yetu (« Notre fête » en swahili)1.
Une troupe de danseurs-guerriers rwandais présente une chorégraphie tirée
du répertoire des danses d’affrontement imihamirizo2. Du fond de la scène,
batteurs de tambours et danseurs s’avancent vers leur public. La marche
d’approche se réalise par un ensemble de pas esquissés, de ploiements de
genoux, de virevoltes, de détentes de bras armés d’arcs et de lances. Les reins
ployés, le haut du buste projeté en avant, le menton haut, les danseurs
constituent peu à peu une série de rangs, selon un ordre chorégraphique qui
se lie à la musique et au chant qui l’accompagne. Les danseurs sont revêtus
d’une longue coiffe de fibres végétales et d’un pagne de coton rehaussé de
franges et retenu par deux bretelles qui se croisent au niveau de la poitrine.
Des grelots attachés à leurs chevilles à l’aide de bandelettes de toile ajoutent
1. Article intitulé « Changwe Yetu, notre grande fête à tous, blancs et noirs », Archives africaines
du ministère belge des Affaires étrangères (AMA), D 1426 (8), 1958.
2. Le substantif dérive du verbe guhamiriza (faire fuir l’ennemi). J.-B. Nkulikiyinka, Introduction à
la danse rwandaise traditionnelle, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, Annales sciences
humaines, vol. 166, 2002, p. 166.

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Bruxelles, 1958. À l’occasion de l’Exposition internationale, le pavillon du

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La forge corporelle du politique

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3. Ibid.
4. Plusieurs archives du Conseil supérieur du pays (instance « coutumière » consultative chapotée
par le roi et l’aristocratie tutsi) en font état : AMA, RA/RU 5 (9) ; 9 (9) ; 10 (9).
5. Note intitulée « Une mise au point », AMA, RA/RU 10 (6), 1957.
6. L’information nous a été communiquée par Wenceslas De Renesse, Père blanc, ancien responsable
de l’Action catholique au Rwanda, interviewé à Bruxelles le 6 janvier 2007.
7. À partir de 1897, le colonisateur et la mission catholique attribuèrent à quelques lignages
monarchiques tutsi le rôle « coutumier » d’encadrer la majorité numérique des Hutu. Une telle
situation de domination interne à la société rwandaise ne changea qu’aux lendemains de la Seconde
Guerre mondiale, période pendant laquelle les Européens cherchèrent à renverser la donne. Afin
de contrer les aspirations progressives à l’émancipation des élites tutsi, les autorités coloniales et
catholiques décidèrent de promouvoir la formation d’un groupe hutu considéré comme plus apte
à répondre au projet colonial de démocratisation des institutions coutumières. Selon les termes
des Belges, il s’agissait de passer du « féodalisme » à la « démocratie ». À la fin des années 1950, une
telle stratégie forgea – chez les « évolués » hutu et tutsi – une très nette concurrence socio-ethnique
et politique entre les partisans du maintien de la monarchie tutsi, les constitutionnalistes tutsi et
les révolutionnaires hutu ; clivage par le biais duquel on peut en partie comprendre – entre la fin
de l’année 1959 et l’instauration de la Première République hutu (en juillet 1961) – les crimes et les
phénomènes d’exil mentionnés.
8. Archives de la Société des missionnaires d’Afrique (Pères blancs), Rome, journal des missions
de Kabgayi et de Nyundo, années 1957-1964 ; casiers 293/2 (fondation du mouvement) et 738/2
(années 1960).

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une rythmique sonore aux pas de la troupe. La plupart de ces adeptes du
guhamiriza3 sont issus des lignages aristocratiques tutsi de la société rwandaise.
Affiliés au mouvement de nationalisme culturel que chapote silencieusement
le roi (mwami) du Rwanda, les jeunes gens donnent à voir à leur public
européen une émulation belliqueuse qui n’a d’égal que leur volonté d’inter­
nationaliser leurs prouesses tirées des technologies pastorales, guerrières
et monarchiques du Rwanda (pré)colonial4.
Une année plus tard au Rwanda, la majorité des membres de cette troupe
s’associent aux leaders du même corps dansant et s’affilient au parti anticolonialiste Union nationale rwandaise (Unar), dont le combat politique contre
le colonisateur s’articule à la défense des privilèges coloniaux attribués à la
monarchie tutsi5. Au même moment (entre 1958 et 1961), des troupes de jeunes
danseurs-guerriers issus de lignages hutu plus modestes sont formées aux
alentours de Kabgayi6, centre de l’autorité missionnaire catholique. Les dis­
positifs ludiques et corporels qui touchent ces derniers s’inscrivent dans un
mouvement politique et pédagogique plus large, qui entend « libérer » le
Rwanda du « féodalisme tutsi7 ». Les archives du mouvement des Basaveri8
– organisation de jeunesse qui dérive du scoutisme catholique et forme des
groupes de danseurs – font par exemple état d’un tel passage à l’action poli­
tique. En effet, entre 1959 et 1961, plusieurs tranches de cette jeunesse (membres
de troupes de danse, d’organisations de jeunesse catholique et des centres
missionnaires) rejoignent des groupes hutu radicalisés qui assassinent des

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centaines de (sous-)chefs et « d’évolués », tandis que des milliers de Tutsi se
réfugient dans le Bugesera, au Burundi, en Ouganda, en Tanzanie et au Zaïre9.
Cinq années plus tard à l’extérieur du Rwanda (décembre 1963), des réfugiés
tutsi ayant participé à la refondation de troupes de danse à l’étranger cherchent
à traverser les frontières du Rwanda afin de reprendre le contrôle de plusieurs
zones du pays. Armés d’arcs, de lances et de fusils fabriqués à la main, ils
organisent des attaques simultanées depuis les régions de Kabare (Ouganda),
Ngara (Tanzanie), Goma (Zaïre), Ngozi et Kayanza (Burundi). Parmi d’autres
institutions déplacées depuis le Rwanda vers ces différents territoires, les
danses guerrières imihamirizo ont constitué un médium important du double
processus de politisation-militarisation de milliers de réfugiés. Des « Sages
du Rwanda10 » (anciens d’organisations politiques et militaires de la diaspora
tutsi) nous ont narrés comment ils trouvèrent, aux frontières des Grands
Lacs, le moyen de recomposer une communauté gagnée aux techniques et
aux idéaux du roi, de la vache et du guerrier. Là (comme au Burundi ou en
Ouganda), ils s’attachèrent à reformer des noyaux de camarades de travail
(groupes de juristes, de techniciens), de parti (la plupart étaient affiliés au
parti monarchique et anti-colonial Unar) et de formations culturelles et
intellectuelles (football, danses guerrières, littérature). Le mouvement de
danse guhamiriza composait une sociabilité guerrière dans laquelle chaque
membre apprenait les ruses avec lesquelles il pouvait « faire fuir l’ennemi de
sorte que celui-ci prenne ses jambes à son cou sans oser même se retourner11 ».
Feintes, sauts, retraits, esquives et percées s’associaient aux élocutions poli­
tiques (discours, chants, poèmes) de groupes de danseurs convertis – en
quelques années – en combattants inyenzi12 (entre 1959 et 1964). Après les
premières attaques d’envergure menées par ces armées aux frontières rwan­
daises de l’Ouganda et du Burundi (entre 1963 et 1964), les réfugiés tutsi se
divisent en sous-groupes qui optent pour des stratégies divergentes : tandis
que certains voient dans la lutte armée la seule issue possible, d’autres choi­
sissent d’opérer sur un temps plus long, sur un plan politique. La situation
9. Voir F. Nkudabagenzi, Rwanda politique 1958-1960, Bruxelles, Centre de recherches et
d’informations socio-politiques, 1961. Notamment la section qui concerne « la guerre civile de
novembre 1959 » et l’exil de milliers de Tutsi. Voir aussi I. Linden, Christianisme et pouvoir au Rwanda
(1900-1990), Paris, Karthala, 1999.
10. Il s’agit d’une association « d’anciens » basée au stade Amahoro de Kigali. Son objectif est de
valoriser et de transmettre le patrimoine culturel rwandais. Tous les membres que nous avons
rencontrés en 2007 (cinq au total) sont issus de la première génération de Rwandais exilés (au début
des années 1960).
11. J.-B. Nkulikiyinka, Introduction à la danse rwandaise traditionnelle, op. cit., p. 166.
12. Terme qui désigne un serpent venimeux, souvent traduit par « cancrelat ». Il fut en premier lieu
employé par des groupes proches du régime Kayibanda pour désigner d’une façon animale les
membres combattants de la diaspora tutsi. Ces derniers l’ont ensuite repris à leur propre compte
pour signaler le caractère « piquant » de leurs actions.

