Fiche du document numéro 28593

Num
28593
Date
Février 1996
Amj
Auteur
Fichier
Taille
450614
Pages
3
Surtitre
Nouveaux écrits sur le génocide rwandais
Titre
« Maudits soient les yeux fermés… »
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR PHILIPPE LEYMARIE *

DES mois après les massacres, l'herbe avait repoussé sur un charnier, dans la
commune de Ntarama, au Rwanda. Un manuel scolaire était demeuré ouvert sur un
extrait du Roman de Renart : " Maudits soient les yeux qui se ferment quand ils
doivent rester ouverts... " L'image a donné son titre à l'ouvrage de Françoise
Bouchet-Saulnier, responsable juridique de Médecins sans frontières, et Frédéric
Laffont, journaliste et réalisateur du documentaire diffusé en décembre dernier, sur
Arte, sous le même titre (1). Pour eux, l'engagement pris en 1948 de réprimer mais
aussi de prévenir tout nouveau génocide _ "Plus jamais ça " _ n'a pas été tenu par la
communauté internationale, qui a laissé se préparer et se réaliser le massacre de
centaines de milliers de Tutsis (et de quelques milliers de Hutus modérés) au Rwanda,
et n'a toujours pas entrepris sérieusement d'en châtier les coupables, comme en
témoignent les lenteurs du Tribunal pénal international. D'Auschwitz à Kigali, cette
quête d'une impérieuse justice est menée en compagnie de deux Rwandais :
François-Xavier Nsanzuwera, un magistrat, et Joseph Matata, militant des droits de
l'homme. L'un, hutu, qui a perdu dans les massacres ses plus proches parents, devient
procureur du tribunal de la capitale, après l'installation du nouveau pouvoir à Kigali ;
l'autre, tutsi, qui avait cru perdre sa femme et ses filles, attaquées à la hache par des
miliciens mais miraculeusement sauvées, multiplie les enquêtes et rapports. Tous
deux se sont efforcés d'établir les responsabilités et de mettre en route la justice
rwandaise. Puis, convaincus que, faute de moyens et de volonté politique, on laissait
crever dans des prisons-mouroirs surpeuplées des centaines de présumés-coupables,
et qu'au lieu de pouvoir garantir un climat favorable à la justice, le nouveau pouvoir
laissait s'accomplir de nouvelles exactions, ils ruminent _ depuis leurs petites
chambres bruxelloises _ sur l'impuissance où ils ont été d'enrayer la machine à
silence. Dans l'abondante production éditoriale sur le génocide au Rwanda _ plus
d'une trentaine de livres en français _ on relève aussi le cri de révolte d'une jeune
femme, Annie Faure, en mission à Kigali pour Médecins du monde : dans ses
Blessures d'humanitaire, cette pédiatre dénonce pêle-mêle l'incompréhension des
directions parisiennes, " l'indécence " du petit monde des ONG sur le terrain, ou le
comportement de l'Eglise catholique : " Ce génocide d'une rapidité inégalée s'est
déroulé dans le pays le plus chrétien d'Afrique... (2). " History of a Genocide, du
chercheur français Gérard Prunier, spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs et de la
Corne, tente _ dans un ouvrage écrit en anglais _ d'identifier les causes et de
démonter la machination qui a conduit à une catastrophe humaine comparable au
génocide juif (3). Défendant la thèse d'un meurtre de masse planifié, il décrit l'impact
de la colonisation sur la société rwandaise, les premiers pas plutôt encourageants de la
" république hutue " indépendante, puis la crise interne du régime : il s'étend alors sur
la question des réfugiés tutsis d'Ouganda, dont l'offensive à partir d'octobre 1990 a
lancé la guerre civile et provoqué une intervention militaire française. MALGRÉ un
début de démocratisation, et la signature des accords politiques d'Arusha associant les
rebelles tutsis au pouvoir, c'est, à partir d'avril 1994 surtout, l'enchaînement des
massacres systématiques _ l'auteur évalue le nombre des victimes entre 800 000 et
850 000, soit 11 % de la population, et les quatre cinquièmes de la communauté tutsie
alors présente dans le pays _ et un redoublement de la guerre civile, qui se termine
par la victoire du Front populaire rwandais et un exode massif des Hutus dans les
pays voisins (deux millions au Zaïre, Burundi, Tanzanie). S'interrogeant sur la
structure politique mise en place par les vainqueurs, Gérard Prunier pointe le rôle
envahissant de l'ancien Front de libération, et ses rapports difficiles avec
l'ex-opposition modérée hutue, dont plusieurs dirigeants ont démissionné ces
derniers mois du gouvernement de Kigali. Il juge " absolument honteuse " la
propension des exilés hutus et de certains milieux occidentaux à accréditer la thèse du
" double génocide ", sous prétexte des exactions qui se produisent sous le nouveau
régime, et il assimile cette attitude à un coupable " révisionnisme ". L'auteur, qui
estime que les mythes (notamment raciaux) ont joué dans le drame rwandais un rôle
qui le rend comparable par moments à une tragédie grecque, ne ménage pas le
pouvoir français : le partenariat avec le régime du président Juvenal Habyarimana n'a
certes pas été la cause des massacres, mais a joué un rôle de " catalyseur ". Sous le
titre Vers un nouveau Rwanda ? le journaliste François Misser publie des entretiens
conduits au début de cette année avec le général Paul Kagamé, l'homme fort du
nouveau régime rwandais : son enfance de réfugié, sa formation puis son rôle au sein
de l'armée de résistance nationale d'Ouganda, les colons, l'Eglise, la naissance du
Front patriotique rwandais, la guerre, le génocide, la justice, la France, les réfugiés, les
exactions reprochées à ses hommes (4). Joseph Ngarambe, économiste, rescapé des
massacres, Jean-Pierre Chrétien, historien français spécialiste de l'Afrique de l'Est,
Marcel Kabanda, spécialisé également dans l'histoire de l'Afrique des Grands Lacs, et
le journaliste Jean-François Dupaquier publient, sous l'égide de Reporters sans
frontières et à la demande de l'Unesco, une analyse sur Les Médias du génocide (5).
Des collections presque complètes de journaux extrémistes ont pu être retrouvées et
traduites, de même que des enregistrements radiophoniques, en particulier ceux de la
fameuse Radio des Mille Collines. Enfin, un reporter de Radio-France, Nicolas
Poincaré, propose le portrait-témoignage de Gabriel Maindron, un prêtre vendéen
installé depuis trente-cinq ans au Rwanda, qui _ de son presbytère, sur les rives
magiques du lac Kivu _ a vu ses paroissiens s'entre-tuer, a tenté d'en sauver, et ne
cache rien des responsabilités de son Eglise, ni de ses propres faiblesses (6).

