Fiche du document numéro 28478

Num
28478
Date
Mercredi 2 juin 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
193046
Pages
1
Titre
Guillaume Ancel. Une page sordide s’est enfin tournée pour les militaires français qui se sont vu imposer le silence mortifère
Soustitre
L’ancien militaire salue le discours historique d’Emmanuel Macron le 27 mai, à Kigali. Un geste politique qui, pour ce vétéran de l’opération « Turquoise » organisée par la France au Rwanda, « rétablit la vérité en affrontant la réalité » et met fin à vingt-sept années de déni
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Source
Type
Tribune
Langue
FR
Citation
Dans un discours historique
prononcé à Kigali, le
27 mai, le président Emmanuel
Macron a reconnu
officiellement la responsabilité
« accablante » de la France et demandé,
avec subtilité, pardon au
peuple rwandais. Soulagement et
émotion devant ce geste politique
qui rétablit la vérité en affrontant
la réalité et rétablit « en même
temps » la dignité de la France,
compromise par une poignée de
décideurs autour de François Mitterrand
pour avoir soutenu les génocidaires
du Rwanda, dans une
géopolitique hallucinée au détriment
de toute humanité.
Certes, les Français n’ont pas
participé au génocide – ce dont
nous n’avions jamais douté –,
mais en apportant leur soutien
aux extrémistes hutu qui mettaient
en place une « solution finale
» contre les Tutsi, ils se transformaient
de fait en « collabos »
de ces nazis du Rwanda. J’en étais.
De 1990 à 1994, sans que les
Français le sachent, nous nous
sommes battus aux côtés de
ceux qui préparaient le génocide.
Nous les avons aidés à multiplier
par sept leur armée, qui allait
devenir le fer de lance de cette
monstruosité. Nous les avons
même aidés à constituer des
« milices d’autodéfense » qui seront
les escadrons de la mort de
leur épouvantable programme.

Nous avons perturbé l’enquête

En avril 1994, avons-nous
seulement
fermé les yeux quand une
équipe de mercenaires est venue
préparer l’attentat contre le président
Juvénal Habyarimana, à partir
du camp de Kanombe qu’occupaient
les « unités d’élite » rwandaises
que nous « instruisions » ?
Nous avons volé les boîtes noires
de l’avion sur les lieux du crash
pour perturber l’enquête et diffusé
de fausses preuves fournies
par leur Himmler, le colonel Bagosora
[présenté comme le cerveau
du génocide rwandais, il a été condamné
à la perpétuité, en 2008,
par le Tribunal pénal international
pour le Rwanda].
Nous avons accueilli les nazis
du Rwanda dans l’ambassade de
France pour qu’ils constituent
un « gouvernement intérimaire »,
qui sera le gouvernement des
génocidaires, à l’encontre même
des accords d’Arusha [signés le
4 août 1993 et en vertu desquels
les casques bleus de l’ONU prennent
le relais de la présence militaire
française], qu’on qualifiait de
« Munich » à l’Elysée…
Et lorsque nos avions ont atterri
le lendemain à Kigali pour évacuer
les ressortissants étrangers,
ils ont débarqué encore des armes
pour ces hordes criminelles.
Plusieurs dizaines de nos soldats
d’élite sont restés sur place pour
une mission qui est encore soigneusement
cachée. En plein génocide,
l’Elysée a officiellement
reçu une délégation conduite
par leur Goebbels et nous avons
continué à les assurer de notre
soutien et de nos armes.
Nous avons commémoré, en
juin 1994, les 50 ans du massacre
d’Oradour-sur-Glane
avec un formidable
: « Plus jamais ça ! » du
président Mitterrand, tandis que
nos alliés répétaient quinze fois
par jour ces massacres : 10 000
morts par jour pendant cent
jours. Au 75e jour des massacres,
tandis que nos brillants alliés
perdaient pied face aux soldats
du Front patriotique rwandais
(FPR) de Paul Kagame, nous
avons déclenché l’opération
« Turquoise », sous « mandat humanitaire
de l’ONU », pour envoyer
les meilleures unités de
l’armée française se battre contre…
les ennemis des génocidaires,
ces soldats du FPR que nous
ne cessions de désigner comme
notre ennemi. Et lorsque nos
soldats ont croisé les survivants
tutsi des collines de Bisesero, ils
ont reçu l’ordre de les laisser
choir à nos alliés qui les massacraient,
parce que la mission
fixée par l’Elysée était claire :
stopper nos ennemis plutôt que
les génocidaires. Trois jours plus
tard, mes camarades des forces
spéciales ont désobéi, sans le
dire, pour porter enfin secours
aux rescapés de Bisesero, et ils
en furent blâmés. L’armée française
a alors créé, sur ordre, une
« zone humanitaire sûre » qui a
sauvé l’armée des génocidaires.
Nous avons même été obligés
de mener des raids à l’intérieur
de cette zone, que nous « protégions
», pour sauver quelques rescapés
tutsi de la volonté exterminatrice
des SS qui s’y étaient installés
en toute liberté.
Nous aurions pu nous arrêter
là, dans ce désastre, mais nous
avons été obligés de boire la
coupe jusqu’à la lie. Les organisateurs
du génocide se sont présentés
à Cyangugu, où se trouvait
un groupement militaire français,
celui dont je faisais partie.
Son commandant fut obligé d’escorter
les responsables du génocide
jusqu’à la frontière du Zaïre,
devenu Congo, alors qu’il avait
réclamé de les arrêter.
Ces criminels ne sont pas partis
seuls : ils avaient pu conserver la
Radio Mille Collines, qui diffusait
leurs ordres odieux, et ils ont déclenché
l’exode forcé de la population
hutu pour continuer leur
« résistance », la destruction des
Tutsi. Nous leur avons à nouveau
livré des armes et nous leur
avons même proposé nos conseils
pour élaborer une nouvelle
stratégie. Ces combats durent encore
dans l’est du Congo [avec la
« deuxième guerre du Congo », de
1998 à 2002, puis celle du Kivu],
faisant près de 300 000 morts,
dix fois plus de vies massacrées
que celles « sauvées » par l’opération
« Turquoise », qui, de fait, a
sauvé les génocidaires.