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Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs

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tend à opposer ces sous-groupes et à les diviser sur les plans politique et
militaire. Il faut attendre la fin des années 1970 pour que l’on assiste – selon
un processus qui s’étale jusqu’en 1990 – à une nouvelle collusion du militaire
et du politique, conditionnant l’émergence d’un front (le Front patriotique
rwandais, FPR) engagé dans la conquête du Rwanda.
Notre propos consiste à envisager cet assemblage de deux corps (politique
et militaire) à travers les techniques de danse guerrière auxquelles furent
soumis plusieurs milliers de membres de la diaspora tutsi. Comment éclairer
le fait qu’entre la fin des années 1950 et la fin des années 1980, des techniques
chorégraphiques se sont associées à des processus de militarisation et de
transformation idéologique impliqués dans les activités politiques et combat­
tantes des réfugiés ? Il s’agit plus particulièrement de deux organisations qui
– depuis l’étranger – dirigent les activités des différentes branches de la
diaspora. Ces groupes (Union nationale au Rwanda et Inyenzi) cherchent tous
deux à regagner le Rwanda et à conquérir le pouvoir ; mais les moyens qu’ils
utilisent pour y parvenir sont différents. Le premier (Unar) élabore et mène
des actions politiques (pressions sur le gouvernement rwandais, recherches
d’alliances politiques à l’étranger et de soutien international, etc.), tandis que
le second (Inyenzi) se prépare à traverser les frontières par la force et forme
pour cela des groupes armés composés de milliers de réfugiés. Mais, malgré
cette différence de moyens, les deux organisations emploient – dans le domaine
des « techniques réflexives du corps » – un même outil : la danse guerrière
rwandaise. Nous avons en effet empiriquement constaté que les deux pôles
(politique et militaire) développent cette pratique comme un levier d’action
et d’intégration des exilés concernés (socialisation politique des réfugiés,
entraînement physique, formation au combat). Les dirigeants de la diaspora
conçoivent de cette façon un support de mobilisation déterminé par le contenu
de la pédagogie visée : éducation patriotique, émulation belliqueuse, manie­
ment de la lance et de l’arc. Au cœur d’un tel dispositif, nous cherchons plus
précisément à expliquer en quoi ces danses pratiquées à l’extérieur du Rwanda
(au Burundi, en Ouganda ou en Tanzanie) ont constitué une arme parmi
d’autres développées par les organisations politiques et combattantes de la
diaspora tutsi. Nous explorons par ce biais les voies sociales et politiques
d’une hexis13 chorégraphique et guerrière, afin de comprendre sa contribution
à la mobilisation armée des groupes réfugiés.

13. Notion qui se rapporte au corps comme « lieu d’une “histoire incorporée” (qui) donne à
l’observateur un ensemble de signes distinctifs lesquels sont autant de manières différenciées de
se mouvoir, de marcher, de se tenir, de parler, définissant une hexis corporelle caractéristique et,
au double sens du terme, distinctive ». P. Humeau, « L’hexis corporelle punk et les effets de
socialisation », Regards sociologiques, n° 35, 2008, p. 55.

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La danse comme support de mobilisation
Dans le domaine de la sociologie des mobilisations et de la violence, les
travaux d’Isabelle Sommier ont démontré que l’expérience de la violence
armée était favorisée par deux facteurs imbriqués : la compétition entre
groupes opposés ou de même orientation ; les dynamiques de socialisation
secondaire et de prise de rôle martial16. La pratique que nous étudions ici
combine ces deux facteurs. Cette sociologie envisage une approche pro­
cessuelle des mobilisations violentes, inscrite dans une recherche qui articule
les échelles macro-, méso- et micro-sociologiques : indicateurs de violence
14. Les phénomènes d’accélération de la politisation et de la militarisation des institutions sociales
de la diaspora tutsi entre 1960 et 1990 prennent en effet naissance dans la période tardive de la
colonisation du Rwanda. Voir, à ce sujet, R. Lemarchand, Rwanda and Burundi, New York/Londres,
Praeger, 1970.
15. Le FPR a été créé en Ouganda au cours de l’année 1987-1988. G. Prunier, « Éléments pour une
histoire du Front patriote rwandais », Politique africaine, n° 51, 1993, p. 121-138.
16. I. Sommier, « Engagement radical, désengagement et déradicalisation. Continuum et lignes de
fracture », Lien social et politiques, n° 68, p. 22. Voir aussi I. Sommier, La violence révolutionnaire, Paris,
Presses de Sciences Po, 2008.

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Le processus trouve ses racines dans la période de décolonisation du
Rwanda – et surtout dans la lutte qui opposa les élites hutu et tutsi au moment
de la chute de la monarchie tutsi (entre 1958 et 1961)14. Dans ce cadre, nous
observons dans un premier temps les savoirs chorégraphiques connectés – à
la fin des années 1950 – à l’émergence du nationalisme pastoral et guerrier
de l’élite tutsi du Rwanda. C’est en effet la grande majorité des membres de
ce groupe qui se réfugie dans les pays voisins à partir de 1959 et qui va être
à l’initiative de la fondation de troupes de danse guerrière à l’étranger. Nous
suivons ce phénomène de circulation internationale des chorégraphies dans
un second temps. Comment expliquer le fait que d’anciens réfugiés assimilent
le phénomène à une « nécessité culturelle » ? Que nous dit cette circulation
des formations et des stratégies sociales et politiques plus larges de la diaspora
tutsi ? Afin de répondre à ces interrogations, nous décryptons les techniques,
savoirs et imaginaires impliqués dans le double mouvement (politique et
militaire) de dispersion et d’assemblage de danseurs issus de la diaspora
tutsi au Burundi, en Ouganda ou encore en Tanzanie. Il est ainsi question de
comprendre comment différentes organisations politiques et militaires ont
œuvré au façonnement de corps chorégraphiques engagés – à plus long
terme – dans la formation plus large et plus complexe du bloc politique et
combattant qui est à l’origine du parti-État Front patriotique rwandais (au
pouvoir depuis 1994 au Rwanda)15.

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(macro) ; organisations mobilisatrices de ressources (méso) ; dispositions
des acteurs et processus individuels de radicalisation (micro). Dans l’espace
des mobilisations dansées, le niveau micro a été mis en valeur par l’anthro­
pologue J. Clyde Mitchell17, qui considère l’étude de la situation dansée (dans
le cadre de l’approche situationnelle) non pas comme une fin en soi, mais
plutôt comme un prisme au travers duquel les conflits sociaux se matérialisent et peuvent être d’autant mieux observés par l’ethnographe. Cette
dernière façon de penser l’action et la mobilisation des « corps qui dansent »
se rapproche du travail mené par Terence Ranger sur les danses beni ngoma18 :
chorégraphies qui associaient des mouvements corporels inspirés de la
formation militaire coloniale, des instruments en cuivre, des intonations
militaires et des titres hiérarchiques d’inspiration européenne. En tant
qu’institution productrice d’une certaine critique sociale face aux colons
britanniques, l’organisation décrite par Ranger s’apparente aux associations
vyama de Dar es Salam (autour de 1900) décrites par Franck Raimbault19. Ici,
les artistes (à travers des poèmes, des danses et des réunions publiques)
commentaient la vie politique et le quotidien de la ville, allant jusqu’à
dénoncer certains membres de la communauté. Les pratiques et les sociabilités
développées (ostentation sociale, joutes politiques) favorisaient d’un côté
l’intégration des jeunes citadins à l’éthique politique et à l’économie sociale
de la ville, et d’un autre leur aptitude à sans cesse remettre en question
la légitimité d’un groupe vis-à-vis d’un autre. Ces éléments entraînaient la
mobilisation agonistique des danseurs face à leurs adversaires sociaux,
symboliques et politiques.
Ces analyses s’éloignent ainsi assez fortement des propositions théoriques
selon lesquelles des « forces psychologiques20 » ou des « calculs coûtsavantages21 » pourraient être à l’origine de ces mobilisations autour de luttes
(armées ou non). Elles n’écartent pas pour autant l’importance de la socia­
lisation primaire, de la transmission intergénérationnelle de la violence22 et
17. J. C. Mitchell, The Kalela Dance. Aspects of Social Relationships among Urban Africans in Northern
Rhodesia, Manchester, Manchester University Press on behalf of the Rhodes Livingstone Institute,
1956.
18. T. O. Ranger, Dance and Society in Eastern Africa, 1890-1970. The Beni Ngoma, Berkeley, University
of California Press, 1975.
19. F. Raimbault, « Les sociétés de danse à Dar-es-Salaam durant la domination allemande (18911914). Un exemple est-africain d’adaptation au contexte colonial », in F. V. Rajahona, Cultures citadines
dans l’océan Indien occidental (xviiie-xxie siècles), Paris, Karthala, 2011, p. 413-435.
20. J. M. Post, « Terrorist Psycho-Logic : Terrorist Behavior as a Product of Psychological Forces »,
in W. Reich (dir.), Origins of Terrorism : Psychologies, Ideologies, Theologies, States of Mind, New York,
Cambridge University Press, 1990, p. 25-40.
21. M. Crenshaw, « The Logic of Terrorism : Terrorist Behavior as a Product of Strategic Choice », in
W. Reich (dir.), Origins of Terrorism…, op. cit., p. 7-24.
22. N. Argenti et K. Schramm (dir.), Remembering Violence. Anthropological Perspectives on

