Fiche du document numéro 28002

Num
28002
Date
Vendredi 26 mars 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3885146
Pages
992
Urlorg
Surtitre
Rapport public
Titre
La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) - Rapport remis au Président de la République
Soustitre
Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
COMMISSION DE RECHERCHE SUR LES ARCHIVES
FRANÇAISES RELATIVES AU RWANDA
ET AU GénOCIDE DES TUTSI

La France, le Rwanda et le
génocide des Tutsi (1990-1994)
Rapport remis au Président de la République
le 26 mars 2021

© Commission de recherche sur les archives françaises relatives
au Rwanda et au génocide des Tutsi, 2021

Note liminaire
Le Rapport présenté ici a été rédigé et adopté par l’ensemble de la
Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda
et au génocide des Tutsi. Il est le résultat de deux années de travail dans
les fonds d’archives français et d’écriture collective de la recherche. Il est
remis au Président de la République le 26 mars 2021, et aussitôt rendu
public en vertu de la décision prise à la création de la Commission le 5
avril 2019. Le Rapport est accessible en intégralité sur le site de la présidence de la République et réglementairement sur celui de la DILA
(ex-Documentation française), ainsi que sur le site institutionnel de la
Commission et sur celui du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Un résumé en anglais est diffusé simultanément. L’organisation
interne du manuscrit permet un accès facile à son contenu, grâce à une
table des matières détaillée, des introductions et conclusions de chapitre, et l’introduction générale qui suit, ainsi que les conclusions finales.
Conformément à l’engagement de la Commission de recherche, la
publication de son Rapport est suivie, le 7 avril 2021, de l’accès à tout
public des sources du Rapport sous forme de fac-similés intégraux de
l’ensemble des archives exploitées par la Commission de recherche, documents classifiés ou non*. Cette collection de sources est disponible en
salle de lecture des Archives nationales, là où les chercheurs se rendent,
là où la recherche se fait. Afin de permettre l’égalité des lecteurs devant
les sources, des dispositifs d’aide à l’accès seront prises. Conformément

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

à l’objectif également assigné à la Commission de favoriser l’ouverture des archives françaises sur le Rwanda et le génocide des Tutsi, à
son initiative, des fonds constitués sont également inclus dans le cadre
de la dérogation générale signée du premier ministre. L’ouverture des
archives publiques porte sur le Fonds présidentiel François Mitterrand et
le Fonds premier ministre Édouard Balladur. Cette collection de documents pour la recherche et ces fonds désormais accessibles bénéficient
de la mise à disposition d’un état des sources des fonds publics sur le
Rwanda et le génocide des Tutsi réalisé par les personnels scientifiques
des centres d’archives concernés à l’initiative de la Commission, ainsi
que de la mise en ligne d’une documentation propre à l’événement des
accords d’Arusha et à la vie politique rwandaise (FPR inclus).
Le Rapport est publié simultanément par les soins de la maison d’édition Armand Colin impliquée de longue date dans la diffusion des
connaissances scientifiques sur les génocides, les droits d’auteur revenant à la recherche publique.

*La liste des documents contenus dans les cartons sources librement accessibles à tous aux Archives nationales figure dans les annexes numériques
du Rapport. Elle totalise près de 8 000 documents, tous rendus communicables et déclassifiés au préalable si nécessaire (de fait, les documents classifiés
n’apparaissent plus comme tels puisqu’ils ont été déclassifiés à la demande
de la Commission). Ces cartons sources ne renferment pas les copies des
documents utilisés dans le fonds présidentiel et Premier ministre édouard
Balladur dans la mesure où ceux-ci sont intégralement ouverts. Nous invitons les lecteurs à s’y référer.

Lettre du Président de la République adressée, le 5 avril 2019, à
M. Vincent Duclert
Monsieur le Professeur,
Le 7 avril 2019, la France commémorera, aux côtés du Rwanda, le 25e
anniversaire du génocide des Tutsi. En cent jours, cet événement tragique,
que la communauté internationale n’a pas su empêcher, faisait près d’un
million de victimes. La France a toujours veillé à honorer le souvenir
des victimes et à saluer la dignité des survivants, ainsi que la capacité de
réconciliation du peuple rwandais.
Je souhaite que ce 25e anniversaire marque une véritable rupture dans
la manière dont la France appréhende et enseigne le génocide des Tutsi,
tournée vers une meilleure prise en compte de la douleur des victimes et des
aspirations des rescapés.
Conformément à l’engagement que j’avais pris le 24 mai 2018, lors de
ma rencontre avec le président Paul Kagame à Paris, je tiens à ce que le
génocide des Tutsi prenne toute sa place dans notre mémoire collective. Cela
doit passer d’abord par un approfondissement de notre connaissance et de
notre compréhension de cette entreprise terrifiante de destruction humaine,
en vue de son enseignement en France et de l’éducation à la vigilance des
jeunes générations. La Mission d’étude sur la recherche et l’enseignement
des génocides et des crimes de masse, que vous avez présidée, en a posé les
premières pierres, avec la décision prise d’inscrire le génocide des Tutsi au
programme des classes de Terminale.
Cette étape était importante. Elle doit maintenant être accompagnée d’un
travail consacré à l’étude de toutes les archives françaises concernant le
Rwanda, entre 1990 et 1994. J’entends confier cette tâche à une commission
de chercheuses et de chercheurs français, dont vous assurerez la présidence.
Cette commission aura pour objectif :
1. De consulter l’ensemble des fonds d’archives françaises relatifs à la période
pré-génocidaire et celle du génocide lui-même ;
2. De rédiger un rapport qui permettra :
• d’offrir un regard critique d’historien sur les sources consultées ;

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

• d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda au cours de
cette période, en tenant compte du rôle des autres acteurs engagés au cours
de cette période ;
• de contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes
du génocide des Tutsi, profondes et plus conjoncturelles, ainsi que sur son
déroulement, en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique
et de sa meilleure prise en compte dans la mémoire collective, notamment
par les jeunes générations.
Ce rapport devra être achevé dans un délai de deux ans sous la forme d’un
rapport qui sera rendu public.
Pour remplir votre mission, vous serez soumis, ainsi que les autres membres
de la commission, à titre exceptionnel, personnel et confidentiel, à une
procédure d’habilitation d’accès et de consultation de l’ensemble des fonds
d’archives français concernant le Rwanda, entre 1990 et 1994 (archives
de la Présidence de la République, du Premier ministre, du Ministère de
l’Europe et des Affaires étrangères, du Ministère des Armées et de la mission
d’information parlementaire sur le Rwanda).
Vous pourrez vous appuyer sur les moyens que mettront à votre disposition
les ministères concernés – ministère des Armées, ministère de l’Europe et des
Affaires étrangères et ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche
et de l’innovation – ainsi que les services d’archives des différentes institutions
concernées.
Avec tous mes vœux de succès dans l’accomplissement de cette mission
d’importance, je vous prie d’agréer, Monsieur le Professeur, l’expression de
ma considération distinguée.
Emmanuel MACRON

composition de la commission de recherche
sur les archives françaises relatives au rwanda
et au génocide des tutsi*

• M. Vincent Duclert, chercheur et ancien directeur du CESPRA
(CNRS-EHESS), enseignant à Sciences-Po, inspecteur général de
l’éducation nationale, président de la Commission ;
• Mme Catherine Bertho Lavenir, professeure émérite de l’Université
Sorbonne-Nouvelle, inspectrice générale de l’Éducation nationale
honoraire, archiviste paléographe ;
• M. David Dominé-Cohn, professeur certifié d’histoire-géographie,
spécialiste des archives des armées et des opérations militaires ;
• Mme Isabelle Ernot, professeure d’histoire-géographie détachée,
docteure en histoire contemporaine, spécialiste de la Shoah, membre
de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des
génocides et des crimes de masse ;
• M. Thomas Hochmann, professeur de droit public à l’Université Paris
Nanterre, membre de l’IUF, spécialiste de droit constitutionnel ;
• Mme Sylvie Humbert, professeure d’histoire du droit à l’Université
catholique de Lille, spécialiste de la justice pénale internationale ;
• M. Raymond H. Kévorkian, directeur de recherche émérite à
l’Université de Paris 8, spécialiste du génocide des Arméniens, membre
de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des
génocides et des crimes de masse ;
• M. Erik Langlinay, professeur agrégé d’histoire, docteur en histoire
contemporaine, spécialiste des organisations en temps de guerre ;
• Mme Chantal Morelle, professeure en classes préparatoires, docteure en
histoire contemporaine, spécialiste de la Ve République, de sa diplomatie
et du général de Gaulle ;
• M. Guillaume Pollack, professeur certifié d’histoire-géographie,
docteur en histoire, spécialiste des réseaux de résistance et des services
secrets ;
• M. étienne Rouannet, professeur certifié d’histoire-géographie,
doctorant, spécialiste des archives d’état et de leur traitement
documentaire ;

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

• Mme Françoise Thébaud, professeure émérite en histoire contemporaine
de l’Université d’Avignon, spécialiste de la Grande Guerre, des femmes
et du genre ;
• Mme Sandrine Weil, doctorante en histoire contemporaine, spécialiste
des ressources images, membre de la Mission d’étude en France sur la
recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse.

*Mme Annette Wieviorka, directrice de recherche émérite au CNRS, membre de la
Commission à sa création, a souhaité s’en retirer le 13 septembre 2019, constatant la
charge de travail trop importante qu’impliquait cette responsabilité au regard de ses
propres recherches ;
Mme Christelle Jouhanneau a demandé sa mise en retrait des travaux de la Commission
le 8 juillet 2020 pour des raisons professionnelles liées à ses charges d’inspectrice
d’académie, inspectrice pédagogique régionale, dans l’académie de Versailles ;
Mme Julie d’Andurain, professeure d’université, a demandé sa mise en retrait des
travaux de la Commission le 28 août 2020 pour des raisons personnelles ;
M. Christian Vigouroux, président de section au Conseil d’État, ancien professeur
associé de droit public aux Universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de VersaillesSaint-Quentin-en-Yvelines, a annoncé à la Commission, travaillant en présentiel, qu’il
la quittait le 28 février 2021 en raison des risques sanitaires, de ses charges extérieures
et d’un désaccord sur l’organisation de la phase finale de rédaction du rapport et
d’élaboration de ses conclusions.

Lettre de remise du Rapport de la Commission de recherche
sur les archives françaises relatives au Rwanda
et au génocide des Tutsi (1990-1994)
adressée au Président de la République,
par son président, M. Vincent Duclert
Monsieur le Président,
En réponse à votre lettre de mission du 5 avril 2019, j’ai l’honneur de vous
remettre le Rapport qui a été commandé à la Commission de recherche sur les
archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi. L’objectif
d’encouragement à une large ouverture des archives sur le sujet est également
atteint, avec la mise à disposition à tout public, aux Archives nationales, à
partir du 7 avril 2021, des cartons sources du Rapport rassemblant la totalité
des reproductions des archives consultées par la Commission, et l’ouverture
par anticipation, grâce à une dérogation générale, des fonds présidentiel
(François Mitterrand) et Premier ministre (Édouard Balladur) relatifs au
sujet.
Le format inusuel du Rapport s’explique par l’ampleur des sources
archivistiques consultées mais également par la complexité des faits et
l’exigence d’une recherche méthodique, exhaustive (au regard des sources
consultées), contextualisée et critique. Ce Rapport formule des conclusions,
portées par une recherche collective, sur un sujet majeur: la France, le
Rwanda et le génocide des Tutsi.
La Commission de recherche, en plein accord de tous ses membres, vous
remet le document scientifique que vous attendez et que vous avez pris
l’engagement de rendre aussitôt public, quel qu’en soit le contenu, afin qu’il
serve à l’apaisement des mémoires et à l’histoire universelle. Il est, en effet, du
devoir des savants de répondre aux interrogations profondes, humaines que
se posent les personnes et les sociétés. Parmi ces dernières, les génocides dans le
siècle qui fut le leur et qui ne s’est pas interrompu, les génocides et le devoir
d’y répondre, d’y résister et même de les combattre là où ils se réalisent, et
plus loin avec la mobilisation des forces du savoir et l’opinion publique des
démocraties. Une réflexion à ce sujet est vitale désormais, plus de soixante-dix
ans après l’adoption par les Nations Unies, à Paris, de la Convcntion pour
la prévention et la répression du crime de génocide imaginée par le juriste et

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

historien Raphael Lemkin. Un nouvel âge de la résistance aux génocides et
aux crimes de masse doit s’ouvrir.
La France à travers ses administrations civiles et militaires a les moyens
de cette ambition, à commencer par la mobilisation des savoirs. Celle-ci
suppose l’exigence d’informations vérifiées, d’une documentation publique,
d’une recherche soutenue. La création de La Documentation française, le
19 octobre 1945, par des femmes et des hommes venus du gouvernement du
général de Gaulle à Londres et à Alger, a concrétisé une pensée de la liberté
de la République et de la Résistance. Désormais intégrée à la Direction
de l’information légale et administrative (DILA), elle aura la charge de
diffuser à tous le Rapport de la Commission de recherche, grâce à ses moyens
numériques du XXIe siècle.
Vous nous avez honorés de votre confiance. Je vous en remercie. Je vous
remercie également du soutien des services de votre Présidence, du Premier
ministre, des ministres et des administrations de l’État, à commencer par les
archivistes de la République et la délégation de Villejuif du CNRS pour le
volet matériel. Mes remerciements enfin vont aux membres de la Commission
qui ont réalisé un travail exemplaire dans des conditions difficiles, toujours
avec le souci de l’exactitude et de la compréhension, pour ne pas « ajouter
au malheur de ce monde », comme l’écrivait Albert Camus en 1944. C’est
la mission des chercheurs.
La grandeur d’un État se mesure au soutien qu’il accorde à la recherche,
pour l’avenir des sociétés de paix en France et dans le monde. Face aux
catastrophes, la connaissance n’est pas vaine quand elle gagne en liberté, en
rayonnement, du moins le croyons-nous. Nous attendons de vous, Monsieur
le Président, que cela soit redit, au plus haut niveau de la République qui
a besoin de savants et de la raison dans la cité.
La suite politique qu’il conviendra de donner à ce Rapport vous appartient,
elle appartient aux Françaises et Français qui attendent de leur pays une
attention nouvelle à l’Afrique, en vue de construire ensemble le monde
démocratique et égalitaire de demain.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes
respectueuses salutations.
Paris, le 26 mars 2021
Professeur Vincent Duclert

Remerciements
La Commission de recherche souhaite formuler de vifs remerciements.
Ils vont d’abord au président de la République qui a fait confiance à
la recherche et aux chercheurs pour un travail de vérité historique et
d’apaisement des mémoires.
Le conseiller Afrique de l’élysée a facilité le travail de la Commission
et lui a toujours reconnu sa pleine indépendance.
Les ministères de l’Europe et des Affaires étrangères, des Armées,
de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, de
l’éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, de la Culture, de la
Justice ont permis que la Commission puisse fonctionner dans de très
bonnes conditions matérielles. L’équipe de la délégation île de France
Villejuif du CNRS et celle du bâtiment des jardins au ministère des
Armées rue Saint Dominique n’ont pas ménagé leurs efforts, et nous
leur en sommes également très reconnaissants. Comme à la présidence
de la République, tous ces ministères et administrations centrales ont
reconnu l’indépendance de la Commission et ont souhaité la réussite
de sa mission.
Les responsables des centres d’archives et tous leurs personnels ont
réservé un accueil très cordial aux membres de l’équipe. Ils ont joué un
rôle central pour la mise à disposition des documents et ont toujours
répondu avec patience et professionnalisme aux demandes formulées par
la Commission. Celle-ci mesure le travail considérable qu’ont impliqué
toutes les demandes de déclassification et de diffusion des archives
exploitées.
Dans la phase finale de réalisation matérielle de l’ouvrage, l’éditrice
histoire et la cheffe de fabrication d’Armand Colin ont été d’une aide
très précieuse.
Les entretiens généreusement accordés par des chercheurs et d’anciens
acteurs sur la question des archives, de leur production comme de leur
analyse, ont permis à la Commission d’approfondir sa compréhension
d’un certain nombre de questions. Elle exprime sa reconnaissance aux
collègues qui lui ont fait confiance.

Sommaire
Lettre du Président de la République adressée, le 5 avril 2019,
à M. Vincent Duclert ......................................................................

5

Composition de la Commission de recherche sur les archives françaises
relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi.....................................

7

Lettre de remise du Rapport de la Commission de recherche sur les
archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi adressée
au Président de la République, par son président, M. Vincent Duclert 9
Introduction.................................................................................... 13
Première partie : S’engager au Rwanda
Chapitre 1. Intervenir au Rwanda (1990) ...................................... 36
Chapitre 2. La France face à la succession
des crises rwandaises (1991-1992) ..................................................127
Chapitre 3. Vers le désengagement (janvier-décembre 1993)...............214
Deuxième partie - La France face au génocide
Chapitre 4. La France, la guerre et le génocide (avril-juin 1994) ......310
Chapitre 5. L’opération Turquoise (22 juin -21 août 1994) .............447
Chapitre 6. L’après Turquoise .........................................................613
Troisième partie : Gouverner l’État dans la crise rwandaise.
Chapitre 7. Dérives des institutions, impensé du génocide
et liberté républicaine .................................................................... 662
Conclusion et Recommandations (français/anglais) ............................966
Notes............................................................................................ 993

L

Introduction

a création, le 15 avril 2019, de la Commission de recherche
sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des
Tutsi (1990-1994) et le Rapport qui est attendu de ses travaux
découlent d’une question vertigineuse qui s’impose à tous.
Lorsqu’en octobre 1990, la France s’engage au Rwanda, elle affiche
l’ambition d’œuvrer à la démocratisation du pays, conformément aux
orientations dessinées par le Président Mitterrand au sommet africain
de La Baule. Elle favorise ensuite la conclusion d’accords de paix entre
le gouvernement rwandais et le Front patriotique rwandais (FPR). Ces
objectifs se concrétisent, le 4 août 1993, par la signature des accords
d’Arusha en vertu desquels les casques bleus de l’ONU prennent le relais
de la présence militaire française. Quelques mois plus tard, pourtant, le
7 avril 1994, le Rwanda bascule dans un génocide. Les Tutsi de ce pays
sont exterminés, ainsi que les Hutu démocrates, ce qui conduit à la disparition de près d’un million de personnes. Cette catastrophe projette sur
le continent africain le fait génocidaire.
Comment expliquer deux événements si contradictoires ? Doit-on
considérer que l’engagement de la France au Rwanda puisse être l’une
des causes du génocide ? Le retour, sous mandat des Nations unies, de la
France au Rwanda avec l’opération Turquoise de juin-août 1994 qui vise
à « l’arrêt des massacres », change-t-il la nature de l’engagement français ?
Quelles réponses les sources archivistiques françaises apportent-elles à ces
interrogations ?
Ces interrogations, qui n’ignorent rien de l’implication des partenaires
de la France ni de la culpabilité des génocidaires venus de l’extrémisme
de la majorité hutu, posent la question de la responsabilité de la France
dans la catastrophe1. La France a-t-elle une part de responsabilité dans le
génocide des Tutsi, et si oui, laquelle ?
Seule une recherche approfondie, méthodique, impartiale pourra tenter de répondre à cette interrogation qu’il est nécessaire d’assumer. La
conclusion du Rapport s’efforcera de le faire.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

1. l’enjeu d’une recherche de vérité sur la france
au rwanda et le génocide des tutsi, de 1990 à 1994
La réponse à de telles interrogations nécessaires oblige à tout considérer
de cette histoire française. La France n’est quasiment plus présente militairement au Rwanda lorsque se déclenche le génocide, le 7 avril 1994, après
l’assassinat, la veille au soir du président rwandais Juvénal Habyarimana
et du président du Burundi, Cyprien Ntaryamira. Du 8 au 14 avril, elle
conduit une opération d’évacuation de ressortissants à partir de Kigali.
Lorsqu’elle revient au Rwanda, dans le cadre d’une opération à visée humanitaire menée au sud-ouest du pays du 22 juin au 21 août 1994, le
génocide des Tutsi est reconnu politiquement par la France depuis le 16
mai, par la voix du ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé.
La reconnaissance internationale du génocide est plus tardive. Le 8 juin
19942, le Conseil de sécurité de l’ONU rappelle, à propos de la « violence
[et du] carnage dont les civils sont victimes » que « le génocide constitue un
crime qui tombe sous le coup du droit international ». Ce n’est que le 4 octobre 1994 que le génocide des Tutsi est finalement reconnu dans le cadre
du Rapport intermédiaire de la Commission d’experts formée sur la base
de la Résolution 935 du 1er juillet 19943. Un Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR) est alors créé le 8 novembre 1994 par la Résolution
9554, chargé de juger les responsables du génocide. La reconnaissance du
génocide des Tutsi entre dans le droit pénal international. Elle s’est faite
au travers d’une série de rapports dont ceux mentionnés par la Résolution
955, de déclarations de responsables politiques, et d’actions individuelles
et collectives de chercheurs. Un des aspects majeurs de ce Rapport est donc
conditionné par l’analyse de l’implication de la France dans ce processus de
reconnaissance et par l’examen des freins qui ont pu lui être mis.
La question de la responsabilité des autorités de la France dans le génocide
des Tutsi doit être assumée par la recherche. Elle a été posée dès l’événement
dans le cadre d’un rapport de force de plus en plus aigu entre la France et le
nouveau régime rwandais. Le FPR, qui a combattu les génocidaires hutu et
arrêté le génocide, parvenu au pouvoir après l’entrée de ses forces dans la capitale, Kigali, le 4 juillet 1994, n’hésite pas, en effet, à accuser la France de
complicité de génocide5. En mesure de rétorsion, le Rwanda n’est pas invité
au sommet franco-africain de Biarritz du 8 novembre 19946. À cette occa-

introduction

sion, François Mitterrand livre sa vérité sur le génocide des Tutsi, accusant
implicitement le FPR à l’écrit, puis se rétractant, à l’oral, d’avoir commis lui
aussi un génocide et minimisant les massacres commis au Rwanda, les figeant dans la vision de l’atavisme structurel prêté à l’Afrique de « massacres
interethniques » ensanglantant le continent. Évoquant, dans le texte écrit
de son discours, « des chefs locaux [qui] décident délibérément de conduire
une aventure à la pointe des baïonnettes ou de régler des comptes à coup
de machettes », le président français déclare qu’« aucune police d’assurance
internationale ne peut empêcher un peuple de s’autodétruire ». Il parait
ainsi dédouaner la France et la communauté internationale de toute responsabilité dans la catastrophe.
Cette déclaration est dénoncée, en particulier à Kigali mais aussi
dans l’Hexagone et en Europe. Au même moment, le Conseil de sécurité des Nations unies officialise la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda7. Celui-ci était en gestation depuis la résolution
du 1er juillet 1994, la remise des rapports du rapporteur spécial pour le
Rwanda de la Commission des droits de l’homme des Nations unies
et le travail accompli par la Commission d’experts créée en vertu de la
Résolution 935 sur les violations du droit international humanitaire
au Rwanda8. L’incrimination de génocide est retenue par le statut du
TPIR, pour la première fois depuis qu’existe la Convention de 19489.
La position exprimée par le président de la République au sommet de
Biarritz et celle des nouvelles autorités rwandaises confrontées aux conséquences du génocide placent la France dans une position délicate. La
question des responsabilités de la France au Rwanda devient un énoncé
interdit dans les milieux officiels et un thème de campagne de presse pour
des intellectuels et des militants, notamment ceux qui stigmatisent la
« Françafrique ». Un débat récurrent, âpre et violent, à la hauteur des enjeux et des passions, grandit en France mais aussi en Afrique, en Europe
et dans le monde. Les accusations se multiplient d’un côté, la dénégation
et les ripostes y compris judiciaires s’amplifient de l’autre, au point de
gêner profondément les conditions de recherche de la vérité historique.
De vives polémiques traversent en effet les milieux de la recherche, suscitant des clivages définitifs, provoquant des ruptures irréparables. La
violence des affrontements politiques, idéologiques et mémoriels gagne
les milieux scientifiques. Des recherches se réalisent, mais la quête de la

15

16

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

vérité se heurte à des obstacles indépassables dans ce contexte d’extrême
passion. Il faut compter au nombre des difficultés l’accès restreint aux
fonds d’archives français, que la législation10 rend non-communicables
en vertu des délais de communicabilité étendus à cinquante ans pour
la majorité des documents concernés et du statut classifié – au titre du
secret de la défense nationale11 – d’une partie d’entre eux.
Ce conflit révélant d’immenses traumatismes, réveillant le souvenir de
tragiques événements passés, n’est pas limité à la France. Les États ou les
organisations internationales qui ont été concernés par le basculement
du Rwanda ou qui se sont abstenus d’agir face au génocide des Tutsi sont
amenés, douloureusement et incomplètement, à examiner quelle fut leur
action durant ces années 1990-1994 en Afrique centrale. En France, une
Mission d’information parlementaire présidée par l’ancien ministre de la
Défense, Paul Quilès, étudie en 1998 « les opérations militaires menées
par la France, d’autres pays et l’ONU entre 1990 et 1994 »12. En dépit
de la qualité de l’enquête des parlementaires, dont les rapporteurs étaient
Pierre Brana et Bernard Cazeneuve, et de l’importance des archives d’État
déclassifiées et rendues publiques à cette occasion, le rapport ne parvient
pas à apaiser le conflit mémoriel. Ce dernier s’avive même en se déplaçant
vers la sphère judiciaire et la crise diplomatique.
Les tensions diplomatiques s’aggravent jusqu’à déclencher une rupture des relations entre la France et le Rwanda, après la mise en cause
judiciaire des dirigeants de l’actuel régime rwandais pour leurs supposées responsabilités13 dans l’attentat du Falcon 50 ayant entraîné la
mort du président Habyarimana et de son homologue burundais le 6
avril 1994 au soir, événement déclencheur du génocide des Tutsi. L’État
rwandais riposte avec la publication, le 5 août 2008, d’un rapport à
charge cherchant à prouver l’implication de la France dans la préparation et l’exécution du génocide14. Trente-trois personnalités civiles et
militaires françaises sont ainsi mises en cause et se retrouvent sous la
menace de possibles poursuites judiciaires internationales. Leur liberté
de circulation au-delà des frontières est compromise.
Une tentative de réconciliation avec le régime de Kigali a lieu en
2010, à l’initiative du président Nicolas Sarkozy qui effectue un voyage
au Rwanda, rencontre le président Paul Kagame et se recueille au mémorial de Kigali, appelant « la communauté internationale, dont la France,

introduction

à réfléchir à ses erreurs qui l’ont empêchée de prévenir et d’arrêter ce
crime épouvantable ». Mais sa démarche, tout comme celle de l’ambassadeur de France Laurent Contini délivrant à Kigali, le 9 avril 2011,
un discours « en mémoire du personnel de cette ambassade qui a péri
lors du génocide des Tutsi en 1994 », est critiquée ou incomprise. Elle
s’inscrit pourtant dans un contexte d’évolution internationale comme
en témoignent les déclarations de reconnaissance, et même d’excuses
de la part de la Belgique, des États-Unis et des Nations unies pour leur
responsabilité dans l’inaction internationale face au génocide des Tutsi.
En France, la démarche de Nicolas Sarkozy n’est pas poursuivie sous
cette forme par son successeur. François Hollande s’applique davantage à
favoriser l’ouverture des fonds d’archives français sur le Rwanda et le génocide des Tutsi. Mais les chercheurs s’accordent à penser que les annonces
n’ont pas été suivies d’effets et que les questions ouvertes sont demeurées
sans réponse15. Le problème des archives n’a pas trouvé de solution. Les
procès faits à la France sur son rôle au Rwanda ont été relancés, et les
déclarations sur sa complicité dans le génocide des Tutsi se sont renforcées.
Ce climat conflictuel, ces débats passionnels rendent difficile et périlleux le travail de la recherche en histoire et sciences sociales malgré
la qualité de nombreux travaux scientifiques, l’émergence d’une jeune
recherche, l’apport, enfin, des enquêtes de journalistes et des rapports
d’associations. L’effort de documentation se manifeste également par
la création de bases internet indépendantes. La production scientifique
réalisée à l’étranger peine, par ailleurs, à exister en France, faute d’efforts
de traduction. Les historiens et chercheurs se heurtent aux réalités politiques nationales et mesurent le difficile accès aux archives publiques, à
la fois non communicables par application de la législation qui conditionne leur accès à une dérogation individuelle parfois difficile à obtenir, et en raison de leur nature pour un grand nombre d’entre elles
classifiées au titre du secret de la défense nationale.

2. la création de la commission de recherche
(5 avril 2019)
Face au triple blocage, mémoriel, politique et archivistique, une action est conduite par le président de la République, Emmanuel Macron,
élu en mai 2017, sous la forme d’un rapprochement diplomatique entre

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi (1990-1994)

la France et le Rwanda d’une part16, d’une initiative en faveur de la
recherche scientifique de l’autre, enfin d’une volonté d’ouverture des
archives publiques françaises. Un communiqué est à cet effet publié par
la présidence de la République le 5 avril 2019. Il décrit les moyens qui
seront mis en œuvre17 – dont la création d’une Commission d’historiens
et de chercheurs sur le sujet. Les travaux de cette Commission découlent
d’une lettre de mission18 adressée ce même jour, 5 avril 2019, par Emmanuel Macron au professeur Vincent Duclert qui la préside. Une première composition de l’équipe est simultanément rendue publique.
La Commission de recherche 19 rassemble des enseignants-chercheurs
réunis par son président sur la base des compétences requises pour
traiter de l’objet de recherche et exploiter les sources de l’enquête. En
conséquence, elle s’appuie sur des spécialisations en droit et en archives,
en histoire de l’État et des pouvoirs politiques, et en histoire des génocides20. Respectant la parité, attachée à l’équilibre des générations et à la
diversité des statuts, elle se définit en priorité par son adhésion au projet
de recherche décrit par la lettre de mission et aux questions méthodologiques comme éthiques qu’il soulève.
Cette équipe d’historiens et de chercheurs se voit assigner un double
objectif. Il s’agit en premier lieu, comme l’expose précisément la lettre
de mission, de faire prévaloir la recherche dans l’approche de la politique française au Rwanda et du génocide des Tutsi et de produire un
rapport scientifique réalisé dans un délai de deux années. Il s’agit, par
ailleurs, de contribuer à une plus large ouverture, à l’ensemble des chercheurs et des publics, des fonds d’archives sur le sujet.
Pour soutenir le premier objectif, la Commission voit son indépendance pleinement reconnue et bénéficie des moyens que décrit la Note
intermédiaire remise le 5 avril 2020 à l’issue d’une première année de
travail21. Cinq emplois sont accordés par le ministère de l’éducation
nationale à la demande du président de la Commission, ainsi que des
décharges universitaires pour deux professeurs. Les autres membres de la
Commission, dont beaucoup en régime de retraite, ont oeuvré bénévolement. Sur un plan matériel, la Commission est dotée d’un budget de
fonctionnement et de bureaux dans un bâtiment mutualisé appartenant
au ministère des Armées. Par ailleurs, un accès le plus large possible à
tous les fonds d’archives existants est assuré aux membres de la Com-

introduction

mission. Il repose sur la double clé d’une habilitation personnelle au
secret de la défense nationale permettant la consultation de toute pièce
classifiée et de dérogations individuelles systématiques pour accéder aux
documents non communicables. La Commission a été en mesure, à
l’issue de son travail, de demander l’ouverture à tous les chercheurs des
sources utilisées dans le rapport et des fonds organiques.
Moins de deux ans après la réception de sa lettre de mission, la Commission de recherche achève ses travaux et remet son rapport scientifique au président de la République qui le rend aussitôt public. La
remise du Rapport s’accompagne de la mise à disposition à tout public,
aux Archives nationales22, de la collection des fac-similés de toutes les
sources archivistiques exploitées par la Commission comme elle s’y
était engagée dès sa création23. La dérogation générale autorise un accès
universel à cet ensemble d’environ 6 000 documents, dont une partie,
classifiée à l’origine, a été déclassifiée à la demande de la Commission.
La dérogation est étendue à des fonds organiques : la Commission a
sollicité le président de la République pour une première vague d’ouverture portant sur le fonds présidentiel et le fonds du premier ministre
Édouard Balladur, fonds tous deux entièrement déclassifiés et ouverts à
tous aux Archives nationales.
L’ouverture des archives se double d’une connaissance nouvelle des
fonds français relatifs au Rwanda et au génocide des Tutsi grâce à la réalisation d’un état des sources mis à disposition de tous sur les sites des
centres d’archives et sur le site de la Commission – cette dernière ayant
pris l’initiative du lancement d’un tel outil de travail avec la contribution majeure des personnels scientifiques des archives. De plus, la Commission met à disposition la transcription de nombreux rushes tournés
au Rwanda par les opérateurs de l’ECPA (établissement cinématographique et photographique des Armées) entre 1990 et 1994.
L’œuvre scientifique que constitue le Rapport, ainsi que l’acte politique
d’ouverture des archives françaises sur le Rwanda et le génocide des Tutsi,
peuvent aider les sociétés à assumer un tel passé de souffrance, de silence et
de destruction, tant en France et en Europe qu’au Rwanda et en Afrique, et
au-delà dans le monde entier car ces événements appartiennent à l’histoire
universelle. Cette recherche scientifique collective, avec toutes les limites
dont la Commission a conscience, peut favoriser une nouvelle confiance

19

20

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

dans la recherche et l’écriture de l’histoire. La possibilité est même offerte
de susciter avec elle, à l’occasion de sa réception publique, une libération
de la parole qui n’a pu jusque-là s’exprimer, car prise en étau entre des
injonctions contradictoires. Ce serait alors un effet inespéré du travail de
la Commission, comme un troisième objectif de la mission. C’est aussi
une dette qui est affirmée là, celle que l’humanité a contractée envers les
victimes du génocide des Tutsi24. Leur histoire doit exister comme celle du
Rwanda d’avant le génocide, avec ses espoirs de paix et ses rêves sacrifiés.

3. une commande de nature scientifique
Les lecteurs de ce Rapport doivent connaitre son contexte de production, marqué, comme il a été rappelé en ouverture de cette introduction,
par les traces de trente années de conflits mémoriels, diplomatiques,
politiques et intellectuels sur le sujet du Rwanda et du génocide des
Tutsi, en France, au Rwanda comme dans le monde. Ils doivent avoir
aussi une connaissance précise de la commande adressée aux chercheurs
et contenue dans la lettre de mission présidentielle. Celle-ci appelle en
effet à effectuer trois opérations de type scientifique :
• poser un regard critique d’historien sur les sources consultées ;
• analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et
1994, en tenant compte du rôle des autres acteurs engagés au cours de
cette période que la lettre de mission, sur la base des travaux autorisés,
qualifie de pré-génocidaire (1990-1993) et génocidaire (1994) ;
• contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes
du génocide des Tutsi, profondes et plus conjoncturelles, ainsi que sur
son déroulement, en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie
historique et de sa meilleure prise en compte dans la mémoire collective, notamment par les jeunes générations.
De telles recommandations adressées à des chercheurs et historiens
définissent le champ d’une recherche en histoire et en sciences sociales.
Elles ont été précisées et questionnées, de manière à constituer les
grandes directions du Rapport qui suit.
Un regard historien sur les sources archivistiques
La première direction de recherche renvoie à la nécessité d’aborder de
manière critique les sources primaires, ici les archives publiques, prin-

introduction

cipalement d’État, politiques, militaires et administratives. La critique
des sources exige du chercheur qu’il se mette à distance en considérant l’ensemble documentaire qu’elles constituent et en analysant leur
organisation archivistique. L’état des sources répond à cette exigence.
Il convient à cet égard, de faire un bilan de la campagne d’archives
réalisée par la Commission et de décrire l’ensemble du paysage archivistique dans lequel s’inscrivent les fonds et les séries consultés. Le travail de l’historien conduit, aussi, à procéder à une contextualisation
des documents étudiés et à y repérer tous les éléments d’information
disponibles, y compris dans le paratexte, tout comme les discours et
les représentations qui les déterminent, les non-dits ou les absences. Il
convient, enfin, de souligner les points importants suivants.
Les fonds relatifs au Rwanda et au génocide des Tutsi conservés dans
les archives publiques françaises se révèlent d’une grande diversité. Ils
émanent de différentes institutions et comportent, chacun, différents
types de documents (comptes rendus de réunion, télégrammes diplomatiques, messages militaires, correspondances politiques, notes, fiches,
rapports, etc.) produits par le service émetteur ou conservés par le
service destinataire. Ils incluent également une très importante documentation de nature publique, comme les textes des accords nationaux
ou internationaux, de nombreux rapports d’associations, ainsi que du
matériel cartographique ou statistique. La Commission a consulté des
fonds d’archives politiques et administratifs, civils et militaires, dont les
fonds présidentiel et gouvernementaux. Elle a eu le souci de confronter
les documents qui s’y trouvent, respectant l’exigence de croisement des
sources qui incombe aux chercheurs. La diversité des sources renvoie
aussi à la pluralité des acteurs et des institutions en charge de la – ou
des – politique(s) française(s) au Rwanda. Elle permet d’approcher les
représentations multiples qui gouvernent les choix et les décisions, et
de comprendre comment les acteurs individuels et les institutions sont
informés des actions menées et de la réalité du terrain.
Les archives institutionnelles consultées par la Commission révèlent également le rapport des institutions, tant à l’État de droit – parce que la loi
sur les archives de 1979 leur prescrit de conserver et de verser leur production administrative25 – qu’à la bonne administration de leurs activités
– puisque l’archivage demandé impose de tenir en ordre ses dossiers. Des

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22

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

institutions parmi les plus importantes pour le sujet n’ont pas versé leurs
archives ou du moins celles-ci sont aujourd’hui introuvables. Cette absence
d’archives organiques concerne plusieurs services ou autorités. Dans des
cas précis, le recoupement entre séries d’archives a permis de constater des
pratiques administratives irrégulières, voire des dérives institutionnelles.
La Commission a conduit des enquêtes pour tenter de retrouver ces
archives en interrogeant systématiquement les centres ou services de
conservation, puis en s’adressant directement – lorsque les archivistes
avaient épuisé leurs voies d’action professionnelle – aux producteurs
d’archives. Elle a ainsi identifié quelques ensembles de documents qui
avaient été conservés à titre personnel et qui ont été déposés, par la suite,
dans des centres d’archives. Toutes les enquêtes nécessaires n’ont néanmoins pas pu être réalisées. Il apparaît à cet égard qu’une action résolue
doit être menée pour mettre fin à des pratiques, en matière d’archives,
que la loi, la chose publique et l’intérêt de la recherche condamnent.
La lettre de mission de la Commission lui prescrit de travailler dans
les archives françaises. Une approche exhaustive du sujet aurait nécessité la consultation des archives du Rwanda26 et des pays des Grands
Lacs, celles des partenaires occidentaux de la France, celles des organisations internationales – Nations unies27, OUA notamment – , celles
des partis politiques français et européens, celles des associations des
droits de l’homme et du souvenir des victimes, comme Ibuka, Amnesty
International, Human Rights Watch, la Ligue des droits de l’homme et
la FIDH, Survie, et d’autres encore. Compte tenu des difficultés précédemment exposées, la Commission ne peut pas affirmer avoir consulté
de façon totalement exhaustive les fonds français malgré ses efforts en
ce sens. Cependant, en tant qu’équipe de chercheurs et d’historiens,
elle s’est astreinte à un dépouillement rigoureux des fonds d’archives
méthodiquement identifiés. Elle s’est attachée à restituer le sens de cette
documentation et à en faire le socle de son travail de recherche.
L’analyse du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda entre 1990
et 1994
La deuxième direction de recherche proposée à la Commission par
sa lettre de mission porte sur l’analyse du rôle et de l’engagement de la
France au Rwanda entre 1990 et 1994 en tenant compte du rôle des
autres acteurs engagés au cours de cette période. Elle amène à définir en

introduction

premier lieu ce qu’est « la France », à savoir des autorités politiques en
capacité de décision, des institutions d’État tant militaires que civiles,
des acteurs institutionnels en responsabilité et des exécutants. Dirigeants comme exécutants sont par ailleurs les citoyens d’une démocratie républicaine et des êtres humains dotés d’une conscience morale et
d’un libre arbitre. La France se définit aussi par des cadres juridiques
et constitutionnels, par des traditions historiques, par des politiques,
naguère de colonisation et désormais affichées comme de coopération.
Il convient aussi d’interroger les savoirs que possèdent les autorités en
charge du dossier du Rwanda, aussi bien ce qui touche à l’histoire de ce
pays, à la connaissance de sa société, de sa politique, de son économie,
de ses alliances, en particulier régionales.
Les cinq années soumises à l’étude recouvrent une période de forte
coopération militaire, diplomatique, politique, économique, financière, qui se matérialise particulièrement par l’envoi d’unités militaires
de combat dans un pays qui connait périodiquement des incursions et
des attaques, depuis l’Ouganda, d’exilés tutsi et d’opposants hutu au
régime du président Habyarimana. Ils sont regroupés au sein du Front
patriotique rwandais (FPR)28 dont les dirigeants rejettent une approche
ethniciste de leur mouvement les confondant avec la minorité tutsi. Nés
au Rwanda et chassés par la persécution hutu, ils refusent également
d’être qualifiés d’étrangers, s’élèvent contre la « dictature d’Habyarimana » et cherchent à mettre fin aux massacres de Tutsi qui montent
en intensité et en gravité à l’intérieur du Rwanda. La raison en est la
radicalisation de certaines forces politiques et sociales hutu, en particulier dans les régions du nord dont les clans sont fortement représentés
dans le régime, régions qui sont soumises aux attaques répétées du FPR.
Déployant des unités de combat officiellement chargées de protéger
les ressortissants français et étrangers, formant et contrôlant en partie les
Forces armées rwandaises et la gendarmerie, la France participe à ce titre
d’un « soutien indirect » au régime militairement attaqué. Toute la question est de savoir si ce soutien passe à une phase directe, contrairement à
ce qu’affirment les autorités. L’engagement militaire est systématiquement
présenté comme un instrument pour la recherche d’une stabilité entre
les parties en vue d’un accord de paix et de partage du pouvoir que la
France favorise et accompagne. La France se trouve progressivement écar-

23

24

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

telée entre l’objectif de poursuite d’une assistance au pouvoir du président
Habyarimana qui bénéficie d’une relation directe avec la présidence française, la nécessité de soutenir l’opposition démocratique hutu qui seule
veut négocier avec le FPR, le constat d’une montée en puissance des partis, des propagandes et des milices extrémistes, et l’effet des offensives tant
diplomatiques que militaires du FPR. Autant dire que le rôle de la France
apparaît de plus en plus complexe, voire sans issue pour certains observateurs ou responsables politiques29.
Deux événements modifient en profondeur les données de cet engagement au milieu de l’année 1993. En France, la victoire de l’opposition parlementaire aux élections législatives de mars 1993 débouche
sur une deuxième cohabitation avec la nomination d’un gouvernement
dirigé par Édouard Balladur. Le nouveau premier ministre demande au
président de la République un partage des compétences et des décisions
sur les domaines diplomatique et militaire. Au Rwanda, l’application,
certes très difficile et retardée des accords d’Arusha, signés le 4 août
1993, aboutit au départ des troupes françaises, à l’exception d’une
trentaine d’assistants militaires techniques, tandis que des forces des
Nations unies regroupées au sein de la MINUAR incarnent les engagements internationaux en faveur de la paix et de la réconciliation. Ce
retrait français est appuyé, à Paris, par le nouveau premier ministre qui
souhaite prendre ses distances avec la politique précédente.
La France n’est donc plus présente comme par le passé au Rwanda,
avec le niveau d’engagement qui a été le sien, quand le pays bascule
dans le génocide des Tutsi et le massacre des Hutu démocrates, déclenchés à la suite de l’attentat contre le président Habyarimana (et son
homologue burundais) le 6 avril 1994 à Kigali. Ils sont l’œuvre d’un
« Hutu Power » présent au sommet de l’État rwandais, dans les forces
armées et la gendarmerie, dans les partis extrémistes rwandais et leurs
milices. Le Gouvernement intérimaire (GIR) conduit la réalisation du
génocide avec une partie des Forces armées rwandaises dont la Garde
présidentielle, une majorité de cadres de l’État dont les préfets, les différentes milices armées et de nombreux « voisins » des victimes exterminées. Il est militairement combattu par le Front patriotique rwandais
qui a déclenché une attaque générale depuis ses bases des régions du
nord et les bâtiments du Parlement qu’il occupe à Kigali. Ses troupes

introduction

exercent des représailles sur les civils hutu, notamment les élites jugées
responsables du génocide.
La reconnaissance internationale du génocide des Tutsi intervient
tardivement aux Nations unies, dont le Conseil de sécurité a décidé le
21 avril 1994, avec le soutien de la France, la réduction des effectifs de
la MINUAR. Si, le 11 mai, le nouveau haut-commissaire des Nations
unies pour les droits de l’homme qualifie les massacres de Tutsi de «
génocide30 », il faut attendre le 8 juin pour que le Conseil de sécurité,
au travers de la Résolution 925, prenne « note avec la plus vive préoccupation des informations suivant lesquelles des actes de génocide31 ont
été commis au Rwanda »32. La France qui a suivi jusque-là la politique
des Nations unies opère un brusque changement en proposant l’envoi
d’une opération militaire à caractère humanitaire. Celle-ci s’inscrit dans
le cadre de la Résolution 929 du Conseil de sécurité du 22 juin qui
impose une stricte neutralité entre les belligérants et vise à « l’arrêt des
massacres ». Proposée par le ministre des Affaires étrangères, portée par
le premier ministre, décidée par le président de la République, l’opération Turquoise s’achève le 21 août, l’essentiel des contingents africains
mobilisés par la France passant sous l’autorité de la MINUAR.
L’analyse du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda s’inscrit
donc dans une temporalité qui n’est pas seulement celle de la guerre
entre le FPR et les forces armées rwandaises, celle de la paix avec les
accords d’Arusha et leur application, celle d’une vie politique intense,
celle des relations entre le Rwanda et ses voisins, celle de l’aide internationale qui porte un pays de plus en plus exsangue et endetté. Cette
temporalité est aussi celle du génocide des Tutsi à travers sa préparation
et sa réalisation. La Commission s’est donc interrogée sur la relation
entre l’engagement de la France et ce génocide, comme le lui rappelle
fortement la troisième recommandation soumise à l’équipe d’historiens
et de chercheurs de la Commission.
Une contribution au renouvellement des analyses historiques
sur les causes du génocide des Tutsi
La troisième direction de recherche assumée par la Commission découle des deux premières. La politique que la France mène au Rwanda
entre 1990 et 1994 peut-elle être analysée comme une cause, directe

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26

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ou indirecte, du processus génocidaire ? La France, par son soutien au
régime d’Habyarimana et à son armée, porte-t—elle une responsabilité
dans l’extermination des Tutsi et la généralisation des massacres ? Les
institutions compétentes, les autorités en charge d’une telle politique
avaient-elles connaissance de la possibilité d’un génocide qui, de ce que
nous savons des enseignements de l’histoire, est prévisible puisque programmé, planifié, dirigé vers un groupe désigné, victimes ciblées pour
leur appartenance supposée, et massacrées avec une volonté caractérisée
de violence et de cruauté sur les personnes ? Quels ont été les obstacles qui ont empêché la France de voir et de comprendre ? Pourquoi
une politique de prévention et de répression n’a telle pas été enclenchée conformément à la convention sur les crimes de génocide du 9
décembre 1948 des Nations unies, dont la France est signataire depuis
le 14 octobre 1950 et que l’État, ses agents, ses autorités ne peuvent
théoriquement ignorer33.
À cette réalité de droit s’ajoute celle de la diffusion des savoirs sur le
génocide avec la parution, coup sur coup en 1988 et 1989, de la traduction de la recherche monumentale de Raul Hilberg sur La destruction
des Juifs d’Europe34, et de la publication des actes d’un colloque inaugural placé sous la direction de Raymond Aron et de François Furet,
L’Allemagne nazie et le Génocide juif35.
Ces questions graves mais nécessaires, qui relèvent de la responsabilité de chercheurs travaillant sur la base d’objectifs de savoir comme ceux
décrits dans la lettre de mission, ne résultent pas de reconstructions a
posteriori, ou d’anachronismes. Le génocide des Tutsi est constaté et
reconnu publiquement en France le 16 mai 199436. Pour ce qui est de sa
possible préparation, des alertes apparaîssent dès la fin de l’année 1990.
Elles émergent des archives étudiées. Quel crédit, quelles significations
ont été donnés à ces avertissements ? Des décisions ont-elles suivi ?
Se pencher sur la relation entre l’engagement de la France au Rwanda
et le processus génocidaire qui s’y développe contre la minorité tutsi, sur fond de graves violences politiques, conduit donc à une triple
interrogation. Que savait la France de la préparation du génocide ? Sa
politique ou ses politiques étaient-elles adaptées aux risques perçus ?
Quel soutien a-t-elle reçu de ses partenaires et des organisations internationales pour appréhender cette réalité pré-génocidaire ?

introduction

Une dernière question se pose, que connaissent les historiens spécialistes des génocides dont celles et ceux présents dans la Commission de
recherche, celle du lien entre une avancée de la démocratie et son anéantissement par un génocide. Cette problématique est connue depuis l’extermination des Arméniens dans l’Empire ottoman. Elle se répète dans
l’Allemagne de Weimar avec l’engrenage de l’antisémitisme et la montée
en puissance du parti nazi. Elle est présente au Rwanda entre 1990 et
1993. Comment la France conçoit-elle les accords de paix et de partage
du pouvoir difficilement conclus et signés, le 4 août 1993, à Arusha ?
Quel rôle a-t-elle souhaité jouer aux côtés de partis d’opposition au pouvoir présidentiel qui se démarquent par ailleurs du Front patriotique
rwandais et de sa politique aussi bien diplomatique que militaire ?
La consultation des archives et l’analyse historique permettent
d’avancer dans la résolution de ces questions. Elle permet par exemple
de repérer les alertes émanant des agents en poste au Rwanda et dans la
région des Grands Lacs, ainsi que les analyses produites dans les services
de l’État en France. Les unes et les autres décrivent de graves menaces
pour la population rwandaise, pour la stabilité de la région, pour la
poursuite du processus de paix et de démocratisation. Il faudrait aussi
faire la lumière sur la responsabilité des autres pays et des organisations
internationales qui interviennent ou n’interviennent pas dans la résolution de la crise rwandaise.
Les deux opérations militaires françaises au Rwanda de l’année 1994
doivent être considérées de façon particulière. Du 8 au 14 avril 1994,
l’opération Amaryllis évacue les ressortissants français et étrangers, ainsi
que des Rwandais jugés menacés. Que comprend la France des événements qui se déroulent alors à Kigali ? Elle revient, avec l’opération
Turquoise, du 22 juin au 21 août 1994 au sud-ouest d’un pays livré à
l’extermination des Tutsi et à la guerre. Comment analyser cette intervention dans ses multiples dimensions, militaires, humanitaires et diplomatiques ? Quelle connaissance acquiert alors la France du génocide
des Tutsi et de ses exécutants comme de ses responsables ? La documentation conservée en porte-t-elle trace ?
Les archives françaises contiennent des sources documentaires qui
renseignent sur les massacres au Rwanda, sur l’état de violence et de
guerre civile, sur le ciblage ethnique des Tutsi, minorité sciemment

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28

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

rejetée de la communauté nationale rwandaise et dénoncée au moyen
d’instruments d’une propagande concertée. Les Tutsi du Rwanda sont
exterminés à partir du 7 avril 1994. Si les archives de l’opération Amaryllis sont muettes sur ce point – à l’exception de rares prises de vue des
opérateurs de l’ECPA –, celles de l’opération Turquoise contiennent
d’importantes informations sur le martyre des victimes et la violence
extrême, ainsi que sur l’identité des bourreaux.
Les archives consultées permettent, également, d’obtenir des informations sur la radicalisation du pouvoir légal rwandais, le dévoiement
de certaines institutions nationales, la nature de certains discours discriminants, la production de la littérature exterminatrice, le basculement
de partis politiques dans la sphère de milices extrémistes. Elles signalent
le caractère organisé des massacres qui précèdent ou suivent les offensives du FPR, désigné comme « ennemi » et auquel est associé, dans
l’idéologie du régime Habyarimana, les Tutsi de l’intérieur et jusqu’aux
membres des partis d’opposition. L’enjeu est de savoir et de vérifier si les
sources consultées documentent effectivement les origines du génocide
comme la constitution d’un pouvoir génocidaire, la persécution des
victimes désignées aux fins de les déshumaniser, l’impuissance et le désespoir de responsables conscients des risques d’une catastrophe à venir,
ainsi que ce facteur clé qu’est l’abstention internationale.
Ce travail de recherche apporte, autant que faire se peut, des réponses
documentées et argumentées à cet ensemble de questions.

4. l’organisation du rapport de recherche
Ce rapport comprend des annexes méthodologiques qui seront publiées sur le site de la Commission, et un développement en trois parties.
Des annexes méthodologiques
Pratique habituelle des chercheurs restituant leurs travaux, les annexes méthodologiques, communiquées sur les sites de la Commission,
du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de la DILA, traduisent le souci de transparence partagé par la Commission et visent à
établir un lien de confiance avec le lecteur. Elles comprennent une analyse de la situation comme de la structure des fonds d’archives appelés à
être identifiés, dépouillés et exploités, ainsi qu’un exposé des méthodes

introduction

appliquées à cette documentation dite de première main, « au vif de
l’histoire » en d’autres termes. L’approche critique des sources archivistiques consultées est détaillée. Elle insiste sur les conditions de leurs
usages pour la recherche en histoire, sur l’apport documentaire qu’elles
offrent à plusieurs niveaux et sur les limites de cette documentation.
L’élaboration du terrain archivistique est cruciale pour ce type de
recherche fondée sur les sources d’archives. Au moins trois voies exigent
simultanément d’être mobilisées pour ce faire : la consultation des inventaires des fonds mis à disposition de la Commission par les centres
d’archives (et les propres recherches de leurs personnels scientifiques) ;
l’entretien avec d’anciens acteurs afin de repérer des gisements qui auraient échappé à la collecte et à la conservation des archives ; enfin la
tâche de traduction de l’objet de recherche en termes institutionnels
afin de questionner le plus profondément possible le terrain archivistique de la recherche.
Ce dernier point est nécessaire pour réaliser un travail rigoureux dans
les archives puisque cette documentation est structurée en fonds (se
rapportant à l’activité d’une personne physique ou morale) et non en
collections (correspondant à une thématique intellectuelle). L’examen
institutionnel du sujet, accompagné d’une série de données de base
éclairant l’objet de recherche, est donc conduit dans le premier volet
des annexes méthodologiques. La méthodologie des archives est exposée dans le deuxième volet.
Les historiens appréhendent les sources archivistiques selon des méthodes qui impliquent – et c’est l’objet du troisième et dernier volet
des annexes méthodologiques – d’en faire précisément l’histoire, ou du
moins d’avoir conscience de leur historicité. Les fonds d’archives français sur le Rwanda et le génocide des Tutsi conservés dans les centres
d’archives publics existent par le fait d’une série d’opérations. La première est la consignation écrite des activités d’une institution, sous-entendant qu’il y a eu volonté de le faire et conscience de l’importance de
laisser la trace d’une décision, d’une action, d’une protestation. Suivent
la conservation dans ces services dits producteurs, la collecte par les
centres d’archives, leur conservation et leur valorisation scientifique
à travers les inventaires ou les états de versement. L’histoire, la structure et les spécificités des fonds pertinents pour la recherche, identifiés

29

30

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

conjointement par les archivistes et les historiens, sont exposées dans
ces annexes méthodologiques en ligne.
Une approche chronologique et thématique en sept chapitres
Trois grandes parties, qui s’éclairent mutuellement, structurent le
rapport. Les parties I et II sont formées chacune de trois chapitres qui
exposent, en suivant une progression chronologique, la trame des évènements. La première partie, intitulée « S’engager au Rwanda » est consacrée au rôle de la France au Rwanda durant les années 1990-1993. La
deuxième, intitulée « La France face au génocide », examine les événements de l’année 1994. La partie III, intitulée « Gouverner l’état dans la
crise rwandaise », propose, en un long chapitre, une analyse transversale
des processus de décision et du fonctionnement des institutions.
Les trois chapitres qui composent la partie I examinent la conception
et l’application de la politique française au Rwanda entre 1990 et 1993.
Le premier, « Intervenir au Rwanda », traite des évènements d’octobre
1990. Y sont étudiés le déclenchement de l’intervention française et les
raisons qui conduisent la France à faire du Rwanda une sorte de laboratoire de l’esprit du discours de La Baule en offrant au président Habyarimana une garantie de protection militaire en échange d’un programme
de démocratisation, de respect des droits de l’homme et de négociation
avec le FPR. On notera que dès la fin de l’année 1990 des voix s’élèvent
en France et au Rwanda pour alerter sur les risques d’un tel choix. Le
chapitre 2, « La France face à la succession des crises rwandaises », porte
sur les années 1991 et 1992. Décrivant en détail la présence militaire
française au Rwanda, il pose la question de l’engagement, direct ou
non, des forces françaises. Ce chapitre examine aussi les modalités de la
prise de décision, en France, en ce qui concerne le Rwanda. Le chapitre
3, « Vers le désengagement », couvre l’année 1993. Il analyse l’inflexion
de la politique française au Rwanda, qui conduit au départ de l’essentiel
des troupes françaises à la fin de l’année. Les observateurs français ont
alors conscience de la dégradation de la situation politique, mais pas
forcément d’un risque pré-génocidaire.
La deuxième partie s’ouvre sur un chapitre 4, «La France, la guerre et
le génocide (avril-juin 1994)», qui traite successivement de la période
de radicalisation pré-génocidaire, de la phase paroxysmique du géno-

introduction

cide et des suites qui y sont données. Après l’analyse du phénomène de
radicalisation qui conduit au génocide, il examine l’attentat du 6 avril
et ses conséquences, dont l’opération Amaryllis. L’étude porte ensuite
sur les réactions des autorités françaises et internationales qui tardent
à qualifier le génocide. Ce chapitre explore enfin la genèse de l’opération Turquoise, entre critiques envers la politique antérieure française
et demande sociale d’intervention française au Rwanda. Le chapitre 5,
« L’opération Turquoise », étudie, dans ses aspects politiques, diplomatiques et militaires, l’opération militaire et humanitaire que la France
décide le 15 juin et déclenche le 22 juin, après l’obtention d’un mandat
de l’ONU. L’analyse s’attache à traiter toutes les dimensions de l’intervention, y compris celles qui sont l’objet de polémiques récurrentes,
mais aussi à en comprendre les ressorts profonds et à en dresser un bilan.
Enfin, le chapitre 6 examine « L’après Turquoise », posant de nouveau la
question de la France face au génocide. On voit comment les relations
de la France avec le FPR demeurent difficiles, notamment à l’occasion
de la relève des unités de Turquoise par les casques bleus de l’ONU,
puis lors des négociations pour la constitution du TPIR. Le sommet de
Biarritz cristallise ces tensions, la France choisissant de ne pas inviter le
Rwanda et entretenant l’ambiguïté sur un possible « double génocide ».
La troisième partie formée du chapitre 7 revient sur l’étude des processus de décision sur l’ensemble de la période et sur l’impensé du génocide. Il s’applique à comprendre les raisons pour lesquelles les autorités
françaises, pourtant suffisamment informées par de multiples canaux des
menaces de destruction des Tutsi du Rwanda, n’ont pas réorienté leur politique pour une meilleure prise en compte de ces risques, de leur signification et de leurs conséquences. La France ne fait toutefois pas exception.
Ni les autres partenaires du Rwanda, ni les organisations internationales
n’agissent différemment. Mais la France est toutefois le pays le plus impliqué au Rwanda et, à ce titre, elle possède des responsabilités particulières.
La puissance de son État, la démocratie républicaine qu’elle incarne, le
rang auquel elle aspire dans le monde, son statut de membre permanent
du Conseil de sécurité, lui en imposent d’autres. Qu’elle n’ait pas envisagé
une telle possibilité, qu’elle se soit limitée à craindre des « massacres interethniques », qu’elle n’ait pas conçu le risque de radicalisation des milieux
extrémistes interroge les processus de décision, l’action des institutions et

31

32

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de ceux qui les servent, la maîtrise et l’analyse de l’information. Alors que
la perception de la menace génocidaire est finalement très peu présente
dans les déterminations qui concourent à la réalisation de la politique
française, quels en sont les ressorts principaux ? L’hypothèse de l’existence
de plusieurs politiques, parallèles, en concurrence voire en opposition et
en conflit, peut être également formulée. Cette interrogation renvoie bien
aux engagements des institutions, aux décisions qui en émanent, aux
prises de responsabilités de ceux qui les servent ou les dirigent.
Les conclusions du Rapport synthétisent les résultats de la recherche
menée en archives sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda
entre 1990 et 1994. Elles abordent ensuite la question des responsabilités politiques, intellectuelles, cognitives, éthiques et morales. Elles
proposent in fine des recommandations.

