Fiche du document numéro 28494

Num
28494
Date
Septembre 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
731276
Pages
7
Surtitre
Une avancée de la démocratie parlementaire
Titre
La politique française au Rwanda en questions
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR PHILIPPE LEYMARIE *

Rien ne sera plus comme avant : c'est déjà le sentiment, à deux mois de la publication
de leur rapport, de la plupart des membres de la Mission parlementaire française sur
le Rwanda, qui a commencé ses auditions en avril 1998. Le nombre et la qualité des
témoins et des acteurs entendus, la masse de documents en cours de compilation - des
centaines de télégrammes diplomatiques, rapports militaires de mission, bulletins de
situation des services secrets, dossiers d'exportation de matériels militaires -
devraient permettre de reconstituer l'enchaînement des événements, des motivations,
des décisions et des actes qui ont conduit le gouvernement français à engager si avant
sa diplomatie et son armée, entre 1990 et 1994, dans ce petit pays de l'Afrique des
Grands Lacs. Un engagement si ample que Paris est accusé par certains d'avoir été le
« complice » d'un génocide (1).

Ce travail de recherche est d'autant plus impressionnant qu'il est le fait de la
représentation nationale et s'exerce dans une enceinte ouverte, sur une question de
politique extérieure qui fait traditionnellement partie du « domaine réservé » de
l'exécutif, et qui relève d'une politique longtemps taboue : les relations avec l'Afrique.
Cet exercice d'introspection, qui frôlera peut-être les limites d'un procès en
responsabilité, est déjà, après des années de silence et de culpabilité collective, le
signe qu'il y a une volonté, en France, d'exercer désormais un droit de regard sur les
engagements internationaux du pays (lire « Sortir du secret »), de sortir en particulier
de l'imbroglio franco-rwandais, et d'acquérir une vision géopolitique renouvelée,
tournant la page des « chasses gardées » et des prés carrés, et tenant compte de
l'émergence d'une autre Afrique.

« Comme la division Leclerc »

Les premiers commentaires des plus hauts responsables de l'époque, gauche et droite
mêlées, devant les députés de la Mission d'information, avaient pu faire cependant
croire à une défense et illustration sans nuances de l'attitude adoptée à l'époque par
Paris : ils considéraient la mise en cause de la politique au Rwanda, dans la presse
française ou étrangère, comme une « extrême injustice » (amiral Jacques Lanxade,
chef d'état-major des armées entre 1991 et 1995), « une campagne haineuse »
(M. Edouard Balladur, premier ministre de 1993 à 1995), un exercice
« d'autoflagellation et de pensée unique » (M. Bernard Debré, ministre de la
coopération entre 1994 et 1995), alors même que la France était « désespérément
seule » (M. Hubert Védrine, conseiller diplomatique puis secrétaire général de
l'Elysée, entre 1991 et 1995), qu'elle a été « l'unique pays de la communauté
internationale à avoir tenté quelque chose » (M. Edouard Balladur), « montrant
l'exemple » (M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères de 1993 à 1995). La
plupart ont affirmé « ne pas avoir de regret sur ce qui a été fait » (M. Roland Dumas,
ministre des affaires étrangères de 1988 à 1995), voire en avoir conçu « une légitime
fierté » (M. Alain Juppé) (2).

Comme si - au bout du compte - il n'y avait pas eu échec cinglant de tous les
ingrédients de cette politique : un soutien mal agencé au président Juvénal
Habyarimana (soutien qui n'a pu empêcher la radicalisation du régime ni un premier
enchaînement de massacres en 1991-1992) ; l'incompréhension de la nature et de la
stratégie du Front patriotique rwandais (FPR), bras armé des réfugiés tutsis
d'Ouganda et de leurs alliés hutus dits « modérés » ; ainsi que l'impossible mise en
œuvre des accords de paix d'Arusha, qui a débouché sur le terrible génocide de juillet
1994...