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de la compétition entre groupes23. Il est en effet surtout question de démontrer
que l’engagement des acteurs emprunte plusieurs paliers successifs (selon
une logique processuelle et parfois situationnelle). Sur ce dernier point, des
travaux socio-anthropologiques montrent l’attention qu’il s’agit de porter à
la formation d’une hexis particulière (guerrière ou combattante, selon les
auteurs). L’incorporation d’objets, d’attitudes et de techniques fermées et
exclusives peut contribuer aux mobilisations armées. Si Jean-Pierre Warnier24
et Stéphane Audoin-Rouzeau25 ont analysé la « matière » (les objets, les corps)
que mobilisent des combattants, rares sont les études qui ont abordé la
question des techniques ludiques ou sportives dans leur relation potentielle
à la mobilisation armée.
C’est l’objet de cet article, qui exige de préciser qu’aux frontières des Grands
Lacs comme ailleurs dans le monde, les technologies du danseur-guerrier ne
s’ajustent pas systématiquement aux pratiques du combat concret. On pourrait
dire que le danseur-guerrier est au combattant ce qu’une partie d’échecs
est à la conquête d’un territoire. Il se trouve engagé dans une sorte de lutte
(matérielle et imaginaire) qui ne le prédestine pas nécessairement à intégrer
une corporation combattante. Mais le danseur-guerrier élabore des savoirs
sensoriels, moteurs et affectifs qui rendent cette intégration possible ; il est
investi de signes, de marques physiques et belliqueuses (postures, attitudes,
actes) et de répertoires langagiers (chants, poèmes, récits) qui – ensemble –
forment une technologie guerrière chez celui dont la mission n’est pas le
combat concret. Selon des circonstances historiques et environnementales
déterminantes, il peut ainsi être amené à incorporer un groupe combattant
et à reconvertir dans le combat ses savoirs en matière de danse26. C’est une
possibilité, et non un produit systématique de sa formation belliqueuse.
Sous l’ancienne monarchie nyiginya du Rwanda27, les pratiques corporelles
et guerrières auxquelles étaient soumis les jeunes individus masculins du
royaume étaient ajustées à des techniques d’adresse, de courage, d’invisibilité,
d’opportunisme, de souplesse et d’élégance28. Si la plupart de ces jeunes gens
étaient ensuite affectés aux armées combattantes du royaume, la cause de
Intergenerational Transmission, New York/Oxford, Berghahn, 2010.
23. X. Crettiez, Violence et nationalisme, Paris, Odile Jacob, 2006. Sur le plan des subjectivités, voir
les travaux anthropologiques réunis par V. Das, A. Kleinman, M. Ramphele et P. Reynolds (dir.),
Violence and Subjectivity, Berkeley, University of California Press, 2000.
24. J.-P. Warnier, « Bodily/Material Culture and the Fighter’s Subjectivity », Journal of Material Culture,
vol. 16, n° 4, 2011, p. 359-375.
25. S. Audoin-Rouzeau, Les armes et la chair. Trois objets de mort en 1914-1918, Paris, Armand Colin,
2009.
26. T. Riot, N. Bancel et H. Boistelle, « Du combat », Techniques et culture, n° 62, 2017, p. 148-163.
27. Voir à ce sujet J. Vansina, Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya, Paris, Karthala, 2012 [2001].
28. Ibid.

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cette incorporation se situait moins dans leur initiation à ces techniques que
dans les besoins humains du roi et des chefs, « besoins » liés à leurs projets
de conquête des territoires non encore soumis à l’autorité nyiginya. D’ailleurs,
au début du xxe siècle, quand l’action politique et éducative des Européens
généra l’arrêt de l’activité des compagnies militaires royales, les pratiques
corporelles et guerrières que nous évoquons ne cessèrent pas. Nul besoin de
combattre pour les investir, car s’exercer n’est pas tuer.
Les données archivistiques29 et orales30 que nous avons récoltées et analy­
sées nous incitent à explorer les techniques et les groupes considérés à partir
du début des années 1960. Dans cette période, au Burundi comme en Ouganda,
de nombreux exilés tutsi se retrouvent plusieurs fois par semaine au sein de
nouveaux dispositifs de danse guerrière. Ils y cultivent un socle de connais­
sances portant sur plusieurs aspects de la vie sociale et politique au Rwanda
depuis la prise de pouvoir de Grégoire Kayibanda en 196131. Ces données sont
mises à jour avant et après les séances de danse, grâce à des réunions et à des
conférences organisées par les organisations politiques et militaires de la
diaspora. Des responsables informent les membres des évolutions rapides de
la législation ethnique au Rwanda (politique des quotas), des discriminations
dont sont victimes les tutsi et les monarchistes restés au pays, ou encore du
développement des armées et des milices apparentées aux radicaux hutu.
D’autre part, les séances chorégraphiques sont le plus souvent associées à des
productions verbales et musicales (poèmes et chants de danse) grâce auxquels
les danseurs vocalisent leurs « prouesses », formulent leurs « défis » et entre­
tiennent leur émulation guerrière. Le verbe et l’action corporelle donnent à
penser leur couplage dans la formation plus large du danseur, entraîné dans
un même mouvement de subjectivation de savoirs « dansés ».

L’invention d’une tradition sociale et politique
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les actions législatives et édu­
catives du colonisateur belge et des missionnaires catholiques (Pères blancs)
29. Nous avons ici exploité le fonds RWA des Archives africaines du ministère belge des Affaires
étrangères ; les archives belges du service de sûreté au Rwanda (du 15 mars au 21 novembre 1961)
ainsi que le recueil de chants de danse édité par C. Rugamba, Chansons rwandaises, Butare, INRS, 1979.
30. Deux campagnes d’entretiens ont été menées. La première date de 2007 et concerne cinq
membres affiliés à l’association des « Sages du Rwanda ». La seconde date des mois de février et
mars 2017, et concerne cinq anciens exilés en Ouganda, au Burundi et en Tanzanie, qui ont été
interviewés à Kigali et à Butare. Ils ont souhaité conserver l’anonymat. Nous les répertorions par
les acronymes E1, E2, E3, E4 et E5.
31. M. Mamdani, When Victims Become Killers : Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda,
Princeton, Princeton University Press, 2014.

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La forge corporelle du politique

Thomas Riot, Nicolas Bancel et Paul Rutayisire

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produisent le retournement progressif d’une politique coloniale qui avait
– jusque dans les années 1940 – largement privilégié la formation d’une
minorité européanisée issue de l’aristocratie tutsi. Les avantages conférés à
ces quelques milliers « d’évolués » proches du pouvoir autochtone monarchique
se transforment – notamment après 1945 – en arguments de promotion d’une
nouvelle catégorie « évoluée » ; une « contre-élite hutu32 » se forme alors à partir
de la fin des années 1940, et se prépare – en collusion avec le colonisateur – à
prendre les rênes lors de la chute du pouvoir tutsi et de l’instauration de la
« démocratie ethnique » au Rwanda. Le développement d’une telle situation
de concurrence socio-politique est temporisé par la volonté du gouvernement
colonial de retarder la mobilisation politique de ces groupes qui constituent
une menace pour sa propre hégémonie. Chacune des catégories concernées
réagit selon ses objectifs propres : conserver le pouvoir dans la perspective
d’une plus grande autonomie politique voire de l’indépendance du pays pour
les membres proches de la monarchie tutsi ; le conquérir – là encore dans une
même perspective autonomiste ou indépendantiste – pour les membres affiliés
au mouvement révolutionnaire hutu33. Et tandis que les « évolués » hutu se
concentrent sur l’assimilation de la culture occidentale et chrétienne (dans
une dynamique d’alliance de plus en plus forte avec le colonisateur et les
missionnaires gagnés à leur « cause »), les lignages aristocratiques tutsi
activent un ensemble de pratiques et d’imaginaires qui alimentent un puissant
courant de nationalisme culturel. Dans la droite ligne de la politique raciale
pro-tutsi menée par la Belgique, la totalité des acteurs de ce courant sont
passés – au cours des années 1930-1940 – par les écoles coloniales et mis­
sionnaires, dans lesquelles ils furent formés – en plus de l’inculcation de
savoirs livresques – à des techniques de danse et de vocalisation guerrière
qui excluaient de facto les élèves hutu des mêmes centres34.
Le langage des chorégraphies guerrières emprunte de nombreuses notions
au vocabulaire pastoral. La danse s’annonce en « donnant la vache » (Gutaanga
inka). Après cette entrée en matière, la troupe entame le pas de danse. Par la
suite, les danseurs « reçoivent la vache et l’intronisent » (Kwaakiira Kwiimika
inka). Il s’agit donc de la figuration d’une bataille au cours de laquelle les
actions individuelles des danseurs forment un corps collectif en mouvement,
32. L’expression a été initialement employée par I. Linden, Christianisme et pouvoir au Rwanda…,
op. cit.
33. Voir R. Lemarchand, Rwanda and Burundi, op. cit., 1970, note 14 et note 33 ; I. Linden, Christianisme
et pouvoir au Rwanda…, op. cit. ; T. Riot, Sport et mouvements de jeunesse dans l’émancipation politique
du Rwanda colonial. Histoire d’une libération imaginée (1935-1961), Thèse de doctorat en sciences du
sport, Strasbourg, Université de Strasbourg, 2011.
34. Le phénomène de transplantation et de réinvention des danses guerrières rwandaises au sein
des écoles coloniales et des missions catholiques a été étudié par T. Riot, Sport et mouvements de
jeunesse…, op.cit.

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Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs

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Politique africaine n° 147 • octobre 2017
La forge corporelle du politique

ici identifié à une mêlée pastorale et guerrière. La dernière phase de la cho­
régraphie s’annonce lorsque les danseurs « tombent dans les vaches » (Kugwa
muu nka)35. Proches de la « victoire », ils l’affirment via une identification plus
forte aux symboles pastoraux. Vaches et hommes ne font plus qu’un, et les
guerriers – genoux à terre – manifestent, par leurs cris et leurs hauts faits
(ibyivugo), la bravoure et la vaillance de leurs actions.
« Je suis le courageux qui surprend l’ennemi avec une volée de flèches
Je suis le beau qui a toujours réussi36 ».

