Fiche du document numéro 28701

Num
28701
Date
Dimanche 11 juillet 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
63608
Pages
6
Urlorg
Surtitre
Musique - Entretien
Titre
Gaël Faye : « Je ne passe plus pour un fou quand je dis que la France a une responsabilité dans le génocide au Rwanda »
Soustitre
« Des gens lisent le rapport Duclert [sur le génocide des Tutsis – ndlr] puis vont dormir. Nous, on a fait des insomnies pendant des semaines dans ma famille. » L’artiste franco-rwandais (chanteur, compositeur, écrivain…), auteur du roman Petit Pays, qui raconte les « plaies béantes » laissées par le génocide de 1994, s’est confié à Mediapart.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Au deuxième, troisième, quatrième report de dates, il a commencé à s’inquiéter, à se dire que, peut-être, il ne remonterait pas sur scène avant plusieurs années ou alors avec tellement de contraintes que la ferveur, la fusion ne seraient plus. Et puis juin 2021 est arrivé, « une véritable renaissance ». Après des mois de concerts et communions interdites, de culture sacrifiée sur l’autel de la pandémie de Covid-19, Gaël Faye a repris sa tournée.

Il transpire à nouveau devant son public en faisant virevolter les mots, les angoisses, les joies, les combats, le dernier album Lundi méchant et la vie écartelée entre la France et l’Afrique, entre le béton des Yvelines, les « ruelles cruelles » de Paris et les Grands Lacs, la guerre civile au Burundi, le génocide au Rwanda. Sept ans après un premier album solo explosif, Pili-Pili sur un croissant au beurre, cinq ans après un premier roman devenu best-seller, Petit Pays, Gaël Faye continue de tracer son sillon.

Gaël Faye au festival Chorus de La Seine Musicale en région parisienne, le 9 juillet 2021 © Daniel Pier/NurPhoto via AFP

Auteur-compositeur-interprète, rappeur, slameur, écrivain, citoyen, fils d’une mère rwandaise, d’ethnie tutsie, et d’un père français…, il est « 100 % », « un tout » qui n’a pas fini de se chercher, « pas 50/50 », comme lui répétaient, gamin, ses parents, martelant « Ta mère est noire, ton père est blanc, mais nous, on ne voit pas les couleurs ». La société, si. Elle s’en sert pour produire haines, racismes, exclusions, crimes.

Gaël Faye a appris à s’accepter et à se dire « métis », à tenir cette ligne de crête si déstabilisante, sous le poids du regard d’autrui, être perçu comme blanc quand il est chez lui à Kigali ou Bujumbura, comme noir quand il est chez lui en France. Il raconte un cheminement complexe à Mediapart, qu’il s’interdit de dire à ses enfants qu’« être métis, c’est fabuleux ». Et aussi qu’il ne passe plus pour « un fou » depuis le rapport Duclert et la visite du président français au Rwanda, quand il dit que la France a une responsabilité, qu’elle a collaboré avec un régime génocidaire.

Entretien.

Vous clôturez samedi 17 juillet le festival Les Suds à Arles (dont Mediapart est partenaire) avec un concert en soutien à l’ONG SOS Méditerranée qui sauve les exilé·e·s de la mort. Deux euros sur chaque billet vendu seront reversés à l’association. Chanter, c’est aussi et d’abord un engagement pour vous ?

Gaël Faye : Oui, par les choix d’écriture, de collaboration, de démarche, d’imaginaire que j’essaie de colporter, d’ouvrir. Le simple fait de rassembler les gens, de les faire danser, penser au même endroit dans une même émotion, avec des idées qui résonnent dans le monde dans lequel on est, oui, cela participe d’un mouvement.

Comment cette « question migratoire » ainsi réduite au point d’effacer l’humain vous affecte-t-elle ?

Elle m’affecte en tant qu’être humain. Tous les matins, on nous parle de la France, de la beauté de ses valeurs et dans le même temps, celles-ci sont piétinées. On criminalise des hommes et des femmes, on en fait des statistiques, on ne parle pas des enjeux, des raisons plus larges et complexes qui obligent ces gens à fuir, on alimente un débat public délétère qui obéit à des pulsions qui amoindrissent notre humanité.

