Fiche du document numéro 28779

Num
28779
Date
Mercredi 31 mars 1993
Amj
Auteur
Fichier
Taille
2862717
Pages
8
Urlorg
Titre
Coopération juridique et judiciaire. Observations tirées d'une expérience rwandaise
Mot-clé
Fonds d'archives
Commentaire
The "France-Diplomatie" site on which this document is posted indicates that magistrate Odette-Luce Bouvier was on availability with the Ministry of Cooperation and Development in order to be made available to the Republic of Rwanda from of 9 November 1991.
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
COOPÉRATION JURIDIQUE ET JUDICIAIRE

Observations tirées d'une expérience rwandaise

La place d'une coopération juridique et judiciaire est éminemment sensible, aux confluences du politique, du droit, de l'organisation sociale, institutionnelle d'un pays où ce regard et cette intervention étrangères doivent tendre à éviter les reproductions de modèles sans craindre, toutefois, de s'impliquer.

Le cas du Rwanda et de la coopération juridique et judiciaire franco-rwandaise, avec ses spécificités mais également "ses lieux communs" au sens littéral du terme avec toute coopération en matière de justice peut servir de plate-forme à une analyse globale.

Dans un premier temps, il convient de définir la place que peut prendre l'assistance technique dans un tel domaine: cette place elle-même, si elle dépend de l'engagement et de la dynamique propres du magistrat ou du professionnel en poste, est (ou devrait être) la résultante des besoins recensés, des demandes exprimées et des réponses envisageables.

I- L'assistant technique et la coopération juridique et judiciaire

Un tel poste demande un effort considérable "d'intégration". Intégration juridique: le temps doit être pris( et donné) pour l'acquisition des logiques juridiques en vigueur, l'appréhension des textes organisationnels, de domaines _ juridiques d'actualité. La crédibilité s'acquière par la capacité à s'imprégner d'une culture juridique qui, même inspirée par le droit français, se sera frottée aux histoires nationales, à la rencontre de la coutume et de la loi écrite, aux rapports de force, aux évolutions institutionnelles, politiques, sociologiques du pays.

Cette appréhension de la culture juridique passe par un travail de collection des textes, de recensement des évolutions juridiques dans les domaines clefs (civil, pénal, droit constitutionnel …) mais ne saurait s'arrêter là. La rencontre d'intellectuels et professionnels, des intervenants sociaux également dans le processus juridique et judiciaire est un moment fort et déterminant de cette plongée dans un territoire juridique forcément différent de notre terrain de travail habituel.

Ainsi, il apparaît indispensable de rencontrer des universitaires (la Faculté de droit, partenaire non négligeable de l'institution judiciaire), des magistrats (en visitant les juridictions pour connaître les conditions de travail, ne pas s’isoler dans un discours de pure théorie qui échouera dès la mise en mouvement du projet), des avocats, conseillers juridiques, des responsables où animateurs d'O.N.G., d'associations…

Recenser les différents intervenants impliqués dans la vie judiciaire du pays en ouvrant systématiquement le droit sur la Cité, permet d'enregistrer les insatisfactions, les doléances, les mouvements culturels, les oppositions de ceux qui doivent vivre et souvent subir le droit au quotidien.

Au Rwanda, par exemple, la place de la femme dans la société, fortement conservatrice, peu bousculée jusqu'ici par les actions et les revendications féminines de nombre de pays d'Afrique de l'Ouest, est une question sensible à l'heure où l'apparition d'intellectuels commence à briser le silence. Par les associations ou les militantes des droits de la femme circulent toutes les demandes relatives à la femme et l'enfant. Le droit, comme en tout domaine, y est révélateur de l'état des mentalités et des rapports de

