Fiche du document numéro 28092

Num
28092
Date
Samedi 3 avril 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
100254
Pages
3
Urlorg
Titre
Stéphane Audoin-Rouzeau, l’historien obsédé par la vérité du génocide au Rwanda
Sous titre
Ecarté de la commission Rwanda, ce directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de 66 ans voit ses accusations d’une responsabilité française dans cet « événement majeur du XXe siècle » confortées par le rapport remis à Emmanuel Macron.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Stéphane Audoin-Rouzeau, chez lui, à Paris, le 29 mars. SIMONE PEROLARI POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Stéphane Audoin-Rouzeau était un historien comblé, jusqu’en 2008. Sommité internationale sur le sujet de la première guerre mondiale dont il avait contribué à renouveler l’historiographie, artisan et président de l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne (Somme), sa carrière avait une trajectoire quasi parfaite.

Agrégation, doctorat, professeur des universités à 40 ans, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) avant la cinquantaine. Un mandarin, donc, reconnu par ses pairs de chaire et contesté par la jeune garde d’historiens. « Tout allait bien pour moi », résume l’homme, âgé de 66 ans.

Il se considérait alors comme « un conservateur français ». Ce point pourrait passer pour une coquetterie familiale. Son père, Philippe Audoin, était un auteur surréaliste. Ses sœurs, Jo et Fred Vargas, la peintre et la romancière, sont marquées à gauche. Mais, derrière le vernis, l’affectation bourgeoise, le doute scientifique n’a jamais été loin. « Au fond, je ne crois pas trop à mes idées politiques », tempère-t-il.

Premier voyage en 2008



Il reprend volontiers à son compte la formule de Germaine Tillion : « La famille humaine n’a pas de drapeau. » Et sa faconde s’arrête soudain quand il pointe silencieusement, pudiquement, un doigt vers le ciel, au moment de parler de la foi. « Je crois à une transcendance. » Etre lesté de cette impérieuse et contrariante morale, à la manière d’un Mauriac ou d’un Bernanos, n’est sans doute pas étranger à son combat sur le génocide des Tutsi au Rwanda.

« Ce génocide des Tutsi, c’était des histoires de Noirs qui s’entre-tuaient. Je me disais : on n’y peut rien. L’inconscient raciste n’était pas loin. » Stéphane Audoin-Rouzeau

En exergue de son livre sur le sujet, Une initiation. Rwanda (1994-2016) (Seuil, 2017), Stéphane Audoin-Rouzeau cite un autre écrivain catholique, Charles Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Cette directive, « l’historien classique » se l’est appliquée à lui-même lors de son premier voyage au Rwanda, en 2008. Cette année-là, il était invité à deux colloques aux mêmes dates, l’un, assez convenu, à New York, et l’autre, moins attendu, à Kigali. Il choisit le second sans encore savoir que ce séjour allait « percuter sa vie ».

« Le Rwanda, en 1994, j’avais zappé, raconte-t-il. J’étais plus intéressé et indigné par ce qui se passait au même moment dans l’ex-Yougoslavie. Ce génocide des Tutsi, c’était des histoires de Noirs qui s’entre-tuaient. Je me disais : on n’y peut rien. L’inconscient raciste n’était pas loin. Et que la France prête la main à une extermination de masse me semblait impossible. J’étais dans le déni. » Impitoyable autocritique du chercheur et du citoyen. Pourtant, la réflexion cheminait chez l’un et chez l’autre. En 1999, lors d’un séminaire à Paris, l’intervention d’une victime rwandaise l’émeut et le dessille.

Ecouter les témoignages



Quelques années plus tard, le ponte décide de diriger la thèse d’une brillante doctorante, Hélène Dumas, qui travaille sur le génocide et publiera Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda (Seuil, 2014). En 2008, par son entremise, il se rend dans le pays. Il croit participer à un colloque sur le génocide. Il se retrouve à arpenter les lieux du forfait et à écouter les témoignages, glaçants.

« J’avais l’habitude de traiter des événements historiques lointains. Là, les rescapés qui me racontaient leur histoire avaient l’âge de mes étudiants. » Le choc est immense, jusqu’à le rendre malade : « Mon corps ne voulait pas regarder. » Ainsi s’est produit ce qu’il a baptisé dans son livre « l’initiation » et qu’il appelle aujourd’hui « la rencontre ». « Je n’ai pas saisi le sujet. C’est le sujet qui m’a saisi. »

La même année, un rapport rwandais fait de la France la complice du génocide. « Je me suis dit que c’était trop gros. La propagande, je l’ai étudiée. Je sais ce que c’est. Mais, pendant dix jours, j’ai épluché ce rapport, plume à la main. Je suis tombé de haut. » Il s’immerge dans les documents, les rapports, les livres. Dans son bureau parisien, les rayons consacrés au génocide chassent peu à peu ceux sur 14-18. « Plus j’avançais, plus la gravité de la politique suivie par la France m’apparaissait. » Alors, le légitimiste revendiqué devient un véhément critique de son pays.

« On m’a accusé d’être un ennemi de la France. » Stéphane Audoin-Rouzeau

Le militariste assumé se mue en un sévère contempteur de l’attitude d’une partie de l’état-major et de la troupe. Avec cette intolérable certitude : « On aurait pu empêcher tout ça. » Il n’est pas un président de la République à qui il n’a écrit. Il a gâché bien des dîners, perdu des amis. Il s’est fâché avec beaucoup de monde, à commencer par ceux qui tentent de justifier l’attitude de François Mitterrand à cette époque. « On m’a accusé d’être un ennemi de la France. » On lui reproche aussi d’être vendu à Paul Kagamé, le président rwandais. Il dit que le génocide l’a « désembourgeoisé ».

L’historien est sans concession. Il agace même ceux qui partagent son point de vue, s’engueule régulièrement avec eux. « Je suis raide sur la question », admet-il. A sa grande colère, il avait été écarté, en raison de ses positions jugées trop abruptes, de la commission qui vient de rendre à Emmanuel Macron un rapport pointant le rôle de la France et plus particulièrement de François Mitterrand.

S’il n’a pas encore décortiqué ce rapport, il espère qu’il mènera à « un savoir stabilisé » sur le génocide et à marginaliser encore davantage ceux qui campent dans le déni. Il continue de se rendre tous les ans sur place, afin d’explorer encore et encore la mécanique de « ces meurtres entre voisins ». L’historien se désole du désintérêt persistant pour ce génocide. Il sait désormais que c’est là « un événement majeur du XXe siècle ».
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024