Même les gens qui décident d’aider sont décriés et perçus comme un problème, alors qu’au contraire, ils sont force de résistance, de solutions. Il faut se bagarrer, continuer de crier. Comme dit Aimé Césaire, « il y aura toujours des hommes qui crient ». J’espère que SOS Méditerranée aura le prochain prix Nobel de la paix pour avoir le chèque et payer les 14 000 euros nécessaires chaque jour pour affréter les bateaux. Cela devrait être d’utilité publique, je veux que mes impôts passent là.

Gaël Faye - Respire (Clip Officiel)

Un de vos engagements, c’est la vérité sur le génocide au Rwanda. Un million de Tutsis ont été exterminés en 100 jours, entre avril et juillet 1994. C’était il y a 27 ans, c’était hier. Le rapport Duclert est venu confirmer ce que de nombreux journalistes et historiens documentent depuis des années. Puis le président français Emmanuel Macron s’est rendu au Rwanda. Comment avez-vous vécu cette période qualifiée d’historique ?

Le rapport Duclert a permis d’officialiser une défaillance, une collaboration du gouvernement français avec les génocidaires, une responsabilité. Je ne pensais pas que le déplacement du président Macron interviendrait aussi rapidement. Il est historique. On ne passe plus pour des fous en disant que la France a une responsabilité, qu’elle a collaboré avec un régime génocidaire. Avant, on me traitait de menteur.

Qu’un président français se déplace et prononce ces mots-là, c’est une avancée indéniable. Mais les discours n’ont d’importance que lorsqu’ils sont accompagnés d’actes. Étant depuis des années dans un combat pour la justice au sein du collectif des parties civiles pour le Rwanda, je vois à quel point la justice est lente. Il faut que les plaintes avancent. Trois procès en 30 ans, c’est scandaleux. De nombreux génocidaires présumés vont mourir de leur belle mort, innocents. Et cela n’est pas tolérable.

Vous espériez des excuses de la France ?

Bien sûr, j’attendais des excuses. C’est la limite de la politique politicienne. Dans le discours d’Emmanuel Macron, il y a des termes assez étranges, comme « le don du pardon ». Il a tourné autour de la notion sans la prononcer pour ménager les sensibilités politiques franco-françaises. Quand on fait un discours dans un mémorial où 270 000 personnes exterminées reposent, on ne s’adresse pas à la classe politique et militaire française mais aux générations futures.

Ce discours était pour mes enfants, les enfants de mes enfants, pas pour ceux, à gauche, qui ne veulent pas qu’on salisse Mitterrand ou ceux, à droite, opposés à la prétendue repentance. J’ai ressenti un vrai malaise en écoutant ce discours mais je n’ai pas envie d’en faire une polémique. Cette étape doit permettre déjà l’ouverture des archives pour tous les historiens et chercheurs. Il faut qu’on ouvre le débat, qu’on donne les moyens à la justice.

Ces discours ne doivent pas être un paravent pour ne pas aller plus loin. Tout le rapport Duclert dit qu’il y a une collaboration étroite à différents niveaux mais on conclut qu’il n'y a aucune complicité. Je ne suis pas d’accord. Il faut interroger les complicités et cela se fait devant les tribunaux. Les responsables politiques français de l’époque ne doivent pas se sentir préservés.

Vous avez justement signé une tribune demandant le retrait d’Hubert Védrine de la présidence du conseil d’administration de l’un des plus grands événements de photographie qui se tient en ce moment, Les Rencontres d’Arles. L’ancien ministre, qui nie toute responsabilité de la France dans la dérive raciste et génocidaire du gouvernement hutu, a fini par démissionner. Il incarne le déni français ?