5. les données et les limites d’une recherche
Les membres de la Commission de recherche ont mesuré le poids du
contexte mémoriel, politique, scientifique de ces trente dernières années
sur le sujet du Rwanda et du génocide des Tutsi. Sans nullement le minimiser ou l’ignorer, ils ont vu, à travers l’accès qui leur a été accordé aux
fonds d’archives français sur le sujet, la possibilité de mettre à distance
les événements postérieurs à 1994 afin de retrouver la réalité de ceux qui
sont intervenus entre 1990 et 1994. Leur Rapport doit être lu à l’aune
de cette ambition.
Avant toute chose, cette œuvre de recherche doit s’apprécier au regard
de la commande scientifique que propose la lettre de mission et qui a été
analysée plus haut. Le Rapport est donc tenu d’y répondre et la conclusion s’efforcera de le faire. Les résultats de la recherche doivent être mesurés également dans le contexte de sa réalisation. Le travail de la Commission s’est développé dans des conditions qu’il y a lieu d’indiquer :
• Le défi qu’a représenté la création d’une Commission de recherche
sans modèle prédéfini, de surcroît dans un climat marqué à son encontre d’hostilité et de défiance.
• Les contraintes liées à l’organisation du travail en archives comprenant une part importante de documents classifiés aux exigences réglementaires lourdes37, et à la mobilisation des centres d’archives pour qui
la Commission, dans sa formation, était une première : leur personnel,

introduction

tant scientifique qu’administratif et technique, a réalisé une prouesse
professionnelle et humaine que la Commission souhaite saluer.
• La difficulté d’achever le travail en 18 mois, résultant des délais
liés au lancement de la campagne d’archives et aux trois mois d’arrêt
des dépouillements résultant de la fermeture des centres et services
d’archives au moment du premier confinement38.
• L’ampleur du travail nécessaire pour traîter la masse inusitée des
sources archivistiques, pour effectuer les enquêtes rendues nécessaires
par les lacunes que la Commission a constatées dans les fonds ou par
l’absence de fonds entiers. Par ailleurs, a été mis en place un dispositif
lourd mais nécessaire d’établissement pièce à pièce des demandes de
déclassification et d’autorisation de diffusion de tous les documents
rassemblés en fac-similés dans les cartons sources39 du Rapport. Les
refus de communication ou de consultation, certes rares mais notables, opposés aux demandes de la Commission, ont nui au caractère d’exhaustivité qu’elle a voulu donner à son travail. Le Bureau de
l’Assemblée nationale lui a refusé la consultation des archives de la
Mission d’information parlementaire (MIP) de 199840. La Commission aurait souhaité également d’autres modalités pour la consultation
des archives du cabinet militaire du premier ministre que celles qui lui
ont été imposées. La lenteur de l’instruction de certaines demandes de
la Commission l’a empêchée aussi d’accéder à des dossiers sensibles,
par exemple aux nominations et promotions dans l’ordre de la Légion
d’honneur des dignitaires du régime Habyarimana.
• La nature même d’un travail fondé, comme le prescrivait la lettre de
mission du 5 avril 2019, sur l’exploitation et l’analyse des fonds d’archives français. Cela a conduit la Commission à s’appuyer presque exclusivement sur des sources écrites. Des faits et des données, qui n’ont
pas été consignés par écrit échappent ainsi à l’analyse. Par exemple, la
difficulté de reconstituer ce que l’on nomme les « directives présidentielles », communiquées lors d’entretien en tête-à-tête, les « ordres à
la voix » dans les armées, les « entretiens informels » dans la diplomatie, les communications téléphoniques qui ne laissent pas de traces a
rendu plus difficile l’analyse des processus de décision et la reconstitution des chaînes de commandement. De ce fait, la Commission a
apporté une attention particulière aux traces furtives qui affleurent

33

34

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

dans quelques documents (commentaires manuscrits, annotations diverses, usage du gras ou du soulignement), ainsi qu’aux incohérences
de certains ensembles documentaires. L’utilisation ou la constitution
d’archives orales, par des entretiens systématiques avec les anciens acteurs ou témoins, aurait pu compenser les lacunes des sources écrites.
La Commission n’a pas été en mesure de conduire une telle campagne.
L’évocation de ces limites n’a pas pour but d’excuser d’éventuelles
insuffisances du Rapport. La Commission assume ce dernier en totalité, avec ses imperfections, ses manques et, probablement, ses erreurs
malgré la vigilance mise à s’en prémunir. Elle considère son travail
comme une étape ouvrant sur d’autres recherches, en particulier sur le
génocide des Tutsi qui manque encore d’un investissement scientifique
comparable à celui qui est réalisé sur le génocide des Arméniens et sur
la Shoah. Avec la production écrite que constitue le Rapport et la masse
très importante d’archives rendues publiques – pour nombre d’entre
elles au préalable déclassifiées –, la Commission de recherche pose des
jalons pour des travaux futurs. Elle les prolonge avec des recommandations en faveur d’une mobilisation scientifique et documentaire sur le
génocide des Tutsi qu’elle inscrit au terme de sa conclusion.
Enfin, rien n’aurait été possible sans la relation de confiance que la
Commission a su nouer avec les archivistes publics, particulièrement
investis professionnellement et humainement dans l’avancée de ses
travaux. Cette relation de confiance ne s’est pas limitée aux personnels scientifiques, elle a infusé partout La Commission a constitué
une communauté de chercheurs pour lesquels la connaissance historique est à l’inverse d’un savoir qui se referme sur lui-même ou qui
s’appuierait seulement sur des incursions partielles et partiales dans
les sources. La méthode historienne a primé avant tout chose. Elle
a abouti à des résultats clairs, des énoncés nécessaires que la suite du
Rapport expose et démontre. La Commission a reconnu la réalité
d’un génocide et de son impact incommensurable sur une nation,
sur un continent. L’histoire du Rwanda et de l’Afrique se retrouve au
terme de cette recherche d’histoire.

première partie

S’engager au Rwanda

Chapitre 1

Intervenir au Rwanda (1990)
Le 1er octobre, le poste de kagitumba à la frontière rwando-ougandaise (nordest du Rwanda) a été attaqué par une centaine d’hommes en armes et en
uniforme. Le 2 octobre, la situation s’est subitement dégradée en raison d’une
pénétration rebelle ou étrangère atteignant 30 km au sud de Kagitumba et de
l’incapacité de l’armée rwandaise à organiser sa défense1.

L

es phrases alarmistes constituent le début d’une note adressée le
2 octobre 1990 au président François Mitterrand par son chef de
l’état-major particulier, l’amiral Lanxade. Face à l’offensive au nord du
Rwanda, la présidence française envoie à Kigali les parachutistes de la
Légion étrangère et une unité d’infanterie de marine. Les soldats de
l’opération baptisée Noroît ont pour mission d’assurer la sécurité des
ressortissants français. Exerçant un effet dissuasif, ils vont aussi, de fait,
protéger le régime en place. En quelques jours se mettent en place les
éléments fondamentaux de la présence française au Rwanda. L’affaire
est suivie directement par le président de la République et par son étatmajor particulier (EMP).
Qu’est ce qui conduit la France à s’engager au Rwanda ? Ce petit
pays de la région des Grands Lacs n’est pas une ancienne colonie française. Il ne s’est intégré que récemment aux pays dits « du champ »
qui sont les partenaires privilégiés de la France en Afrique. Les accords
de coopération qui le lient à la France sont limités. C’est la Belgique,
ancienne puissance coloniale, et non la France, qui est le premier partenaire économique du Rwanda.
La réponse est sans doute à chercher du côté du sommet francoafricain qui s’est tenu du 19 au 21 juin de la même année à La Baule.
Le président François Mitterrand, dans un discours qui sert de référence
pour les années à venir, propose aux chefs d’état invités, au nombre
desquels se trouve le président du Rwanda Juvénal Habyarimana, un
nouveau modèle de partenariat. La France soutiendra dans tous les
domaines, y compris militaire, les pays qui évolueront vers des formes

chapitre

1: intervenir au rwanda

démocratiques de gouvernement. Ce sera l’arrière plan de la transaction
qui est offerte au président du Rwanda en 1990 : l’intervention forte
et le maintien de l’armée française sur le sol rwandais en échange d’une
évolution profonde de la gouvernance du pays2. Le président Habyarimana a rencontré au mois d’avril précédent le président français à Paris
et lui a demandé un soutien militaire face aux incidents qui ont lieu à sa
frontière nord3. Il fait partie des chefs d’état africains qui commentent
positivement le discours de François Mitterrand4.
échanger un soutien militaire contre une politique de démocratisation et de respect des droits de l’homme : dès les dernières semaines
d’octobre 1990, des voix s’élèvent en France et au Rwanda pour juger
cette stratégie risquée, voire impossible en raison des manquements
graves du régime de Kigali en matière de droits de l’homme et des violences ciblées dont sont victimes les Tutsi. Le choix, cependant, est fait
au plus haut niveau de l’état de la mettre en œuvre.
Le chapitre qui suit décrit la façon dont les décisions d’intervenir au
Rwanda et de s’y maintenir sont prises et mises en œuvre entre octobre
1990 et janvier 1991. Il repose sur des fonds d’archives d’inégale amplitude. Le fonds de la présidence du président Mitterrand, déposé aux
Archives nationales, est le plus significatif. Y sont conservées notamment des notes soumises au président Mitterrand par ses conseillers
pour l’Afrique et les membres de son état-major particulier. Elles permettent de cerner le moment des prises de décision et les représentations
qui les sous-tendent. Les archives de l’élysée suggèrent par ailleurs que
la politique menée au Rwanda ne fait pas consensus. Certains conseillers relayent les hésitations, avertissements, inquiétudes qui se font jour
dans divers cercles. Il y a aussi dans ces archives la trace d’interventions
venues du Rwanda et notamment de visites ou d’appels téléphoniques
du président rwandais à son homologue français. Rien ne permet de
savoir si les documents dont nous disposons reflètent l’ensemble du
processus de décision. Il ne fait aucun doute cependant que les choix
sont faits à l’élysée par le président en personne et que l’état-major
particulier, en liaison avec le conseiller pour les Affaires africaines et
malgaches, est la cheville ouvrière de la politique menée au Rwanda.
Cependant, les ministères des Affaires étrangères, de la Coopération
et de la Défense, ainsi que l’état-major des Armées, qui sont chargés

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38

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de mettre cette politique en œuvre développent leurs propres analyses.
Faute d’archives accessibles, il est difficile de saisir les réticences du ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement. En revanche on trouve la
trace des actions et des interrogations des militaires en poste au Rwanda
qui rendent compte à l’état-major à Paris. Les papiers du ministère de la
Coopération illustrent plutôt l’engagement de la France, son action diplomatique dans la région des Grands Lacs et le détail de l’aide militaire
qu’elle apporte au Rwanda. Les télégrammes et messages diplomatiques
envoyés par l’ambassadeur et l’attaché de défense en place à Kigali, lus
à l’élysée comme à la Défense ou à l’état-major, informent Paris sur
les demandes du président Habyarimana et donnent à comprendre les
motivations et les représentations qui se trouvent derrière les actes. Les
dossiers de la direction des Affaires africaines et malgaches au ministère
des Affaires étrangères permettent de replacer le Rwanda dans le cadre
plus vaste de la politique africaine de la France. Ils permettent aussi de
comprendre la position des chefs d’état du Zaïre, de l’Ouganda et du
Burundi sur la question rwandaise, ou du moins ce qu’ils veulent bien
en dire à leurs interlocuteurs. Enfin ces archives conservent la trace des
contacts du FPR avec les autorités françaises, les avertissant dès octobre
1990 que le régime du président Habyarimana se livre à des exactions
ciblées envers les Tutsi et que ce régime n’est pas un partenaire fiable
pour une politique de démocratisation du pays.
Ces avertissements ouvrent sur une question : que recouvre le terme
« démocratisation » dans la culture politique des différents acteurs du
drame en 1990 ? Les choses se passent comme s’il existait une conception traditionnelle : est démocratique un pays qui possède des institutions parlementaires, des partis politiques, une opposition susceptible d’entrer au gouvernement. C’est ce que réclame avec insistance
la France à son partenaire rwandais dès 1990. Mais la conception de
la démocratie qui s’impose dans le dernier quart du xxe siècle met en
exergue le respect des droits de l’homme. Les violations flagrantes de
ces derniers par les autorités de Kigali expliquent les réticences de l’opinion de certains pays européens comme la Belgique, l’Allemagne, la
Grande-Bretagne, voire les états-Unis, sensibilisée par les associations
de Rwandais en exil, ainsi que le mécontentement dont fait preuve Paris
de façon répétée. La lenteur de la mise en œuvre du processus de démo-

chapitre

1: intervenir au rwanda

cratisation et l’ampleur des atteintes aux droits de l’homme au Rwanda
inquiètent en effet la France dès 1990.
à la fin de l’année 1990, un grand nombre des éléments qui feront
la fragilité de la politique que mène la France au Rwanda sont perceptibles. Cela ne suffit pas à en modifier le cours.

1.1. octobre 1990 : décider, justifier
une intervention militaire
La décision de procéder à une intervention en urgence au Rwanda est
prise par le président de la République, en sa qualité de chef des armées.
François Mitterrand est alors en déplacement au Moyen-Orient en compagnie du ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, du ministre
des Affaires étrangères, Roland Dumas, de son chef de l’état-major particulier, l’amiral Lanxade et du porte-parole du gouvernement Hubert
Védrine. Aucun écrit ne semble documenter cette prise de décision qui
est connue par les mémoires de Jean-Pierre Chevènement et sa déclaration devant la mission d’information parlementaire (MIP), présidée par
Paul Quilès, le 16 juin 1998. Soucieux de faire comprendre qu’il n’a eu,
lui-même, aucune part à la décision, Jean-Pierre Chevènement explique
en 1998 aux parlementaires qui l’auditionnent que, de l’intervention au
Rwanda, il n’a gardé qu’un seul souvenir, celui de son déclenchement.
La décision d’envoyer des troupes françaises à Kigali a eu lieu :
[…] une matinée, dans le Golfe, à bord de la frégate Dupleix, avec le président
de la République et l’amiral Lanxade, son chef de l’état-major particulier à
l’élysée, assez tôt, en compagnie du commandant de bord. à ce moment-là,
a été apporté au président de la République un message chiffré qui, une fois
décodé, faisait apparaître que le président Habyarimana demandait l’intervention militaire de la France pour l’aider à faire face à l’attaque du FPR. Le
président s’est alors tourné vers l’amiral Lanxade et lui a demandé de répondre
favorablement à cette demande. L’amiral s’est éloigné et a envoyé au commandement opérationnel des armées des directives qui ont conduit à l’envoi d’une
compagnie, dont la mission était d’assurer avant tout la protection de nos ressortissants5.

Le général Marc-Amédée de Monchal, chef du cabinet militaire du
ministre de la Défense, interrogé, lui aussi, en 1998, se souvient d’avoir
reçu un appel et de s’en être étonné car, si la situation du Rwanda était

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

suivie par les services compétents, le pays ne constituait pas une priorité. Le secrétaire chargé de consigner et de résumer les auditions écrit :
Abordant le déclenchement de l’opération Noroît en octobre 1990, le général
Marc-Amédée de Monchal a cru se rappeler qu’il avait reçu une communication téléphonique de l’Amiral Jacques Lanxade l’informant que le Président de
la République demandait d’envisager une intervention au Rwanda […] Le
cabinet militaire a alors répercuté l’information à l’état-major des Armées qui
était peut-être déjà prévenu parallèlement et a informé le Directeur de cabinet,
donc le Ministre qui a pris le dossier en compte6.

La mise en place d’une intervention en Afrique se fait, à l’époque,
selon un schéma rappelé par le général Marc-Amédée de Monchal lors
de cette même audition par la Mission d’information parlementaire :
d’abord « lancement » par l’élysée sur proposition éventuelle du ministère des Affaires étrangères, puis mise en place d’une « cellule de crise »
chargée d’examiner les propositions de décision et de suivre leur exécution. Cette cellule de crise comprend normalement des représentants de
la présidence et du premier ministre, des ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération et d’autres ministères en tant
que de besoin. En 1990, elle se réunit « en fonction de la situation pour
coordonner les actions des différents ministères et arrêter des propositions
qui devaient être arrêtées par le président de la République »7.
Pour ce qui est du Rwanda, la voie diplomatique impliquant le ministère des Affaires étrangères est un peu contournée puisque Georges
Martres, ambassadeur de France à Kigali, indique dans sa déposition
à la MIP en 19988 que, le 3 octobre 1990, c’est auprès de Jean-Christophe Mitterrand, conseiller Afrique à la présidence et de Jacques Pelletier, ministre de la Coopération, que le ministère des Affaires étrangères
du Rwanda sollicite officiellement l’appui de la France. La cellule de
crise se réunit le 4 octobre à l’Élysée, le jour même où les parachutistes
français se posent à Kigali. En fait, dès le départ, la question du Rwanda
est traitée par la présidence de la République. Deux questions se posent
de façon urgente en ce début d’octobre : recevoir de Kigali des informations fiables et élaborer une justification à l’intervention française
recevable par les partenaires de la France.
Deux sources principales permettent de comprendre comment s’élabore la justification de l’intervention française au Rwanda : les notes de
ses conseillers au président Mitterrand et les messages venus de Kigali sous

chapitre

1: intervenir au rwanda

forme de télégrammes diplomatiques qui informent Paris sur la réalité de
la situation militaire au Rwanda, les troubles dans la ville de Kigali et la
position des autorités rwandaises. Fonder l’analyse sur les archives présidentielles et les messages venus de Kigali, complétés par des documents
venus du ministère de la Défense ou de la direction des Affaires africaines
et malgaches au ministère des Affaires étrangères, procure nécessairement
une vision partielle du processus de décision. Ces documents permettent
cependant d’identifier les problèmes de l’heure. Toute la difficulté pour
la présidence, au cours de la première quinzaine du mois d’octobre 1990,
est d’évaluer correctement la situation au Rwanda et de trouver les arguments qui justifient d’abord l’intervention, ensuite le maintien de la présence militaire de la France. Les informations qui arrivent à Paris par le
canal de l’ambassade de France à Kigali sont contradictoires, mal étayées
ou influencées par les autorités rwandaises.

1.1.1 Les informations incertaines du poste de Kigali
Les analyses du poste de Kigali doivent être replacées dans leur
contexte. Il s’agit d’un petit poste diplomatique et il ne dispose pas de
ressources sérieuses en matière de renseignement. Lorsque des événements se produisent à la frontière nord du pays, le 1er octobre, l’ambassadeur Georges Martres est en vacances9. Ce sont l’attaché de défense et
le second secrétaire qui informent Paris. Ce n’est que le 5 octobre 1990
que la signature de l’ambassadeur Georges Martres apparaît. Comment
leurs messages participent-ils à l’interprétation de la situation ?
Un télégramme diplomatique obéit usuellement pour sa rédaction à
des règles précises : une partie retranscrit fidèlement les faits ou les positions des intéressés. Une seconde partie permet au rédacteur de corriger,
nuancer ou commenter, au besoin, ces informations. Dans l’urgence
ces deux étapes ne sont pas toujours respectées : le poste de Kigali fait
confiance à l’expérience des destinataires pour interpréter les informations. Par ailleurs les dates sont importantes : certains jours plusieurs
messages partent du poste de Kigali et leurs informations peuvent se
contredire au fur et à mesure que la situation évolue ou que les connaissances se précisent. à chaque étape du circuit de l’information, le choix
des mots et du mode des verbes – notamment l’usage du conditionnel –
ont de l’importance car ils peuvent peser sur la décision.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

1.1.1.1 une agression difficile à évaluer
Le 1er octobre 1990, l’attaché de défense et chef de la mission d’assistance militaire (MAM) à Kigali, le colonel Galinié, rend donc compte,
dans un message qui arrive à la présidence de la République à Paris, de la
pénétration des soldats à la frontière nord du Rwanda10. Ce télégramme
diplomatique a comme destinataires, outre sa hiérarchie, le secrétariat
général à la Défense nationale (SGDN), la direction des Affaires africaines et malgaches (DAM) du ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Coopération et l’ambassade de Kinshasa. S’appuyant sur ce
que lui ont dit ses informateurs rwandais, il décrit au conditionnel une
attaque d’une ampleur difficile à évaluer, plutôt modeste : une centaine
d’hommes, identifiés sans certitude comme Tutsi, auraient pénétré au
Rwanda en venant de l’Ouganda. Se déplaçant en voiture et disposant
peut-être de véhicules blindés, ils seraient armés de kalachnikov et sans
doute de mortiers ou de canons :
[…] l’effectif des adversaires est estimé par les Rwandais à au moins une
centaine d’hommes en tenue de combat équipée d’armes individuelles dont
sûrement des kalachnikov, peut-être des mortiers et canons SR. […] Ces derniers, venus de l’Ouganda, auraient pris position au Rwanda sur les collines
dominant le poste qu’ils occupent. Ils y disposeraient de véhicules banalisés avec
lesquels ils auraient franchi la frontière et de 5 véhicules légers blindés arrivés
en renfort en début d’après-midi. […] leur nationalité n’est pas actuellement
connue – cependant les réfugiés tutsis sont fortement soupçonnés11.

Les forces armées rwandaises (FAR), qui disposent d’un escadron
blindé, de véhicules Land Rover équipés de mitrailleuses, d’un hélicoptère
français Gazelle armé et d’un avion Islander, semblent avoir pris position.
Elles n’ont pas commencé à combattre, faute d’en avoir reçu l’ordre du
président Habyarimana qui est en voyage aux États-Unis. Elles interdisent
« la seule route nationale ». On ne déplore alors que quelques blessés civils.
Des éléments de la Compagnie de Gabiro ont fait mouvement vers le poste ;
[…] des reconnaissances aériennes sont en cours : 2 Gazelle armées (une canon
- une roquette) et un Islander12. […] un escadron du bataillon blindé constitué
de 5AML/60 et 8 jeep Land Rover équipées de mitrailleuses de 7,62 a été en
début d’après-midi dépêché sur place. Mission : se mettre en position de coup
d’arrêt au sud du poste tenu par l’ENI [l’ennemi] à hauteur de la seule route
nationale. […] tous ces éléments attendraient l’autorisation de faire usage des
armes qui semble tarder en raison de l’absence du président actuellement aux

chapitre

1: intervenir au rwanda

USA. […] aucune indication n’a été donnée sur les pertes militaires éventuelles, quelques civils habitant près du poste auraient été tués. L’ensemble des
FAR est en alerte13.

Le lendemain, 2 octobre, l’attaché de défense transmet un nouveau
message pour informer ses supérieurs de l’évolution de la situation.
Ses informations viennent, cette fois, des Français présents au sein de
quelques unités de l’armée rwandaise dans le cadre d’un programme de
formation. Ils décrivent une armée désorganisée, incapable de riposter.
Le Rwanda s’apprête à faire une demande d’aide militaire officielle à la
France et à la Belgique.
Objet : situation le 2 octobre 1990 à 11 heures. Observations du poste : selon
les indications fournies par nos assistants dans les unités, celles qui sont mises
en place le sont de manière dispersée et gagnent leur zone d’action en désordre.
Les officiers ne manifestent pas un grand enthousiasme. L’État-major semble
agir au coup par coup, sans idée de manœuvre déterminée. Lors d’une réunion
au ministère de la Défense à 10 heures, le colonel Rusatira14, Secrétaire général,
a paru très préoccupé. Il a annoncé qu’il était possible que le président de la
République demande l’aide militaire de la France et de la Belgique sous forme
d’une intervention armée15.

Sont informés les mêmes destinataires que précédemment à Paris
ainsi que les ambassades de France dans les pays de la région, Kampala
(Ouganda), Nairobi (Kenya), Bujumbura (Burundi) et Kinshasa
(Zaïre).
C’est seulement le 3 octobre 1990 que l’attaché de défense dispose
d’informations plus détaillées, mais pas forcément plus sûres, sur l’identité des assaillants ainsi que sur la nature de l’offensive. Il les transmet à
Paris dans un long message dont les termes soulignent l’importance de
l’attaque. Les « forces assaillantes », désormais estimées à 1 500 hommes,
y sont nettement réévaluées à la hausse. Elles continuent à « progresser
sur le terrain » et la capitale, Kigali, est en danger d’être prise de manière imminente. La situation des forces armées rwandaises est présentée
comme désespérée : elles ne disposent plus de réserves, manquent de munitions et de carburant, et elles ne semblent pas en mesure de se ressaisir.
D’autres informations provenant du ministère de la Défense rwandais construisent par ailleurs l’idée d’une attaque multiforme conduite
par des Tutsi venant à la fois du nord (Ouganda) et du sud (Burundi).
La capitale serait menacée :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Selon le ministère de la Défense rwandais, l’ENI [ennemi] « disposerait au
total de 8 000 à 10 000 hommes en Ouganda. Ces derniers seraient d’ethnie
Tutsie, soit réfugiés rwandais soit favorables à ces derniers » […] ils pourraient
lancer une grande offensive sur l’axe Kabale-Byumba-Kigali en vue de prendre
la capitale. Cette action prioritaire pourrait être soutenue par des actions secondaires conduites par les Tutsis réfugiés au Burundi […]16.

L’attaché de défense, le colonel Galinié, transmet dans le même message une autre information d’importance. Le gouvernement rwandais a
déclenché une violente campagne de répression à Kigali visant spécifiquement les Tutsi et les membres de l’opposition politique. Il en détaille
les mesures : instauration d’un couvre-feu dans les villes de 20 heures
à 5 heures, mise en état de défense des agglomérations, arrestation de
suspects et appel à la délation17.
Pour l’heure le chef de l’état, qui a déjà fait appel à la Belgique la
veille, souhaite, dit-il, solliciter de la France « une aide immédiate en
munitions et matériels » ainsi qu’une intervention militaire18. Dans ses
conclusions, l’attaché de défense montre qu’il est conscient que la gravité de la situation est exagérée par ses interlocuteurs (« quant à l’effectif
de 8 000 à 10 000 hommes, il pourrait être grossi pour accréditer l’idée
que le Rwanda est gravement agressé »19). En revanche, il relaye leur
point de vue sur la composante ethnique de l’armée « ennemie » et
reprend sans la commenter la thèse qui accrédite l’idée d’un complot
financé par la puissante communauté financière tutsi, thèse qui justifie
au même moment la féroce répression qui s’abat sur les Tutsi de Kigali.
De cette invasion, il écrit en effet : « On peut actuellement considérer
qu’elle a été préparée de longue date par les Tutsis de l’intérieur et de
l’extérieur. Ces derniers disposent de fonds importants, compte tenu de
leur position dans l’économie rwandaise et ougandaise »20.
1.1.1.2 persécutions anti-tutsi et provocation à kigali
Deux événements importants se sont produits. D’une part « l’offensive » a été repoussée. Les Forces armées rwandaises ont mis en œuvre
les mortiers dont elles disposent. Trois hélicoptères armés des Forces
rwandaises ont détruit un convoi de camions d’essence et de ravitaillement le 3 octobre au soir. Surtout – mais ce n’est pas encore connu – le
colonel Fred Rwigyema, membre fondateur du FPR et qui dirigeait

chapitre

1: intervenir au rwanda

l’opération a été tué. Le colonel Kagame revient d’urgence des ÉtatsUnis pour reprendre la tête des opérations.
Par ailleurs s’est ouverte dans Kigali une chasse aux Tutsi et aux
membres des partis d’opposition, tués à leur domicile ou arrêtés et retenus dans le stade de Kigali dans des conditions indignes avant d’être
exécutés. Dans la nuit du 4 au 5 octobre, la situation est rendue plus
confuse encore par des tirs dans Kigali que le gouvernement rwandais
attribue à des infiltrations de combattants ennemis alors que les médias
décèlent rapidement une opération montée par le gouvernement. Le
rapport annuel de l’ambassadeur de France, rédigé au mois de janvier
de l’année suivante, témoigne de l’incertitude qui règne au poste de Kigali sur l’événement. Il confirme que les tirs en direction de l’ambassade
proviennent de l’armée rwandaise, que le nombre de tués et de blessés
est très faible et qu’aucun objectif stratégique n’était visé.
Dans la nuit du jeudi 4 au vendredi 5 octobre, des tirs violents sont déclenchés entre 2h30 et 5h30 sur l’aéroport, les camps militaires, le ministère de
la Défense et la résidence présidentielle. Les parachutistes français installés à
l’aéroport et à la chancellerie sont amenés à riposter, mais en ce qui concerne la
chancellerie, il apparaît rapidement que les coups viennent de l’armée rwandaise, l’Ambassade étant située sur la trajectoire.
Quoique ces tirs aient été éprouvants, notamment pour la population européenne, qui est très démoralisée le matin du 5 octobre, on remarque immédiatement que le nombre de tués et blessés est peu élevé (3 Africains ont toutefois
été abattus dans une voiture d’Electrogaz à 100 mètres de notre Ambassade).
Aucun objectif précis n’a été atteint et les dégâts sont relativement faibles compte
tenu de l’utilisation de certaines armes lourdes21.

L’ambassadeur ne semble cependant pas partager l’hypothèse avancée par les journalistes, confirmée par le rapport de mission d’information parlementaire de 1998, d’une provocation orchestrée par le président Habyarimana :
L’hypothèse d’un « montage » par le gouvernement rwandais sera même envisagée par certains journalistes qui accusent celui-ci d’avoir trouvé là le prétexte
pour lancer une sévère répression. Cette hypothèse est à exclure car il est peu
vraisemblable que les autorités nationales aient pris le risque d’organiser un
pareil feu d’artifice22.

Dans l’urgence, il a pris immédiatement la décision de faire évacuer
les ressortissants français qui le souhaitent23. C’est chose facile puisque

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

les premiers parachutistes français de la Légion étrangère se sont posés
à Kigali à la fin de l’après-midi du 4 octobre.
1.1.1.3 l’hypothèse de la guérilla
Les autorités rwandaises cherchent à grossir la menace qui pèse sur
leur pays afin d’amener la France et la Belgique à leur accorder un soutien militaire. Comme la réalité d’une attaque massive n’est plus avérée,
elles expliquent qu’elles sont désormais face à une guérilla moins visible
mais tout aussi dangereuse. Le 4 octobre, l’attaché de défense français à
Kigali rencontre ses interlocuteurs rwandais qui affirment deux choses.
D’une part, les livraisons de matériel militaire (hélicoptère, mortiers)
sont justifiées puisqu’elles ont permis d’arrêter l’offensive, notamment
en détruisant une colonne de camions ennemis. D’autre part, « les envahisseurs venant d’Ouganda » seraient en train de passer à une guérilla,
forme de conflit caractérisée par la présence de combattants habillés en
civil :
Les envahisseurs venant d’Ouganda ne semblent plus intervenir en unités
organiques mais par groupes revêtant alternativement selon leur position et
la situation locale la tenue civile et tenue militaire. Ce procédé leur a permis
d’atteindre le lac Muhazi ainsi que les alentours de la ville de Rwamagana. Le
basculement en guérilla effectif depuis le 3 au soir paraît devoir durer compte
tenu de : la destruction par l’ALAT rwandaise le 3 au soir d’une colonne de
10 camions dont 2 de carburant au nord de Gabiro venant de l’Ouganda et
la destruction le 4 au matin de l’important PC des envahisseur situé dans la
région de Kagitumba24.

Le 6 octobre, l’ambassadeur Martres se conforte dans l’idée qu’il
a face à lui des « partisans » qui peuvent compter sur des caches implantées dans le pays, ce qui suppose des complicités et des sympathies
locales au sein de réseaux clandestins, appuyés par l’Ouganda :
Il se confirme, écrit-il, que [les assaillants] comprennent des Ougandais déserteurs d’origine tutsie, des Tutsis réfugiés en Ouganda, des partisans plus ou
moins volontaires recrutés depuis l’invasion du Nord-Est et des partisans résolus
qui ont contribué largement à la mise en place de caches d’armes et de réseaux
de sympathisants dans Kigali. Leur effectif total, au Rwanda, pourrait être
actuellement de 1 500 à 2 00025.

Dans le cadre de cette guérilla supposée, l’ambassadeur imagine un
futur où les envahisseurs tutsi venus de l’Ouganda seraient arrêtés par

chapitre

1: intervenir au rwanda

des milliers de paysans armés d’armes blanches. On voit apparaître un
argument qui formera ensuite l’ossature de l’argumentaire en faveur de
l’engagement de la France au Rwanda. Le régime en place a pour lui,
dit-il, l’avantage et la légitimité du nombre. Au contraire, la guérilla
tutsi venue d’Ouganda « devra, lorsqu’elle quittera les zones éloignées
et peu habitées pour atteindre le cœur du pays, affronter des milliers
de paysans hutu qui manquent de fusils et de munitions mais qui ont
montré dans le passé qu’ils savaient manier les machettes, les arcs et les
flèches »26. Nul doute que l’argument, qui sonne aujourd’hui comme
une sinistre prédiction, lui a été soufflé par ses interlocuteurs rwandais.
Pour l’instant, le président rwandais souhaite que la France lui livre
des armes conventionnelles et qu’elle lui assure un appui feu aérien
pour ses troupes. L’ambassadeur lui fait comprendre que l’intervention
de l’aviation française n’est pas envisageable mais précise à ses interlocuteurs parisiens : « Je lui ai promis de transmettre ce souhait dans la
perspective d’une nouvelle agression extérieure »27. Cette demande est
réitérée le 7 octobre 1990 par le président rwandais décrit comme étant
« dans une inquiétude proche de la panique » :
Le président estime que la phase diplomatique est dépassée et que si les avions
français n’interviennent pas sous 24 ou 36 heures, Kigali ne pourra pas tenir. Je
n’ai pas d’éléments pour apprécier l’ampleur de la menace. Si les informations
données par le président étaient confirmées, il faudrait faire un choix immédiat entre un engagement plus poussé ou une évacuation totale nécessitant de
nouveaux moyens militaires28.

Peut-on croire que les diplomates du poste de Kigali ont été induits
en erreur par leurs interlocuteurs pour précipiter une intervention française ? Oui. à la fin du mois de novembre 1990, l’attaché de défense
fait, de façon rétrospective, une évaluation des événements entièrement
révisée mettant en évidence que les troupes ayant pénétré au Rwanda
étaient sous-équipées, manifestement mal préparées et dans l’impossibilité de prendre Kigali :
En fait, il ressort des analyses faites et [de] l’audition des quelques prisonniers
que : - L’effectif total des agresseurs engagés sur le territoire rwandais aurait pu
atteindre environ 5 000 hommes, dont un tiers serait des soldats ougandais
tandis que les deux autres tiers auraient été recrutés de gré ou de force parmi les
jeunes, voire les très jeunes réfugiés. – Parmi ces derniers, certains n’avaient pas
d’armes et récupéraient celles de leurs camarades après qu’ils aient été tués. – En

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

général l’armement de ces rebelles était constitué d’armes individuelles, de mitrailleuses et de quelques armes d’appui. – Ils disposaient au début de quelques
camions de l’armée ougandaise, puis ils ont rapidement saisi, au Rwanda, des
véhicules civils (camions, camionnettes)29.

De manière générale, la menace qui a pesé sur Kigali et le gouvernement du Rwanda a été largement surestimée même si, dans les premiers jours d’octobre, on ne le sait pas encore. Face aux demandes
pressantes d’intervention militaire et de soutien formulées par le
président Habyarimana, il appartient à la présidence, à Paris, de
trancher.
1.1.2 L’interprétation de l’état-major particulier :
vers la thèse d’une « offensive ougando-tutsi »
Le président Mitterrand est, dans les premiers jours d’octobre 1990,
informé au jour le jour et, à certains moments, heure par heure, de
la situation à Kigali. Il ne s’agit plus de prendre la décision d’envoyer
des hommes au Rwanda – elle a été prise – mais de savoir s’il faut aller
au-delà de l’évacuation de tous les ressortissants français – qui apparaît rapidement comme non nécessaire – et répondre aux demandes
pressantes du président Habyarimana qui attend un soutien militaire
français pour, de fait, sauver son régime. Par ailleurs, il faut trouver les
mots qui justifient, en matière de droit international, une intervention
française qu’aucun accord ne prévoit.
1.1.2.1 prendre la mesure des événements
Le 2 octobre 1990, la présidence à Paris s’attend à ce que les autorités
militaires rwandaises demandent l’aide militaire de la Belgique et de la
France. Cela pose deux problèmes identifiés dans la première note que
rédige l’amiral Lanxade, chef de l’état-major particulier du président, ce
jour même : d’une part, on ne sait pas si les événements à la frontière
peuvent être qualifiés d’agression étrangère ; d’autre part, il n’y a pas
d’accord entre la France et le Rwanda qui donnerait un cadre juridique
acceptable à une intervention. La France aurait cependant toute légitimité pour évacuer ses ressortissants au Rwanda pour peu qu’ils soient
menacés. Le chef de l’état-major particulier écrit :

chapitre

1: intervenir au rwanda

De source rwandaise, les forces adverses compteraient 800 à 1 000 hommes, seraient équipées d’uniformes ougandais et disposeraient d’armement d’infanterie.
Les autorités militaires rwandaises ont évoqué la possibilité de demander l’aide
militaire de la France et de la Belgique.
L’implication de forces ougandaises n’est pas établie. Nous n’avons pas d’accord de
défense avec le Rwanda. Le nombre de nos ressortissants serait de 750 personnes30.

La même note attribue l’offensive à des soldats en uniforme ougandais et la qualifie de « pénétration rebelle ou étrangère »31.
La description de la situation sur le terrain par les conseillers de
la présidence évolue au rythme des messages venus du poste à Kigali
dont on a vu qu’il relayait aisément des informations peu fiables venues
des autorités rwandaises. Les conseillers de la présidence ont cependant
d’autres sources d’information. L’une des caractéristiques du processus
de décision concernant le Rwanda est l’intervention directe et permanente du président Habyarimana ou de certains de ses ministres auprès
de la présidence française. Il n’est pas inhabituel que les ministres des
pays africains proches de la France accèdent directement à leurs interlocuteurs habituels au ministère des Affaires étrangères ou de la Coopération. On a la trace du fait que le ministre des Affaires étrangères
du Rwanda, revenant lui aussi des États-Unis dans les premiers jours
d’octobre, a été reçu à Paris « par les autorités françaises » dès le début
de la crise32. Moins usuel est le fait que le président Habyarimana multiplie les appels téléphoniques directs à la présidence. Il exerce ainsi
dans les premiers jours d’octobre une pression constante afin que les
forces françaises s’impliquent de façon opérationnelle dans le conflit au
Rwanda. L’amiral Lanxade en témoigne le 8 octobre :
J’ai eu deux entretiens téléphoniques avec le président rwandais qui m’a renouvelé les demandes d’appui aérien et d’engagement de nos unités terrestres. Je lui
ai confirmé que nous ne pouvions répondre favorablement à cette requête en
indiquant que la seule présence de nos forces avait déjà un effet stabilisateur33.

Les conseillers du président à Paris savent ce qui se passe à Kigali en
temps réel ; ils semblent même parfois devancer l’événement. Ainsi le
colonel Huchon, adjoint au chef de l’état-major particulier, annonce-t-il,
dans une note du 4 octobre, à l’attention du secrétaire général Jean-Louis
Bianco, des désordres qui vont se produire pendant la nuit du 4 au 5 à
Kigali. Il écrit en effet :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Les forces rebelles sont maintenues à 70 km au Nord-Est de Kigali. Les infiltrations de groupes armés se poursuivent dans les campagnes. Des actions ponctuelles de type terroriste sont possibles dans les villes, dès cette nuit, y compris
dans la capitale34.

C’est aussi dans cette note que l’on trouve la première occurrence du
terme « terroriste ».
Les jours qui suivent témoignent du désir à l’état-major particulier
du président Mitterrand d’y voir un peu plus clair et de préciser l’ampleur réelle des combats ainsi que le rôle de l’Ouganda et la place des
Tutsi. Le 8 octobre encore, l’amiral Lanxade n’est pas certain de la réalité de la situation militaire puisqu’il écrit que « des combats semblent
se dérouler dans le Nord-Est du pays »35.
1.1.2.2 naissance de la notion d’« offensive ougando-tutsi »
L’essentiel est désormais ailleurs. En quelques jours se construit à
Paris une analyse de la situation qui épouse pour l’essentiel le cadre
d’interprétation élaboré au sein de l’ambassade de France à Kigali
sous l’influence des autorités rwandaises. Il a l’avantage en associant
l’Ouganda à l’agression de légitimer, autant que faire se peut, une
intervention. L’amiral Lanxade définit ainsi le 11 octobre la nature des
agresseurs : d’une part une ethnie, les « forces tutsies », d’autre part un
état étranger, l’Ouganda. à ce stade on espère cependant encore que
les renforts apportés par le Zaïre aux troupes du Rwanda vont suffire à
arrêter « la poussée tutsie ». En fait, on ne connait pas bien les intentions des uns et des autres36.
En fin de compte, le 15 octobre, le colonel Huchon utilise dans une
note au président de la République une notion qui connaîtra une certaine
longévité au sein de l’état-major particulier, « l’offensive ougando-tutsi » :
« Dans le Nord-Est, écrit-il, l’offensive ougando-tutsie continue à bénéficier d’un soutien en hommes et en matériel à partir de l’Ouganda. Les
combats se poursuivent autour de la ville de Gabiro, alternativement prise
et reprise »37. L’adjoint au chef de l’état-major particulier l’utilise encore le
lendemain : « Les forces ougando-tutsies ont repris les localités de Gabiro et
de Nyagatare, en profitant du départ des forces zaïroises »38. Dix jours plus
tard, c’est au tour de l’amiral Lanxade d’y avoir recours : « Environ deux
mille Ougando-Tutsis sont donc actuellement isolés dans Gabiro »39. On

chapitre

1: intervenir au rwanda

retrouve le mot sous sa plume fin octobre : « Les forces ougando-tutsies ne
disposent plus d’unités constituées au Rwanda »40. L’expression « ougando-tutsi » permet de synthétiser le caractère étranger de l’offensive, qui
autorise l’intervention41, et l’identification ethnique de ses auteurs, pour
mieux insister sur leur caractère minoritaire et leur faible représentativité.
Le colonel Huchon précise : « Le reste du Rwanda est calme, situation qui
confirmerait le peu d’adhésion populaire recueillie par l’offensive tutsie »42.
L’idée que les paysans hutu sont majoritaires dans leur pays, et donc
destinés à terme à l’emporter, est contrebalancée par le constat que l’armée
rwandaise est dans l’incapacité d’organiser la défense et que le président
Habyarimana est à la fois très fragile et entièrement dépendant de l’aide de
la France. La France doit choisir entre la « paysannerie hutu » mal défendue et dépendante et un ennemi « anormalement » soutenu par un pays
étranger :
Bien que l’offensive tutsie ne recueille pas l’appui espéré auprès de la population
rwandaise, la situation du président Habyarimana demeure très difficile. La
paysannerie hutue, même majoritaire à 85 % au Rwanda, ne pourra pas s’opposer seule à une offensive des forces tutsies, dont l’approvisionnement en armes
et munitions paraît anormalement soutenu. L’avenir du président Habyarimana dépend de plus en plus étroitement de l’aide diplomatique et matérielle
que nous pourrons lui accorder43.

Dès cette première semaine du mois d’octobre, l’interprétation de
la situation au Rwanda est en quelque sorte figée à l’état-major particulier. Ce n’est pas la présence au Rwanda de plusieurs centaines de
ressortissants français qui justifie, sur le fond, l’intervention décidée par
le président – d’ailleurs « aucune exaction contre nos ressortissants n’a
été signalée »44 comme le reconnait très tôt le colonel Huchon – mais
une prise de position dans un affrontement plus vaste entre un peuple
majoritaire et une minorité. Cette minorité faite d’exilés désireux de
retourner dans leur pays ne rencontre, dans les notes que nous retrouvons dans les archives de l’état-major particulier, aucune sympathie.
Qualifiés d’agresseurs, de rebelles, puis de guérilleros ou de partisans, ils
représentent un germe de déstabilisation dans un pays ami.

1.1.3 Les premiers pas de l’opération Noroît
à Kigali débarquent en deux jours les éléments de Noroît : le 4

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

octobre à 21 heures : l’EMT (état-major tactique) et la 4e compagnie
du 2e REP. Le 5 octobre à 13 heures : la 3e compagnie du 3e RPIMa45.
Leur mission est d’assurer l’évacuation des ressortissants français ainsi
que celle de l’ambassade de France. Le 2e REP possède des moyens de
communiquer directement avec la France comme en témoigne le point
de situation rédigé le 4 octobre 1990 par le colonel Huchon, adjoint au
chef de l’EMP à l’attention du secrétaire général de l’élysée : « La compagnie française du 2e REP s’est posée ce soir à 19 h 00 (heure française)
à Kigali. Sa mission est de stricte protection des ressortissants français.
Cette unité est dotée de moyens de transmissions assurant l’autonomie
des liaisons avec la France »46.
La compagnie française du 2e REP (régiment étranger parachutiste
– la Légion étrangère) qui se pose à Kigali à 19 heures, heure française47 et le 3e RPIMa qui se met en place en deux rotations le 5 octobre
199048 sont en fait des unités d’élite spécialisées dans les interventions
rapides49. Elles comptent au total, sur place, 288 hommes.
Elles contribuent à l’évacuation de 280 Français et 208 étrangers50
entre le 5 octobre et le 9 octobre. Tous ne souhaitent pas partir. 278
Français, dont 180 à Kigali, 68 à Butare, 27 à Gisenyi, 3 à Ruhengeri, restent au Rwanda. Le 8 octobre 1990, l’amiral Lanxade notifie à
François Mitterrand que « l’évacuation de nos ressortissants se poursuit
ainsi que leur regroupement dans la capitale sous la protection de nos
troupes »51.
Les compétences des troupes françaises envoyées à Kigali excèdent
ce qui est nécessaire pour une évacuation. Le détachement d’infanterie
parachutiste est renforcé immédiatement par une équipe de recherche
du 13e régiment de dragon parachutiste52. Ce régiment est depuis le
milieu des années 1960, l’unité de recherche humaine du renseignement militaire stratégique. Ses membres sont capables de s’infiltrer en
profondeur dans les dispositifs militaires adverses pour renseigner le
commandement français.
Le choix de ces unités, prélevées sur les forces françaises stationnées en Centrafrique et au Tchad dans « des conditions d’extrême
urgence »53 est, dit le colonel Huchon, la marque d’une intervention
jugée comme importante au plus haut niveau. Leur absence déstabilise
potentiellement l’ensemble du dispositif français en Afrique. Elles n’ont

chapitre

1: intervenir au rwanda

pas vocation à demeurer longtemps sur place54.
Le 8 octobre, certains des fondements de ce que sera l’intervention
militaire française au Rwanda sont donc posés : refus clair d’engager
directement l’aviation ou des troupes françaises ; accord, en revanche,
pour des livraisons d’armes et pour la présence au Rwanda de troupes
d’élite chargées d’assurer la sécurité des ressortissants français. Le rôle
exact de ces forces spéciales qui sont censées avoir un « rôle stabilisateur » jamais vraiment explicité et qui œuvrent de concert avec les
coopérants militaires français déjà en place, ouvrira la porte à toutes les
interprétations.

1.2 les autres intervenants
des premiers jours
Les Français ne sont pas seuls à voler au secours du Rwanda en octobre 1990. Le Zaïre et la Belgique envoient des soldats. à la différence
de la France cependant, ces pays les rapatrient rapidement.

1.2.1 Le Zaïre : une intervention militaire limitée
Le Zaïre, qui possède une frontière commune avec le Rwanda, est,
en 1990, dirigé par le maréchal Mobutu, arrivé au pouvoir par un coup
d’état en 1965. Ses relations avec les différents pays européens impliqués dans la région des Grands Lacs sont délicates. En 1990, l’opinion
internationale est encore sous le coup du massacre des étudiants de
Lubumbashi perpétré par des forces paramilitaires du régime durant la
nuit du 11 au 12 mai 1990. Le premier ministre belge a demandé une
commission d’enquête internationale tandis que la Communauté économique européenne (CEE) exprimait sa « profonde préoccupation » et
réclamait l’ouverture d’une enquête55. En réaction, le président Mobutu
a décidé de renvoyer les coopérants belges. La Belgique gèle dans la foulée les crédits de coopération. Les États-Unis coupent leur aide militaire
et économique56.
L’ambassadeur de France au Zaïre, Henri Réthoré, rapporte le 5 octobre 1990 que les premières troupes zaïroises – un bataillon de la Division spéciale présidentielle – sont arrivées au Rwanda dès le 4 octobre
au soir57. Le 8, le président Mobutu reçoit le président Habyarimana à

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

bord de son bateau sur le fleuve Zaïre58. L’ambassadeur français au Zaïre
précisera plus tard dans une note écrite au ministre des Affaires étrangères le 18 octobre 1990 que le Zaïre aurait envoyé 1 200 hommes59.
L’ambassadeur rwandais, M. Matungulu, invoque, pour justifier ce déploiement, les accords de sécurité liant les deux pays au sein de la Communauté économique des pays des Grands Lacs. L’intervention zaïroise
est cependant de courte durée : les troupes zaïroises, ayant déploré « au
moins une cinquantaine de morts », commencent leur retrait dès le 20
octobre 199060.
Le rôle de la France dans l’intervention zaïroise ne peut pas être établi
avec certitude mais il est possible que la France l’ait soutenue matériellement en prenant en charge le transport de ses troupes. Lorsque Michel
Lévêque, directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des
Affaires étrangères, s’interroge, dès le 3 octobre 1990, sur les mesures à
envisager pour « marquer notre appui au président Habyarimana », il
évoque la fourniture de matériel et de munitions, l’envoi d’une équipe
de la DGSE et envisage l’envoi au Rwanda de troupes que la France
forme au Zaïre :
La possibilité d’une intervention militaire du Zaïre pourrait être envisagée.
Notre ambassadeur à Kinshasa pourrait approcher le président Mobutu pour
recueillir son sentiment sur l’éventualité d’une intervention de l’armée zaïroise
en particulier de la 31e brigade (2 000 hommes) dont nous assurons l’encadrement et la formation61.

Aucun document disponible n’indique si cette suggestion a été suivie. L’autre point porte sur le transport de ces forces, 1 200 hommes au
moins, de Kinshasa – où elles sont basées – à Goma. Comment s’est-il
déroulé ? Qui a pris en charge la logistique et le financement ? Le 12 octobre 1990, le président Habyarimana, au cours de l’une de ses conversations téléphoniques avec l’amiral Lanxade, à l’état-major particulier,
évoque expressément le transport des troupes zaïroises. Il souhaite « que
la France lui fournisse des hélicoptères Gazelle et des roquettes et aide
au transport aérien des troupes zaïroises »62. L’amiral Lanxade lui rappelle alors « le soutien que la France lui avait déjà apporté, directement
(livraison de munitions) ou indirectement (envoi de troupes chargées
d’assurer la sécurité et la protection de nos ressortissants et de nos intérêts). Il n’était pas question d’aller plus loin »63.

chapitre

1: intervenir au rwanda

1.2.2 La Belgique : des raisons de politique intérieure
La Belgique, également, est sollicitée très précocement par
le gouvernement du Rwanda. Ainsi « le 2 octobre, le président
Habyarimana, rentrant d’urgence des États-Unis, fait escale à Bruxelles
et demande l’aide du Roi et du premier ministre de Belgique »64. Le 3
octobre 1990, la Belgique décide de fournir une aide militaire65 mais
elle ne l’annonce que le jour suivant66. La Belgique fournit aussi des
munitions transportées par deux avions C-13067 et déploie un dispositif
militaire important qui a pour but officiel de protéger la communauté
belge expatriée au Rwanda : « Selon le directeur d’Afrique à Bruxelles,
les moyens belges à Kigali seraient de : un 727 et un DC 10 de la
Sabena et 8 C 130 de l’armée »68. Toutefois les ressortissants belges ne
sont pas évacués, ce qui est un sujet de tension avec le FPR. L’ambassade
de France à Bujumbura (Burundi) aurait reçu, selon l’ambassadeur à
Kigali Georges Martres, « un message urgent en provenance du centre
de commandement des rebelles relayé par un officier supérieur de
l’armée burundaise [qui] vient de me parvenir » indiquant que :
La pause actuellement observée à Kigali par les rebelles est une « trêve » décidée
par le « général » Fred Rwigyema afin de laisser à la France et à la Belgique le
temps d’évacuer leurs ressortissants, car les forces du général Fred Rwigyema ne
souhaitent pas affronter les soldats européens69.

La question de l’évacuation des ressortissants belges et français est
un enjeu également pour le président Habyarimana qui réclame, au
contraire, leur maintien70. La Belgique affiche rapidement sa volonté de
retirer ses troupes. Le 18 octobre, l’ambassadeur français à Nairobi, au
Kenya, le déplore : « Je crains d’avoir saisi, écrit-il, que, sur le plan militaire, les Belges attendent à l’avenir plus de nous que d’eux-mêmes »71.
La Belgique déploie par ailleurs des efforts diplomatiques importants au Rwanda et dans les pays de la région au cours du mois d’octobre 1990. Ainsi, le premier ministre belge, accompagné d’une très
importante délégation comprenant le ministre des Affaires étrangères
ainsi que le ministre de la Défense, se rend au Rwanda, en Ouganda
et au Kenya. L’ambassadeur français au Kenya rapporte les propos du
premier ministre belge à l’occasion d’un dîner de travail à Nairobi avec
les ambassadeurs des douze pays de la Communauté européenne. Il
relève une volonté de désengagement rapide du gouvernement belge

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

pour des raisons de politique intérieure : « Si l’on s’en va, aurait dit le
premier ministre, Habyarimana tombe, si l’on reste, on pourrait bien
tomber »72. Le gouvernement belge décide d’évacuer ses troupes, 535
hommes, le 1er novembre suivant73. L’ambassadeur précise :
La principale raison en est la situation politique belge. Les événements du
Rwanda placent, semble-t-il, le gouvernement belge dans la même situation
précaire que celui de Kigali. à plusieurs reprises, le premier ministre a fait
part de ses craintes quant au renversement de son gouvernement par un vote
défavorable de la Chambre si la présence des troupes se maintenait au-delà du
mois d’octobre.

Le ministre de la Défense belge pense que la France peut prendre en
charge la sécurité du régime rwandais car les décisions concernant les
engagements militaires n’y sont pas soumises à la censure immédiate du
Parlement :
Dans la perspective de la rencontre de ce jour avec le président Habyarimana
et le président de la République, le ministre de la Défense m’a textuellement
déclaré « dites bien à votre ministère que, pour des raisons parlementaires, nous
ne pouvons pas fournir d’armes ou certains types de munitions supplémentaires.
Les Français en revanche n’ont pas de telles contraintes […]. Dites bien également qu’il n’est pas question que nous participions à une force d’interposition.
Les Rwandais vont sans doute vous demander de la soutenir »74.

Quelques jours plus tard, le 23 octobre 1990, l’ambassadeur de
France à Nairobi donne un aperçu des motivations complexes des uns
et des autres. Le premier ministre belge, Wilfried Martens, est satisfait
de ses rencontres avec le président ougandais et le président tanzanien
mais il se montre inquiet des « manigances » du président Mobutu :
« M. Martens estime que celui-ci cherche à récupérer les avancées diplomatiques belges et à organiser à son profit une conférence régionale
centrée sur la région des Grands Lacs. Il couperait ainsi l’herbe sous le
pied de Bruxelles et apparaîtrait comme le sage de la région »75.

1.2.3 Une sollicitation venue de Kampala :
s’entendre avec le FPR ?
L’Ouganda occupe une place particulière dans cet échiquier puisque
c’est de son territoire que viennent les « assaillants » dénoncés par le
président Habyarimana et qu’il est de notoriété publique que les chefs

chapitre

1: intervenir au rwanda

de la « rébellion » sont des officiers ou anciens officiers de son armée. Le
président Museveni est donc un acteur clé des échanges diplomatiques
qui accompagnent la crise d’octobre et l’ambassadeur de France à Kampala une précieuse source d’information. Le 11 octobre, il transmet un
message dont le contenu tranche sur les informations en provenance
de Kigali qui se succèdent depuis une dizaine de jours : pourquoi la
France ne prendrait-elle pas le parti du FPR ? Il a rencontré les principaux dirigeants du FPR et transmet à Paris les principaux termes de ces
entretiens. On y trouve les arguments qui seront ceux du FPR dans les
années à venir : le régime du président Habyarimana est autoritaire et
corrompu, il est l’émule du président Pinochet lorsqu’il enferme ses opposants dans un stade pour les faire mourir – c’est une allusion aux événements de Kigali du 5 octobre et des jours suivants. Il est notable que
le FPR parle d’opposants politiques et n’utilise aucun adjectif d’ordre
ethnique. Le FPR accepterait que la Belgique et la France maintiennent
des troupes à Kigali pour la sécurité de leurs ressortissants mais il les
combattra directement si elles s’engagent aux côtés des FAR. Le FPR
paraît confiant dans l’idée qu’il l’emporterait si un face-à-face entre ses
troupes et les FAR se produisait sans interférence étrangère :
Mon premier collaborateur a reçu à leur demande deux représentants du FPR,
M. Pasteur Bizimungu et M. Tito (pseudonyme), membres du comité exécutif
de l’organisation […]
1. L’objectif du FPR est de libérer le pays de la dictature d’Habyarimana, la
question des réfugiés est certes essentielle mais elle ne doit pas masquer tous
les problèmes internes au Rwanda (corruption généralisée, détournements de
l’aide internationale, assassinats politiques, etc.)
2. Il est souhaitable que les étrangers continuent d’évacuer le Rwanda, un
face-à-face entre combattants d’inkotanyi et forces armées d’Habyarimana sans
interférence extérieure permettrait d’éviter toute bavure.
3. Le FPR n’est ni anti-français, ni anti-belge. Mais s’il le faut, il combattra les
détachements de ces deux puissances. Pourtant même si l’on devait en arriver à
une telle extrémité (sic), par la suite, il faudra bien à nouveau coopérer. Après
tout, le Rwanda a avec la France et la Belgique un passé commun qui n’est pas
négatif.
4. Le Front accepterait que les parachutistes français et belges restent en nombre
réduit à Kigali pour des raisons strictement humanitaires (protection et évacuation des ressortissants encore présents au Rwanda). En revanche, il ne comprendrait pas que la France patrie des Droits de l’Homme, maintienne sur
place un nombre important de militaires permettant ainsi à Habyarimana de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

se faire l’émule d’un Pinochet en enfermant ses opposants dans un stade et en
ordonnant des exécutions sommaires.
5. Le Front n’est pas a priori opposé au dialogue et il n’est pas hostile à l’idée
d’une conférence internationale […]
6. Les menaces contre les représentations et les communautés françaises et belges
d’Afrique de l’Est ne sont pas le fait du FPR. Elles émanent soient d’excités
qui échappent au contrôle du Front, soit de provocateurs au service du régime
Habyarimana. Gérard »76.

1.3 organiser la présence
militaire française
à partir du 15 octobre, la situation se stabilise à Kigali dans une
configuration nouvelle, marquée par la présence d’un fort contingent
de troupes d’élite françaises dans la capitale qui entre en relation avec la
mission militaire de coopération (MMC) déjà en place. Apparaît alors
ce qui va se révéler, à terme, l’un des éléments de fragilité politique du
dispositif français : l’implication très grande des Français aux côtés des
autorités rwandaises et de la hiérarchie des Forces armées rwandaises.

1.3.1 Des coopérants militaires très impliqués
L’attaché de défense français, le colonel Galinié, entretient des relations de proximité remarquablement étroites avec les autorités rwandaises et la hiérarchie des Forces armées rwandaises. Cela peut l’exposer, on l’a vu lors de la première semaine d’octobre, à un manque de
distance dans le traitement des informations. Par ailleurs, les officiers
et techniciens français intégrés au sein des forces rwandaises pour leur
donner des conseils semblent, eux aussi, s’impliquer très fortement dans
le commandement, développant des relations d’amitié qui pourront
devenir délicates à gérer. Les forces de Noroît qui, à l’origine, ne sont
pas destinées à rester, sont en principe moins exposées à ce danger. En
revanche leur professionnalisme et la qualité de leurs équipements déséquilibrent la balance des forces en faveur du gouvernement rwandais. Il
en est de même des livraisons d’armes, qui si elles sont effectuées dans
un cadre légal, exposent le gouvernement français à des reproches de
partialité en faveur des FAR.

chapitre

1: intervenir au rwanda

1.3.1.1 un attaché de défense très présent
L’attaché de défense et chef de la mission d’assistance militaire
(MAM) à Kigali est un interlocuteur privilégié des plus hautes autorités
locales77. Le rapport qu’il rédige en novembre 199078 indique qu’il rencontre quatre fois le président Habyarimana les 6, 8, 14 et 16 octobre
199079. Cette proximité lui permet de collecter des renseignements sur
la situation militaire « et toujours de tenter d’apporter l’apaisement en
exposant que certaines dispositions tactiques pourraient renverser la
situation au profit des FAR »80, exerçant de ce fait un rôle de conseiller
militaire auprès du président rwandais, chef des armées.
Conseiller militaire et politique de facto du président rwandais, le
colonel Galinié est aussi, selon son rapport, le principal interlocuteur
du ministre de la Défense rwandais et des différents états-majors. Il rencontre dès le début de l’offensive le colonel Rusatira « et [n’a] pas cessé
de lui rendre visite par la suite »81 et croise le colonel Sagatwa, secrétaire particulier du président rwandais, à plusieurs reprises. Le colonel
Galinié reconnaît que ces rapports confiants sont bien différents du
traitement réservé aux représentants belges et allemands, freinés dans
leurs démarches, écrit-il, par « la manœuvre d’intoxication conduite
depuis l’Europe, le Burundi et surtout l’Ouganda leur laissant croire à
la révolte d’un peuple opprimé »82.
Il entretient avec ses interlocuteurs rwandais, dont il épouse le discours, une proximité d’armes, reconnaissant dans son rapport une
« camaraderie » caractérisée d’abord plus par « l’expression d’encouragements que de conseils précis »83. Ses conseils auprès des officiers
rwandais « ont d’abord revêtu un caractère incitatif pour qu’un comportement offensif soit enfin adopté, puis se sont transformés en une
véritable participation à la conception de la manœuvre, accompagnée
du rappel de certains procédés »84. Le colonel Galinié conseille le commandement opérationnel des FAR.
L’attaché militaire de l’ambassade de France a par ailleurs l’oreille du
président rwandais. Il est au besoin l’interlocuteur des représentations
diplomatiques étrangères lorsque l’ambassadeur est absent85. Ainsi, le
2 octobre, il rencontre successivement l’ambassadeur d’Allemagne, les
chargés d’affaire des États-Unis, de Corée du Sud, de l’URSS ainsi que
le consul général d’Italie et le chef du bureau de coopération canadien

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

inquiets de la situation, et s’efforce de « calmer leurs inquiétudes quant
à la sécurité de leurs ressortissants »86. Au retour de Georges Martres
le 5 octobre 1990, l’attaché de défense est informé par l’ambassadeur
« des contacts importants qu’il a eus et des propos tenus par les personnes rencontrées »87. Cette « relation exemplaire » permet au colonel
Galinié de participer à la rédaction des TD Kigali et à la préparation
des entretiens diplomatiques, notamment avec le président Habyarimana. Enfin, il coordonne les activités de la coopération militaire.
1.3.1.2 la mission d’assistance militaire : conseiller en ami
Peu nombreux, les officiers et instructeurs français appartenant à la
mission d’assistance militaire (MAM) sont en place à Kigali depuis des
années. Ils sont présents au Rwanda en vertu d’accords de coopération
militaire de 1975 tournés vers la formation et, en cas de crise, participent à la mise en sécurité des ressortissants français. Dans son rapport
rédigé au mois de novembre 1990 sur la crise d’octobre, l’attaché de
défense à Kigali souligne combien les liens entre les coopérants militaires français et leurs homologues rwandais ont été renforcés par la
crise, jusqu’à créer une amitié indéfectible.
Dans un premier temps, les coopérants français ont dû s’éloigner des
militaires rwandais. Le colonel Galinié leur transmet ainsi le 3 octobre
1990 l’ordre de quitter leur logement s’ils résident dans un camp militaire rwandais avec leur famille, de se regrouper sur les collines de Kimihurura et de Kiyovu à Kigali, de revêtir la tenue militaire française et
de « cesser toute activité missionnelle au profit des forces armées rwandaises »88. Cependant l’activité de renseignement qui leur est demandée
se fait in fine au profit des forces armées rwandaises89 puisqu’elle devrait
permettre aux Français d’« arrêter le fond et la forme des conseils à donner aux partenaires »90.
Les coopérants français temporairement obligés de quitter leurs positions au sein des unités combattantes rwandaises n’en ont été que plus
disponibles pour les faire bénéficier de leurs conseils à tous les échelons,
nouant dans l’adversité une « amitié nouvelle » dont le colonel Galinié
ne voit pas qu’elle n’est peut-être pas opportune.
De cette coopération étroite il écrit :
Elle n’a jamais cessé malgré le retrait au sein des unités. Elle a été au contraire

chapitre

1: intervenir au rwanda

facilitée par cette disposition. En effet, elle a permis de conseiller les officiers
de manière discrète sans que des observateurs mal intentionnés puissent affirmer que nous participions à des actions militaires. Nos interventions à tous
les niveaux (présidence, états-majors, commandants d’unités engagées dans les
combats), d’abord prudentes lorsqu’il était difficile de connaître exactement
la nature des troubles et l’audience populaire des rebelles, ont été développées,
conformément aux consignes reçues, lorsqu’il est apparu évident qu’il s’agissait
d’une agression extérieure, sans audience dans la population […]
Tous ces encouragements et conseils ont abouti à suggérer fortement les dispositifs, les manœuvres, les moyens à mettre en œuvre, les procédés à employer, les
approvisionnements à privilégier…
Les partenaires, depuis les plus hauts responsables jusqu’aux plus humbles ont
été particulièrement sensibles à ce comportement. En effet, ils n’ont cessé de
nous manifester une réelle reconnaissance et une amitié nouvelle, allant jusqu’à
déclarer que notre rôle a été primordial dans les succès91.

