Fiche du document numéro 28658

Num
28658
Date
Août 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
526838
Pages
3
Surtitre
La "radio qui tue"
Titre
Rwanda : médias et génocide
Soustitre
Il faudra bien, un jour, faire l'histoire du génocide des Tutsis du Rwanda. La résolution 935/94, votée par le Conseil de sécurité des Nations unies en juillet, a créé dans ce but une commission d'enquête sur les crimes qui auraient fait, jusqu'à présent, quelque 500 000 victimes. Les six enquêteurs de cette commission devront tout particulièrement se pencher sur la responsabilité d'une station de radio Radio-Mille-Collines qui, des mois durant, lança des appels au massacre des Tutsis et des Hutus modérés, sans que nul ne s'en émeuve.
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Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR FRANÇOIS MISSER *

"Les fosses sont encore à moitié vides ! Aidez-nous à les remplir ! Formez des
barrages ! Bloquez les infiltrations des cancrelats !" Adressés au "grand peuple hutu", ces appels à la chasse à l'homme et au meurtre collectif ont été diffusés sans relâche
au Rwanda dès l'annonce de la mort du président Juvénal Habyarimana le 6 avril
1994, sur les ondes de la station privée de Kigali, Radio-Télévision libre des Mille
Collines (RTLM). Ils visaient les "ennemis" : les guérilleros du Front patriotique
rwandais (FPR) et leurs "complices" : opposants hutus modérés, Hutus du Sud, et
tous les Tutsis sans distinction, des nouveau-nés aux vieillards.

La suite, tragique, on la connaît. Aux cris de "Power" entendez, "Hutu power"
("pouvoir hutu"), slogan de la station, les machettes ont abattu et les grenades ont
déchiqueté des centaines de milliers d'êtres humains ; un génocide qualifié comme tel
et dénoncé début juillet par la commission des Nations unies sur les droits de
l'homme. Ce génocide, Radio-Mille-Collines l'avait appelé de ses vœux en diffusant,
bien avant l'attentat contre le dictateur-président, des listes d' "ennemis à abattre",
au premier rang desquels on trouvait le premier ministre Agathe Uwingiliyimana
(effectivement assassinée, avec toute sa famille, dès le début des massacres).

Subventionné par le clan présidentiel (en particulier par Mme Agathe Habyarimana,
épouse du président décédé, actuellement réfugiée en France, et le colonel Sagatwa,
chef des sinistres "escadrons de la mort", qui a péri dans le même accident d'avion que
Juvénal Habyarimana), depuis plus de deux ans le journal Kangura publiait "Les dix
commandements des Hutus", exhortant les membres du groupe majoritaire à ne pas
frayer, fût-ce pour affaires, avec les "cancrelats" tutsis et leurs conjoints.

Mais Kangura étant, aux yeux des extrémistes, un média de propagande peu efficace
dans un pays où la majorité de la population est analphabète, des proches du clan
présidentiel décident de fonder, en juillet 1993, Radio-Mille-Collines. Au nombre des
bailleurs de fonds figurent M. Félicien Kabuga, père d'une belle-fille du
président-dictateur, et M. Alphonse Ntirivamunda, beau-fils de Juvénal Habyarimana.
On cite également le nom de M. Séraphin Rwabukumba, beau-frère du chef de l'Etat.
L'idéologue de la radio n'est autre que M. Ferdinand Nahimana, sorte de Goebbels
local, maître à penser du parti unique du président Habyarimana, qui avait été évincé
de la direction de Radio-Rwanda en 1992 à cause de ses appels à la haine ethnique et
qui lance personnellement sur les ondes de Radio-Mille-Collines des appels aux
massacres (1).

La création de la RTLM visait à contrer la propagande de l'émetteur du FPR
Radio-Muhabura et à pallier la perte de contrôle, par le clan présidentiel, de
Radio-Rwanda. Son siège à Kigali était d'ailleurs gardé par les miliciens du MRND,
armés jusqu'aux dents, souvent membres de la garde présidentielle, tandis que les
installations étaient alimentées en courant électrique par des câbles tirés du palais
présidentiel…