A entendre les responsables de l'époque, l'argument géopolitique à l'ancienne, tel
qu'analysé dans la plupart des cercles militaires et politiques, avait pesé lourd. Le
président François Mitterrand considérait que « l'agression menée par le FPR était
une action déterminée contre une zone francophone » (amiral Jacques Lanxade) ; il
redoutait - « à partir du soutien de Washington à l'Ouganda » (M. Hubert Védrine)
et de « l'invasion étrangère » menée contre le Rwanda depuis ce pays - une « volonté
hégémonique des Américains sur cette région, et peut- être sur toute l'Afrique »
(M. Bernard Debré). Au surplus, alors que « le président Habyarimana fut un des
seuls à accueillir chaleureusement le discours du président français à La Baule »
(M. Jean-Christophe Mitterrand, conseiller pour les affaires africaines à l'Elysée entre
1986 et 1992), « on ne pouvait laisser un gouvernement légitime être renversé »
(M. Hubert Védrine) : la France « n'aurait plus le même prestige et la même
autorité » (M. Roland Dumas). Il s'agissait donc « d'envoyer un signal clair » (amiral
Lanxade), alors que la « minorité tutsie se lançait dans une opération de reconquête,
avec l'aide matérielle et humaine de l'Ouganda » (M. Edouard Balladur)…

Un discours unanimiste, construit sur les canons traditionnels du genre : chacun de
ces anciens ou actuels responsables paraissait accepter l'idée d'un « front » culturel et
politique, d'une ligne de partage et d'influence, sur laquelle des puissances adverses -
comme au temps des empires ou de la « guerre froide » - ont à contenir une poussée,
tenir une frontière, comme autant de « parrains » contraints à faire leurs preuves
pour rassurer leurs vassaux respectifs. Certains membres de la Mission parlementaire
se sont d'ailleurs étonnés de retrouver quasiment intacte cette conception d'une
« pseudo-guerre d'influence » dans les Grands Lacs, qui aurait aussi fait « perdre le
Zaïre » à la France. « Le FPR allait prendre le pouvoir au Rwanda ? Et alors ! », se
demande l'un d'eux, pour qui Paris, justement, aurait dû quitter ce pays dès octobre
1990, aussitôt ses ressortissants évacués (3), et non prendre le risque de s'y enliser.

Cette vision a pourtant déterminé une analyse des événements discutée par les
députés. Assistait-on, à partir de la première attaque du FPR, en octobre 1990, à une
guerre classique d'invasion opposant deux pays, ou plutôt à une guerre civile ? A
l'époque ministre des affaires étrangères, M. Roland Dumas s'est expliqué lors de son
audition : « Je dis agression venue de l'extérieur, je ne dis pas qu'elle ne
comportait pas une revendication légitime. C'était une minorité qui réclamait son
droit, et ce droit pouvait s'exprimer dans un régime démocratique que nous avons
souhaité instaurer. Est-ce qu'il était légitime d'aller chercher une aide extérieure
dans les conditions que l'on connaît maintenant, pour combattre une autorité
légitime reconnue sur le plan international ? » M. Michel Rocard, ancien premier
ministre, a radicalement contesté cette analyse : « Pour les Rwandais d'aujourd'hui,
c'est le FPR qui a mis fin au génocide, c'est l'armée de libération venue de l'étranger,
comme la division Leclerc est venue d'Angleterre. Ma lecture est qu'il s'agissait d'une
guerre civile où une armée de libération (face à un régime devenu odieux) est née à
l'extérieur parce qu'elle ne pouvait pas naître à l'intérieur (…). »