S’est nouée là, selon l’attaché de défense français « une grande fraternité d’armes »92 découlant de missions qui ont été données au colonel
Galinié, notamment en direct par l’adjoint du chef de l’état-major particulier à l’élysée, le colonel Huchon.
1.3.1.3 noroît : renseigner, dissuader
La présence des troupes de Noroît au Rwanda a un impact différent.
En affichant leur capacité à organiser rapidement une évacuation, elles
rassurent et donc contribuent au maintien sur place des ressortissants
français ou européens, ce qui est d’une grande importance politique
pour le président Habyarimana. Ainsi, le 8 octobre 1990, un convoi,
escorté par des militaires arrivés dans le cadre de l’opération Noroît,
« a ramené à Kigali plus de 160 personnes, dont 54 Français, résidant
dans les régions de Ruhengeri-Gisenyi. La majeure partie d’entre
eux embarque, le soir même, par voie aérienne militaire française, à
destination de Bangui ou commerciale régulière à destination de
l’Europe »93. On a vu que entre les 2 et 9 octobre 1990, 313 ressortissants français au Rwanda et 371 expatriés de toutes les nationalités
quittent le pays grâce aux forces françaises.
Parallèlement, elles assurent par leur seule présence une fonction
de dissuasion. En octobre, les troupes françaises de Noroît mettent en
place un dispositif de défense de l’ambassade94 et occupent l’aéroport de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Kigali, où elles tiennent la tour de contrôle et l’aérogare. Par ailleurs, le
colonel Galinié s’attache à mettre en place « un élément réservé, prêt à
intervenir sur tout point de la ville de Kigali »95. Les unités sont réparties entre l’ambassade, l’école française et l’aéroport. Après l’arrivée du
3e RPIMa, l’articulation est revue et une compagnie s’installe en zone
urbaine à l’ambassade, au centre culturel et à l’école française tandis
que la deuxième se rend à l’hôtel Méridien et à l’aéroport. Les unités
sont chargées également de missions « extérieures » ponctuelles. La première qui se déroule les 8 et 9 octobre 1990 donne aux Français l’occasion de se rapprocher des frontières du pays pour mieux comprendre
ce qui s’y passe : il s’agit de l’évacuation des ressortissants de Ruhengeri et de Gisenyi. La seconde concerne l’escorte du consul général de
France à Douala qui désire rencontrer les expatriés français demeurant
à Gisenyi96.
On manque à ce niveau de renseignements sur ce que font réellement les détachements de Noroît chargés de missions de reconnaissance
et de renseignement97 mais leur seule présence a un effet dissuasif qui
déséquilibre le rapport de forces au profit des autorités rwandaises.

1.3.2 Des armes en échange d’un processus démocratique :
les termes du contrat
Le second volet de l’aide militaire française est la livraison d’armes.
C’est pour la France la façon la plus rapide et la moins visible d’aider un
pays ami et le Rwanda prend, à chaque alerte, l’habitude de demander
en urgence des livraisons qui ne lui sont d’ailleurs pas concédées sans
mesure ni contrepartie. Une sorte de marché s’instaure entre la France
et le Rwanda : un soutien militaire en échange d’avancées dans la démocratisation du pays et le respect des droits de l’homme.
Ce n’est bien sûr que l’un des volets d’une politique plus générale
dont on verra plus loin les racines. Il est cependant remarquable que les
termes de l’échange apparaîssent dans nos archives à l’occasion d’une livraison d’armes. Apparaît aussi, à cette occasion, ce qui se révèle rapidement le talon d’Achille de la politique française. Une fois les livraisons
effectuées, les troupes françaises arrivées, la menace écartée, rien n’incite
plus vraiment le président Habyarimana et son gouvernement à faire les
efforts exigés, pour peu que des obstacles politiques s’y opposent.

chapitre

1: intervenir au rwanda

1.3.2.1 les livraisons d’octobre 1990
Il existe, on le verra, deux types de livraisons d’armes : les ventes qui
obéissent à des protocoles précis, et les cessions gratuites qui consistent
à céder sans contrepartie à une armée amie des armes ou plus souvent
des munitions. Les livraisons de munitions et de matériels au Rwanda
qui commencent dans les jours suivant l’offensive appartiennent à la
seconde catégorie. Les autorités rwandaises, au premier rang desquelles
le président Habyarimana, y voient une garantie de survie pour leur
pays. Leurs commandes sont précises et nombreuses. Dès le 3 octobre
1990, la demande d’aide formulée par l’ambassadeur de France à Kigali,
Georges Martres, mentionnait des munitions98. Dans ce message intitulé « Demande l’intervention française pour aider le Rwanda à contenir
et refouler l’envahisseur qui menace dangereusement l’intégrité territoriale »99, le diplomate transmettait la demande de bombardement des
envahisseurs par l’aviation française – qui sera refusée – mais aussi des
livraisons de munitions – qui seront accordées. Une note en date du 4
octobre 1990 fait état d’une liste de différents modèles de munitions
pour hélicoptères, de roquettes, ainsi que de munitions de mortier et
d’obus100.
à Kigali, le colonel Galinié consacre beaucoup de son énergie à l’obtention de munitions au bénéfice des Forces armées rwandaises (FAR)
en s’adressant à la fois à l’état-major à Paris et à la Mission militaire de
coopération (MMC) au ministère de la Coopération. Ce qu’il n’obtient
pas d’un côté, il espère le trouver de l’autre101. Il s’agit initialement de
30 000 cartouches de 9 mm, 2 040 obus de 20 mm explosifs, 2 004
obus de 60 mm explosifs, « à la charge de l’EMA »102. Le colonel Galinié adresse également un message au ministère de la Coopération pour
faire le point sur les besoins des FAR : il manque des obus de 20 et 60
mm, des roquettes pour les hélicoptères mais aussi des munitions pour
blindés AML (automitrailleuses légères) de 60 et 90 mm103.
Les Forces armées rwandaises n’hésitent pas à exercer une sorte de
chantage auprès de leur allié français, parfois avec les arguments les
moins recevables. Le message du 13 octobre de l’ambassadeur Martres
relaye probablement des arguments qui lui ont été fournis par ses interlocuteurs rwandais. Il ne s’agit plus de munitions, dont la cession
est assez simple à obtenir, mais d’armements plus complexes qui de-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

mandent l’accord d’une commission spécialisée. L’état-major des FAR,
se targuant du succès que représente la destruction à partir d’hélicoptères Gazelle de ce qu’il présente comme un convoi d’essence du FPR,
réclame en effet « avec insistance » deux hélicoptères supplémentaires,
des missiles Milan, des roquettes et des obus104.
La fonction exacte de ces livraisons d’armes par la France est aussi
politique. Le message de l’ambassadeur, relayant les arguments de ses
interlocuteurs rwandais, évoque une sorte de levée en masse de la paysannerie rwandaise, qui, armée d’arcs et de machettes, se porterait à la
défense de son pays et dont les forces armées rwandaises, dotées par la
France d’armements modernes, ne feraient que soutenir l’effort patriotique :
Il reste que les forces gouvernementales souffrent de leur nombre réduit et du
manque de moyens […] et ne peuvent pas exploiter plus à fond la fidélité des
paysans qui participent de plus en plus à l’action militaire à travers des groupes
d’auto-défense armées d’arcs et de machettes. Elles aussi ne pourraient éventuellement inverser définitivement la situation en leur faveur qu’avec une aide
externe soutenue, d’où l’appel aux amis, à la France en particulier105.

Ce télégramme diplomatique de Kigali est indiqué, en manuscrit,
comme « à la lecture du Président ». François Mitterrand en a donc
probablement pris connaissance.
1.3.2.2 vers la solution diplomatique :
l’entretien téléphonique des deux présidents (18 octobre)
La préparation de l’entretien téléphonique du 18 octobre 1990 entre
le président François Mitterrand et le président Habyarimana, où la
question des livraisons d’armes doit être abordée, permet de cerner les
termes de l’échange. Ils sont énoncés en des termes très précis le 16
octobre 1990 par Jean-Christophe Mitterrand, conseiller Afrique de
la présidence. évoquant l’aide en matière d’armement accordée par la
France au Rwanda, il plaide pour qu’elle soit importante afin de pouvoir faire efficacement pression sur le président Habyarimana pour obtenir des évolutions de sa part en termes de démocratie et de respect des
droits de l’homme : « Cette aide permettrait à la France de demander
avec force le respect des droits de l’homme et une ouverture démocratique rapide, une fois le calme revenu »106.
Jean-Christophe Mitterrand développe une analyse stratégique de

chapitre

1: intervenir au rwanda

la question des livraisons d’armes au Rwanda. L’intervention directe
de la France est impossible, on en est d’accord. Restent les livraisons
d’armes. Des livraisons d’ampleur limitée ne garantiraient pas au président Habyarimana une sécurité suffisante pour qu’il puisse mettre
en œuvre la politique demandée. Seules des livraisons importantes permettraient d’assurer la sécurité du régime à condition de pouvoir lui
demander « le respect des droits de l’homme » et « une ouverture démocratique » :
Les Rwandais demandent à la France d’intervenir militairement directement
et de favoriser leur approvisionnement en munitions et en armes. Si le premier point est impossible, le niveau du second (munitions et armes) pose une
question politique : – des livraisons minimum permettent à l’armée de garder
un statu quo sur le terrain avec un risque d’effondrement si cette guerre dure
trop longtemps (armée peu nombreuse, matériel lourd – hélicoptère, véhicules
blindés légers, AML – se fatigant rapidement). – un flux logistique sérieux
qui permet à Habyarimana de marquer des points militaires décisifs afin qu’il
puisse négocier en position confortable. Cette aide permettrait à la France de
demander avec force le respect des droits de l’homme et une ouverture démocratique rapide, une fois le calme revenu107.

Ce dilemme politique a des conséquences très concrètes : selon le
choix du président, l’avion qui partira pour Kigali sera presque vide ou
bien « bourré » d’armes et de munitions. Et c’est l’adjoint au chef de
l’état-major particulier du président qui s’en occupe. Le paragraphe final
contient une incitation à choisir l’option d’une livraison d’armes importante : en face d’eux, rappelle Jean-Christophe Mitterrand, les Rwandais, ont un adversaire épaulé et équipé par des Libyens, professionnels
et agressifs :

Le colonel Huchon de l’état-major particulier travaille sur ces deux hypothèses.
Un avion doit partir de Kigali mercredi matin. En fonction de la décision,
il sera presque vide (complément de livraison) ou plein, ce qui permettra aux
troupes régulières de reprendre l’offensive ou du moins d’en contenir une. Dernier point confirmé par la DGSE, des Libyens, membres des services spéciaux,
ont été vus avec les rebelles et même reconnus. Ils font partie d’un corps très
organisé et « dur ».

La présence de Libyens, qui inquiète durablement les autorités françaises, ne sera pas avérée108.
L’état-major particulier apporte sa contribution à l’étude de la ques-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

tion en faisant, le 18 octobre, le point sur les munitions livrées en
urgence aux Forces armées rwandaises depuis le début de l’offensive.
Ce sont d’une part des munitions (cartouches, obus, roquettes) dont
le coût a été imputé sur les budgets du ministère de la Défense et de
celui de la Coopération109. D’autres matériels ont été acquis auprès des
industriels dont les ventes sont normalement soumises à l’aval d’une
commission interministérielle. Au 18 octobre 1990, six agréments ont
été accordés incluant du matériel de cryptage et de transmission, des roquettes, munitions et explosifs et de quoi armer les hélicoptères Gazelle.
La livraison de trois nouveaux hélicoptères Gazelle SA 342 L1 avec pièces
de rechange est prévue110.
Ce même jour, 18 octobre, une note de Claude Arnaud111, chargé
de mission pour les Affaires africaines et malgaches à la présidence, qui
prépare elle aussi l’entretien téléphonique entre François Mitterrand et
le président Habyarimana, examine plus précisément la question de
l’aide militaire demandée par le président rwandais : « Le Président
Habyarimana sollicitera très vraisemblablement une aide militaire
nouvelle de la part de la France »112. Claude Arnaud a une vision plus
mesurée de l’engagement à venir. L’essentiel a été fait, pense-t-il, il n’est
pas nécessaire de s’engager plus avant. Les troupes envoyées immédiatement à Kigali avaient pour mission de protéger et évacuer les ressortissants français mais elles ont par leur seule présence consolidé – le mot
est employé – la position du président Habyarimana, fortement menacée. La France continue à fournir les roquettes pour les hélicoptères
Gazelle qui assurent une supériorité aux forces rwandaises sur le terrain.
Il n’y a aucune urgence, en revanche, à accélérer les livraisons d’armes
qui sont suffisantes et adaptées.
[…] Il n’est pas douteux que la seule présence de ce contingent à Kigali a fortement consolidé, dans un moment critique, la position du Président […]
Il faut souligner que nous avons répondu favorablement aux demandes formulées par les autorités rwandaises en matière de fourniture de munitions et que
nous avons notamment envoyé des roquettes pour des hélicoptères « Gazelle ».
Un avion transportant de nouvelles roquettes est parti ce matin même pour
Kigali.
S’agissant des demandes d’achat de matériel (hélicoptères, mortiers), celles-ci
ne présentent pas la même urgence. Elles pourront être examinées en fonction
de l’évolution de la situation militaire et des disponibilités. Il est à noter que

chapitre

1: intervenir au rwanda

le Rwanda dispose de cinq hélicoptères « Gazelle » armés. La maintenance
de ceux-ci est effectuée par nos coopérants militaires, et nous pouvons, dans ce
domaine, poursuivre et même accentuer notre concours (fourniture de pièces de
rechange pour les AML en cas de besoin, entretien d’autres matériels113.

Il serait donc temps que soit évoqué avec le président Habyarimana
la date du retour en France des unités déployées à Kigali : « Une des
compagnies pourrait être retirée avec le cessez-le-feu, l’autre une fois la
situation stabilisée »114.
à Kigali, l’ambassadeur est sous pression. Il développe un autre registre d’arguments en faveur du soutien au président Habyarimana :
l’idée que, même du point de vue humanitaire, il faut rester à Kigali.
Les violences qui accompagnent l’offensive d’octobre sapent le soutien qu’auraient pu apporter au régime rwandais les gouvernements
allemand et même belge. Face aux hésitations de ses homologues, réunis à l’initiative de l’ambassadeur allemand, l’ambassadeur de France
développe l’argumentation suivante : certes les atteintes aux droits de
l’homme sont le fait du régime du président Habyarimana. Si ce dernier
n’est pas soutenu, alors le FPR prendra le pouvoir. Comme le FPR ne
représente pas la majorité de la population, en vertu de la classification
ethnique, alors la situation dégénérera. Pour éviter cela, il est nécessaire,
du point de vue même de la défense des droits de l’homme, de soutenir
le président rwandais tout en s’efforçant de faire pression sur lui. Les
échanges du 18 octobre entre les ambassadeurs, alarmés par les atteintes
aux droits de l’homme et la perspective de déstabilisation de toute la
région, sont résumés dans un télégramme diplomatique du poste de
Kigali conservé dans les archives d’un conseiller Afrique à l’élysée. La
réunion, écrit Georges Martres, a été suscitée par une initiative de l’ambassadeur allemand. Les ambassadeurs se sont réunis :
Pour examiner la démarche que l’ambassadeur d’Allemagne a été chargé de
faire, au nom de la communauté, pour exprimer les préoccupations de celle-ci
quant à l’évolution de la situation au Rwanda, son inquiétude face aux mesures prises qui seraient contraires au respect des droits de l’homme et son appel
au gouvernement de ce pays pour qu’il prenne toutes les dispositions nécessaires
au rétablissement de la cohésion nationale et de la stabilité de la sous-région115.

La question sous-jacente est : peut-on laisser la fortune des armes
décider du sort du régime de Kigali ? Les Allemands et les Autrichiens
ont été saisis de demandes de matériel militaire à caractère logistique

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

(moyens de transport, vêtements). Le gouvernement allemand est « peu
disposé à répondre favorablement »116. Le gouvernement belge examine
une demande d’autorisation de sortie de matériels militaires achetés par
le Rwanda. « J’ai pour ma part, continue l’ambassadeur de France, indiqué que les livraisons faites par le gouvernement français se situaient
dans le cadre de l’aide militaire technique annuelle accordée au gouvernement rwandais »117.
L’ambassadeur continue son texte par une démonstration dont il est
difficile de savoir dans quelle mesure elle est partagée par ses homologues. Le FPR, écrit-il, n’est pas assez représentatif pour qu’on le laisse
renverser le gouvernement rwandais. Il apparaît en effet que manifestement dominé par les Tutsi, le FPR, « dont l’assise en milieu hutu
restait à démontrer (à preuve le calme qui règne actuellement dans
le pays), n’est pas une alternative démocratique au gouvernement
d’Habyarimana (quelles que soient les critiques qu’on peut porter
contre celui-ci (népotisme, corruption et mauvaise gestion) »118.
Georges Martres estime qu’il faut donc, si l’on envisage la question du
point de vue humanitaire, soutenir le président Habyarimana :
Le retrait pur et simple des troupes franco-belges et l’évacuation générale des
ressortissants étrangers feraient porter une lourde responsabilité aux puissances
occidentales qui s’intéressent, pour des raisons humanitaires, à l’avenir du
Rwanda. Soutenir le président Habyarimana en l’incitant à une ouverture
politique et ethnique jusqu’ici trop timide reste la seule solution acceptable.
L’ambassadeur de Belgique espère convaincre son gouvernement119.

Les archives disponibles ne contiennent pas de compte rendu de
la conversation téléphonique entre le président Mitterrand et son homologue rwandais. Une note de Jean-Christophe Mitterrand datée du
lendemain 19 octobre donne cependant des indices sur l’une de ses
conséquences : le soutien, français, en parallèle à l’aide militaire, à une
solution négociée dont l’élaboration serait confiée aux chefs d’état de
la région. Le président rwandais a, semble-t-il, obtenu que la présence
militaire de la France au Rwanda soit prolongée mais la France désormais se tourne vers la voie diplomatique. Il est décidé d’organiser un
voyage de Jacques Pelletier, ministre de la Coopération, dans la région
des Grands Lacs120. Misant sur un règlement négocié du conflit, la
France, écrit Jean-Christophe Mitterrand, espère que se dégagera une

chapitre

1: intervenir au rwanda

solution « à l’africaine » du conflit, terme qui recouvre sans doute l’idée
que l’on cherchera des médiateurs dans les pays voisins du Rwanda121.
Ce voyage a lieu du 6 au 8 novembre 1990. Jean-Christophe
Mitterrand accompagne le ministre de la Coopération.

1.3.3 Des hésitations prudentes et sans débouchés
La politique du donnant donnant n’est pas exempte de dangers. Dès
le mois d’octobre 1990, des voix dissonantes se font entendre qui suggèrent que la France fait peut-être fausse route et qu’il vaudrait sans
doute mieux ne pas s’engager plus au Rwanda. Ce n’est que le début
d’un phénomène qui marque toute la période 1990-1994 : pourquoi
les appels à changer de politique au Rwanda, ou du moins à l’amender
fortement, demeurent-ils obstinément sans effet ? On peut faire l’hypothèse que chacun parle du point de vue particulier d’une institution et
qu’au total, les alertes ne pèsent pas assez face à une volonté politique.
Pour l’instant, il ne s’agit que de premières interrogations.
1.3.3.1 prudence à la présidence
Au sein même de l’état-major particulier du président, dès le 11
octobre 1990, l’amiral Lanxade pose la question du comportement des
forces armées rwandaises. Il ne préconise pas le retrait total des forces
françaises mais il ébauche l’idée d’un désengagement partiel afin que
la France ne soit pas associée aux « exactions graves » qui entachent les
opérations en cours :
L’aide zaïroise devrait permettre de contenir la poussée tutsie si des renforts
substantiels notamment d’origine ougandaise ne remettent pas en cause l’équilibre actuel.
Avec cette réserve importante, il serait possible d’envisager la diminution de
notre dispositif122 au Rwanda en retirant une compagnie dès le début de la
semaine prochaine.
Une seule compagnie resterait alors à Kigali, afin d’assurer la sécurité et l’évacuation éventuelle de nos ressortissants.
Ce retrait nous permettrait également de ne pas paraître trop impliqués dans
le soutien aux forces rwandaises si des exactions graves envers la population
étaient mises en évidence dans les opérations en cours123.

La question demeure, pour l’heure, en suspens et l’état-major des

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Armées est prêt à prendre des mesures conservatoires : relever discrètement les troupes sans changer de dispositif. Ce qui équivaut à rester,
même provisoirement :
L’état-major des Armées procèdera à la relève de cette compagnie par une unité
strictement équivalente, dans la nuit du 16 au 17 octobre. Cette opération
technique sera réalisée avec la plus grande discrétion. […] Cette relève ne préjuge en rien de la date de l’allègement de notre dispositif au Rwanda124.

1.3.3.2 le point de vue critique de la défense
C’est cependant au ministère de la Défense que se concrétise la critique. Le ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, n’est pas,
on l’a vu, favorable à l’intervention de la France au Rwanda. Ses services
produisent à la fin du mois d’octobre une analyse qui soutient que le
président Habyarimana n’est pas un partenaire sûr pour procéder à la
démocratisation du pays et qu’il est, au contraire, une partie du problème.
L’avis du secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) : partir
La note de synthèse du secrétariat général de la Défense nationale du
26 octobre 1990, intitulée « Rwanda : les limites de l’engagement français »125 est adressée à l’état-major particulier du président de la République et a aussi comme destinataires les Affaires étrangères, la Coopération et le premier ministre126. Nul ne pourra dire qu’il n’a pas été prévenu.
Le service des études et de la documentation stratégique du secrétariat
général, dont la fonction est d’éclairer le gouvernement et les administrations françaises sur les enjeux stratégiques du moment, est très critique
sur les choix français au Rwanda. Le risque au Rwanda provient non pas
des assaillants mais de nos partenaires. Ce qui est dangereux, c’est la façon
dont les autorités rwandaises abordent les problèmes en instrumentalisant les rivalités ethniques sans hésiter à provoquer des massacres. Si ce
que l’on perçoit alors comme une guérilla s’installe dans le temps, elle
risque de dégénérer en affrontements ethniques majeurs. Le parti unique
au pouvoir a déjà lancé les paysans hutu à la chasse aux rebelles :
L’armée rwandaise en raison de ses faiblesses structurelles ne paraît pas en mesure de réduire la subversion avec ses propres moyens et de contrôler les frontières
afin d’interdire de nouvelles infiltrations. Dans ces conditions, et sauf s’il est

chapitre

1: intervenir au rwanda

engagé un processus de négociation, la guérilla risque de durer et, partant, de
dégénérer en affrontements interethniques127.
Ce qui commence déjà à être le cas : certains paysans hutu, formés en groupe
d’auto défense par le MRND (Mouvement de la Révolution Nationale pour
le développement – parti unique au pouvoir) et participant activement à la
« chasse aux rebelles » – se sont déjà signalés par des massacres128.

On ne peut pas compter sur le président Habyarimana pour contrôler ses troupes et trouver une solution politique viable. C’est même de
lui que risque de venir l’embrasement s’il trouve plus commode, pour
sauver son régime, de « lancer une guerre sainte contre les Tutsi »129. Il
n’hésitera pas à trouver des excuses aux exactions. Le président rwandais
en effet :
[…] hésite principalement à régler en profondeur le problème de la minorité
tutsi et de la présence à l’étranger d’une très forte communauté de cette ethnie.
Il risque fort enfin pour sauver son régime, de relancer les vieilles rivalités en
appelant à une sorte de « guerre sainte » contre les Tutsis.
Plusieurs centaines d’entre eux [les Tutsi] auraient été massacrés par les militaires dans les premiers jours des combats. Le président Habyarimana, qui ne
conteste pas les faits, affirme qu’il s’agissait de « rebelles » habillés en civil130.

Si l’appui de la France a été jusqu’alors assez discret pour ne pas
susciter trop de réactions, il est clair que rester expose au risque de
prendre parti dans un conflit intérieur sans profit politique pour la
France. Pourquoi soutenir à ce point le président Habyarimana ? La
survie du régime du président rwandais n’est pas assurée et les relations
de la France avec le FPR ne sont jusqu’ici pas mauvaises :
En maintenant plus longtemps notre dispositif ou en nous impliquant davantage nous risquons de ne plus pouvoir prétendre à la neutralité. Nous pourrions
hypothéquer l’avenir au profit d’un régime qui n’est pas assuré de sa survie,
alors que la rébellion ne nous est pas hostile pour l’instant. Enfin, au cas où les
autorités toléreraient voire encourageraient, des exactions ou si l’arbitraire prévalait définitivement nous pourrions être accusés d’avoir cautionné un pouvoir
prêt à toutes les extrémités131.

Ce faisant, le SGDN n’indique pas qu’il convient de partir du Rwanda immédiatement, mais propose une option : prendre du recul en retirant des troupes et piloter une négociation entre les parties en conflit. Si
la neutralité de la France devenait plus crédible, elle pourrait se poser en
médiatrice entre les parties. Il faudrait seulement que la négociation soit

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

« limitée dans le temps et suffisamment précise dans les objectifs pour
éviter tout risque de dérapage ou d’enlisement »132.
Les analyses d’un militaire de terrain
En novembre, ce sont les militaires qui proposent que les troupes
de Noroît quittent le Rwanda. La menace militaire est devenue nulle
et le danger politique est élevé. Le colonel Thomann, chef de corps du
8e RPIMa et commandant des troupes présentes au Rwanda, rédige le
9 novembre, à l’issue de la visite au Rwanda de Jacques Pelletier, un
rapport sur « Les orientations pour le devenir de Noroît ». Sur le plan
militaire, son appréciation est claire : il n’y a plus de danger :
En ce qui concerne la situation militaire générale, les escarmouches continuent
sur les frontières, au nord-est et au nord nord-ouest. Malgré les maladresses
tactiques de l’armée rwandaise dont la principale qualité n’est visiblement pas
l’art de la manœuvre, le danger strictement militaire peut être désormais considérée comme très minime. Les FAR ont affaire à des bandes, plus ou moins
armées, qui tentent de créer une situation de guérilla en jouant sur la frontière.
Leur idée de manœuvre peut être de « couper » les principaux axes d’échanges
commerciaux avec les pays limitrophes, en créant l’insécurité par des harcèlements épisodiques.
Enfin la rébellion semble de plus en plus déstructurée, sans commandement
unifié et plus proche du banditisme que de l’action militaire conventionnelle.
Sauf fait nouveau ou élément majeur qui aurait échappé à l’analyse […] on
peut considérer qu’il n’y a plus de menace militaire d’envergure133.

Il a donc proposé au ministre un désengagement dans les quinze jours
de la moitié de Noroît et un retrait définitif à l’horizon du mois134. L’analyse du colonel Thomann ne se borne pas à une lecture militaire de la situation. Il souligne les risques que courent les Tutsi et les Hutu modérés :

Par contre demeure un risque d’embrasement interethnique, dans la mesure où
la population est vivement incitée à la « vigilance » pour contrer la rébellion et
déceler les suspects. Cette vigilance se traduit par des réflexes assez agressifs dans
les villages (barrages, contrôles locaux) qui peuvent dégénérer en règlement de
comptes sous couvert de sécurité, les principales victimes étant bien sûr les tutsis
minoritaires ou les hutus qui leur seraient inféodés. Il ne faudrait sans doute
pas beaucoup pousser pour mettre le feu aux poudres135.

Le commandement français signale donc dans des termes clairs, dès
le mois de novembre 1990, le risque qui pèse sur la population tutsi.

chapitre

1: intervenir au rwanda

Si le vocabulaire du colonel Thomann inscrit les relations sociales dans
des cadres conservateurs en évoquant des relations d’inféodation de certains Hutu aux Tutsi, il décrit déjà et avec précision les mécanismes qui
alimentent les tensions. Il pointe le discours de la menace intérieure
face à la rébellion mais aussi l’idée que des suspects se cacheraient au
sein de la population. Il souligne les formes d’organisation sociale qui
peuvent être mises au service de cette « vigilance », d’autant plus facile
à mettre en œuvre que, comme il l’a précisé plus haut dans son rapport,
le pays est très fortement structuré en « collines ». Ainsi, il montre
bien comment, dès novembre 1990, la chasse aux suspects au sein de
la population rwandaise parcourt le corps social et politique du pays.
Même s’il ne se hasarde pas à lier hâtivement FPR et Tutsi, il ne se
méprend pas sur le fait que la vigilance agressive contre les suspects vise
mécaniquement les Tutsi.
C’est un portrait inquiétant de la population rwandaise qui est dressé
là, alimenté par des échanges directs que le chef de corps du 8e RPIMa a
eus avec le président Habyarimana :
Dans l’ensemble, le président rwandais a eu une attitude très positive mais
il craint qu’une politique d’ouverture vis-à-vis de la rébellion soit mal admise par une population très « motivée » et peu soucieuse de compromis avec
l’« ennemi ». Une certaine ambiguïté demeure donc, car il faudra concilier la
volonté d’ouverture officielle avec le souci de conserver l’appui d’une population
« vigilante ». La marge de manœuvre du président paraît donc relativement
étroite136.

Soulignant l’importance politique qu’attache le président rwandais
à la mobilisation de la population appelée à la « vigilance » contre une
menace intérieure, l’officier supérieur ne se lance pas dans une analyse
de la sincérité de son interlocuteur mais montre comment l’opinion
rwandaise est déjà radicalisée sur le sujet.
Ainsi, le 9 novembre 1990, le principal responsable français des opérations militaires au Rwanda signale à Paris à quel point l’ensemble de
la société rwandaise est travaillée par des peurs d’un ennemi intérieur et
par une « vigilance » qui la conduit à s’organiser à partir des structures
sociales existantes, d’une manière ou d’une autre ; elle est aussi dirigée,
au moins de fait, contre les Tutsi du Rwanda et les Hutu qui seraient
identifiés comme proches de ceux-là. Le rapport circule largement dans

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

l’état-major à Paris137.
Le colonel Thomann est partiellement entendu. à la fin du mois
de novembre, alors que la moitié de Noroît a déjà été rapatriée, le chef
d’état-major de l’armée de Terre, le général Schmitt, rédige une note
à l’intention du cabinet du ministre de la Défense demandant que les
rapatriements se poursuivent :
Le calme revenant au Rwanda, il est permis d’envisager, dès à présent, le retrait
du détachement Guépard qui s’y trouve. En conséquence, j’ai l’honneur de
vous demander de bien vouloir m’autoriser à transférer de Kigali à Bangui les
éléments présents au Rwanda. Cette solution permettrait de ne pas faire appel
à de nouveaux renforts venus de France, en cas de détérioration de la situation
dans la capitale centrafricaine138.

1.3.3.3 à l’état-major particulier, une ligne directe avec kigali
L’état-major tout comme le ministre de la Défense se heurtent cependant à la volonté ferme de ceux qui, interprétant la volonté du président Mitterrand, souhaitent une intervention forte aux côtés du président Habyarimana. Parmi eux le colonel Huchon, adjoint au chef de
l’état-major particulier, qu’un lien personnel semble relier à l’attaché de
défense à Kigali dont l’analyse de la situation est claire : il faut soutenir
le président Habyarimana, le FPR est un ennemi extérieur et c’est grâce
à la présence de l’armée française que les « exactions » à l’encontre des
Tutsi seront évitées.
Pour se tenir au courant, l’adjoint au chef de l’état-major particulier
adresse de façon quotidienne des fax manuscrits au colonel Galinié, attaché de défense à Kigali, qu’il tutoie et à qui il demande de détruire ses
messages après lecture. Les fax sont le moyen de communiquer les plus
discrets qui soient. Ceci jette une lueur sur la question de l’existence
d’un canal de communication directe qui irait de l’élysée à l’ambassade
de France au Rwanda, court-circuitant d’une certaine manière les ministères de la Défense et des Affaires étrangères, et permettant à l’étatmajor particulier du président de la République de faire prévaloir ses
vues. Les traces de cette relation directe sont réelles. Les archives conservées au Service historique de la Défense contiennent une série de télécopies manuscrites adressées par le colonel Huchon, adjoint à l’EMP,
au colonel Galinié, dont celui du 25 octobre : il réagit probablement au

chapitre

1: intervenir au rwanda

rapport Thomann évoqué ci-dessus. Ce document porte la mention « à
détruire après lecture comme tous mes messages manuscrits ».
Le problème traité ce jour-là n’est pas important en soi mais il signale
une façon de faire. La France est en difficulté sur le plan diplomatique et
il lui faut trouver des arguments pour défendre sa présence au Rwanda.
L’idéal serait de disposer de preuves que le pays est en face d’une agression
menée par un pays étranger, or la capture du commandant d’une brigade
ougandaise pourrait apporter la preuve espérée. L’adjoint au chef de l’étatmajor particulier demande à l’attaché de défense à Kigali de monter une
opération de communication convaincante. La France est tout près en
effet d’être obligée de faire comme la Belgique : retirer ses troupes.
Bien reçu ton point de situation du 24 octobre. Dans l’esprit de mon fax d’hier,
n’est-il pas possible de faire mousser dans la presse la capture de John Bosco
Narygira sous la forme de preuve de l’implication de l’armée ougandaise, le
commandant de la brigade ougandaise de Sorom [ ?]capturé au Rwanda ?139
Nous avons absolument besoin d’expliquer à l’opinion internationale qu’il
s’agit bien d’une offensive de l’armée ougandaise (déserteurs ou non) et non
pas d’une rébellion interne. Sinon nous allons être mis en porte-à-faux et être
obligés, politique oblige, de nous aligner sur les Belges. Amicalement. PS Ton
TD Kigali ne sert pas le président H. Dommage140.

« Le massacre des 700 000 Tutsi »
Quel est ce télégramme diplomatique dont l’adjoint au chef d’étatmajor de la présidence dit qu’il ne sert pas le président Habyarimana ?
C’est une étude faite par l’attaché de défense où l’on trouve, évoqué en
toutes lettres, le risque du massacre de 700 000 Tutsi par les Hutu.
Le colonel Galinié s’emploie dans cette étude à formaliser les raisons qu’a la France de s’engager à ses côtés. Il adresse ainsi à Paris ce
24 octobre 1990 – jour où se produit une attaque à la frontière – un
rapport détaillé sur la situation au Rwanda qui propose une analyse
globale de la situation, associant présentation sommaire de la position
des médias, analyse de la situation militaire et description de la position
du gouvernement rwandais.
En ce qui concerne les médias, il apparaît que le président rwandais
et la France sont sur la défensive. La France ne réussit pas à faire admettre dans les cercles diplomatiques et les médias la légitimité de son
intervention. Pire, ces derniers ont pris parti pour le FPR : « Les médias,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

les représentations diplomatiques voisines du Rwanda, volontairement
ou involontairement, se font les porte-parole des envahisseurs ou même
les soutiennent ouvertement »141, constate le colonel Galinié. Ainsi, la
station de radio publique française RFI refuse de passer sous silence les
atteintes aux droits de l’homme alors que le président d’une commission d’enquête « délivre manifestement un certificat de bonne conduite
au gouvernement rwandais qui s’efforce de réserver les meilleurs traitements aux suspects, cette station ne retient que les éléments négatifs de
son rapport »142.
Dans l’ensemble, l’attaché de défense français décrit sans les critiquer
les positions du gouvernement rwandais. D’une part, les demandes
adressées au président Habyarimana pour une meilleure gouvernance
sont qualifiées d’« exorbitantes et injustifiées » : « Les Belges continuent à entretenir la confusion en brandissant la menace d’un départ
rapide de leurs ressortissants et de leurs parachutistes si le président
Habyarimana ne se résout pas à des capitulations exorbitantes et injustifiées »143.
Par ailleurs, il avertit – c’est son métier – que les autorités rwandaises n’ont aucune intention de composer face à ce qu’elles perçoivent
comme une agression extérieure. Elles n’accepteront pas un cessez-lefeu tant qu’elles n’auront pas récupéré les territoires perdus. Plane déjà
la menace de l’élimination physique de tous les Tutsi. Elles ne pourront
accepter, écrit-il, qu’il
leur soit imposé un abandon territorial au motif d’établir un cessez-le-feu, au
profit d’envahisseurs tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en 1959.
Elles peuvent d’autant moins l’admettre que ceux-ci, méconnaissant les réalités rwandaises rétabliraient probablement au nord-est le régime honni du
premier royaume tutsi qui s’y est jadis installé, ce rétablissement avoué ou
déguisé entraînant [ajouté dans la marge] : selon toute vraisemblance – l’élimination physique à l’intérieur du pays des tutsis, 500 000 à 700 000 personnes, par les hutus, 7 000 000 d’individus […]144.

Trois semaines après l’intervention de la France, les fondements
de ce qui sera la position du président Habyarimana et de son entourage pendant les trois années suivantes sont clairement énoncées : refus
de la perte territoriale, refus d’un cessez-le-feu, menace « d’élimination
physique de 700 000 Tutsi », renvoi de la responsabilité à l’agression
extérieure, appel systématique au soutien militaire français.

chapitre

1: intervenir au rwanda

Les Tutsi et les Hutu modérés demanderaient la protection de la France
Deux jours auparavant, l’attaché de défense a déjà fait part largement
à Paris des risques d’un massacre de Tutsi. Le 22 octobre, dans l’attente
de l’issue des négociations à Gbadolite, la situation lui semble particulièrement instable. Il alerte l’entourage du président de la République
française sur un possible déchaînement de violences contre les Tutsi
du Rwanda. Il en veut pour preuve le fait qu’un bataillon est placé en
réserve à Mukamira, près de Ruhengeri, la région du président, et que
les camps autour de la ville sont composés de jeunes recrues volontaires
« formées sous le signe de l’urgence (1 500 environ ?) »145. L’hypothèse
d’un « massacre des tutsis de l’intérieur » placerait la France devant un
problème : « la demande de protection de la part des Tutsis et Hutus qui
leur sont favorables, qui pourrait être présentée à la France »146.
La liste des destinataires de ce message n’est pas habituelle. L’attaché
de défense le transmet via le chiffre de l’ambassadeur, dans un télégramme diplomatique à destination de l’élysée, de la direction des
Affaires africaines et malgaches, du secrétariat général du gouvernement et des ambassades françaises à Bangui et Kinshasa147. Il lui a semblé indispensable, écrit-il, d’informer les destinataires de son message
afin que les dangers de la situation soient appréciés.

1.4 pourquoi le rwanda
Pourquoi la France s’est-elle engagée au Rwanda ? Si les relations
entre les deux pays sont anciennes, la coopération civile et militaire
est encadrée par des accords d’une portée limitée. Le soutien militaire
apporté par la France demeure modeste. En revanche, au cours de
l’année 1990, le président Habyarimana se rend à l’élysée où il rencontre le président Mitterrand.

1.4.1 Des accords d’une portée restreinte
La France ne découvre pas le Rwanda à l’occasion de l’offensive
d’octobre 1990. De même, le désir du Rwanda de renforcer sa coopération économique, politique et militaire avec la France remonte aux

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

moments mêmes de l’indépendance en 1962.
Le Rwanda devient formellement indépendant de la Belgique le
1er juillet 1962, laquelle opère le transfert des pouvoirs et retire ses
troupes un mois plus tard. La France, qui soutient le processus de
démocratisation et d’accession à l’indépendance du Rwanda devant
l’Organisation des Nations unies, entame des relations diplomatiques
avec ce pays dès le mois d’octobre 1962, lorsque Charles de Gaulle,
alors président de la République française, reçoit le président Grégoire
Kayibanda. Sous l’impulsion du Général et de son homologue chef
d’état, ces démarches sont formalisées par un texte établissant une esquisse de coopération. Le 20 octobre 1962, la France et le Rwanda
signent un « Accord d’amitié et de coopération » qui déclare les deux
républiques « unies par les liens d’une constante amitié dans le respect
de leur souveraineté et de leur indépendance respectives »148. Les deux
pays se mettent ainsi d’accord pour « organiser entre eux une étroite
coopération dans les domaines culturel, technique et économique en
vue de permettre à la République du Rwanda de poursuivre son effort
de développement »149. Cette volonté se concrétise dès le 4 décembre
1962 où trois accords entrent en vigueur. Le premier concerne la coopération économique. Les deux premiers articles permettent de présenter
le cadre des relations qui s’établissent au même moment :
Article 1er. La République française pourra, à la demande de la République
rwandaise, contribuer à la réalisation de certaines tâches ayant pour objet
notamment de diversifier et d’augmenter sa production, et de contribuer à
la réalisation du Plan de développement rwandais, en matière notamment
d’études, d’infrastructure et d’interventions dans les domaines économique et
social, soit directement, soit par l’intermédiaire d’organismes spécialisés.
Article 2. Cette aide pourra consister notamment à envoyer des experts ou du
personnel d’assistance technique, à fournir du matériel ou des matériaux, à
réaliser des travaux ou à participer au financement d’opérations inscrites au
Plan de développement économique et social de la République rwandaise150.

Le deuxième accord concerne la coopération culturelle et technique,
plus précisément, selon l’article 1er, « dans les domaines de l’enseignement, de la formation des cadres administratifs et techniques, du développement et de la recherche »151. Le troisième accord règle spécifiquement la « coopération radiophonique » et vise à « développer par le
moyen de leur radiodiffusion une meilleure connaissance réciproque des

chapitre

1: intervenir au rwanda

cultures des deux pays »152. Il prévoit une forte implication de l’Office
de coopération radiophonique, par l’intermédiaire de l’intervention
de techniciens pour la production « d’émissions culturelles, récréatives,
éducatives ou d’information »153, l’amélioration et l’entretien du réseau
mais également pour l’organisation de stages de perfectionnement à
destination de Rwandais. Cette évolution est conforme à la politique
française menée auprès des anciennes colonies belges qui affirme la primauté d’une coopération civile par rapport à une coopération militaire
qui est mise en place plus tardivement.
Cette volonté d’aller vite témoigne-t-elle d’un souhait d’établir une
relation privilégiée ? En fait, le Rwanda est certes le premier territoire
ayant jadis appartenu à la Belgique à signer des accords de coopération
civile avec la France, mais celle-ci procède de manière similaire avec le
Burundi et le Zaïre, même si le rythme est un peu plus mesuré. Ainsi,
des accords de même nature, privilégiant en priorité la coopération
civile, sont passés avec le Burundi, devenu indépendant le même jour
que le Rwanda. Le 11 février 1963, les deux pays signent un « Accord de
coopération culturelle et technique », suivi par un « Accord de coopération
radiophonique » le 5 août 1964154. Le Congo belge, lui, accède à l’indépendance le 30 juin 1960. Avant de prendre le nom de République du
Zaïre en 1971 et jusqu’en 1997, la République du Congo (ou République
congolaise) et la France signent également un accord de coopération culturelle et technique le 17 décembre 1963. Ainsi, les formes prises par la coopération civile entre la France et le Rwanda, si elles se caractérisent par leur
rapidité, ne se distinguent pas de celles concernant les anciennes colonies
belges. L’accord de coopération civile passé avec ces trois pays caractérise
la première phase d’une politique française qui englobe l’échelle régionale.
La deuxième phase concerne la mise en œuvre d’une coopération
militaire, non seulement avec le Rwanda, mais aussi avec ses voisins.
Dès la fin des années 1970, le président Habyarimana, qui a pris le pouvoir par un coup d’état le 5 juillet 1973, affiche un intérêt prononcé
envers ses interlocuteurs français. Il se concrétise, le 18 juillet 1975,
par la signature d’un accord particulier d’assistance militaire, qui ne
concerne cependant que le volet de la formation et de l’instruction de
la gendarmerie comme spécifié dans l’article 1er : « Le Gouvernement
de la République française met à la disposition du gouvernement les

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

personnels militaires français dont le concours lui est nécessaire pour
l’organisation et l’instruction de la gendarmerie rwandaise »155. De
plus, il « assure dans la limites de ses moyens la formation et le perfectionnement de cadres de la Gendarmerie rwandaise dans ses écoles
militaires »156. L’accord définit aussi les cadres d’emplois des personnels
militaires détachés dans le cadre de ce texte :
Article 2. Les personnels militaires […] sont affectés à une formation dénommée « Bureau d’Aide Militaire », placés sous l’autorité de l’officier français le
plus ancien dans le grade le plus élevé mis à la disposition de la République
rwandaise. Cet officier est directeur de l’Assistance Militaire Technique française au Rwanda et, à ce titre, relève de l’Ambassadeur de France.
Article 3. Les personnels militaires français mis à la disposition du Gouvernement de la République Rwandaise demeurent sous juridiction française.
Ces personnels servent sous l’uniforme français, selon les règles traditionnelles
d’emploi de leur arme ou service, avec le grade dont ils sont titulaires. Ils ne
peuvent en aucun cas être associés à la préparation et à l’exécution d’opérations
de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité157.

Pour résumer, les personnels militaires français détachés au Rwanda n’ont
pas vocation à s’immiscer dans ses affaires politiques et militaires internes.
Un projet d’avenant à cet accord particulier d’assistance militaire, daté du 20
avril 1983, prévoyait le port de l’uniforme rwandais et celui d’un badge spécifique « Coopération militaire » sur l’uniforme158. Il supprimait également
les interdictions formulées en fin d’article 3. Toutefois, l’accord du 18 juillet
1975 est, dans les faits, resté en l’état sur ce dernier point159 : les personnels
français ne doivent en aucun cas participer à des actions de guerre.
Soulignons, enfin, que si la coopération civile est établie en à peine
quelques mois en 1962, cet accord n’arrive qu’après ceux signés avec le
Burundi et le pays qui a pris le nom de Zaïre en octobre 1971. Ainsi,
la politique de coopération civile et militaire manifestée à travers ces
accords bilatéraux avec le Rwanda ne se distingue pas de celle que la
France mène à l’échelle régionale avec les anciennes colonies belges160.

1.4.2 Une coopération d’ampleur modeste
Comment sont mis en œuvre ces accords ? L’intervention militaire
d’octobre 1990 s’explique-t-elle par l’importance du Rwanda dans la
politique extérieure de la France en matière diplomatique, économique
ou commerciale ? Pas véritablement même si, depuis l’arrivée du pré-

chapitre

1: intervenir au rwanda

sident François Mitterrand au pouvoir en 1981, le Rwanda francophone s’est intégré au nombre des pays que soutient particulièrement la
France en Afrique et de fait entre dans les « pays du champ ».
Arrivé au pouvoir en 1973, le président Habyarimana a une longue
expérience des relations avec la France. En avril 1977, il se rend en France
où il est accueilli par les autorités161. Plusieurs représentants de l’état
français se déplacent au Rwanda : le ministre de la Coopération Robert
Galley, du 22 au 24 avril 1979, puis le président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing, les 17 et 18 mai 1979162. à l’occasion
de l’entretien avec le ministre français de la Coopération, le président
du Rwanda se prononce pour une coopération plus étroite, notamment
dans le domaine militaire. Les crédits militaires français sont maintenus
pour la période 1980 à 1982 à hauteur d’un million de francs. Robert
Galley est convié par le président Habyarimana dans sa résidence personnelle de Kanombe, ce qui est une première comme le note l’ambassadeur
de France : « Aucun ministre n’ayant été invité personnellement par le
président rwandais jusqu’alors »163. On note à cette occasion : « Le président Habyarimana […] voudrait devenir pour nous un interlocuteur
privilégié à l’instar de ses pairs d’Afrique de l’Ouest »164.
Un resserrement des relations avec la France se produit en 1981
lorsque François Mitterrand devient président de la République. Entre
1981 et 1982, les deux chefs d’état se rencontrent quatre fois, notamment le 7 octobre 1982 à Kigali. En 1983, le sous-directeur Afrique
centrale et orientale au ministère des Affaires étrangères écrit :
Il peut être annoncé au Ministre rwandais que nous comptons organiser très
prochainement des contacts réguliers visant à un échange d’informations politico-militaires sur la situation en Afrique centrale, selon la formule suggérée par
M. Hernu en juin 1982 (est prévu l’envoi à Kigali d’un haut fonctionnaire du
SGDN, suivi de visites d’actualisation à fréquence trimestrielle).

Toutefois, il exprime une certaine prudence face aux demandes du
président Habyarimana : « Il conviendrait de garder un profil bas face à
d’éventuelles demandes plus ambitieuses »165.
1.4.2.1 une coopération militaire discrète
Le dispositif de coopération avec le Rwanda demeure au cours de
la décennie 1980 de faible envergure. Après un renforcement en 1981-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

1983, au moment où la France finance un avion Nord Atlas, les dépenses de la France baissent même légèrement.
Les archives du cabinet de la ministre de la Coopération, Edwige
Avice, permettent de mesurer l’application des différents accords de
coopération en 1990166. Une note signée par le général Robert Gastaldi permet, par exemple, d’observer l’évolution de la coopération
entre la France et le Rwanda jusqu’au début de l’année 1990167. Il
s’agit d’un bilan des moyens mis en œuvre entre 1980 et 1989 dans
le cadre de la coopération militaire avec le Rwanda. Dans le préambule, l’auteur rappelle que la France et le Rwanda sont liés par
l’accord particulier d’assistance militaire du 18 juillet 1975, qui n’a
pas été publié au Journal officiel, et « dont la révision entreprise il
y a plusieurs années n’a toujours pas abouti ». Hormis ce point de
désaccord, la coopération militaire avec le Rwanda se déroule sans
problème notable168.
La note détaille le personnel permanent détaché dans le cadre de
l’Assistance militaire technique (AMT) et son intégration. Il est bien
accepté par le personnel des forces armées du pays « mais leur rôle de
conseiller est fort contrarié par le goût prononcé du secret que manifestent leurs interlocuteurs »169. Ils sont sept officiers et treize sous-officiers. La répartition par arme d’origine est la suivante : pour l’armée de
Terre, il s’agit de deux officiers et de cinq sous-officiers, pour l’armée
de l’Air, d’un officier et de deux sous-officiers, et pour la Gendarmerie de trois officiers et de cinq sous-officiers. Enfin, le Bureau central
militaire (BCM), en charge du courrier, est représenté par un officier
et un sous-officier. L’assistance militaire technique au Rwanda reste
discrète : « Aucune mission n’a été effectuée depuis plusieurs années.
Aucune n’est prévue d’ici la fin 1989 »170. Le coût de l’AMT au Rwanda est relativement faible : seulement 11,9 millions de francs171. Les
accords prévoient aussi la formation de stagiaires militaires rwandais
en France et dans les écoles interafricaines. En 1989, 230 formations
ont été demandées, 66 accordées : si les demandes venant de l’état
Rwanda augmentent fortement, dès la période 1982-1984, le nombre
de places accordées par la France ne dépasse plus la moitié des candidatures172. Le coût de la formation des stagiaires en 1989 est de 5
millions de francs173.

chapitre

1: intervenir au rwanda

1.4.2.2 la décennie 1980
La décennie 1980 est marquée par un effort fait par la France à l’égard
des forces armées rwandaises auxquelles elle offre notamment un avion
qui permet de former des parachutistes et des missiles Milan. L’accord
du 18 juillet 1975 ne prévoit pas la livraison de matériels d’armements.
Pourtant, la note du général Gastaldi contient une section consacrée à
l’ « aide directe accordée au Rwanda » en équipement et matériels de
guerre, précisant : « Un effort important a été consenti de 1981-1983
pour équiper l’escadrille rwandaise ». Cet effort s’est poursuivi durant
toute la décennie, cependant à un niveau « plus modeste »174. Ainsi, le
budget de l’année 1989 prévoit un soutien à hauteur de 4 millions de
francs pour le plan d’équipement de la section des missiles Milan175,
pour l’équipement et l’entretien de l’avion Nord Atlas176, pour l’approvisionnement de matériels radios et l’acquisition de véhicule de liaison
pour la gendarmerie177. Il faut compter dans ce budget celui de la Mission d’Assistance militaire française (MAM) déjà évoquée.
Il est notable que le budget alloué au Rwanda est non seulement modeste mais aussi en constante baisse sur l’ensemble de la décennie178. Il ne
se distingue pas non plus de celui consacré à d’autres pays africains, qu’ils
soient « du champ » ou non179. Le Rwanda ne semble pas être une priorité pour la France et ne bénéficie d’aucun traitement de faveur particulier.
Par ailleurs, dans le milieu des années 1980, l’aide économique
apportée au Rwanda reste inférieure à celle qu’apporte la coopération
belge. Un bilan réalisé en 1984 par Robert Puissant, alors ambassadeur
de France au Rwanda, montre que ce pays reçoit « bon an mal an au
titre de l’aide bilatérale une somme de 90 à 100 millions de dollars »,
la Belgique se plaçant au premier rang avec, l’année précédente, une
aide qui « s’était élevée à 1,2 Mds de francs belges (soit la contrevaleur
d’environ 20 millions de dollars) et que le chiffre serait maintenu en
1984 »180. La Belgique entretient 300 coopérants, chiffre plus élevé que
celui de la France évalué par la Mission d’information parlementaire à
environ 90, auquel « il convient d’ajouter une douzaine de Volontaires
du Progrès »181. Quant à l’aide de la France, elle est évaluée par Robert
Puissant à environ 75 millions de francs (dont 58 millions au titre de
l’aide civile et 17 millions au titre de l’aide militaire), soit « au total
quelque 8 millions de dollars »182. Par ailleurs, la Caisse centrale de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

coopération économique (CCCE), chargée d’investir dans des projets
de développement, s’engage de plus en plus au Rwanda. En 1988, elle
effectue près de « 123 millions de francs de versements et 139 millions
de décision » sur un certain nombre de projets de développement183. Si
la coopération belge, en volume, reste plus importante que la coopération française, le dynamisme de la CCCE au Rwanda est indéniable
notamment concernant les projets agricoles (aménagement hydro-agricole de la région de Mutara) : « Au total, les interventions de la Caisse
en 1990 devraient avoisiner les 140 millions de francs »184.
1.4.2.3 1990 : les demandes du président habyarimana
et le nouveau contexte
Les relations entre la France et le Rwanda s’intensifient au cours de
l’année 1990. Celle-ci est marquée par le sommet de La Baule en juin
1990 qui renouvelle les relations entre les pays africains et la France.
Cependant c’est dès le mois d’avril 1990 que le président du Rwanda
s’est ouvert à son homologue français de ses difficultés.
Le président Habyarimana a rencontré une première fois le président
de la République François Mitterrand lors d’un voyage à Paris le mardi
15 juin 1982. Le président rwandais, inquiet de la pression exercée à sa
frontière, cherche des soutiens. Préoccupé par « le retour des réfugiés »,
la vulnérabilité de sa résidence située à proximité de l’aéroport et le
besoin d’obtenir des armes, il s’adresse à la France tout en recherchant
aussi l’aide de la Belgique, du Canada ou des États-Unis. Par ailleurs,
il participe au sommet de La Baule. L’ambassadeur de France à Kigali
rappelle par ailleurs en novembre 1990 qu’il a fait, en juillet 1990, des
déclarations publiques en faveur de la démocratisation de son pays. En
avril 1990, c’est un soutien militaire qu’il vient chercher.
La visite du président Habyarimana au président Mitterrand le 2 avril 1990
En prévision de la visite du président rwandais en France du 2 au 5
avril 1990, l’ambassadeur de France à Kigali, Georges Martres, expose
dans un message l’objectif principal de ce voyage pour le président du
Rwanda : « Les affaires militaires seront parmi les premiers soucis du
Président Habyarimana lors de sa prochaine visite à Paris »185. Georges

chapitre

1: intervenir au rwanda

Martres a succédé, en septembre de l’année précédente, à Pierre Bitard
qui était en poste depuis 1986. Ce n’est pas son premier poste en
Afrique puisqu’il a exercé précédemment comme chef de la Mission de
coopération au Mali (1974-1978), au Niger (1978-1982), au Sénégal
(1982-1985) et au Cameroun (1985-1989).
L’ambassadeur rapporte les propos du ministre des Affaires étrangères du Rwanda, selon lequel le président se montre « très préoccupé
par les réfugiés rwandais » dont le nombre est estimé entre 800 000 et 1
million de personnes, dans l’incapacité de revenir, soutient le président,
car « le manque de terre ne permet pas leur rapatriement au Rwanda »186. Il se peut, indique l’ambassadeur, que le président rwandais
prenne argument, dans la discussion, de la menace que ferait peser sur
son pays un retour armé de la part des réfugiés. Cette menace ne doit
cependant pas être prise trop au sérieux car « le président Habyarimana
a certainement intérêt à [la] dramatiser quelque peu pour renforcer
l’unité nationale autour de sa personne »187. En revanche, le président
rwandais s’inquiète pour la sécurité de l’aéroport de la capitale, « actuellement très vulnérable à une intervention aérienne »188, lequel se trouve
proche du camp de Kanombe où se trouve le palais présidentiel. En
conséquence, comme le précise toujours Georges Martres, il formule
plusieurs demandes : la réparation ou le remplacement du radar de surveillance actuellement en place mais en panne, le don d’un radar secondaire avec armes antiaériennes et le remplacement du Nord Atlas offert
par la France en 1983 « dont dépend l’efficacité opérationnelle du bataillon de parachutistes »189. L’ambassadeur souligne enfin que d’autres
pays sont sollicités (la Belgique, le Canada et les États-Unis) mais la
priorité du président rwandais est, selon lui, d’obtenir l’aide française :
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les Rwandais s’en remettent à
nous avec autant d’insistance. Ils ont coutume de dire que la France est le
seul pays occidental à avoir une politique africaine. Notre assistance militaire
technique est à leurs yeux un élément de cette politique qui a fait la preuve de
son efficacité190.

Les Français peuvent, continue l’ambassadeur, offrir un appui à la
gendarmerie rwandaise en créant un poste d’officier supérieur et en
préparant son rééquipement, qui se concrétise notamment par la fourniture d’un équipement radio pour huit groupements sur les dix. La
France accepte aussi d’aider à sécuriser l’aéroport mais refuse le rem-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

placement du Nord Atlas. Il existe en effet un danger de mettre l’armée
rwandaise dans la totale dépendance de l’aide française191. Lors d’une
réunion interministérielle le 15 mars 1990, le gouvernement français
a déjà accepté d’offrir au président rwandais un avion pour son usage
personnel : un Falcon 50192.
Quelques semaines plus tard, le 30 avril 1990, l’ambassadeur Martres
fait le bilan de cette visite du président Habyarimana en France. Il
évoque les différents déplacements du président rwandais dans son
pays. Le don du Falcon pose un problème car les accords de coopération concernent exclusivement le développement du pays et non le train
de vie du président rwandais. Il cite aussi la création de la télévision au
Rwanda, des entretiens avec des représentants du monde économique
français et conclut en s’étonnant que « les menaces d’incursion tutsi en
provenance de l’Ouganda » qui préoccupent le secrétaire général de la
Défense rwandaise, n’ait pas été évoquées :
D’une manière générale, cette visite officielle a confirmé l’importance que le
Rwanda attache à ses liens avec la France. Cette importance est sans doute
accentuée par une période où les relations entretenues avec le premier partenaire, la Belgique, sont empreintes d’une certaine nervosité […]
Il convient pour terminer, de noter que les questions militaires ne semblent pas
avoir pris, au cours de ce voyage, l’importance que le poste prévoyait compte
tenu des demandes pressantes présentées par le Secrétaire général de la Défense
nationale à notre attaché de défense. Le président Habyarimana a bien fait
part à M. Roland Dumas de son inquiétude devant les menaces d’incursions
tutsi en provenance de l’Ouganda voisin. Mais rien n’a pour le moment transpiré d’éventuelles allusions, au cours de conversations privées, aux besoins précédemment exprimés auprès de M. Jacques Pelletier quant à la surveillance et
à la défense de l’aéroport de Kigali193.

La France est à ce moment à la veille d’une transformation décisive
de sa politique en Afrique.
Le rapport Hessel de 1990
En 1990, Stéphane Hessel, ambassadeur de France, rend un rapport
sur l’évaluation de la coopération française194. Il a été commandé par
le premier ministre, Michel Rocard, mais n’est pas rendu public. Le
rapport Hessel, dont un certain nombre d’éléments ont été révélés par
la presse195, fait tout d’abord un ensemble de constats historiques. Il
passe en revue trente ans de coopération française. Selon ce rapport,

chapitre

1: intervenir au rwanda

la coopération française « se caractérise […] par des survivances de la
période de décolonisation et une trop grande concentration de l’aide
bilatérale sur l’Afrique subsaharienne » mais également par « le maintien de comportements protectionnistes préjudiciables dans certains
compartiments de l’économie ». La coopération française ne serait pas
adaptée aux changements économiques profonds qui se déroulent dans
les années 1980 ainsi que par « l’absence d’une instance commune de
réflexion prospective, de recherche et d’évaluation ».
Le texte suggère un certain nombre de pistes : adopter des stratégies
différenciées « selon le degré d’insertion actuelle ou potentielle des pays
du Sud dans l’économie mondiale », ce qui pose en filigrane la question
des modèles de développement soutenus par la France en Afrique en
comparaison avec d’autres modèles adoptés dans d’autres régions du
monde, en Asie notamment. Ce rapport plaide également pour une
réforme institutionnelle de la coopération avec la création d’un haut
conseil au développement, composé de personnalités compétentes et qui
serait présidé par une personnalité indépendante, reconnue au niveau
national et international, nommée en conseil des ministres pour cinq
ans. Il réclame des moyens accrus dans le contexte de fin de la guerre
froide. Il incite la France à ne pas négliger le Maghreb ni le Vietnam, le
Cambodge et le Laos où la France aurait des atouts à faire valoir. Prônant une stratégie française plus adaptée de soutien à l’insertion dans la
mondialisation, une réforme de la gouvernance pour édifier une organisation plus indépendante, et enfin des moyens accrus pour des interventions plus nombreuses et plus efficaces, le rapport Hessel expose une
vision très critique des rapports institutionnels de développement entre
la France et l’Afrique. Il révèle la crise d’une institution française bien
spécifique, celle qui touche le ministère de la Coopération.
Le sommet de La Baule, 19-20 juin 1990
à l’occasion du seizième sommet franco-africain qui se déroule à La
Baule, du 19 au 21 juin 1990, le président François Mitterrand prononce
un discours d’ouverture qui entend refonder les relations entre la France
et les pays africains, notamment les pays dits « du champ ». Ce discours
vise à la fois à promouvoir des réformes politiques mais aussi à refonder
l’aide française : « Il ne faut pas voir la liberté comme un ennemi caché.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Elle sera votre meilleure amie ». François Mitterrand entend lier l’aide
française « aux efforts accomplis pour aller vers plus de liberté » et annonce que désormais la France ne ferait plus de prêts aux Pays les Moins
Avancés (les PMA) mais des dons. Il annonce par la même occasion l’allègement de la dette de quatre pays d’Afrique sub-saharienne, le Cameroun, le Congo, la Côte d’Ivoire et le Gabon. Il se montre également
hostile à une dévaluation du Franc CFA qui, certes, favoriserait l’exportation des produits africains, mais renchérirait les produits étrangers importés. Cette liaison entre démocratie politique et aide économique est
clairement faite par François Mitterrand qui énonce que les pays africains
devaient « prendre la direction de la démocratie » pour continuer à bénéficier de l’aide française tout en reconnaissant que l’Europe avait pris plus
deux siècles pour s’émanciper de tous les –ismes, le nazisme, le fascisme,
le franquisme, le salazarisme et le stalinisme196.
Le discours de François Mitterrand est toutefois précisé voire amodié par Pierre Bérégovoy, ministre de l’économie et des Finances et
Jacques Pelletier dans une conférence de presse. Le ministre de l’économie précise que l’aide économique française « ne repose sur aucune
condition politique » mais que la volonté de voir la démocratie se
développer est « sans faille ». Le ministre de Coopération, déclare que
la France « pourra peut-être envisager de donner un peu plus aux pays
qui iront vers la démocratie »197.
Enfin, François Mitterrand réaffirme le rôle de la France en Afrique
d’un point de vue stratégique en indiquant qu’elle tiendra ses engagements internationaux notamment ses accords de défense : « Chaque fois
qu’une menace poindra qui pourrait attenter à votre indépendance, une
menace venue de l’extérieur, la France sera présente à vos côtés. Mais
notre rôle à nous, pays étranger, fût-il ami, n’est pas d’intervenir dans
des conflits intérieurs »198.
Le discours de La Baule est ressenti avec suspicion par un certain
nombre de dirigeants africains qui y perçoivent une leçon politique
donnée par le président français. Il suscite des remous, vite corrigés par
des déclarations d’apaisement de la part des autorités françaises. Il n’est
pas question d’une conditionnalité à l’aide française qui serait perçue
comme une ingérence politique. D’un point de vue économique, les
mesures préconisées comportent des aspects novateurs (allègement de

chapitre

1: intervenir au rwanda

la dette, préférence pour des dons plutôt que des prêts aux PMA) et des
aspects plus conservateurs (maintien de la parité franc-franc CFA). En
tout état de cause, la France entend changer les modalités de sa coopération avec les PMA – quitte à modifier son système institutionnel
d’aide et de développement – sans pour autant céder aux injonctions
des tenants de la mondialisation, FMI et Banque mondiale notamment. Ceux-ci sont favorables à un ajustement structurel fort des pays
africains ainsi qu’à une plus grande ouverture commerciale. La volonté
réaffirmée par la France de maintenir ses accords de défense avec les
pays africains, participe d’une forme de réassurance des accords diplomatiques passés. La France souhaite le maintien de la stabilité régionale
mais aussi le maintien de sa place en Afrique, si importante pour sa
diplomatie.
Le Rwanda, partenaire sérieux pour une nouvelle politique ?
Le Rwanda est-il considéré à l’été 1990 comme un partenaire potentiel pour une nouvelle politique ? Les avis sont partagés. On a la trace
de cette divergence dans un débat qui a lieu plus tard, en novembre
1990, entre le Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires
étrangères et l’ambassadeur en poste à Kigali. Le premier considère que
« l’essoufflement du régime de M. Habyarimana était patent avant même
les événements du mois d’octobre »199 et conclut que le chef de l’état
rwandais ne peut faire en aucun cas un bon partenaire, son attitude à la
conférence de La Baule ayant montré « qu’il était certainement l’un des
leaders africains les plus rétifs au vent de changement qui balayait le souscontinent, pour autant qu’il en comprît l’ampleur et la signification ».
L’ambassadeur, pour sa part, se souvient que le président Habyarimana
avait répondu « avec un enthousiasme modéré » à « l’appel de La Baule ».
Dès le mois de juillet, il avait annoncé son intention de favoriser dans son
pays un « aggiornamento » susceptible de déboucher sur une charte
politique et une nouvelle constitution qui n’exclurait pas le multipartisme. Le délai de réalisation était fixé à deux ans.
Que connaissent, avant octobre 1990, les autorités françaises de la
société rwandaise et de ses fractures ? Ce sont en fait la grande pauvreté
du pays et sa fragilité économique qui retiennent l’attention. En avril
1989, par exemple, un mémorandum présente l’extrême fragilité de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

l’économie rwandaise et la grande pauvreté de la population. Il rappelle le coût économique de l’effondrement des prix du café, principal
produit d’exportation (80 % des recettes), la dépréciation de la monnaie, et la décélération de la croissance économique. Le Rwanda est
donc particulièrement endetté et « souhaite […] que le gouvernement
français s’engage à alléger la dette rwandaise contractée auprès de la
CCCE »200. Les notes et télégrammes diplomatiques rédigés en 1989 et
au début 1990 sont pessimistes sur la situation économique et sociale
(« la situation économique se dégrade ») et mentionnent « l’exode rural, rejetant à Kigali une population démunie de tout »201. Le Produit
national brut est de 250 dollars/habitant, ce qui en fait un des pays
les plus pauvres du monde note Jean-Christophe Belliard, rédacteur
au ministère des Affaires étrangères en mars 1990. Georges Martres,
nouvellement nommé ambassadeur, fait, en janvier 1990, un constat
encore plus dramatique :
La disette devient famine dans certaines campagnes, où les paysans les mieux
nantis en terres font garder jour et nuit leurs récoltes contre les affamés que
l’on n’hésite pas à tuer s’ils sont surpris à voler. Ailleurs, on signale des parents
qui abandonnent leurs enfants à leurs voisins, faute de pouvoir les nourrir. à
cette grave conjoncture, connue depuis 6 mois, mais seulement reconnue depuis
quelques semaines, s’ajoute l’aveu par le gouvernement d’un déficit alimentaire
structurel, la croissance démographique ayant pour plusieurs années pris le pas
sur le rythme de développement de la production vivrière202.

