Fiche du document numéro 28064

Num
28064
Date
Mardi 30 mars 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
83967
Pages
4
Urlorg
Titre
Rwanda : « Le rapport Duclert établit la responsabilité de l’Elysée, pas celle de l’armée »
Sous titre
Pour Guillaume Ancel, ancien officier ayant participé à l’opération Turquoise, les militaires français « ne doivent pas échapper à un examen » sur leur rôle en 1994.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Des soldats français à l’aéroport de Bukavu, au Zaïre, le 21 août 1994, à la fin de l’opération Turquoise. JEAN-PAUL PELISSIER

Le but de l’opération Turquoise au Rwanda était-il militaire ou humanitaire ? « Si elle commence avec des consignes très strictes de neutralité vis-à-vis des belligérants, la première source de menace qui est identifiée est néanmoins celle que constituerait le Front patriotique rwandais » (FPR, composé en majorité de Tutsi venus d’Ouganda), peut-on lire en conclusion du rapport Duclert sur le rôle de la France au Rwanda (1990-1993) qui a été remis à Emmanuel Macron vendredi 26 mars : « Elle a permis de sauver de nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsi exterminés dès les premières semaines du génocide. La recherche établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes. »

Officier de la Force d’action rapide détaché au sein d’une unité de la Légion étrangère, Guillaume Ancel a participé à l’opération Turquoise menée par la France à partir du 22 juin 1994 sous mandat de l’ONU. Depuis plusieurs années – et notamment dans son livre Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français (Les Belles Lettres, 2018) –, il dénonce le rôle de Turquoise. Après avoir quitté l’armée avec le grade de lieutenant-colonel, Guillaume Ancel travaille aujourd’hui dans le privé.

Quel est votre sentiment après avoir lu le rapport de la commission Duclert ?

Je suis ému. On a enfin de la lumière après un long tunnel de vingt-sept années de déni et de mensonges. On le doit d’abord à la détermination de journalistes, de chercheurs, d’historiens et de juristes qui ne se sont pas laissés imposer une raison d’Etat lorsque celui-ci a failli. Je tiens aussi à saluer la détermination d’Emmanuel Macron, qui a eu le courage de faire éclore cette vérité. C’est maintenant la fin du silence.

Cette vérité, c’est que ce génocide des Tutsi qui a fait un million de morts a été commis par les alliés de la France. La vérité, c’est aussi qu’il s’agit du seul génocide que nous aurions pu empêcher. La vérité, c’est enfin que ce soutien dont ont bénéficié les génocidaires a été piloté par François Mitterrand et son cercle, dont faisait partie Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Elysée. En prouvant la responsabilité accablante de cet état-major particulier, la commission marque une étape décisive dans la connaissance publique de ce désastre français qui ne pouvait rester enterré plus longtemps.

Ce cercle élyséen a menti en inventant, par exemple, la thèse du deuxième génocide afin d’atténuer sa responsabilité dans le premier. Quand j’écoute Hubert Védrine dire qu’il a « parfaitement agi » et qu’il referait « la même chose politique », j’ai honte de son indécence.

Vous avez participé à l’opération Turquoise. Qu’avez-vous vu sur le terrain que vous n’avez pas trouvé dans ce rapport ?

Dans le rapport Duclert, il n’y a aucune analyse des opérations militaires. Sur ce point, il est indigent et je me l’explique de plusieurs manières. D’abord par le fait qu’il n’y a pas dans la commission de spécialistes des opérations militaires, puisque Stéphane Audoin-Rouzeau [directeur d’études à l’EHESS et président du Centre international de recherche de l’Historial de la grande guerre de Péronne] en a été écarté. Le deuxième point, c’est la présence de Julie d’Andurain [historienne auteure d’écrits très favorables aux actions de l’armée française, notamment lors de l’opération Turquoise, elle a quitté la commission en août 2020], dont on sait qu’elle était très proche du ministère de la défense. Il n’y a donc pas d’analyse mais une compilation de rapports d’état-major déjà connus.

Ces zones d’ombre s’expliquent aussi par le fait que les historiens n’ont pas pu accéder aux archives de la mission d’information parlementaire présidée par Paul Quilès en 1998. Lors des auditions, je sais qu’il y a eu des témoignages poignants d’officiers sur Bisesero [où l’armée française est accusée d’avoir abandonné des Tutsi, dont environ 2 000 ont été massacrés par les miliciens hutu]. Il est donc temps qu’on auditionne ces différents témoins et qu’on arrive à comprendre comment l’armée s’est comportée. Dans ce rapport, la responsabilité politique de l’Elysée est établie – et c’était indispensable –, mais les militaires ne doivent pas échapper à un examen [dans une ordonnance de juin 2019, les juges du pôle « crimes contre l’humanité et crimes de guerre » ont jugé irrecevable la demande des parties civiles de rouvrir l’enquête, clôturée en 2018, sur une possible responsabilité de l’armée].