Pour les défenseurs de la politique française d'alors, le soutien au régime rwandais
n'était pas aussi monolithique qu'on l'a dit : la France aurait « tordu le bras à
plusieurs reprises au président Habyarimana » (M. Hubert Védrine), qui était
« poussé à la négociation, à la réconciliation, au partage du pouvoir » (M. Alain
Juppé). Les efforts faits par la France pour contenir les tensions au sein du Rwanda
étaient « nécessaires, justifiés, méritoires » (Mme Edith Cresson, premier ministre
entre 1991 et 1992). Les militaires y contribuaient, en développant une « stratégie
indirecte », sans engagement sur le terrain, par des actions de formation et de
fourniture d'équipements, et un niveau de forces variable en fonction des « signaux »
à envoyer : une manière de « gagner du temps pour dégager une solution politique »
(général Christian Quesnot, chef de l'état-major particulier, à l'Elysée, entre 1991 et
1995). Mais ce message pouvait-il être clairement perçu des extrémistes hutus, alors
que les hommes de l'opération Noroit restaient en place, ceux du Détachement
d'assistance militaire interarmées (DAMI) continuant à instruire les forces
rwandaises, et les coopérants de l'Assistance militaire technique (AMT) conseillant
toujours leurs homologues sur la conduite des opérations ?

La dérive extrémiste du pouvoir à Kigali n'avait certes pas échappé aux dirigeants
français, mais le choix fut de « continuer à aider le président Habyarimana, perçu
comme un modéré prêt au partage du pouvoir » (M. Jean-Christophe Mitterrand).
Par la suite, le chef de l'Etat français « semblait prendre comme une trahison les
tueries perpétrées par les Hutus que la France avait soutenus si longtemps »
(M. Bernard Debré) et avait confié à l'ancien ministre devenu son médecin (4) : « Je
savais que la chute d'Habyarimana signifiait l'embrasement de toute la région. »
Le président François Mitterrand conduisait, depuis l'Elysée, la politique étrangère du
pays, notamment en Afrique, en relation directe avec les départements des affaires
étrangères, de la coopération et de la défense. M. Michel Rocard, premier ministre en
octobre 1990, a confessé « n'avoir jamais entendu parler du Rwanda pendant cette
période », et « avoir appris le lancement de l'opération Noroit par la presse », tandis
que l'ancien ministre des affaires étrangères Roland Dumas s'est justifié : « Nous
étions les héritiers d'un système mis en place sous la Ve République, avec ses centres
de décision, sa concentration… »

En 1992, le Rwanda, engagé dans les négociations politiques, ne semblait pas être la
question la plus urgente du moment : « A cette époque, il y avait une crise [africaine]
par semaine » (Mme Edwige Avice, ministre de la coopération entre 1991 et 1992). Le
dossier rwandais aurait été géré « à l'égal des autres crises africaines, discrètement
mais pas secrètement » (général Christian Quesnot). La Mission d'information, qui a
également entendu des hauts fonctionnaires et des militaires « de terrain », devra
préciser le circuit suivi par les informations, leur mode de collecte et de transmission,
puis les mécanismes de prise et d'application des décisions tout au long d'une chaîne
complexe bien que tournant autour de l'Elysée (5). Elle s'interrogera également sur le
fondement légal de l'opération Noroit, engagé d'octobre 1990 à décembre 1993, dont
M. Paul Quilès, président de la Mission d'information (6), estime déjà qu'elle est allée
« plus loin que les accords de coopération », les militaires français restant sur place
après avoir évacué les ressortissants français et belges qu'ils étaient venus
protéger (7).

Dans la période trouble qui précède les accords d'Arusha d'août 1993, l'engrenage
s'est précipité, la violence, les offensives et les livraisons d'armes encadrant les
tentatives successives de négociation. Pour la plupart des anciens responsables
français auditionnés, c'est le FPR qui, en agressant le pays, a déclenché la guerre qui a
conduit au génocide. « Il avait choisi la victoire, n'avait pas retenu la voie du
compromis politique », seule à même de trouver une solution pour « diriger une
société pourtant complexe », a expliqué le général Christian Quesnot (8), pour qui les
contacts établis avec les rebelles ont été « assez tardifs », dans un contexte « de haine
et de peur de l'autre », et d'une guerre « cruelle et totale » où l'on faisait « peu de
prisonniers (9) ».