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À partir des années 1950, cette longue expérience acquise dans les rangs
de l’école et des troupes coloniales de danse guerrière est l’un des éléments
fondamentaux du nationalisme culturel de l’élite conservatrice tutsi38. Le
mwami (roi) Mutara III Rudahigwa lui-même active les pratiques et les artefacts
d’une nation politique et symbolique qu’il définit selon les attributs (pré)
coloniaux du roi, de la vache et du guerrier. Le mwami et ses alliés enrichissent
cette dynamique par le développement de nombreux projets culturels39. Parmi
ces derniers, la danse guerrière se présente comme une option apte à nourrir
– par le modelage de nouveaux corps de danseurs – l’ambition de moderniser
la tradition rwandaise, selon une tactique qui renvoie à un processus
« d’invention de la tradition comme invention de la modernité40 ». En plus des
projets sportifs et chorégraphiques présentés au Conseil supérieur du pays
(l’institution consultative présidée par le roi Rudahigwa), deux événements
révèlent l’empreinte que souhaitent laisser – à plus long terme et sur un plan
transnational – les partisans d’une telle tradition sociale et politique (pré)
coloniale. Premièrement, la création – en 1956 – d’une association ayant pour

35. Voir J.-B. Nkulikiyinka, Introduction à la danse rwandaise traditionnelle, op. cit., p. 178-180.
36. Charles Ndekwe, né en 1925-1927 près d’Astrida. Entretien réalisé le 27 août 2007 à la paroisse
de Kamonyi, Rwanda.
37. Léon Musoni, né le 15 mars 1934 près de Gisenyi, réfugié au Zaïre, puis au Burundi à partir de
1960. Entretien réalisé le 22 août 2007 à Kigali, Rwanda.
38. T. Riot, Sport et mouvements de jeunesse…, op. cit.
39. Parmi lesquels le projet de construction d’un nouveau stade de football à Nyanza, la constitution
d’un centre d’éducation physique destiné à former de futurs athlètes olympiques, la demande
d’octroi d’un titre honorifique au mwami ou encore la réinstauration de la fête des semailles. AMA,
RA/RU 8, 9, 10, 11.
40. J.-F. Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 41.

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« Voilà que je me montre
Je serai le premier
Je suis parmi les vaillants choisis
Celui sur qui je projette ma lance meurt immédiatement37 ».

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Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs

but la promotion de la culture monarchique rwandaise en Ouganda41.
Deuxièmement, la formation d’une nouvelle troupe de danseurs royaux, qui
représente le Rwanda lors de l’exposition internationale de 1958 à Bruxelles42.
Entre 1959 et 1961, la situation politique du Rwanda s’aggrave et conduit des
groupes de radicaux hutu à perpétrer des centaines de crimes dont sont
victimes des « évolués » et les (sous-)chefs tutsi. Au cours de la même période,
des membres de l’élite constitutionnaliste et monarchiste tutsi43 prennent
le chemin de l’exil, et s’installent pour un temps indéterminé au Burundi,
en Ouganda, en Tanzanie ou au Zaïre. Dans ces nouveaux environnements,
la refonte de dispositifs de danse guerrière apparaît pour plusieurs d’entre
eux comme une évidence :

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Le phénomène de transplantation des danses guerrières à l’étranger ne
peut être généralisé. Les conditions très délicates de l’exil provoquent la
dissémination des réfugiés dans différents pays. Tandis que bon nombre
d’entre eux se revendiquent du parti monarchiste Unar, le déplacement de
l’organisation à l’étranger lui fait perdre une grande partie des ressources et
des moyens de communication nécessaires à la mise en œuvre d’une action
politique coordonnée. Dans ce contexte, les membres de la branche jeune de
l’Unar (Jeunar) décident d’agir sur un plan social et culturel. Ils organisent
des séances pendant lesquelles ils se retrouvent, partagent leur expérience
de l’exil, et imaginent comment ils pourront regagner le Rwanda et lui
« rendre sa dignité45 ». Ainsi, plusieurs localités ougandaises, burundaises,
tanzaniennes et zaïroises voient émerger des associations rwandaises plus
ou moins officielles. Parfois – et notamment lorsque l’association présente une
activité trop politique –, les réfugiés s’organisent à l’abri des regards46. Nous
avons retrouvé des associations de danse guerrière rwandaise datant des
années 1960 dans quatre de ces localités : Bushubi en Tanzanie, Mushiha au
Burundi, Bukavu au Zaïre et Kampala en Ouganda. Cette dernière se présente
41. Information citée dans R. Lemarchand, Rwanda and Burundi, op. cit., p. 207.
42. Archives africaines du ministère belge des Affaires étrangères (AMA), D 1426 (8), 1958.
43. Les constitutionnalistes étaient affiliés au parti du Rassemblement démocratique rwandais
(Rader), les monarchistes au parti de l’Union nationale au Rwanda (Unar).
44. Entretien avec Vincent Gasana, Kigali, septembre 2007.
45. Entretien avec E3, Butare, mars 2017.
46. Selon les anciens du Burundi que nous avons interrogés.

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« Écoutez, nous avions tous dansé à l’école primaire ; moi-même, j’avais été sélectionné
pour danser dans le film Les mines du roi Salomon. Ensuite, quand nous étions au secondaire,
on faisait appel à nous pour danser lors des fêtes publiques. Et puis on a été recrutés
comme danseurs du roi, et nous sommes partis à l’exposition de Bruxelles ! Alors bon,
quand nous nous sommes retrouvés au Burundi, on a voulu continuer tout ça…44 »

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Politique africaine n° 147 • octobre 2017
La forge corporelle du politique

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« À l’occasion des fêtes, les enfants dansaient de plus en plus. À la fin de sa démonstration,
Évariste (un jeune garçon) a donné un message de vœux au public : “Banyarwanda !
Mwarahiye kugumino ! Iyi tariki izongera kugera turi iwacu [Hé Rwandais ! Vous avez préféré
vous installer confortablement ici ! L’année prochaine, à cette date, nous serons de retour
dans notre patrie]”48 ».

Danser et s’engager sur les fronts politique et armé
À partir de 1961, des groupes de danseurs se produisent deux à trois fois
par semaine à proximité des lieux de résidence des réfugiés. Chaque choré­
graphie est exécutée au sein d’un espace choisi : un terrain rectangulaire,
déboisé, entouré d’arbres et de broussailles, relativement plat, proche des
centres de mobilisation des réfugiés rwandais. Bref, un bon compromis entre
une pratique « patriote » et la nécessité de relative distance qu’implique la
préparation des danses : surprendre l’adversaire, ne pas lui donner l’occasion
47. RWA/Mwami, Archives africaines de Bruxelles.
48. Entretien avec E1, Kigali, février 2017.

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comme le prolongement de l’association culturelle Abadehemuka, créée par
l’ancien roi Rudahigwa lors de la visite qu’il réalisa en Ouganda en 195647.
Depuis leur apparition, les Abadehemuka de Kampala entretenaient des
liens étroits avec la monarchie rwandaise. De 1959 à 1961, ces derniers supportèrent les actions de l’Unar dirigées contre la Belgique et le principal parti
de l’opposition à la monarchie, le Parmehutu (qui prit le pouvoir lors de
l’avènement de la Première république, le 28 janvier 1961). À partir de 1961,
l’association culturelle des Abadehemuka se convertit en antenne satellite
de l’Unar en Ouganda.
Une telle reconversion n’était pas sans rapport avec les activités menées
par le groupe dans les années précédentes : danse et poésie guerrières, éloges
à la monarchie, vocalisations de défis de reconquête du Rwanda. Si l’on se
réfère au discours des anciens membres de la diaspora tutsi en Ouganda, au
Zaïre et au Burundi, la danse pratiquée en situation d’exil était destinée à
« sauvegarder la culture rwandaise ». Une telle attribution révèle un processus
plus fin de domestication de pratiques monarchiques, pastorales et guerrières
mises au service de la mobilisation sociale et politique des réfugiés. Le phé­
nomène se fonde sur la transmission de qualités d’émulation, adossée à un
ensemble de pratiques affectées à la subjectivation belliqueuse des membres
de l’organisation. Dans ce cadre, chaque événement donne aux réfugiés
l’occasion de présenter des danses guerrières, via lesquelles des messages
mobilisateurs sont transmis à la communauté :