La société française doit avancer. On ne peut plus vivre avec des représentations passées, une vision du monde qui appartient à la colonisation. La France n’est plus un empire colonial, le monde a changé. L’analyse de Védrine, qui n’hésite pas à passer par une presse d’extrême droite, est une grille de lecture problématique. Elle ethnicise totalement le contexte rwandais. Quand on l’écoute, des Tutsis anglophones attaquent des Hutus francophones.

Malgré les rapports, les livres, sa grille de lecture n’a pas changé. Elle a mené la France dans une logique délirante de soutien à un régime génocidaire. Les rencontres d’Arles sont un fleuron de la photo mondiale, on y invite les gens extrêmement intéressants qui font bouger nos regards et on ne peut pas avoir au conseil d’administration cet homme.

Ce n’est pas de la « cancel culture ». Nous reprocher cela, c’est gonflé. On parle d’un génocide. Védrine prend la parole depuis plus de 30 ans sur le Rwanda partout, souvent en face de gens qui n’y connaissent rien et ne le contredisent pas. Il ne cite que des négationnistes qui ne connaissent pas le Rwanda, qui n’y ont jamais été. Lui-même connaît très mal le Rwanda. Interrogeons ceux qui s’y connaissent, Hélène Dumas, François Robinet, tant d’historiens français.

Le rapport Duclert est clair : la Mitterrandie s’est fourvoyée dans cette affaire-là. Au minimum, Védrine doit avoir la décence de cesser de s’exprimer sur le sujet. Il ne faut pas exclure la possibilité qu’il y ait des hommes politiques et militaires français qui aient à répondre devant la justice. Cela crée une panique chez certains.

Gaël Faye - Petit Pays © Gaël Faye

Vous connaissez très bien le sujet du génocide des Tutsis. Vous l’avez vécu : l’horreur, puis la fuite, l’exil, la douleur du déracinement. C’est ce que vous racontez dans plusieurs chansons ou encore dans votre roman Petit Pays. Comment grandit-on quand on a ouvert les yeux sur une telle barbarie ?

Contrairement à des chercheurs qui travaillent sur un objet scientifique, cette histoire m’est arrivée par le puits sensoriel. Elle est arrivée dans ma chair. Il faut réussir à mettre, poser des mots sur cette expérience qui dépasse, qui est vertigineuse, dont on ne sort jamais. Des gens lisent le rapport Duclert puis vont dormir. Nous, quand il est sorti, on a fait des insomnies pendant des semaines dans ma famille.

C’est une violence terrible, des plaies béantes. Le déplacement de Macron n’a pas le même effet pour moi et ma famille que pour le citoyen lambda. Je suis condamné à vivre avec cette histoire, que je le veuille ou non. Alors j’essaie de trouver des mots, de me rendre utile, de faire avancer le combat. Mes enfants devront porter ce fardeau mais je veux qu’il leur soit plus supportable.

Je veux éviter le silence dans lequel moi j’ai dû grandir, car je viens d’une famille où on ne nous a transmis que le silence et la douleur sans les mots. Cela a été très compliqué. Je veux que notre génération et celles qui viennent s’emparent de notre histoire et réussissent à l’exorciser d’une façon ou d’une autre.

Quelles relations nourrissez-vous aujourd’hui avec vos pays d’origine ?

J’ai grandi au Burundi. C’était mon pays jusqu’à mes 13 ans, j’étais totalement burundais. Français, c’était abstrait. Et puis le Burundi a connu toutes ces guerres. Finalement, le peu de famille que j’avais là-bas est parti. J’ai coupé le lien et commencé un nouveau lien avec le Rwanda, un pays que je ne connaissais que par l’idéal porté par ma famille réfugiée.

C’était le pays où un jour on pourrait retourner, le pays de mes ancêtres, de la musique, de la poésie, de certaines valeurs. C’est un pays que j’ai idéalisé, je l’ai encore plus idéalisé en voyant mes oncles, mes tantes partir mourir au front pour libérer un pays qu’eux-mêmes ne connaissaient pas. Puis j’ai été au Rwanda tout de suite après le génocide. Je n’ai pas vu un pays, j’ai vu un charnier.

