Fiche du document numéro 28215

Num
28215
Date
Lundi 19 avril 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
90274
Pages
4
Urlorg
Surtitre
Rapport Muse
Titre
Rwanda : «La France a rendu possible un génocide prévisible»
Soustitre
Rendu public ce lundi à Kigali, le rapport Muse sur le rôle de la France au moment du génocide confirme un soutien délibéré aux extrémistes responsables du génocide des Tutsis en 1994. Et souligne combien cet appui a persisté bien après la fin des massacres. Une compromission qui reste encore en partie secrète.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Lors de l'opération Turquoise, mission française au Rwanda, en juin 1994. (Charles Caratini/Sygma. Getty Images)

Un vertige et un secret. Alors que le rapport Muse sur le rôle de la France au Rwanda au moment du génocide des Tutsis a été rendu public ce lundi à Kigali, trois semaines après celui publié à Paris par la commission Duclert, la confirmation de l’ampleur de l’implication de Paris au côté du régime génocidaire est désormais officiellement établie dans les deux pays concernés.

C’est bien la première fois que les deux pays s’accordent pour reconnaître, aussi largement, le rôle toxique de la France auprès des extrémistes qui vont orchestrer une solution finale africaine. Et même si cette dérive française était depuis longtemps établie, les deux rapports alimentent nos connaissances sur le délire néocolonialiste, et même le racisme, d’un quarteron de dirigeants français qui «vont soutenir un régime répressif qui massacrait les Tutsis de façon barbare», comme le souligne le rapport Muse, réalisé par un cabinet d’avocats américains mandaté par Kigali depuis fin 2016. «La France a rendu possible un génocide prévisible», constate le rapport remis ce lundi au gouvernement rwandais. Voilà pour le vertige que procure une politique menée sans aucun contrôle démocratique, à l’insu de l’opinion française.

Offensives judiciaires



Certes en France comme au Rwanda, d’autres rapports avaient déjà été publiés sur ce sujet qui hante les mémoires depuis un quart de siècle : en France, dès 1998, une mission d’information parlementaire (MIP) avait été constituée, permettant d’auditionner plus de 80 acteurs de l’époque et de collecter un nombre important de documents. Au Rwanda, la commission Mucyo avait de son côté rendu son rapport en 2008, mettant directement en cause 13 personnalités politiques françaises et 20 militaires français dans ces événements tragiques. Mais ces précédentes enquêtes avaient été publiées dans un climat tendu, pollué par des offensives judiciaires qui brouillaient la vérité, multipliant les polémiques. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Et si le rapport Duclert comme le rapport Muse n’apportent pas véritablement de «scoop», malgré quelques informations inédites, ils enfoncent tous deux le couteau dans la plaie avec pour la première fois l’accord concerté de Paris et Kigali.

Reste tout de même un malaise : celui d’une censure qui persiste. Le rapport Duclert avait déjà exprimé sa déception par rapport à une forme d’obstruction, limitant l’accès à certaines archives, voire l’interdisant. Comme ce fut le cas avec le surprenant refus du bureau de l’Assemblée nationale, pourtant dominé par le parti présidentiel, de souscrire à la volonté affichée de transparence de Macron, en refusant à la commission Duclert tout accès aux archives de la MIP. Le rapport Muse enfonce le clou : «L’Etat français, bien qu’ayant connaissance de cette enquête, n’a pas coopéré» avec l’équipe américaine mandatée par Kigali. Trois demandes de documents envoyées à Paris par le Rwanda, sont restées sans suite.

«Opération de camouflage»



Qui a-t-il donc encore à cacher, alors même que les faits déjà établis offrent un tableau accablant ? On peut soupçonner qu’il s’agit, en partie du moins, de documents qui constituent des mises en cause plus individuelles. Pourtant de façon tacite, les rapports Duclert comme Muse, évitent de s’aventurer sur le terrain judiciaire de la «complicité de génocide». Le rapport Duclert a même clairement indiqué n’avoir rien trouvé en ce sens, du moins dans les archives consultées. C’est certainement le prix à payer dans l’immédiat pour concrétiser le rapprochement diplomatique entre les deux pays, qui devrait être acté par une visite de Macron à Kigali en mai.

Mais le rapport Muse va bien plus loin que celui de la commission Duclert, en élargissant ses recherches aux vingt-cinq années qui ont suivi le génocide. Il dénonce ainsi une «opération de camouflage» de la part de l’Etat français, accusé non seulement de refuser de «divulguer l’ensemble de ses archives», mais également d’avoir tenté de minimiser ses propres erreurs en favorisant la thèse négationniste du «double génocide». Tout en accueillant sur son sol nombre de responsables des massacres, «omettant de les poursuivre ou de coopérer avec ceux qui veulent les poursuivre».