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de connaître les stratégies de la troupe. Il s’agit d’un espace délimité et
socialement défini comme le « chez soi » d’un danseur guerrier (un espace
de prises de position), qui entretient de sérieuses relations avec les arènes
du politique et du militaire (à l’intérieur de nouveaux espaces de positions).
Au cours des années 1960, le projet de reconquête du Rwanda – porté par
plusieurs milliers d’individus de la diaspora tutsi dans la région des Grands
Lacs – gagne les membres des troupes de danse guerrière, qui participent
en même temps à son élaboration. Une telle dialectique (soit la politisation
des activités chorégraphiques associée à l’activisme politique et militaire
de nombreux chefs de troupes) conditionne l’engagement (corporel, social et
politique) de centaines de danseurs, qui circulent entre des groupements
chorégraphiques, politiques et militaires composés par les différentes factions
(politiques et armées) de la diaspora tutsi. Du point de vue de ces formations,
de telles circulations révèlent le pouvoir mobilisateur de l’espace choré­
graphique : des individus formés aux savoirs-dansés composent les rangs de
l’Unar et de sa branche jeune, tandis que d’autres empruntent bien plus direc­
tement les chemins de la guerre et complètent ainsi les rangs des différentes
factions inyenzi. Il s’agit d’un mode d’adhésion qui se déploie selon deux voies
tantôt complémentaires, tantôt concurrentes : divisions au sein de l’Unar,
dissémination des groupements politiques, différenciation des branches
armées de la diaspora. Pourtant, toutes ces organisations accueillent d’anciens
ou de nouveaux danseurs, qui officient sur des aspects administratifs, stra­
tégiques ou encore militaires de la lutte (politique ou armée) menée par
quelques milliers d’exilés. Les leaders des troupes de danse se retrouvent bien
souvent au commandement d’un poste militaire ou en première ligne des
combats. La grande majorité se trouve dispersée dans plusieurs espaces :
entraînements physiques et armés ; réunions et débats ; groupes de travail
(agronomes, avocats, juristes, etc.) ; associations culturelles et politiques49.
Dans l’espace des attaques menées par les colonnes armées de la diaspora,
l’engagement des danseurs sur le front peut se lire de deux manières. Sur un
plan inconscient et moteur, la subjectivité des guerriers signale une certaine
réciprocité d’action entre les danses guerrières et le combat armé lui-même.
D’abord dans l’énergie belliqueuse mobilisée pour rejoindre le front ou le
corps de la danse. Il s’agit d’une ligne d’émulation particulièrement développée
par la formation que les danseurs appellent ishyaka 50. Elle donne lieu à un
49. Ces informations nous ont été délivrées par d’anciens danseurs et membres des groupes politisés
et combattants de la diaspora tutsi entre 1961 et 1994. Il s’agit des cinq personnes interviewées
en 2017, ainsi que d’une dizaine d’autres rencontrés entre 2007 et 2010 au Rwanda, à Bruxelles
et à Rome. Elles recoupent les données sociohistoriques et politiques collectées par R. Lemarchand,
Rwanda and Burundi, op. cit.
50. Il s’agit d’un « ton » (comme disent les danseurs) choisi, qui attribue à la danse exécutée une

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« Moi je n’étais pas très grand, mais très rapide ; et puis je pouvais danser pendant des
heures. […] J’ai fait partie de plusieurs troupes oui, surtout au Burundi […] Avant de
prendre position (à l’approche de la frontière rwandaise), il fallait marcher des heures, se
cacher, se nourrir. Mais on avait été formés à ça aussi54 ».

La première attaque d’envergure menée par les groupes de combattants
est celle de Gako en décembre 1963. Elle est menée sous le commandement
de Kayitare, le fils de Rukeba François, le président de l’Unar. Elle rassemble
environ 500 combattants qui ne sont pas tous armés. Le détachement de la
Garde nationale positionné au Camp Gako est vite défait. Les assaillants
occupent rapidement Gako, Gashora, Nyamata et Kibugabuga, se rapprochant
teneur particulière. L’émulation ishyaka était d’un ton très récurrent. De nombreux anciens danseurs
rencontrés en font état dans leur description des séances (entraînements, représentations et
concours).
51. Trois qualités que nous avons faites ressortir suite à une « synthèse » des informations données
par une vingtaine d’anciens danseurs sur les qualités dont devaient disposer les membres d’une
troupe, la façon d’effectuer les mouvements et leurs significations : le fait de réaliser un beau
mouvement par exemple se dit aussi « avoir de beaux membres » ; comme si le corps anatomique
et son esthétique s’étaient fondus dans l’action du sujet.
52. Conversations avec Athanase Sentore, Kigali, été 2007.
53. Échange de Thomas Riot avec l’ambassadeur du Rwanda en Belgique, Paris, 2012.
54. Entretien avec E3, Butare, mars 2017.

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très fort esprit de compétition entre individus et entre groupes. Ensuite, dans
le déploiement des trois qualités les plus importantes à acquérir pour un
danseur comme pour un combattant : souplesse, opportunisme et invisibilité51.
Enfin et non exhaustivement, dans un apprentissage du maniement des armes
associé aux défis que se lancent les corps individuels et collectifs : « On pouvait
dire combien d’ennemis on allait abattre, ou encore comment (avec quelles
techniques et ruses particulières) on allait remporter le combat ».
Sur un plan plus rationnel, des danseurs emploient des techniques, des
stratégies et des tactiques destinées à mettre en œuvre le projet (individuel
et collectif) de passage de la frontière et de renversement du pouvoir hutu au
Rwanda. D’anciens membres de ces corps de danseurs et de combattants en
font clairement état : « Personne ne craignait la bataille, on avait été formés.
[…] On était devenus très endurants. On pouvait danser pendant des heures,
et aussi sauter, attaquer par surprise, anticiper un coup52 » ; « cette culture
nous a aidés à regagner notre pays53 ». En effet, l’éducation sociale et patriotique
reçue à l’extérieur du Rwanda, l’apprentissage technique ainsi que la répétition
d’éloges de soi ont constitué plusieurs socles des actions menées par le groupe
(tant au niveau politique que militaire). Mais de fait, l’hexis particulière du
danseur-guerrier (souple, invisible, opportuniste) marque et révèle les formes
de son engagement personnel :

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ainsi de la capitale. Leur marche sur Kigali est empêchée in extremis par un
problème d’approvisionnement, mais vraisemblablement aussi par l’absence
de coordination et de commandement cohérent. Le commandant Kayitare,
grièvement blessé lors des premiers jours de l’attaque à Gako, est immé­
diatement évacué vers le Burundi pour être soigné. Les combattants décident
alors de se replier sur le Burundi, entraînant avec eux environ 40 000 personnes
issues de la population sympathisante du Bugesera dans l’intention de les
soustraire à la répression du régime Parmehutu55.
L’attaque de Gako sert en effet de prétexte à l’élimination physique des
dirigeants de l’Unar au Rwanda et d’autres opposants au Parmehutu. Accusés
de complicité avec les assaillants, ces leaders politiques sont exécutés à
Ruhengeri, fin 1963, sous la supervision d’un officier belge, le commandant
Tulpin, responsable des renseignements. La répression contre les Tutsi s’étend
également sur tout le pays, mais plus particulièrement à Gikongoro où
elle fut la plus sanglante. Le bilan total de cette répression fut d’environ
15 000 morts, selon les témoignages de l’époque, en plus des biens pillés et
des cases brûlées56.
Le nombre important de réfugiés en provenance du Bugesera résout les
autorités burundaises à créer le camp de Murore pour les héberger. Profitant
de ces nouvelles conditions, des leaders de l’Unar, associés à trois factions
armées inyenzi, recrutent 3 600 jeunes qu’ils soumettent à un entraînement
militaire en prévision de leurs opérations ultérieures. Mais ces activités
pâtissent vite de deux handicaps majeurs. Premièrement, les oppositions
politiques au sein des communautés rwandaises de la diaspora à l’époque.
Ces oppositions sont gouvernées par la mise en concurrence de deux stra­
tégies : l’une qui exerce une pression politique sur le Rwanda et qui vise le
retour des exilés au pays ; l’autre qui opère sur un plan armé, dans le but
de déstabiliser le pouvoir hutu et de reconquérir l’État. Deuxièmement,
l’absence de collaboration, frisant parfois l’hostilité, des autorités burundaises. Pressentant de lourdes conséquences pour la politique intérieure
du Burundi et vis-à-vis de la communauté internationale, le gouvernement
voisin ne tenait en effet pas à assumer la responsabilité d’une déstabilisation du Rwanda. Certaines autorités burundaises étaient prêtes à fermer
les yeux, mais pas à soutenir ouvertement ces attaques57.
Au début, les groupes combattent sous la bannière de l’Unar, comme
jeunesse du parti. Mais un profond malentendu marque les relations entre
55. Témoignage de David Munyurangabo. Cette thèse est toutefois contredite par Antoine Mugesera
qui affirme que les combattants Inyenzi se seraient repliés en désordre.
56. Témoignage d’un missionnaire britannique dans Le Soir de décembre 1963.
57. Selon les anciens combattants du Burundi que nous avons rencontrés.

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les deux organisations. Les jeunes combattants (qui ont tous été formés à des
techniques de danse guerrière) croient pendant longtemps en une parfaite
division du travail : eux s’occupent du militaire, les officiels de l’Unar du
politique. Du côté de l’état-major de l’Unar, les choses sont moins claires.
À l’époque, beaucoup de dirigeants de ce parti ignorent tout de ces groupes,
et nient encore aujourd’hui toute paternité ou influence sur cette organisation
armée58.
Ainsi, alors que les combattants mobilisaient la jeunesse dans les camps
au Burundi pour la lutte armée, des organisations proches de l’Unar (agissant
au nom du roi Kigeli V, Jean-Baptiste Ndahindurwa) travaillaient à les
démobiliser, précisant que le temps de prendre les armes n’était pas encore
venu et que le mot d’ordre viendrait en temps opportun du seul monarque.
Toutefois, cette dissémination des activités politiques des membres de la
diaspora n’empêche pas les différentes branches de l’Unar et des Inyenzi de
commander le développement de troupes de danses guerrières. Du point
de vue des dirigeants, ces formations sont purement culturelles, et donc
non assimilables à l’activité politique ou combattante de tel ou tel groupe.
Pourtant, le mouvement de danse s’étend suite à l’attaque de décembre 1963
et à la répression intérieure menée par les forces du régime Kayibanda. Les
responsables de troupes sont recrutés par les représentants locaux (à l’échelle
d’une commune) de l’Unar et des Inyenzi. Eux-mêmes recrutent des entraîneurs
connus à la fois pour leurs compétences chorégraphiques et pour leur capacité
à diriger des groupes armés de la diaspora59. Les troupes sont composées par
classes d’âge, réunissant des enfants de 8 à 12 ans (les plus jeunes débutent
parfois dès l’âge de 6 ans), des adolescents âgés de 12 à 16 ans (ceux-là sont
soumis à un entraînement plus intense, qui exclut les pratiques militaires de
leurs aînés), et enfin les aînés (de 16 ans et plus, allant généralement jusqu’à
25 ou 30 ans), qui officient sur un double plan chorégraphique et de préparation au combat armé. Ces groupes d’âge (on ne parle pas de classes d’âge ni
de rite de séparation) sont administrés par les différentes branches de l’Unar :
la première agit surtout sur un plan social et culturel et vise à valoriser la
culture monarchique rwandaise en situation d’exil ; la seconde est constituée
de militants nationalistes, et œuvre à la formation et à l’engagement politique
de ses membres ; la troisième entretient des liens avec les mouvements armés
et rejoint leur intention de regagner le Rwanda par la force. Chez les Inyenzi,
58. Ce fut le cas de Michel Kayihura, ancien vice-président du Conseil supérieur du pays, considéré
comme l’un des fondateurs influents l’Unar. Il en devint vice-président. Information délivrée par
E2, interviewé à Kigali au mois de mars 2017.
59. Ce fut le cas d’Athanase Sentore qui, en plus de ces activités de danseur, d’entraîneur et de
responsable de troupe, prit pendant plusieurs mois (au début des années 1960) le commandement
des armées inyenzi.