Le tableau dressé en mars 1990 par la Direction des affaires africaines et malgaches (DAM) du ministère des Affaires étrangères sur la
« situation économique et financière » insiste sur les difficultés considérables à venir pour le Rwanda. En 1989, les exportations ne couvrent
« les importations qu’à hauteur de 38 % en raison de la baisse des cours
du café »203. L’effacement de la dette publique décidée par la France
au sommet de Dakar (24-26 mai 1989), d’un montant de 449 millions de francs en principal et de 157 millions de francs en intérêts est
apprécié par le Rwanda. Toutefois à la fin de l’année 1990, le Rwanda
doit demander l’aide du Fonds monétaire international et de la Banque
mondiale. C’est le but du voyage du président Habyarimana aux ÉtatsUnis fin septembre et début octobre 1990.
Les difficultés du Rwanda sont également d’ordre politique. Si l’autorité du président Habyarimana semble confortée à la fin 1988 – il est

chapitre

1: intervenir au rwanda

réélu avec 99,98 %204 à l’élection présidentielle le 19 novembre 1988 –
les fractures internes sont réelles. Une note rédigée en 1989 et conservée
dans les fonds de Dominique Pin, conseiller à la présidence de la République, insiste sur les « contestations populaires » dont il fait l’objet à
l’intérieur ainsi que de l’hostilité des réfugiés et de l’opposition en exil :
« Les observateurs de la vie quotidienne rwandaise s’accordent à dire
que les conditions intérieures semblent réunies pour que l’immuable
tradition tutsi de révolution de palais joue un rôle de rénovation dans
l’actualité politique du pays. à suivre…»205.

1.4.3 Les violences envers les Tutsi d’octobre 1990
Ce n’est cependant pas une révolution de palais qui a lieu en octobre 1990 à Kigali mais une persécution ciblée contre les Tutsi et les
membres de l’opposition politique organisée par le pouvoir en place
dans le contexte de l’offensive de l’Armée populaire du Rwanda (APR).
1.4.3.1 les chasses à l’homme à kigali
Dès le 3 octobre 1990, le colonel Galinié fait état « d’arrestations
de suspect » et « d’appel à la délation »206. Quelques jours plus tard,
l’ambassadeur Martres mentionne ce qu’il faut bien appeler des chasses
à l’homme : « La population semble calme et participe, dans sa majorité, à la recherche des envahisseurs et de leurs partisans, en particulier
à Kigali. 500 arrestations sont annoncées »207. Le télégramme diplomatique est transmis à l’élysée, à Matignon, au Secrétariat général du
gouvernement, au SGDN et à tous les ministères concernés. « L’attaque
de Kigali » dans la nuit du 4 au 5 octobre entraîne une accélération de
ces arrestations, dont les diplomates occidentaux sont les témoins.
Le gouvernement rwandais a préparé des éléments de langage qui
minimisent les événements. Le ministre des Affaires étrangères du
Rwanda se montre ainsi rassurant auprès de Georges Martres au cours
d’un entretien le 10 octobre alors que l’ambassadeur de France manifeste une inquiétude diplomatiquement exprimée :
Le ministre souhaite que les gouvernements des pays occidentaux aident le gouvernement rwandais à convaincre la presse de ces pays que le Rwanda s’efforce
de respecter les Droits de l’Homme. Après les événements de la nuit du 4 au 5
octobre, la panique a provoqué des débordements. Mais actuellement le gou-

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vernement met tout en œuvre pour que les suspects soient « triés » de façon
humaine et transférés, s’ils sont inculpés, vers des lieux où ils sont nourris et
installés convenablement. Les journalistes sont autorisés à leur rendre visite.
J’ai pris acte de cette déclaration mais je n’ai pu que signaler au ministre que
j’avais des informations personnelles selon lesquelles certaines « bavures » continuaient à se produire, à l’occasion des fouilles et des enquêtes208.

Dans son rapport de janvier 1991, l’ambassadeur donnera sur ce
qu’il nomme des « bavures » des précisions qui n’apparaîssent pas encore dans les télégrammes diplomatiques d’octobre :
Depuis les premiers jours d’Octobre et surtout après la nuit du 4 au 5, des milliers de suspects ont été arrêtés, souvent sur de simples présomptions, en raison
de leur appartenance à l’ethnie tutsi ou à une certaine catégorie sociale. Ils ont
été entassés pendant plusieurs jours sans boire ni manger dans un stade avant
d’être incarcérés dans les différentes prisons du pays. Ils attendent maintenant
qu’une commission de tri décide de leur libération ou de leur éventuelle inculpation209.

à partir du 5 octobre, une inflexion est cependant notable dans les
descriptions que donne le poste de Kigali sur les événements. Dans une
série de télégrammes diplomatiques, Georges Martres informe régulièrement Paris des violences extrêmes dont sont victimes les Tutsi du
Rwanda. Craignant que « ce conflit ne dégénère en guerre ethnique » car
« les responsables rwandais font dire que les envahisseurs tutsis portent
des inscriptions sur eux réclamant le retour des rois Tutsis ‘ramba mwami’ (Honneur au roi) », l’ambassadeur mentionne que :
Les arrestations de suspects pour la seule ville de Kigali s’élèveraient à plusieurs
milliers (10 000 minimum). Les interrogatoires sont violents, les gens sont
emprisonnés plusieurs jours sans manger ni boire. La population continue à
dénoncer ou préserver sa tranquillité et refuser l’étranger ou le « monarchiste ».
Le MRND (parti unique) semble reprendre en main le pays hors de la zone
des combats210.

L’ambassadeur interprète ces violences comme une réaction à la peur
de voir arriver à Kigali « l’envahisseur tutsi » dont l’avance rapide est
attribuée au soutien d’un ennemi de l’intérieur. C’est dans ce contexte
que l’amiral Lanxade mentionne, dans une note du 11 octobre 1990
au président de la République François Mitterrand, la nécessité de « ne
pas paraître trop impliqué dans le soutien aux forces rwandaises si des
exactions graves envers la population étaient mises en évidence dans les

chapitre

1: intervenir au rwanda

opérations en cours »211.
à Kigali, les détails commencent à parvenir sur d’autres massacres
qui visent spécifiquement les Tutsi dans le Mutara. Le 12 octobre 1990,
le ministre des Affaires étrangères du Rwanda éprouve le besoin de parler aux membres du corps diplomatique en poste à Kigali qui commencent à s’émouvoir de la situation. Devant tous les ambassadeurs des
pays occidentaux sont évoqués deux problèmes :
Celui des tueries qui auraient eu lieu dans le Mutara et dont M. Bizimungu a expliqué
qu’elles concernaient en fait des soldats ennemis déguisés en cadavres, d’où la présence
de cadavres en vêtements civils. Le ministre a admis le chiffre de 500 à 600 morts.
Celui de la répression à Kigali sur laquelle des nouvelles de plus en plus inquiétantes se répandent : exécutions sommaires, viols et vols par l’armée zaïroise,
détention dans des conditions inhumaines (notamment sans manger pendant
plusieurs jours), bastonnades automatiques de tous les suspects212.

En ce qui concerne le Mutara, le gouvernement rwandais tente une
justification. Celle-ci repose sur un argument : les morts ne seraient que
des soldats ennemis habillés en civil et tués par l’armée. L’ambassadeur
fait, pour ses interlocuteurs à Paris, le lien entre le parti du président et
les violences systématisées et généralisées qui ont lieu dans certaines régions du pays : « Les paysans hutus organisés par le MRND ont intensifié la recherche des tutsis suspects dans les collines, des massacres sont
signalés dans la région de Kibilira à 20 km au nord-ouest de Gitarama.
Le risque de généralisation, déjà signalé, de cette confrontation, paraît
ainsi se concrétiser »213.
1.4.3.2 qualifier les exactions : le mot génocide
Quand et comment le terme de génocide apparaît-il dans les rapports de l’ambassadeur de France à Kigali ? Le 15 octobre l’ambassadeur Martres utilise le mot lorsqu’il explique que les Tutsi craignent un
génocide. Il analyse la situation intérieure du Rwanda. à ses yeux, les
Tutsi du Rwanda sont favorables à « l’agression depuis l’Ouganda »214.
Cependant, il pense que la rébellion n’a que peu d’espoir de succès du
fait du faible soutien qu’elle rencontre dans la population. Au contraire,
la population, écrit-il, « suit le MRND, s’organise en autodéfense sur
les collines et livre les rebelles et leurs partisans qu’elle traque »215.
La phrase suivante contient la première occurrence du mot génocide

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

dans les télégrammes diplomatiques issus du poste de Kigali. L’ambassadeur écrit que les Tutsi « pensent enfin qu’il convient de craindre un
génocide si les forces européennes (françaises et belges) se retirent trop
tôt et ne l’interdisent pas, ne serait-ce que par leur seule présence »216.
La crainte de voir se produire un « génocide » est cependant enchâssée dans une autre démonstration : elle peut justifier la présence, au
Rwanda, des troupes françaises qui, « seules, pourraient l’empêcher ».
L’ambassadeur cependant prend ses distances avec les inquiétudes relayées par les Rwandais émigrés en Europe. Il ne voit que manipulation
dans les multiples avertissements qui parviennent au poste de Kigali. Le
24 octobre 1990, il écrit ainsi :
Les Tutsis de l’intérieur souhaitent au fond d’eux-mêmes que cette action armée
réussisse mais reconnaissent qu’en cas d’échec elle n’aura fait que retarder encore
le jour lointain où le Rwanda pourra connaître l’harmonie entre les races. Dans
ce contexte, on est bien forcé d’admettre que les media occidentaux continuent
à être manipulés par une diaspora rwandaise dominée par les Tutsis (à preuve
que tous les communiqués anti gouvernementaux en provenance de différents
pays parvenus à cette ambassade sont signés par des membres de cette ethnie)217.

Outre l’expression « d’harmonie entre les races », témoignant de
l’image que se fait l’ambassadeur de la société dans laquelle il évolue,
ce message venu de Kigali transforme les accusations portées contre le
gouvernement rwandais en un vaste complot médiatique dont l’ambassade elle-même, inondée d’informations, « manipulées par une diaspora
dominée par les Tutsis », aurait du mal à se défendre.
1.4.3.3 les alertes reçues à l’élysée
Comment la présidence à Paris exploite-t-elle ces informations ? Les
télégrammes diplomatiques cités ci-dessus arrivent chez les conseillers
du président, ce qui ne signifie pas que François Mitterrand, qui appose son « vu » sur les documents qui lui parviennent, les ait tous lus.
D’autres documents témoignent par ailleurs de la diversité des alertes
qui parviennent aux conseillers de la présidence.
Un dossier intitulé « opposants » conservé dans les archives de
Dominique Pin, adjoint au conseiller Afrique, contient une lettre
ouverte datée du 10 octobre 1990 et adressée au président François
Mitterrand, au maréchal-président Mobutu et à Wilfried Martens,

chapitre

1: intervenir au rwanda

premier ministre belge218. Rédigée par la communauté rwandaise de
Suisse et le Comité pour les droits de l’homme et la démocratie au
Rwanda situé à Genève, elle témoigne de l’intense effort de communication fait par la communauté tutsi et les opposants en exil que signale
par ailleurs l’ambassadeur à Kigali. Cette lettre ouverte dénonce « les
arrestations massives » et les « exécutions sommaires » de supposés sympathisants du FPR. Elle cite un article du journal Le Figaro daté du 9
octobre 1990 selon lequel des 3 000 personnes regroupées au stade
de Nyamirambo à Kigali le lundi, il n’en restait que 1 500 le jour suivant, « les autres ayant été évacué[e]s vers des destinations inconnues.
Connaissant les méthodes des autorités rwandaises actuelles et compte
tenu des génocides de 1963 et 1966, il y a fort à parier que les destinations inconnues ne soient rien d’autres que des fosses communes »219.
Les auteurs mettent, enfin, en cause la présence militaire française et
belge au Rwanda qui semble cautionner ces atrocités :
Vos troupes assistent, sinon à ces massacres, du moins à ces arrestations de personnes qui déjà meurent de faim et de soif dans le centre de tri qu’est ce stade de
football. Le caractère humanitaire de votre intervention est si sélectif que vous
laissez massacrer des gens sous le seul prétexte qu’ils sont accusés, par ailleurs
abusivement, de « sympathie aux rebelles ». Est-ce cela l’état de droit ? C’est
plutôt l’état sauvage que vous soutenez. Serait-ce abusif de vous accuser de
non-assistance à personnes en danger, voire de complicité ? Nous condamnons
énergiquement votre soutien au régime sanguinaire de Kigali220.

Le texte, qui manifeste son soutien au FPR et parle d’« apartheid
rwandais », fait aussi référence aux cartes d’identité à mention ethnique
(instaurées au temps de la colonisation belge dans les années 1930, elles
mentionnent l’appartenance ethnique des citoyens rwandais). Un communiqué de presse du 7 octobre 1990 dénonce lui aussi le soutien militaire que Français et Belges apportent au régime de Kigali.
L’intervention des troupes françaises et belges, dans la mesure où elle se borne à
assurer la sécurité de leurs citoyens est compréhensible. Toutefois, l’occupation
des points stratégiques, l’envoi d’énormes quantités de matériel militaire et de
troupes ne répondent pas à la seule occupation humanitaire. Il s’agit plutôt
d’une intervention militaire visant à soutenir un régime dictatorial chancelant. En permettant à ce régime de durer, les gouvernements français et belge
prennent la responsabilité des massacres en cours, des populations innocentes221.

Il n’y a pas de « vu » apposé au document et rien ne permet de savoir

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

si le président Mitterrand a lu cette lettre ouverte. En revanche, le télégramme diplomatique Kigali 542222 qui signalait les violences dans le Mutara et à Kigali ainsi que l’implication du parti du président Habyarimana
se trouve dans les archives de Dominique Pin223 où il porte la mention « à
la lecture du président ». On peut raisonnablement penser que François
Mitterrand est informé de la mise en œuvre de la violence systématique
visant spécifiquement les Tutsi au Rwanda en 1990.
1.4.3.4 réactions françaises
Les réactions françaises à ce climat de violences extrêmes et de répression politique sont de deux sortes : les interventions ponctuelles et
les interventions diplomatiques unilatérales ou menées conjointement
avec d’autres pays.
L’armée française ne fait pas cesser les massacres, qu’ils se déroulent
dans ou hors de Kigali, ni les viols et autres formes de violence. Elle
est présente en dehors de tout mandat spécifique avec comme seule
mission officielle la protection des ressortissants français. Le droit international n’autorise pas les opérations de police menées par une armée
en territoire étranger.
Quelques sauvetages ponctuels
Les militaires français en poste à Kigali essayent cependant de protéger certains Rwandais parmi leurs proches. Le colonel Galinié tente
ainsi d’obtenir une amélioration de la conduite des forces armées rwandaises. Il affirme, dans le rapport rédigé en novembre 1990, que sa
« relation privilégiée » avec des officiers supérieurs des FAR lui a permis
d’obtenir, le 23 octobre 1990, « l’engagement solennel de ne pas se
livrer au massacre systématique de rebelles capturés ou se rendant, ce
qui, manifestement, avait été le cas, sans retenue »224. Il fait aussi la
liste de « quelques exemples d’actions ponctuelles »225 visant à sauver
des employés tutsi de l’ambassade de France, la compagne tutsi d’un
citoyen français ou un membre de l’opposition politique.
Le 8 octobre, intervention au profit du chauffeur de l’Ambassade de France,
Rwandais d’origine tutsie qui est libéré le même jour. Le 9 octobre, intervention au profit d’un Rwandais, employé par le chef de la mission civile française,
qui est libéré le même jour. Le 9 octobre, intervention auprès des forces armées

chapitre

1: intervenir au rwanda

belges et rwandaises, au carrefour de Remera, où s’était réfugié un avocat rwandais opposant au régime et qui demandait la protection de la France […] Le
22 octobre, récupération dans une cache de la compagne Tutsie d’un citoyen
français et transport discret au village français, à l’abri de toutes investigations »226.

Le colonel Galinié ne cite aucun autre exemple d’intervention.
Mentir avec aplomb
L’ambassadeur demande audience au président Habyarimana pour
lui faire part de la préoccupation de la France. Le 13 octobre 1990,
il rapporte l’entretien qu’il a eu avec le président Habyarimana. Les
violences contre les Tutsi sont désormais placées au centre d’une série de mensonges, d’arguments et de contre-arguments d’où la question concrète de la protection des populations disparaît. Mentant avec
aplomb devant l’ambassadeur, le président Habyarimana rejette la responsabilité des événements sur la rébellion :
Quant aux répercussions internes des événements, j’ai moi-même, écrit
l’ambassadeur, pris les devants en faisant état des nouvelles alarmantes dont
je disposais sur la destruction de huttes et des assassinats dont les tutsis seraient
victimes dans la préfecture de Gisenyi (à Kibilira et Muhororo). Le président
m’a dit que les autorités territoriales les avaient fait cesser (mais tout de suite
après notre entretien j’ai pu vérifier par téléphone que ces incidents se poursuivaient)227.

Par ailleurs, dans un remarquable retournement de l’argumentation,
il fait des Tutsi la cause même de leur malheur : si la rébellion s’arrêtait,
la répression n’aurait pas lieu d’être. La formulation ambiguë ne permet
pas de savoir si l’ambassadeur partage ou non cette opinion :
On peut penser que le mouvement de rébellion, qui s’appuie d’une part sur
des émigrés tutsis et sur une bourgeoisie et une intelligentsia pluriethniques,
a perdu la partie sur le plan militaire […] Dans ces conditions, il serait peut
être utile de faire comprendre aux représentants des rebelles que la poursuite de
l’action armée, ne sert qu’à justifier une répression qui prend de plus en plus
un caractère racial228.

L’ambassadeur choisit de croire ce que lui disent ses interlocuteurs
rwandais. Apparaît un argument qui sera repris à chaque épisode de
persécution ciblée contre les Tutsi : les massacres seraient liés à des
émotions populaires débordant les autorités locales, sans aucune inter-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

vention du pouvoir central qui s’empresserait de châtier les coupables
une fois qu’il aurait repris le contrôle de la situation. L’ambassadeur
écrit ainsi dans son rapport du 8 janvier 1991 :
Des massacres de tutsi sont signalés le 13 octobre dans la région de Kibilira,
à 20 km au Nord-Ouest de Gitarama. Mais quoique ces massacres aient fait
plus de 300 victimes, les autorités gouvernementales reprennent la situation
en main. Plusieurs responsables administratifs sont révoqués et emprisonnés.
Le Ministre de l’Intérieur et les Préfets ont manifestement la maîtrise de la
population229.

Les autorités rwandaises s’efforcent de rassurer leurs interlocuteurs
en punissant quelques exécutants, ce qui leur permet d’affirmer que les
autorités de Kigali ne sont pas responsables de débordements locaux
provoqués par l’émotion des habitants.

Si le pouvoir parvient à empêcher le massacre des tutsis, c’est en prenant des mesures draconiennes envers les autorités locales qui sont menacées d’éviction pour
le cas où elles ne sauraient maintenir la paix publique. Ainsi le sous-préfet et le
bourgmestre de Kibilira ont été arrêtés après qu’une centaine de tutsis y aient
été tués par les hutus au cours de la semaine du 7 au 13 octobre (cette tuerie est
la seule actuellement reconnue par les responsables rwandais qui cependant ne
nient pas quelques bavures ici ou là)230.

Les autorités rwandaises jouent donc sur les deux tableaux. D’une
part elles suscitent des violences pour asseoir leur pouvoir dans leur
propre pays et d’autre part elles s’emploient à rassurer leurs partenaires
étrangers quand le besoin s’en fait sentir. Ces derniers choisissent, ou
non, de les croire.

1.5 à la recherche de solutions
Prise au milieu de ce qu’elle perçoit comme un conflit ethnique menaçant de dégénérer de façon incontrôlable et par ailleurs devenue le
seul soutien militaire du président Habyarimana, la France cherche, dès
le début du mois d’octobre, une issue négociée à la crise. Agissant sur les
deux tableaux, elle rassure d’abord son partenaire rwandais sur l’appui
qu’elle lui apporte. Le président François Mitterrand choisit lui-même
de retarder le départ de l’une des compagnies de Noroît présente au
Rwanda. Par ailleurs la France envoie, au début du mois de novembre,
une mission diplomatique dans la région pour essayer d’obtenir l’implication des états voisins dans une solution négociée avec le FPR. Elle

chapitre

1: intervenir au rwanda

essaie aussi d’obtenir du président rwandais, en échange du soutien
français, une évolution significative vers plus de démocratisation et le
respect des droits de l’homme.

1.5.1 Une position française fragilisée (15 octobre-6 novembre)
Au cours du mois d’octobre, le colonel Kagame, en formation aux
états-Unis, revient en Afrique et rejoint l’armée populaire rwandaise
(APR). Les opérations menées par les « rebelles » ont repris et les forces
armées rwandaises sont à nouveau mises à l’épreuve. Un cessez-le-feu se
dessine. Pour les Français se pose la question : partir ou demeurer ? La
décision se concrétise autour du 25 octobre. Elle semble prise à l’élysée
sur incitation directe du président rwandais.
1.5.1.1 les implications du cessez-le-feu (26 octobre 1990)
L’entourage du président français est conscient de la fragilité de la
situation militaire. Les Forces armées rwandaises semblent tenir mais
« le rapport de force n’en demeure pas moins préoccupant notamment
si le retrait des forces zaïroises devait se confirmer »231 écrit le colonel
Huchon. En effet, le détachement zaïrois, qui pose des problèmes pour
la sécurité de la population civile, rentre au Zaïre. La Belgique s’apprête
à retirer ses troupes considérant que la sécurité des ressortissants étrangers n’est plus menacée. Le lendemain, 16 octobre, le colonel Huchon
précise que le retrait des Zaïrois s’est traduit immédiatement par une
avancée de ceux qu’il appelle « les forces ougando-tutsies » : « Les forces
ougando-tutsies ont repris les localités de Gabiro et de Nyagatare, en
profitant du départ des forces zaïroises […] L’avenir du président
Habyarimana dépend de plus en plus étroitement de l’aide diplomatique et matérielle que nous pourrons lui accorder »232.
De violents combats ont lieu dans la journée du 23 octobre. Les
Forces armées rwandaises perdent un hélicoptère Gazelle armé de roquettes. Cependant, elles ne reculent plus. C’est ce jour-là qu’est capturé le major de l’armée ougandaise qui fera l’objet d’un échange de fax
entre le colonel Galinié et le colonel Huchon à Paris. Le 24 octobre, lors
d’une offensive au nord de Nyakayaga, les Forces armées rwandaises
font des prisonniers qui, tous, sont d’origine ougandaise, de même que
leur armement.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Le 24 octobre, le FPR accepte le cessez-le-feu négocié en Belgique
par l’intermédiaire des présidents Museveni de l’Ouganda et Mwinyi
du Burundi. L’arrêt des combats complique paradoxalement la situation
des Français. à Paris, les Affaires étrangères et l’élysée ont des points
de vue divergents devant ce cessez-le-feu qui est considéré comme une
victoire du FPR dont il entérine l’existence politique et diplomatique.
Les Affaires étrangères y sont favorables. Dominique Pin, à la cellule africaine de l’élysée, exprime les réserves de la présidence. Alors que Michel
Lévêque, directeur des Affaires africaines et malgaches aux Affaires étrangères, propose, le 26 octobre, de soutenir un « cessez-le-feu effectif et immédiat »233. Dominique Pin souligne le dernier mot et écrit : « Ceci n’est
guère favorable au Rwanda. Il faut surtout obtenir l’arrêt des infiltrations
en provenance d’Ouganda. Je l’ai dit à M. Lévêque »234. Le président Mitterrand ne fait pas de commentaire manuscrit autre que « vu »235.
Le président Habyarimana rentre le 25 octobre dans son pays. Il
reçoit le jour même l’ambassadeur français à Kigali. Le président rwandais est inquiet et déçu. Inquiet de la présence du colonel Khadafi,
les 23 et 24 octobre à Kampala, car il pense que ce dernier pourrait
alimenter en armes ou soutenir ses ennemis. Déçu du refus belge de lui
livrer des armes, pourtant achetées et payées. Encouragé par la victoire
de ses troupes, qui doivent beaucoup aux conseils donnés par les officiers français au commandement rwandais, il est hostile au cessez-le-feu
et préférerait que les Français repoussent définitivement les « rebelles »
hors des frontières du pays236.
Le président Habyarimana renouvelle ses demandes de livraisons
d’armes et de soutien militaire. L’ambassadeur refuse bien entendu l’engagement direct mais n’exclut pas un soutien significatif : on pourrait,
dans un premier temps, reconfigurer le dispositif militaire français, actuellement centré sur la protection des ressortissants français, et ne pas
désengager les troupes françaises au contraire de ce qu’ont fait le Zaïre
et la Belgique. Le président Mitterrand semble avoir promis personnellement au président Habyarimana que les soldats français resteraient à
Kigali :
Mais sa principale préoccupation est de savoir quelle sera notre attitude après
le départ éventuel des troupes belges. Je lui ai répondu que dans une première
phase, il serait nécessaire que nous redéployions notre dispositif pour poursuivre

chapitre

1: intervenir au rwanda

l’accomplissement de notre mission de protection des ressortissants français et
de notre ambassade. Dans un deuxième temps, notre gouvernement devrait
procéder à une nouvelle analyse en tenant compte de l’évolution de la situation militaire et politique. […]. Le Président Mitterrand, m’a dit le président
Habyarimana, m’a promis qu’il n’abandonnerait pas le Rwanda237.

La France, en revanche, a besoin de l’aide du président rwandais sur
un point : il faut qu’il convainque l’opinion internationale et les médias
qu’il est bien victime d’une agression extérieure venue de l’Ouganda238.
Le compte rendu de la rencontre entre l’ambassadeur et le président
Habyarimana est soumis à la lecture du président Mitterrand par Dominique Pin qui note, en marge de façon manuscrite, « signalé »239.
Ce message soulève une autre question restée jusqu’ici peu documentée : quelle est la forme exacte que prend le soutien militaire français ?
Les troupes de la Légion étrangère et de l’infanterie de marine ainsi
que les éléments spécialisés dans la recherche du renseignement sur le
terrain se cantonnent-elle à assurer la sécurité des Français ? Un cessezle-feu surveillé par une force d’interposition pose certes un problème au
président Habyarimana car il favorise l’installation à long terme des rebelles sur le territoire rwandais en permettant leur approvisionnement à
partir de l’Ouganda. La présence d’une forme d’interposition, dont les
contours ne sont pas encore dessinés, met aussi en position délicate les
Français qui, semble-t-il, sont présents non loin de la frontière. « Notre
implication au Rwanda, écrit l’ambassadeur n’en deviendrait que plus
complexe »240.
Ce texte est diffusé, « pour attribution », aux ambassades françaises de Bujumbura, Dar-es-Salam, Kampala, Kinshasa, Nairobi, aux
conseillers aux Affaires africaines et malgaches ainsi qu’aux conseillers
du premier ministre à Paris241.
1.5.1.2 vers un retrait partiel et une orientation démocratique
Pour l’heure, la situation au Rwanda s’est stabilisée. Le 30 octobre,
le président Mitterrand décide de ramener en France l’une des deux
compagnies présentes à Kigali.
Faire partir une compagnie
L’amiral Lanxade lui a adressé deux notes, les 29 et 30 octobre 1990,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

dans lesquelles il préconise cette solution. La victoire sur le terrain est
acquise et il est possible de passer au second temps de la manœuvre :
faire pression sur le président Habyarimana. On maintiendra quand
même une compagnie sur place, les forces françaises en Centrafrique
étant, par ailleurs, en mesure d’intervenir rapidement. C’est le dispositif
qui demeure en place jusqu’en juin 1992.
Les arguments du chef d’état-major adjoint sont essentiellement
d’ordre militaire. Sur le terrain, les forces rwandaises ont, dit-il, remporté une victoire décisive en reprenant le 27 octobre la ville de Gabiro242. Les unités « ougando-tutsies » ont fui vers le nord-est dans le
parc de l’Akagera. Les forces rwandaises vont reprendre le contrôle
de leur frontière. Le calme, écrit-il, règne dans le pays. Puisque les
Belges rappellent leurs forces, la France pourrait commencer à se
désengager, en retirant, par exemple, l’une des deux compagnies sur
place243. On adopterait alors un dispositif de juste milieu : « La dernière compagnie pourrait alors rester à Kigali une à deux semaines
jusqu’à la mise en place effective du cessez-le-feu afin de rassurer nos
ressortissants »244. Le départ complet des forces françaises pourrait
avoir lieu à la mi-novembre. Il serait compensé par le maintien en
alerte, pendant quelque temps, des unités françaises placées en Centrafrique, capables d’intervenir en quelques heures. Commentaire manuscrit du secrétaire général de l’élysée : « pour orientation. Jean-Louis
Bianco ».
Faire pression sur le président Habyarimana
Le lendemain, 30 octobre, l’amiral Lanxade inscrit cette décision dans
une dynamique de la négociation avec le président Habyarimana. Maintenant que ce dernier a remporté une victoire décisive, il lui faut agir en
matière de démocratie et de droits de l’homme : « Il serait souhaitable que
cette position forte soit utilisée pour améliorer le dialogue démocratique
interne, faire progresser le dossier des réfugiés et traiter les prisonniers
avec magnanimité »245. Le Quai d’Orsay doit adresser des instructions à
l’ambassadeur à Kigali en ce sens. Le président marque « vu ».
Ce jour même, il est demandé à Georges Martres d’exprimer au
président Habyarimana les exigences françaises en matière d’ouverture
démocratique et, particulièrement, de libérer des personnes arrêtées
arbitrairement en octobre :

chapitre

1: intervenir au rwanda

Vous voudrez bien approcher le président Habyarimana pour lui faire part de
notre évaluation de la situation. Vous lui marquerez notre souhait de le voir
prendre l’initiative sur le plan politique. Il devrait, à notre avis, mettre à profit
la situation actuelle pour faire connaître, de manière solennelle, sa volonté
d’ouverture politique et de règlement de la question des réfugiés. Il serait bon
que cet appel au dialogue s’accompagne de l’annonce de mesures libérales en
faveur des personnes capturées du fait des combats et de celles encore détenues à
la suite des arrestations préventives opérées ces dernières semaines246.

Rendant compte de sa démarche, l’ambassadeur indique qu’elle
a eu un succès mesuré. Le pouvoir rwandais certes « s’engage vers le
multipartisme », et affirme être disposé à effectuer des réformes sous la
pression de la diplomatie française, mais il refuse tout compromis sur
la question des prisonniers. L’ambassadeur en tire la conclusion qu’il
faudrait maintenir une présence française, non seulement pour arrêter l’ennemi aux frontières mais aussi pour juguler, à l’intérieur, des
« débordements nuisibles » de la part de l’armée247.
1.5.1.3 divergences aux affaires étrangères (30 octobre 1990)
La politique qui s’esquisse au Rwanda est-elle viable ? Au ministère
des Affaires étrangères, deux analyses s’affrontent : celle du centre d’analyse du ministère, le CAP, qui conclut que le régime rwandais n’est pas
un partenaire fiable et celle de l’ambassadeur Martres qui défend l’idée
que l’existence du président Habyarimana représente la seule chance
pour que la politique d’ouverture vers la démocratie réussisse.
« Le détonateur rwandais » (26 octobre)
L’analyse que fait le chercheur du CAP, Jean-François Leguil-Bayart,
du « détonateur rwandais »248 constate un essoufflement extrême du régime Habyarimana « avant même les événements du mois d’octobre ».
Le pays est marqué par une contestation intérieure croissante et le refus
de s’engager dans une politique d’ouverture pour désamorcer le mécontentement. La seule réponse du pouvoir est un « autoritarisme » marqué
par la répression sanglante de manifestations étudiantes, l’interdiction
de journaux, l’intimidation des opposants en exil. L’autre caractéristique du pays est une intense polarisation sociale :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

La connotation ethnique de cette dernière (hutu versus tutsi) ne doit pas tromper. Elle a concerné avant tout la détention du pouvoir politique et l’appropriation des moyens de production. La victoire de la contre-élite hutu, en
1959-1964, s’est soldée par d’épouvantables massacres mais aussi par l’exode
d’un nombre important de réfugiés tutsi dans les pays voisins249.

L’analyse aborde ensuite le refus des autorités de Kigali d’envisager
le retour des réfugiés sous le prétexte que le pays était surpeuplé et qui
se heurte du côté du FPR à une « soif de revanche légitimiste d’une
aristocratie tutsi qui n’a guère appris en trente ans d’exil » et « un état
d’esprit parfois proche de l’obscurantisme ». Dans ce contexte, l’arrivée au pouvoir du FPR se traduirait par un déchaînement de terreur :
les termes sont ceux qui désignent les violences qui ont accompagné
le retour de la royauté en France en 1815 : « Tout indique que Fred
Rwigyema conduit une contre-révolution, dont la réussite aurait pour
première conséquence le déchaînement d’une terreur blanche, sélective
mais comparable dans sa cruauté aux massacres burundais de 1972 ».
Jean-François Leguil-Bayart, après une analyse de la situation régionale, conclut par une évaluation prospective que l’histoire va malheureusement en grande partie vérifier. Ce qui est probable, à ses yeux,
c’est l’échec d’un traitement négocié du conflit ; la chute du gouvernement de Kigali et son remplacement par une autre équipe représentative des intérêts hutu ou « hypothèse plus grave, et néanmoins
plausible », par le FPR ; la cristallisation d’une situation de guerre aux
confins du Rwanda, de l’Ouganda, de la Tanzanie voire du Burundi
« vraisemblablement aussi sanglante et riche en retournements dramatiques » ; l’affaiblissement du pouvoir du président ougandais et enfin
la dégradation de l’économie et des conditions sanitaires de la zone :
L’intervention franco-belge a eu le mérite d’empêcher le front patriotique rwandais de s’emparer du pouvoir et de prendre une revanche historique sur la République hutu au prix – n’en doutons pas- de terribles massacres, tout en limitant
la répression engagée par le régime aux abois du général Habyarimana250.

Jusqu’à présent, la France est parvenue à ménager les deux camps.
Néanmoins, la viabilité de cette politique se trouvera de plus en plus
compromise au fur et à mesure que le Rwanda s’installera dans la guerre.
En effet, la présence militaire française « cautionnera les arrestations, les
exécutions et les massacres que le gouvernement de Juvénal Habyarimana

chapitre

1: intervenir au rwanda

effectuera pour briser non seulement le Front patriotique rwandais mais
aussi la base sociologique potentielle de celui-ci (la minorité tutsi) et la
contestation hutu ». Elle risque de conduire les Français à affronter les
hommes du FPR, aguerris par leur expérience dans l’armée ougandaise.
Elle irritera la Tanzanie, mécontentera le Burundi et « incitera Mobutu
à se réfugier sous le parapluie français ». Bref, « une fois assurée l’évacuation des expatriés, l’intervention française n’aura de sens que si elle
accompagne le départ du président Habyarimana et l’instauration d’un
gouvernement décidé à nouer une véritable négociation avec le Front
Patriotique Rwandais ». Comme la France peut être amenée à intervenir dans d’autres pays pour assurer la sécurité de ses concitoyens et que
l’essentiel de ses forces est mobilisé dans le Golfe, la recommandation
du rapport est sans appel : « L’hypothèse du retrait du Rwanda paraît
devoir l’emporter sitôt que les circonstances le permettront »251.
Faire confiance au président Habyarimana
L’ambassadeur Martres n’est pas de cet avis. Il rédige le 15 novembre
suivant une longue lettre, adressée directement à son ministre Roland
Dumas252 qui prend le contre-pied de l’analyse du centre d’analyse et
de prévision. Sa lettre – ce n’est pas un format très habituel de communication entre un ambassadeur et son ministre – justifie le choix de
soutenir le président Habyarimana malgré les excès du régime. Elle fait
la longue liste des points de fragilité du pays et conclut que seul le président est susceptible de maintenir l’unité du pays, limiter les violations
des droits de l’homme et contrôler les clans Hutu du nord.
La domination du clan des Hutu du nord et la crise économique
avivent certes la contestation mais, selon Georges Martres, le régime
n’est pas aussi autoritaire et indifférent aux droits de l’homme qu’il est
dit : « Les manifestations étudiantes de l’été dernier n’ont causé qu’un
mort (sic) à Butare et le préfet, ainsi que le commandant de la gendarmerie locale, ont été suspendus à la suite de cet incident »253. La presse
n’est pas entièrement bâillonnée puisque « le journal organe de la conférence épiscopale a pu, au cours de cette année, se livrer impunément à
d’assez sévères critiques du régime »254. L’ambassadeur refuse par ailleurs
qu’on accuse le président Habyarimana de pourchasser et d’intimider
les opposants en exil. L’intense activité dont ils font preuve dans les

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

médias lui paraît la marque du contraire.
Enfin le président Habyarimana s’est dit disposé à conformer sa politique à l’esprit du discours de La Baule. Certes, les choses progressent
lentement. L’ambassadeur rappelle que dès le mois du juillet 1990 les
termes de l’échange « aide contre démocratie et respect des droits de
l’homme » ont été posés pour le Rwanda. Seul le rythme d’application
des réformes est un problème :
Le président Habyarimana a enfin répondu avec un enthousiasme modéré à
l’appel de La Baule. Dès le mois de juillet, il a annoncé son intention de favoriser un « aggiornamento » susceptible de déboucher sur une charte politique
et une nouvelle constitution qui n’exclurait pas le multipartisme. Seul le délai
de réalisation était un peu long (deux ans). En bref, le chef d’état rwandais
n’est pas tellement plus essoufflé après 17 ans de pouvoir que les plus illustres de
ses collègues francophones, dont la longévité politique peut paraître tout aussi
étonnante255.

L’ambassadeur ne nie cependant pas les dangers qui viennent de la
question ethnique. Il en retrace la genèse et inscrit les événements d’octobre dans un passé tellement présent que la réconciliation lui semble
à peine possible :
L’invasion armée du 1er octobre a été rapidement perçue par le peuple hutu
comme le retour de cette domination aristocratique et chaque jour de guerre ou
de guérilla qui passe ne fait qu’accentuer la méfiance ancestrale à l’égard de la
caste privilégiée, qui reste aujourd’hui, après trente ans d’indépendance, détentrice d’une culture, d’un art de vivre et d’aptitudes intellectuelles et techniques
supérieurs à la moyenne nationale. D’anciennes blessures viennent ainsi de se
raviver, rendant la réconciliation plus difficile au moment où, dans l’intérêt du
pays, elle devient de plus en plus nécessaire256.

Il ne lui semble même pas possible de s’appuyer véritablement sur
les pays voisins. En fait, le Rwanda risque de faire exploser l’équilibre
régional : « Le Rwanda est [un] détonateur potentiel pour l’ensemble
de la sous-région ».
Après cet exposé, l’ambassadeur Martres évoque un autre danger
qui lui paraît intrinsèquement associé aux déséquilibres de la société
rwandaise. Si les Tutsi s’emparaient du pouvoir ou s’ils étaient amenés
à y être associés, les tendances conservatrices au sein des milieux hutu
feraient tout pour les en chasser :
Ne doit-on pas craindre aujourd’hui qu’une tendance aussi conservatrice, s’ap-

chapitre

1: intervenir au rwanda

puyant sur les récents succès de l’armée rwandaise fasse tout pour éviter une
ouverture dont il sera difficile de fixer les limites ? Le complexe d’infériorité de
l’ethnie majoritaire à l’égard des anciens féodaux reste grand. Beaucoup, parmi
les premiers, sont convaincus que de concessions en concessions, les seconds parviendraient vite à reconquérir leur suprématie257.

Seul le président Habyarimana peut faire face à ce danger et, même
si le durcissement du régime semble indiquer le contraire, « il est vain
d’imaginer qu’un autre puisse, mieux que lui, faire avancer la négociation avec le Front Patriotique Rwandais ».
Que dire, dans ces conditions, de l’intervention militaire française,
continue l’ambassadeur de France à Kigali ? « Justifiée par la protection de nos ressortissants, elle a contribué à empêcher l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe dont il n’est pas établi qu’elle aurait été plus
démocratique que l’équipe actuelle. Elle a aussi contribué à éviter de
graves affrontements ethniques »258.
Ce faisant et c’est un argument que l’on voit apparaître pour la première fois dans les documents accessibles, la France a envoyé un signal
aux autres pays africains amis, leur indiquant qu’en cas d’agression
venue de l’étranger ils seraient protégés. « Accepter que la fortune des
armes puisse changer le régime de Kigali à partir de l’étranger aurait
constitué un fâcheux précédent pour d’autres pays d’Afrique dont nous
tenons à favoriser l’évolution pacifique vers la démocratie et qui ne sont
pas à l’abri d’une aventure analogue ».

1.5.2 La voie diplomatique (28-29 novembre 1990)
Le mois de novembre 1990 est marqué par l’exploration de la voie
diplomatique pour régler le problème du Rwanda et permettre à la
France de se désengager après avoir impliqué les pays voisins dans la
résolution de la crise.
1.5.2.1 la stratégie du ministère des affaires étrangères
Quelle ligne adopte le ministère des Affaires étrangères ? Il choisit
de ne pas suivre les observations radicalement pessimistes de son service
d’analyse et de prospective et d’accompagner la politique présidentielle
tout en demeurant raisonnablement prudent. Les archives du ministère des Affaires étrangères n’étant pas très étoffées et les papiers du

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ministre Roland Dumas n’étant pas accessibles, c’est dans les fonds de
la présidence de la République que se trouvent deux notes importantes,
adressées à l’élysée par le directeur des Affaires africaines et malgaches
du ministère des Affaires étrangères, Michel Lévêque, au conseiller du
président dans les derniers jours d’octobre 1990, au moment même où
se résout la crise militaire à la frontière et où le sommet de Gbadolite,
sous l’égide du président Mobutu dont c’est la résidence, conduit à un
cessez-le-feu.
La première, en date du 26 octobre, dit quelles sont les bases de
réflexion du côté du ministère des Affaires étrangères. Son titre « Agression des réfugiés tutsi d’Ouganda contre le Rwanda »259, a l’avantage de
ne pas inscrire les problèmes dans une opposition Tutsi contre Hutu
comme le font l’ambassadeur et l’attaché de défense sous l’influence
de leurs interlocuteurs, mais de replacer la question dans un cadre plus
vaste : celui des réfugiés dans la région des Grands Lacs. Elle fait le
pari d’une initiative diplomatique dans la région et énonce clairement
quels sont les objectifs de la France : faire obstacle au renversement du
président Habyarimana qui entraînerait l’embrasement de la région et
rechercher un règlement pacifique de la crise par la voie diplomatique :
Un renversement du président Habyarimana à la suite de l’action armée des réfugiés Tutsi en provenance d’Ouganda et bénéficiant de l’appui de ce pays provoquerait des affrontements ethniques de grande ampleur au Rwanda entre Hutus
(90 % de la population) et Tutsi (10 %). Il existerait par ailleurs des risques
non négligeables d’extension de ces troubles au Burundi. Enfin une telle situation
pourrait mener à une confrontation régionale, le Zaïre pouvant intervenir plus
massivement dans le conflit ou en subir lui-même les répercussions.
Compte tenu de ces éléments, de la précarité de la situation au Rwanda (intensité
des combats ; armement lourd des rebelles ; poursuite des infiltrations) et des limites des tentatives diplomatiques en cours, il semble que nous ayons un rôle particulier à jouer dans la recherche d’un règlement pacifique de la crise actuelle260.

Pour préciser à ses partenaires quels sont les objectifs de la France,
les Affaires étrangères proposent d’envoyer le ministre de la Coopération
faire une tournée « régionale ». Les objectifs qui lui sont fixés sont précis.
Il est attendu du gouvernement rwandais qu’il évolue sur des points précis : retour des réfugiés – qui intéresse au premier chef les autres états de la
région ; dialogue avec l’opposition, y compris extérieure – ce qui désigne
le FPR ; respect du cessez-le-feu. La communauté internationale pourrait

chapitre

1: intervenir au rwanda

envisager une aide financière au retour des réfugiés. Il faudrait en échange
que les deux parties acceptent la mise en place d’une force d’interposition
sous l’égide de l’Organisation de l’union africaine (OUA)261.
Les Affaires étrangères abordent dans une seconde note en date du
27 octobre 1990, l’envoi d’une mission ministérielle dans la région des
Grand Lacs. Son agenda est clair : « construire les conditions diplomatiques d’un maintien de la présence française au Rwanda »262.
Le directeur des Affaires africaines et malgaches du Quai d’Orsay fait
ensuite la liste des partenaires que la France souhaite impliquer dans la
question du Rwanda. D’une part les autorités belges, ensuite les pays de
la région, et au premier chef le président du Zaïre qui a organisé dans
sa résidence de Gbadolite le sommet où a été élaboré le cessez-le-feu. Le
maintien des troupes françaises leur serait présenté comme une contribution à la résolution de la crise.
1.5.2.2 des intérêts régionaux difficiles à démêler
Obtenir le consentement des pays africains à la présence française
est d’autant plus souhaitable que certains ont manifesté leurs interrogations sur les raisons du maintien de la présence militaire française.
Le président Buyoya du Burundi considère que la France « a pratiqué
« une immixtion extérieure »263. L’ambassadeur rencontre le militant
burundais des droits de l’Homme Pierre Claver Mbonimpa qui ne
manque pas, dit-il, de s’interroger sur le maintien des militaires français
au Rwanda après le retrait des troupes belges. La question préoccupe
aussi bien les autorités que l’opinion publique264.
Des instructions optimistes
De son côté, le ministère des Affaires étrangères notifie le 30 octobre
les consignes aux ambassadeurs de France à Kigali et à Kampala. Après
avoir rappelé les succès militaires récents des FAR, Paris insiste : le président Habyarimana ne doit pas en prendre avantage pour abandonner
toute idée de dialogue, de retour des réfugiés et de libération des prisonniers tutsi ou opposants politiques. Quant au président de l’Ouganda, il
serait bon qu’il s’abstienne d’armer et de protéger les rebelles :
Il apparaît important que cette évolution n’ait pas pour effet de détourner le
président Habyarimana de l’objectif d’un dialogue avec les forces d’opposition

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

en vue d’un règlement de la question des réfugiés […]
Pour Kigali.
Vous voudrez bien approcher le président Habyarimana pour lui faire part de
notre évaluation de la situation. Vous lui marquerez notre souhait de le voir
prendre l’initiative sur le plan politique. Il devrait, à notre avis, mettre à profit
la situation actuelle pour faire connaître, de manière solennelle, sa volonté
d’ouverture politique et de règlement de la question des réfugiés. Il serait bon
que cet appel au dialogue s’accompagne de l’annonce de mesures libérales en
faveur des personnes capturées du fait des combats et de celles encore détenues à
la suite des arrestations préventives opérées ces dernières semaines.
Pour Kampala.
Vous ferez part au président Museveni de notre appui à l’initiative de paix
menée par les pays de la région en insistant sur le fait que la négociation n’a de
chance de succès que si cesse l’approvisionnement des éléments rebelles en armes
et munitions. Par ailleurs, vous interrogerez le chef de l’état ougandais sur ses
intentions à l’égard des assaillants qui souhaiteraient retourner en Ouganda à
la suite de l’échec de leur offensive. Il conviendrait, à notre sens, qu’il ne soit
pas fait obstacle au retour des personnes non armées et que les personnes en
armes puissent être interceptées et désarmées, dans l’attente des résultats de la
négociation265.

Ce catalogue de bonnes intentions appartient bien évidemment au
registre des échanges diplomatiques. Il y transparait cependant un optimisme qui peut paraître injustifié.
La note de la DGSE sur l’Ouganda
Une note de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)
rédigée le 8 novembre 1990 montre en effet que la situation n’est pas ce
qu’il paraît. La DGSE n’est pas une source importante d’information sur
le Rwanda avant 1994. Elle se tient à l’écart et développe une approche
relativement critique de la politique suivie. Le 8 novembre 1990, il
lui est demandé de répondre à la question suivante : peut-on prouver l’implication de l’Ouganda dans les actions de l’Armée populaire
du Rwanda et donc qualifier ses attaques d’agression extérieure ? La
réponse transmise à Dominique Pin, à la présidence, est claire : non.
La politique du gouvernement de Kigali a consisté à accuser d’emblée le président Museveni d’attaque délibérée afin de s’attirer l’aide internationale, de
réaliser l’unité nationale et de fournir une explication à ses premiers revers
militaires. Dans un deuxième temps, l’implication libyenne a été suggérée
pour les mêmes motifs et « complaisamment reprise » par les Européens avec

chapitre

1: intervenir au rwanda

peut-être l’arrière-pensée de pousser le président ougandais à prendre ses distances avec le colonel Kadhafi. Les apparences accréditent cette thèse mais rien
ne permet d’établir que les rebelles aient effectivement bénéficié d’une aide
significative de ces deux pays266.

Le service de renseignement ajoute qu’il existe certes des complicités au
sein de l’armée ougandaise mais pas de l’Ouganda en tant qu’état. Celui-ci
connaissait certes les préparatifs mais a prévenu à trois reprises son homologue rwandais : « Ce dernier n’y a jamais prêté attention »267. C’est de lui
que vient le refus de négocier sur la question des réfugiés. Toujours selon
la DGSE, le président Museveni ne connaissait pas la date de l’offensive
« sans quoi il aurait eu toutes les raisons de s’y opposer, notamment à un
moment où il exerce la présidence de l’OUA »268. Enfin, l’absence d’armement lourd montre l’absence de soutien logistique minimum qui aurait
suffi pour s’emparer de Kigali. Quant à l’implication de la Libye, elle n’est
pas établie, du moins dans la phase initiale de l’affrontement.
Cette analyse est transmise à différentes institutions mentionnées
dans les destinataires, notamment à l’élysée, auprès de la direction du
cabinet, de l’EMP et des conseillers diplomatiques ; à Matignon, auprès du directeur de cabinet du premier ministre Michel Rocard ainsi
qu’au SGDN ; au ministère de la Défense auprès du cabinet réservé, de
l’EMA et du CERM ; au ministère des Affaires étrangères à destination
de la direction du cabinet et de la Direction des Affaires africaines et
malgaches et enfin auprès du ministère de la Coopération : cabinet et
chef de la MMC269. La seule copie conservée, à notre connaissance,
figure dans les archives de Dominique Pin, et elle ne porte pas le « vu »
du président de la République.
1.5.2.3 le voyage pelletier-mitterrand (6-8 novembre)
C’est dans ce contexte qu’au début du mois de novembre 1990,
Jacques Pelletier, ministre de la Coopération, et Jean-Christophe Mitterrand, conseiller « Afrique » à la présidence, se déplacent au Rwanda
et dans les pays voisins pour rencontrer tous les acteurs du conflit et
chercher une solution diplomatique. Ils s’entretiennent à deux reprises
avec le président Habyarimana, la première fois le 6 novembre 1990 et
la seconde le 8 novembre, après avoir rencontré, entre-temps, les autorités des pays voisins et des représentants du FPR. Leurs efforts sont

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

modérément couronnés de succès.
Rassurer le président rwandais
Georges Martres, trois jours auparavant, a préparé le ministre de
la Coopération à ce qui l’attend à Kigali. La protection française ne
semble pas inciter le gouvernement rwandais à emprunter la voie souhaitée. Il mobilise au contraire son opinion publique contre « l’envahisseur », tutsi et étranger : « La sécurité en grande partie retrouvée permet
au président Habyarimana de renforcer son autorité sur une population
que le gouvernement et le parti continuent à mobiliser contre un envahisseur perçu à la fois comme Tutsi et comme étranger »270.
Le ministre de la Coopération n’est cependant pas venu les mains
vides. Au président Habyarimana, qui souhaite le maintien et même
le renforcement du nombre de parachutistes français, Jacques Pelletier
« a indiqué qu’un pareil renforcement n’était pas envisagé mais que
leur maintien serait assuré aussi longtemps qu’il serait nécessaire »271. Le
chef de l’état rwandais souhaite, par ailleurs, le renforcement de la coopération militaire dans les domaines dont dépend l’efficacité de son
armée : haut-commandement, aviation, blindés, parachutistes. Il va lui
être donné en partie satisfaction. La délégation lui propose même un
conseiller de haut niveau pour en diriger la réorganisation272.
Jacques Pelletier, Jean-Christophe Mitterrand et leur délégation
quittent ensuite Kigali pour établir des contacts avec le FPR et avec les
différentes autorités des pays voisins.
Rencontre avec le FPR : le poids de l’injure
La rencontre avec les représentants du FPR le 8 novembre 1990
est décrite dans un télégramme diplomatique émis par l’ambassade de
France à Kampala273. Elle est menée à l’initiative de l’Allemagne, à en
croire Pasteur Bizimungu qui représente le FPR. Sont aussi présents
Protais Musoni et Faustin Kayumba Nyamwasa, cadres importants du
FPR. Paul Kagame n’est pas cité parmi les participants. Les représentants du FPR indiquent qu’ils acceptent de dialoguer avec Kigali et
affirment ne pas souhaiter l’éviction du président Habyarimana mais
vouloir, seulement, assumer une part du pouvoir. Ils affirment en revanche être déterminés à poursuivre les combats si le président rwan-

chapitre

1: intervenir au rwanda

dais persiste dans son blocage. Donnant leur accord pour l’organisation
d’une conférence régionale, ils se montrent dubitatifs sur ses chances de
réussite. Enfin, ils mettent en garde leurs interlocuteurs français sur le
« double langage d’Habyarimana »274.
Selon eux, lorsque le président rwandais s’exprime en français, à l’usage
des observateurs internationaux, il semble faire des concessions. En réalité, lorsqu’il s’exprime en kinyarwanda à destination de ses partisans, il
développe un discours jusqu’au-boutiste. On notera la place de l’injure.
Les représentants du FPR soulignent que la station de radio officielle du
Rwanda use à leur égard de termes dégradants. Ils sont désignés comme
« soldats ougandais » – ce qui fait de l’affrontement une guerre étrangère
– mais surtout d’« inyenzy » : « Ainsi, sur les ondes de Radio Rwanda, il
persiste à qualifier les combattants du FPR de soldats ougandais et les affuble du sobriquet de Inyenzi, qui signifie cancrelats en kinyarwanda »275.
La présence de ce passage dans le compte rendu d’une réunion diplomatique de haut niveau amène à s’arrêter un instant sur la question
de l’injure. Elle est associée, on le sait, à l’environnement historique de
la guerre : on injurie l’ennemi pour l’impressionner et pour se donner le
courage de le poursuivre, le blesser, le tuer. Mais l’assimilation à un animal procède des mécanismes du génocide en ce qu’elle dénie à l’autre
le statut d’être humain, autorisant toutes les transgressions. Il n’est pas
anodin que cette question soit évoquée lors de l’une des premières rencontres entre le FPR et un ministre français.
Retour à Kigali
Dans la foulée de ces entretiens, la délégation française retourne en
fin de journée à Kigali pour rencontrer le président Habyarimana
au cours d’un nouvel entretien dont rend compte un nouveau télégramme diplomatique de l’ambassade de France à Kigali parvenu
jusqu’à l’Élysée276. Il rapporte dans toutes leurs nuances des passes
d’armes entre les interlocuteurs : le ministre de la Coopération français
propose, le président rwandais esquive. Tous les chefs d’état de la région,
commence le ministre de la Coopération, attendent que le président «
bouge » en créant les conditions d’un cessez-le-feu suivi d’un véritable
dialogue. En premier lieu, il faut qu’il accepte la mise en place d’un «
groupe d’observateurs à la frontière ». Le président ougandais y est enfin

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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favorable et l’OUA se penche sur la question. Une nouvelle rencontre
des chefs d’état de la sous-région pourrait faire que se concrétise « rapidement un contrôle de la sécurité de la frontière rwando-ougandaise ».
En second lieu, il faut régler le problème des détenus arbitrairement
arrêtés, notamment les Tutsi. Le ministre français reprend l’accusation
dont lui ont fait part les représentants du FPR : le président rwandais
tient un double langage.
à cet égard, les chefs d’état voisins ont insisté sur le double langage
du président Habyarimana, qui tiendrait en français des propos
modérés dont on ne retrouve pas le ton dans les émissions beaucoup
plus agressives de la radiodiffusion rwandaise en kinyarwanda277.
Une « conférence régionale sur les réfugiés était enfin une nécessité
urgente et le président Mwinyi278 était prêt à en prendre l’initiative,
dès que l’ambiance deviendrait propice. L’Allemagne et d’autres pays
européens étaient disposés à y apporter leur contribution financière ».
Le président Habyarimana n’aime pas que l’on envisage la question
sous cet angle : il préfère que l’on parle d’agression à sa frontière. Le
compte rendu de l’entretien fait ici entendre la voix d’un chef d’état
poussé dans ses retranchements par la délégation française :
Quelque peu ébranlé par ce constat d’unanimité, le Président Habyarimana a
repris la série de ses arguments habituels. Pouvait-on l’assurer que le président
Museveni ne favoriserait pas une nouvelle aventure de ses protégés rwandais
de la NRA ? Sur le plan intérieur, le gouvernement rwandais ne pouvait que
resserrer son dispositif de sécurité devant les assaillants qui continuaient à pratiquer la guérilla sur les frontières. Quant au dialogue politique, le Président
Habyarimana voudrait bien savoir qui devaient être ses interlocuteurs279.

La délégation française lui donne une réponse immédiate. Il doit parler
avec les membres du FPR qu’eux-mêmes ont rencontrés à Kampala dont
Pasteur Bizimungu. Elle transmet même les termes de la future négociation : les représentants du FPR « souhaitent un dialogue direct et ne
posent pas de conditions préalables à ce dialogue. Leur seul désir paraît
être d’avoir leur place dans la gestion des affaires de leur pays ».
Le président Habyarimana n’est pas satisfait. Pasteur Bizimungu n’est
pas un inconnu pour lui280. Quant au FPR, il pense savoir mieux que
ses visiteurs quels sont ses desseins : « Le président craint également que
les rebelles demandent leur intégration dans les Forces Armées Rwandaises et ceci lui paraît évidemment inacceptable». Sans doute confiant

chapitre

1: intervenir au rwanda

dans le fait que le poids des urnes lui donne toujours l’avantage, « il est
toutefois prêt à admettre qu’ils forment leur propre parti et viennent
participer au débat politique national »281.
En échange de cette preuve de bonne volonté, le président réitère ses
demandes. Il souhaite « le maintien du colonel Galinié comme attaché
de défense et l’arrivée d’un autre officier de haut rang pour réorganiser
l’armée rwandaise. Trois autres hélicoptères Gazelle seraient par ailleurs
bien nécessaires à cette dernière, qui pourraient être payés par paiement
fractionné »282.
Le message se conclut par un bref bilan des engagements pris par
le président Habyarimana (suppression de la carte d’identité ethnique
notamment). L’ambassadeur fait le bilan des acquis de la mission. Il
n’est pas nul : les conditions d’un dialogue ont été posées, l’existence
d’un groupe d’observateurs à la frontière acceptée, la tenue d’une conférence régionale envisagée. L’ouverture politique aux opposants n’est pas
refusée. Demeurent deux points d’achoppement : le conflit militaire et
les violences ciblées. Si ces deux questions ne sont pas réglées rien ne se
fera. Or il n’est pas certain que la situation ne soit pas sur le point de
s’aggraver :
Aujourd’hui même, la présence des rebelles aux frontières continue à être
exploitée avec intensité par les autorités rwandaises. Elle est aggravée par les
rumeurs selon lesquelles les assaillants vont élargir le rayon de leurs actions
terroristes. La population est appelée à une mobilisation accrue. La chasse aux
infiltrés continue dans Kigali. Des arrestations et la répression se poursuivent.
On peut se demander si cette tension, après avoir atteint son paroxysme, finira
par déboucher sur une détente, ou si au contraire elle annonce de nouvelles et
graves explosions283.