force. La capacité juridique de la femme (incapable majeure au Rwanda jusqu'au nouveau Code de la Famille de 1988, entré en vigueur en Mai 1992), sa liberté ou ses possibilités d'action professionnelles, ses droits dans la famille (la garde des enfants revient traditionnellement, au Rwanda, au père; pas de droit à la succession pour les femmes, sauf cas exceptionnels, dans la coutume rwandaise, appliquée par les Tribunaux et en vigueur socialement en l'absence de droit codifié des successions: pas de droit des régimes matrimoniaux au Rwanda), sa marge de manœuvre dans la vie sociale (accès aux études, possibilités professionnelles, droit au divorce. la problématique douloureuse des mères célibataires, …) sont autant de points clefs de l'état d'un droit et d'une société. Comme dans tous les pays africains, ces questions sont de poids et d'actualité. Les connaître, les appréhender, c'est participer à la réflexion voire l'action de l'institution, de la justice, des juristes, des "faiseurs de droit” sur l'égalité en droit et en fait des membres d'une société.

Souvent reliée à la question de la femme, existe de façon spécifique (les intérêts n'étant pas toujours les mêmes) la problématique de l'enfant, de sa protection, de son état de sujet de droits. Le Rwanda est un des exemples de la réalité africaine actuelle en l'espèce. Traditionnellement, la protection de l'enfance en Afrique Noire, et au Rwanda plus particulièrement, n'est pas institutionnalisée, elle relève de l'organisation et de la zone de compétence familiales. L'enfant est pris en compte - et en charge- par la famille au sens large du terme. Mais les mécanismes traditionnels de solidarité sont mis en
péril par l'évolution économique, structurelle aussi de la société rwandaise. Le développement des villes (pourtant beaucoup moins impressionnant que dans d'autres pays africains), l'arrivée d'une population rurale à la ville, l'introduction de la logique marchande, la remise en cause par les jeunes générations de l'ordre familial dominant et d'autres facteurs encore, tendent à priver l'enfant des relais de solidarité dont il bénéficiait. Une enfance errante, qui se structure de façon autonome dans les villes, apparaît, face à laquelle la société traditionnelle s'interroge. Il est symptomatique, au Rwanda, de noter que le droit de l'enfance n'existe pas, ni dans les textes de lois ni dans les institutions. Seules des dispositions éparses (sur la garde, sur les violences à mineurs ….) sont prévues sans qu'un corpus juridique n'ait été encore dégagé d'une réalité sociale nouvelle et souvent dramatique.

Lors de la prise de connaissance du terrain juridique et social, au Rwanda, la question de la condition pénitentiaire et de l'espace dévolu au détenu dans les préoccupations du Ministère de la Justice, dans la problématique juridique et dans l'opinion publique, apparaît rapidement incontournable et préoccupante. La Justice pénale est celle qui à le plus "à faire" avec le destin vital de l'individu. L'état d'une société, sa réflexion sur ses mécanismes de protection et de gestion de l'ordre public, sont très utilement (pour l'observateur et le découvreur judiciaire qu'est l'assistant technique) illustrés par son rapport à la peine. Outre l'importance de ce domaine dans la compréhension de l'état du droit dans un pays, il convient de souligner son rôle dans la construction ou la recherche d'un Etat de droit. La logique de l'incarcération est, au Rwanda, tout à la fois évidente, réclamée par beaucoup (justiciable, opinion publique, armée, pouvoir politique...) utilisée largement par beaucoup (pouvoir politique,
magistrature …) et relève de l'évidence, des choses peu discutées. Ainsi le détenu n'est guère un sujet de préoccupations ou d'attentions des praticiens du droit, des législateurs et toute la pratique pénale le démontre. La régularité des titres de détention, les voies de recours, le droit à la défense, les conditions de détention, l'individualisation et l'aménagement de la peine, le regard judiciaire sur le monde pénitentiaire: autant de questions urgentes sur les droits de la personne humaine qui sont éludées par d'autres urgences, par des préoccupations plus intégrées, plus évidentes.