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La forge corporelle du politique

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les choses semblent plus « compactes » : chaque branche (constituant un corps
de soldats mobilisables) est appelée par ses chefs à entretenir une troupe
de danseurs-guerriers qui intègrent de facto les rangs des armées en cours de
constitution. Entre l’Unar et les Inyenzi, la division du « travail chorégraphique »
n’est pas toujours stricte ; dans l’idéal, les Inyenzi devraient se charger de
l’entraînement militaire et l’Unar de la formation sociale et politique. Mais,
en réalité, les responsables et les entraîneurs agissent selon les circonstances
du moment (installation plus ou moins durable de la communauté, plani­
fication d’une attaque, besoin de nouveaux cadres politiques) et selon ses
relations avec les autres groupes (une puissante rivalité, entretenue par la
compétition entre groupes, existe entre les troupes de danse). Enfin, tandis
que certains mettent l’accent sur l’aspect de transmission culturelle, d’autres
voient dans cette pratique un puissant levier de mobilisation politique ou
militaire. À la différence du mouvement de danse qui se développe à l’intérieur
du Rwanda (où les chorégraphies guerrières se popularisent et s’hybrident
avec des rythmes ruraux, suivant un objectif politique de « développement
social et culturel »), le dispositif que construisent les groupes politiques
et militaires de la diaspora tutsi en exil reprend à son compte une organisation comparable à celle du Rwanda précolonial (notamment à partir du
xviiie siècle)60. Les groupes de danse recrutent en effet en premier lieu les fils
des clients directs (selon un contrat de clientèle plus ancien61) des responsables
politiques et combattants de la diaspora. Dans les communautés locales,
les chefs de lignages recrutent également les enfants et les jeunes garçons en
âge d’incorporer une formation de danse. De fait, il s’agit de former les corps
afin d’assurer leur mobilisation plus tardive dans les espaces de la culture,
de la guerre et de la politique : construire les corps des futurs chefs, des
combattants et des membres de la communauté des exilés.
Chez les aînés, les répétitions se déroulent régulièrement, de deux à quatre
fois par semaine. Elles mobilisent chaque Rwandais âgé de plus de 16 ans,
qui a le devoir moral et l’obligation sociale d’y participer. Dans une même
localité, les membres de la diaspora se connaissent tous, et les membres les
plus influents de la communauté veillent : « Même si on n’était pas bon

60. Voir à ce sujet J. Vansina, Le Rwanda ancien…, op. cit.
61. Appelé ubuhake, il s’agit d’un contrat qui lie un « patron » et son « client » sur les bases d’un
procédé clientéliste : le patron (généralement un chef politique ou militaire) assure la protection
et une part de l’entretien du client, qui en retour lui doit différents services et obligations. Il peut
travailler pour lui donner une partie de son vêlage (chez les pasteurs), ou encore lui envoyer son
fils afin qu’il soit formé à des savoirs et des valeurs pastorales, guerrières et monarchiques. Sur ce
type contrat et ses transformations depuis la période précoloniale, voir C. Newbury, The Cohesion
of Oppression : Clientship and Ethnicity in Rwanda (1860-1960), New York, Columbia University Press,
1993.

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Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs

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Politique africaine n° 147 • octobre 2017
La forge corporelle du politique

danseur, on était obligé de venir seulement pour des claps62 ». Conjointement,
la formation se spécialise grâce à des entraîneurs choisis en raison de leurs
compétences et de leur passé de responsable de troupe au Rwanda.
Les récits des anciens concordent sur le fait que ces séances ont généré une
nostalgie de la patrie, « un pays où coulent le lait et le miel ». Connecté à l’idée
que, tôt ou tard, « le retour viendra », cet imaginaire apparaît dans les chants
de danse auxquels participent les danseurs.
« J’éprouve l’envie de me retrouver chez moi.
J’éprouve l’envie de revoir ce que j’ai aimé.
Il y a un bon vieux,
À la tête envahie de cheveux blancs,
Qui rapporte des faits d’armes […]
Vous dont le courage n’a d’égal que votre jeunesse,
Élites nées du Rwanda,
Géants supérieurs aux rivaux,
Venez seuls, sans mélange,
Pour une grande accolade,
Vive la nostalgie63 ».

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« Il devenait un espèce de nom propre. Alors on t’appelait par ton nom ; c’est un nom
guerrier toujours, “Celui-qui-dépasse-tout-le-monde”, qui est le plus élégant, qui a fendu
le ciel… Souvent les gens portaient le nom justement de leurs prouesses64 ».

Que ces prouesses soient réelles ou imaginaires, peu importe. Ce qui
compte, ce sont les opérations d’identification par lesquelles les jeunes exilés
s’affirment comme des guerriers dignes de leurs exploits. Très enthousiastes,
ceux-là procèdent souvent par imitation des hauts faits de leurs aînés ou
de leurs ancêtres. Ils en tirent du style, des mots, des tournures, l’esprit des
morceaux qui les animent. Surpasser les autres, surprendre par une élégance
hors norme, s’assurer d’un lendemain victorieux… Haut et fort, le danseur
clame son identité de guerrier capable des plus hauts faits. L’icyivugo vocalise
les vertus du jeune danseur ; il prolonge la mémoire des héros et la vitalise
dans le corps de leurs descendants. L’émulation est ainsi à son comble lorsque
le jeune guerrier s’élance dans la danse : la chorégraphie de sa bravoure, de
62. Entretien avec E1, Kigali, février 2017.
63. C. Rugamba, Chansons rwandaises, op. cit., p. 189-191.
64. Bernardin Muzungu, né en 1932 près de Kibeho. Entretien réalisé le 16 août 2007 à Kigali,
Rwanda.

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De plus, chaque membre d’une troupe invente ainsi son propre icyivugo,
formule auto-panégyrique par laquelle les jeunes guerriers s’identifient à leurs
prouesses imaginées :

Thomas Riot, Nicolas Bancel et Paul Rutayisire

127

Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs

son excellence, de son élégance. En s’identifiant aux paroles qu’il déclame,
le danseur emmagasine les fluides énergisants par le médium desquels son
corps entre en action.

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Dans l’espace des troupes de danse et de la formation militaire de la dia­
spora tutsi, la technique et le verbe ne font qu’un. Les corps se trouvent en
situation de combat plus ou moins imaginaire. Dans l’espace de la danse, ils
l’incarnent et le simulent ; sur le terrain d’instruction militaire (qui parfois se
trouve au même endroit, facilitant une hybridation entre la danse guerrière
et l’entraînement militaire), ils développent des compétences et des habiletés
destinées à l’exercice concret de la violence armée. Parmi bien d’autres,
le simulacre du serpent inyenzi constitue l’une des matrices de cet univers
représenté et pratiqué. Aussi vif qu’agile, cet homme-animal se faufile jusque
dans les plus petits interstices de l’objectif qu’il se fixe. Caractérisé par ses
qualités d’invisibilité et de grande souplesse, il agit selon les opportunités qui
déterminent ses trajectoires. Du point indéfini de son départ à l’intemporalité
de sa destinée, les lignes horizontales de son parcours sont régulièrement
brisées, en escalier, par de plus ou moins courtes lignes verticales. D’ailleurs,
il ressemble à s’y méprendre au mouvement « poignets66 » des danses rwan­
daises, autant qu’aux motifs non figuratifs propres à l’artisanat précolonial67.
Mais sa spécificité réside avant tout dans l’invisibilité avec laquelle il agit,
provoquant la déroute de tout ennemi exposé à lui. Les consé­quences de ses
actes sont très efficaces, dans la mesure où la morsure qu’il inflige à sa proie
produit une très nette coagulation de la victime : devenue totalement
immobile, elle s’éteint dans une mare de substances figées.
Il est donc significatif que le terme inyenzi – souvent utilisé pour dépeindre
la terminologie associée à l’idéologie déshumanisante des extrémistes hutu –
a été utilisé par des combattants en exil, comme pour désigner la mètis
inconsciente avec laquelle ils appréhendaient leur lutte : souplesse, invisibilité,
65. Entretien avec Charles Ndekwe, déjà cité.
66. Décrit et analysé dans T. Riot, « Effets de matière : le danseur, la lance et le poignet », Socioanthropologie, n° 35, 2017, p. 127-140.
67. Le mouvement « poignets » est en effet très proche de ces motifs non figuratifs. Les deux
pratiques dessinent une ligne inclinée régulièrement brisée par de courts segments qui, au total,
forment la géométrie d’un escalier.