Bien plus clairement que dans le rapport Duclert, celui divulgué ce lundi à Kigali montre combien le soutien aux extrémistes s’est poursuivi après la fin des massacres et la fuite du gouvernement génocidaire au Zaïre (actuelle république démocratique du Congo). Le rapport Muse évoque ainsi des témoignages, dont au moins un encore inédit, sur les contacts fin juillet 1994, entre certains hauts-gradés militaires français et les forces armées génocidaires en déroute de l’autre côté de la frontière.

Celles-ci auraient alors reçu la visite du colonel Gilbert Canovas, qui fut conseiller de l’état-major rwandais dans la période qui précède le génocide, mais aussi celle du lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin, à la tête du bataillon para-commando des forces armées rwandaises en 1994. A chaque fois, l’idée aurait été d’aider cette armée compromise dans les massacres à se réorganiser pour repartir à la conquête du Rwanda.

Livraisons d’armes



Le rapport évoque également les témoignages de deux militaires américains en poste à Goma au Zaïre pendant l’été 1994, qui confirment des livraisons d’armes aux militaires rwandais après leur débâcle. Le lieutenant-colonel Guillaume Ancel, depuis plusieurs années, affirme lui aussi y avoir assisté alors qu’il servait dans le cadre de l’opération «Turquoise» déclenchée par la France à la fin du génocide. Une opération déclenchée au nom d’un impératif humanitaire, bien tardif.

Or le rapport Muse, tout en soulignant que la plupart des soldats de Turquoise ignoraient le but réel de leur mission, confirme combien l’objectif de départ semblait plutôt de contrer la progression du Front patriotique rwandais (FPR), cette rébellion tutsie qui était alors en passe d’arrêter, seule, les massacres, en mettant en déroute les forces génocidaires. Un ancien officier de l’armée rwandaise a ainsi indiqué aux enquêteurs américains que les Français lui avaient demandé de réunir des renseignements sur les positions du FPR en vue de potentielles frappes aériennes.

Elles n’auront pas lieu mais «la fuite des leaders génocidaires au Zaïre» et les soutiens qu’ils ont continué à recevoir ont conduit à «une nouvelle étape de la tragédie rwandaise» qui va durablement déstabiliser le pays voisin. Le vertige semble donc sans fin.

«Ni aveugle, ni inconscient»



Mais à la lecture du rapport Muse, rien n’est plus effrayant que la conscience qu’ont les décideurs français des risques encourus. A chaque étape. Tout en saluant «les efforts de la commission Duclert» pour «avoir présenté le rôle de l’Etat français de la manière la plus franche et la plus sincère», le rapport Muse s’en distingue en rejetant l’idée suggérée par les historiens français, d’un «aveuglement» de Paris face au génocide. «L’Etat français n’était ni aveugle ni inconscient», affirment les enquêteurs américains.

A chaque étape de l’engagement français au Rwanda, à partir de 1990, la montée des périls était connue des responsables français, qui se trouvaient «aux premières loges» face à «la banalisation et la brutalisation de la déshumanisation des Tutsis». Malgré les avertissements, le président François Mitterrand et ses conseillers ont à chaque fois préféré renforcer leur soutien militaire. Notamment aux trois unités qui, dès le 7 avril, sont impliquées dans les massacres : la garde présidentielle, l’unité para-commando, et le bataillon de reconnaissance. Tous formés par les militaires français.

Obsédé par une lutte fantasmatique contre l’influence anglo-saxonne, soucieux de ne pas lâcher un allié et donner ainsi un mauvais exemple aux autres despotes africains soutenus par la France, l’Elysée a fait preuve d’une «indifférence délibérée à l’égard de la souffrance des Tutsis», favorisant ainsi «un sentiment d’impunité» qui va laisser le champ libre et le temps nécessaire aux faucons du régime rwandais pour organiser le génocide.

Devoir de mémoire



Même la légende du soutien de Paris aux négociations de paix d’Arusha à partir de 1991 se trouve démentie. En réalité, loin d’être «neutre», la France continue à soutenir le pouvoir en place et tente de saper les revendications du FPR. Après la conclusion de ces accords de paix en août 1993, les forces françaises doivent quitter le Rwanda mais des assistants militaires vont continuer à former des troupes déjà impliquées dans plusieurs massacres et participeront à la solution finale. En janvier 1994, une livraison d’armes françaises, pourtant illégale, sera interceptée par les forces des Nations unies à Kigali. Trois mois plus tard le bain de sang va commencer.

«Pour ceux qui ne l’ont pas vécu, simplement prononcer le mot génocide peut paraître presque anodin et ne peut exprimer ne serait-ce qu’une infime partie de l’horreur contenue dans les témoignages que nous avons recueillis» , explique le rapport Muse. Ajoutant : «Il peut se révéler inquiétant et inconfortable d’affronter ce qui est réellement arrivé aux Tutsis, mais cela relève du devoir.» Un devoir de mémoire qui exige de regarder en face cette page sombre de l’histoire franco-rwandaise. Malgré le poids persistant des secrets, deux rapports y ont contribué, marquant peut-être un tournant historique. Loin d’être une fin en soi, ce n’est qu’un début.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024