Fiche du document numéro 28571

Num
28571
Date
Samedi 12 juin 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
36373
Pages
5
Urlorg
Surtitre
Tribune
Titre
Frédéric Martel : Cynisme, détestation des droits de l'homme... La fin du "védrinisme"
Soustitre
Après la reconnaissance de la responsabilité française dans le génocide rwandais, la pensée d'Hubert Védrine s'est effondrée, selon l'auteur de "Sodoma".
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le "védrinisme" est officiellement mort le 27 mai 2021. Lorsque Emmanuel Macron prononce son discours historique sur le génocide rwandais et reconnaît les responsabilités accablantes de la France, toute l'argumentation aberrante d'Hubert Védrine s'effondre d'un seul coup. Depuis presque trente ans, l'ancien conseiller diplomatique de François Mitterrand, devenu secrétaire général de l'Élysée puis ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin, n'avait pourtant pas ménagé ses efforts pour réécrire l'histoire, minorer l'ampleur du génocide des Tutsis au Rwanda et dénoncer ses détracteurs. Ironisant sur les diplomates récalcitrants, tançant les militaires, appelant les directeurs de journaux, Hubert Védrine avait mené une folle campagne contre la vérité. En vain.

Depuis la remise officielle du rapport d'une commission présidée par l'historien Vincent Duclert, l'affaire était pliée. Et comme pour aggraver son cas, Védrine vient d'accorder une interview à un journal d'extrême droite dans laquelle il fustige "les gauchistes" et la presse, notamment Le Monde, pour avoir rendu compte des responsabilités françaises dans le génocide des Tutsis : "Si les journaux étaient tenus comme autrefois, ça ne durerait pas une minute" (une formule dont il s'est finalement excusé).

Aujourd'hui, les langues se délient, jusque dans les rangs socialistes. Des ministres de François Mitterrand que j'ai interrogés se demandent en privé si Védrine avait bien transmis les notes du renseignement militaire français au Président qui était, en 1994, très malade et obtenu son arbitrage ? L'entourage de Pierre Joxe, ancien ministre de la Défense, confirme qu'il avait bien prévenu Mitterrand de la préparation méthodique du génocide et dénonce le comportement barbouze de la cellule élyséenne qui court-circuitait son ministère et la DGSE. Quant au Premier ministre Michel Rocard, il a témoigné devant la Mission parlementaire d'information, en 1998, affirmant, lui aussi, avoir été contourné et il a critiqué l'action de la France pour une "cause [dont] l'éthique était incertaine" : "Nous avons eu tort de soutenir trop longtemps un régime indigne", conclut-il dans une déposition volontairement censurée (révélée récemment par Libération).

Aveuglement sur la Yougoslavie



La chute de Védrine n'est donc pas accidentelle. Elle est le résultat
d'une longue dérive diplomatique, une surenchère dans les
approximations et un cynisme au service de la minoration des droits de
l'homme.

En témoigne son dernier livre, Dictionnaire amoureux de la géopolitique
(Plon/Fayard) qui s'est révélé être un best-seller inattendu ces
dernières semaines. Souvent cité mais peu lu, ce livre offre en réalité
une clé d'interprétation majeure pour comprendre les errements français
au Rwanda.

La détestation des droits de l'homme est le fil conducteur de ce
dictionnaire et la matrice intellectuelle du "védrinisme". Dans un
langage policé où il ne dit jamais complètement le fond de sa pensée,
l'ancien grand argentier mitterrandiste n'a qu'une obsession : dénoncer
les "droits-de-l'hommistes", le droit d'ingérence, l'universalisme et
les ONG.

Son entrée sur le Rwanda permet, en complément du rapport Duclert, de
comprendre l'aveuglement de la cellule élyséenne qui a "géré" l'affaire
rwandaise. C'est un ramassis de contre-vérités indigne d'un homme de
gauche.