La mission diplomatique française compte beaucoup sur les chefs d’état
de la région pour régler le problème. Il n’est pas certain qu’ils aient tous
envie de s’y impliquer et leur agenda peut être très différent de ce qu’ils
affirment. Quelques messages des ambassadeurs français en poste dans la
région donnent un aperçu de la façon dont ils abordent la question.
Les sentiments mitigés du maréchal Mobutu

Jacques Pelletier et la délégation ont rencontré au Zaïre le maréchal
Mobutu. L’ambassadeur de France à Kinshasa, Henri Rethoré, rend
compte du contenu de l’entretien qui dure moins d’une heure284. Le ma-

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(1990-1994)

réchal offre ses services pour participer au règlement de la crise, tout en
soulignant le soutien constant apporté par l’Allemagne à ses efforts pour
rétablir la paix. Il se montre, cependant, fort critique envers le président
Habyarimana, qu’il accepte certes de recevoir, mais dont il souligne qu’il
s’est montré jusqu’à présent incapable de s’élever au-dessus des problèmes
à caractère ethnique que rencontrait son pays. Opposant « l’opinion publique » à ses conseils, et conforté par ses succès militaires, « il n’avait pas
écouté et avait préféré poursuivre ses déclarations belliqueuses »285.
Le président Mobutu, qui semblerait satisfait de voir rentrer au
Rwanda les réfugiés, considère par ailleurs que l’argument du président
Habyarimana relatif au « manque de terre » pour régler le problème
des réfugiés « ne tient pas ». Ce que la très grande majorité de ceux-ci
souhaite, pente-t-il, c’est avoir le statut de citoyens rwandais. Il va donc
revoir le président Habyarimana en fin de semaine et, dit-il, conjuguer
ses efforts à ceux de ses collègues africains et de l’Allemagne pour l’amener à agir dans le sens voulu286.
à la fin du mois de novembre 1990, la situation semble stabilisée.
Le cessez-le-feu est en place ; les négociations sont amorcées au niveau
régional ; le président Habyarimana sait ce qui est attendu de lui. Il est
temps de faire rentrer les forces d’intervention françaises. La France se
prépare donc à retirer ses troupes au Rwanda, puisque rien ne justifie
plus leur présence, tout en maintenant sa coopération militaire dans sa
composante technique. Le retrait des troupes commence à s’organiser,
comme en témoigne une note de l’état-major particulier datée du 15
novembre 1990287.

1.5.3 Rester
Au cours du mois de décembre 1990, une série de décisions partielles installent durablement les forces militaires françaises au Rwanda
sans que l’on discerne un plan véritablement organisé. Le président
François Mitterrand choisit de maintenir une compagnie sur place à
la demande expresse de son homologue rwandais alors que du point
de vue des intérêts français, rien ne le justifie réellement. Le chef de
la Mission militaire de coopération au ministère de la Coopération, le
général Varret, fait un premier voyage à Kigali pour estimer les besoins
sur place. Il faudra en janvier 1993, une lettre personnelle du président

chapitre

1: intervenir au rwanda

Habyarimana pour le rappeler à ses obligations en matière de démocratie et de droits de l’homme.
1.5.3.1 aménager la présence militaire française
La présence militaire française à la fin de l’année 1990 repose sur
deux piliers ; la compagnie d’intervention qui finalement demeure sur
place même, à titre provisoire, et la coopération militaire dont une
visite du général Varret, chef de la Mission de coopération militaire,
dessine les contours.
Le président lui-même décide qu’une compagnie restera
Le 5 décembre 1990, François Mitterrand décide de surseoir au rapatriement de la dernière compagnie française. C’est un entretien téléphonique personnel avec le président Habyarimana qui l’a convaincu.
Ce dernier, alerté par l’ambassadeur venu lui faire part du retrait des
Français à la mi-décembre, a immédiatement appelé l’amiral Lanxade qui
en fait part à François Mitterrand :
Le président rwandais m’a appelé ce matin pour me dire que le retrait de cette
compagnie serait psychologiquement très mauvais, tant sur le plan intérieur
que vis-à-vis des pays voisins. Il demande instamment le maintien de cette
compagnie pour quelque temps et il m’a fait savoir qu’il souhaitait vous entretenir personnellement de ce dossier par téléphone288.

Le chef de l’état-major particulier offre au président Mitterrand une
porte de sortie. Après tout, la situation n’est pas si stable que cela à la
frontière du Rwanda. Il serait possible de demander au ministère de la
Défense de laisser encore un peu ses hommes :
Mon appréciation personnelle est que la situation est calme dans le centre du
pays, mais que les zones proches des frontières Nord et Est continuent à être la
cible d’incursions de bandes armées, notamment à partir de l’Ouganda. Le
Président Museveni ne parvient pas à maîtriser et désarmer ces bandes, qui
utilisent l’Ouganda comme base arrière. Dans ce contexte, l’inquiétude du Président Habyarimana apparaît au moins partiellement justifiée. Je souhaiterais
faire connaître vos directives au ministère de la Défense289.

Le président de la République indique sa décision par une annotation manuscrite : « Maintenir encore quelque temps. FM »290.
Ce qui fait pencher la balance, ce n’est donc pas une analyse des faits
ni l’exploitation des informations émanant des différentes institutions,

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(1990-1994)

qui confirment la stabilisation de la situation au Rwanda, ni la réorientation de la politique française sur le terrain politique et diplomatique.
Le président rwandais court-circuite tous les échelons et tous les intermédiaires entre lui et François Mitterrand qui cède à son exigence. On
sait que le ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, n’est pas
favorable au maintien de troupes au Rwanda mais il n’y a que peu de
traces de sa position accessibles dans les archives. Une fois seulement le
chef de l’état-major particulier signale dans une note au président de la
République : « Monsieur Chevènement souhaite le retrait rapide d’au
moins une de nos deux compagnies en place à Kigali »291.
La décision du président de la République de maintenir les troupes
françaises au Rwanda est immédiatement rapportée au président
Habyarimana par Georges Martres qui le joint par téléphone : « Le
chef de l’état a accueilli cette nouvelle avec une très vive satisfaction et
m’a exprimé sa profonde reconnaissance »292. Pour l’ambassadeur la satisfaction est partagée. Face à une situation qui lui semble encore explosive293, il pense que la présence des compagnies françaises est considérée
comme un rempart à la généralisation d’affrontements qui mettraient
en danger la stabilité de ce pays et de ses voisins : « Dans ce contexte,
le maintien des parachutistes français reçoit une approbation quasi
générale depuis celle du chef de l’état jusqu’à celle du peuple, y compris
des tutsis – du moins ceux de l’intérieur –, qui n’ont pas aimé l’arrivée
de nos troupes le 4 octobre mais qui les considèrent maintenant comme
une protection, tout au moins morale »294.
1.5.3.2 les cessions gracieuses de la mission
militaire de coopération (décembre 1990)
La décision du président Mitterrand de maintenir des troupes en
nombre significatif au Rwanda va de pair avec la promesse d’une intensification de la coopération militaire. L’offensive d’octobre a mis en
lumière les lacunes de la petite armée rwandaise. Le général Varret, qui
est chef de la Mission militaire de coopération (MMC) au ministère de
la Coopération depuis le 28 octobre 1990, se déplace à Kigali les 13 et
14 décembre 1990.
Ses rencontres avec le colonel Serubuga, chef d’état-major adjoint de
l’armée rwandaise, le colonel Rusatira, secrétaire général de la Défense

chapitre

1: intervenir au rwanda

nationale, le colonel Rwagafilita, chef d’état-major adjoint de la gendarmerie nationale295 lui permettent de mesurer le fossé qui existe entre la
représentation que les officiers supérieurs de l’armée rwandaise se font
de leur rôle et ce qu’attend le chef de la coopération militaire française.
Le général Varret fera état, en 1998, devant la Mission d’information
parlementaire, de propos échangés avec les chefs de l’armée rwandaise
qui lui ont paru sortir du cadre normal d’un entretien officiel296. Ils
l’alertent sur le degré de violence anti-tutsi et le peu de cas que font les
chefs d’état-major de l’armée et de la gendarmerie rwandaises des formes
démocratiques. Aucun document aujourd’hui disponible dans les archives ne recoupe ces propos privés mais, si on les compare avec ce que
disent au même moment l’ambassadeur Martres et l’attaché de défense
Galinié de leurs rencontres avec les mêmes interlocuteurs, ils semblent
plausibles. Au cours de cet entretien les chefs d’état-major rwandais
confirment qu’ils souhaitent le maintien comme attaché de défense du
colonel Galinié et l’arrivée d’un officier capable de réorganiser les Forces
armées rwandaises au plus haut niveau. Ils expriment en même temps
des besoins en termes de stages de formation et de matériels.
Le général Varret est ensuite reçu par le président Habyarimana297. Il
peut lui confirmer que l’aide directe apportée par la France au Rwanda
dans le cadre des accords de coopération militaire sera exceptionnellement augmentée en 1991. Il apporte une réponse positive à la plupart
des demandes formulées par les Rwandais à l’exception du remplacement
de l’hélicoptère abattu. L’opération excéderait le budget disponible ; le
président répond qu’il s’adressera directement au ministre de la Coopération. L’officier chargé de conseiller le chef d’état-major est le lieutenant-colonel Canovas et il sera placé auprès du président Habyarimana
lui-même, ce dernier étant chef d’état-major des Armées. Le lieutenantcolonel Canovas ne doit pas rester plus de quatre mois298 (il restera au
Rwanda jusqu’en 1994). Un moniteur pilote d’hélicoptère doit aussi être
envoyé pour renforcer le dispositif de formation des pilotes dont le responsable français est un spécialiste de vol de nuit, capable d’assurer la
formation tactique en vol de jour et de nuit et de conseiller le commandant d’escadrille : sa présence est prolongée d’un an, tout comme celle
des deux conseillers techniques dans la gendarmerie. Le dispositif d’assistance à l’intérieur de l’armée rwandaise est complété par la création d’un

119

120

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

poste d’officier technique auprès de l’officier supérieur commandant le
bataillon blindé.
Dans le domaine de l’aide matérielle, le général Varret rappelle
que des munitions diverses dont le coût s’élève à 2,3 MF ont été
livrées par la Mission militaire de coopération en octobre 1990. Il
annonce d’autres livraisons : pièces de rechange pour les automitrailleuses Panhard (moteurs – embrayages – pièces diverses), matériels
spécifiques nécessaires à l’équipement de l’unité de recherche (armement, optique, équipements individuels), deux jumelles de vision
nocturne pour pilote d’hélicoptère, une soixantaine de parachutes.
La gendarmerie sera dotée de postes radio, de matériel de maintien
de l’ordre et de quelques véhicules de brigade qui sont des Renault
4L. En ce qui concerne les stages, le chef de la MMC propose d’étudier la possibilité d’ouvrir, sous le signe de l’urgence, deux places de
pilotes d’hélicoptères réservées en Allemagne. Cette contribution, significative pour une armée de dimension modeste comme l’est alors
celle du Rwanda, ouvre cependant la porte à un malentendu. Les
Forces armées rwandaises les interprètent comme la marque d’un
soutien inconditionnel, voire de l’approbation de leur action. Le
message du poste de Kigali précise : « Les forces armées rwandaises
dans leur ensemble l’ont interprétée, écrit le général Varret, comme
significative de l’intérêt porté à leur pays au moment où il connait de
graves événements »299.
Un schéma significatif – et amené à perdurer – concernant
les relations franco-rwandaises se construit après la décision de
François Mitterrand de maintenir les troupes au Rwanda. Le
président Habyarimana, et les chefs d’état-major, comprennent tout
d’abord que s’adresser à l’échelon le plus élevé permet de court-circuiter les intermédiaires et leurs réticences. Les autorités rwandaises interprètent ce soutien présidentiel comme l’occasion de demander toujours
plus de moyens. En décembre 1990, les demandes ne portent plus sur
un soutien aérien ou une intervention directe des troupes au contact du
FPR, qui n’est d’ailleurs plus de saison. Les Rwandais semblent avoir
pris acte que la France ne franchirait pas ce pas dans l’immédiat. En
revanche, ils parviennent à intégrer à leurs forces armées et à la gendarmerie l’assistance technique française à presque tous les échelons.

chapitre

1: intervenir au rwanda

1.5.3.3 une situation instable
à la fin de l’année 1990, les signaux d’alerte indiquant que la situation au Rwanda est instable ne manquent pas. Le rapport annuel de
l’ambassadeur George Martres multiplie les avertissements.
Le clivage ethnique comme fait central
L’une de ses alertes porte sur l’intense propagande à l’encontre des
Tutsi mise en œuvre depuis plusieurs mois qui lui semble devenue, à
la fin de l’année 1990, une caractéristique majeure de la société rwandaise. Les tensions sociales et ethniques sont, certes, aggravées par une
situation économique dramatique300. Cependant le discours raciste à
l’encontre des Tutsi, dont on observe la généralisation par la propagande d’état, est bien instrumentalisé par les autorités rwandaises pour
rassembler la population derrière elles et faire obstacle à toute négociation avec le FPR sous le prétexte que la population ne l’admettrait pas.
L’ambassadeur cependant peine à identifier la véritable raison de cette
recrudescence. C’est la « guerre d’octobre » qui dit-il, a provoqué « l’aggravation des tensions ethniques »301. C’est la pression qu’exerce le FPR
qui, même si elle ne menace pas Kigali dans l’immédiat, « exacerbe les
sentiments les plus extrémistes dans l’ethnie hutu ». Le président Habyarimana, dans ces conditions, peut déplorer une fracture au sein de son pays
dont il affecte de ne pas voir les véritables causes. L’ambassadeur raconte :
« Le Président et Madame Habyarimana se sont ouverts de ce problème
auprès de l’Ambassadeur et de son épouse au cours d’une entrevue privée
le 9 décembre. Ils se demandent comment les relations entre les tutsi et les
hutu pourront redevenir normales et confiantes après les événements que
le Rwanda est en train de vivre »302.
Vivement préoccupé par la campagne menée contre les Tutsi, l’ambassadeur transmet à Paris l’information concernant la publication, le
17 décembre 1990, du manifeste des Dix commandements hutus par le
journal Kangura, « organe de l’idéologie hutu la plus intransigeante »303.
Résumant le texte, il souligne que cette publication est représentative de
la haine raciste qui se propage non seulement au sein de la société rwandaise, mais aussi au sein de l’armée :
Ce langage raciste, qui rappelle les pires anathèmes de l’antisémitisme nazi,
trouve une audience de plus en plus bienveillante, au fur et à mesure que de

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122

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

jeunes recrues sont tuées sur le front nord du pays. S’il choque la conscience
de beaucoup de cadres et d’intellectuels, il reçoit en revanche l’approbation
presque unanime de l’armée, en grande partie formée de hutu des préfectures
de Ruhengeri et Gisenyi304.

Justifier la présence militaire française
Comment, dès lors, justifier la présence française auprès de militaires
dont les intentions envers les Tutsi s’expriment de plus en plus clairement ? L’ambassadeur constate que l’assistance militaire française « prend
une signification de plus en plus éloignée de sa raison initiale » car la
sécurité des ressortissants français n’est plus menacée305. Ses conclusions,
pourtant, ne vont pas dans le sens d’un départ. Certes les troupes françaises préservent de facto le pouvoir du président Habyarimana mais elles
représentent aussi, à ses yeux, la meilleure façon de parer au risque d’une
généralisation des violences à l’ensemble du Rwanda306 et sont à ce titre
un facteur de stabilisation de la région tout entière.
Les autorités de Kigali semblent y voir surtout une protection. Elles ne
manquent pas une occasion de dénoncer l’agression dont elles se sentent
l’objet et qui, à leurs yeux, suffit à légitimer l’aide qu’elles reçoivent. Les
multiples incidents à la frontière sont autant d’occasions pour elles de
rappeler leur position. Ainsi le 13 décembre, à propos d’une attaque
nocturne sur un poste de douane, dénoncent-elles l’agression étrangère
venue de l’Ouganda. Les autorités rwandaises semblent se livrer à un
véritable chantage à la guerre civile. Le secrétaire général du ministère
des Affaires étrangères rwandais réunit le corps diplomatique. L’ambassadeur reprend son argumentation sans que l’on sache à quel point il la fait
sienne. Parlant de l’Ouganda sans le nommer, il écrit :
Il est clair qu’une puissance étrangère qui approvisionnerait régulièrement la
rébellion en munitions et en armes de façon à maintenir le pays sous tension,
serait assurée, dans un délai de quelques mois à un an, de produire à la fois
l’effondrement économique et financier du pays et de graves troubles ethniques
et sociaux qui pourraient se répercuter dans toute la sous-région. Si tel était le
cas, le problème rwandais prendrait une nouvelle dimension307.

Le maintien des troupes françaises peut, pourtant, être abordé différemment. Les étatsuniens par exemple, conseillent amicalement à leurs
homologues français de se retirer tant qu’il en est encore temps, considérant que la France aurait avantage à s’intéresser au FPR308 .

chapitre

1: intervenir au rwanda

Le président Mitterrand écrit au président Habyarimana (10 janvier 1991)
Le président François Mitterrand choisit de rappeler au président
Habyarimana les termes de l’échange. Le 10 janvier 1991, il écrit au
président Habyarimana une lettre dans laquelle il lui rappelle ce que la
France attend du Rwanda, en particulier en matière diplomatique. Le
départ de la compagnie française d’intervention est encore reporté. Le
président rwandais peut se sentir en sécurité sous la protection des parachutistes français. Il a d’ailleurs téléphoné personnellement à François
Mitterrand pour s’assurer qu’elle ne lui serait pas retirée.
La lettre représente par ailleurs le volet diplomatique de la politique
française au Rwanda. Solidement argumentée, elle a certainement été
écrite par un conseiller ou les services d’un ministère mais on a jugé que
seule la signature de François Mitterrand aurait un effet sur son interlocuteur. Le président concentre son propos – qui fait suite à une conversation téléphonique – sur les aspects diplomatiques de la situation. La
France, dit-il, s’est investie en envoyant son ministre de la Coopération
en « mission de bonne volonté dans la région ». Elle accepte de soutenir
le point de vue du président Habyarimana en rappelant au président
de l’Ouganda qu’il devrait cesser d’armer et de protéger les hommes du
FPR. En échange, elle attend du président rwandais plusieurs choses : il
doit d’une part accepter de discuter directement avec le FPR et d’autre
part envisager le retour des réfugiés, cette dernière question s’inscrivant
dans un cadre régional qui laisse une certaine marge de manœuvre au
président rwandais.
La fin de la lettre est claire sur les termes de l’échange : c’est bien
parce que le président Habyarimana lui a affirmé personnellement qu’il
a commencé à mettre en place une politique d’ouverture et qu’il prépare
une conférence sur les réfugiés que la compagnie de parachutistes reste
à Kigali.
Monsieur le Président,
Ainsi que je vous le rappelais, lors de notre dernier entretien téléphonique, j’ai
attentivement suivi l’évolution de la situation au Rwanda depuis le 1er octobre
dernier. Je suis en effet profondément préoccupé par les conséquences néfastes
que peuvent avoir pour la paix dans la région la poursuite d’actions militaires
déstabilisatrices, encore récemment intervenues à Ruhengeri. Dans les épreuves
que votre pays traverse, je tiens à vous assurer de nouveau du soutien de la

123

124

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

France.
Mon pays n’a pas ménagé ses efforts afin qu’une solution pacifique puisse être
trouvée. Dans cette perspective, j’ai envoyé au début du mois de novembre
mon Ministre de la Coopération, M. Pelletier, en mission de bonne volonté,
dans votre pays et dans les État voisins concernés par le problème des réfugiés
rwandais. Comme il vous l’a exposé et comme je vous l’ai dit moi-même, ce
conflit ne peut trouver de solution durable que par un règlement négocié et une
concertation générale dans un esprit de dialogue et d’ouverture (souligné de
façon manuscrite).
à cet égard, trois conditions (idem) me paraissent devoir être remplies : la nonintervention d’État (idem) voisins en appui direct ou indirect à des actions
dirigées contre le Rwanda ; l’ouverture d’un dialogue direct avec toutes les composantes de la nation (souligné) dans un esprit de réconciliation et l’avènement
d’un état de droit respectueux des droits de l’homme (idem) ; le règlement le
plus rapide possible de la question des réfugiés (souligné) grâce notamment à
la tenue d’une conférence régionale sur ce sujet, sous les auspices de l’OUA, avec
la participation de tous les États concernés et du HCR.
Sensible aux arguments que vous m’avez fait valoir, j’ai décidé, dans cette
période de mise en place de la politique d’ouverture que vous avez annoncée et de préparation de la conférence sur les réfugiés, de maintenir provisoirement et pour une durée liée aux développements de la situation (souligné) la compagnie militaire française (idem) envoyée en octobre dernier
à Kigali et chargée d’assurer la sécurité et la protection des ressortissants
français.
Je forme des vœux pour le succès de vos efforts en faveur de la démocratie
et pour le retour à la paix.
Je vous prie d’agréer, M. le président, les assurances de ma haute considération et de mes sentiments les meilleurs [ajout manuscrit] et de mon amical
souvenir »309.

La façon dont la France choisit de faire du Rwanda en 1990 le modèle
de l’application des principes énoncés en juin 1990 dans le discours de
La Baule pose deux problèmes principaux quant à la prise de décision
et à la capacité de changer de politique si celle-ci se révèle dangereuse.
La décision d’envoyer deux compagnies parachutistes à Kigali le
4 octobre 1990 est prise par le président François Mitterrand dans son
rôle de chef des armées, et la mise en œuvre est confiée à son chef de
l’état-major particulier. Il n’y a là rien que de normal. La décision doit
néanmoins être justifiée a posteriori par les conseillers de la Présidence.
Ils cherchent à donner un contenu à la notion d’agression extérieure qui
seule pourrait justifier vraiment l’intervention française.

chapitre

1: intervenir au rwanda

Au cours des mois suivants, c’est à la suite d’un appel téléphonique
du président Habyarimana que la décision de maintenir sur place
d’abord deux puis une compagnie est prise, à deux reprises, par le président François Mitterrand en personne. Ces entretiens téléphoniques
ont été préparés par les bureaux et les conseillers : malgré l’existence
d’une relation personnelle attestée, il s’agit de décisions instruites dans
les formes. Néanmoins le maintien des troupes est décidé alors que le
ministre de la Défense y est opposé et que le chef de l’état-major particulier du président suggère qu’elles pourraient être rapatriées.
Ces choix sont, en fait, réfléchis. La décision de soutenir militairement le président rwandais et de protéger de facto son régime
– les autorités françaises en sont parfaitement conscientes – s’inscrit dans la nouvelle politique de la France en Afrique : aider de façon prioritaire les pays qui s’engagent dans la voie d’une démocratisation des institutions et dans la défense des droits de l’homme.
Entre octobre et décembre 1990, les termes de l’échange sont communiqués plusieurs fois au président Habyarimana. Les exigences françaises sont de deux ordres. Le président rwandais s’est engagé à changer
la constitution, créer un système multipartite et organiser des élections.
Il faudrait accélérer le processus. Par ailleurs, on attend de lui qu’il s’engage dans la voie d’une résolution négociée du conflit en acceptant de
traiter directement avec le FPR.
En échange, la France accepte de protéger son régime. Dès la mioctobre, on sait très bien à Paris qu’il n’est plus seulement question
de protéger les ressortissants français mais que la présence de troupes
d’élite françaises au Rwanda, même en petit nombre, stabilise le régime
du président Habyarimana. Paris considère que cela lui donne la possibilité de négocier et l’ambassadeur affirme que cela évite la généralisation des exactions ciblées contre les Tutsi.
Il apparaît cependant assez rapidement que le Rwanda n’est pas un
partenaire fiable. Loin de faire respecter les droits de l’homme, les autorités rwandaises instrumentalisent le conflit à la frontière pour poser les
bases d’une persécution ciblée contre les Tutsi et les opposants hutu.
Sur le plan diplomatique, il s’exécute avec lenteur. Sur le plan des institutions démocratiques aucun progrès n’est perceptible. Sur le plan
diplomatique, la France perd graduellement ses moyens de pression sur

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126

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

le régime rwandais en accordant l’essentiel des demandes formulées par
le président Habyarimana
à Paris, des voix s’élèvent pour dire que les choix faits au Rwanda ne
sont pas les bons. Le ministre de la Défense est hostile au maintien des
forces françaises dans le pays. L’état-major est réticent. Les analyses des
services de prospective à la Défense ou aux Affaires étrangères identifient
les risques de cette politique. Les alliés américains de la France l’avertissent. Cependant, au tout début de l’année 1991, la France décide de
continuer dans la direction choisie310.

Chapitre 2

La France face à la succession
des crises rwandaises (1991-1992)
à partir du 25 janvier 1991, un massacre organisé et systématique est perpétré contre les Bagogwe, éleveurs tutsi vivant dans les
préfectures de Ruhengeri et Gisenyi. La veille, les forces du FPR ont pénétré à Ruhengeri pour libérer les prisonniers Tutsi et FPR qui y étaient
retenus. Lors des affrontements qui s’ensuivent la faiblesse des forces
armées rwandaises suscite, une fois encore, une intervention militaire
française.
La séquence des évènements ci-dessus aurait dû mettre en évidence
aux yeux des autorités françaises le caractère systémique des persécutions envers les Tutsi et les conduire à s’interroger sur le choix de soutenir le régime du président Habyarimana. Il n’en est rien.
Les conditions d’élaboration de la politique française concernant le
Rwanda au début de l’année 1991 sont un peu difficiles à cerner car les
archives des conseillers de l’Elysée sont peu fournies pour cette période.
En contrepartie, la richesse des sources militaires et le grand nombre
des télégrammes diplomatiques permettent d’appréhender, à travers les
messages de l’ambassadeur et de son attaché de défense, la mise en place
de la présence militaire française au Rwanda en 1991 et 1992. Il est
également possible de suivre la crise politique et militaire qui suit l’installation du nouveau gouvernement rwandais en avril 1992, ainsi que
la progression des négociations avec le FPR.
Le premier point marquant de la période est la mise en place d’un
dispositif militaire français caractérisé par une grande proximité entre
les Forces armées rwandaises et les unités françaises chargées de leur formation ou de la protection des expatriés. La crise militaire des mois de
juin et juillet 1992 (effondrement des FAR, attaque du FPR) amènent
à examiner la forme de l’engagement militaire français qui s’approche

128

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de l’engagement direct conte le FPR. On peut s’interroger aussi sur le
caractère inhabituel des relations qui existent entre l’état-major particulier
du président de la République et la coopération militaire au Rwanda.
Le second point marquant de la période est l’évolution vers des
formes de démocratie politique au Rwanda. L’arrivée au pouvoir en
avril 1992, d’un gouvernement d’opposition offre à la France une alternative politique au soutien sans conditions au président Habyarimana
qu’elle ne sait pas saisir.
La troisième caractéristique de ces deux années est que la France
recherche toutes les voies diplomatiques pour faire avancer les négociations entre le gouvernement rwandais et le FPR (médiation régionale,
conférence de Dar-es-Salam sur les réfugiés et rencontres directes) et
qu’après les réticences montrées en 1991 par le président Habyarimana
en ce domaine, le nouveau gouvernement entame un véritable cycle de
négociations à Arusha l’année suivante.

2.1 partir ou rester ?
un dilemme français (1991)
L’année 1991 débute sur les réflexions de la fin de l’année précédente
qui, toutes, signalent la difficulté prévisible pour la France de maintenir
des éléments militaires significatifs au Rwanda dans le cadre de l’opération
Noroît. Rester est déjà compris comme alimentant un soutien non seulement militaire mais encore politique décisif au président Habyarimana
dont l’action personnelle, selon différentes administrations françaises, a
construit sur le long terme la situation actuelle, ses tensions et ses crises.
Partir envoie aussi un signal puissant de critique de celui qui vient d’être
aidé. Partir affaiblirait la position rwandaise que les Français perçoivent
toujours comme menacée par le FPR et, avec lui, par l’Ouganda et le
monde anglo-saxon.
Dès le début de l’année, la survenue d’une tension très forte entre le
FPR et l’armée rwandaise pousse François Mitterrand à choisir de ne pas
faire partir la dernière compagnie parachutiste mais au contraire d’organiser sa relève par de nouveaux éléments français. En effet, le FPR multiplie les offensives : attaque du 23 janvier, celle des 5-7 février, guerre
d’escarmouches et de harcèlement en avril-mai, et offensive de juin.

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

2.1.1 La crise du 23 janvier 1991
Au début de l’année 1991, le chef d’état-major de l’armée de Terre,
(CEMAT) le général Schmitt, analyse la position de la France au Rwanda de manière claire :
Le retour au calme dans la plus grande partie du pays a permis, à la fin de novembre de procéder à un premier allègement du dispositif. Depuis cette date, en
dépit de la poursuite des accrochages à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, le calme, à l’intérieur du pays, est rétabli et la sécurité de nos ressortissants
ne paraît plus menacée.
Par ailleurs, dès le mois de janvier, le renforcement de la mission militaire de
coopération permettra à celle-ci de remplir, seule, la mission d’assistance militaire technique.
Dans ces conditions, la présence de nos troupes ne m’apparaît plus indispensable
et je souhaite leur retour sur la France pour reconstituer nos réserves d’intervention qui ont été fortement diminuées par le récent renforcement du dispositif
Daguet.
C’est pourquoi, j’ai l’honneur de vous demander d’autoriser le retrait de l’unité
restante, soit environ 160 hommes, et le démontage de l’opération Noroît1.

En cohérence avec la note déjà vue du 22 novembre 19902, le retrait
des forces françaises au Rwanda s’impose. Le général ajoute, dans le
but manifeste de lever tous les obstacles, qu’une compagnie est prépositionnée en Centrafrique s’il était nécessaire d’évacuer les ressortissants
français en urgence. Renforçant le lendemain la demande du CEMAT,
le renseignement militaire pointe que le maintien de soldats français
sur place est alors vu comme répondant plus à une demande rwandaise
qu’à un besoin français : «En fait, le président Habyarimana considère
qu’une présence militaire européenne est de nature à lui assurer un soutien stabilisant. Il est possible que ce point de vue soit partagé par plusieurs autres chefs d’état d’Afrique francophone »3.
Ce même 2 janvier, l’amiral Lanxade fait, à l’attention du président
Mitterrand, un point de situation dans lequel il semble reprendre les
analyses du chef d’état-major de l’armée de Terre et du renseignement en
soutenant que le maintien d’une compagnie n’est plus tout à fait nécessaire, même si la peur du soutien ougandais au Front Patriotique Rwandais reste forte4. Il signale cependant qu’« il pourrait toutefois apparaître
souhaitable qu’une lettre de votre part soit adressée au président Habyarimana afin de l’assurer de votre soutien, malgré le retrait de nos forces »5.

129

130

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Alors que les enjeux stratégiques mis en évidence par le chef d’étatmajor de l’armée tiennent aux capacités militaires globales françaises
dans le contexte international, le chef de l’état-major particulier rappelle le contexte régional reprenant la perspective d’une menace des
« forces tutsies » alliées au voisin ougandais. Cet argumentation a un
effet, puisque le président commente de manière manuscrite et marginale : « Oui, mais j’envisagerais favorablement le report du départ de la
Cie stationnée à Kigali. Au moins d’un mois. FM »6.
L’attaque du 23 janvier 1991 par le FPR fait cesser tout débat quant
à la présence française au Rwanda. Il est immédiatement ordonné par
l’état-major au détachement Noroît de se projeter sur Ruhengeri pour
assurer la sécurité des ressortissants français sur le terrain7. Le message
est particulièrement clair sur les conditions d’engagement du détachement français : « En aucun cas nos troupes ne devront intervenir dans
les combats. Les opérations de maintien ou de rétablissement de l’ordre
sont exclusivement à la charge de l’armée rwandaise »8. L’opération est
un succès et entraîne un message de félicitation en retour9.
Le 23 janvier, l’amiral Lanxade alerte à nouveau le président10. Sa
note est intitulée « Rwanda, Offensive tutsie ». En conformité avec le
titre, il développe l’idée d’une « nouvelle offensive tutsie ». Il souligne le
caractère anglophone des combattants11. Cependant, il suggère la prudence et rappelle la volonté du président rwandais d’avoir un contact
direct avec le président français : « Le Président Habyarimana souhaite
vous joindre au téléphone dès que possible12 ». Le même jour, une autre
note tient le président informé heure par heure de la situation au nord
du Rwanda13. Le lendemain, l’amiral Lanxade fait le point sur la situation dans lequel il insiste sur la réussite des évacuations à Ruhengeri et
en annonce une à Gisenyi : « En raison de l’isolement de cette ville et
des menaces pesant sur cette région. Une cinquantaine de ressortissants
est concernée par cette mesure. vu Mitterrand et JLB »14.
Le même jour, une autre note indique au président Mitterrand ce qu’il
en est des ressortissants français à Kibuye et à Gisenyi non loin de la frontière nord15. Le lendemain, 24 janvier, le renseignement militaire sent qu’il
se joue quelque chose pour le président rwandais : « Sa prise, même provisoire, par les rebelles, aurait un impact considérable puisqu’elle est considérée comme le fief du président Habyarimana qui est né à proximité »16.

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

La France assure bien son soutien militaire, mais le Rwanda a d’autres
besoins d’ordre économique et financier pour faire face à une situation
difficile.

2.1.2 La situation économique et financière du Rwanda,
février-mars 1991 : l’autre forme du soutien français
Le 9 mars 1991, le ministère de la Coopération, par l’intermédiaire
d’un TD diplomatique classé confidentiel défense, fait état d’une aide
de la France apportée au Rwanda. Ce télégramme diplomatique fait le
rappel d’une lettre signée par MM. Bérégovoy et Pelletier au président
Habyarimana, en date du 21 janvier 1991 qui « vous assurait de l’aide de
la France pour le déroulement de votre programme d’ajustement structurel17 ». Cette aide dite « exceptionnelle » à la balance des paiements
est « d’un montant de soixante-dix millions de Francs ». L’annonce
en sera faite publiquement à l’occasion de la « prochaine réunion des
bailleurs de fonds organisée à Paris le 18 mars prochain ». Il est précisé
cependant, et de façon quelque peu surprenante, qu’en raison toutefois
« d’une indisponibilité momentanée de certains experts, la mission
financière de la direction du Trésor français, du ministère de la
Coopération et du Développement et de la Caisse centrale de
coopération économique (CCCE), chargée de définir les affectations de
cette aide exceptionnelle, ne pourra se rendre au Rwanda qu’au début
du second trimestre 1991 ».
L’aide directe de la France à un état, pour combler le déficit de sa balance des paiements, est rare. Elle est en général accompagnée d’un plan
d’ajustement structurel, défini avant et qui, selon les recommandations
du FMI et de la Banque mondiale, porte en général sur la réduction
des dépenses de l’État. Ce n’est pas le cas ici. L’explication en est peutêtre à trouver dans la note de renseignement de la DGSE du 22 février
1991, soit quinze jours auparavant18. En effet, cette note rapporte les
propos de « hauts responsables rwandais » selon lesquels « la situation
financière du pays a atteint un seuil critique en raison de la dégradation
continuelle de l’économie aggravée par la guerre contre le FPR depuis
octobre 1990 ». La note ajoute que « l’effort de guerre a absorbé presque
toutes les ressources financières dont disposait le Trésor Public ». Les
conséquences de ce déficit sont importantes puisque « l’exercice 1990 se

131

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

termine avec des créances impayées de 6,1 Mds de FRW dont le règlement ne pourra pas être assuré en 1991 par les avances de la Banque
nationale du Rwanda et la souscription des Bons du Trésor ». Ce qui,
dit autrement, signifie que l’État rwandais peut être rapidement en cessation de paiement au moins partiel vis-à-vis d’un certain nombre de
créanciers, notamment des pays étrangers. En conséquence le gouvernement rwandais compte se tourner vers ses partenaires étrangers : « Le
montant des aides qu’il s’apprête à solliciter devrait inclure, en plus de
6,1 Mds d’arriérés [de francs rwandais], les besoins urgents du ministère de la Défense nationale en équipements ».
Selon les tables de change de l’année 1991, 6,1 Mds de francs rwandais équivalent à 70/77 millions de francs français. Le lien entre la
conduite de la guerre et le déficit croissant des finances rwandaises est
dévoilé par deux indices. En premier lieu, Antoine Anfré, rédacteur au
ministère des Affaires étrangères en charge du Rwanda, Burundi, Zaïre
et Tanzanie à partir du printemps 1991, note que « sur le plan financier, une aide française de 70 MF a permis d’améliorer le solde d’une
balance des paiements durablement déséquilibrée par des achats importants d’armes à l’étranger »19. D’autre part, l’attaché commercial au
Rwanda et Burundi dans son bilan de l’année 1991 relève bien l’état de
« récession économique induite » par la guerre. Les importations, dit-il,
« ont tendance à régresser (très amplement même si on fait abstraction
des armes et munitions) par rapport à l’année 1990 ». Toutefois, le point
le plus intéressant est l’étude de la balance des paiements, à l’aide des
chiffres fournis par l’État rwandais : « Les biens d’approvisionnement,
quant à eux, passent de 34,6 % (en 1990), à 42,2 % (en 1991), grâce
essentiellement au poste « autres marchandises d’approvisionnement »
qui passe de 4,3 % à 18,2 %, lequel comprend sans doute des munitions.
Total des « autres marchandises d’approvisionnement, 6 517,7 millions
valeur CAF FRW »20.
Ce que soupçonne l’attaché commercial français, c’est que le montant des importations, peu clairement définies, sous l’appellation
« autres marchandises d’approvisionnement », a été d’un montant de
60 à 70 millions de francs et qu’il s’agit sans doute de munitions.
S’il n’est pas explicitement possible d’indiquer que la France a pu
débloquer 60 millions de francs rapidement pour des achats d’armes

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

ou de munitions en faveur de l’État rwandais, il est certain que l’État
français a sauvé l’État rwandais d’une faillite au moins partielle et que
d’autre part, l’arrivée de fonds français a été concomitant avec des
achats fort probables d’armes à l’étranger. Il s’agit peut-être d’une aide
détournée à l’achat d’armes dans un pays étranger. Enfin, la procédure
exceptionnelle de déblocage, sous la signature des ministres de la Coopération et de l’économie et sans consultation au préalable des administrations concernées – Caisse centrale de Coopération économique,
notamment – indique bien que le pouvoir politique a pesé de tout son
poids pour cette aide, exceptionnelle. On notera que si les experts de la
Caisse de Coopération (CCCE), du ministère de la Coopération, et du
Trésor ne peuvent se rendre en mission au Rwanda au second trimestre
1991, Philippe Jurgensen est au Burundi et peut être au Rwanda à cette
époque. En effet, selon un télégramme diplomatique de l’ambassade de
France à Bujumbura, « M. Jurgensen, directeur général de la CCCE,
vient d’effectuer, du 13 au 15 mars son premier voyage officiel au Burundi »21. Ce qui se passe au Rwanda n’est pas unique.
Les comptes rendus des réunions Afrique, retrouvés pour les dix
premiers mois de 1991, et qui se tiennent à l’élysée, indiquent que
les pays dits « du champ » sont traversés par un ensemble de crises
profondes. Une demi-douzaine de pays sont particulièrement scrutés
par les responsables des différents ministères ainsi que les représentants
de l’élysée et de Matignon. Il s’agit de Madagascar, du Togo, de la
République centrafricaine, de Djibouti, du Tchad, du Zaïre et du
Congo.
Au Tchad, la situation est particulièrement scrutée. La France
considère comme stratégique cet État où elle a combattu les forces
libyennes. La question de l’armée tchadienne, pléthorique, est évoquée.
« La restructuration de l’armée, tout à fait nécessaire (des « recrutements
sauvages » se poursuivent) ne peut être effectuée directement par les
coopérants français, qui ne sauraient assumer la responsabilité des
licenciements susceptibles de provoquer des réactions violentes. « Le
simple financement de ces opérations dépasse les moyens actuels de
notre coopération militaire », note-t-on à la réunion du 20 mars 1991.
Toutefois, la France évolue sur ce point. Le général Varret, chef de
la Mission militaire de Coopération, effectue une mission au Tchad

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

afin de réorganiser l’armée tchadienne. Un plan est mis au point « par
le Ministère de la Coopération pour aider l’armée tchadienne à se
restructurer en versant un pécule de départ aux soldats ». Il prévoit de
« licencier, prévoit un effort de 30 millions de francs ; la restructuration
de l’armée dépend de la stabilité du pays. Les effectifs sont d’environ
46 000 hommes. Le président Déby a pour objectif de les ramener à
25 000 militaires fin 1992 et de constituer une nouvelle armée avec une
forte gendarmerie » [réunion du 26 juin 1991].
Plusieurs États sont traversés par des crises socio-économiques
et politiques extrêmement profondes. La situation du Togo est
préoccupante : « Le contrôle de la capitale et peut-être de tout le Togo
pourrait à tout moment échapper au chef de l’État [le président Eyadéma]
et à son gouvernement. Au mécontement social et aux revendications
politiques semblent maintenant s’ajouter la révolte de l’ethnie Ewe »
[réunion Afrique du 18 avril 1991]. Le « processus de démocratisation
mise en place au Gabon par le président Bongo » est donné come un
exemple dont pourrait s’inspirer le président Eyadema. à Madagascar,
la situation est particulièrement critique en juillet et août 1991. Le
cas de ce pays est évoqué à la réunion Afrique du 28 août 1991 : « Un
président [Ratsiraka] désormais reclus dans son palais, profondément
discrédité depuis le massacre du 10 août, et dont les réactions sont
imprévisibles, deux gouvernements rivaux, l’un se réclamant de la légalité
constitutionnelle, l’autre de sa légitimité populaire […] Nerveusement
éprouvé, craignant pour sa vie, le président Ratsiraka est en proie à des
accès cyclothimiques d’anxiété. Tout en excluant l’idée d’un départ, il
cherche à gagner du temps. Pour ce faire, il a, au risque de déclencher des
affrontements ethniques, poussé ses partisans à s’engager dans la création
d’États fédérés dans cinq des six provinces du pays » [compte rendu de
la réunion Afrique, 28 août 1991]. En République centrafricaine, « le
régime du général Kolingba ne parvient plus à enrayer le mécontentement.
Notre présence à ses côtés commence à être sérieusement mise en cause.
Il importe d’adresser au chef de l’État un message très clair afin qu’il
désigne d’urgence un nouveau gouvernement ouvert aux préoccupations
de l’opinion » [réunion Afrique du 7 août 1991]. Dans ces trois états, la
France craint la chute des gouvernements en place.
La situation de Djibouti est également inquiétante pour d’autres

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

raisons. Suite à un afflux de « réfugiés civils et militaires éthiopiens fuyant
leur pays », cet État et la France craignent un risque de déstabilisation.
Selon la décision de la France, « 800 hommes du 2e RIMa, en
provenance du Golfe, ont été mis à disposition du commandement des
forces françaises » [réunion Afrique du 31 mai 1991]. Enfin, le 11 juillet
1991, la situation du Zaïre et du Congo est évoquée. « La situation
économique et financière du Zaïre est désastreuse »21b. Celle du Congo
est jugée « très préoccupante ». La question de la crise rwandaise s’insère
donc dans un ensemble de crises plus vastes, aux causes multiformes,
qui traversent un certain nombre d’États et de sociétés africaines. Dans
le contexte post-guerre froide et post-discours de La Baule, elles sont
une source d’inquiétude profonde pour les responsables français.

2.1.3 Tentative française de faire évoluer son soutien au Rwanda
Le 3 février, une note résume, à l’Élysée, la situation de ce qui est
qualifié d’« offensive ougando-tutsie »22. Elle contient tous les éléments
qui vont, jusqu’à la fin de l’année 1993, demeurer les éléments de base
de la politique militaire française au Rwanda : sentiment de répondre
à une agression pour la prise d’un « gage territorial » ; fourniture d’une
assistance militaire ; désir d’une certaine discrétion ; insertion dans le jeu
diplomatique régional ; marchandage avec le président Habyarimana.
La France fournit un soutien militaire en échange d’une démocratisation
dont elle définit les contours, et en incluant la question du règlement du
problème des réfugiés23. Trois pistes d’action apparaîssent au rédacteur :
La relève de la compagnie de Kigali. Il était prévu de la laisser jusqu’au 15
février. Son retrait définitif est difficilement envisageable, mais une relève devra
alors techniquement avoir lieu à cette période.
Un survol, volontairement visible, des régions sensibles du Rwanda, par nos
avions de combat à partir de nos bases du centre de l’Afrique.
Ces décisions apporteraient une aide certaine au Président Habyarimana et lèveraient toute ambiguïté, s’il en existait, vis-à-vis du Président Museveni.
Elles comportent cependant le risque d’être interprétées par les autorités rwandaises comme un soutien inconditionnel à leur politique. Si de telles décisions recevaient votre approbation, il importerait que le ministère des Affaires étrangères
évalue le meilleur moment, sur le plan diplomatique, pour les mettre en œuvre24.

Les possibles lectures problématiques de nos actions par le pouvoir
rwandais sont bien identifiées comme des risques. Le président donne son

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

accord à toutes les suggestions de cette note qui lui abvait été signalée par
et le secrétaire général : [Commentaire manuscrit :] « Vu. Oui FM »25.
Peu après, du 5 au 7 février 1991, une seconde offensive est menée par
le FPR en direction de la ville de Ruhengeri dans le nord du Rwanda.
Cette offensive ne menace pas directement le gouvernement de Juvénal
Habyarimana, comme l’indique le colonel Fruchard, membre du cabinet de Pierre Joxe, dans une note adressée au ministre26. Cette offensive
ne vise pas une victoire décisive et l’auteur note que « le FPR ne semble
pas capable d’une action militaire plus importante27 ». Cette série d’attaques s’inscrit dans le cadre des négociations sur les réfugiés à Dar-esSalam28. L’enjeu pour la France est donc d’éviter que le gouvernement
de Kigali aborde cette conférence fragilisée militairement et politiquement. Réciproquement, il faut éviter que le FPR profite d’une victoire
militaire, même symbolique, pour renforcer sa légitimité internationale
grâce à l’acquisition d’un territoire, même infime.
Le 5 février 1991, l’amiral Lanxade adresse une note à François
Nicoullaud, directeur du cabinet civil et militaire du ministre de la
Défense : « Devant la persistance des menaces qui pèsent sur le Rwanda, le président de la République a décidé d’y prolonger la présence
militaire française »29. Le soutien de François Mitterrand envers son
homologue rwandais est indéfectible et est bien souligné au ministère
de la Défense. Ainsi, le colonel Fruchard écrit : « Le président de la
République a nettement pris position en faveur d’un soutien au président
Habyarimana »30. Jean-René Gehan chargé des questions africaines au
ministère de la Défense écrit le lendemain la même chose31, il pointe
que « par ce biais [Noroît], il est clair que nous apportions un soutien
très important au régime rwandais »32. Le lendemain, dans une nouvelle
note, il reprend cette analyse33. Le 5 février 1991, c’est le cabinet militaire du ministre de la Défense qui est présenté comme étant à l’initiative de ces propositions « qui, selon toute vraisemblance, sont le reflet
d’une concertation préalable avec l’état-major particulier du président
de la République »34. Le lendemain, le même auteur écrit a contrario :
« La reprise des troubles (une nouvelle attaque a eu lieu ce week-end) et
les demandes du président Habayarimana (sic) ont conduit l’état-major
particulier de la présidence de la République en liaison avec le cabinet
militaire à suggérer les mesures suivantes […] »35.

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

Cette version selon laquelle l’Élysée et l’EMP sont à l’initiative est
plus cohérente avec les informations qui émergent des fonds présidentiels où la cellule Afrique et l’EMP apparaîssent à la manœuvre, et aussi
avec le fait que des contacts directs noués, souvent par téléphone, entre
Juvénal Habyarimana et François Mitterrand. Elle est confirmée par la
mention d’une réunion tenue par la cellule Afrique le 6 février 1991
où « la question centrale abordée a été celle de l’affaire rwandaise et des
mesures à prendre par la France »36.
Quoi qu’il en soit, les premières mesures sont politiques et diplomatiques. Elles se traduisent par le déplacement de Jacques Pelletier,
ministre de la Coopération, au Rwanda, en Ouganda et en Tanzanie
en février. Au Rwanda, le ministre de la Coopération a pour objectif
« d’amener le président Habyarimana à amorcer une politique d’ouverture à la fois à l’intérieur (démocratisation, droits de l’homme) et
vers les rebelles du FPR […] condition sine qua non d’un appui accru de la France »37. Jean-René Gehan confirme cet objectif en indiquant que Jacques Pelletier « remettrait une lettre du président de la
République posant comme condition de notre soutien militaire des
mesures d’ouvertures politiques et [une] acceptation du dialogue avec
les rebelles du FPR. Parallèlement, des démarches vont être faites auprès
de Kampala et du FPR pour qu’ils acceptent l’ouverture des négociations avec les autorités rwandaises »38.
Les secondes mesures sont militaires. Outre le maintien d’une compagnie pour soutenir le régime rwandais, la stratégie repose sur l’envoi d’un détachement d’une trentaine d’hommes pour « encadrer les
troupes rwandaises basées dans les villes menacées au nord du Rwanda,
de manière à permettre le retour des coopérants français et étrangers »39
qui avaient été évacués. Il est aussi question de « faire des vols de dissuasion des F1C et F1CR basés en RCA au voisinage de la frontière rwandaise »40. Il s’agit de deux catégories d’avions de chasse de type Mirage.
Ces propositions reçoivent l’aval du chef de l’état : « Le président de la
République a donné son accord de principe à ces trois propositions »41.
Le prolongement de la présence d’une unité française à Kigali par le
truchement de la relève envisagée du 8e RPIMa, même si elle « ne devra
pas intervenir avant le voyage de M. Pelletier » au Rwanda, est assumée
comme « un premier signal de poursuite de notre soutien »42 par le cabi-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

net militaire du ministre de la Défense. Le colonel Fruchard souligne
néanmoins que « le maintien d’une compagnie au Rwanda constitue une
gêne pour l’état-major des Armées dans les circonstances actuelles »43.
Par ailleurs, en dépit de l’accord donné par François Mitterrand, « les
vols de dissuasion de F1C et F1CR précédemment évoqués ne sont,
pour l’instant, pas à l’ordre du jour »44. Cet abandon, qui est probablement le signe d’une réticence de l’EMA à engager des moyens et du
matériel de manière visible et sonore, montre les divergences d’opinion
entre l’Élysée et le ministère de la Défense sur ce que doivent être les
limites de l’engagement français au Rwanda. Effectivement, Jean-René
Gehan note : « On peut s’interroger sur l’opportunité des vols de dissuasion des F1C et F1CR stationnés en RCA. Il s’agirait d’une manifestation directe de soutien sans aucun lien avec la préservation de la
sécurité de coopérants étrangers, argument qui peut être invoqué pour
justifier les deux premières propositions »45. Cet argument n’a toutefois
pas été retenu en amont par le président de la République qui, comme
nous l’avons vu, a donné son accord. En revanche, « la mise en place
d’un détachement d’assistance opérationnelle (DAO) d’une trentaine
d’hommes est prévue » tout en restant subordonnée aux résultats de la
mission du ministre de la Coopération et de la Conférence d’Arusha46.
François Nicoullaud ajoute, à la main: « Il s’agit là de cadres, qui seraient
envoyés en mission d’assistance technique à l’armée rwandaise, qu’il
convient de remettre sur pied. FN 8/2 »47. Le chef du cabinet militaire
du ministre de la Défense approuve : « Si une gesticulation était indispensable, il me semble qu’il faudrait privilégier le DAO (discrétions et
efficacité) sur les autres modes (vols, renforcements) »48.
Pour résumer, la France parie sur le fait que la promesse de son
soutien, y compris militaire, obligera le président rwandais à faire des
concessions, et de ce fait à sauver son autorité sur le pays, et à affaiblir
le FPR. En février cependant, le renseignement militaire pointe que les
conditions d’un enlisement de la situation rwandaise sont toutes réunies :
Les forces rwandaises ont connu une croissance rapide, ce qui ne va pas dans
le sens de la solidité et de l’efficacité.
Aucune solution n’apparaît à la présente crise. Le président Habyarimana
n’acceptera un cessez-le-feu que s’il a écrasé les rebelles ou, tout au moins,
que lorsqu’il aura la certitude que ceux-ci ne peuvent plus agir à partir de

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

l’Ouganda. N’est pas prêt d’autoriser le multipartisme synonyme de relance
des affrontements ethniques.
De son côté le FPR mène une guerre à bon marché, qu’il n’arrêtera qu’après
avoir obtenu un gage (territorial) ou des promesses politiques (crédibles) de
Kigali.49.

Le Centre d’exploitation du renseignement militaire (CERM) souligne qu’une partie de la radicalité politique rwandaise – et donc de
la difficulté à sortir d’une optique militaire pour le règlement du problème avec le FPR – tient à la position du président rwandais. On
remarque, enfin, le lien fait par le renseignement entre multipartisme et
tensions ethniques. Ce lien est d’autant plus étonnant que, par exemple
quelques jours avant, le chef de l’EMT Noroît, signalant ces tensions,
ne les liait pas au multipartisme mais plutôt aux forces gravitant dans
l’orbite du président rwandais50. Ainsi, le mois de février 1991 atteste
de la pression qui s’exerce sur les administrations françaises en charge
de la politique de la France au Rwanda. Le choix politique de l’engagement militaire et du soutien approfondi au président Habyarimana
oblige le ministère de la Défense, l’état-major des Armées, le renseignement militaire ou la Coopération à mettre en œuvre la politique
demandée. Cependant, ceux-ci soulignent régulièrement à quel point
cette stratégie repose sur le pari qu’elle forcera le président rwandais à
infléchir sa politique vers une plus grande démocratisation du pays et
un règlement pacifique des tensions alors même que la présence militaire française sans faille est avant tout lue comme un gage qui lui est
personnellement donné.

2.1.4 S’installer dans la durée au Rwanda
 à la mi-février 1991, les échanges au sein de l’EMA montrent qu’il
s’agit d’organiser l’installation du dispositif à plus longue durée maintenant qu’il a fait l’objet d’un choix politique clair. Le 11 février, une
synthèse sur les projets de relève de Noroît remonte à la division Emploi
de l’EMA51. La relève du détachement signifie, de fait, son prolongement par l’arrivée de nouvelles troupes chargées de succéder à celles qui
sont arrivées en octobre de l’année précédente. Ce dossier s’ouvre par
une note manuscrite du chef de détachement Noroît, sous l’autorité
du colonel Galinié. L’officier supérieur rapporte l’esprit dans lequel il

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

propose une relève de Noroît : « Ces propositions sont faites avec un
souci de simplicité, d’efficacité et d’économie, en tenant compte des
autres priorités du moment (conflit du golfe, disponibilité Guépard) et
de leurs conséquences »52.
Quelques lignes plus haut, il souligne que ces propositions sont par
ailleurs en accord avec un échange téléphonique qu’il a eu avec la section 3 de la division emploi de l’EMA53. Il est possible alors de lire entre
les lignes de cette remarque la reprise des arguments que le CEMA
avait développés dans sa note du 2 janvier 1991 demandant le départ
de la compagnie Noroît54. Ainsi, l’EMA, tout en mettant fidèlement en
œuvre les choix politiques, note malgré tout que rien n’a changé quant
au contexte stratégique mondial et aux priorités militaires françaises
depuis un mois.
2.1.4.1 la constance de la ligne de l’élysée

C’est pourtant le sort de la compagnie Noroît qui va être une pomme
de discorde entre la France et le président Habyarimana tout au long
de l’année 1991. Ou plus précisément, entre les ministères français, au
premier chef la Défense, soucieux de rapatrier une compagnie conçue
pour une intervention ponctuelle que pour une longue mission, et le
président rwandais. Ce dernier y voit une condition de sa survie politique et de sa capacité à mener les négociations qu’on lui impose. à
chaque fois qu’il vient à l’Élysée, il obtient l’appui du président.
Le 22 avril, l’amiral Lanxade transmet au président Mitterrand une
note55 pour préparer son entretien avec le président Habyarimana. Le
Détachement d’aide et d’instruction (DAMI), arrivé le 3 février, y est
clairement présenté comme une sorte de substitut en termes de sécurité
à la compagnie Noroît que la France veut retirer – ce que n’envisage
pas de gaité de cœur le président Habyarimana. La note suggère très
discrètement qu’on pourrait lui faire valoir que son pays ne court plus
vraiment de danger, que le DAMI contribue au calme et que le maintien de la compagnie Noroît devient contre-productif en termes diplomatiques :
L’action de notre assistance technique dans l’instruction des forces rwandaises
commence à donner des résultats appréciables. D’ores et déjà Kigali peut être
considérée comme hors de danger et le maintien de la compagnie française

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

dans la capitale n’est plus militairement justifié. Ce maintien pourrait même
apparaître contraire aux dispositions du cessez-le-feu, qui prévoit le retrait des
troupes étrangères56.

Les archives de l’Élysée ne permettent pas de savoir si le président
Habyarimana a été convaincu en avril 1991. Il semble avoir un soutien
de poids à l’Élysée en la personne du général Quesnot, le chef de l’étatmajor particulier du président de la République. Les quelques notes
conservées dans les dossiers du fonds François Mitterrand montrent
qu’en mai et juin 1991, le général tient systématiquement le président
au courant des attaques « ougando-tutsies ». Le 3 mai le FPR lance
une nouvelle offensive. Mais les formations dispensées par le DAMI
ont fait leur effet et les FAR se sont montrées capables de reconquérir
le rerrain perdu. Le registre lexical des notes du général Quesnot ne fait
aucun doute sur le fait qu’il voit le Rwanda comme un petit pays attaqué par des forces étrangères selon des stratégies militaires classiques :
« Le 30 avril les rebelles ougando-tutsis ont lancé une nouvelle attaque
au Nord-Ouest du Rwanda à partir de leurs bases ougandaises. […] La
complicité de l’armée ougandaise avec les rebelles semble de moins en
moins contestable »57.
Trois semaines plus tard, le chef de l’état-major particulier entretient le président du fait que les « rebelles ougando-tutsis » possèdent
probablement des missiles sol-air de type SAM fournis sans doute par
l’Ouganda58.
Au mois de juin, les ministères français, des Affaires étrangères, de
la Défense et de la Coopération, semblent vouloir retirer au moins la
compagnie arrivée en urgence en octobre 1990 et dont la Mission militaire de coopération (MMC) prévoit le départ le 19 juin. Le général
Quesnot signale ce fait mais rappelle aussi l’enjeu pour le président
rwandais de ces troupes :
La situation est calme dans l’ensemble du Rwanda excepté dans la zone frontalière Nord, où les incursions des rebelles ougando-tutsis se poursuivent à partir
de leurs bases ougandaises.
Le Président ougandais Museveni a fait expulser le détachement d’observateurs
rwandais qui participait, côté ougandais, au contrôle de la frontière depuis
décembre 1990 […] La menace d’une offensive victorieuse des rebelles vers
Kigali devient moins crédible avec l’amélioration des qualités opérationnelles
de l’Armée rwandaise.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Dans ce contexte la question se pose du maintien au Rwanda des éléments militaires français mis en place pendant les événements […]
[Commentaire manuscrit] « Non. Ne pas encore retirer la comp. nos troupes.
M’en parler »59.

Le président Mitterrand apparaît donc clairement comme l’autorité
qui décide du maintien des unités militaires en place.
2.1.4.2 voix discordantes sur la politique française au rwanda
Les différents acteurs du côté français développent des analyses divergentes et l’EMP se positionne alors comme le gardien des volontés du
président. Ainsi, lorsque le ministère des Affaires étrangères organise
une mission à Kigali en juillet 1991, le général Quesnot obtient que son
adjoint, le général Huchon, y participe60. L’analyse optimiste de l’EMP
sur la démocratisation rwandaise est contredite. L’attaché de défense à
Kigali, le colonel Galinié, dresse juste avant son départ en juin 1991, un
tableau sévère de la gouvernance rwandaise ; il pointe l’existence dans
la haute hiérarchie militaire de personnages dont le projet politique
ne correspond pas du tout à la démocratisation espérée et promise, au
premier rang desquels le colonel Serubuga61. Selon le colonel français
les ministres libéraux rwandais « sont, en effet, contrôlés dans leurs actions et décisions par le groupe restreint de dirigeants parmi lesquels
comptent particulièrement quelques militaires de haut rang qui forment le premier cercle autour du président et disposent effectivement
des pouvoirs »62.
Ce premier cercle est connu des Rwandais et, selon le colonel Galinié,
détesté63. Ces hauts dignitaires hutu sabotent systématiquement la politique d’établissement d’un régime de partis par une série d’actions :
- Le renforcement inconsidéré des effectifs et des moyens des forces armées afin
de contrôler une clientèle fidèle et à l’occasion, nuire à tout changement par la
consommation de la plupart des crédits disponibles. – L’entretien de la peur
suscitée par l’agresseur en annonçant régulièrement, urbi et orbi, l’attaque imminente et massive de la NRA ou encore l’infiltration de commandos dans les
villes etc…– Le sabotages de l’émergence des partis indépendants en gestation,
par toutes sortes de pressions et d’interventions et, a contrario, la promotion
du MRND nouvelle formule […] – La propagation de la crainte à l’égard des
changements politiques en faisant croire qu’il seraient nécessairement facteurs de
troubles incontrôlables et violent, s’ils intervenaient avant la victoire64.

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

En juin 1991, l’attaché pointe par ailleurs les ambiguïtés du président Habyarimana lui-même :
Ces opérations sont montées avec habileté. Certaines d’entre elles sont reprises
en écho par le général Habyarimana lui-même qui, en particulier, insiste sur
la menace ougandaise et favorise la transformation du MRND de parti unique
en parti dominant, en lui fournissant des moyens matériels et pécuniaires multiples et en restant contre toute attente, son président. Ces agissements du premier magistrat permettent à quelques observateurs de déclarer soit son attitude
ambiguë et même complice soit sa capacité de réflexion anéantie soit encore son
autorité perdue65.

Le colonel Galinié, en juin 1991, revient par ailleurs sur les raisons
de l’influence de ce premier cercle et l’attribue à la connaissance des
conditions troubles et violentes dans lesquelles s’est mis en place le pouvoir. L’influence de ce premier cercle n’est, par ailleurs, pas due à ses
seules capacités à exploiter la peur et à manipuler la vérité. Elle est,
selon toute probabilité, fondée aussi sur « sa connaissance des secrets de
la deuxième république » (massacres collectifs, éliminations physiques
individuelles, détournements, prévarication diverses…) gênants pour
ses membres mais aussi pour bien des autorités66.
Ainsi, dans la seconde partie du premier semestre 1991, l’attaché de
défense français à Kigali apparaît, dans les faits, comme le contradicteur
principal des hypothèses sur lesquelles la politique française au Rwanda
est fondée. Il souligne, de note en note, que rien ne permet sérieusement
de soutenir la réalisation du pari de la démocratisation rwandaise. Au
contraire, il pointe la permanence d’une minorité extrémiste et violente
parmi les proches de la présidence rwandaise. Dans le même temps, la
question de la qualité intrinsèque des FAR face à la menace représentée
par les forces du FPR justifie la mise en place d’un dispositif spécifique
de formation et de soutien : le DAMI. Il va contribuer à renforcer à
l’implantation militaire de la France au Rwanda.