Pendant longtemps, j’ai eu peur de ce pays. Pendant longtemps, j’ai essayé de mettre une distance. En 2015, j’ai sauté le pas. Je voyais bien que le Rwanda devenait autre, se relevait patiemment. J’ai voulu comprendre et je suis allé m’installer là-bas.

Cela a-t-il été une réconciliation ?

Non, parce c’est difficile de se réconcilier avec une histoire aussi complexe. Cela a permis de faire passer ce pays d’une idée à quelque chose de concret, un pays où on vit, on meurt, où il y a de la joie, de la tristesse. Pendant longtemps, cela a été un pays idéalisé, puis le pays de la mort, du génocide. Il n’y avait pas d’autres dimensions.

Vivre là-bas, c’est vivre une expérience intense. Ce petit pays contient des anciens bourreaux et des anciennes victimes qui doivent vivre ensemble. J’ai cessé un cycle infernal de transmission. La transmission entre la génération de ma mère et la mienne s’est très mal faite. Elle a été cabossée par les exils, les pogroms, les massacres. La transmission entre ma génération et celle de mes enfants est plus fluide.

Pour mes enfants, le Rwanda, c’est un pays réel, avec des mariages et des enterrements. Voilà ma relation étrange entre ces pays. Rwanda et Burundi sont en plus des faux jumeaux, qui se répondent par la population, les langues, leur histoire commune. Quand je suis au Rwanda, j’ai toujours l’impression de n’être pas loin du Burundi et inversement.

Métis - Gaël Faye

Dans « Métis », vous dites que « quand deux fleuves se rencontrent, ils n’en forment plus qu’un » et que « comme j’ai le cul entre deux chaises, j’ai décidé de m’asseoir par terre »...

Cela vient de cette transmission conflictuelle que j’ai eue de mes parents, qui eux-mêmes n’ont pas compris pourquoi ils se mettaient ensemble. Ils pensaient simplement que c’était une histoire d’amour. Cette génération avait l’habitude de dire : « Ta mère est noire, ton père est blanc, mais nous, on ne voit pas les couleurs. » Pour moi, c’était déjà un début de problème. Bien sûr, on ne voit pas les couleurs quand on est amoureux. Mais les couleurs ont une incidence dans le réel, dans la vie de tous les jours.

Ma mère ressentait un racisme. Mon père avait une position privilégiée dans la société burundaise par sa couleur. Tout cela crée une succession de tensions, de conflits, d’incompréhensions qui grignote le couple, la famille petit à petit. Quand on ne pose pas les mots sur ces expériences-là et qu’on les balaye d’un revers de main, on s’expose aussi à reproduire des schémas sans s’en rendre compte.

Mes parents me disaient : « Tu es 50/50 et c’est beau, c’est l’avenir de l’humanité », moi je ne le vivais pas comme ça. Cela ne veut rien dire « 50/50 », on ne peut pas être « 50/50 », quelqu’un est toujours 100 %. Cette métaphore des fleuves qui se rencontrent, elle est adressée à mes parents pour leur dire : « Vous n’avez pas compris que vous avez cette chance d’être un tout et que moi j’ai besoin d’être un tout. » Être « 50/50 », c’est me sommer de choisir une partie ou une autre.

Mais du coup, vous définir comme « métis », cela vous convient-il ?

Oui, « métis » me convient. Je sais qu’il y a des débats autour de ce mot né de la colonisation mais alors, dans ce cas-là, il ne faut plus dire « Noir » et « Blanc », nés aussi de la colonisation. Avant qu’il y ait l’esclavage en Afrique, on ne se définissait pas comme noir. C’est la rencontre par l’esclavage, par la colonie qui a créé les couleurs.

« Métis » n’existe pas dans la réalité. Dans la réalité, on est soit noir, soit blanc. Toute ma vie au Burundi, on m’a qualifié de blanc et, en France, on m’a qualifié de noir, parce que métis, cela n’existe pas, on est toujours l’autre. Si moi je veux me réapproprier cette identité complexe, ce tout, il faut bien que j’aie un mot à moi et donc le mot « métis » est celui que je peux utiliser.