Des documents prouvent que des livraisons d’armes ont eu lieu mais elles n’apparaissent pas dans le rapport Duclert…

Il y en a eu sur l’aéroport de Goma, qui était tenu par l’armée française. Il y a des témoignages là-dessus, comme celui de Walfroy Dauchy [un bénévole de la Croix-Rouge présent sur place]. Sur cet aéroport, des avions ont débarqué des caisses d’armes destinées à réarmer les génocidaires et ces livraisons se sont déroulées pendant toute l’opération Turquoise. Celle à laquelle j’ai assisté s’est faite par des camions de l’armée de terre qui transportaient des conteneurs maritimes vers les camps de réfugiés. L’armée a donc été mise à contribution, comme le disait le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, pour réarmer les génocidaires. Il affirmait aussi que des officiers s’étaient révoltés contre ces livraisons d’armes et avaient obtenu une fin de non-recevoir de l’Elysée. Mais il n’y en a aucune trace dans le rapport.

En 2005, plusieurs Rwandaises ont porté plainte pour viol contre l’armée française, notamment dans les camps de réfugiés de Murambi et Nyarushishi. A l’exception d’un cas, produit en 1993 par des hommes du 21e RIMA, le rapport Duclert ne mentionne aucun autre viol. Qu’en pensez-vous ?

Pendant l’opération Turquoise, je peux vous dire que nous avions des consignes extrêmement strictes pour ne pas chercher à avoir de relations sexuelles sur place, parce que nous étions en zone de guerre et que cela pouvait être lourd de conséquences. Le fait que des personnes se soient mal comportées est tout à fait possible, mais je ne peux pas incriminer le commandement français, qui a été d’une grande clarté, en tout cas dans mon unité de Légion étrangère.

Par contre – et cela n’apparaît pas dans le rapport Duclert –, il y a des accusations concernant des prisonniers qui auraient été jetés d’un hélicoptère. Personnellement, j’ai pu instruire une affaire que j’ai ensuite racontée, car j’ai vu un cadavre au sol. J’ai ensuite rencontré le pilote des forces spéciales, qui m’a raconté qu’il s’agissait d’un prisonnier qui avait été jeté. Je suis certain qu’il ne s’agissait pas d’instructions venant du commandement, mais je ne suis pas sûr que le commandement ait réellement enquêté sur ce sujet.

Dans un entretien au Monde, le général Jean Varret, chef de la mission militaire de coopération de 1990 à 1993, raconte qu’il y avait dans les combles de l’Elysée un sous-officier qui envoyait directement les ordres au Rwanda. Etiez-vous au courant de ce circuit parallèle ?

Ce qui se passait sur le terrain était parfois dissonant du commandement officiel assuré par le général Lafourcade, qui recevait ses instructions du centre interministériel des armées. Il donnait des ordres indiquant qu’on menait une mission humanitaire, mais nous étions parfois missionnés pour des opérations qui ne l’étaient pas.

Dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 1994, on m’a par exemple demandé de déclencher des frappes aériennes avec des avions de combat Jaguar contre le FPR, considéré comme l’ennemi des génocidaires. Cette opération a été annulée à la dernière minute et c’était par l’Elysée. Un des pilotes me l’a confirmé. Il y avait donc une chaîne parallèle qui échappait à l’opération officielle, celle à laquelle avaient accès les journalistes.

Jusqu’à aujourd’hui, je pensais que cette liaison se faisait par le PC Jupiter, qui est sous l’Elysée. Aujourd’hui, j’apprends que c’était dans les combles. Je pense que c’est également depuis ce poste que les unités des opérations spéciales étaient dirigées et que cela a conduit au désastre de Bisesero.

Pourquoi menez-vous ce combat depuis toutes ces années ?

Pour une question de dignité. Au Rwanda, j’avais 27 ans et j’ai eu l’impression de soutenir des nazis. Ce n’était pas la peine d’avoir fait Saint-Cyr pour comprendre que les gens au milieu desquels on venait de débarquer avaient commis des massacres, puisqu’ils s’en vantaient. Nous, on devait faire comme si on n’entendait rien pour appliquer la politique délirante de l’Elysée.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024