Selon cet officier supérieur français, la nature même des accords d'Arusha, qui
organisaient le partage du pouvoir entre le régime à dominante hutu et la minorité
tutsie, peut expliquer le déclenchement du génocide. « La part exorbitante » accordée
au FPR (55 % des officiers, 40 % de la troupe) « m'avait fait penser que ce serait
difficile à mettre en œuvre », explique l'ancien chef d'état-major particulier de
l'Elysée, qui rappelle qu'il a fallu exercer « de très fortes pressions sur le président
Habyarimana pour l'amener à signer », les alliés du FPR n'en ayant pas fait autant à
l'égard de leur poulain. Tandis que, selon l'ancien ministre rwandais de la défense,
M. James Gasana (10), il existait à l'époque un « décalage » entre la présence militaire
française au Rwanda et l'inactivité du représentant de Paris aux négociations
d'Arusha, ce qui donnait « l'impression fausse que Paris privilégiait la solution
militaire ».

Sur le degré de participation des militaires français aux affrontements avec le FPR, sur
les livraisons d'armes aux forces armées rwandaises, ou même le statut de l'opération
Turquoise, les questions répétées des députés, laissées le plus souvent sans réponse
précise, démontrent que l'armée a gardé pour l'essentiel ses réflexes de « grande
muette » - même si certains de ses chefs se sont résolus, pour la première fois, à
témoigner, parfois publiquement et à leur demande. Le général Christian Quesnot a
ainsi affirmé que, « à sa connaissance », les soldats français de l'assistance militaire
technique s'étaient contentés d'assurer leurs missions de formation à l'emploi des
équipements, ou aux tactiques de combinaison entre l'infanterie et l'artillerie, sans
jamais se mêler aux combats.

Certains témoins ont cependant reconnu « qu'il a pu y avoir des relations trop
étroites entre certains militaires français ou les services et M. Habyarimana »
(M. Hubert Védrine), ou que « certains personnels ont pu être parfois à proximité
des combats, en raison de l'exiguïté du pays » et porter l'uniforme rwandais « pour
protéger leur identité » (amiral Jacques Lanxade), tous points qui font l'objet
actuellement d'investigations. Un officier supérieur français avait été placé à
l'intérieur de l'état-major de l'armée rwandaise, a confirmé M. James Gasana, pour
qui « les instructeurs pouvaient suivre leurs élèves dans les zones de combat », mais
ne leur « ont pas donné d'instructions opérationnelles », même si, a précisé l'ancien
ministre rwandais, « les armes d'appui n'étaient utilisées que sur autorisation de la
France ».

On ne cache pas, au sein de la Mission, « continuer à travailler » également sur la
composition et les missions du fameux DAMI, dont les effectifs avaient été augmentés
et qui a pu participer à des opérations secrètes. La pratique des contrôles routiers,
avec questions sur l'origine ethnique des interpellés - qui a fait dire à l'ancien chef de
la Mission d'aide et de coopération, M. Michel Cuingnet, que l'armée française avait
un rôle « d'armée d'occupation (11) » - fera également l'objet de vérifications. De
même que la chronologie des commandes et des livraisons d'armes. Ou le gonflement
rapide des effectifs de l'armée rwandaise dans la période précédant les accords
d'Arusha, les modalités de leur entraînement et de leur équipement par les Français,
au point qu'à cette période 70 % des dépenses ordinaires de l'Etat rwandais étaient
consacrés à l'effort de guerre.