Ma femme est métis, franco-rwandaise. Nos deux filles sont métis. Quand on se voit entre nous, on ne se dit pas café au lait. On ne va pas dire qu’on est noirs car on sait qu’on n’est pas noirs quand on est au Rwanda, tout le monde nous appelle « Blancs ». Par contre, on n’est pas blancs non plus car, quand on est en France, on nous voit comme une famille de Noirs. Entre nous, s’il faut se qualifier, on est métis.

Ou alors il faut inventer un mot débarrassé de cette histoire coloniale…

Oui, c’est certain. Dans « Métis », je dis : « Je suis noir dans ce pays, c’est pas moi qui l’ai voulu, je l’ai vu dans le regard d’autrui. » Quand je chante cette chanson au Rwanda ou au Burundi, je modifie la couleur, je dis : « Je suis blanc dans ce pays, c’est pas moi qui l’ai voulu, je l’ai vu dans le regard d’autrui. »

C’est une position instable, qui nous fait vivre toujours en contrepoint et qui donne une richesse immense, aussi car on est sur un point d’équilibre qui nous permet de voir des deux côtés sans en être vraiment. Cela peut être enrichissant mais cela ne va pas de soi. C’est pour cela que les parents ne doivent pas dire à leurs enfants : « Être métis, c’est fabuleux. » Car c’est une position difficile. Enfant, adulte, on a toujours envie de faire partie du groupe. Être métis, c’est être exclu du groupe. L’acceptation de soi se travaille.

Votre premier roman Petit Pays a reçu le prix Goncourt des lycéens en 2016 et été adapté au cinéma en 2019. Son succès a été immense. L’écriture a-t-elle été un exutoire ?

Oui, j’imagine, j’essaie de ne pas trop m’auto-psychanalyser. Cela me fait peur, je n’ai jamais vu de psy. L’écriture me suffit. Pourquoi j’écris depuis mes 13 ans et que c’est une obsession, que je n’arrive pas à faire sans ? Je ne me l’explique pas vraiment. Parfois, je trouve des débuts de réponse.

Petit Pays est un roman étrange. Je voulais écrire des romans depuis longtemps mais je n’osais pas, car j’avais eu des lectures tellement vertigineuses comme Dostoïevski. J’avais trop de respect en fait pour la littérature pour me considérer légitime à écrire. Le rap me convenait mieux, car les gens qui rappaient me ressemblaient, avaient mon âge.

En même temps, j’étais assez frustré dans l’écriture de chansons, je me rendais compte que j’avais plus à dire. Puis j’ai rencontré une éditrice qui ne me voyait pas comme un rappeur. J’avais besoin de cet œil externe et non complaisant pour me lancer. Je lui ai fait lire le début de Petit Pays, elle m’a dit de continuer. Je me suis pris au jeu. Vous imaginez bien que je ne pensais pas rafler des prix et 45 traductions par le monde.

C’est que votre livre parle à beaucoup de monde.

Cela aussi reste mystérieux. Je voulais écrire pour mes anciens amis de Bujumbura, 300 personnes qui avaient dû fuir un pays qu’on aime tant. C’était pour eux comme dans le rap, quand à la fin d’un morceau on dit : « je représente » les gens du quartier. Il s’agissait de réhabiliter un monde englouti, de mettre le Burundi dans les librairies car il n’y existait pas. Je ne pensais pas que cela parlerait au-delà d’un cercle restreint.

C'est cool © Gaël Faye - Topic

Vous démontrez que chanson et littérature ne sont pas incompatibles. Ces deux formes d’écriture vous sont-elles essentielles ?

Cela participe d’un même élan, de la même vitalité, envie de dire, de crier au monde. Dès qu’il s’agit d’écriture, peu importe le support. Ce que j’aime avec la musique, c’est les concerts, quand tout d’un coup, le verbe devient geste, transpiration. J’adore aussi l’écriture du roman car on habite un monde imaginaire qui est plus réel que la réalité. J’aime aussi l’écriture de scénarios. En ce moment, j’écris une pièce de théâtre. Toutes les formes me sont essentielles.