2.2. le dami : un outil politique
de coopération

L’année 1991 est marquée par l’installation au Rwanda d’un détachement d’aide et d’instruction, ou DAMI, au profit de l’armée rwandaise. Dès 1990, il est apparu que les FAR ne constituaient pas une
force armée suffisamment solide pour les combats. Ce constat justifie

143

144

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

alors l’envoi d’un détachement français en vue d’améliorer leurs performances. Le 3 février 1991, la mise en place d’un DAMI au Rwanda est
décidée, sous la pression de ce qui est perçu comme une menace grave
pour le Rwanda, au plus haut niveau de l’État en France67. Ainsi, le
6 février, le chef du cabinet militaire du ministère de la Défense,
souligne la nécessité de privilégier un tel détachement.
Ce DAMI est armé par des opérateurs du 1er régiment parachutiste
d’infanterie de marine (1er RPIMa), c’est-à-dire le principal régiment
d’opérations spéciales de l’armée de terre. Le régiment, qui est l’héritier direct des unités françaises SAS constituées auprès des forces britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, est capable aussi bien
de faire de la formation d’armées étrangères, de combattre dans différents milieux hostiles, de réaliser du renseignement à fin d’action et de
conduire des actions directes à valeur stratégique pour le commandement.
L’élément essentiel de ce dispositif tient à sa longue durée au
Rwanda. En effet, alors qu’il est constitué pour aider les Forces armées rwandaises (FAR) à se recycler après la guerre d’octobre 1990 sur
une durée de quatre mois, on assiste jusqu’en 1992 à une augmentation
constante du nombre de ses dispositifs qui couvrent progressivement
un spectre d’actions toujours plus large dans les domaines de la défense
et de la sécurité intérieure rwandais. Sur cette longue période, plusieurs
aspects singuliers frappent, y compris les acteurs du temps dans les
états-majors. Ainsi la désignation des objectifs mais aussi des sites où le
DAMI opère apparaît comme le produit de rapports de force où la mission militaire de coopération (MMC), comme l’état-major des Armées,
sont, à la fois peu consultés et surtout peu suivis. La documentation
archivistique disponible permet alors de mettre en évidence, dans ces
choix, l’influence de la présidence rwandaise relayée par le poste diplomatique ainsi que l’importance de l’état-major particulier du président
français qui contribue, en particulier, à l’extension du dispositif DAMI
sous ses différentes formes.
Le déploiement du DAMI est éclairé par un compte rendu de la
réunion Afrique daté du 20 février 1991. Ce document indique que
cette décision a été prise au plus haut niveau de l’État : « Le président
de la République avait, par ailleurs, donné son accord pour l’installation

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

d’un DAMI (éléments militaires d’instruction d’environ 30 hommes)
à Ruhengeri (nord du Rwanda) ». Il précise qu’elle avait été reportée
jusqu’au Sommet [de Dar-es-Salam sur les réfugiés, le 19 février 1991]:
« étant convenu que cette mesure ne serait prise que si le président Habyarimana y manifestait une réelle volonté d’ouverture politique et de dialogue.
Le chef d’État rwandais ayant pris à son compte l’essentiel de nos recommandations (amnistie, droit à la nationalité rwandaise et au retour des réfugiés,
cessez-le-feu, dialogue avec le FPR), l’envoi du DAMI à Ruhengeri peut être
désormais préparé »68.

L’idée d’une conditionnalité de l’aide militaire française est donc évoquée. Elle est liée à un accord international sous les auspices de l’OUA
rassemblant l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie ainsi que
le premier ministre du Zaïre. Des représentants de la Communauté
européenne, des États-Unis et du Canada avaient été « été invités à se
faire représenter par leur ambassadeur avec le statut d’observateur ».

2.2.1 La mise en place du DAMI : quelle mission ?
Le 3 février, l’amiral Lanxade écrit au président de la République
une note de synthèse sur la situation rwandaise. à cette occasion, il
mentionne l’intérêt d’envoyer au Rwanda un DAMI d’une trentaine
d’hommes pour soutenir les forces rwandaises à Ruhengeri69. Tout en le
positionnant au cœur du dispositif stratégique rwandais autour de l’axe
Ruhengeri-Gisenyi, l’amiral précise leur champ d’action – la formation et l’accompagnement des forces rwandaises « à l’exclusion de toute
mission impliquant un contact avec les forces ougando-tutsies »70. En
février 1991, lorsque l’état-major des Armées décide du principe de la
mise en place d’un détachement d’assistance opérationnelle (DAO)71
(désignation qui va être abandonnée pour celle de DAMI72), le souschef « opération » de l’EMA pose, dans une note adressée à la mission
militaire de coopération, les bases du projet du DAMI :
Ce DAMI aurait pour mission :
Alfa le recyclage des forces armées rwandaises, plus spécifiquement celui des unités situées dans les secteurs Gisenyi Ruhengeri.
Bravo de permettre le retour des coopérants français et étrangers dans cette zone
et d’assurer leur protection en attendant l’arrivée des renforts si l’une de ces villes
venait à être attaquée. Ce dernier volet est confidentiel.
Tertio : Le DAMI effectuerait sa mission de recyclage à Ruhengeri même73.

145

146

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Ainsi, dès le 13 février, à l’état-major des Armées, la division Emploi qui a la
charge de définir les conditions et les objectifs d’emploi des troupes, prévoit une
réunion sur la constitution du DAMI qui, à cette date est encore désigné comme
DAO ; la réunion est prévue pour le 18 février74, et la mise en œuvre des moyens
commence fin février. Ainsi, le 22 février, l’EMAT fait une demande en urgence
de matériel de communication sécurisée pour le 1er RPIMa75.

La dimension très politique de cette mission transparaît dans l’attention minutieuse que le pouvoir au plus haut niveau lui accorde :
Selon vos directives et en accord avec les ministères des Affaires étrangères, de la
Défense et de la Coopération les dispositions militaires françaises suivantes sont
en cours d’exécution :
– Relève technique et sous enveloppe des effectifs de la Compagnie prépositionnée à Kigali,
– Envoi d’un détachement temporaire d’assistance militaire et d’instruction
(DAMI) d’une trentaine de conseillers destinés à former les cadres rwandais des
unités récemment mises sur pied dans le secteur de Ruhengeri.
Ces détachements ont reçu des consignes strictes de non-implication dans les
opérations. [Commentaire manuscrit] « vu. D’accord. FM »76.

La mise en œuvre du DAMI est vue alors comme un instrument de
pression sur le Rwanda, puisqu’en échange le président Habyarimana
promet de s’engager dans la négociation de paix avec le FPR, pour lequel une opération de reddition et de dépôt des armes est prévue77. La
tonalité optimiste est de mise dans la note. On peut même imaginer
que le FPR va déposer les armes, ce qui est évoqué dans la note suivante,
toujours adressée au président78.
Le 15 mars, le lieutenant-colonel Chollet et vingt soldats du 1er
régiment d’infanterie parachutiste de marine sont désignés79. L’effectif du détachement est vite porté à trente et son installation à Ruhengeri, dans les locaux de l’université, est actée80. Le 20 mars 1991, les
instructions données concernant l’emploi du détachement d’assistance
militaire d’instruction de Ruhengeri précisent la double dimension du
DAMI. Un projet d’instruction à l’attaché de défense à Kigali, signé du
général Schmitt et daté du 20 mars 1991, indique que le détachement
DAMI de Ruhengeri peut participer à la formation mais aussi assurer
la protection des étrangers à Ruhengeri et pour ce faire déclencher des
actions à sa propre initiative en rendant compte ultérieurement81.
Par ailleurs le détachement doit « renseigner la situation locale, en

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

se limitant au recueil passif des informations »82. Quant au renseignement, le général Schmitt précise : « C’est vous qui m’adresserez la synthèse des renseignements recueillis par le DAMI »83. Ces dispositions
doivent « évidemment » demeurer confidentielles84. Ainsi, entre février
mars 1991, il y a eu une nette extension des missions du DAMI.

2.2.2 Le travail de formation du DAMI
L’activité de formation du DAMI est documentée par les différents
rapports que son chef, le lieutenant-colonel Chollet, fait remonter via
l’attaché de défense et le ministère de la Coopération. L’action de formation telle qu’elle est conçue pour l’année 1991 et en grande partie
l’année 1992, s’effectue par unités entières, l’idée étant de prendre des
unités constituées, d’en renforcer la compétence d’action collective et,
dans le même temps, d’améliorer les compétences des cadres. Les rapports se présentent tous sous une forme assez homogène et représentative des activités et des objectifs : une présentation des activités réalisées
suivie d’une évaluation assez systématique des cadres appartenant aux
unités85.
La mise en place de ce dispositif fait l’objet d’une attention particulière et l’on est conscient de ses implications à vis-à-vis du fragile
équilibre régional86. L’importance politique du DAMI se confirme au
printemps puisqu’il fait l’objet d’une mention dans une note que l’étatmajor particulier adresse au président de la République dans la perspective d’un entretien avec son homologue rwandais :
Le détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) mis en place
dans la région de Ruhengeri poursuit le recyclage des unités rwandaises et la
formation des cadres de la zone. La sécurité de cette localité s’améliore constamment et il paraît difficile d’envisager un nouveau raid rebelle, sauf si l’Armée
ougandaise apportait un soutien direct, peu probable dans le contexte actuel.
[note manuscrite] vu87.

Les unités formées appartiennent à un cercle restreint. On observe
ainsi la formation du bataillon de Gitarama88, des unités commandos89,
du 32e bataillon90, du bataillon de Ruhengeri dit aussi « commando de
Ruhengeri »91 et le 63e bataillon92. On note aussi des formations plus
spécialisées, liées en particulier aux appuis comme l’artillerie ou les tireurs d’élite93. On observe donc, d’après les rapports disponibles, une

147

148

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

évolution du rythme de la formation qui, très intense en 1991 semble
s’essouffler ensuite. Ce ralentissement est, on le verra, lié à une évolution de la formation dispensée par le DAMI à partir de 1992. Les unités
formées par les coopérants sont considérées par les Rwandais comme
relevant des unités d’élite des FAR et elles sont, par ailleurs, très actives
sur le front.
Les rapports proposent aussi une évaluation de fond de tous les cadres
qui composent ces unités. La formation visant à renforcer les capacités
militaires des bataillons, des compagnies et des pelotons, on trouve dans
ces rapports les évaluations des commandants de bataillon, souvent avec
le grade de major ou de capitaine, celles des commandants de compagnie qui sont le plus souvent des capitaines, et enfin celles des chefs
de peloton, principalement des lieutenants et des sous-lieutenants mais
aussi une myriade de sous-officiers, sergents, premiers sergents, sergents
majors et premiers sergents majors. Parmi tous ces soldats qui font l’objet
d’une évaluation par les coopérants français du DAMI, tous ou presque
semblent avoir une carrière militaire jusqu’en 1994. S’il n’est pas aisé de
retracer celle de tous, on constate cependant que certains, appartenant à
une unité ayant bénéficié d’une formation française de remise à niveau,
seront mêlés au génocide94.

2.2.3 L’extension du domaine du DAMI
à l’été 1991, il apparaît nécessaire, non seulement de prolonger la
mission, comme le souligne l’ambassadeur le 1er juillet95, mais aussi de
maintenir dans la durée les officiers français qui commandent le détachement96. La perspective du maintien semble résulter de l’insistance
du président général Habyarimana de voir le DAMI rester au Rwanda
comme le note le poste de Kigali :
L’insistance du chef de l’état rwandais sur cet élément précis de notre coopération militaire ne tient pas seulement à l’obligation de parfaire la formation
au combat des effectifs récemment accrus de l’armée rwandaise mais sans doute
également au désir de maintenir la cohésion de cette armée dans une période
d’évolution politique délicate. Les mois de juillet et août prochains seront marqués par la constitution officielle des partis et par le débat sur les modalités et le
calendrier des élections […]97.

L’effet de cette inquiétude rwandaise est immédiat et, le 19 juin, un

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

TD signé du directeur des Affaires africaines et malgaches, Paul Dijoud,
annonce qu’aucune décision n’est encore prise tant pour Noroît pour
que le DAMI98. Le volume de la mission, de 25 hommes, est arrêté le 18
septembre99. Cependant, des pressions rwandaises sont manifestes pour
obtenir le déplacement du DAMI en le rapprochant de la zone de front
par une installation à Mukamira. Ce rapprochement suscite d’abord des
doutes de la part de l’EMA à Paris : « Pour ne pas laisser croire que
son rôle a évolué vers un engagement sur le terrain aux côtés des forces
locales le DAMI doit rester à Ruhengeri »100. Ces doutes sont repris le 5
septembre 1991 dans une note de la division Emploi de l’EMA qui est
particulièrement argumentée101 et se conclut par un refus alignant l’EMA
sur la MMC : « Le général Varret, connaissant bien les lieux, émet un avis
défavorable à ce détachement et estime que l’instruction peut très bien
continuer à Ruhengeri dans les conditions actuelles. Proposition : ne pas
accepter le détachement d’un élément à Gabiro »102.
La proposition est donc endossée par le chef de la Mission militaire
de coopération à Paris103. Le refus est justifié par l’esprit de la mission de
formation assignée au DAMI : « Afin de respecter l’esprit de la mission
du DAMI son installation ailleurs qu’à Ruhengeri ne doit pas être envisagée. Je vous demande en conséquence de me proposer un nouveau
lieu d’implantation à Ruhengeri »104.
à l’inverse, il apparaît que l’ambassade de France et la mission de
coopération à Kigali se font les porte-voix des arguments rwandais105 ;
toutes deux soutiennent la nécessité d’évacuer l’installation française
à Ruhengeri car des étudiants doivent venir s’y installer. Ainsi, les
messages de l’attaché de défense se font l’écho de tous les avantages
qu’il y aurait à déménager106 et les pressions sont efficaces : la Mission
militaire de coopération, cède le 18 septembre en acceptant le déplacement vers Mukamira107.
En parallèle du déplacement du DAMI à Mukamira, un second
dossier géographique pour le détachement est ouvert avec l’envoi au
nord-est du Rwanda d’un groupe à Gabiro. L’attaché de défense, qui a
sollicité ce déplacement au nom des Rwandais le 2 septembre, se le voit
fermement refuser par l’EMA dans un message du 9108. L’EMA prend
alors appui, pour motiver son refus sur l’avis du général Varret : « Suite
à l’avis défavorable exprimé par le général, chef de la Mission militaire

149

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de coopération, le détachement à Gabiro de neuf personnels du DAMI
n’est pas agréé »109. Le 11 octobre 1991, dans un message cosigné par
l’ambassadeur Martres et le colonel attaché de défense Cussac, le poste
français revient à la charge sur la nécessité de prolonger le DAMI en
portant sa mission à huit mois, et d’envoyer un détachement à Gabiro
maintenant que les autorités rwandaises demandent une instruction sur
le terrain110. La version de ce message destiné à l’EMA, conservée au
SHD, fait l’objet de deux notes manuscrites, l’une concernant la durée :
« le DAMI était initialement prévu pour 4 mois ! » et l’autre concernant
Gabiro : « 35 km de la frontière Ouganda »111. Ces deux annotations
soulignent combien, pour les bureaux de l’EMA, les demandes rwandaises et leurs relais issus du poste diplomatique constituent un glissement par rapport au projet initial.
Le CEMA, pourtant, arbitre finalement en faveur des options défendues à Kigali. L’arbitrage définitif, faisant droit aux demandes rwandaises,
intervient en décembre 1991 : « à la suite de sa visite au Rwanda, le
CEMA a donné son accord de principe pour le détachement d’un DAMI
à GABIRO […] »112. En février 1992, l’AD annonce l’installation de soldats français à Gabiro pour deux mois renouvelables, s’attirant à l’EMA
ce commentaire manuscrit : « Je ne pense pas que c’était le contrat ! »113
Il faut remarquer que l’arbitrage est non seulement fait par le CEMA
en personne, mais surtout qu’il est rendu à l’occasion d’une visite au
Rwanda et d’une rencontre avec le président Habyarimana. Ainsi, progressivement, le DAMI se transforme et se déplace ; la mission de courte
durée devient de longue durée puis pérenne pour ne se finir qu’en 1993 ;
par ailleurs, prévu pour être loin du front, le DAMI s’en rapproche
progressivement. La cause de ces transformations qui semblent subies
quoique suivies, par l’EMA (contre la MMC) est la pression politique
exercée avec efficacité par les Rwandais.

2.3 les transformations du dispositif
français au rwanda (1992)
2.3.1 Soutenir malgré les massacres
Un message du 22 janvier 1992114 de l’attaché de défense, le colonel
Cussac, permet de comprendre comment s’articulent insécurité, pro-

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

pagande et armement des milices à la faveur d’attaques du FPR en ce
début d’année 1992. Ainsi des pilonnages et des attaques ont lieu : on
est frappé de leur amplitude modeste. En fait, les renseignements transmis à Paris émanent de l’état-major des FAR et l’attaché de défense
leur accorde la valeur C2, c’est-à-dire très faible. Tout se passe comme
si les autorités rwandaises prenaient acte de provocations limitées pour
mettre en œuvre leur agenda : en l’occurrence, il s’agit d’armer des milices civiles sous prétexte d’autodéfense.
Ces incidents de frontière donnent prétexte à une campagne de fausses
informations. L’attaché de défense signale par exemple une information
issue des FAR qu’il classe D3 – sa valeur est donc estimée comme particulièrement faible. Selon une interception radio, « le FPR aurait par ailleurs lancé une campagne de faux documents tels que des diplômes scolaires et des certificats professionnels, pour s’intégrer dans la vie active
dès qu’il pourra y entrer ». C’est, de façon caractéristique, une nouvelle
destinée à effrayer les populations anxieuses de se voir chassées de leurs
positions par le retour des émigrés tutsi. Le gouvernement rwandais en
tire prétexte pour concevoir le projet d’armer des milices d’autodéfense
à la frontière : « Le ministre de l’Intérieur rwandais a décidé après le
dernier massacre de populations civiles d’armer la population de la zone
frontalière »115. L’attaché de défense prend contact avec le chef d’étatmajor de la gendarmerie rwandaise pour obtenir des précisions :
Les armes ne seront-elles utilisées que contre le FPR ? Ne risquent-elles pas de
servir à l’exécution de vengeances personnelles, ethniques et politiques ? Les liaisons entre les FAR et les milices d’auto-défense seront-elles suffisamment suivies
pour éviter toute méprise ? Dans quelles conditions seront-elles réintégrées ? Il est
à craindre, écrit-il, que les notables locaux qui désigneront les porteurs d’armes
et qui sont tous issus de l’administration mise en place par le MRND (ex parti
unique) ne favorisent les ressortissants de ce parti116.

Le début de l’année 1992 est donc marqué par une fébrilité française au Rwanda quand les tensions traversent le territoire et la société
rwandais. Dans les moments de crise, les soldats de Noroît vont voir si
les Français installés dans le nord n’ont besoin de rien – ce qui est généralement le cas117. Quand les menaces se font plus précises, on détache
un groupe de combat (une dizaine d’hommes au plus) : ainsi dans la
semaine du 21 mars, « un groupe de combat à Mukamira118 » et la
semaine suivante, un élément plus un groupe de combat sont dépêchés

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

en intervention à Butare pour préciser si des menaces pèsent sur les
Européens les 12 et 13 avril. Par ailleurs, depuis le début de l’année
1992, les livraisons d’armes aux FAR de la part de l’armée française sont
renouvelées, outre les achats faits par le Rwanda à l’extérieur119.
Le meurtre d’une religieuse française, sœur Guido Poppa, le 27 février,
dans la ville de Rushaki à la frontière nord du Rwanda, est le point de
départ d’une intervention immédiate du président Habyarimana. Il fait
savoir à l’ambassadeur que le Rwanda est menacé, ainsi que les ressortissants français et qu’il conviendrait de renforcer l’aide apportée, comme
en témoigne le message que l’ambassadeur Martres envoie le 29 février à
l’intention du Département et de la Défense120. La réponse de Paris est mesurée. Le 4 mars (soit cinq jours plus tard), l’état-major note que la question d’une action française se pose si on suit l’attaché de défense121, mais il
demeure sceptique sur l’intérêt de s’engager. Il rappelle à l’AD qu’« aucune
opération de maintien de l’ordre, aucun engagement aux côtés ou au
profit des FAR ne peuvent être menés sans ordre exprès du CEMA »122.
Cela n’empêche pas le colonel Cussac d’insister dans ses messages adressés
exclusivement à des correspondants militaires, messages dans lesquels il
souligne l’incapacité militaire rwandaise123. Pour sa part, l’état-major multiplie les sources d’information pour savoir comment répondre à la pression de Kigali. Une fiche rend compte de l’analyse du lieutenant-colonel
Chollet124. Son compte rendu permet d’observer comment les initiatives
de la France s’insèrent au milieu de rivalités entre groupes et de conflits de
pouvoir entre Rwandais125.
La France prend progressivement la mesure du fait qu’il lui faut à
la fois soutenir un peu plus militairement le régime et faire face à une
forme de décomposition violente de celui-ci, si elle souhaite continuer
la politique menée depuis 1990 au Rwanda. C’est dans ce contexte que
surviennent les massacres du Bugesera qui entraînent une interrogation
radicale sur l’action de la France.
2.3.1.1 les massacres du bugesera : un point d’achoppement
Les massacres de Tutsi au Bugesera, dans le sud-est, connus dès le
6 mars 1992, bouleversent la donne. La responsabilité de l’administration rwandaise dans ce que l’ambassadeur appelle « un pogrom », est
d’abord peu claire selon son télégramme du 7 mars126, puis nettement

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

identifiée par lui et l’attaché de défense qui, le lendemain 8 mars, dépêchent sur place deux collaborateurs. Ils notent que « la responsabilité
du sous-préfet et du bourgmestre dans l’incitation au pogrom est clairement établie »127. Ces constats se retrouvent ensuite dans une note de
synthèse du renseignement militaire128. Ainsi le renseignement militaire
identifie une pluralité de causes plus ou moins profondes, remontant
aux années passées : la peur d’une menace tutsi liée aussi bien à des incidents frontaliers avec l’Ouganda qu’aux tensions au Burundi ; le rôle
de la radio publique rwandaise et, au-delà, des autorités rwandaises129.
Le renseignement militaire français signale le doute profond qu’il faut
avoir face à une grande partie des institutions rwandaises :
Le bilan connu est très certainement en dessous de la vérité. Il faut noter que
ce pogrom anti-tutsi est le premier depuis l’arrivée au pouvoir du président
Habyarimana en 1973. Il en souligne d’autant plus la portée […]
Il faut craindre une extension des pogroms au reste du pays si les autorités ne
rétablissent pas la confiance entre les deux communautés, en commençant par
faire respecter l’ordre public et en évitant les provocations.
La paix civile ne pourra revenir tant que le conflit avec le FPR ne sera pas
résolu, ce qui suppose une négociation entre toutes les parties130.

L’impact politique de ces massacres est vite perçu. L’ambassade se décide à faire un geste pour montrer aux autorités rwandaises sa désapprobation en organisant une mission humanitaire Noroît auprès des Tutsi.
Un premier message signé du colonel Cussac du 10 mars 1992 est une
demande d’autorisation d’emploi de Noroît pour une aide humanitaire.
Il signale que :
à la suite des massacres interethniques qui ont eu lieu dans le Bugesera (50 km

au sud-est de Kigali) et qui ont fait 200 morts, il y a environ 500 réfugiés à
Nyamata ; l’ONG « Aide et Action » de bonne réputation voudrait distribuer
le 11 mars, soit le lendemain, vingt tonnes de nourriture. à la demande de
l’ambassadeur, l’attaché de défense demande à Paris si la compagnie Noroît
pourrait transporter cette aide à bord de ses véhicules. Il n’y aura aucun risque
militaire. On se sera procuré l’aval des autorités rwandaises131.

L’enjeu politique est clairement rappelé. Cette action « permettrait
ainsi de répondre aux critiques de l’opposition interne qui s’est étonnée
que les militaires français ne s’interposent pas pour faire cesser ces massacres. L’intervention humanitaire de l’armée française aurait un effet
psychologique tout à fait positif » 132.

153

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Cette manifestation est sans lendemain : le gouvernement rwandais
rappelle immédiatement les Français à l’ordre en indiquant que si une
aide est apportée aux Tutsi « réfugiés » à l’issue des massacres, alors une
aide symétrique doit être apportée aux Hutu chassés par l’offensive du
FPR133.
L’ambassadeur ne nie pas les massacres ethniques dirigés contre des
Tutsi, l’implication des autorités et en particulier de la gendarmerie,
même si les choses sont euphémisées134. Il suggère une action de l’armée
française135 et lui demande un geste humanitaire qui ferait bon effet136.
Ce message a bien pour effet d’avoir une influence sur les décisions à
Paris : Cussac envoie copie au colonel Erlinger afin qu’il veuille bien
« en adresser un exemplaire à la DAM des Affaires étrangères pour
que le ministre des Affaires étrangères soit au courant avant le conseil
des ministres »137. L’état-major réagit rapidement et donne son accord
verbal à l’AD Kigali « en précisant que la mission ne serait effectuée
qu’après accord des autorités locales »138, non sans ajouter à la main :
« Accord mais il ne faudrait pas mettre la main dans un engrenage »139.
Un message de Martres détaille les effets de cette action140. L’accueil a
été chaleureux. Les prêtres et religieuses européens auprès desquels se
sont réfugiés les Tutsi sont contents de l’aide matérielle mais surtout
« morale »141. L’ambassadeur, à ce moment, est conscient des risques de
généralisation de ce qu’il appelle encore « affrontement »142.
Le gouvernement de Kigali cependant est furieux. Il estime que la
neutralité de la France a été rompue. Le 17 mars, le colonel Cussac
envoie donc un nouveau message au colonel Erlinger et lui demande
si le détachement Noroît pourrait être autorisé à acheminer une aide
humanitaire du même ordre à Ruhengeri et Byumba, là où se trouvent
les populations hutu déplacées par l’offensive du FPR143. Ce sera fait.
2.3.1.2 une remise en question de l’aide de la france au rwanda
Dans ce contexte troublé, les conditions générales de l’aide française
au Rwanda font l’objet de réflexions à tous les niveaux civils et militaires. Le début du mois de mars est d’abord l’occasion d’une réflexion
sur laquelle ne pèsent pas encore les massacres du Bugesera et où seul le
spectre de la pression militaire du FPR hante les tenants d’un soutien
au Rwanda. Dans ces conditions, le constat d’une forme d’échec par

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

absence d’efficacité du dispositif est fait. Par la suite, à mesure que les
nouvelles venues de la région apportent la confirmation d’un enfoncement du pays dans la violence, l’idée d’un renouvellement des interlocuteurs rwandais se fait jour. Cette nouvelle réalité explique les efforts
de la France au cours des mois d’avril et de mai pour échanger avec
l’opposition rwandaise.
Le 5 mars 1992, à l’état-major, un constat radical est posé sur la situation rwandaise : « Il ne semble pas possible “d’aider” plus nos “amis”
sans faire du maintien de l’ordre et de l’ingérence. Quant à notre instruction, il est inutile de l’augmenter en volume car, vu les résultats,
soit elle n’est pas pédagogique, soit nous avons affaire à de mauvais
élèves » 144. La conclusion est que les militaires français devront s’engager si, en haut lieu, une décision est prise. « La solution à ce problème
est politique ; les militaires cependant peuvent participer à la mise en
œuvre de la décision prise. Ne rien faire est la plus mauvaise solution et
elle met les militaires dans une position vite insoutenable »145.
Au niveau du cabinet du ministre de la Défense, on est tout aussi prudent. Le 6 mars 1992, le colonel Fruchard adresse une note au
ministre pour mettre en lumière la situation au Rwanda146. Il constate
que les négociations ont tourné court et que le FPR exerce une pression
constante sur l’armée rwandaise alors même que l’appui de l’Ouganda
est difficilement démontrable147. En creux, il fait, lui aussi, le constat
d’une forme d’inefficacité du dispositif français. Une interrogation persiste quant à l’intérêt de renforcer l’aide au Rwanda de manière plus
directe comme l’indique le général Mercier, le 9 mars148. Il y reprend
la proposition d’un conseiller militaire de l’état-major rwandais, qui
suggère le survol de la zone par des avions français et une mission de
contact auprès des ressortissants de la part de Noroît dans le nord du
pays pour 24 ou 48 h149. Ainsi, la continuité du soutien français au
Rwanda n’est plus discutée dans les administrations comme l’atteste la
note de Paul Dijoud, nouveau DAM, en date du 10 mars 1992 :
Il est donc nécessaire de renforcer l’appui de la France à l’armée rwandaise. Le
renforcement et l’appui de la France à l’armée rwandaise permettraient d’inverser ces facteurs. Il serait utile en particulier de donner à l’armée rwandaise la
capacité d’opérer de nuit. De la même façon, le retour d’un conseiller militaire
français de haut niveau placé auprès de l’état-major rwandais aurait des consé-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

quences immédiates. Enfin l’acquisition de certains matériels efficaces dans ce
genre de combats devrait être envisagée rapidement150.

La note se termine par une proposition de Paul Dijoud de se rendre
en personne dans la région pour « prendre les contacts nécessaires à la
relance de la politique de la France »151.
Dans le cadre de la préparation d’une réunion interministérielle, à
l’initiative du ministère de la Défense, qui doit traiter en particulier du
Rwanda, l’idée que le renforcement du soutien français doit passer par
la mise en place d’un conseiller auprès de l’état-major des FAR commence à faire consensus à mesure que les difficultés rwandaises apparaîssent à chacun. Une note de la division Emploi de l’état-major des
Armées le souligne152. Juste avant cette réunion interministérielle, le 10
mars, au ministère des Affaires étrangères, l’état-major résume à nouveau ses propositions qui n’ont pas varié153.
La laborieuse nomination d’un conseiller auprès des FAR
La nomination d’un officier français au sein de l’état-major des FAR
rencontre entre mars et avril 1992 des difficultés symptomatiques, des
hésitations, voire des divergences de vues qui se font jour à Paris, par les
acteurs militaires et institutionnels154. Si, début mars, l’idée est avancée
en réunion interministérielle, c’est début avril que la question doit être
tranchée. L’enjeu est d’importance car cette nomination pourrait permettre d’une part d’envoyer un signal fort de soutien, le conseiller venant renforcer directement les capacités de l’armée rwandaise à résister
au FPR. D’autre part, elle signalerait une évolution de notre politique
vis-à-vis des autorités rwandaises, dans la mesure où un positionnement
de ce conseiller, extérieur à la présidence de la République rwandaise,
signifierait un éloignement par rapport au président Habyarimana.
La première trace des réflexions sur le candidat idéal est une note
manuscrite, non datée, du général Huchon sur papier à en-tête de la
présidence de la République. L’EMP explique quel est son candidat155.
Ses critères de choix sont éclairants : il doit s’insérer dans les enjeux de
pouvoir et les conflits de ligne politique qui traversent toute la politique française en Afrique et notamment la rivalité entre Coopération
et armée de terre156. à cette occasion, il affirme à deux reprises à quel
point il ne souhaite pas être vu comme agissant dans le dossier157. Dans

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

un premier temps, l’état-major des Armées établit un dossier à cette fin
le 17 mars158. Il contient un document qui décrit précisément ce que
l’état-major attend de l’officier en place à Kigali159. Le poste serait placé
auprès du président rwandais comme la « mise en place d’un attaché de
défense adjoint dont la vraie mission serait d’être de (sic) conseiller du
président rwandais »160. L’état-major envisage à ce moment de nommer
le candidat suggéré par l’état-major particulier161.
Lorsque, le 9 avril 1992, se tient au ministère des Affaires étrangères
une réunion interministérielle pour discuter des questions africaines,
les positions des divers acteurs français sont, en partie, divergentes162.
Autour des ministres Roland Dumas, Pierre Joxe et Marcel Debarge,
sont représentés les ministères concernés ainsi que la présidence de la
République dont le chef adjoint de l’état-major particulier, le général
Huchon. Si le principe de la fourniture de matériels militaires est décidé, la mise à disposition d’un officier pour servir de conseiller militaire
à l’EM FAR apparaît sensible aux yeux de tous. Une question appelle
des précautions : « Les ministres décident qu’il convient de nommer un
attaché militaire adjoint et de rechercher avec souplesse les conditions
de son rattachement qui garantiront la plus grande efficacité »163.
Ces précautions de langage cachent la volonté de ne pas trancher
encore le débat quant au positionnement du conseiller putatif. En fin
de compte, c’est un officier de l’armée de Terre, le lieutenant-colonel
Jean-Jacques Maurin, qui est désigné le 17 avril 1992164. Le choix d’un
officier de l’armée de Terre semble ouvrir un conflit avec l’attaché de
défense, colonel de gendarmerie. Le 13 avril, un projet de lettre de mission du lieutenant-colonel Maurin affirme qu’il sera « appelé à remplir
prioritairement la fonction de conseiller militaire du chef d’état-major »
« ou de toute autre personne qui vous sera désignée »165. Son poste
est directement lié à l’anticipation de la menace militaire du FPR166.
L’officier nommé agira sous l’autorité de l’attaché militaire « qui reste
le responsable de la mise en œuvre de notre politique de coopération
militaire ». Il devra mobiliser plus fortement le DAMI et éventuellement les autres équipes de coopérants ainsi que Noroît167. Le conseiller
de l’état-major des FAR doit à la fois être en uniforme français et se
faire discret : « Agissant en principe en uniforme français, vous veillerez
à une grande discrétion dans la tenue militaire et dans les propos en

157

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

service et hors service »168. Enfin il doit rendre compte directement à
l’état-major à Paris : « Sans empiéter sur les responsabilités de l’attaché
de défense – chef de MAM, vous rendrez directement compte de ce qui
concerne votre appréciation de la situation à l’EMA (RE. 5 et Emploi
3) en utilisant les différents réseaux existants »169.
Ainsi, en avril 1992, l’état-major à Paris en profite pour avaliser la nomination d’un conseiller auprès du chef d’état-major au Rwanda. Cela
se passe sous le regard attentif de l’Élysée qui laisse faire. Une « Instruction personnelle et secrète pour l’attaché de défense à Kigali » est signée
le 17 avril 1992 par l’amiral Lanxade, chef d’état-major des Armées.
Elle place d’emblée la nomination du lieutenant-colonel Maurin dans
le cadre de Noroît et non pas dans celui de l’accord de coopération qui
n’autoriserait pas vraiment une telle décision. Elle se réfère aux messages
de février et mars 1991 qui établissent le cadre d’action de Noroît ; le
rôle de l’officier est clairement posé dans le contexte rwandais de mars
1992 défini comme une « crise » : « Son rôle consistera à conseiller
discrètement le chef d’état-major des FAR pour tout ce qui concerne la
conduite des opérations, mais aussi la préparation et l’entraînement des
forces armées rwandaises (FAR) » 170.
Le but est clairement « l’amélioration des capacités opérationnelles
des FAR » et la plus grande cohérence de l’action française, soit l’action
du DAMI/1er RPIMa, des coopérants militaires et du détachement Noroît de façon à contribuer à l’amélioration de la capacité opérationnelle
des FAR ».
Le besoin de très grande discrétion est réaffirmé171, et le colonel Cussac est responsable auprès de l’état-major à Paris de ce nouveau dispositif172. Après un mois de présence du nouvel adjoint à Kigali, l’attaché de
défense se fait sévèrement rappeler à l’ordre, le 27 mai 1992, par l’étatmajor à Paris pour n’avoir pas rendu compte comme il lui était prescrit
de le faire. Une « Note pour le colonel Cussac attaché de défense à Kigali et commandant de l’opération Noroît » signée Mercier pour l’amiral Lanxade, indique : « Depuis la mise en place de cet officier aucun
document concernant le développement de la mission n’est parvenu à
l’état-major des Armées, ni à titre personnel comme je le prescrivais, ni
d’autre manière » 173.
Ce document donne en outre une idée de l’utilisation des informa-

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

tions : intégration dans le processus de préparation des réunions interministérielles et de défense ; réunion ministérielle le lundi, interministérielle le mardi au ministère des Affaires étrangères et éventuellement
évocation du dossier en conseil des ministres à l’Élysée le mercredi. Ainsi, il apparaît à l’occasion de cette nomination la volonté de l’état-major
des Armées à Paris d’agir plus directement auprès des forces armées et
donc de s’éloigner dans une certaine mesure des questions politiques.
Dans le même temps, l’EMA souhaite très explicitement renforcer sa
capacité de compréhension de la situation sur le terrain afin de mieux
préparer les prises de décisions à Paris.
La Garde présidentielle : se désengager
La volonté de mieux comprendre, d’agir plus efficacement et, au
besoin, de prendre des distances avec des projets hasardeux de coopération, conduit à une révision du soutien français à la Garde présidentielle
rwandaise.
Le 2 avril, l’ambassadeur français attire l’attention sur la question
de l’assistance technique à la Garde présidentielle, question qui va être
suivie de près à l’Élysée. En substance, il faut garder le DAMI et Noroît
qui rassurent les Européens et même l’opposition rwandaise, mais la
formation de la Garde présidentielle est source de suspicion :
On se plaint que cette présence soit un encouragement au régime en place ou qu’elle
ne soit pas utilisée avec suffisamment de poids pour le faire évoluer. On se plaint
aussi que par-delà la protection de nos propres ressortissants, l’armée française ne
garantisse pas également une meilleure sécurité aux populations civiles et notamment aux minorités ethniques menacées d’exactions […] Il n’en est pas de même
que l’aide que nous donnons à l’encadrement de la Garde présidentielle. Il se trouve
qu’un amalgame confus est fait entre celle-ci, les services de sécurité et de mystérieux
‘escadrons de la mort’ qui passent pour entretenir la terreur dans le pays174.

On trouve dans les archives présidentielles un petit dossier consacré
à cette question daté d’avril 1992 et intitulé : Que faire ? Faut-il aider
Garde présidentielle ?175 Une note datée du 6 avril signée du chef de l’étatmajor particulier, le général Quesnot, et de Thierry de Beaucé, chargé
de mission, permet de suivre le cheminement de la pensée à l’Élysée176.
Le CEMP reconnaît que « le Rwanda traverse une période difficile »177
et que le pays connaît des massacres du fait du pouvoir en place. « De
part et d’autre, les tensions sont attisées. Des massacres interethniques

159

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ont été perpétrés par des milices proches du parti au pouvoir [fluoré par
le secrétaire général de l’élysée sans doute]. L’armée et la gendarmerie
rwandaises évitent d’intervenir. L’opinion internationale est alertée »178.
Malgré cette situation, et parce que le FPR est toujours perçu comme
une menace extérieure venue d’Ouganda et parce que la présence militaire française est jugée stabilisatrice et sécurisante, partir n’est pas
considéré comme une option. Cette note ne comporte pas d’annotation
mais y est jointe une feuille avec mots manuscrits (entourés de fluo)
qui semblent de la main de Thierry de Beaucé : « Mon général, amendé
mais amendable. Ne faut-il pas s’interroger comme l’ambassadeur sur
notre assistance à la Garde présidentielle ? »179
La question de la formation de la Garde présidentielle est non seulement un point de vulnérabilité de la présence française – comme le
signale l’ambassadeur – mais aussi une pomme de discorde entre l’étatmajor et la Coopération à Paris ; une réunion Coopération-Défense est
prévue pour le 31 mars 1992180. On note que le fonctionnement des
services obéit à des règles qui sont dans l’ensemble observées. Pourtant,
le colonel Delort prend prétexte d’un message mal transmis de l’AD
Kigali concernant des achats d’armes auprès de Thomson Brandt du 30
mars pour dénoncer le manque de confiance qui règne entre la Coopération et l’état-major à ce moment181. La formation de la Garde prsidentielle rwandaise semble être un point de tension entre les administrations françaises ; la Coopération ne tient pas la Défense au courant
des instructions qu’elle donne à l’attaché de défense à Kigali182. Pourtant, en cette fin de mars 1992, l’état-major est certes mécontent mais
il demeure prudent. Il ne s’agit pas de marcher par inadvertance sur les
brisées de la présidence de la République. La fiche rédigée par Delort
porte en effet une mention manuscrite « Attention. Il s’agit d’un ancien
GSPR [Groupe de sécurité du président de la République]. En parler à
Huchon et me tenir au courant »183. Malgré tout, le DAMI Garde présidentielle est réorganisé au profit de la gendarmerie rwandaise, signe
que la réflexion collective des administrations permet de reconnaître la
gravité de la situation.
Au final, ces réflexions aboutissent au maintien du soutien de la
France aux FAR, avec néanmoins une volonté d’infléchir la politique
du régime rwandais.

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

2.3.1.3 les tentatives d’influer
sur la politique rwandaise en mai 1992
Dès le 2 avril, Paul Dijoud affirme que si le renforcement de l’aide
militaire serait opportun, il faut aussi rechercher dans l’opposition
rwandaise des interlocuteurs et engager une action diplomatique régionale : « si ces suggestions étaient retenues, une personnalité française
pourrait se rendre dans la région pour prendre les contacts nécessaires
à la relance de notre action »184. Une possibilité de changement diplomatique français est esquissée mais le contexte militaire et la pression
exercée par les forces du FPR continuent de peser sur les réflexions
françaises.
à partir du 28 avril, les attaques du FPR sont à la fois nombreuses
et de faible amplitude, plus proches du harcèlement. Les FAR tiennent
difficilement. Après les attaques des 26 et 27 avril, le 27 au matin, la
position de Gicwamba (9 kms au nord-ouest de Nyagatare) a été reconquise par les FAR au prix de 8 morts, 33 blessés graves et 49 blessés légers dans les rangs du 17e bataillon (ex-Bataillon Byumba) qui a
mené l’assaut. Les assaillants ont laissé 25 morts sur la position , ainsi
que quelques matériels. Un prisonnier a également été fait par les FAR.
« L’opération menée hier dans la région de Karama s’est heurtée à une
forte résistance rebelle et a été suspendue. Elle devrait reprendre ce
matin ». Dans la même journée, des tirs de mortier sur la commune
de Muvumba et le pont de Bushara à 11 kilomètres au sud-ouest de
Nyagattare ont fait neuf morts et quatre blessés graves. Le pont est
détruit, il y a des tirs de mortier, pendant la nuit « un peloton rebelle a
tenté de franchir la Muvumba » et a été repoussé par les FAR185 dont la
qualité militaire est toujours un problème :
Le même jour [28 avril], l’opération de « ratissage » de la région de Karama a
été un échec. Menée par le bataillon para-commando, elle a dû être écourtée
car, une fois de plus, la mise en place a eu lieu avec beaucoup de retard (plusieurs heures) ; les éléments rebelles installés à Karama ont pu ajuster leurs tirs
et forcer au repli le bataillon para-commando186.

En mai, les messages de l’attaché de défense décrivent, comme précédemment, des attaques peu ou mal repoussées, des contre-offensives
qui échouent le plus souvent et, de plus en plus souvent, des troupes qui
lâchent pied sans combattre187. Dès le 5 mai, la pression du FPR prend

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

la forme d’une multitude de petits incidents : attaques et tirs de mortiers ici ; position prise là, ailleurs un blessé, ou un mouvement de repli.
Ainsi harcelées, les FAR subissent leurs pertes les plus graves depuis le
début de la guerre188. Leur mauvaise tenue pousse l’attaché militaire à
des commentaires ironiques189. Plus inquiétant, les troupes d’élite des
FAR sont au bout de leurs ressources et l’on rapporte aussi des faits de
désertion et de brigandage190.
Cette pression et cet effondrement militaire pèsent sur les unités
françaises de Noroît. Celles-ci continuent à mener en parallèle des
missions de sécurité à Kigali, et des « nomadisations » à la frontière
nord en très petits effectifs, très mobiles. Les missions de Noroît ne se
limitent pas à la frontière nord et s’étendent ponctuellement jusqu’à
Butare. Début avril, la protection des religieuses est l’occasion de montrer une présence militaire dans la région du Bugesera où les Tutsi sont
particulièrement menacés191. La semaine suivante, les missions à Kigali
sont inchangées ; des sections de combat sont en nomadisation dans les
régions de Gabiro, Kibungo et l’Akagera ; on retrouve la trace de la mission d’aide humanitaire dans le Bugesera où une section de combat est
envoyée le 18 avril 1992 (pour convoyer de l’aide, mais peut-être aussi
pour donner un signal aux auteurs des massacres du Bugesera). La semaine suivante, du 20 au 22 avril, une section de combat est en reconnaissance d’axes dans les régions de Gitarama, Ruhengeri, Gisenyi192 et
une autre à Cyangugu193. La mise en place, mi-avril, du premier gouvernement de transition, fait envisager une réduction des moyens français
au Rwanda qui toucherait le DAMI possiblement mais pas Noroît qui
est jugé trop importante194. L’ambassadeur Martres a une vision précise
des intérêts en lice195.
Dans ce contexte, le 5 mai, Paul Dijoud propose une « actualisation
des directives politiques sur le Rwanda »196. Elle commence par une
évaluation politique de la situation au Rwanda. Son raisonnement est
le suivant : la nomination par le président Habyarimana d’un nouveau
premier ministre issu de l’opposition chargé de former un gouvernement de coalition est une chose positive ; cependant le FPR accentue sa
pression militaire sur le terrain et cherche peut-être même à le chasser
du pouvoir. Il faut donc, outre des mesures d’appui diplomatique, augmenter l’aide apportée aux FAR. Il ne s’agit toujours que d’améliorer
leur efficacité197. Cette note de Paul Dijoud suggère donc que les actions

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

de la France ne rompent pas vraiment avec la ligne précédente : pressions sur le président ougandais pour qu’il cesse son soutien au FPR,
afin d’éviter l’effondrement rwandais. « La France doit tout faire pour
que cette éventualité soit écartée. à cette fin, il convient d’aider l’armée
rwandaise, en accord avec les présidents et premier ministre rwandais,
à améliorer ses performances face au FPR (deux traits en marge par
l’EM) »198.
Dans cette première semaine de mai 1992, le président Habyarimana
écrit au président Mitterrand199. Ses préoccupations sont plus d’ordre
financier que militaire, mais il est manifeste qu’il comprend que toute
aide de la France est conditionnée au fait qu’il respecte l’agenda politique qu’elle lui impose. Le président du Rwanda commence par des
remerciements pour l’appui « ferme », « inestimable » qui lui a été apporté. « Cet appui a facilité, entre bien d’autres choses, l’avancement de
plusieurs causes nationales » : poursuite de l’aggiornamento politique,
amorcé le 15 janvier 1989 avec une révision de la Constitution (10
juin 1991) qui rend possible l’évolution vers quatorze partis politiques,
gestion partagée de la période de transition. Le premier ministre d’un
parti d’opposition, Dismas Nsengiyaremye, a été nommé début avril et
son gouvernement de coalition a prêté serment le 16 avril.
La cohésion nationale encore plus évidente, permettra de confondre, je l’espère,
définitivement les amalgames criminels faits par les agresseurs entre d’une part
la compétition politique, favorisée par le multipartisme à l’intérieur du pays, et
d’autre part les visées hégémoniques de l’agresseur, au service des causes troubles
du président ougandais, et entretenant diaboliquement la confusion avec ‘l’opposition intérieure’ 200.

Il rappelle ensuite la double forme de la guerre que lui fait le FPR :
infiltrations nocturnes de groupes armés d’une part, bombardements
d’une bande frontalière de 3-5 km avec des roquettes à têtes multiples
de l’autre. Par ailleurs, il lui est difficile, dit-il, de respecter le programme d’ajustement structurel signé avec les institutions de Bretton
Woods. Sur le fond, c’est la guerre qui est la « cause de la quasi-totalité
des problèmes du Rwanda » dont « des tensions de toutes sortes »201. Le
président Habyarimana demande donc un appui pour faire pression sur
l’Ouganda et pour intervenir auprès des institutions de Bretton Woods.
Aucun document conservé ne permet de savoir quelle réponse est réser-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

vée à cette lettre, mais elle précède de quelques jours une visite prévue
bien avant cette date du général Varret au Rwanda dans le cadre d’une
inspection des forces françaises engagées par la Coopération202.
La visite du général Varret dans la région entre le 8 et le 12 mai
semble avoir des conséquences plus importantes. Elle marque peut-être
un changement de politique et en tout cas illustre les choix faits par la
Coopération dans la région, choix qui ne sont pas forcément partagés
à l’Élysée et même à l’EMA. Le général Varret a, avec le nouveau premier ministre, Dismas Nsengiyaremye, et le président des entretiens qui
précisent la position de la France sur les choix politiques du nouveau
gouvernement rwandais qui sont très différents de ceux du président.
Trois télégrammes signés par l’ambassadeur Martres, conservés dans les
archives EMA Emploi, rapportent en détail les entretiens que le général
Varret a eus avec chacun successivement, accompagné dans tous les cas
par l’ambassadeur. Il a ensuite rencontré M. Cohen (USA)203. Tout se
passe comme si ces deux visites faisaient émerger une ligne d’action nouvelle pour la France au Rwanda. La rencontre avec le premier ministre
permet de préciser ses priorités. Dismas Nsengiyaremye se montre prêt
à discuter avec le FPR sans faire de la restitution des territoires occupés
par ses troupes un préalable. Il accepte que ces discussions aient lieu en
Tanzanie. Il propose aussi de séparer la question des relations avec l’Ouganda du reste du dossier ; il envisage la perspective d’un licenciement
partiel de l’armée et se déclare d’ailleurs prêt à avoir recours à l’expertise
de la France en ce domaine en raison de sa grande connaissance de
l’armée rwandaise204. Le général Varret semble acquiescer :
Il compte bénéficier de l’expertise française, tant sur le plan de la formation
que celui de l’appui logistique. Il est également préoccupé par les problèmes qui
se poseront au moment de la démobilisation des troupes qui sera inévitable si
le Rwanda réussit à rétablir la paix. Conscient que ces problèmes seront très
difficiles à gérer, il estime que nous sommes qualifiés de par la qualité des relations que nous avons établies avec l’armée rwandaise pour aider à leur solution
[…] Le général Varret a accueilli favorablement ces deux requêtes qui correspondent aux secteurs dans lesquels nous avons une expérience particulière en ce
qui concerne la réorganisation de la gendarmerie dont l’urgence est évidente205.

Jean Varret évoque ensuite les attentats, et l’ambassadeur, la possibilité d’une aide française206. à la fin de l’entretien le premier ministre
parle des dangers en cas d’abandon par la France207. La rencontre avec

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

le président de la République a un autre ton208. Ce dernier est mécontent, en particulier de la nomination de l’officier français auprès du
chef d’état-major des FAR et non auprès de lui. Il réaffirme ses positions – qui n’ont guère changé depuis 1990 : refus du dialogue avec le
FPR vu comme un parti de l’étranger, et demande d’une aide militaire
française renforcée209. Le 27 mai, le général Varret rédige un rapport
qui semble préparer la visite de son ministre, Marcel Debarge210. Il met
discrètement en évidence les divergences entre le président rwandais et
son premier ministre, et fait le bilan d’une aide française qui croît très
vite : « Les responsables civils et militaires du pays m’ont tous remercié de l’aide française apportée à l’armée rwandaise depuis le début du
conflit en octobre 1990. L’aide de la MMC a effectivement été triplée
tant en coopérants militaires (de 15 à 52) qu’en don de matériel ». En ce
qui concerne la situation sur le front nord, le premier ministre « compte
beaucoup sur la France pour l’appuyer dans ses efforts de négociation
en vue de rétablir la paix […] Selon les coopérants militaires, les unités rwandaises, à quelques exceptions près, sont lasses et difficilement
capables de reprendre dans les prochains jours une action offensive déterminante »211.
Jean Varret note que le premier ministre et le ministère de la Défense
rwandais veulent une « réorganisation complète de l’état-major », avec
le départ du colonel Serubuga, du général de gendarmerie Rwagafilita,
ainsi que du colonel Sagatwa, chef du secrétariat particulier du président
mais qu’« il est peu probable que le président acceptera facilement le
départ à la retraite de ces trois fidèles représentants de la tendance intransigeante de son armée »212. Le général Varret soutient la diminution des effectifs des FAR et surtout le principe de ne pas composer
une armée mono-ethnique et il pointe la divergence entre Nsengiyaremye et Habyarimana quant au licenciement de l’armée213. Enfin il
souligne l’inflation de l’aide militaire française214. En creux, ce rapport
énonce un point de vue assez critique sur l’efficacité de la politique
suivie jusqu’alors, à un moment où de nouveaux partenaires pourraient
permettre de nouvelles orientations.
Le 21 mai, une autre note de Paul Dijoud traite d’abord des projets
de la France concernant la politique intérieure du Rwanda. Celle-ci est
rédigée au lendemain du voyage du ministre de la Coopération Mar-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cel Debarge dans la région215. On peut y lire une forme de critique de
l’intransigeance du président Habyarimana et l’espérance placée dans le
gouvernement libéral pour relancer des négociations :
[Le président Habyarimana] semble en outre exclure un cessez-le-feu avant
que le FPR n’ai été repoussé au-delà de la frontière rwandaise.
Le gouvernement de coalition se montre en revanche ouvert : il semble disposé à accepter un cessez-le-feu in situ, prend des dispositions pour l’octroi des
passeports aux Rwandais réfugiés dans les pays voisins et est prêt à négocier la
participation du FPR au pouvoir, la tenue d’une conférence nationale et même
l’intégration de l’armée du FPR dans les forces rwandaises.
La France doit encourager avec fermeté toutes les parties à la négociation216.

La France entend donc favoriser les parties à engager des pourparlers
à la fois à Paris et en Tanzanie : ce sera Arusha217. Mais pour cela, il
faudrait que le Rwanda ne connaisse pas un effondrement militaire. Or
c’est bien ce qui sembler menacer :
Pour l’équilibre de la région et dans la perspective des négociations, il est impératif que le Rwanda ne se trouve pas en situation de faiblesse sur le plan militaire […] La France doit veiller à ce que le Rwanda ne connaisse pas un effondrement militaire et soit en mesure de faire face à l’escalade de la violence qui
menace, notamment, les communautés étrangères. Il convient donc d’étudier les
moyens d’aider les autorités rwandaises sur ce point et de définir rapidement les
mesures à mettre en œuvre. Il faudra tenir compte du découragement des FAR et
de leur faible combativité, encore accentuée par la perspective d’une négociation
politique avec le FPR et d’un cessez-le-feu218.

   Ces négociations se déroulent dans un contexte de pression militaire du FPR. à la mi-mai – les 11, 12 et 13 mai –, en effet, le FPR
multiplie des attaques plus intenses que d’habitude, et le 15 mai, les
informations sont alarmantes219. Une vision factuelle de la disposition
des FAR peut faire illusion sur la solidité de leurs positions à la frontière. Les commentaires cependant soulignent l’extrême fragilité du
dispositif220. La situation est d’autant plus alarmante que les autorités
rwandaises ne veulent pas voir que le problème est dans les hommes
et le commandement : elles croient encore en la vertu des mortiers :
« L’état-major des FAR affirme cependant que la livraison de 1 000 obus
de 120 (arrivés cette nuit) devrait permettre de reprendre l’initiative de
l’offensive »221.
à Paris, l’état-major est informé dès le 15 mai des attaques du FPR.

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2 : la france face aux crises rwandaises

Les FAR, conscientes de leur fragilité, ont demandé des munitions de
mortier qui leur ont été immédiatement livrées. Toutefois, le commandement n’a pas voulu alerter les Français sur les véritables causes de la situation : désertions et médiocre commandement. Il s’est employé à empêcher le lieutenant-colonel Maurin, officiellement conseiller du chef
d’état-major rwandais, d’aller voir les chefs de secteur, alors qu’il est installé au cœur du haut-commandement des FAR depuis le 27 avril222. Le
message du 29, sur un ton impersonnel, décrit une situation périlleuse ;
la note peut se lire au second degré : elle documente, en fait, surtout ce
que le lieutenant-colonel Maurin n’a pas réussi à faire. Il est au mieux
avec le colonel Serubuga – que le premier ministre s’apprête à limoger
– et il n’a toujours pas été reçu par le président Habyarimana, sans
doute mécontent de le savoir positionné près du chef d’état-major223,
bien que sa position soit celle d’un conseiller intégré au cœur de l’armée
rwandaise224. Par ailleurs, le lieutenant-colonel Maurin travaille à la refonte ou création de quelques unités centrées sur le renseignement, un
point faible très bien identifié des FAR : « Dans l’attente d’être présenté
au président de la République rwandaise, il est actuellement sollicité
pour la conception d’une compagnie de renseignement basée sur des
équipes CRAP [commandos de recherche et d’action en profondeur],
des groupes Rasura et une section d’écoute »225.
Cependant, Jean-Jacques Maurin reste éloigné des secteurs sensibles
du front qu’on semble lui cacher226. Le renseignement est devenu un
enjeu majeur, d’autant plus que le commandement des FAR, sous la
direction du colonel Serubuga, semble de moins en moins fiable. Les
archives du COIA montrent que le général Mercier bénéficie de remontées de renseignement informelles, mais précises, venues de Bayonne
et signées du colonel Rosier, chef de corps du 1er RPIMa. Le champ
du renseignement concerne largement le fonctionnement du dispositif
français au Rwanda, où il parait que les différentes institutions françaises en charge du suivi de la question ne se font pas toutes confiance :
Primo Mise en place Lcl Maurin Rwanda. Son arrivée semble peu appréciée par
l’entourage gendarmerie de l’AD ; en revanche, ce dernier semble se satisfaire
de la présence d’un adjoint OPS à ses côtés. Maurin a par ailleurs, semble-t-il,
déclaré une guerre ouverte à l’entourage de l’AD, y compris le chef du DMAT
ALAT. Secundo Mais la coopération est totale avec le chef du DAMI227.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

La seconde partie du message est une analyse politique de la situation
au Rwanda228. Ainsi, à Paris, que cela soit au ministère de la Défense,
à celui des Affaires étrangères ou bien à la Mission militaire de coopération, l’idée qu’il faut faire évoluer profondément le sens de l’action
de la France au Rwanda est de plus en plus nettement formulée. à ce
niveau, celui des administrations et des hauts-fonctionnaires, le soutien
militaire français n’a maintenant de sens que s’il permet l’ouverture de
négociations larges, et donc s’il est employé pour faire pression sur le
président Habyarimana. Cette politique suppose aussi une capacité du
Rwanda à supporter la pression militaire du FPR, ce qui semble de
moins en moins possible. La perspective de l’ouverture de négociations
pousse le FPR à accentuer cette pression, qui déstabilise les FAR, les
partis rwandais et fragilise donc les hypothétiques plans français.

2.3.2 La crise de juin 1992
Le début du mois de juin 1992 voit l’effondrement des FAR à la
frontière nord alors même que des négociations commencent entre le
nouveau gouvernement rwandais et le FPR à Paris, faisant suite aux
inititiaves diplomatiques de l’été 1991. L’armée française est contrainte
à une intervention décisive. On assiste alors à une mutation progressive
du mandat. Il faut imaginer des solutions de long terme pour apporter
au Rwanda un soutien susceptible de stabiliser le front nord dans le
contexte nouveau des négociations du gouvernement avec le FPR.
2.3.2.1 l’effondrement des far constaté par les français
à la fin du mois de mai, la situation se dégrade encore au nord du
Rwanda comme on peut le constater dans le journal de marche et
d’opération du 2e RIMa. Les FAR se transforment en pillards229. Dans
ce contexte d’effondrement survient l’attaque du FPR sur Byumba
le 4 juin230. Les bataillons du FPR sont décrits (selon des sources qui
semblent être avant tout issues des FAR) comme bien appuyés par la
NRA ougandaise ; ils disposeraient d’artillerie derrière la frontière231.
La note du renseignement militaire affirme que les négociations à Paris
n’auraient pas l’accord du gouvernement rwandais232. Les 5 et 6 juin,
celles-ci se déroulent sous l’égide des Français entre des représentants du
nouveau gouvernement à Kigali et le FPR. C’est pour protester contre

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

ces négociations que les extrémistes hutu organise une manifestation
qui dégénère dans le nord du pays ; c’est peut-être pour peser sur ces
négociations que le FPR fait bouger ses troupes. Enfin la perspective
d’un cessez-le-feu n’est pas non plus étrangère au mouvement de désertion des soldats des FAR et au mécontentement des officiers.
Demandes pressantes d’aide, suite à une attaque hypothétique
Le 5 juin à 8 h, le président Habyarimana appelle l’ambassadeur de
France pour lui faire savoir que Byumba est attaquée et qu’il s’agirait
d’une offensive du président Museveni « en liaison avec les négociations qui s’ouvrent aujourd’hui à Paris » 233. L’ambassadeur Martres n’est
pas certain de l’ampleur de l’attaque mais il est « en tout état de cause
nécessaire de renforcer le détachement Noroît »234. Il transmet ensuite
la demande du ministre de la Défense : « M. Gasana m’a demandé
en conclusion une intervention française directe sous la forme d’une
aide en munitions de 90. Celles-ci manqueront aux AML qui sont actuellement dirigées vers Byumba »235. Le 6 juin 1992, l’état-major des
Armées annonce l’arrivée d’un détachement sous les ordres du colonel Rosier. Le colonel Cussac doit proposer des dispositions de combat incluant les unités Noroît et le DAMI pour le dimanche 7 juin à
midi : « Cette étude présente à l’évidence un caractère confidentiel et ne
devra pas être portée à la connaissance des autorités rwandaises »236. Les
consignes dessinent une subtile ligne de crête où d’un côté, il est rappelé
le caractère humanitaire de la mission237 et d’un autre, la nécessité de
ne pas avoir l’air de soutenir les FAR238. En parallèle, les représentants
français sur place font le constat de l’effondrement des capacités rwandaises :
Les rebelles dont l’effectif ne dépassait pas un bataillon se sont repliés vers le nord
sans être interceptés. Leurs pertes sont estimées à une trentaine de tués dont deux
tiers de civils que les Rwandais selon leur habitude n’ont pas cherché à identifier
avant de les enterrer. … La section de Noroît rentrera ce soir à Kigali. Tous les
Français sont déjà en sécurité depuis hier matin239.

Le 8 juin, le renseignement militaire amplifie ces analyses en soulignant l’effondrement des FAR et l’efficacité des forces du FPR240. Dans
le contexte de la cohabitation rwandaise entre le président et son premier ministre, la position de la France est délicate, car en porte-à-faux

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

avec l’exécutif et les FAR. Le premier ministre sollicite la France dans
cet esprit : « M. Nsengyiaremye souhaite notre intervention directe,
précise l’ambassadeur mais ne voudrait pas que nous perdrions le rôle
de modérateur qu’il tient beaucoup à nous voir conserver »241.
Les Rwandais précisent même le type d’intervention qu’ils attendent :
un passage aérien pour interdire le passage des véhicules du FPR sur le
pont de Gatuna, éventuellement le bombardement de celui de Gatuna
pour empêcher sa prise par le FPR et enfin l’occupation et la protection
de Byumba pour la même raison242. Le premier ministre attend la réponse de Paris pour s’entretenir avec Habyarimana, et lie les deux questions : réforme du commandement et aide de la France. L’ambassadeur
souligne que si la France devait intervenir, il faudrait avertir le FPR qu’il
y a une limite à ne pas dépasser ; tout en lui garantissant « par ailleurs
que notre souci est de favoriser au Rwanda un équilibre politique dans
lequel il doit trouver sa place, qui passe par le rejet de la dictature mais
qui exclut aussi tout changement de régime »243.
Le 10 juin 1992, le premier ministre réussit à changer le commandement de l’armée. Le colonel Serubuga, chef d’état-major, est remplacé
par le colonel Nsabimana, ancien commandant du secteur opérationnel
de Mutara. Le colonel Rwagafilita, chef d’état-major de la gendarmerie,
est remplacé par le colonel Ndindiliyimana (non gendarme) et ancien
ministre de la Défense. Les Français ont de nouveaux interlocuteurs244.
Le premier ministre est désormais acquis au principe de l’aide française : « Le changement du haut commandement des FAR permet une
timide amélioration de la situation : départ des colonels Serubuga et
Rwagafilita respectivement CEMA et CEM gendarmerie remplacés par
Deogratias Nsabimana et Augustin Ndindiliyimana. Le PM rwandais
se félicite du déploiement de troupes françaises »245. Dismas Nsengiyaremye se démarque du président Habyarimana. Pensant qu’une attitude
jusqu’au-boutiste serait suicidaire, il « attend de la France une aide proportionnée au résultat […] : à savoir un équilibre des forces qui rende
la négociation bénéfique pour les deux parties »246.
Le rapport de la semaine du 15 juin 1992 mentionne pour le secteur
de Kigali, outre des tirs à Kanombe les 10 et 13 juin247, que Noroît s’implique dans le maintien du calme à Kigali : reconnaissance des points
d’implantation des ressortissants, deux interventions dans le quartier

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

de Kiyovu le 19 juin pour le ramassage et l’évacuation des blessés ; recherche des pillards, récupération de munitions (DF non explosées)248.
La situation militaire s’est dégradée. « Des pilonnages limités ont lieu
mais les efforts des FAR pour reprendre certaines localités sont des
échecs »249. à Paris, des discussions entre le gouvernement et le FPR250,
on retient les demandes du FPR concernant la fusion des deux armées
en conflit. C’est un point crucial pour les FAR.
Enfin, toujours le 10 juin, la réponse de la France sur un engagement
militaire direct arrive à Kigali : « La France ne souhaite pas engager directement ses moyens militaires dans le conflit rwandais »251. Ce constat
conduit à l’envoi d’une mission d’expertise pour trouver un moyen de
renforcer la présence française252.
Analyser militairement la situation rwandaise :
l’envoi de la première mission Delort
à Paris, on essaye d’analyser la situation et d’élaborer une réponse
commune aux diverses parties prenantes : Affaires étrangères, Coopération, Défense et bien entendu EMP. Les semaines passées ont vu des
divergences d’analyse. Le 13 février, le discours de Pierre Joxe devant le
séminaire des chefs de mission d’assistance militaire rappelait la nécessité d’une plus grande coordination entre les deux ministères sur les
questions de défense253. Depuis le 9 avril, aucune réunion des ministres
concernés par les affaires africaines n’est tenue ; elles ont été remplacées
par des réunions organisées sous l’autorité du secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Initialement réunions préparatoires, elles
sont devenues, de fait, des réunions de coordination. Or la première
dizaine de juin correspond à un moment où le cabinet du ministre de
la Défense s’attache à réviser la politique française en matière d’accords
de défense avec les pays africains. Cette politique se heurte aux prérogatives des ministères des Affaires étrangères et de la Coopération qui
considèrent que la défense est un enjeu majeur de la coopération que la
France entretient avec certains pays africains. Jean-Claude Mallet, directeur de la DAS, rappelle au ministre de la Défense dans une note du
13 juin que la position de son ministère est « extrêmement périlleuse.
Le ministère est totalement isolé dans les réunions de haut niveau auxquelles ce sujet est abordé »254. Ainsi, l’envoi de la mission des colonels

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Rosier et Delort au Rwanda permet au ministère de la Défense de poser
un diagnostic sur les options restant ouvertes.
Du 12 au 16 juin, le colonel Delort (EMA/RE), chargé du dossier
« relations extérieures et Afrique » pour le CEMA, est au Rwanda255.
Les deux chefs d’état-major rwandais accompagnent les Français sur
le front et ils élaborent ensemble des solutions et des propositions. On
note une évolution sensible de la position de l’état-major rwandais, en
cohérence avec celle du premier ministre256. Même si la situation militaire est grave, il ne s’agit pas de chasser le FPR hors du territoire mais
de se donner les conditions de négocier avec lui257. Par ailleurs, la mission française est à l’écoute des demandes rwandaises258.
Dans cette situation difficile, le président Habyarimana recherche
comme toujours l’appui direct du président Mitterrand. Gilles Vidal,
chargé de mission à la présidence, fait le 16 juin une note sur la demande d’audience du président Habyarimana259. Il rappelle le processus de démocratisation, en cours, signale la volonté « des rebelles du
FPR […] de renforcer leurs positions et d’étendre les territoires qu’ils
contrôlent au Rwanda avant d’accepter un cessez-le-feu ». à l’Élysée on
pense que :
Pour l’équilibre de la région et dans la perspective des négociations, il est
important que les autorités de Kigali ne se trouvent pas en situation de faiblesse sur le plan militaire.
D’autre part, nous avons appuyé la négociation de paix entre les autorités rwandaises et le FPR. à cet égard, nous avons pris l’initiative de plusieurs rencontres
(en octobre 1991 et en janvier 1992) et accueilli celle qui s’est tenue du 6 au
8 juin dernier, au cours de laquelle il nous a été expressément demandé d’être
observateurs dans les négociations directes engagés par les parties.