Donc, l'état du droit et des droits dans le pays, révélateur des logiques profondes du pays, est à faire avant de déterminer les zones d'action (et les modalités) de la coopération juridique et judiciaire. Cette coopération, au Rwanda, s'est ainsi articulée, depuis sa création en Novembre 1991, autour de trois thèmes:

- la formation des magistrats,
- la recherche dans le domaine juridique et judiciaire
- la condition pénitentiaire

II- Des axes privilégiés de réflexion et d'action

Dans l'élaboration d'un état de droit, la justice a son rôle et un rôle déterminant si l'on en juge par sa tumultueuse histoire, sous tous les cieux politiques, avec le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif également. Nos expériences philosophiques, culturelles, historiques respectives (celle de la France et des Pays africains) aboutissent, fort curieusement, à des conclusions communes et peu diversifiées. La lecture et l'écoute des penseurs africains contemporains, des juristes et des professionnels du droit sont révélatrices d'un consensus sur la necessité du "traditionnel triptyque” ( selon les propres termes de Léopold Sédar Senghor), celui des trois pouvoirs, l'exécutif, le législatif et le judiciaire. Cette revendication d'organisation, si elle est majoritairement consacrée par les textes constitutionnels des Etats africains, n'est pas relayée, dans la réalité, par les lois organiques et par les pratiques qui seraient de nature à favoriser l'émergence et l'indépendance du pouvoir judiciaire. C'est bien évidemment cette réalité qui intéresse au premier chef la coopération juridique et judiciaire. Participer à l'établissement ou à l'instauration de la justice dans son rôle de gardienne des droits et libertés fondamentales et participer par là-même à l'édification d'un état démocratique est certainement une des raisons d'être incontestables de cette coopération.

L'analyse de l'institution judiciaire rwandaise faite par la Commission formée à la demande au Gouvernement de transition en place depuis Avril 1992 (Gouvernement composé de Ministres de l'opposition - dont le Premier Ministre - et de ministres de l'ex-parti unique,le M.R.N.D.D.) pour effectuer un rapport sur “la place de la justice et le rôle du magistrat dans l'édification d'un état démocratique", est révélatrice d'un malaise profond de l'institution judiciaire dans ce pays, à l'instar de nombre de pays africains.

Avec une organisation juridictionnelle très proche de la française (une magistrature professionnelle composée des magistrats du Siège et du Parquet, des Tribunaux de Canton - équivalents des Tribunaux d'instance français -, des Tribunaux de Première Instance, quatre Cours d'Appel et une Cour de Cassation, Juge du droit, un Conseil d'Etat, une Cour Constitutionnelle et une Cour des Comptes), le Rwanda a adopté le même système de nomination des magistrats de l'ordre judiciaire et administratif. Les magistrats sont nommés par le Président de la République sur proposition du Ministre de la Justice et après avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature. La loi sur le statut du personnel judiciaire ( de 1982 ) prévoit pour les magistrats un stage de deux ans à l'issue duquel ils sont nommés à titre définitif. Le critère essentiel de nomination est, si l'on s'en réfère à la loi, la licence en droit (quatre années d'Université au Rwanda). Le recrutement ne se fait pas par concours (bien qu'une épreuve organisée par le Ministre de la Justice soit prévue pour l'accès à certaines fonctions) mais sur présentation d'un dossier au Ministre de la Justice. Le bilan sévère, dressé par la Commission mentionnée plus haut, est illustratif d'une politique constante de mise au pas de la magistrature rwandaise par un recrutement fait en dehors des règles juridiques fixées, par une absence quasi-totale de formation et par là-même une dévalorisation de la magistrature. En Mai 1992, sur 708 magistrats de l'ordre judiciaire (exception faite donc du Conseil d'Etat et de la Cour des Comptes), 46 ont effectué des études universitaires de droit (44 licenciés en droit et deux docteurs) alors que l'Université de Droit du Rwanda a formé, depuis sa création en 1973, plus de trois cents licenciés. Aucun magistrat des Tribunaux de canton (qui regroupent 467 magistrats sur les 708) n'a suivi d'études de droit. Nombre d'entre eux ne maîtrisent pas le français: or, à l'heure actuelle, les Codes et Lois du Rwanda sont rédigés uniquement en français. Le stage d'apprentissage de deux ans prévu par les textes n'est qu'une entrée immédiate en fonction, sans aucune préparation professionnelle. Une école de formation du personnel judiciaire, l'école de Murambi, a formé seulement 99 magistrats (tous des non juristes) et ce durant un stage de neuf mois où leur sont inculqués (dans des cours communs au personnel du greffe et aux magistrats) des rudiments de droit.