Appels au lynchage

DÈS son lancement, Radio-Mille-Collines s'est assuré une forte audience chez les
jeunes, surtout grâce à une excellente programmation musicale : tubes des maîtres
zaïrois Franco, Zaiko Langa Langa, du funky, du rock ou du reggae (2). Sous cette
couverture "branchée", la radio se spécialisa dans les appels au lynchage des Tutsis et
les réquisitoires, comme ceux de M. Jean-Bosco Barayagwiza, dirigeant du Comité
pour la défense de la république (CDR), contre les accords d'Arusha, qui rognaient les
pouvoirs du président Habyarimana. Dès octobre 1993, la radio relaie les appels à la
"résistance" de ministres extrémistes hutus du Burundi, qui seront suivis de meurtres
de Tutsis au Rwanda même. Le Réseau Zéro, sorte d'escadron de la mort, dont on
soupçonne M. Protais Zigiranyirazo, autre beau-frère du président-dictateur, d'être le
principal financier et organisateur (3) se charge des exécutions…

Autres cibles : les "casques bleus" belges, qui arrivent en décembre 1993 pour veiller à
l'application des accords d'Arusha. Cette campagne culmine avec les appels au
meurtre lancés par le responsable des émissions en français, M. Georges Ruggiu. "A
chacun son Belge !" , a-t-on même entendu. Bilan : dix "casques bleus" belges torturés
à mort dans un camp militaire de Kigali et six civils belges assassinés.

Dans les premières semaines de la bataille de Kigali, en avril 1994, un bombardement
du FPR a détruit l'émetteur mais n'a pas fait taire la station. A bord d'un
car-reportage, les huit "journalistes" de la "radio qui tue" ont continué, tout en battant
en retraite, à inciter au génocide ; puis ont rejoint, le 3 juillet, après la chute de Kigali,
le reste des forces gouvernementales à Gisenyi et à Cyangugu. De là, non loin de la
"zone de sécurité" établie par les militaires français de l'opération "Turquoise",
Radio-Mille-Collines a poursuivi sa propagande de mort, ses messages de haine, et
continué, avant de se replier sur le Zaïre, de lancer des consignes aux miliciens hutus
qui terrorisaient les populations et traquaient toujours les Tutsis cachés dans les
forêts. Elle porte d'ailleurs une grande responsabilité dans l'exode chaotique des
Hutus à cause des menaces de mort lancées contre ceux qui ne choisiraient pas
l'exode…

Cette nouvelle forme de "journalisme de haine" pourrait s'étendre demain à la région.
Dans un communiqué commun, le 6 juillet, M. Sylvestre Ntibantungaya, président
intérimaire burundais, et les responsables de la plupart des partis du Burundi dont le
Front pour la démocratie, majoritaire ont dénoncé un émetteur pirate probablement
situé jusqu'à la mi-juillet dans la "zone humanitaire" instaurée par l'armée française :
Radio-Rutomorangingo, "la radio qui donne des consignes" (4). Elle appelle les
Hutus du Burundi "à en finir, une fois pour toutes, avec l'oppresseur tutsi" et à "se
lever comme un seul homme" pour rejoindre les rangs de l'"Armée du peuple" de
M. Léonard Nyangoma, ancien ministre de l'intérieur qui s'est exilé en mars dernier
en Belgique et veut en finir avec l'hégémonie de la minorité tutsie sur l'armée
burundaise. Disséminés dans les collines, après avoir tenu pendant plusieurs mois le
quartier Kamengué de Bujumbura (Burundi), ses combattants sont parfois armés de
fusils d'assaut R4 sud-africains, identiques à ceux des troupes gouvernementales
rwandaises... Les mêmes appels à la haine de cette nouvelle "radio qui tue"
entraîneront-ils à son tour le Burundi dans le cycle des massacres ?

FRANÇOIS MISSER
* Journaliste, a participé à une mission de l'association Reporters sans frontières au Rwanda et au Burundi.

(1) M. Ferdinand Nahimana aurait été évacué par l'armée française de Kigali, le 7 avril
dernier après le début des massacres, dans l'avion venu récupérer l'ambassadeur de
France… ( cf. le Nouvel Observateur, 14 juillet 1994).

(2) Ce sont des meutes d'adolescents en Ray Ban et vêtements mode, auditeurs fidèles de
Radio-Mille-Collines, qui, les premiers, dès le 6 avril 1994, se sont livrés au massacre
des Tutsis.

(3) Cf. L'Express, 16 juin 1994.

(4) Cf. Libération, 12 juillet 1994.
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