Le même aveuglement apparaît sur la Yougoslavie ou le tandem
Mitterrand-Védrine a apporté durablement un soutien irraisonné au
dictateur Milosevic et aux milices Serbes à Vukovar, Sarajevo et au
Kossovo. Les faits ont été écartés, les intérêts de l'Europe bafoués et
il a fallu attendre Jacques Chirac pour que la morale prévale. Le rôle
de Védrine dans ce dossier mériterait d'être étudié, y compris dans la
volonté de retarder à tout prix l'intervention américaine en Bosnie.

Pâle Kissinger



Il y a d'ailleurs un rapport malsain de Védrine à l'Amérique : un
anti-américanisme délirant doublé d'une fascination obscène. Ce qui lui
fait consacrer une notice à tous les présidents américains depuis
Roosevelt (sauf Lyndon Johnson), ainsi qu'aux diplomates et
intellectuels américains Kissinger, Brzezinski, Fukuyama, Huntington et
Nye, mais aucune à Gandhi, Sadate, Mandela, Nehru, Tito, Nasser,
Castro, ni même à Sharon ou Arafat - comme s'il rayait de la carte
géopolitique le tiers-mondisme ! Le courage du védrinisme consiste à
être fort avec les faibles et faible avec les forts.

Ce pâle Kissinger, ce piètre Pierre Hassner, dénonce les candides et
les idéalistes (qui sont des "démagogues" et des "ignorants"), mais il
n'y a jamais d'amour, jamais de beauté dans son propos. Tout est
complot et machiavélisme - Machiavel qui est d'ailleurs, nous dit-il,
son modèle, et qu'il entend réhabiliter. C'est un livre de passions
tristes.

On se pique quand on lit à trois reprises "Kissinger m'a dit", alors
que tout le monde sait que Védrine parle aussi bien anglais que Louis
de Funès et que, ministre, il a fait rire les diplomates français en
poste à Washington en réclamant un traducteur pour faire traduire
Clinton... mais aussi l'anglais de Jospin !

Pour le reste, ce livre n'a guère d'intérêt ni pour ses informations,
ni pour ses analyses - inexistantes -, ni pour son style ampoulé.
Védrine est le roi de "l'agrégation" : il propose des articles banals
comme des pages Wikipédia, qu'il a rédigé en étant aidé par trois
stagiaires (qu'il remercie à la fin), et ajoute seulement sa patte et,
comme on dit, sa "couleur".

Cette couleur, c'est le cynisme. A force de complexité et de
machiavélisme, Védrine opacifie tout, rend tous les sujets confus. S'il
peut avoir raison de s'inquiéter du "politiquement correct", de la
"cancel culture", de l'écriture inclusive ou l'attitude "woke", son
ironie barbelée est ailleurs problématique. Pourquoi se moquer des ONG
et de Médecins sans frontières qui apaisent, écrit-il, "les
souffrances... des téléspectateurs européens" - quand ceux-ci sauvent
des dizaines de milliers de vie en Méditerranée ? Pourquoi assimiler,
comme l'ont fait tous les dictateurs, droits de l'homme et colonialisme
et les opposer aux droits des peuples à disposer d'eux-mêmes ? Pourquoi
l'universalisme est-il assimilé au "devoir de coloniser, de civiliser,
par prosélytisme" ? Pourquoi écrire de mai 68 que c'était "une
fumisterie pittoresque" ? Pourquoi être aussi confus sur l'écologie et
mettre en doute l'urgence climatique : "L'anthropocène : controverse de
géologues" ? Pourquoi ironiser sur l'aide au développement ("un effet
pervers d'aide à la recolonisation") ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Idéalistes contre pragmatiques



"Oui au réalisme, mais pas à n'importe quel prix"