Ce piètre niveau scolaire, juridique, professionnel des magistrats est certainement une des causes premières de leur vulnérabilité, de leur dépendance envers le pouvoir exécutif. Un magistrat professionnel, formé, qui maîtrise techniquement son métier est certainement moins fragile et influençable qu'un magistrat, non technicien, particulièrement sensible aux pressions, de par la précarité de sa situation et de par son incapacité à assumer sa mission. La coopération juridique et judiciaire a, dans ce domaine de la formation, un rôle essentiel à jouer pour tenter de dispenser aux magistrats en exercice une formation continue et d'aménager une formation initiale digne de ce nom. La formation des magistrats est, de l'avis même de l'ensemble des responsables des formations du personnel judiciaire dans les pays francophones - réunis en Avril 1992 à Bordeaux sous l'égide de l'ACCT la condition sine qua non de leur indépendance. Quel qu'air été l'état de la structure de formation de leur pays, tous les pays présents à ce colloque, ont souhaité voir mise en place une politique de formation de formateurs judiciaires et favorisées les actions de formation initiale et continue des magistrats. Initiale, parce que le métier de magistrat est un métier que l'on ne peut acquérir lors du cursus universitaire, qu'il doit faire l'objet d'un apprentissage dans le cadre d'une structure de formation professionnelle, assurée par des magistrats - pour les matières de base - et se décomposant en une approche théorique et pratique des différentes fonctions judiciaires. Continue, parce que le magistrat doit renouveler et élargir ses connaissances. Il est intéressant de noter ici que tous les pays francophones réunis ont été unanimes sur l'importance de la formation professionnelle des magistrats et sur la qualité de cette formation afin que soit affirmée, dans les faits, la réalité d'un pouvoir judiciaire compétent, crédible et_ réellement protecteur des droits et libertés. La situation particulièrement négative du RWANDA en la matière fait donc partie d'une logique commune et les perspectives en termes de formation judiciaire que peut lui proposer la coopération bilatérale répondent aux demandes de tous les pays africains, quelles que soient les spécificités de leur histoire judiciaire.

La formation des magistrats est d'ailleurs difficilement dissociable de la formation d'autres catégories d'intervenants dans le processus judiciaire, tels que le personnel judiciaire (les greffiers notamment), les Officiers de Police Judiciaire (chargés de diligenter les enquêtes judiciaires sous la surveillance et l'autorité de l'institution judiciaire) et le personnel pénitentiaire. Quelle que soit la catégorie professionnelle sur laquelle porte le programme de formation, celui-ci peut utilement combiner des interventions extérieures lors de thèmes abordés thématiquement, des séances de formation dispensées par l'assistant technique lui-même et par les formateurs ou (et) professionnels nationaux souvent prêts à s'investir dans cet effort de formation. Quelques boursiers peuvent également, par des séjours dans des centres de formation (Ecole Nationale de la Magistrature, Ecole Nationale des Greffes, Ecole Nationale de l'Administration Pénitentiaire) en France notamment, acquérir un niveau

de connaissances et de formation susceptible d'en faire les futurs responsables où animateurs de la formation dans leur pays.