Votre répertoire aussi ne s’interdit rien et croise des influences plurielles, de la soul, de la rumba congolaise, de l’électro…

J’ai toujours eu peur des gardiens du temple, de l’orthodoxie. Cela a changé, je me sens plus à l’aise dans cette époque-là que quand j’ai commencé le rap. On avait l’impression qu’une chanson de rap avait des codes qu’il ne fallait pas bouger, sans quoi on était un traître. Maintenant, c’est super, on peut mélanger les styles sans avoir à se justifier, on ne te demande plus : « Tu rappes mais pourquoi t’as des musiciens et pourquoi ci, ça ? » Le rap aujourd’hui n’a plus besoin de se justifier.

Votre répertoire, c’est aussi des collaborations avec des artistes divers : l’ancienne ministre de la justice Christiane Taubira, dont vous mettez en musique un poème avec Mélissa Laveaux, mais aussi Oxmo Puccino, Bonga, Ben l’oncle Soul, Youssoupha, Harry Belafonte…

La collaboration me permet de rencontrer des gens que j’admire. Quand on arrive à prolonger cela en texte, cela scelle une histoire. Lundi méchant a été formidable pour cela. Je suis enchanté de voir des jeunes gens reprendre un poème de Christiane Taubira sans savoir que c’est Christiane Taubira ou qu’ils déclament un poème. Pareil pour Harry Belafonte et toutes les collaborations.

A-France © Gaël Faye - Topic

Dans « A-France », vous dites que « ça vous tue d’être écartelé entre France et Afrique ». Vous dites aussi : « Je crie mes origines car c’est comme ça que j’existe. » Comment les délires identitaires que nous vivons vous touchent-ils, l’extrême droitisation de notre société, des médias, des politiques, la montée des fascismes ?

Je le vis comme un gamin des années 1990 qui écoutait du rap français pour ça. Tout le rap de ces années-là, comme 11 min 30 contre les lois racistes, est traversé par la lutte contre l’extrême droite. Je continuerai de la combattre avec les armes dérisoires que sont les mots et le citoyen. Le péril est là et il ne faut pas le normaliser. Je trouve hallucinant qu’on invite les gens du Rassemblement national comme si c’était un parti comme un autre. Leurs idées ont infusé dans tellement de partis et de médias. C’est un combat majeur. Comme l’urgence écologique, elle est là, elle ne nous attend pas, on n’a qu’une planète.

La pandémie a confirmé ce que je ressentais depuis des années, une fuite en avant, que tout va trop vite, qu’on a perdu tout sens de la mesure et qu’il devait se passer quelque chose. Je ne savais pas quoi, je n’aurais pas imaginé un simple virus. Je n’ai pas imaginé « un monde d’après ». Nos habitudes sont tellement ancrées, nos imaginaires tellement accaparés par nos façons de vivre qu’on a du mal à s’imaginer vivre autrement.

Ce qui m’inquiète aussi aujourd’hui, ce sont les restrictions de libertés, nos servitudes volontaires, ces régressions terribles auxquelles on s’habitue et qui finissent par se normaliser, et ce sentiment que l’avenir est flou, qu’il est difficile de se projeter dans la vie. C’est une anxiété que je soigne à coups de chansons, d’écriture, de liens, de conversations.

On va justement conclure notre entretien par une chanson. Laquelle choisiriez-vous ?

« Jump in the line », de Harry Belafonte. C’est quelqu’un qui a été de tous les combats, il a été le meilleur ami de Martin Luther King, il a monté « We are the World » car il était en Éthiopie, où il a assisté à la famine des années 1980, il a combattu Donald Trump, il aide, conseille les jeunes du mouvement antiraciste Black Lives Matter. Il a 93 ans et aurait le droit de se reposer mais il est toujours au front, sans jamais se départir de la joie de vivre. Sa musique invite à danser, à aimer la vie, à rester dans l’enchantement de cette petite période de l’existence qui est un cadeau.

Jump in the Line © Harry Belafonte - Topic
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