La pensée diplomatique française a souvent oscillé entre deux écoles :
celle des pragmatiques et celle des idéalistes. A droite : Alain Juppé
face à Dominique de Villepin et Philippe Douste-Blazy ; à gauche,
Claude Cheysson, Hubert Védrine et Jean-Yves Le Drian contre Bernard
Kouchner. Ce face à face Védrine-Kouchner a même façonné l'histoire de
la gauche depuis 1981 : l'éthique de conviction face à l'éthique de
responsabilité. Longtemps, les pragmatiques ont eu raison : on n'a pas
porté secours aux Polonais en 1981 après l'état de siège et on ne
rompra pas nos relations économiques avec la Chine, quoi qu'en pense
Raphaël Glucksmann, à cause de la répression des Ouïghours. Kouchner,
lui-même, devenu ministre de Sarkozy, s'est converti au réalisme.
Védrine marque ici un point contre Bernard Kouchner et Bernard Henri
Lévy : le "droit-de-l'hommisme", comme il le dit, n'est pas tenable
comme critère unique de notre action internationale : la sécurité de la
France, les moyens de nos armées et le risque pour nos soldats, la
défense de nos intérêts économiques et stratégiques doivent peser dans
la balance autant, et sinon plus, que les droits de l'homme. Un certain
pragmatisme prime nécessairement. Védrine a également raison lorsqu'il
pense au temps long, "braudélien", par rapport aux diktats de
l'audience et aux injonctions médiatiques. Et raison encore de citer
René Char : "L'urgent chasse l'important".

Pourtant, une diplomatie sans morale, sans valeurs, sans humanisme
est-elle notre objectif ? Correspond-elle à une "certaine idée de la
France" ? Oui au réalisme mais pas à n'importe quel prix ! De Gaulle
était un pragmatique mais avec des idéaux (sur l'OTAN ou le
tiers-monde) ; Jacques Chirac était un idéaliste pragmatique (sur
Israël et la questions arabe) ; quant à Emmanuel Macron, il a montré au
Rwanda qu'il s'inscrivait dans une lignée réaliste, attentif à la
complexité des faits et à la défense de nos intérêts, mais sans
transiger sur nos valeurs.

Ces valeurs, justement, n'existent pas pour Védrine. Son article
néo-nietzschéen sur "les valeurs", assimilés à une idéologie, est
effrayant. Il donne la nausée. C'est une négation de l'histoire de
notre République. Dans le débat sans fin entre idéalisme et réalisme,
le Rwanda a, je crois, définitivement atteint le coeur de la pensée de
Védrine.

Le védrinisme n'est pas le réalisme ou le pragmatisme comme je l'ai
longtemps cru. C'est une théorie du renoncement. C'est la "théorie de
l'hyperpuissance" qui se moque des petits et des victimes. C'est le
rejet viscéral des droits de l'homme au nom d'un anti-humanisme
primaire et mortifère. C'est la négation de ce qu'est notre pays.

Au moment où les Français découvrent médusés non seulement que la
France a soutenu un régime qui a assassiné 800.000 Tutsis en trois
mois, mais surtout que des dysfonctionnements graves ont eu lieu au
plus haut sommet de l'État, où une cellule Élyséenne dépendant du
secrétaire général Hubert Védrine a court-circuité nos armées, nos
diplomates et jusqu'à nos services secrets, il est temps de regarder la
vérité en face.

Si la France n'a pas organisé ou participé au génocide de presque un
million de Tutsis par les militaires et le racisme Hutu, elle l'a rendu
possible. Sans idéalisme, elle a perdu toute boussole ; sans réalisme,
elle est allée à l'encontre de ses intérêts. C'est le contraire du
pragmatisme. Voilà pourquoi Védrine va devenir, et pour longtemps, le
grand vilain de la diplomatie française.

*Frédéric Martel est écrivain, journaliste et professeur à l'Université
des Arts à Zürich. Il anime l'émission "Soft Power" sur France Culture.
Il est notamment l'auteur de "Sodoma", "Mainstream" et "Le Rose et le
Noir".
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024