Le débat sur la structure institutionnelle qui doit assurer la formation de ces professionnels et celle des magistrats notamment est plus que jamais d'actualité. Une structure de formation professionnelle semble nécessaire à l'émergence de l'indépendance de la magistrature, non par réflexe corporatiste mais par l'affirmation de la spécificité de cette formation et par la réflexion et le travail qui peuvent alors être faits dans le cadre d'un institut, d'une école (peu importe la terminologie) de la magistrature. Un budget autonome, un corps de direction et de pédagogues (détachés de façon permanente dans les hypothèses les plus favorables ou assurant des vacations) une structure de formation spécifique, sont, de l'avis unanime des responsables de formation judiciaire des pays francophones, indispensables à l'apprentissage du métier de magistrat. Les difficultés budgétaires, organisationnelles, ont amené les responsables de cette formation, notamment des pays africains, à s'interroger sur l'intérêt d'une structure régionale (regroupant plusieurs pays) et non plus nationale. La faisabilité d'un tel projet nécessite à l'évidence une étude approfondie.

Rappelons également que la politique de formation, élément clef de la professionnalisation et de la valorisation des fonctions du monde judiciaire, doit nécessairement s'accompagner d'une aide constante en documentation. Les magistrats rwandais, par exemple, ne disposent d'aucun manuel Juridique rwandais (seuls quelques mémoires de licence peuvent être trouvés à la bibliothèque de l'Université) et, parfois, n'ont pas les quatre volumes des Codes et Lois qui recensent la législation rwandaise. La seule revue jurisprudentielle, "la Revue de Jurisprudence Rwandaise", est menacée, chaque année, de disparaître, le Ministère de la Justice ne pouvant plus assurer le maintien de son budget. De même, le budget du Ministère ne permet pas d'assurer la constitution de bibliothèques dans les Tribunaux et Parquets, les manuels et autres
ouvrages juridiques tant nationaux qu'étrangers étant pourtant essentiels à l'élaboration de la décision judiciaire. La coopération doit s'employer, dans ce domaine, à fournir, dans la mesure du possible, des ouvrages et à trouver des donateurs (autres coopérations bilatérales, A.C-C.T...)

Le droit est une matière mouvante; la recherche est un des outils d'adaptation et de novation d'une discipline qu'il serait dangereux de figer.

La recherche dans le domaine juridique et judiciaire regroupe aussi bien la préparation de textes ou réformes législatives que les réflexions théoriques, les études à mener sur différents sujets de droit. Les Ministères de la Justice sont souvent peu actifs en ce domaine, faute de moyens certes mais également faute d'une politique systématique de réflexion et de recherche. Au Rwanda, la coopération franco-rwandaise s'est intéressée à la réalisation d'une recherche au sein du Ministère de la Justice. L'absence d'un droit écrit des successions et les discriminations en résultant ont rendu nécessaire la préparation d'un projet de loi, à la demande du Ministre de la Justice. L'assistant technique a participé à une analyse comparative du droit des successions sénégalais, togolais, français et belge, menée par la Direction de la Législation.
Parallèlement, a été constitué un groupe pluridisciplinaire regroupant universitaires magistrats, avocats, sociologues, psychologues rwandais (une douzaine de personnes au total), chargé de discuter des différents principes retenus dans les législations étudiées et d'analyser leur adaptabilité en droit rwandais.

Cette réflexion pluridisciplinaire doit aider la Direction de la Législation dans son élaboration finale d'un projet de loi sur les successions. Une telle formule, promue par la coopération franco-rwandaise, à pour but de favoriser une adéquation entre les réalités sociologiques, philosophiques, historiques voire économiques du pays et les lois

préparées par le Ministère. D'autres thèmes de travail sont prévus tels que la préparation d'une loi sur les régimes matrimoniaux, d'une étude sur l'enfance (en danger et délinquante) et sur la condition pénitentiaire.

Pour être efficiente, cette recherche doit pouvoir associer différentes personnalités représentant les champs de réflexion tels que la sociologie, l'histoire, la psychologie, afin que le droit retrouve sa place au confluent de ces différentes sciences humaines et sociales. L'indemnisation, la rénumération de ces professionnels associés à la recherche juridique et judiciaire, le financement d'études ponctuelles (qui pourraient être confiées à des associations ou professionnels spécialisés dans les domaines requis) ou de sondages, l'acquisition d'ouvrages nécessaires à ce travail rendent nécessaire un budget consacré à la recherche.