Le président Habyarimana devrait donc être reçu. Le président Mitterrand acquiesce. La note porte ses initiales et « oui ».260
Après les visites de terrain et les entretiens, le rapportDelort conclut
sur quatre points : le maintien de Noroît, la formation d’une batterie
d’artillerie, la formation des cadres militaires rwandais et celle d’unités
de gendarmerie261. Pour Noroît, le rapport envisage même l’envoi d’éléments au-delà de Kigali vers le nord : « La mission des éléments peut
être modifiée pour que 50 % des moyens restent sur Kigali et que l’autre
partie soit, quand il est nécessaire, présente sur le terrain »262. En ce qui
concerne le DAMI, il faudrait « commencer dès le 22 juin le stage de

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

mise en condition opérationnelle des 270 sous-lieutenants qui durera
plusieurs semaines et demandera que le DAMI soit renforcé de nouveaux
instructeurs »263. Surtout, les Français devraient s’insérer durablement au
niveau opérationnel dans le commandement des FAR : « Autoriser, avec
règles de comportement, le LCL Maurin, le chef de DAMI et son adjoint
à apporter occasionnellement un conseil de commandement aux trois
commandants de secteur de Byumba, Ruhengeri et Mutara »264.
Enfin, il faudrait doter les FAR d’une puissance de feu susceptible
d’équilibrer les tirs du FPR. Le coût de cette aide est jugé faible en
hommes : « compte tenu des spécialistes déjà présents un seul officier supplémentaire est nécessaire » car à ce stade de la réflexion seul
la cession des pièces d’artillerie est envisagée. En ce qui concerne le
DAMI gendarmerie un programme de reprise en main est prévu sur
cinq mois265. Delort prévoit aussi une réorganisation du dispositif français : l’état-major à Paris doit être mieux renseigné et ne pas dépendre
des FAR à cet égard. On adjoindra à l’attaché de défense un officier spécialisé qui s’appuiera sur le ROEM [Renseignement d’origine électromagnétique] et sur toutes les unités françaises présentes. Il faut « mettre
en place le plus tôt possible un officier qui assurerait sous les ordres
de l’AD toute la fonction renseignement à partir des éléments fournis
par Noroît (dont ROEM), le DAMI, les coopérants, le LCL Maurin,
conseiller de commandement auprès du CEM »266. Cela marque la volonté d’émancipation du renseignement.
La conclusion du rapport de la mission Delort mérite d’être signalée
car elle analyse, en suivant les propos de ses interlocuteurs rwandais,
le risque de retour « à l’époque des grands massacres ethniques »267. La
conclusion est claire : il faut aider les FAR d’autant plus que ce sont des
modérés qui le demandent :
Ainsi la mission estime qu’une aide très urgente devrait être accordée au Rwanda pour avant tout éviter que le FPR, conforté par ses succès, ne dépasse les
objectifs qu’il s’est initialement fixés pour atteindre la capitale. En effet, pour
reprendre les propos de l’homme mesuré qu’est le CEM, le colonel Nsabimana,
le Rwanda sombrerait alors dans « une guerre civile sanglante étendue à tout le
pays » c’est-à-dire que l’époque des grands massacres ethniques serait revenue268.

Les recommandations d’une mission comme celle de Delort sont
destinées à cheminer entre les ministères et – dans ce cas – à aboutir à

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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une note à l’Élysée. Une note du 19 juin 1992 signée François Nicoullaud, directeur du cabinet civil et militaire du ministre de la Défense,
fait le point à l’intention du ministre des Affaires étrangères – sans
doute dans sa fonction de tutelle de la Coopération – sur l’aide qui
pourrait être apportée au Rwanda269. La note reprend le constat de crise
de l’appareil sécuritaire rwandais270. Les demandes rwandaises portent
sur la mise en condition opérationnelle de 270 sous-lieutenants sortant
d’école ; la fourniture de moyens de liaison, le maintien d’un approvisionnement continu en munitions, la fourniture d’équipements de
vision nocturne et surtout « la participation du détachement français
mis en place dans le cadre de l’opération Noroît à une action dissuasive
pour rassurer les populations sur les arrières »271. Il faut aussi former et
équiper un groupement de gendarmerie mobile et recycler les officiers
et gradés commandant les unités de gendarmerie territoriale. Le directeur de cabinet remarque que l’appui au commandement des FAR et la
formation d’une batterie d’artillerie relève du choix de la Coopération.
En transmettant sans discuter les propositions du rapport aux Affaires
étrangères et à la Coopération, la Défense semble, sans s’y opposer pour
autant, inviter les deux autres administrations parties prenantes à assumer leurs options politiques au Rwanda.
2.3.2.2 l’organisation d’une aide française au rwanda
Il apparaît nécessaire de soutenir les Rwandais dans la perspective
d’une négociation alors que leur armée menace de s’effondrer. La mission du colonel Delort permet d’élaborer diverses pistes de soutien militaire, notamment en matière d’artillerie.
La batterie de 105 : une solution à double tranchant
La batterie d’artillerie de 105 apparaît aux Rwandais comme une
solution miraculeuse et aux Français comme une option pragmatique.
Une fiche du bureau emploi de l’état-major du 19 juin précise comment sera prélevée la compagnie d’artillerie272. Elle sera prise sur la dotation des éléments français d’Assistance opérationnelle (EFAO) tout
proches : « Il est envisagé de mettre en place au Rwanda au profit des
FAR, le matériel et les munitions de la batterie de 105 mm des EFAO,
positionnée à Bouar(RCA) »273.

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

Les premières livraisons doivent être rapides pour avoir un impact psychologique. Les rotations sont planifiées et doivent « permettre une mise
en place de la totalité des pièces de 105 mm et de la dotation initiale
en obus en une quinzaine de jours, la date de la première rotation étant
dépendante de celle de la prise de décision »274. Trois modèles de décision
sont envisagés selon l’urgence et la capacité à obtenir des moyens aériens
supplémentaires de France275. Ce document non signé est contenu dans
la fiche-dossier qui porte la mention « Accord » général s/chef276. Le 20
juin, l’opération est mise en place277. Le 22 juin, l’arrivée de la batterie de
mortier est signalée dans le JMO du 2e RIMa : « Ces canons sont destinés
à former la batterie de l’armée rwandaise ». Suivent d’autres canons et le
personnel français capable de les servir278. On remarque la désignation
très flottante de la batterie en quelques jours. Le colonel Rosier arrive
pour prendre la tête de ces forces. Le général Mercier rédige le 21 juin
un ordre très clair et fait preuve d’une certaine méfiance vis-à-vis des
initiatives locales qui pourraient entraîner la France aux côtés des FAR. Il
rappelle à l’attaché de défense à qui cet ordre est destiné :
En aucun cas il [le plan franco-rwandais] ne fait état d’un engagement immédiat, dans la zone des combats, des obusiers de 105 mm, qui seraient servis de
surcroît, en tout ou partie, par du personnel militaire français.
En conséquence vous voudrez bien vous en tenir strictement aux dispositions de
ce plan et prendre, en accord avec les autorités rwandaises, des mesures nécessaires pour que l’instruction de cette unité s’effectue en dehors de la zone des
combats et hors de la portée des armes d’appui du FPR. Je vous rappelle que
l’éventuel engagement de personnel français est de nature politique et que, à cet
égard, il est clair que vous ne devez prendre aucune initiative en ce sens et qu’il
vous appartient de ne placer indirectement le détachement français dans une
situation telle qu’il se trouve contraint de participer d’une façon ou d’une autre
aux combats279.

Le 23 juin 1992, le général Mercier confirme dans un message adressé au colonel Cussac que la formation en matière d’artillerie dispensée
aux Rwandais ne peut avoir lieu que dans la plus grande discrétion280.
Ce soin particulier dans le renouvellement de consignes, déjà données
par ailleurs, atteste le souci du général Mercier de garder un contrôle
très serré des opérations françaises concernant ces pièces d’artillerie et
les personnels qui les accompagnent. Mais deux jours après, il doit autoriser le colonel Cussac à faire procéder à des tirs réels alors qu’aucun

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Rwandais n’est prêt. Il assortit son autorisation de conditions : que la
présence des Français soit secrète et que les mortiers ne soient pas tournés
vers le FPR afin « d’éviter toute méprise et tout risque d’interprétation
erronée, vous veillerez à ce que ces tirs ne soient pas dirigés vers les positions du FPR et respectent strictement les consignes de sécurité »281.
Dans des instructions destinées au colonel Cussac et concernant les
usages de la batterie d’artillerie, le général Mercier rappelle de façon insistante que cette batterie et son personnel doivent être présentés comme ne
servant qu’à l’instruction des soldats rwandais. Cette insistance n’atteste
pas seulement d’un souci de contrôle parisien mais aussi du fait que par
rapport aux demandes formulées dans le rapport du colonel Delort, la
situation de ces batteries a déjà évolué. En effet, le colonel suggérait le 17
juin qu’il ne faudrait accompagner les pièces que d’un seul officier instructeur supplémentaire ; or le général Mercier doit préciser le 23 qu’« en
restant dans l’esprit du plan de renforcement de l’assistance militaire aux
FAR, et plus particulièrement dans le cadre de la formation d’une batterie de 105, il a été décidé de porter à 28 les personnels spécialistes «
Artillerie » en provenance des EFAO »282.
Ce changement d’ampleur est un signe : les 28 personnels provenant du 35e
régiment d’artillerie parachutiste donnent aux forces françaises une capacité
nouvelle mais les consignes précisent bien qu’il ne s’agit que d’instruction et
qu’il ne faudrait pas que les autorités rwandaises en déduisent autre chose283.
Cependant le scénario d’une dégradation rapide de la situation est envisagé
ainsi que l’engagement de la batterie avant la fin de la formation :
Si, avant cette échéance, la situation venait à se détériorer brutalement au point
qu’une percée sur la capitale se produise et que la sécurité de nos ressortissants
soit compromise, et seulement en de telles circonstances, l’unité d’artillerie pourrait alors bénéficier du soutien du personnel français. Il va de soi qu’une telle
décision relèverait de l’Amiral CEMA et de lui seul.
Ces dernières dispositions doivent rester confidentielles et assorties de précautions telles qu’aucun personnel français ne puisse être identifié dans le service
direct des pièces284.

Il s’agit de penser cette forme d’action au Rwanda dans le cadre d’une
détérioration de la situation militaire. Cela conduit à un retour au Rwanda du colonel Delort, du 24 au 30 juin. Le 26 juin apparaît sous sa plume
la notion « d’aide semi-directe » car il constate qu’il n’est pas envisageable

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

de faire tirer la batterie de 105 avec un personnel rwandais dans les jours
à venir : « En cercle restreint nous étudions la possibilité d’actions semidirectes, c.a.d batterie FR/RW, le personnel FR étant le moins visible
mais présent »285. Cette évolution, déjà envisagée en creux à Paris, est
accentuée à Kigali par l’angoisse des interlocuteurs rwandais qui voient
que la ville de Byumba risque de tomber. Le colonel Delort propose donc
à Paris trois scenarii dont l’un a sa préférence : « traiter les objectifs FPR
repérés et arrêter ainsi la poussée adverse qui conduit à une dislocation
complète du dispositif »286. L’ensemble est inscrit dans un contexte précis : « la gravité de la situation militaire et l’échéance politique du 10
juillet (capitale pour la stabilité du pays et l’évolution favorable du régime »287. Dans le même temps, les colonels Delort et Rosier insistent sur
le fait que la décision en France ne peut être que politique. Le 1er juillet
le colonel Delort insiste encore sur la gravité des conséquences politiques
en cas de rupture du dispositif militaire rwandais288.
En juin 1992, la mise en place du dispositif français d’artillerie
marque à la fois la volonté de soutenir efficacement le gouvernement
rwandais tout en visant, dans le même temps, à rester dans les cadres
juridiques spécifiques de l’assistance militaire technique qui proscrit
toute forme d’engagement direct dans les combats.
L’engagement français dans le soutien semi-direct
L’engagement français n’empêche pas les demandes récurrentes
d’armes formulées par le Rwanda. Le 3 juillet, le colonel Rosier reçoit
de nouvelles directives signées de l’amiral Lanxade qui paraissent directement inspirées du rapport ci-dessus289. Elles s’appuient sur plusieurs
scenarii qui permettent de mesurer la situation exacte, politique et militaire. Le premier est le plus souhaitable mais pas le plus probable : les
FAR arrivent à tenir seules une ligne de front. Le troisième scénario
évoque la dislocation du dispositif rwandais. L’amiral Lanxade n’est, à
cet égard, pas optimiste :
Il va de soi que le scénario n° 1 est le plus souhaitable sinon le plus probable.
Tous les efforts nécessaires devront donc être faits pour stabiliser la ligne de front
actuelle et éviter ainsi une implication des éléments français dans les combats.
L’important effort d’assistance opérationnelle des Forces Armées Rwandaises,
récemment entrepris par la France, est de nature à favoriser ce scénario290.

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(1990-1994)

Le CEMA préfère considérer le
Scenario n° 2. L’armée rwandaise qui défend avec tous ses moyens la ville de
Byumba dont l’importance psychologique est considérable […] et de Mutara,
obtient une aide opérationnelle d’urgence»291.
[Dans le même temps], les objectifs FPR repérés sont traités, des actions contre
offensives locales maintiennent le front en équilibre ; les pourparlers continuent.
Les semaines cruciales s’écoulent. Fin juillet se reconstituent les réserves292.

Puisque ce scenario est le plus probable, il faut le considérer dans
son contexte politique. Il faut craindre une action offensive du FPR
désireux de se présenter à la table des négociations en position de force :
« Dans cette éventualité, les autorités rwandaises ne comprendraient
pas que la France ne mette pas à leur disposition les moyens qu’elle leur
a octroyés et qui permettraient de rétablir une situation périlleuse ». Il
faut donc continuer à planifier une opération franco-rwandaise permettant de réagir à une offensive du FPR en 24 à 48 heures293. Les
ordres reçus sont exactement ceux qui ont été élaborés sur le terrain en
juin : choisir un objectif symbolique, agir en réaction à une offensive
et surtout, pour les Français, ne pas se laisser voir. Il faut qu’il n’y ait ni
prisonniers ni pertes françaises, surtout du côté de la batterie de 105294.
L’amiral Lanxade demande par ailleurs que les Français affichent une
présence dissuasive dans la région Ruhengeri/Base, « en dehors de la
zone des combats, de façon à alléger le dispositif rwandais » mais sans le
faire savoir aux Rwandais295. Enfin, aucune action ne peut être engagée
sans ordre écrit de Paris296.
Depuis juin, les autorités rwandaises multiplient les demandes de
livraison de munitions. L’ambassadeur s’en fait l’écho constant, tout en
alertant ses correspondants sur les relations difficiles entre le président
rwandais et son premier ministre. Un message intitulé « Demande d’appui formulée par le premier ministre rwandais » précise :
Cette demande traduit la volonté de M. Dismas Nsengiyaremye de soutenir la
démarche que le président Habyarimana compte faire auprès du président Mitterrand cet après-midi. Je ne puis toutefois que regretter qu’elle m’ait été adressée
par écrit et avec copie au ministre des Affaires étrangères et de la Coopération
à Kigali et à l’ambassadeur du Rwanda à Paris, ce qui expose ce document à
toutes les indiscrétions. Martres297.

En la matière, les autorités rwandaises obtiennent ce qu’elles demandent. Les archives témoignent de livraisons complémentaires pour

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2 : la france face aux crises rwandaises

les canons de 105 qui s’enchaînent jusque dans les derniers mois de
l’année298. Dans le cadre de cet engagement auprès des forces rwandaises pour empêcher un effondrement militaire du pays avant le début
des négociations, une place importante est accordée au soutien donné
à l’état-major des FAR. Le renforcement des moyens du 1er RPIMa au
Rwanda dans le cadre du DAMI permet en effet le soutien systématique
de la chaîne de commandement des FAR299. La présence de la batterie
de 105 mais aussi les conseils donnés au niveau de l’état-major des FAR
comme à celui des chefs de secteur, conduit à constater une influence
française très forte sur la stratégie rwandaise dans les jours précédant
le cessez-le-feu. Le poids du colonel Rosier transparaît alors dans les
rapports qu’il adresse, le 27 juillet, au général Mercier et au colonel
Lafourcade300. Le lendemain, 28 juillet, le colonel Rosier souligne que
le FPR ferait peser un danger sur Byumba dans la perspective d’un
dernier effort visant à la prise de cette préfecture301. Cette analyse le
conduit à proposer un plan en fin de matinée : « J’ai envie de proposer
à l’EM FAR de changer ses priorités et d’engager dès demain les 105
sur Byumba avec renfort éventuel des 122 dès après demain (si c’est
possible) »302. Il peut influer sur l’état-major rwandais sans passer par le
chef de ce dernier :
Bien que n’ayant pu joindre le CEM, j’ai convaincu l’EM cet après-midi que la
priorité des priorités était à nouveau Byumba. J’ai donc rendez-vous à 6 h demain matin avec le cdt de secteur pour une intervention musclée qui je l’espère
dissuadera la concentration FPR de sauter le pas avant le 31/7303.

Le 29, le colonel Rosier signale au général Mercier que le traitement
de Byumba est en cours304. Ce jour-là, il doit encore peser sur les choix
de l’état-major rwandais : « Je maintiens l’effort sur Byumba malgré les
hésitations de l’EM. Intervention demain des 2 batteries, les 122 traiteront les objectifs les plus lointains jamais atteints jusqu’à présent »305.
Le dispositif se renforce effectivement le lendemain avec deux batteries
jusqu’à la fin de la journée306.
L’influence de la batterie d’artillerie dans les derniers moments de
l’offensive FPR et de la contre-offensive gouvernementale la rend à la
fois essentielle et visible. Or, le déploiement de cette batterie, et surtout
des artilleurs français, n’est pas sans poser le problème du cadre dans
lequel l’action de la France s’inscrit. Opérer un retour à l’ordre apparaît
désormais un souci croissant chez les militaires français, à commencer

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

par le colonel Rosier qui signale le besoin de conserver un dispositif
reposant sur l’artillerie – mais aussi sur les écoutes et le renseignement –
tout en évitant d’entrer trop visiblement en opposition avec les termes
du cessez-le-feu. Dès la fin du mois de juillet, le colonel propose donc
la réduction de la batterie, son retour à Bouar, en Centrafrique, et, en
compensation, la nomination à terme d’un officier d’artillerie ou interception radio AMT au Rwanda307.
2.3.2.3 sortir du guêpier ?
réfléchir à la décrue des moyens militaires français
à partir de la mi-juillet, les Français essayent de se retirer, ou du
moins de retirer les moyens envoyés en urgence en juin : compagnie
sous les ordres du colonel Rosier et batterie de 105, en même temps que
les Rwandais déploient les plus grands efforts pour éviter ce qu’ils considèrent comme un abandon. Or en parallèle, on prépare les négociations
à Arusha. à partir du cessez-le-feu, intervenu le 30 juillet, les Français
essayent de replier le plus de forces possibles et les Rwandais de les en
empêcher en se servant de leurs relais à Paris. L’état-major français est
de plus en plus contrarié de ne réussir à ramener ni sa batterie de 105
– quand on ne menace pas de l’obliger à en livrer une ou même deux
autres –, ni ses hommes qui sont toujours plus de 300 sur le terrain en
octobre. L’accord de coopération est réécrit pour ouvrir la voie à de nouvelles possibilités. On explore celle de laisser des hommes sur place avec
des cartes de coopérants, ce qui est risqué. L’Élysée qui ne peut déjà plus
vraiment compter depuis le printemps sur la bonne volonté du général
Varret, le chef de la MMC, se trouve désormais en tension avec l’étatmajor, qui, occupé en Yougoslavie, aimerait clore l’épisode Rwanda.
à Paris, des réunions se succèdent au mois de juillet pour arrêter un
ensemble de décisions quant à l’intervention au Rwanda et de nouvelles
modalités de coopération pour faire face à l’urgence et préparer l’avenir.
Des rapports viennent de l’attaché de défense à Kigali, de l’ambassadeur et
des militaires en poste ou en mission ; des réunions « Afrique » se tiennent
à Paris, et le général Quesnot qui y assiste ainsi que le conseiller Bruno
Delaye, sont en mesure d’y faire prévaloir leurs choix. Plus rares, des réunions interministérielles, parfois sous la présidence du premier ministre,
préparent le conseil des ministres ou un conseil de défense. Par ailleurs les
visites du président Habyarimana à l’Élysée ont une importance décisive.

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

Ainsi, au lendemain de la réunion « Afrique » au Quai d’Orsay, une
note du chef de la division Emploi de l’EMA à destination du colonel
Roques du 22 juillet308 fait le point et prépare une réunion interministérielle qui « aura lieu le 29 juillet à 15 h 30 à Matignon, sous la
présidence de M. Bérégovoy »309. Le ministre de la Défense souhaite
disposer de nouvelles fiches qui lui permettent de montrer l’importance
et le coût de l’engagement français au Rwanda. Ce peut être aussi, pour
Pierre Joxe, un moyen détourné d’exprimer, sa réserve vis-à-vis de la
politique menée au Rwanda.
Exigences rwandaises et flottements français
Sur le terrain, afin de ne donner lieu à aucun reproche qui compromettrait le cessez-le-feu, l’heure est à préparer les Rwandais à un
désengagement des Français, ce qui ne va pas sans mal. Pour la batterie
de 105, le ministère de la Défense prévoit de diminuer le nombre des
servants français progressivement et discrètement ; la petite équipe qui
resterait pourrait être, si besoin était, à nouveau complétée rapidement
par des éléments de nos forces en République centraficaine. Lorsque le
colonel Delort évoque la question devant ses interlocuteurs rwandais,
il semble créer une forme de panique à la hauteur de l’importance de
l’artillerie dans la stratégie gouvernementale rwandaise.
Le retrait des artilleurs français au 31 juillet est annoncé à ses interlocuteurs par le colonel Rosier dans un message personnel adressé à
Lafourcade :
Me référant aux déclarations de M. Dijoud, je lui ( ?) ai dit que la France
misait sur le cessez-le-feu du 31 juillet. Par ailleurs, je lui ai rappelé que la formation de la batterie de 105 arrivait à son terme, que certes il manquait encore
les éléments rwandais (pour que cette unité soit réellement autonome) mais que
l’implication des Français dans son fonctionnement n’était plus envisageable
au-delà de la date du 31/7 quelle que soit la suite des événements. En effet, si
la guerre devait continuer sans que son appui ne soit remis en cause, la France
trouverait d’autres moyens pour aider le Rwanda. En clair, notre aide « semidirecte », comme je le lui avais dit initialement, n’était que temporaire310.

Cependant l’hypothèse de l’abandon du « soutien semi-direct » suscite stupeur et sentiment de catastrophe à Kigali. Début août, le colonel Rosier écrit au colonel Lafourcade dans un message « strictement
personnel » sur ce qui se passerait si la France ne compensait pas le

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

réajustement des effectifs par des dons en matériel :
Une remise en cause de cet édifice fragile provoquerait la stupeur (se rappeler du
ton des entretiens lors du « voyage Dijoud » effectué en plein « scénario semidirect ») et la catastrophe car la thérapeutique à appliquer aux FAR s’inscrit
dans la durée […] Dans mon esprit, jusqu’à plus ample information, cela passe
par un réajustement des effectifs (de façon à supprimer toute ambiguïté) et une
compensation en matériels indispensables311.

En effet, Paris et Kigali ne sont plus en phase. Alors que l’étatmajor étudie des modalités de désengagement, le président Habyarimana cherche non seulement à conserver la batterie de 105 sur
place, mais à en obtenir une seconde qui lui aurait été promise par
le président français. Le colonel Rosier note qu’il y a dans la conduite
française une « ambiguïté » qui devient, le 18 août, un malentendu qui
fait réagir l’état-major à Paris :
Avant de quitter le Rwanda, je tiens à rendre compte du malentendu qui s’instaure à propos des canons de 105.
Déjà courant juillet le CM FAR m’avait annoncé qu’une 2e batterie de 105
serait constituée. Informé sur ce point, je lui avais fait remarquer que les 12
canons disponibles étaient prévus pour assurer une disponibilité technique
maximale pour une seule batterie.
Il m’a relancé hier sur ce point, suite à une entrevue qu’il avait eue avec le président Habyarimana.
De toute évidence, le président qui parle même de 3 batteries, a obtenu des
assurances lors de son passage à Paris. Soit il a mal compris et c’est gênant. Soit
il y a discordance à notre niveau. Ce qu’ils pensent et ce qui provoque leur étonnement. En tout état de cause, il me semble important de remettre les pendules
à l’heure au niveau qui convient (PR)312.

Parler d’un « malentendu » est, dans le langage feutré des administrations, le signe d’une opposition frontale. En clair, l’état-major ne veut en
aucun cas céder une seconde batterie d’artillerie, quelles que soient les
promesses faites ou non, par, ou au nom du président de la République,
promesses dont il n’a par ailleurs pas officiellement connaissance. Le
message du colonel Rosier doit entraîner une réaction à l’état-major
des Armées313. Il ne semble pas, cependant, qu’il y ait eu un arbitrage
en faveur de la demande rwandaise314. Cependant, entre l’analyse du
malentendu et la réponse, il se présente un léger décalage. En effet, si le
colonel Rosier indique que la source française du malentendu se situe

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

au niveau du « PR », la réponse du colonel Lafourcade n’engage que le
ministère français de la Défense et l’EMP avec le général Huchon, qui
est adjoint au CEMP. En revanche, ni le général Quesnot ni encore
moins le secrétariat général de l’Éysée, voire le président, ne sont engagés par la réponse. En somme, le mystère de ce circuit d’information
reste total pour les acteurs concernés.
Dès le 4 août, au lendemain du cessez-le-feu et la veille du déploiement du Groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN), l’état-major à Paris étudie les conditions d’une « déflation des effectifs »315. Le
cessez-le-feu et la prévision d’entrée en fonction de la force d’observation du GOMN obligent à réviser le dispositif français. Une nouvelle
évaluation des risques politiques au Rwanda conditionne la capacité des
Français à se désengager. Les termes de l’analyse de l’EMA, et notamment l’idée que de nouveaux massacres pourraient se déclencher, ne
vont pas sans poser quelques problèmes : « Les Hutus, plus particulièrement le parti extrémiste CDR316, pourraient provoquer la chute du
gouvernement et rompre le cessez-le-feu, estimant que trop de concessions ont été faites au FPR lors des négociations d’Arusha »317. Plus loin
la même inquiétude est exprimée dans des termes qui semblent penser
que c’est la pression du FPR ou le désir de négociation des partis modérés qui sont la cause de la menace de massacres :
à l’intérieur les clivages s’accentuent et pourraient déboucher sur de violents
incidents ethniques entre Hutus et Tutsis. L’attitude des partis politiques favorables au FPR, et en particulier celle du parti libéral, entraînent en retour le
durcissement des hutus opposés aux accords d’Arusha318.

Enfin, le durcissement est considéré comme une réaction à « l’intransigeance » du FPR319. Dans ces conditions, on peut craindre, pense-t-on
à l’état-major à Paris, des « incidents ethniques [débouchant sur] une
chasse aux tutsis »320.

2.3.3. De la difficulté de se désengager
L’état-major estime cependant que le moment est venu d’étudier les conditions précises d’une « déflation des effectifs engagés au Rwanda ». En premier
lieu, on maintient le pari de la formation, mais sous une forme renouvelée.
Retirer l’une des compagnies de Noroît, reprendre le contrôle de la batterie
de 105 mm, donner des cartes de coopérants à ceux qui restent, et même

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

livrer des matériels via la coopération : autant de points d’achoppement
qui tout au long du mois d’août et de septembre vont retarder le départ des
troupes françaises, toujours envisagé, jamais complètement réalisé.
Alors que tout les oppose, la Défense et les Affaires étrangères se
concertent pour savoir comment contourner les termes de l’accord de
cessez-le feu en continuant à aider le Rwanda. Le 6 août une (rare) lettre
du ministre de la Défense au ministre des Affaires étrangères signée de son
directeur du cabinet civil et militaire, François Nicoullaud, porte sur l’application des accords de cessez-le-feu au Rwanda321. La Défense rappelle
le problème. Signés le 12 juillet en prévision d’un cessez-le-feu prévu pour
le 31 juillet, les accords prévoient « la suspension des approvisionnements
en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le terrain » et « le
retrait de toutes les troupes étrangères après la mise en place du GOMN
à l’exclusion des coopérants militaires se trouvant au Rwanda suite aux
accords bilatéraux de coopération »322. Le problème se pose d’abord pour
les munitions et les armes légères que la France est sur le point de livrer :
2000 obus, 20 mitrailleuses. Pour ce qui est du retrait des troupes, un
début de solution est trouvé avec la rédaction d’un avenant à l’accord
de défense entre la France et Rwanda : la Défense signale aux Affaires
étrangères qu’elle ne voit aucun obstacle à ce que cet avenant soit signé.
Cette lettre s’inscrit dans une divergence plus générale car le ministre de
la Défense, Pierre Joxe, est globalement opposé à la façon dont est traitée
l’affaire du Rwanda. Sur la question de la signature d’un nouvel accord
de défense ou du financement global de la présence militaire française, il
trouvera les moyens de le faire savoir sans cependant bloquer les décisions.
2.3.3.1. Noroît en septembre 1992 : tout change et rien ne change
Les deux compagnies de Noroît semblent installées pour longtemps
au Rwanda. Les Français semblent avoir repris la routine de leurs activités d’avant l’offensive de juin, entretenant une présence dissuasive
et faisant du renseignement. Début septembre, on les trouve en nomadisation au sud de Ruhengeri, cantonnés sur le campus de Nyakimana, dans le parc de l’Agakera et à Kibuye323. Les 4 et 7 septembre,
des réunions avec les FAR précisent la sécurité des vols vers la France.
Quelques militaires partent, d’autres arrivent324. On nomadise toujours
aux mêmes endroits : les 14, 15 et 17 octobre, un groupe est envoyé
dans le parc des volcans325.

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

Le message du 28 septembre commence par un décompte des forces
présentes au Rwanda : 319 personnes réparties en plusieurs EMT326,
dont certains posent problème à l’état-major qui se demande « pourquoi
ils ne sont pas intégrés au DAMI »327. Les négociations entre l’EMA et
la Coopération concernant les militaires devant rester au Rwanda sous
une forme moins visibles ont été laborieuses : la Coopération traine des
pieds, tandis que le ministère de la Défense s’y oppose clairement et le
dit à l’ambassadeur le 2 octobre :
Le ministère de la Défense ne souhaite pas qu’une carte de coopérant soit délivrée aux compagnies du détachement Noroît. En effet outre le fait que le procédé
ne manquerait pas d’être dénoncé par le FPR, il apparaît inopportun de créer
un précédent en assimilant la mise en place d’une unité de combat à une forme
de coopération technique328.

Le problème des effectifs qui n’arrivent pas à quitter le Rwanda n’est
pas résolu : il y a toujours trop de monde. Le compte rendu hebdomadaire du 3 octobre commence par un rappel des forces présentes :
toujours 316 personnes plus huit soutiens administratifs. L’homme
du Détachement autonome de transmission (DAT) a une « situation
auprès de Noroît en cours de régularisation ».
Les activités ont cependant complètement changé, les Français
cessent d’aller à la frontière nord et préparent leur départ, avec commémorations, livraisons de matériel au GOMN329, tirs, préparations
d’examen, reconnaissances au sud de Butare et localisation de ressortissants. La semaine suivante est organisée une présentation du matériel de
dotation en présence des FAR à l’aéroport et une reconnaissance dans
le sud330 ; la semaine d’après, Noroît assure une présence auprès des
ressortissants de la région sud et sud-est de Kigali331. à la fin du mois
d’octobre 1992, un passage dans le nord est effectué332.
2.3.3.2. Octobre : ramener la batterie de 105 à Kigali ?

La question de la batterie de 105, posée en juillet, devient cruciale.
Des attaques du FPR à la frontière se succèdent, limitées et rythmées
par les avancées et reculs des négociations d’Arusha. Le 8 octobre, les
FAR entreprennent de répondre localement, mais comme elles mettent
mal en œuvre leurs propres mortiers de 120, elles tirent avec les mortiers
de 105 qui leur ont été « donnés » par les Français, ce dont s’offusque le

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

FPR. Le chef d’état-major FAR vient avec des Français, pour ramener
la batterie de 105 à Kigali, loin des tentations du front333.
à l’EMA, un commentaire manuscrit est rédigé : « Il est regrettable
que les FAR aient utilisé la batterie de 105 mm durant cette période.
C’est une erreur tactique qui va susciter un problème avec le GOMN
et créer une difficulté supplémentaire à Arusha. Que dire du contrôle ?
Pilotage un peu plus serré »334. Dans les jours suivants, les rapports de
l’attaché de défense à Paris mentionnent ces tirs de 105 mm335.
Au début du mois d’octobre les conditions de la présence militaire
française au Rwanda, telles qu’elles ont été imaginées et appliquées depuis
1990, sont devenues obsolètes par bien des aspects. L’effondrement des
FAR remet en cause l’efficacité d’une politique fondée sur la formation.
L’intervention opérationnelle, à la frontière, du DAMI sous couvert de
formation, est en contradiction de plus en plus flagrante avec les accords
qui se négocient à Arusha. Deux compagnies chargées normalement
d’interventions ponctuelles sont encore en place plusieurs mois après
leur arrivée, contrairement aux principes d’emploi, ce qui suscite l’opposition de l’état-major à Paris. Le président Habyarimana, qui a l’oreille
de l’Élysée et même de son premier ministre, ne souhaite cependant pas
se trouver démuni devant une attaque à la frontière nord jugée toujours
possible. Parallèlement, la France initie un processus diplomatique.

2.4 négociations internationales et
premiers protocoles d’arusha :
l’occasion manquée du désengagement

Le processus d’Arusha, qui se déroule du 29 mars 1991 (accords de
la N’Sele) au 3 août 1993, date de la signature des accords entre le
gouvernement rwandais et le FPR, est appréhendé par la France selon
une double dimension. Elle entend favoriser un règlement régional du
conflit par association des différents pays de la région : l’Ouganda, le
Zaïre, le Rwanda, le Burundi et le Kenya ainsi que la Tanzanie qui
accueille la négociation et endosse le rôle de « facilitateur » ; sans oublier
l’Organisation de l’Unité africaine. à la demande de cette organisation, la France est accueillie en tant qu’observatrice avec d’autres États
(Sénégal, États-Unis, RFA). Cette mission française – dont les membres
changent au cours des deux années – a un but, favoriser l’établisse-

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

ment d’un accord entre les différentes parties du conflit, et un moyen,
conseiller le gouvernement rwandais, l’une des parties du conflit.
Comment la diplomatie française articule-t-elle les deux dimensions,
soutien à un règlement régional de paix par l’intermédiaire de l’OUA et
conseil à l’État rwandais ?
Si France, Belgique et Zaïre s’efforcent de tisser des liens entre les
différents partenaires régionaux pour trouver une solution au problème
rwandais (octobre 1990-printemps 1991), la France joue un rôle plus
conséquent entre août 1991 et avril 1992 en lançant des initiatives qui
lui sont propres. Enfin, entre juin 1992 et janvier 1993, elle est à la fois
actrice des négociations qui concernent le Rwanda, et observatrice de
celles qui se tiennent à Arusha. Celles-ci débouchent sur la signature
d’un certain nombre de protocoles.

2.4.1. Le jeu de deux États : France et Zaïre
(octobre 1990-printemps 1991)
Dès le 20 octobre 1990, le maréchal Mobutu décide de retirer les
troupes zaïroises du Rwanda et de changer de politique en lançant une
initiative diplomatique. Cela est confirmé le 24 octobre par l’ambassadeur français au Kenya qui rapporte les propos du premier ministre
belge, Wilfried Mertens, en tournée dans la région avec une délégation
de haut niveau (ministre des Affaires étrangères et ministre de la Défense
belge) : « Celui-ci [Mobutu] cherche à récupérer les avancées diplomatiques belges et à organiser à son profit une conférence régionale centrée
sur la région des Grands Lacs. Il couperait ainsi l’herbe sous le pied de
Bruxelles et apparaîtrait comme le « sage » de la région »336. Ainsi, le maréchal Mobutu réunit à Gbadolite – sa résidence personnelle – les chefs
d’État du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda, le 26 octobre 1990337.
Parallèlement aux efforts du Zaïre, la Tanzanie déploie des efforts
diplomatiques en invitant plusieurs chefs d’État de la région (Rwanda,
Ouganda, Tanzanie et Burundi), le 19 février 1991338. C’est finalement
au Zaïre qu’est signé l’accord de cessez-le-feu (dit de la N’Sele, dans la
banlieue de Kinshasa) le 29 mars 1991339 et c’est un succès diplomatique pour le Zaïre qui permet au maréchal Mobutu de regagner un peu
de crédit sur la scène internationale. Un Groupe d’observateurs militaires (GOM) est dépêché à la frontière ougando-rwandaise pour sur-

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(1990-1994)

veiller l’effectivité du cessez-le-feu340. Il est composé de « 15 Burundais,
15 Zaïrois, 15 Ougandais, 15 Tanzaniens, 5 Rwandais et 5 membres
du FPR ». Conformément à ses engagements, le président Mobutu a,
pour sa part, dépêché dès le 30 mars son contingent d’observateurs »341.
De son côté, la France apporte son soutien aux tentatives régionales de
règlement de la question, elle verse notamment une aide financière de
deux millions de francs au GOM à partir de mai 1991342.

2.4.2 Les initiatives diplomatiques françaises : faciliter des
conversations directes entre le FPR et le gouvernement rwandais
(octobre 1991) ; l’envoi de la Mission d’Observation française
à la frontière ougando-rwandaise (novembre 1991-avril 1992)
Le déploiement des observateurs africains rencontre des problèmes
importants. C’est aussi un élément du rapport de force entre le FPR et
le gouvernement rwandais. Yannick Gérard, ambassadeur de France à
Kampala, rapporte, en novembre 1991, à l’occasion de ses entretiens avec
des dirigeants du FPR, que ceux-ci accusent « le Rwanda qui demandait
aux Nigérians de retarder l’envoi du groupe d’observateurs pendant les
attaques massives qu’ils menaient contre le Front »343. En janvier 1992, le
directeur d’Afrique du ministère ougandais des Affaires étrangères déclare :
[Ne] pas comprendre pourquoi le groupe d’observateurs de l’OUA (Zaïre-Nigéria), pour le cessez-le-feu RPF [Rwandan Patriotic Front]-Armée rwandaise, n’était toujours pas opérationnel. Il croyait qu’il s’agissait d’un manque
de moyens logistiques mais je lui ai rappelé que la France, l’Allemagne et la
Belgique avaient réitéré leurs dispositions à financer une assistance à cet égard.
L’ambassadeur du Rwanda n’avait pu donner d’explications satisfaisantes sur
l’attitude actuelle du Nigéria, du Zaïre ou de l’OUA, sur cette question344.

2.4.2.1 les initiatives françaises : les pourparlers directs
gouvernement rwandais-fpr (paris, 23-25 octobre 1991)
Parallèlement au soutien aux tentatives de règlement régional, la
France lance une initiative diplomatique à l’été 1991 pour favoriser les
négociations directes entre les différentes parties345. Le Quai d’Orsay
accueille les ministres des Affaires étrangères ougandais et rwandais à
Paris le 14 août 1991346 mais surtout la direction des Affaires africaines
et malgaches (DAM) organise, du 23 au 25 octobre 1991, des ren-

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2 : la france face aux crises rwandaises

contres secrètes entre le gouvernement rwandais et le FPR à Paris347.
Les deux délégations sont conduites respectivement par MM. Claver
Kanyarushoki, ambassadeur du Rwanda à Kampala, et Pasteur Bizimungu, Hutu qui a rejoint le FPR348. Le quai d’Orsay reconnaît implicitement une certaine modestie des délégations :
Ni le ministre des Affaires étrangères rwandais, ni le colonel Kanyarengwe,
président du Front, n’ont pu participer aux discussions quand la venue du premier a été confirmée. Il est en effet apparu que le second n’était plus disponible ;
toutefois cette rencontre apporte deux gains. En premier lieu une méthode.
Afin de permettre un dialogue constructif, il fut convenu dès le départ de ne
pas aborder les questions les plus polémiques et notamment celle relative à la fin
des hostilités, mais, à l’inverse, de définir un certain nombre d’aspirations communes constituant des objectifs à plus ou moins long terme. Cette méthode de
travail a permis de dégager des conclusions qui serviront de base aux prochaines
discussions.

D’autre part, les deux parties se mettent d’accord sur un certain
nombre de points majeurs349 :
1°) L’unité du peuple rwandais ; 2°) Un pays démocratique ; 3°) le droit à la
citoyenneté rwandaise et le droit au retour pour tous les réfugiés ; 4°) L’égalité
des chances pour tous les Rwandais ; 5°) L’accès libre aux moyens d’information ; 6°) Le respect des droits de l’homme ; 7°) La paix.

Enfin, les deux délégations reconnaissent qu’un processus politique
« pour faire progresser la démocratie est en cours au Rwanda » et « qu’il
serait souhaitable que le FPR y participe ». Ils regrettent que la poursuite
des combats « empêchait cette participation ». Enfin « pour les deux délégations la démocratisation implique la formation d’un gouvernement
de transition à base élargie ». Il est précisé que « l’absence de publicité
et la confidentialité sont en effet essentielles à la bonne poursuite de
nos efforts ». Ainsi, c’est à Paris que les bases d’une discussion entre
belligérants rwandais sont posées. Par ailleurs, la France propose une
initiative aux gouvernements ougandais et rwandais, la création d’une
Mission d’Observation française à la frontière ougando-rwandaise.
2.4.2.2 la mof et le gom
Opérationnelle du 26 novembre 1991 au 10 mars 1992, cette Mission d’observation française avait pour but d’enquêter sur les violations

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(1990-1994)

de la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, dans le contexte de la
guérilla menée par le FPR contre le gouvernement rwandais […] Cette
MOF fut constituée d’un diplomate, François-Xavier Gendreau, et de
sept observateurs mis à disposition par le ministère de la Défense350.
La France attendait de cette mission, selon une note de la direction des
Affaires africaines et malgaches en date du 22 octobre 1991, « que, par
sa présence, elle incite les parties à la modération et mette fin aux plaintes
non fondées qui auraient pu jusqu’alors être émises » et qu’elle informe
chacune des parties et des tiers, sur le comportement de l’autre partie. Le
but recherché, toujours selon la note précitée, est double, « d’une part
que le gouvernement ougandais modère son appui au FPR – qui serait
peut-être plus enclin à négocier – d’autre part, que le président Juvénal
Habyarimana soit davantage incité à poursuivre son ouverture ».
La MOF, basée à Kigali, rencontre plusieurs problèmes. En premier
lieu, le fait de ne pouvoir se rendre dans les zones, au Rwanda, tenues par
le FPR. D’autre part, bien qu’aisément identifiable grâce à ses uniformes
et véhicules blancs, la MOF subit des tirs d’armes automatiques, qui se
révèlent venir des FAR351. Enfin, elle est traversée par différents objectifs et
pratiques. Deux exemples le montrent : en premier lieu la question de
l’interrogation à Kigali par la MOF de prisonniers FPR, ce qui entraîne
une réaction vigoureuse de la part de l’ambassadeur français en Ouganda,
Yannick Gérard352. Il signale les risques politiques. La question de la détection de l’origine des tirs d’artillerie de part et d’autre de la frontière ougando-rwandaise est une autre question importante. Elle est souhaitée par
les deux parties. Ainsi Yannick Gérard évoque, le 4 octobre 1991, « toute
l’importance que l’on attachait, du côté ougandais, à ce que la France,
puisse, en toute indépendance, et selon ses propres sources d’informations
dans la région y compris “avec les moyens technologiques” (sous-entendu
acoustiques) se faire une idée exacte de ce qui se passait dans la zone frontalière »353. George Martres y est également favorable et, dans une note
du 21 janvier 1992, il écrit : « Il faudrait que notre mission soit dotée de
radars de projectographie, qui resteraient sous notre contrôle, afin qu’ils ne
puissent pas servir, du moins à ce stade, de radar de contre-batterie pour
l’armée rwandaise. Les Ougandais, aussi bien que les Rwandais, en ont
souvent appelé à nos moyens “sophistiqués” de repérage »354. Le ministre
des Affaires étrangères ougandais évoque même la possibilité que la France

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2 : la france face aux crises rwandaises

envoie un hélicoptère pour renforcer les capacités de la mission355. L’envoi
de matériel de détection est un point de divergence entre différentes administrations. Ainsi, un bristol – accompagné d’un document daté du 24
janvier 1992 – écrit par le général Huchon et destiné à Catherine Boivineau révèle la pensée de l’adjoint au CEMP : « Vos ambassadeurs ont raison de réclamer des radars de projectographie. Dans un premier temps ils
peuvent servir à la MOF pour prouver l’origine ougandaise des tirs. Dans
un deuxième temps on peut les donner aux Rwandais qui ajusteront leurs
tirs de contre-batterie (surprise désagréable côté FPR !) »356. Le rapport de
la MOF indique, par défaut, que ces matériels n’ont finalement pas été livrés. Le 26 février 1992, F. Nicoullaud, directeur de cabinet du ministre de
la Défense, indique au ministère des Affaires étrangères que « l’envoi d’une
mission d’observateurs français (MOF) à la frontière ougando-rwandaise
n’a pas produit les résultats escomptés »357.
En effet, les conclusions du rapport de la MOF358 rendues début
avril 1992 relèvent principalement de « fortes présomptions de violations de frontière issues de l’Ouganda et du Rwanda ». Il conclut que
« le ravitaillement du FPR, notamment en munitions lourdes, nécessite
une logistique qui ne peut être assurée qu’en Ouganda ». Il en est de
même pour les centres d’entraînement et de soins. La MOF affirme
que le FPR ne dispose que « par intermittence de quelques positions
avancées au Rwanda [...] elle n’a pu donc dès lors conclure à l’existence
d’un Rwanda libéré qui rendrait l’aide apportée au FPR par l’Ouganda ». Le 20 juin 1992, le Quai d’Orsay livre aux ministres rwandais et
ougandais des Affaires étrangères les conclusions de la MOF, en présence
du secrétaire d’État adjoint américain pour les Affaires africaines. Si le
ministre ougandais « a insisté sur le caractère imparfait des conclusions
de la MOF », l’Ouganda se déclare cependant « d’accord pour accueillir
une nouvelle mission française, le cas échéant élargie à d’autres pays ».
Cependant C. Boivineau note que Kampala refuse « d’accepter à ce
stade un mécanisme de contrôle », ce qui est jugé comme « en contradiction avec le souhait affiché par M. Ssemogerere359, ministre des
Affaires étrangères ougandais, d’une nouvelle mission d’observateurs
français […] soit envoyée à la frontière »360. Une autre voie existait. En
février 1992, l’ambassadeur de France en Ouganda, Yannick Gérard
prônait une autre solution :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Il me semble que le moment serait venu (dans le courant de mars) d’avoir des
entretiens bilatéraux franco-ougandais francs et approfondis au sujet de cette
crise. [rappelant que] Voilà maintenant plus d’un mois que le président Museveni m’a fait part de son souhait de recevoir à Kampala, un haut officiel français pour discuter, de manière approfondie, de la crise rwandaise361.

Il réitère cette demande par courrier le 1er juin362.
Les affrontements armés entre le FPR et le gouvernement rwandais
sont l’occasion pour plusieurs acteurs étatiques, une fois les combats
passés, de déployer une activité diplomatique. C’est le cas du Zaïre,
soutenu par la France dans ses efforts, qui œuvre à une solution diplomatique régionale, pour retrouver une légitimité internationale. Face
à l’échec d’une solution diplomatique africaine, la France tente de
trouver des solutions, en contribuant à des négociations secrètes FPRgouvernement rwandais à Paris et avec la mise en place de la MOF à
la frontière rwando-ougandaise. En refusant de fournir un matériel de
projectographie à la MOF, le ministère des Affaires étrangères refuse de
choisir entre la solution proposée par le général Huchon et la possibilité
de faire la lumière sur l’origine des tirs d’artillerie à la frontière. Elle
désigne l’Ouganda comme base arrière du FPR sans en apporter totalement la preuve. Dans l’équilibre des forces qui s’établit dans la région
des Grands Lacs, la France contribue à réintroduire le Zaïre tout en
rejetant la possibilité de conversations directes au plus haut niveau avec
l’Ouganda. Ceci aurait été une façon de reconnaître à cet État le rôle
d’interlocuteur privilégié dans la crise rwandaise et d’acteur de premier
plan à l’échelle régionale, ce qui lui est contesté à la fois par le Zaïre et
par le Kenya. Un autre facteur peut avoir joué un rôle, l’importance de
l’outil militaire ougandais forgé par une décennie de combat intérieur
et dont l’expérience et la puissance ne peuvent être négligées même
pour l’armée et la diplomatie françaises.

2.4.3 L’OUA, la France et les premiers accords
(juin 1992-janvier 1993)
2.4.3.1 le rôle de l’oua
Le nouveau gouvernement rwandais dirigé par M. Dismas Nsengiyaremye, nommé le 16 avril 1992, a pour politique d’arriver à un
cessez-le-feu et de « favoriser la réconciliation nationale »363. Les négo-

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

ciations directes avec le FPR, commencées en juin 1992, aboutissent à
un nouvel accord de cessez-le-feu signé à Arusha le 12 juillet 1992. Cet
accord, note le rapport de la MIP, prévoyait de surcroît « le partage du
pouvoir dans le cadre d’un Gouvernement de transition et l’intégration
des soldats du FPR dans l’armée rwandaise ». Il prévoit un calendrier
de négociations.
Dans le cadre de l’OUA, qui s’est proposée pour faciliter les négociations entre les deux parties, plusieurs réunions se tiennent à AddisAbeba à partir de juillet 1992, notamment celles instituant la CPM
(Commission politico-militaire) du Rwanda364. La CPM365 se réunit
une fois par mois, ses décisions sont prises par consensus. Elle peut « se
faire assister par des experts, elle peut également faire appel aux pays
et à toute organisation capables de l’aider à atteindre ses objectifs ». La
France y siège en tant qu’observateur. Le 12 juillet,
L’OUA décide […] la création d’un Groupe d’observateurs militaires neutres
(GOMN), composé de 50 personnes, pour surveiller la zone tampon entre la
partie du Rwanda contrôlée par le FPR à la suite de son attaque du 1er octobre
1990, et le reste du pays […] la direction des Affaires africaines du ministère des
Affaires étrangères français estimait encore en mai 1993 que le GOMN n’était
toujours pas en mesure d’accomplir sa tâche correctement366.

Fidèle à sa volonté d’impliquer les états africains dans le règlement
régional, la France soutient le GOMN par un certain nombre de
mesures : transport des observateurs de leur pays d’origine à Kigali,
siège du GOMN, fourniture de moyens radio, habillement et diverses
fournitures (lits de camp, lampes, jumelles, trousses d’urgence, rations
individuelles, etc.)367. Par contre, il n’est pas fourni d’hélicoptère, équipement clé, malgré la demande faite par le GOMN. C’est le brigadier
Ekundayo Babakayode Opalaye, nigérian, qui est désigné pour le diriger368. Les différents équipements sont remis au GOMN le 6 octobre
1992369.
2.4.3.2 le rôle de la délégation française
La France est invitée à se faire représenter en tant qu’observateur à
la phase III des négociations d’Arusha qui doit se dérouler du 7 au 16
septembre. La délégation française est composée de François-Xavier
Gendreau, ministre plénipotentiaire, chef de délégation, du colonel

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Delort de l’état-major des Armées et de Jean-Christophe Belliard, premier secrétaire à l’ambassade de France à Dar-es-Salam, Tanzanie. Cette
mission dispose de moyens de transmission autonomes : pour la période
allant du 5 au 15 octobre 1992, le colonel Roques, qui fait partie de la
délégation française, est accompagné de deux sous-officiers chargés de la
transmission des données par Inmarsat TCS 9000370, ce qui lui assure
une autonomie certaine de communication. « La délégation s’emploiera
à favoriser un accord entre les parties. L’objectif doit être d’amener le
FPR à s’intégrer au processus politique en cours au Rwanda »371. Des
instructions précises sont données quant au partage du pouvoir :
Il doit se poursuivre selon les modalités consolidant l’ouverture et permettant au
FPR de participer pleinement et pacifiquement au processus politique jusqu’à la
tenue des élections, à la formation d’une armée nationale: notre souci est de parvenir à une dilution progressive des combattants du FPR au sein des FAR […]
La proportion d’éléments FPR devra être un compromis entre les revendications
du gouvernement (1 pour 14) et du FPR (un quasi-équilibre).
Il est également précisé que la France attache une grande importance « à
l’organisation d’élections libres qui légitimeraient de manière incontestable
l’actuelle démocratisation du Rwanda » ainsi que le retour des réfugiés ».

Les négociations d’Arusha III s’achèvent le 18 septembre 1992 sur un
communiqué conjoint portant sur le partage du pouvoir dans le cadre
d’un gouvernement de transition à base élargie. Dans son compte rendu, François-Xavier Gendreau éclaire le rôle de la délégation française
« par un effet de présence de nature à calmer quelque peu les débats. Témoins, représentant des gouvernements, muets en séance, ils ont pu en
réunions organisées par le “facilitateur” ou en coulisses, aider à diverses
reprises à dissiper certains malentendus, à modifier des formulations,
voire à rechercher des accommodements », notamment par des contacts
directs et discrets avec la délégation du FPR, et « en intervenant par
l’intermédiaire de l’observateur sénégalais, actif et habile […] à relever
ici qu’à aucun moment ne fut perçue du côté rebelle une quelconque
critique visant la présence militaire française au Rwanda »372.
2.4.3.3 arusha, points de désaccords et points d’accords
(août 1992-janvier 1993)
Le processus d’Arusha est un processus complexe où les différents
acteurs, le gouvernement rwandais, le FPR, l’OUA ainsi que le « fa-

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

cilitateur tanzanien » et les observateurs ont clairement identifié des
écueils, des points problématiques à résoudre et un chemin, celui de la
négociation, par une politique de « petits pas » portant sur des points où
une convergence est possible. L’écueil principal est clairement identifié,
il s’agit des questions militaires. Les questions des droits de l’homme et
du Gouvernement de Transition à Base élargie (GTBE) étant des points
où un accord semble plus facilement atteignable.
La question de la formation d’une armée nationale
L’intégration de l’APR au sein de l’armée rwandaise est une des questions clés du processus de négociation et des accords d’Arusha. La question n’avait pu être résolue à l’occasion des discussions secrètes entre
FPR et État rwandais tenues à Paris durant le mois d’octobre 1991.
Elle est épineuse car elle dessine un possible équilibre des forces futures
entre les deux protagonistes du conflit ; elle oppose une armée qui a
connu des succès militaires (l’APR) aux FAR qui ont, le plus souvent,
durant les années 1990-1992, reculé.
La discussion concernant l’accord sur l’armée et la gendarmerie rwandaises apparaît donc comme le point focal des négociations d’Arusha.
Chaque camp a des objectifs avant la négociation. La France, les États-Unis
et la Belgique, bien qu’observateurs, ont également un point de vue sur ce
que devrait être l’accord entre le FPR et l’État rwandais. Ainsi, Américains
et Français discutent de ces questions durant les mois de juillet et août
1992. Rapportant qu’un « spécialiste en cessez-le-feu que les états-Unis
ont décidé d’envoyer à Kigali s’y trouverait le 5 juillet 1992 », Catherine
Boivineau écrit qu’« il est important que l’émissaire n’ait de contacts du
côté français que diplomatiques » et conclut que si les états-Unis n’ont
jusqu’ici montré leur souci de n’intervenir « qu’en complément des efforts
de la France […] ils ont déclaré ne pouvoir engager à l’avenir ni hommes ni
moyens. Il serait dans ces conditions paradoxal qu’ils cherchent à prendre
un rôle de leader dans la proposition d’un cessez-le-feu que les forces françaises pourraient, entre autres, être appelées à contrôler »373.
 à Washington, l’attaché des forces terrestres près l’ambassade de
France aux États-Unis est reçu, au Département d’état par le responsable du secteur « Afrique orientale ». Après avoir souligné que Kagame,
était un ami de longue date des États-Unis […] ils avaient réussi à le convaincre
[…] que le moment était venu de composer […] quant aux modalités […]

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

M. Synder les voit de la façon suivante (qu’il a d’ailleurs exposée récemment
à Kagame en le ralliant – dixit – à ses vues) : une zone – à déterminer
démilitarisée et surveillée par des observateurs de l’OUA serait ouverte aux
populations déplacées. Parallèlement la réduction des forces armées s’opérerait
concomitamment suivant un ratio qui laisserait au gouvernement une dizaine
de milliers d’hommes et à la rébellion environ deux mille. L’intégration des forces
de Kagame (anglophones) au sein de l’armée nationale pourrait alors se faire par
petites unités constituées plus que par dilution des effectifs [… ] Si les conditions
étaient respectées l’opération pourrait se faire assez rapidement (un an)374.

La position française est sensiblement différente. Dominique de Villepin, directeur-adjoint de la DAM, dans un TD daté du 28 août 1992
à destination de l’ambassade de France à Washington, mentionne que
« tout en ayant un statut d’observateur à la réunion organisée par le département d’état », il importera d’insister sur la nécessité du cessez-le-feu
et « si la question des modalités de l’intégration des deux armées était
évoquée, vous aurez à l’esprit que notre souci est de parvenir à la dilution
progressive des combattants du FPR au sein de l’armée rwandaise et non à
une juxtaposition d’unités constituées qui conserveraient leurs structures
initiales »375. Dans un courrier du 29 août 1992, le colonel Cussac, attaché
de défense de l’ambassade de France au Rwanda, fait état des positions de
l’état-major rwandais qui souhaite exclure « la gendarmerie des possibilités d’intégration du FPR », invoque la nécessité pour les membres de
l’APR d’être de nationalité rwandaise et enfin que « le pourcentage à respecter sera celui de 1/14 »376. Plusieurs points d’achoppement émergent :
la proportion des forces de l’APR intégrée dans les FAR, l’intégration par
unité ou par dissolution, le rôle dévolu à la gendarmerie notamment.
Les premiers résultats du processus d’Arusha : l’accord sur
les premiers protocoles et le rôle de la France (août1992-janvier 1993)
Entre août 1992 et janvier 1993, le gouvernement rwandais et le FPR
discutent, progressent et arrivent à une entente sur un certain nombre
d’accords importants. En premier lieu, le 18 août 1992, les protagonistes signent le Protocole d’accord entre le gouvernement de la République
rwandaise et le Front Patriotique Rwandais relatif à l’État de droit. Le
chapitre I est consacré à l’unité nationale dont l’article 1 rappelle que :
L’unité nationale doit être basée sur l’égalité de tous les citoyens devant la loi,
sur l’égalité des chances dans tous les domaines ainsi que sur le respect des droits

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

fondamentaux tels que définis, notamment, dans la Déclaration universelle des
droits de l’homme et dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

L’article 2 précise que le peuple rwandais est « un et indivisible » et
affirme qu’« elle [l’unité nationale] implique également la nécessité de
combattre tous les obstacles à l’unité nationale, notamment l’ethnisme,
le régionalisme, l’intégrisme et l’intolérance qui substituent l’intérêt
ethnique, régional, religieux ou personnel à l’intérieur national ». Ceci
est réaffirmé à l’article 3 : « L’unité nationale implique le rejet de toutes
les exclusions notamment et de toutes les formes de discrimination basées notamment, sur l’ethnie, la région, le sexe ou la religion. » Ainsi
qu’à l’article 8 : « Les deux parties rejettent résolument et s’engagent
à combattre : les idéologies politiques basées sur l’ethnie, la région, la
religion et l’intolérance qui substituent l’intérêt ethnique, régional, religieux ou personnel à l’intérêt national ; toute forme de coup d’État,
comme étant contraire au système démocratique décrit ci-dessus »377.
Par ailleurs, les deux parties se mettent d’accord sur un « Code d’éthique
politique » liant les forces politiques devant participer aux institutions de
la Transition. Il est adopté le 9 janvier 1993. On notera dans ce texte
signé par vingt forces politiques que celles-ci s’engagent dans l’article 1 à
« s’abstenir de toute violence, d’incitation à la violence, par des écrits, des
messages verbaux, ou par tout autre moyen ; rejeter et s’engager à combattre toute idéologie politique et tout acte ayant pour fin de promouvoir
la discrimination basée notamment sur l’ethnie, la région, le sexe et la
religion ». Ce texte vient compléter les accords précédents378.
Dans une note en date du 11 décembre 1992 signée par Catherine
Boivineau, la sous-directrice de la direction Afrique centrale et orientale, pointe les aspects positifs et les incertitudes concernant les accords
d’Arusha. Concernant les incertitudes du processus, notons l’opposition nette formulée par le président Habyarimana qui, à l’occasion d’un
discours tenu à Ruhengeri le 15 novembre 1992, rapporté par Pasteur
Bizimungu, membre de la délégation du FPR, aurait qualifié ces accords de « chiffon de papier »379. Elle note qu’à la suite d’un entretien
à Dar-es-Salam avec le président tanzanien « dont le rôle de médiateur ne se dément pas, le président Habyarimana a considéré qu’il était
désormais possible de croire à une « relance de l’exercice d’Arusha. Il a
d’ailleurs accepté un certain nombre de concessions : ne pas remettre en

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cause les textes signés jusqu’à présent à Arusha », ce qui inclut le Code
d’éthique politique signé le 18 août 1992.
Durant la période des négociations d’Arusha portant sur la création
d’un Gouvernement de transition à base élargie, l’action de la France
auprès du gouvernement rwandais est assez difficile à percevoir. Catherine Boivineau dans un TD du 22 décembre 1992 adressé à Georges
Martres, affirme qu’il :
apparaît essentiel et urgent qu’un compromis intervienne pour la formation du
gouvernement de transition élargi, condition de la poursuite du processus d’Arusha, le blocage de ce dernier pouvant entraîner des conséquences graves dont la
reprise des hostilités. Le Département partage donc votre opinion sur l’utilité
d’une démarche qui serait cependant effectuée auprès tant du président que du
premier ministre. Sans dicter de solution particulière (quoique l’idée d’attribuer
des portefeuilles charnières à des personnalités indépendantes paraisse bonne)380.