PHILIPPE LEYMARIE
* Collaborateur régulier du Monde diplomatique, il a été chargé des questions africaines et de défense sur Radio-France internationale (RFI). Il est l'auteur, avec Thierry Perret, des 100 Clés de l'Afrique (Hachette littérature, 2006). Il tient, sur notre site, le blog Défense en ligne.

(1) Françoise Bouchet-Saulnier et Frédéric Laffont, Maudits soient les yeux fermés,
Arte-Editions et J.-C. Lattès, Paris, 1995, 298 pages, 119 F. L'ouvrage comporte une
chronologie de plus de quarante pages, qui détaille presque jour par jour les événements
des deux dernières années.

(2) Annie Faure, Blessures d'humanitaire, Balland, Paris, 1995, 141 pages, 75 F.

(3) Gérard Prunier, The Rwanda Crisis (1959-1994). History of a Genocide, Hurst &
Company, Londres, 1995, 390 pages, 12,50 livres. Outre une bibliographie complète,
l'ouvrage comporte un glossaire, une liste commentée des sigles et un index très détaillé.

(4) François Misser, Vers un nouveau Rwanda ? Coédition Luc Pire-Karthala, Paris,
1995, 168 pages, 130 F.

(5) Sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, Rwanda, Les Médias du génocide,
Reporters sans frontières-Karthala, Paris, 1995, 396 pages, 180 F. La revue Trait d'union
Rwanda 10, éditée en Belgique, a publié également, en janvier, un numéro spécial sur
l'influence des médias dans la crise rwandaise, ainsi qu'au Burundi, en Ouganda et en
Tanzanie (4, rue aux Laines, 1000 Bruxelles).

(6) Nicolas Poincaré, Rwanda : Gabriel Maindron, un prêtre dans la tragédie, Editions
de l'Atelier/Editions ouvrières, Paris, 1995, 128 pages, 70F.
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