Un dernier domaine d'investigation et d'action a été, au Rwanda, celui de la condition pénitentiaire. Le système pénal de nos sociétés contemporaines étant axé sur la prison (sur laquelle s'articule l'essentiel des peines), il semble difficile de faire l'économie d'une connaissance, d'une étude, d'une action dans le domaine pénitentiaire où sont constamment en jeu les droits et libertés de l'individu (prévenu, condamné où membre du personnel pénitentiaire).

Le domaine pénitentiaire est, en tout lieu, un point sensible, tant des pouvoirs publics que du conscient collectif et individuel. L'acuité des questions qu'il soulève tend à le rejeter dans l'oubli ou du moins dans le non-dit. Toujours oubliée dans le budget de la Justice, l'Administration pénitentiaire fonctionne en vase clos, méconnue, négligée ou niée.

Le Rwanda est un des exemples illustratifs de cette réalité universelle. L'enfermement carcéral est synonyme d'exclusion totale. Le détenu est exclu du droit, car peu de textes existent en matière d'application des peines: pas de sursis avec mise à l'épreuve, pas ou peu d'aménagement de peines (permissions de sortir, libérations conditionnelles rarement accordées). Aucun magistrat ne s'intéresse à l'exécution de la peine: le juge de l'application des peines n'ayant pas été créé, le détenu a pour seuls interlocutrices la toute-puissante Direction de l'établissement pénitentiaire et accessoirement la Direction de l'Administration Pénitentiaire au Ministère de la Justice. Pas de codification des parloirs, du droit à l'avocat, des visites, de la correspondance. Le désintérêt judiciaire à l'égard de l'emprisonnement est démontré par le nombre stupéfiant de détentions provisoires (avant jugement) illégales. En Août 1992, le Directeur de la Prison Centrale de Kigali, dénonçait 80% de détentions provisoires non valables juridiquement (titre de détention périmé) de par la négligence des magistrats du Parquet et du Siège. Quant aux conditions de détention, le silence est de règle: soulever le problème des "cachots noirs", cellules sans ouverture, chapes de ciment refermées sur le détenu pour des mois voire des années, de l'interdiction de faire du sport, dénoncer les atteintes aux droits de l'homme commises par les services de police judiciaire ou des membres du personnel pénitentiaire est chose délicate en l'état actuel. La promiscuité mineurs/majeurs, détenus de droit commun/détenus politiques, courtes peines/longues peines ne fait qu'aggraver la problématique d'une surpopulation concentrée dans des locaux souvent insalubres.

L'expérience rwandaise des Centres de Rééducation et de Production (C.R.P.), établissements créés pour le travail et la réinsertion des mineurs et des femmes, avait été saluée lors de rencontres sur la condition pénitentiaire dans les pays africains. Cet effort de traitement différencié des détenus se solde par un échec: le budget de ces établissements est nettement insuffisant, le personnel pénitentiaire non formé, la réinsertion oubliée au profit de la production (les mineurs étant "encadrés" pour

l'amélioration de la production par des détenus majeurs, actuellement bien plus
nombreux, les mineurs sont, pour la plupart, laissés dans les établissements habituels).

Le détenu est également exclu de la vie civile. Jusqu'à l'automne 1992, tous les
directeurs d'établissements pénitentiaires ainsi que les responsables au Ministère de la Justice de l'Administration Pénitentiaire étaient des militaires, non formés à la science pénitentiaire. Les visites sont rares et relèvent du pouvoir discrétionnaire du chef d'établissement. Les visiteurs de prison (dont le projet a été ébauché par la coopération franco-rwandaise pour l'aide aux mères détenues avec leurs jeunes enfants) ne sont pas encore acceptés au Rwanda; ils représenteraient pourtant un lien appréciable avec l'extérieur. Les assistantes sociales, insuffisamment formées et sensibilisées aux problèmes carcéraux, dépourvues de moyens d'action, se contentent souvent de gérer le matériel, sans implication sociale.