Une vérité indéfendable

Des voix se sont élevées en
France pour réclamer des explications.
Mais la vérité était indéfendable
et inacceptable, alors
les responsables de l’époque ont
inventé des thèses « alternatives
» pour atténuer leurs responsabilités
et enterrer ce désastre
français. A la tête de
certains d’entre eux, depuis
vingt-sept
ans, Hubert Védrine
[secrétaire général de l’Elysée de
1991 à 1995] oriente les actions :
n’y aurait-il
pas eu un deuxième
génocide, commis par les Tutsi,
qui contrebalancerait l’horreur
de celui qu’ils avaient subi ? Le
président Kagame n’aurait-il
pas
organisé lui-même
l’assassinat
du président Habyarimana pour
déclencher le génocide ? Des
Tutsi n’auraient-ils
pas infiltré
ces milices qui démembraient
les leurs pour les transformer
justement en bourreaux ? Le
négationnisme, ce n’est en effet
pas seulement nier le génocide
contre les Tutsi, c’est aussi
chercher à atténuer la responsabilité
de ceux qui l’ont commis
ou, pis, de transformer les bourreaux
en victimes.
Le 27 mai, avec solennité, avec
des mots choisis, avec une humilité
à laquelle il ne nous avait
pas habitués, le président Macron
a rétabli l’équilibre des valeurs
qui honorent notre nation
et notre société, la capacité à affronter
la réalité, l’intelligence
d’apprendre de ses échecs et la
force de reconnaître ses erreurs.
Pour les militaires français, qui
se sont vu imposer une politique
délirante amenant à collaborer,
qui se sont vu imposer un silence
mortifère et le déshonneur
d’assumer de tels mensonges,
c’est une page sordide de notre
politique qui est enfin tournée.
Car l’honneur d’un soldat réside
dans son humanité bien plus
que dans sa discipline, et c’est
pour cela que mon cœur s’est
senti soulagé en écoutant ce président
nous libérer de la honte
d’avoir collaboré.
Guillaume Ancel est un ancien
lieutenant-colonel de l’armée
française, vétéran de l’opération
« Turquoise » ; il a écrit
« Rwanda, la fin du silence »
(Les Belles Lettres, 2018)
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