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« On est excité, c’est le batailleur, le combattant qui parle, et il ne va pas parler doucement ;
il faut prendre une certaine énergie pour invectiver les malheureux !!! Pour montrer qu’on
est quelqu’un. Donc ça dessine, ça rappelle, la façon de faire ça rappelle ce qu’on imite, ce
qu’on veut faire, être, ce qu’on veut être. Alors on prend un ton qu’il faut pour la bataille,
pour la guerre. À la bataille on ne va pas parler doucement, mais on parle très fort, et
quand on est fort on n’a pas à se cacher…65 ».

128

Politique africaine n° 147 • octobre 2017
La forge corporelle du politique

opportunité. Couplée à la tactique militaire de la guérilla, empruntée au
monde de l’homme-animal, mobilisée dans arènes de la danse guerrière et
du combat militaire, la mètis des Rwandais de la diaspora constituait leur
arme la plus efficace. Elle associait l’effet de surprise aux coups les plus
concrets et offrait aux initiés la possibilité de s’infiltrer en territoire ennemi.
De ce point de vue, les techniques de danse constituaient un préalable parmi
d’autres au déploiement de la violence armée. L’apprentissage et la démons­
tration de tactiques dansées d’infiltration, d’actions de contournement,
d’attaque ou de riposte donnaient lieu à une éducation guerrière susceptible
de gagner les terrains militaires de la diaspora. Au mois de novembre 1963,
la tentative d’incursion en territoire rwandais a été menée par des individus
formés à ces savoirs, qui emportèrent avec eux les armes avec lesquelles
ils effectuaient leurs parades : « environ 1 500 réfugiés de diverses régions
du Burundi, surtout armés de lances, d’arcs et d’épées ont entamé un trek
de trois jours à travers la frontière rwandaise68 ». Au mois de décembre
suivant, d’autres attaques provenant du Burundi, de l’Ouganda et du Zaïre
voisins furent repoussées par les groupes armés affectés à la « protection »
des frontières rwandaises.

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Au cours des années 1970, les groupes de danse de la diaspora tutsi
s’attachent à poursuivre les réalisations des années 1960. Mais, fait nouveau,
ils les internationalisent et démontrent leurs prouesses guerrières dans
plusieurs capitales africaines et occidentales. Dans l’espace transnational de
la danse guerrière, le politique et le guerrier ne font qu’un : des individus
membres des différentes branches de l’Unar et des factions combattantes
inyenzi partagent la même expérience dansée. La performativité politicomilitaire des savoir-faire chorégraphiques est liée à l’apprentissage auquel
sont soumis les membres de l’organisation. Des heures durant – parfois sous
un soleil de plomb –, les apprentis danseurs répètent des exercices choré­
graphiques individuels et collectifs : techniques de saut ; mise en ordre de
l’espace destiné aux leaders du groupe (au centre et en avant de la scène) ;
mémorisation de poèmes auto-panégyriques ; maniement de la lance, de l’arc,
du bouclier ; agencement du rythme soutenu par les grelots qui entourent
les chevilles ; etc. La formation produit de nouvelles connaissances verbales
et procédurales : techniques de mise en ordre d’un art de la guerre ; éloges de
68. R. Lemarchand, Rwanda and Burundi, op. cit., p. 220.

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Faire corps : un art guerrier au service
de l’internationalisation du Front

Thomas Riot, Nicolas Bancel et Paul Rutayisire

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soi ; défis de reconquête du Rwanda. Le dispositif se déploie et oscille entre
les deux pôles du politique et du militaire : une fois formés, des danseurs
peuvent demeurer dans la même localité et s’affilier aux différentes branches
politiques de l’Unar (réformatrice et nationaliste notamment) ; tandis que
d’autres prennent le chemin de l’Ouganda et participent à la construction
d’un front d’action militaire affecté à la conquête du Rwanda. Ce double
recrutement peut être vu comme l’une des lignes fondatrices du FPR, en ce
sens qu’il préfigure la possibilité de former – dans un même espace – un bloc
politique et combattant préparé à œuvrer au renversement de l’État hutu
du Rwanda.
Les actions menées pendant les années 1980 renforcent cette dynamique
de complémentarité entre les activités politiques et militaires. Dans cette
période, les membres les plus politisés de la diaspora tutsi institutionnalisent
le programme nationaliste du groupe. On assiste à la création (en Ouganda)
de l’Alliance rwandaise pour l’unité nationale (Arun), fondée par Fred
Rwigyema, ami très proche et collaborateur de Paul Kagame69. Au même
moment, on constate un net renforcement des activités culturelles d’un groupe
qui cherche à « faire communauté » et pour qui le mouvement des arts rwan­
dais se double immédiatement d’une forte dimension politique. Le phénomène
est encadré par des aînés passés par les formations chorégraphiques des
années 1960-1970. Certains sont en effet devenus des responsables politiques
et militaires dotés d’un important capital chorégraphique et apte à le
reconvertir dans les domaines du culturel (dissémination des troupes et
internationalisation de la culture rwandaise), du politique (faire bloc) et du
militaire (émulation et formation combattante). C’est ainsi que des troupes
de danse et de musique rwandaise se multiplient dans les grandes villes
(Nairobi, Bukavu, Goma, Bujumbura, Kinshasa, Bruxelles, etc.), tandis que
des artistes-écrivains et des chantres rwandais en exil émergent avec succès
dans les métropoles européennes et africaines. Ces activités deviennent peu
à peu un puissant facteur de mobilisation politique connectée à d’importants
enjeux financiers70.
Mutatis mutandis, ce corps internationalisé de troupes chorégraphiques
et musicales fait ce que l’Arun ne parvient pas à réaliser : il assemble sous ses
« ailes » les membres d’un corps politique et combattant. Une partie du groupe
69. En 1979, Paul Kagame vient de recevoir une solide formation aux renseignements en Tanzanie.
Il y rencontre d’anciens membres des formations chorégraphiques et combattantes Abadehemuka.
Le groupe reçoit une formation spéciale aux techniques d’infiltration en territoire ennemi, selon
des savoir-faire empruntés aux arts guerriers du Rwanda ancien et aux tactiques militaires
chinoises. Voir, à ce sujet, F. Soudan, L’homme de fer. Conversations avec Paul Kagame, président du
Rwanda, Paris, Nouveau monde éditions, 2015.
70. G. Prunier, « Éléments pour une histoire du Front patriote rwandais », art. cité.

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Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs

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Politique africaine n° 147 • octobre 2017

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(quelques dizaines d’individus) sillonne l’Europe pour présenter les arts
rwandais au « grand public » ; ils en tirent des ressources financières destinées
à alimenter le Front en Ouganda71. Certains (plusieurs dizaines d’individus
également issus des rangs des leaders) réalisent de longs séjours de formation
politique et militaire en Ouganda, en Tanzanie ou en Chine.
À l’intérieur du Rwanda, la période 1973-1987 (entre la prise de pouvoir du
général Habyarimana et l’institutionnalisation du FPR) est marquée par l’essor
de nouvelles troupes de danse guerrière72. Dans cette période, le parti-État
Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) déve­
loppe les activités des communes du pays. Chacune de ces entités politiques
se compose de plusieurs secteurs (chacun regroupe environ 5 000 personnes)
dans lesquels les responsables de cellules (environ 1 000 personnes) se
chargent d’exécuter les ordres du bourgmestre. Entre 1977 et 1987, le parti
ordonne que chaque cellule développe un dispositif d’« animation politique »
composé d’une troupe de chant et d’une troupe de danse. La danse guerrière
est présente, mais se transforme au gré des rythmes locaux qui l’accompagnent.
Les mouvements s’hybrident avec des styles plus populaires, venus des
mondes ruraux du Rwanda. Une partie des entraîneurs (sous le contrôle
des responsables de cellules et de secteur) provient des rangs dominants de
la société civile, souvent issus de lignages aristocratiques tutsi. Leur activité
est entièrement contrôlée par le parti-État, qui se réserve le droit d’éliminer,
politiquement ou physiquement, tout « danger » potentiel pour l’ordre commu­
nal. Si l’idéologie anti-Tutsi se développe – désignant les ennemis de la
« révolution hutu » – quelques dizaines de Tutsi dotés d’un important capital
chorégraphique participent à l’essor des danses (comme pratiquants, entraî­
neurs et responsable d’événements culturels).
Cyprien Rugamba (un artiste de renom) faisait partie de ce groupe. Il publia
en 1979 une série de chants de danse qui expriment la nostalgie, l’ardeur
guerrière et l’émulation patriotique de la communauté.
Le beau Rwanda (premier couplet)
Nous voici tous, nous qui t’exaltons.
Nous tous, les tiens que toi, beau Rwanda, tu entretiens, nous voici.
Nous te présentons, en guise d’offrande, nos bons projets.
Nous avons raffermi notre intention de t’exalter avec détermination, sans relâche.
Nous nous rappelons le testament de nos ancêtres.
71. L’information nous a été communiquée par Athanase Sentore, ancien responsable du groupe
des Indahemuka, aujourd’hui décédé, que nous avions rencontré à plusieurs reprises à Kigali au
cours de l’année 2007.
72. Décrites et analysées dans T. Riot, N. Bancel et H. Boistelle, « “Danses macabres” : une
technologie culturelle du massacre des Tutsi au Rwanda », Cultures et conflits, n° 103-104, 2016,
p. 169-186.