L'analyse de la précipitation dramatique des événements en 1994 demande également
à être approfondie. D'abord sur l'origine du mystérieux missile qui, en abattant l'avion
du président Habyarimana, a tout déclenché. Aucune enquête officielle n'a jamais été
menée à bien sur ce fait capital. On en est donc toujours réduit aux conjectures, ou
aux demi-certitudes des uns et des autres, qui ne reposent sur aucune preuve. La piste
française ? C'eût été comme « se tirer dans le pied », a fait valoir le général Quesnot.
Un coup des ultras hutus voulant torpiller les accords d'Arusha ? Certains éléments
réunis par la Mission parlementaire tendraient à orienter les recherches plutôt dans
cette direction. C'est aussi le sentiment de divers analystes, comme M. Gérard
Prunier, qui a affirmé en détenir la preuve. Un tir des rebelles, sans doute manipulés
par les renseignements américains (CIA) ? C'est la conviction, par exemple, de l'ancien
ministre Bernard Debré. Les uns et les autres avancent, au passage, des hypothèses
sur l'origine du missile. Mais la Mission parlementaire aura-t-elle les moyens
d'enquêter dans le monde glauque des services et des barbouzes, où l'on retrouve,
entre autres, l'ex-capitaine Paul Barril, qui exerçait ses talents sécuritaires auprès de
la famille Habyarimana ?

Surtout, des éclaircissements concernant la mission de l'opération Turquoise, en juin
1994, reconnue par tous comme « ambiguë », sont nécessaires : la création d'une
« zone humanitaire sûre » pour les réfugiés au sud-ouest du Rwanda, à partir des
villes zaïroises de Goma et Bukavu, a-t-elle vraiment sauvé des vies, comme l'ont
réaffirmé lors de leurs auditions les responsables de l'époque, et combien, alors que le
génocide proprement dit était largement consommé ? Ou bien a-t-elle surtout
contribué - on l'a vu par la suite, lorsque des centaines de milliers de déplacés
rwandais se sont réfugiés à l'est du Zaïre, avec des conséquences qui sont encore
ressenties aujourd'hui - à rendre plus inextricable encore la situation dans la région ?
« Nous n'avons pas pu arrêter les criminels : cette opération n'était pas mentionnée
dans notre mandat », a expliqué M. Edouard Balladur lors de son audition, s'attirant
notamment cette réplique de M. Jean-Hervé Bradol, un des responsables de Médecins
sans frontières : « Ce n'est pas avec des caisses de biscuits que l'on s'oppose à un
génocide. »

Finalement, de nombreuses questions devront être tranchées par le rapport qui sera
rendu public en octobre prochain par les députés. N'a-t-on pas, par exemple, plaqué
les schémas classiques des interventions françaises en Afrique telles qu'elles étaient
menées depuis plus de trente ans sur la situation d'un pays qui ne l'était pas ? A-t-on
suffisamment tenu compte de ce qu'une application mécaniste des préceptes
« démocratiques », énoncés notamment au sommet franco-africain de La Baule, et
fondés sur la règle de la majorité, pouvait avoir comme effets dévastateurs dans des
régions qui n'avaient jamais fonctionné selon le principe « un homme, une voix » ? Ne
convenait-il pas, à côté de l'étiquette d'« agresseur » apposée au FPR, de considérer
aussi que - par ses pressions et sa revendication pour un partage du pouvoir - il avait
été, à sa manière, un accélérateur de la démocratisation, avant que tout ne tourne
mal ?

Etait-ce surtout, de la part de la France, « une faute géopolitique », comme l'a estimé
M. Michel Rocard, pour qui « on s'était trompé de camp ». A-t-elle agi « par
ignorance et suffisance » (M. Michel Cuingnet) ? En adoptant le plus souvent le point
de vue du président Habyarimana, au risque d'être parfois manipulée, a-t-elle
contribué à la « faisabilité du génocide » (M. Gérard Prunier), même si elle ne l'a ni
senti venir ni bien sûr souhaité, ou accompagné, contrairement à certaines
insinuations délirantes ? « On n'a pas fait, pas voulu, pas orchestré, mais on a été
là », résume par avance un député. La France aurait-elle été, en ce sens,
« responsable » plus que « coupable » ? Mais surtout, cette dérive serait-elle allée
aussi loin si un homme seul, et malade, n'avait pas été en charge et en position de
prendre les décisions essentielles, sans en référer à la communauté nationale ni à ses
représentants, tenus systématiquement à l'écart de décisions qui - comme c'est le cas
le plus souvent pour les interventions militaires - engagent la souveraineté, et parfois
l'honneur d'un Etat…

PHILIPPE LEYMARIE

* Collaborateur régulier du Monde diplomatique, il a été chargé des questions africaines et de défense sur
Radio-France internationale (RFI). Il est l'auteur, avec Thierry Perret, des 100 Clés de l'Afrique
(Hachette littérature, 2006). Il tient, sur notre site, le blog Défense en ligne.