Le détenu est exclu de la santé. L'encadrement médical dans les prisons est de la compétence du Ministère de la Santé: les médecins, assistants médicaux, infirmiers travaillant en prison, dépendent de la Région Sanitaire. Celle-ci privilégie Le secteur "civil" et se voit, pour des raisons souvent budgétaires, obligée de priver la prison de personnel soignant ou, pour le moins, de personnel soignant compétent et intègre. Le Programme annuel de désinsectisation des prisons n'est plus assuré par la Région Sanitaire, toujours faute de budget. En 1992, le Ministère de la Santé n'a pu consacrer de budget médicament aux établissements pénitentiaires. Ceux-ci ont été entièrement dépendants de l'aide extérieure.

L'inventaire des problèmes graves soulevés par la vie pénitentiaire serait trop long à faire ici: la coopération judiciaire franco-rwandaise, avec l'aide du Ministère de la Justice (des rapports fort intéressants et lucides ayant été réalisés, ces dernières années, par des juristes du Ministère) s'est employée à le dresser afin de dégager des axes d'action à court et à long terme.

C'est ainsi qu'à court terme le projet français a consacré une partie de son budget à la désinsectisation et au chaulage de l'ensemble des établissements pénitentiaires, à la construction d'une cuisine pour l'énorme Prison Centrale de Kigali, à l'informatisation du service administratif de cette prison et à la mise en place d'un laboratoire photo pour l'identification des prisonniers (la prévention des évasions étant une des préoccupations du Ministère, le sentiment et les actions de justice privée allant crescendo).

Ces actions ponctuelles ont été suivies d'un séminaire de formation de l'ensemble des directeurs des établissements pénitentiaires, séminaire portant sur la législation pénitentiaire rwandaise, les normes internationales relatives au traitement des détenus, sur le travail dans les prisons et sur la définition d'une politique de coopération dans le domaine pénitentiaire. La formation du personnel pénitentiaire (directeurs, surveillants et travailleurs sociaux) est une nécessité: les intéressés eux-mêmes en sont persuadés.

Cette formation est indispensable à la professionnalisation et à la revalorisation de métiers méconnus, dévalorisés. La peur, l'angoisse, la frustration de bon nombre de membres du personnel pénitentiaire participent à l'aggravation des conditions de détention et à la mise à l'écart du monde pénitentiaire. Au Rwanda, la formation du personnel de direction (avec notamment l'intervention de professionnels et spécialistes étrangers) sera poursuivie, renforcée et complétée par des séminaires de formation de membres de la surveillance et du personnel médico-social. En outre, la parole donnée
aux participants du premier séminaire de formation de Décembre 1992 a permis de définir une politique d'intervention dans les prisons de la coopération franco-rwandaise (aide à la formation, à l'hygiène, projections de films dans les prisons, aide à l'alphabétisation et à la lecture).

A plus long terme, la réflexion qui peut être menée sur l'application des peines, l'amélioration de la condition pénitentiaire, le traitement des détenus tant au Ministère de la Justice (par le biais d'équipes de recherches) que dans les tribunaux (lors de sessions de formation des magistrats), dans la Cité et auprès des organismes nationaux et internationaux, doit être favorisée et promue par la coopération bilatérale.

Telles sont les premières conclusions tirées d'une expérience de coopération Judiciaire et juridique dans un Etat africain. Bon nombre des problématiques rencontrées est transposable à d'autres réalités et à d'autres expériences. Il serait intéressant d'analyser la place sensible (donc contestable) qu'occupe un tel projet dans un programme de coopération. A la limite du politique, du droit, du social, l'aide à la Justice d'un pays doit se garder de la tentation du modèle, des leçons de morale, du "bien pensant" et du "bien jugeant”. Dans cette délicate entreprise, l'évidence d'une problématique universelle de la Justice, de son rôle dans la société et les enjeux communs de cette Justice permettent d'engager un dialogue et une action respectueux de l'Etat et des professionnels engagés dans un programme de coopération.

Paris, le 31 Mars 1993

OL. BOUVIER
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