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La forge corporelle du politique

Thomas Riot, Nicolas Bancel et Paul Rutayisire

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Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs

Ils nous disaient que toi, Rwanda, nul ne peut, parmi tes enfants, te haïr et survivre.
À notre tour, nous mettons à ta disposition nos forces.
Elles lutteront pour que tu ailles toujours de l’avant73.

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L

e fait que de telles circulations internationales existent s’explique en
partie par la réunion des corps politique et combattant de la diaspora. Si la
danse a participé de cet assemblage, les chorégraphies guerrières se sont aussi
développées par ce biais. Les transformations qui ont touché – depuis les
années 1950 – plusieurs milliers de membres de la diaspora tutsi ont donné
lieu à la formation d’une hexis guerrière capable de se déployer sur un triple
plan culturel, politique et combattant : façonnement d’un corps combattant,
modelage d’une posture politique de renversement du pouvoir rwandais,
internationalisation des mouvements de danse. Cette formation et les mobi­
lisations qui l’accompagnent se sont produites par paliers progressifs, mais
aussi selon plusieurs « temps forts » : entre 1958 et 1964, des réfugiés tutsi
transplantent ce qu’ils dénomment leurs « traditions monarchiques » dans le
cadre de leur nouvelle situation d’exil. Par le biais des organisations politiques
73. Ibid., p. 167-168.
74. Les propos d’Athanase Sentore nous ont été confirmés par plusieurs anciens danseurs engagés
dans les combats du FPR.
75. Les anciens que nous avons interrogés aux mois de février et mars 2017 font état d’un véritable
consensus autour de cette idée de « renaissance » du Rwanda.

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Ce chant énonce l’existence d’une communauté conçue en référence à
l’héritage de la monarchie tutsi, qui se trouve séparée par des frontières
politiques et militaires : frontière de l’exil, groupes d’opposition (l’armée
gouvernementale rwandaise et les milices issues de la société civile hutu face
aux différentes factions du front des exilés tutsi). Les chants sont littéralement
dansés à l’intérieur et à l’extérieur du Rwanda, provenant de compositeurs
tutsi restés au pays et de membres de la diaspora aux frontières des Grands
Lacs. Les chorégraphies connectées à ces productions verbales se produisent
dans la capitale Kigali, mais aussi à Kampala et à Bruxelles. À partir de la
fin des années 1980, tandis que les groupes politiques et combattants qui ont
formé le FPR rassemblent leurs forces dans le but de s’opposer aux dirigeants
rwandais, la troupe de danse Indahemuka (devenue célèbre) et d’autres ballets
organisent des tournées en Europe et en Afrique, provoquant une circulation
internationale des chorégraphies guerrières74. Et tandis que des chants
militaires patriotiques travaillent à l’émulation des danseurs issus de ces
groupes, des organes de presse écrite se diffusent à travers le monde dans un
esprit de ralliement des forces destinées à faire « renaître75 » le Rwanda.

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Politique africaine n° 147 • octobre 2017

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et militaires qui s’approprient, organisent et contrôle le mouvement, ce dernier
se développe malgré les divisions qui existent entre plusieurs groupes
de l’Unar et des Inyenzi. Au cours des années 1970, la branche armée de la
diaspora est la plus active en matière de danse guerrière. On assiste à un
branchement continu entre les troupes chorégraphiques et combattantes, qui
recrutent dans les rangs d’une jeunesse qui se politise et s’engage sur le front.
Dans cette situation, les corps marqués par ces formations trouvent la possi­
bilité d’agir sur plusieurs registres, selon les circonstances et leurs groupes
d’appartenance : mise en scène des traditions monarchiques ; dissémination
d’une émulation patriotique ; engagement dans le combat du groupe. Des
facteurs sociaux et politiques internes au Rwanda sont, dans ce cadre, déter­
minants. Au cours des années 1960, la politique d’élimination des opposants
tutsi par le régime Kayibanda produit une stratégie combattante destinée à
rendre au Rwanda les armes de la monarchie.
Dans les années 1970 (suite au coup d’État orchestré par Juvénal Habyarimana),
le pouvoir rwandais affiche le visage d’une nation gagnée par une nouvelle
politique de développement des institutions sociales du pays. De l’autre côté
des frontières, la diaspora tutsi se montre hésitante sur les actions à mener,
tandis que des oppositions d’ordre politique freinent le développement de
ses activités militaires. Si les années 1980 marquent un renouveau de l’engage­
ment culturel, politique et militaire des exilés tutsi, c’est aussi dans la mesure
où l’on assiste – au Rwanda – à la montée d’une politique sécuritaire à
l’encontre des opposants au régime Habyarimana. Des imaginaires de guerre
traversent les espaces (communaux, ruraux et urbains) dans lesquels des
groupes gagnés par une idéologie anti-Tutsi se radicalisent. Dans ce contexte,
la diaspora tutsi mène de nouvelles mobilisations à l’échelle internationale,
qui participent de la réunion de trois corps (culturel, politique et combattant)
dans la formation plus large d’un bloc connu sous le nom de FPR.
Entre 1990 et 1994, des milliers d’anciens danseurs issus de la diaspora tutsi
s’engagent dans les rangs de l’Armée patriotique rwandaise (APR), qui effectue
sa marche vers le pouvoir au moment où des forces militaires et miliciennes
et populaires hutu (Forces armées rwandaises, miliciens interahamwe, société
rurale) massacrent les Tutsi du Rwanda (entre les mois d’avril et de juil­
let 1994)76. Suite à la perpétration du génocide et à l’essor d’une politique de
reconstruction des institutions, l’État FPR se lance au cours des années 2000
un nouveau défi : réunir sous sa coupe l’ensemble des formations sociales et
76. Sur les danses guerrières pendant cette période, voir T. Riot et al., « “Danses macabres”… », art.
cité. Sur les dynamiques de la violence génocidaire et guerrière pendant la période, voir E. Viret,
Les habits de la foule. Techniques de gouvernement, clientèles sociales et violence au Rwanda rural (19631994), Thèse de doctorat en science politique, Paris, Institut d’études politiques, 2011.

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La forge corporelle du politique

Thomas Riot, Nicolas Bancel et Paul Rutayisire

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Un art guerrier aux frontières des Grands Lacs

politiques rwandaises : « un corps pour un État », comme le formule Molly
Sundberg dans ce dossier. Les chorégraphies guerrières et d’autres productions
dansées et musicales y occupent une place centrale ; un peu comme si ces
danses se prêtaient en continu (depuis la fin de la période coloniale) à la
formation et à la mobilisation d’un corps affecté au nationalisme guerrier
des anciens et des nouveaux adeptes d’un front politique et combattant. Ces
éléments ouvrent un certain nombre de questions sur les supports historiques
de mobilisation du FPR, organisation devenue étatique, qui s’est constituée
dans un subtil mélange de formations corporelles, de productions culturelles,
de mobilisations politiques et d’ardeur combattante – assemblage qui se
concrétise de nos jours dans le bloc politico-militaire qui peut donner matière
à penser la subjectivation matérielle et politique des nouveaux citoyens du
Rwanda77. Celle-ci touche tout autant les « cadets sociaux » que les élites
politiques et les membres de l’APR. Ici comme au Burundi, le processus contri­
bue à former une jeunesse que les instances habilitées à exercer le pouvoir
cherchent à contrôler et à surveiller. L’enjeu est de (re)construire une « nation »
capable de (re)produire et de transmettre le « travail » mené par le pouvoir.
Il s’agit d’un véritable défi, qui associe de plus en plus « ordinairement » la
construc­tion des « hommes en armes » aux dispositifs de formation des nouvelles élites politiques, et qui renouvelle l’enjeu scientifique de comprendre cette
dynamique hybride du point de vue de la forge corporelle du pouvoir n

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Université de Lausanne
Centre d’histoire internationale et
d’études politiques de la mondialisation (CRHIM)
Institut des mondes africains (Imaf, Paris)
Nicolas Bancel
Université de Lausanne
Centre d’histoire internationale et
d’études politiques de la mondialisation (CRHIM)
Paul Rutayisire
Université nationale du Rwanda
College of Art and Social Sciences
Center for Conflict Management (CCM, Butare-Kigali)

77. Comme le propose Molly Sundberg dans ce numéro de Politique africaine.

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Thomas Riot

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Politique africaine n° 147 • octobre 2017
La forge corporelle du politique

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Abstract
Warlike Art at the Borders of the Great Lakes. The Danced Roots of the
Rwandan Patriotic Front
Between the early 1960s and the end of the 1980s, war dances invented in
Rwanda were exported among the Tutsi diaspora, in Burundi, Uganda, Tanzania,
and former Zaire. These choreographic actions form “techniques of the self” which
were borrowed from the realms of the Cow, the King and the Warrior. During the
1960s and 1970s, while politics and armed groups of the diaspora faced important
tactical and military divisions, dance performances united two bodies: the political
and the fighting one. Within the porous and internationalized space of diaspora
organisations out of which the new State of the Rwandan Patriotic Front gradually
emerged, a new choreographic art unfolded, giving renewed traction to belligerent
nationalism.

Haut

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