(1) Lire Colette Braeckman, « Autopsie d'un génocide planifié au Rwanda »,
François-Xavier Verschave, « Connivences françaises au Rwanda », Le Monde
diplomatique, mars 1995 ; Philippe Leymarie « Litigieuse intervention française au
Rwanda », Le Monde diplomatique, juillet 1994.

(2) La quasi-intégralité des auditions publiques de la Mission d'information de
l'Assemblée nationale sur le Rwanda peut être consultée sur le site Internet organisé par
les intellectuels signataires d'un appel pour la création d'une commission d'enquête sur la
politique française au Rwanda, mis en ligne avec l'appui de Médecins sans frontières, à
l'adresse : www.paris.MSF.org. Il existe également un site du réseau documentaire
international sur la région des Grands Lacs, avec notamment les auditions de la
commission d'enquête du Sénat belge et celles du Tribunal international sur le Rwanda :
www.grandslacs.net.

(3) Comme cela a d'ailleurs été fait à Brazzaville en juin 1997. Sur la nature du FPR, lire
« Au Rwanda, les massacres ethniques au service de la dictature », Le Monde
diplomatique, avril 1993.

(4) Ancien ministre de la coopération, le Pr Bernard Debré dirige le service d'urologie de
l'hôpital Cochin, à Paris, où le président Mitterrand avait été opéré à plusieurs reprises.

(5) Le général Christian Quesnot, par exemple, a reconnu que le renseignement utilisé à
l'état-major particulier de la présidence française émanait « à 90 % de la Direction du
renseignement militaire », et qu'il n'y avait « pas de synthèse globale écrite de toute la
production de renseignements ».

(6) Et lui-même ministre de la défense, entre 1985 et 1986.

(7) Le rapport final de la Mission parlementaire devra établir si la menace d'attaque de
Kigali par le FPR était réelle, et ce qu'il en a été des « coups de feu en l'air » tirés à
l'époque par des soldats de l'armée régulière . « Nous avons été manipulés », a estimé à
ce propos l'universitaire Gérard Prunier.

(8) Pour l'ancien chef du cabinet militaire du président François Mitterrand, il ne faut pas
s'étonner que le FPR, « mouvement à l'origine strictement militaire », ait choisi l'option
militaire « dont il avait les moyens » : le général Quesnot rappelle que le fondateur du
mouvement, M. Fred Rwigyema, était auparavant chef d'état-major de l'armée
ougandaise, et que son successeur, M. Paul Kagamé - actuel « homme fort » du
Rwanda -, ancien chef des renseignements de cette même armée, s'est formé en Tanzanie,
à Cuba ainsi qu'à l'école de guerre et au commandement des forces spéciales américaines.

(9) Le général Quesnot estimait, en 1991, les pertes pour les Forces armées rwandaises
(FAR) à 5 000. A la même époque, les effectifs du FPR étaient évalués à une dizaine de
milliers d'hommes.

(10) M. James Gasana, ministre de la défense entre 1992 et 1993, a été, avec le premier
ministre Faustin Twagiramungu, une des deux personnalités rwandaises de la mouvance
d'opposition hutue entendues par la Mission parlementaire d'information. Ils étaient
entrés au gouvernement dans le cadre de la politique d'« ouverture » consentie par le
président Juvénal Habyarimana après le sommet de La Baule et le déclenchement de la
guerre.

(11) M. Michel Cuingnet, chef de la Mission d'aide et de coopération française au
Rwanda de 1989 à 1993, a été le premier fonctionnaire à critiquer vivement, devant les
parlementaires de la Mission d'information, la politique de Paris durant cette période.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024