Catherine Boivineau propose que cette démarche « pourrait être
faite conjointement par les ambassadeurs des pays observateurs occidentaux comme vous le suggérez. Il conviendrait par ailleurs d’éviter que
nous soyons le porte-parole du groupe ». Notons toutefois que dans les
derniers jours des négociations, dont le terme est prévu le 10 janvier
1993, Georges Martres suggère au Département que la CDR fasse partie
du gouvernement de transition à base élargie381.
La réponse de la DAM va dans sa direction : « Le département est
sensible aux arguments que vous faites valoir à l’appui d’une participation de la Coalition pour la défense de la République (CDR) au Gouvernement de transition à base élargie. Il semble qu’une solution au problème
de la répartition des portefeuilles n’est envisageable que dans cette éventualité-là. Le Département souhaiterait savoir si vos collègues occidentaux
partagent cette approche et si une démarche conjointe auprès du président
et du premier ministre dans ce sens est envisageable »382.
Dans son rapport de fin de mission en date d’avril 1993, Georges Martres
note : « Ce règlement [l’accord d’Arusha 3 bis signé le 9 janvier 1993] a été
évidemment contesté non seulement par le MRND, mais aussi par la CDR
(nationalistes hutu) qui a été arbitrairement exclue du partage du pouvoir au
motif de ses positions violentes sur le problème ethnique »383.
Dans un télégramme diplomatique en date du 22 janvier 1993, le directeur de la DAM, Jean-Marc de La Sablière, rappelle à l’ambassadeur
Georges Martres, « qu’il est essentiel que les négociations d’Arusha puissent

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

aboutir et que toutes les forces rwandaises continuent à soutenir le processus qui doit conduire au retour rapide des déplacés de guerre sur les terres
dont ils ont été chassés et à l’organisation, dans un délai rapproché, d’élections libres », sans nier pour autant « le contexte de tensions accrues qui
prévaut au Rwanda »384. Jean-Marc de La Sablière indique qu’il est « fondamental que le président et le premier ministre se rapprochent et, notamment, envoient à Arusha une délégation munie d’instructions claires et
communes. Les ambiguïtés qui sont apparues lors des sessions précédentes
doivent absolument être évitées. Il en va du retour de la paix au Rwanda et
du maintien de sa stabilité ». Alors que des divergences s’expriment entre
les ministères de l’Économie et des Finances, le directeur de cabinet du
ministre de l’économie, Michel Sapin, rappelant qu’une mission financière s’est rendue à Kigali en décembre dernier [1992], indique que :
La mission a constaté une profonde détérioration de la situation, due à l’état
de guerre qui sévit depuis 18 mois […] cela exige l’aboutissement rapide des
négociations d’Arusha et la conclusion d’un accord de paix dûment respecté
par toutes les parties, permettant notamment de réduire fortement les dépenses
militaires, qui ont aujourd’hui atteint un niveau insupportable pour le budget
de l’État385.
Notant « l’impossibilité pour la France d’agir dans le cadre de l’ajustement,
le soutien apporté devra se concentrer sur des aides-projets et sur l’aide humanitaire […] Il conviendrait d’attirer l’attention des autorités françaises sur la
dérive économique et financière de leurs pays ».

Le directeur de cabinet du ministre de l’économie conclut : « L’engagement
politique et militaire français au Rwanda donne du poids à sa parole »386.

2.5 la reconfiguration de l’engagement
en octobre-décembre 1992
Au tournant de l’automne 1992, les dispositifs militaires français au
Rwanda évoluent sensiblement. Dans le même temps le général Quesnot, chef de l’état-major particulier du président Mitterrand, s’implique
plus directement dans leur mise en œuvre.

2.5.1 Le DAMI Génie comme manifestation de l’influence politique dans les choix militaires
Le général Quesnot et Dominique de Villepin se rendent les 13 et

199

200

la

Ffrance, le rwanda et le génocide des tutsi (1990-1994)

14 octobre à Kigali. Démobilisation, restructuration de l’armée rwandaise et renforcement d’une coopération militaire dans une perspective
essentiellement défensive, telles sont les priorités du premier ministre,
Dismas Nsengiyaremye.
La poursuite et le renforcement de notre coopération militaire sont souhaités
vivement à tous les niveaux…C’est sur cet aspect défensif que doit se porter
le renforcement de notre coopération militaire, en même temps qu’elle doit se
placer dans une perspective de démobilisation partielle, de restructuration et de
rénovation de l’armée rwandaise […]387.

Deux jours plus tard, le 17 octobre, l’ambassadeur Martres explique
qu’il a revu le président Habyarimana qui s’inquiète du compte rendu
de la visite que le général Quesnot rapporte à Paris. Le président rwandai est toujours et avant tout soucieux que la France assure la défense de
son pays. L’ambassadeur écrit « qu’il avait bien été indiqué, au cours de
cette visite, que la France prendrait les dispositions qui s’imposeraient
dans l’éventualité regrettable d’une nouvelle attaque du FPR »388.
Le 22 octobre, le général Quesnot donne à ce sujet quelques premières
pistes à explorer389. Son voyage, rappelle-t-il, a eu lieu à la demande expresse
du président Habyarimana dont il rapporte l’état d’esprit. Les propositions
de l’EMP au président Mitterrand ont une tonalité plus prudente par rapport aux souhaits du premier ministre du Rwanda. Le retrait d’une compagnie pourrait être reporté au mois de novembre tandis que la perspective de
réformer l’armée rwandaise et d’intégrer des membres du FPR – points qui
sont alors discutés à Arusha – n’est pas considérée comme une urgence. En
revanche, fortifier sérieusement la frontière est à l’ordre du jour. Le général
Quesnot, quoi qu’il en soit, a été vivement impressionné par la misère des
populations déplacées fuyant le FPR. Il renvoie à ce dernier la responsabilité de la dégradation de la situation humanitaire :

Le rôle de la France dans cette période difficile a fait l’objet de témoignages
unanimes de gratitude. La clarté, la fermeté et la continuité de notre politique
face à l’agression venue du nord et en faveur de l’évolution démocratique sont
appréciées à la mesure des drames évités […] Pour l’essentiel, il s’agit d’aider
les autorités rwandaises dans leur démarche vers la démocratie et dans leur
recherche d’un règlement pacifique des affrontements par une solution négociée
à Arusha. Cette aide doit s’accompagner de mesures de coopération militaire
visant à consolider la ligne de cessez-le-feu et à décourager toute intention du
FPR de prendre le pouvoir à Kigali par la force. Elle doit en outre s’inscrire dans
une perspective à moyen terme de restructuration des Forces armées rwandaises

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

après l’intégration partielle des forces FPR et la réduction des effectifs globaux.
En ce qui concerne le dispositif français Noroît (deux compagnies d’infanterie),
j’estime que le retrait d’une compagnie pourrait avoir lieu dès à présent. Toutefois, compte tenu des négociations en cours et des inquiétudes actuelles des autorités rwandaises, il me paraît politiquement souhaitable, en accord avec le Quai
d’Orsay, de ne procéder à ce retrait que mi-novembre. Dans cette hypothèse,
cette deuxième compagnie, stationnée à Bangui, pourrait en cas de nécessité,
revenir au Rwanda sur préavis d’une dizaine d’heures. Cet allègement présuppose une poursuite normale des négociations d’Arusha390.

La note de Jean-Marc de La Sablière du 21 octobre 1992 intitulée
« Politique de la France au Rwanda » a une tonalité un peu différente.
Elle signale en particulier les activités des extrémistes hutu, leur hostilité
à ce qui pourrait, dans les accords en cours de négociation à Arusha,
« entamer les pouvoirs du président » et le fait que les FAR sont au bord
de la révolte, déstabilisées par la réintégration de certains officiers391. En
ce qui concerne la nouvelle orientation de la coopération militaire, c’està-dire la construction d’un système défensif à la frontière, les Affaires
étrangères sont inquiètes : les Français vont devoir faire une partie du
travail eux-mêmes et ils seront en conséquence bien trop près du front :
Compte tenu de ce que les unités de l’armée rwandaise ne mettent pas toujours
en pratique, sur la ligne de front l’instruction sur l’organisation du terrain
qu’elles ont reçue à l’arrière depuis dix-huit mois, l’intervention du DAMI
Génie devra, pour être efficace, se réaliser sur les lieux mêmes d’emploi et donc
à proximité des lignes de contact avec le FPR392.

Une autre note de la Direction des affaires africaines exprime aussi cette
crainte et la même idée qu’une instruction à la fortification va permettre,
si ce n’est d’inverser, du moins de maintenir le rapport de force sur la ligne
de front393. Pourtant, la mise en place du DAMI Génie et la fortification
de la frontière vont se faire malgré les réserves des Affaires étrangères et
les réticences de l’état-major, parce que c’est, comme le dit expressément
l’attaché de défense, une demande du général Quesnot. Le 24 octobre, un
message de l’AD Kigali fait le point de toutes les activités du DAMI et le
point quatrième porte sur les missions du DAMI Génie394. L’attaché militaire trouve, lui aussi, que le détachement œuvre bien près de la ligne de
front.395 Il faut néanmoins le mettre en place parce que c’est une décision
prise par le chef de l’EMP lors de son voyage à Kigali, comme il le rappelle
dans un message consacré à l’imputation du contingent des sept sapeurs :
Primo : message de 1re référence prévoit mise en place de 7 sapeurs pour amélio-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ration dispositif défensif armée rwandaise. Msg 2e référence précise que l’effectif
de ce DAMI doit être pris sous enveloppe du DAMI Panda actuellement au
Rwanda.
Secundo : si cette mise en place doit se faire sous enveloppe ce sera au détriment
de l’instruction et du recyclage en cours des unités rwandaises. Cette mesure restrictive ne paraît pas conforme : ni aux priorités fixées par le général Quesnot à
l’occasion de sa visite, ni aux besoins actuels exprimés par les FAR de poursuivre
l’instruction de ses unités.
Tertio : AD Kigali favorable à la mise en place de ce renfort génie sans déflation
du DAMI Panda 396 actuel. Signé Martres Cussac397.

2.5.2 Les réticences de l’état-major des Armées
L’état-major à Paris se montre discrètement réticent devant le nouvel
état des choses. Il s’arc-boute sur ce qui a été promis398. Le 29 octobre
1992, l’attaché de défense à Kigali fait une évaluation des besoins réels
au Rwanda à l’attention du conseiller Afrique du CEMA. Il les estime
inférieurs mais ils n’en demeurent pas moins importants. Une compagnie Noroît devrait être maintenue pour la protection des ressortissants français, la seconde devant être retirée « dans les jours à venir ».
Le DAMI serait conservé, y compris les deux spécialistes artillerie en
poste399. Doivent être créés des postes d’assistants militaires techniques,
ainsi qu’un sous-officier supérieur Commando de recherche et d’action
dans la profondeur (CRAP) « chargé de la formation d’une section
CRAP qui remonte en puissance et dont l’efficacité pendant la guerre
n’est plus à démontrer ». Les bureaux de l’état-major constatent avec
acidité que l’attaché de défense s’adresse à eux avant de puiser dans les
ressources de la MMC400.
Le DAMI génie est une pomme de discorde. Lorsqu’il s’agit de donner à l’attaché de défense les directives quant à son utilisation, les réticences des bureaux de la division emploi à l’état-major, sont palpables.
C’est une question de chaîne d’autorité :
à la suite de la visite à Kigali du général Quesnot un “DAMI génie” va être
mis en place par le ministère de la Coopération. Dans le cadre de l’article 9 du
décret fixant les attributions du CEMA nous adressons à notre AD les directives
pour emploi de ce détachement du génie.
[Remarque scops]
Petite correction à faire. Mon général, même si nous n’avons pas été contactés

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

sur l’opportunité de cette mission, il m’apparaît impossible de ne pas donner des
directives à notre AD ces personnels partent ce soir. Je vous propose de les signer
moi-même.
Observation colonel Michaud : conserver soigneusement le brouillon donné
pour modèle de rédaction à S3 et où il apparaît dans les directives données au
colonel Cussac qu’il lui appartient de donner des directives. Je ne nous savais
pas mutés aux AE401.

Les bureaux tiennent à ce qu’une trace demeure de leurs réticences et
même davantage. Les directives données à l’attaché de défense à Kigali
à propos des sapeurs font l’objet d’un tableau comparatif éclairant entre
deux versions du même texte402 :
Directives pour le colonel Cussac AD au Rwanda n°3901
DEF EMA EMP3 CD du 5 novembre 1992
Version brouillon

Version définitive

Un détachement du génie de l’armée de Terre
va être mis à votre disposition à partir du lundi
2 novembre 1992 pour instruire le personnel
de l’armée rwandaise afin de lui permettre de
consolider la ligne actuelle de cessez-le-feu et, ce
faisant, de dissuader le FPR d’attaquer.

Dans le cadre du soutien au gouvernement
rwandais, il a été décidé au cours de l’entretien accordé par le président Habyarimana au
chef d’état-major particulier du président Mitterrand de mettre un détachement Génie à la
disposition de Kigali.

Il s’agira essentiellement de leur apprendre à
concevoir et à réaliser des travaux d’aménagement du terrain pour protéger aussi bien les
unités rwandaises que, le cas échéant, les observateurs du GOMN. Cette instruction devra
être complétée par une action de contrôle des
travaux réalisés dans les trois secteurs du front.

En application de cette décision, le ministre
français de la Coopération a mis en place un
détachement d’assistance militaire et d’instruction auquel il fixera sa mission.

La nature de cette mission peut amener les
coopérants à prodiguer leurs conseils à des unités engagées ou contrôler des travaux réalisés
Les officiers et les sous-officiers serviront au titre à proximité immédiate de la ligne de contact
de l’assistance technique et porteront l’uniforme entre FAR et FPR.
rwandais, ils agiront donc ouvertement et en
toute transparence. Il vous appartiendra de veil- Je vous demande, en conséquence, de donner
ler à leur sécurité. Ainsi ils ne devront jamais au commandant du détachement Génie des
agir isolément et sans un détachement de pro- directives fermes, afin de minimiser les risques
tection rwandais. De plus, ils devront limiter encourus par notre personnel et de laisser à nos
au strict nécessaire leur présence sur la ligne des activités toute la discrétion qui convient en
contacts et, le cas échéant, interrompre leurs tra- période de négociation.
vaux en cas d’accrochage.
Signé général de brigade aérienne Regnault,
chef de la division emploi403.

Les réticences de l’état-major à l’envoi d’un DAMI Génie tiennent
sans doute au fait qu’il s’agit d’un renforcement subreptice des forces
en place en permanence au Rwanda. Par ailleurs, sa présence risque

203

204

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’attirer l’attention de l’institution chargée de surveiller le cessez-le-feu
et d’être assimilée à une aide directe aux FAR :
Mission du DAMI génie. Compte tenu de ce que les unités de l’armée rwandaise ne mettent pas toujours en pratique, sur la ligne de front, l’instruction sur
l’organisation du terrain qu’elles ont reçue à l’arrière depuis 18 Mois, l’intervention du DAMI/génie devra, pour être efficace, se réaliser sur les lieux mêmes
d’emploi et donc à proximité des lignes de contact avec le FPR, ce qui ne saurait
échapper aux observateurs du GOMN. Le chef de détachement devra donc
recevoir des directives précises tenant compte de cette situation404.

à son tour, début novembre, l’état-major des Armées qui tout en
acceptant la décision prise par les hautes autorités ne manque pas, une
nouvelle fois, de souligner à quel point ce choix comporte des risques
au regard des négociations en cours et que la France soutient pourtant :
Dans le cadre du soutien apporté au gouvernement rwandais, il a été décidé au
cours d’un entretien accordé par le président H au chef d’état-major particulier
du président Mitterrand de mettre un détachement du génie à la disposition de
Kigali :
En application de cette décision, le ministre français de la Coopération a mis
en place un détachement d’assistance militaire et d’instruction dont il fixera la
mission.
La nature de cette mission peut amener les coopérants à prodiguer leurs conseils
à des unités engagées ou contrôler des travaux réalisés à proximité immédiate
de la ligne de contact entre FAR et FPR. Je vous demande, en conséquence, de
donner au commandant du détachement Génie des directives fermes afin de
minimiser les risques encourus par notre personnel et de laisser à nos activités
toute la discrétion qui convient en période de négociation405.

Le souci de ne pas apparaître comme contrevenant aux règles du cessez-le-feu s’avère justifié puisque des remarques de la part du GOMN
interviennent sans délai. Le 18 puis le 20 novembre, des messages signalent que les sapeurs français ont fait l’objet d’observations, accusés
d’être des « mercenaires » par les membres FPR du GNOM406. Ces
observations conduisent le mois suivant à des remarques de la part du
chef du GOMN à l’ambassadeur de France :
Le général Opaleye m’a ensuite informé de ce que la présence des conseillers militaires français près de la ligne des combats (il s’agit essentiellement des éléments
du détachement du génie qui ont été aperçus par le GOMN dans le secteur de
Byumba) inquiète le FPR et conduit celui-ci à croire que les troupes rwandaises

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

préparent à reprendre le combat. Il en résulte selon le général, un regain de
tension dans cette zone407.

Entre novembre et décembre la fortification prend forme. Le 13
novembre, dans un message408, l’attaché de défense écrit : « après prise
de contact avec autorités militaires rwandaises, garanties quant aux mesures de discrétion et de sécurité reconnaissances sur secteur de Byumba
début de l’instruction des 65 cadres prévu à partir du 13 novembre,
début de l’exécution des travaux sur secteur, le 16 novembre »409. Il
prévoit : 500 emplacements de postes de combats, 150 emplacements
d’armes collectives, 100 emplacements de mortiers, 4 emplacements de
quadritubes, 2 pour les LRM, 1 000m de tranchées, 5 000 m2 d’abris et
5 km d’obstacles, mines et pièges.

2.5.3 Deux ans de politique française vus
par l’ambassadeur Martres
Toutes ces dispositions d’ordre militaire s’inscrivent dans une vision
globale. Les responsables de la politique française au Rwanda essayent, à
intervalles réguliers, d’en reconstituer la cohérence, ce que fait l’ambassadeur Martres en décembre 1992. Il revient, dans un très long texte,
sur le contexte et les événements.
L’ambassadeur quitte ses fonctions à la fin de l’année 1992. Le président Habyarimana intervient cependant pour conserver cet interlocuteur en qui il a toute confiance. Gilles Vidal, dans une note au président
Mitterrand, rapporte ses propos :
Selon le chef d’État rwandais, notre représentant, homme de dialogue connaissant bien la situation politique du pays, était le plus à même, dans les circonstances difficiles que traverse le Rwanda, de mener à bien les actions entreprises
par la coopération française410.

Le rapport de fin de mission de l’ambassadeur de France à Kigali411
permet de faire le bilan de deux ans et quelques mois de politique française au Rwanda. Sa diffusion, contrairement aux procédures usuelles pour
les ambassadeurs en fin de mission, n’est pas autorisée. Deux hypothèses
peuvent l’expliquer : soit parce que l’ambassadeur voit finalement sa mission prolongée, soit à cause de l’éclairage cru que son texte jette sur la
façon dont la France pèse sur la gouvernance du pays. Le rapport, qui obéit

205

206

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

aux règles du genre, construit rétrospectivement la cohérence d’une action.
Quelques points particuliers peuvent être soulignés. En premier lieu, il
permet de reconstituer le cadre d’analyse anthropologique et historique
dans lequel l’ambassadeur inscrit son action ; en second lieu, il témoigne
de l’intensité de la pression exercée par la France et les pays occidentaux
pour contraindre le président Habyarimana à mettre en place une démocratisation des institutions et des pratiques politiques ; en troisième lieu, il
renvoie à l’implication militaire de plus en plus intense de la France, alors
même que certains acteurs conseillent d’essayer de se dégager.
2.5.3.1 un cadre d’analyse anthropologique
et historique convenu
L’introduction, intitulée « Le Rwanda en 1989 » résume l’histoire
d’un pays enclavé et peuplé qui a connu les grandes migrations de pasteurs. Elle reprend sans distance l’un des topos qui fonde alors le discours historique et anthropologique dominant. « Dès le premier regard,
on décèle dans les visages et les silhouettes des Rwandais, le mélange
entre les corps trapus des bantous de la forêt équatoriale et l’élégance
gracile des nomades du Sahel dont les ancêtres figurent sur les fresques
du Tassili »412. Un métissage biologique et culturel s’est opéré, continue l’ambassadeur, mais les trois ethnies, dont les Twa, sont « restées
vivantes jusqu’à nos jours dans la conscience collective ».
Quel que soit son degré de métissage, le Rwandais appartient à l’ethnie qui
lui est assignée par le milieu humain dans lequel il vit, même si cette assignation n’est pas conforme à son état civil officiel [...] La division entre les batutsi
(14 %) et les bahutu (85 %) a fait la trame de l’histoire nationale, jusqu’aux
événements graves que le Rwanda connaît aujourd’hui»4 13.

Le rapport de l’ambassadeur explique ensuite les cadres de la domination tutsi et du régime féodal « qui avait mis les bahutu en servitude »
bien que ces derniers puissent devenir tutsi par mérite et mariage. « La
colonisation […] a figé cette division ethnique »414. Après la Seconde
Guerre mondiale intervient la rupture de « l’alliance de l’ancienne aristocratie et du colonisateur »415. L’indépendance met les Hutu au pouvoir
et contraint les Tutsi à l’exil ou à la soumission. Ensuite se succèdent les
deux républiques, la première gouvernée par « le clan de Gitarama »416,
du sud du pays. Un coup d’État intervient en 1973 au profit des Hutu

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

du nord. Les deux régimes présentent aux yeux de l’ambassadeur les
mêmes défauts : « régionalisme, corruption, favoritisme »417. Par ailleurs, les clivages sont multiples : « Ainsi l’unité nationale du Rwanda
n’a pas buté seulement sur l’affrontement des Hutu et des Tutsi mais
aussi sur celui des Hutu du Nord et du Sud ». Il faut ajouter à ces
fragilités « les infrastructures insatisfaisantes, l’autosuffisance vivrière
fragile ainsi que la baisse des cours des matières premières ».
L’ambassadeur continue l’analyse de la situation418. Il rappelle l’existence « d’une opposition clandestine et d’attaques orchestrées à l’extérieur par l’émigration tutsi en Belgique et en Allemagne » mais, s’il
pense que des mouvements sociaux étaient prévisibles, « on ne semblait
pas en revanche imaginer que l’émigration extérieure puisse un jour
organiser une action militaire contre le régime en place ». La guerre
« déclenchée par le FPR » a ainsi « dramatisé le problème de l’unité nationale », « donné aux relations franco-rwandaises une dimension tout à
fait particulière », influencé les rapports du Rwanda avec les autres pays
occidentaux et africains et, enfin, dégradé l’économie en accentuant le
besoin d’aide internationale.
Le chapitre concernant l’évolution politique revient sur la situation
avant le 1er octobre 1990. On était alors, écrit l’ambassadeur, en présence d’un régime présidentiel, avec un parti unique, un CND (parlement) renouvelé en décembre 1988, et un président, Habyarimana,
reconduit avec 98 % des voix alors qu’aucune opposition n’était tolérée.
L’ambassadeur reste cependant très positif sur l’évolution générale du
régime politique rwandais, dès avant le discours de La Baule.
2.5.3.2 dès octobre 1990 : soutien militaire contre
démocratisation mais une pression rwandaise forte
Au mois d’octobre 1990, cette évolution est bousculée : « Le FPR a
soigneusement préparé son programme politique, en s’efforçant d’occulter la prédominance des Tutsi au sein de ce mouvement, et en se
référant à l’existence, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, d’une
révolte populaire contre les abus du régime en place »419. Le 4 octobre,
une intervention militaire française coordonnée avec celle de la Belgique a lieu afin d’assurer, écrit l’ambassadeur, la sécurité de leurs ressortissants. Elle a un effet dissuasif sur la rébellion : « Mais il apparaît rapidement que sur le plan militaire, le gouvernement rwandais ne se tirera

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

pas d’affaire tout seul »420. Cela entraîne une intervention militaire. Aux
termes de cette analyse, on observe que l’intervention militaire française
au Rwanda est en conformité avec sa politique africaine :
Ainsi, nous avons été amenés à faire au Rwanda un choix cohérent avec l’ensemble de notre politique africaine et à nous engager beaucoup plus que d’autres
pays occidentaux, y compris la Belgique, trop empêtrée dans ses problèmes intérieurs pour faire face pleinement à ses responsabilités d’ancien colonisateur421.

Le soutien militaire de la France cependant aura un prix : la démocratisation du régime. L’analyse qui précède, continue l’ambassadeur,
conduit à la décision de maintenir la présence militaire française, mais
elle s’accompagne d’exigences précises en termes de démocratisation.
C’est ce qu’il appelle « une politique de soutien conditionnel ». Ce soutien conditionnel prend la forme, au cours de l’année qui suit, d’une
pression forte et continue sur le président Habyarimana qui semble
n’avoir d’autre solution que de se soumettre aux exigences de son allié
français et des bailleurs de fonds occidentaux. La pression est exercée
lors de rencontres à Paris entre le président Habyarimana et le président
Mitterrand et au cours de celles, très fréquentes, avec l’ambassadeur
Martres qui en témoigne.
Dès le début, l’amical soutien de la France pour la démocratisation
au Rwanda est porté par le président français lui-même et son fils,
Jean-Chistophe Mitterrand, conseiller Afrique. Quant aux nouvelles
dispositions constitutionnelles du Rwanda, elles sont préparées avec les
conseils discrets de l’ambassadeur.
La position de la France a été exprimée au président Habyarimana par Messieurs Jacques Pelletier et Jean-Christophe Mitterrand, dès le 9 novembre 1990,
au cours d’un voyage officiel au Rwanda : il fallait que le chef de l’État rwandais confirme sa disponibilité, non seulement pour faciliter le retour des émigrés mais aussi pour accentuer l’ouverture politique intérieure. Ce n’est pas un
hasard si quatre jours plus tard, le 13 novembre 1990, dans une déclaration
sur laquelle il avait au préalable discrètement consulté l’ambassade de France,
le président Habyarimana annonce l’accélération du rythme des travaux de la
Commission nationale de synthèse institué au mois de septembre 1990422.

Ainsi guidé sur le chemin de la démocratisation, le président rwandais
annonce, en 1991, que sera préparé un projet de charte prévoyant le multipartisme qui sera soumis à référendum. Il annonce aussi la suppression
de la carte d’identité « ethnique », mesure qui sera, dit l’ambassadeur,

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

différée pour des raisons financières. Doivent aussi être libérés de façon
progressive les détenus arrêtés au début d’octobre qui sont surtout des
Tutsi.
Les pays occidentaux, continue Georges Martres, veillent par ailleurs
tout au long de cette année 1991 à ce que cette ligne de conduite visant
à la démocratisation du pays soit appliquée en exerçant une pression
diplomatique sur le Rwanda : « Tout au long de l’année 1991, la communauté occidentale, et au premier rang la France, ne cessera d’apporter ses encouragements pour que le Rwanda accentue le processus de
démocratisation dans lequel il s’est engagé »423.
C’est une politique du donnant-donnant. François Mitterrand
adresse ainsi au président Habyarimana le 2 février 1991 un message
clair : pas d’aide militaire sans démocratisation. Il faut agir « pour l’inciter à négocier avec le FPR, à respecter les droits de l’homme et à participer à une conférence sur les réfugiés, tout en accentuant le processus
d’ouverture politique intérieure. C’est à ce prix seulement que l’aide
militaire française sera poursuivie »424.
Les voyages du président rwandais à Paris deviennent l’occasion de
faire le point, comme le rappelle l’ambassadeur : « Quand le président
se rendra en France et en Belgique au mois d’avril 1991 (il rencontre le
président Mitterrand le 23 avril), il présentera donc à ses interlocuteurs
un dossier de démocratisation tout à fait satisfaisant »425. La nouvelle
constitution rwandaise du 10 juin 1991 s’inspire du modèle français.
Le 1er juillet, la loi sur les partis politiques (neuf partis) est adoptée. Des
tensions cependant se font jour, selon l’ambassadeur.
L’année 1992 voit une nouvelle étape importante franchie dans le
processus de négociation conduit avec l’aide de l’église et des ambassades occidentales pour le partage du pouvoir et la formation d’un gouvernement de transition. La présence militaire française est conditionnée à ces négociations. « Je me suis employé, écrit Georges Martres,
à convaincre le président Habyarimana que cette présence, en même
temps que notre coopération active avec l’armée rwandaise, ne pouvait
être maintenue que si elle se justifiait par l’existence à Kigali d’un gouvernement de coalition représentant les principales tendances de l’opinion »426.
L’ambassadeur semble optimiste. Après le multipartisme, il faut tra-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

vailler à la paix : « La formation du Gouvernement d’union nationale va
permettre, avec l’aide des observateurs occidentaux, de relancer sérieusement la négociation avec le FPR, d’autant plus sérieusement que les partis d’opposition ont toujours affirmé qu’ils seraient en mesure de se faire
entendre de la rébellion ». Les partis d’opposition sont la clé de la négociation, mais la paix est la clé du maintien du processus démocratique : «
Rien n’est possible si l’on ne réussit pas à mettre fin au conflit armé »427.
2.5.3.3 le rwanda : un pays du champ comme les autres ?
L’ambassadeur Martres continue son rapport en traitant de la situation économique puis de la coopération avec la France. Cette dernière
est le partenaire politique privilégié du Rwanda, même si les autorités
rwandaises se plaisent parfois à menacer de chercher d’autres protecteurs. L’ambassadeur raconte que dans la nuit du 7 au 8 octobre 1990,
Juvénal Habyarimana lui aurait dit : « Si la France choisit Museveni, il
faut qu’elle nous le dise ». En réalité, les autorités françaises pensent la
coopération avec le Rwanda à l’aune de leur action en Afrique :
L’attitude de notre gouvernement dans les jours qui ont suivi a été claire. Le
Rwanda a été traité comme l’aurait été, dans un cas analogue, le Sénégal ou la
Côte d’Ivoire. Kigali a pris normalement sa place sur un axe politique, économique, militaire et culturel qui va de Dakar à Djibouti et sur lequel s’est fondée
la politique africaine de la France au cours des 30 dernières années […].[ Ces]
efforts constants en faveur du développement de l’état de droit, de l’ouverture
démocratique et de la réconciliation nationale428.

C’est le thème des entrevues avec les autorités françaises (Jacques
Pelletier et Jean-Christophe Mitterrand à Kigali le 9 novembre 1990 ;
Juvénal Habyarimana et François Mitterrand à Paris le 23 avril 1991 et
le 17 juillet 1992). L’ambassadeur passe ensuite à la coopération civile,
qui semble à la fois mobiliser un nombre respectable d’agents et ne pas
poser de problèmes spécifiques429.
Quel regard porte-t-il sur la coopération militaire ? Son développement témoigne de la montée en puissance de celle-ci. En 1989, la Mission d’assistanc emilitaire (MAM) compte dix-neuf officiers et sous-officiers (assistance à gendarmerie et aux armées de terre et de l’air) ; avec
la guerre se pose le « problème du maintien, puis de l’extension de notre
coopération ». Celle-ci repose sur des ambiguïtés au nombre desquelles

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

les conditions de l’engagement décisif de la France au 4 octobre 1990,
fondé sur des impressions fausses voire – mais l’ambassadeur est trop
diplomate pour le dire – une manipulation. Il rappelle discrètement
au passage que son attaché de défense n’avait pas été dupe et que c’est
de Paris qu’est venu l’ordre d’intervenir fortement430. Cet appui technique, constate l’ambassadeur, s’est révélé décisif car l’armée rwandaise
était « peu efficace et mal organisée ». Il met au passage au crédit de
la coopération militaire française le seul succès des FAR, le 4 octobre,
avec la destruction d’une colonne de dix camions de ravitaillement du
FPR : « Cette réussite est largement due à la formation et aux conseils
donnés par nos assistants ».
Revenant sur les événements d’octobre 1990, il les présente sous un
jour un peu nouveau. Il faut considérer, écrit-il que ce qui s’est produit
était une « fausse attaque sur Kigali » dans la nuit du 4-5 octobre même si
demeure sur le moment l’« impression que la capitale restait en danger ».
Par la suite tout au long de l’année 1991, le FPR, engagé dans une
« guérilla » a fait montre en permanence d’un « esprit tactique supérieur
à celui de l’armée rwandaise ». Le résultat s’est traduit par une inflation
des effectifs français. Au 31 décembre 1992, l’assistance technique militaire française monte à 89 officiers et sous-officiers, « couvrant progressivement de nouveaux secteurs en fonction des défaillances constatées
dans l’armée rwandaise ». Un moment clé a été la création d’un DAMI
après la prise de Ruhengeri pendant une journée par FPR, le 27 janvier
1991. En fait, l’ambassadeur reprend à son compte des arguments souvent entendus dans la bouche des militaires de haut rang rwandais : il
aurait alors fallu bombarder les bases du FPR au Rwanda, or la France
ne voulait pas prendre ce risque diplomatique :
Mais cette aide technique accrue, même si elle permet à l’armée rwandaise de
tenir la frontière, ne l’empêchera pas de continuer à s’effriter. Pour renverser le
cours des événements, il aurait fallu porter des coups à l’adversaire dans le sanctuaire ougandais, notamment par des tirs de contre-batterie, chaque fois que les
FAR étaient bombardées depuis l’autre côté de la frontière. Faute de prendre le
risque diplomatique de cette escalade, nous n’avons pu empêcher la situation de
se dégrader431.

Le récit de l’ambassadeur se porte ensuite sur l’année 1992. Le
FPR prend pied sur une petite portion du territoire. En juin com-

211

212

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

mencent à la fois des négociations mais aussi une « puissante offensive
en direction de Byumba […] La percée du FPR justifie l’envoi d’une
deuxième compagnie en renfort du détachement Noroît. Elle nous
amène aussi à appuyer l’armée rwandaise en moyens d’artillerie et à
accompagner cet appui d’un DAMI du 35e REP432. Cela aide à « stabiliser le front et à convaincre le FPR de notre souhait de l’empêcher
d’atteindre Kigali »433. L’assistance militaire, écrit-il, a compté dans la
décision du FPR de respecter cessez-le-feu à partir du 1er août. à la fin
de 1992, la coopération militaire est importante434.
L’ambassadeur Martres termine par la présentation de la communauté
française et de la capacité à l’évacuer rapidement en cas de crise. De 700
personnes en 1989, elle est passée à 600 environ fin 1992. Les effectifs de
l’ambassade sont trop faibles en cas de crise. S’il n’y a pas eu de catastrophe
en octobre 1990, c’est « grâce au concours de la MAM », puis en raison
du renforcement des effectifs et grâce à la liaison efficace entre le poste et
le détachement Noroît. Octobre 1990 fait aussi apparaître « le manque de
politique précise et coordonnée en matière d’évacuation des Français ».« Au
total, les évacuations par les avions français ont porté sur 245 Français et
213 étrangers » plus 26 Français sur un vol régulier de la Sabena435. Certains
sont revenus au début de 1991. On note par contre qu’il n’y a pas d’autre
évacuation en 1991 et 1992, mais des replis de Gisenyi, Ruhengeri, Byumba
vers Kigali436. L’ambassadeur souligne enfin que « dans l’ensemble la population française n’a jamais été directement menacée »437.
La période 1991-1992 est marquée par deux crises importantes : la première fin janvier - début février 1991, la seconde en juin 1992. Les caractéristiques de ces crises présentent des similarités : massacres de populations
Tutsi par les extrémistes hutu qui succèdent aux attaques du FPR ; soutien
français permanent aux forces armées rwandaises.
Deux faits structurants apparaîssent : la très grande faiblesse de l’armée
rwandaise au combat ainsi qu’un soutien français plus important et plus
complexe. Celui-ci se traduit par l’envoi de matériels (armements notamment une batterie de 105 mm) ainsi que des hommes pour épauler l’armée
rwandaise (installation d’un DAMI et d’un conseiller auprès de l’Etat-major
des FAR, aide à la fortification de la frontière en octobre 1992). Un soutien financier est également fourni au printemps 1991. Loin de pouvoir se

chapitre

2 : la france face aux crises rwandaises

désengager, comme elle le prévoyait fin 1990, la France devient un soutien
important du pouvoir d’Habyarimana. Son objectif est d’accompagner la
démocratisation d’un régime, dont elle craint l’effondrement militaire face
au FPR, tout en contribuant à faciliter des négociations entre les parties,
notamment à Paris en octobre 1991, puis à Arusha à partir de l’été 1992.
Dans cette tension entre démocratisation et négociations sur fond de
guerre, le rapport de l’attaché de défense Galinié (juin 1991) sur la « 2nde
République », cercle de hauts dignitaires rwandais qui seraient à l’origine
de massacres est peu pris en considération.
L’engagement militaire français au Rwanda est le résultat d’arbitrages
complexes, entre d’un côté, une volonté politique française marquée par
des tensions entre diverses institutions (MMC, EMA, EMP), de l’autre des
demandes répétées et parfois divergentes du président Habyarimana et du
gouvernement rwandais. Il évolue au gré des crises et des rapports de force
entre les acteurs. Si les grandes lignes d’un accord politique se dessinent à
Arusha fin 1992, la question la plus épineuse demeure : celle de la composition de la nouvelle armée rwandaise dans laquelle fusionneraient APR et
FAR. C’est un point de tension majeur entre les deux camps qui disposent
chacun de soutiens internationaux importants, la France pour le gouvernement rwandais, l’Ouganda et les états-Unis pour le FPR.

213

Chapitre 3

Vers le désengagement
(janvier-décembre 1993)

L

’année 1993 aurait pu, une fois encore, conduire à une transformation des choix politiques faits par la France au Rwanda. Elle est
marquée, au contraire, par la continuité. Les événements de janvier et
de février entraînent une nouvelle intervention militaire française, d’une
ampleur inégalée justifiée par la conviction que le processus de négociation d’Arusha peut conduire à une solution acceptable par les deux
parties et qu’il est donc nécessaire de renforcer l’État rwandais contre le
FPR. Les rapports sur les violations des droits de l’homme ne suffisent
pas à ébranler le soutien apporté au régime du président Habyarimana.
Pourtant des voix s’élèvent pour contester cette politique au premier rang desquelles se trouve le ministre de la Défense, Pierre Joxe.
Convaincu depuis qu’il est arrivé à son poste que la France fait fausse
route au Rwanda, il affronte directement, en conseil restreint, le président François Mitterrand sur ce sujet, obtenant dans un premier
temps gain de cause. Le 9 mars, il n’est plus ministre. Un mois après,
le parti socialiste perd les élections : édouard Balladur devient premier
ministre et François Léotard, ministre de la Défense.
La cohabitation ne marque pas immédiatement un changement radical de politique au Rwanda. La France choisit d’accompagner les négociations d’Arusha à leur terme et de maintenir une présence militaire
jusqu’à l’arrivée des casques bleus, maintien qui est interprété comme
un désir de protéger le président Habyarimana et son entourage. Dans
l’entourage du président de la République, les analyses décrivant la
montée du péril représenté par les extrémistes du Hutu Power rassemblés autour du président ne sont pas suffisamment prises en compte.
On préfère compter sur l’efficacité des deux « verrous » que représentent
d’une part les casques bleus belges chargés d’assurer la sécurité du pays
et d’autre part le président Habyarimana, que l’on pense capable d’en-

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993) 215

cadrer ses partisans et de maintenir l’unité politique du pays. En avril
1994, ces deux verrous sauteront en même temps.
Le chapitre qui suit est fondé essentiellement sur trois fonds d’archives
qui en fondent l’intérêt et les limites. Ce sont d’abord aux archives du
service historique de la Défense le fonds du bureau Emploi de l’état-major. Ce fonds rassemble aussi une importante documentation : collection
de TD Kigali, de messages et rapports de l’attaché de défense à Kigali,
comptes rendus de réunion et en particulier des réunions de crise tenues
au ministère des Affaires étrangères, sans que cela soit systématique. Le
croisement des fonds et l’attention à des «traces furtives» (preuves de
«court-circuits», appels directs, recommandations, commentaires griffonénés sur des «post-it») témoignent d’écarts intentionnels aux formes
réglementaires de l’action publique, suffiamment discrets et légers pour
qu’ils n’entraînent pas un dévoiement systématisé des institutions, mais
suffisamment nombreux et répétés pour qu’ils soient significatifs. Ils
aboutissent à un durcissement d’une politique en terrain très complexe,
de plus en plus sous contrôle de la présidence de la République.
La seconde série de documents importants pour ce chapitre provient
du fonds présidentiel. Le compte rendu des conseils restreints et les
notes préparatoires des conseillers montrent comment sont prises les
décisions à l’Élysée. En revanche, il est très difficile de comprendre si
la conception de la politique menée au Rwanda change avec l’arrivée
d’édouard Balladur aux fonctions de premier ministre. Pour 1993,
les dossiers du cabinet d’édouard Balladur sont en effet minces et les
archives de François Léotard, Alain Juppé et Michel Roussin indisponibles puisque l’accès à des séries de documents cohérentes issues de
leurs cabinets n’a pas été possible.
Comme les archives de l’état-major ont été très bien conservées et généreusement communiquées, elles risquaient de déséquilibrer l’analyse.
Le croisement des sources et l’ampleur de la documentation collectée
nous semblent avoir pallié ce risque.
Les archives ne conduisent en effet à aucun satisfecit quant à la politique menée par la France au Rwanda en 1993. Au contraire, cette année
est caractérisée par un échec fondamental de cette politique : la mise en
place d’une fracture de plus en plus grande entre un effort diplomatique
tourné vers la paix associé au partage du pouvoir entre Rwandais, et la
désintégration avérée des cadres de la vie politique rwandaise.

216

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

3.1 la crise de février 1993
et ses conséquences
Contrairement à ses prévisions, l’ambassadeur ne quitte pas Kigali
en décembre 1992. Deux événements tragiques - les massacres de Tutsi
de décembre et de janvier 1993 - attirent enfin l’attention de la communauté internationale. Le FPR franchit la frontière pour mettre fin aux
exactions contre les Tutsi de la région de Ruhengeri. Une fois de plus,
la France est amenée à intervenir dans l’urgence. Cette nouvelle crise
rwandaise et la réaction française sont l’occasion de l’un des rares et plus
importants débats en France sur sa politique au Rwanda. En effet, si
l’urgence de la situation ne conduit pas à des échanges approfondis sur
le principe d’un soutien de la France, c’est à l’occasion de la réflexion sur
les moyens qu’il convient de mettre en œuvre qu’une discussion s’ouvre
au plus haut niveau de l’exécutif. Le ministre de la Défense, Pierre Joxe,
fait entendre, à ce moment, une des très rares voix discordantes quant
au choix d’apporter un soutien militaire au Rwanda.

3.1.1 Une intervention précipitée : réagir, mais pourquoi ?
Après les massacres perpétrés par les milices du MRND et de la
CDR dans l’est du pays, les troupes du FPR passent la frontière ougando-rwandaise le 5 février 1993. Aussitôt le président Habyarimana
demande l’aide de la France.
Les archives relatives à la prise de décision de François Mitterrand de
renforcer le dispositif militaire français au Rwanda et de soutenir, une fois
de plus, le gouvernement rwandais, laissent apparaître que celle-ci s’est
effectuée sur un temps très court. Cet empressement, mêlé de sidération
devant la rapidité de la progression des adversaires du président rwandais,
repose sur deux présupposés : l’offensive est à la fois « FPR-Ouganda »
et « ougando-tutsi », et sur un constat : les « rebelles » sont en mesure de
prendre le pouvoir.
Le 8 février 1993, l’ambassadeur de France à Kigali, Georges
Martres, informe son département d’un coup de téléphone reçu le
même jour, à 14 heures, du président Juvénal Habyarimana. Après
lui avoir présenté le caractère dramatique de la situation militaire, ce
dernier insiste notamment sur la présence de régiments de la NRA aux

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

côtés des soldats du FPR et transmet ses réclamations1 : une deuxième
batterie de 105 mm, l’envoi de 50 mitrailleuses de 12,7 mm et de 100
000 cartouches et une intervention aérienne sur les blindés des envahisseurs, si ceux-ci franchissaient la frontière à Cyanika2. Georges Martres
conclut : « Parmi ces demandes, de l’avis de notre assistance technique,
les mitrailleuses constituent une priorité, à laquelle pourraient s’ajouter
2 000 obus de mortiers de 120 et 500 roquettes 68 HE pour hélicoptère »3. Juvénal Habyarimana s’efforce de convaincre les décideurs
français que l’offensive du FPR est soutenue par l’Ouganda afin de valider la thèse selon laquelle il s’agirait d’une agression extérieure d’un
pays souverain contre un autre pays souverain. Parallèlement, le président Habyarimana téléphone directement à l’Élysée. Dominique Pin,
sous couvert d’Hubert Védrine, le mentionne dans une note adressée à
François Mitterrand :
Le Président Habyarimana vous a appelé ce matin. Selon lui, 5 bataillons
de l’armée ougandaise (NRA) combattent actuellement au Rwanda aux côtés
du FPR et des renforts ne cessent d’arriver de l’Ouganda. Il nous demande
une intervention rapide des troupes françaises pour stopper l’offensive rebelle et
empêcher le FPR de prendre Kigali4.

Le président de la République commente simplement : « Vu »5.
Du côté de Matignon, Pierre Bérégovoy est destinataire d’une note
du colonel Lasserre, adjoint au chef du cabinet militaire du premier
ministre, toujours du 8 février 1993, pour l’avertir de la mise en alerte
d’une compagnie française prête à intervenir6. Cependant, le document n’est pas autre chose qu’une note d’information7 ; la prise de
décision, en fait, est entre les mains du président de la République. Ce
dernier préside le même jour une « cellule d’urgence Rwanda », dont
les verbatim sont conservés dans les fonds du premier ministre Pierre
Bérégovoy, à qui son conseiller, Jacques Maire, les adresse le 19 février
1993 seulement, toujours pour information8. Outre Jacques Maire,
auteur de ces verbatim, les participants que nous pouvons identifier
sont le président de la République et le chef de l’EMP pour l’Élysée, le
directeur des Affaires africaines et malgaches Jean-Marc de La Sablière
et Daniel Bernard, porte-parole et directeur de cabinet du ministère
des Affaires étrangères, un représentant du ministère de la Défense et
un autre du ministère de la Coopération et du Développement ainsi

217

218

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

que l’ambassadeur Georges Martres par téléphone9. Deux avis antagonistes émergent dans ces échanges retranscrits. D’un côté, le ministère
de la Défense estime qu’il n’y a pas péril sur Kigali, mais cet avis est
manifestement isolé. Tous les autres participants estiment, au contraire,
que le FPR, soutenu par Museveni dont les actions passées serviraient
d’exemple, peut « pousser son avantage » et franchir le pas qui le sépare
de la prise de pouvoir par force. Cette crainte est renforcée par les questionnements sur l’attitude qu’il compte adopter envers la population
française et européenne dans les territoires conquis d’une part, et plus
largement pour celle de Kigali une fois qu’il y sera parvenu. Jacques
Maire synthétise ces échanges dans une note d’information adressée au
premier ministre, soulignant qu’ « on s’interroge encore aujourd’hui sur
les raisons de cette offensive : renforcer la main du FPR dans les négociations d’Arusha ; pousser aussi loin que possible son avantage sur le
terrain ? »10. Cependant cette interrogation conduit à une conclusion
plus nette :
Les négociations d’Arusha sont compromises.
Réactions françaises : Sans présager de la poursuite du conflit, nous devons éviter
une chute de Kigali, qui créerait un précédent politique grave, entrainerait des
massacres dans les populations civiles, et rendrait l’évacuation des ressortissants
européens délicate.
La position du président de la République ne semble pas varier : le FPR ne doit
pas s’emparer du pouvoir par la force et nous ne contribuerons pas à cet objectif
par tous moyens indirects, à l’exception d’un engagement de nos troupes11.

Si le conseiller du premier ministre s’interroge, ses conclusions sont
assez nettes et explicitement alignées sur la position de l’Élysée comme
la présente l’EMP le même jour12. Toujours le 8 février, une nouvelle
note est cette fois signée en binôme par le conseiller Afrique de l’Élysée,
Bruno Delaye, et le chef de l’EMP ; le général Quesnot mentionne encore une version similaire des faits
Il est confirmé que le FPR a déclenché une offensive généralisée sur le Nord à
partir de ses bases ougandaises et sans doute aussi via le Zaïre. Ruhengeri fait
l’objet de combats, l’armée rwandaise a engagé toutes ses réserves. Une réunion
de crise s’est tenue en fin de matinée au Quai d’Orsay. Le dispositif suivant est
soumis à votre approbation :
Sur le plan diplomatique, rappel de notre soutien au processus d’Arusha et
condamnation de cette rupture unilatérale du cessez-le-feu (déclaration du

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

porte-parole du Quai d’Orsay). Mise en garde de Museveni (Président de l’Ouganda) : M. Dumas devrait le joindre par téléphone.
Sur le plan militaire, renforcement de notre soutien à l’armée rwandaise, à
l’exclusion de toute participation directe des forces françaises aux affrontements;
livraisons de munitions et de matériels : assistance technique, notamment dans
l’artillerie. Une compagnie a été mise en alerte à six heures au cas où la sécurité
de la communauté française nécessiterait son intervention13.

François Mitterrand approuve finalement cette interprétation par
une note manuscrite sur le document, en encadrant le dernier mot :
« D’accord Urgent »14.
L’information circule donc vite entre Kigali et Paris, et les décisions
sont immédiates. Elles s’appuient, sur l’instant, non pas tant sur des informations de terrain que sur la version du président du Rwanda. Ainsi,
Christian Quesnot signe la première décision dans laquelle il répercute
cette version lorsqu’il mentionne que cette attaque se fait « à partir des
bases FPR en Ouganda ». Plus tard, une note de la DRM voit dans
l’usage d’une artillerie de 122 mm le signe du soutien de la NRA au
FPR qui ne pourrait opérer sans ce soutien ougandais15. Il ressort des
notes du général Quesnot mais aussi de celles produites au cabinet du
premier ministre – quoiqu’avec plus de circonspection – le sentiment
de l’urgence d’une réaction française, urgence qui est d’ailleurs assumée
dans le commentaire manuscrit de François Mitterrand. On constate
aussi le temps extrêmement court durant lequel la décision est prise.
En dehors du cercle proche de François Mitterrand, il est fait mention
d’une « réunion de crise » au Quai d’Orsay. Matignon, de son côté, est
simplement « averti » de l’envoi d’une compagnie française au Rwanda,
le soir même à 22 heures16.

3.1.2 Le Rwanda confronté à une
décomposition militaire et politique
Le gouvernement français s’alarme car le FPR est proche de s’emparer du pouvoir. Face à lui, le pouvoir rwandais est en effet dans
l’incapacité de s’unir pour galvaniser ses troupes et organiser sa défense.
Le 10 février 1993, une note adressée à Pierre Bérégovoy par Jacques
Maire prend acte de l’aggravation de la menace : « L’opération militaire du FPR se révèle plus importante que prévue ; l’action des forces
armées rwandaises pour libérer Ruhengeri n’a pas donné les résultats

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

escomptés ; la compagnie Noroît ne peut donc aller sur place récupérer
les Français »17. Le 13 février 1993, le général Christian Quesnot informe François Mitterrand que l’armée rwandaise risque en fait d’être
balayée militairement tout en laissant entendre le lien entre les forces du
FPR et l’Ouganda18. Cette menace est confirmée deux jours plus tard
par Bruno Delaye, le conseiller Afrique du président de la République de
retour d’une visite à Kigali et Kampala les 12 et 13 février 1993 pour se
rendre compte de la situation. Lui aussi indique la menace sérieuse que
fait planer le FPR sur le maintien au pouvoir de Juvénal Habyarimana19.
Le 18 février 1993, Jacques Maire assiste à une nouvelle cellule de crise
et rapporte l’analyse du ministère de la Défense selon laquelle les « FAR
concentrent leurs efforts sur voies d’accès Kigali. Stratégie existe, entraîne
perte secteur NE. Les FAR colmatent les brèches. L’initiative appartient
aux FPR qui, avec un effort supplémentaire, peuvent beaucoup se rapprocher de Kigali »20. De leur côté, Christian Quesnot et Dominique
Pin alertent le président le 19 février que « la situation militaire reste
très préoccupante. Le président Habyarimana a appelé ce matin. Il estime que […] les forces rwandaises ne pourront pas tenir longtemps sur
les lignes actuelles à proximité de Kigali »21. Le même jour, encore,
Dominique Pin notifie à François Mitterrand que, « sur le plan militaire […] les forces armées rwandaises ne semblent pas être en mesure
d’arrêter les troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR) si elles décidaient de prendre Kigali »22. Le 24 février 1993, il répète, dans une note
conjointement signée avec Christian Quesnot au retour d’un conseil restreint : « Le Front Patriotique Rwandais (FPR), avec l’aide du président
ougandais Museveni, est sur le point d’obtenir une victoire politico-militaire au Rwanda »23. Matignon est également informé de la situation et
de la menace imminente que fait planer le FPR. Une note de Jean-Marc
de La Sablière indique que, sur le plan militaire, « la situation est préoccupante » et que « l’armée rwandaise, malgré l’appui en munitions et en
conseils que nous lui apportons, se bat de façon très inégale et n’est pas
en mesure d’adopter une attitude autre que défensive ». Le FPR est situé
à 25 km de Kigali24, la décomposition de l’armée rwandaise est totale.
Facteur aggravant, les autorités rwandaises sont donc plus désunies
que jamais ; c’est ce que souligne un document rédigé au ministère de
la Défense sur les différents points de la situation internationale en vue

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

de la préparation du conseil des ministres du 26 janvier 1993, en fait
le diagnostic.
La situation est devenue extrêmement délicate. Le chef de l’État voulant
rééquilibrer à son profit les pourparlers d’Arusha, souhaite placer à la tête de
la délégation son ministre de la Défense, M. Gasana (modéré du MRND) qui
redoute par ailleurs de se trouver en porte-à-faux.
Le premier ministre refuse de son côté cette proposition mais se dit prêt à remplacer le chef actuel de la délégation par un autre membre de son parti.Si les
dirigeants de Kigali ne s’entendent pas pour reprendre les négociations cette
semaine dans des conditions acceptables pour tous, le FPR qui gagne des partisans actuellement parmi les paysans déplacés, risque de ne pas écarter la possibilité d’un coup de force25.

Bruno Delaye le confirme au retour de sa mission effectuée avec
Jean-Marc de La Sablière à Kigali et à Kampala les 12 et 13 février. Pour
le président Habyarimana, « mieux vaut mourir que d’être soumis aux
Tutsis »26, tandis que son premier ministre, Dismas Nsengiyaremye,
souhaite poursuivre les négociations avec le FPR « pour à terme chasser du pouvoir le président Habyarimana »27. Constatant ces fractures,
Bruno Delaye est pessimiste28. Le général Quesnot renchérit, en s’appuyant manifestement sur le rapport de son collègue29. Ces informations dressent le portrait d’un pouvoir miné par les oppositions internes
et menacé dans sa survie par une offensive militaire implacable, même
si le général note que « Monsieur Bruno Delaye et Monsieur Rochereau
de La Sablière ont œuvré dans la soirée du vendredi 12 février pour rapprocher le président et le premier ministre, en espérant la publication
d’un communiqué commun qui devrait se concrétiser aujourd’hui »30.

3.1.3 Minimisation des violences anti-tutsi,
dénonciation des assassinats commis par le FPR
3.1.3.1 l’ambiguïté de l’information et de la réaction de la
france face aux tensions et aux violences raciales au rwanda
Encore une fois, on retrouve l’idée d’une offensive « ougando-tutsi ».
Les allusions sont rares, dans les archives de l’Élysée, sur d’autres
motifs possibles de l’offensive du FPR, sauf quand il s’agit de souligner
qu’elle est pilotée par l’Ouganda. Dès le 6 janvier 1993, l’ambassadeur
de France à Washington, Jacques Andréani, répercute les inquiétudes de
ses interlocuteurs du Département d’État31. Ce télégramme diploma-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

tique témoigne en tout cas que, de l’autre côté de l’Atlantique, l’heure
n’est pas à l’optimisme concernant l’acceptation pacifique de ces dispositions de la part du pouvoir et des extrémistes. Les risques d’une
réaction violente sont également perçus assez précisément du côté du
conseiller Afrique, Bruno Delaye, et de son adjoint, Dominique Pin,
qui rédige une note le 14 janvier 1993 à propos du protocole d’Arusha
du 10 janvier :
Le Président a l’impression d’avoir été floué et que l’on prépare son éviction.
Il pourrait rejeter l’arrangement conclu à Arusha.Tout cela laisse présager de
nouveaux troubles au Rwanda suscités notamment par les extrémistes Hutus.
Nous attendons de notre ambassadeur une évaluation plus précise des réactions
de la population et de l’armée à cet accord d’Arusha32.

Sur le document, François Mitterrand donne une directive manuscrite, « Traitez directement avec Habyarimana »33. Une autre note, du 18
janvier 1993, informe le président de la République que Juvénal Habyarimana compte faire escale à Paris au retour de son voyage aux ÉtatsUnis et qu’il « souhaiterait, si possible, que vous le receviez »34. à Kigali, le
19 janvier, les militants du MRND et de la CDR portent la violence dans
les rues à l’occasion d’une manifestation, et le parti présidentiel rejette
l’accord le 21 janvier 1993. C’est le début d’une nouvelle série de manifestations dans la capitale et dans plusieurs préfectures du Rwanda ; elles
tournent au massacre de Tutsi dans les préfectures de Gisenyi, Ruhengeri,
dans la zone de Bumbogo et de Buliza près de Kigali, dans la commune
de Tumba près de Byumba et dans celle de Rutsiro près de Kibuye. Dans
le dossier préparatoire au conseil des ministres du 27 janvier 1993, un
document du ministère de la Défense à l’attention du premier ministre,
Pierre Bérégovoy, concernant les différents points importants à aborder
sur la situation internationale, sont rapportés ces faits35.
Le 5 février 1993, l’ambassadeur de France à Kigali, Georges Martres,
communique justement une série de télégrammes diplomatiques sur la
situation à Gisenyi « après les massacres interethniques » selon son objet :
Les massacres ont bel et bien été organisés. Des instigateurs de la CDR (extrémistes hutus) et du MRND/Interahamwe n’ont eu aucune difficulté à
réveiller les vieilles rancœurs qui existent entre les deux ethnies, d’autant que
les paysans hutus étaient invités à agrandir de cette façon qui son cheptel, qui
sa parcelle. Cette utilisation des querelles ethniques à des fins politiques n’est pas

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

nouvelle au Rwanda. Elle a régulièrement été pratiquée depuis l’indépendance
tant par les tenants du Président de la 1ère République (Le MDR Parmehutu
du président Kayibanda) que par ceux du Président Habyarimana.
Les autorités locales ont été, à quelques exceptions près, défaillantes ou complices. Nombre de bourgmestres ont adopté une attitude passive pour ne pas se
mettre à dos leurs administrés. Il est vrai que certaines attaques ont regroupé
deux ou trois mille assaillants revêtus de feuillages pour éviter d’être reconnus.
S’interposer dans ces conditions supposait un certain courage. Quelques bourgmestres l’ont eu et n’ont pas hésité à risquer leur vie.
L’attitude de la gendarmerie a été plus encourageante hormis quelques notes
discordantes. L’ensemble des témoignages recueillis s’accordait à considérer que
la gendarmerie a fait correctement son travail, ramenant le calme chaque fois
qu’elle est intervenue36.

Georges Martres parle ici de « massacres interethniques » dans
l’intitulé de son télégramme. Pourtant, les cibles désignées sont
spécifiquement des Tutsi ou des Hutu du Sud. Les commanditaires et
les planificateurs sont, quant à eux, nommément désignés : les autorités
locales, les militants du parti présidentiel, les extrémistes de la CDR
et les miliciens. Néanmoins, l’ambassadeur insiste mais pas sur ce que
cela révèle de la politique mise en œuvre par les autorités rwandaises.
Il mentionne certes la planification orchestrée par les bourgmestres et
les préfets ainsi que la mobilisation par ces derniers des populations
appelées à tuer leurs voisins par haine et par intérêt personnel, mais il
insiste plutôt sur le fait que ces massacres s’inscrivent dans une longue
tradition remontant, au moins, au régime Kayibanda. Le massacre de
Gisenyi est donc présenté comme une tuerie parmi d’autres. Ce n’est
pas le bilan humain qui préoccupe l’ambassadeur mais les conséquences
géopolitiques, les « séquelles » de « ces massacres, qui sont numériquement moins importants que ceux du passé »37 : c’est-à-dire d’une part
la fracture entre les populations matérialisée par la rivière Nyaborongo,
d’autre part que le pouvoir rwandais se discrédite et renforce de fait
le FPR, ce que les Français veulent éviter. Par ailleurs, l’effet de ce
télégramme diplomatique sur les autorités françaises est à nuancer. Il
arrive après un autre message dans lequel Georges Martres met l’accent
sur la volonté du gouvernement rwandais de punir les coupables,
l’exonérant implicitement de toute responsabilité38.
L’information sur la réalité et le déroulement de ces massacres remonte le même jour jusqu’à l’Élysée, mais elle est cette fois transmise

223

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

au président de la République dans un remarquable euphémisme : « La
répartition des pouvoirs qui avait fait l’objet d’un accord en janvier, à
la suite du mouvement de mécontentement manifesté par la mouvance
présidentielle (80 morts) »39. Des informations contradictoires aboutissent à l’Élysée. Une Fiche particulière de la DGSE en date du 26 février
1993 doit être longuement citée car les conclusions nuancent le document précédent40. Selon le service de renseignement français : « […] s’il
n’y a aucune preuve formelle de l’aide de Kampala au FPR » 41 il semble
bien que le FPR bénéficie d’une forme de tolérance ougandaise. Les hésitations à valider la thèse de l’agression extérieure dissimulée par une offensive « rebelle » sont manifestes. Cette fiche informe également l’Élysée des
motifs de l’offensive du FPR et de l’existence d’un éventuel programme de
« purification ethnique » mené par les extrémistes hutu, avec le soutien du
gouvernement rwandais, à l’encontre de la population tutsi :
Les risques de dérapage qu’impliquaient de tels résultats [les Accords du 9
janvier sur la répartition du pouvoir] se sont vérifiés : les affrontements politiques se sont rapidement transformés en massacres ethniques dans l’est du pays,
perpétrés par les milices armées du MRNDD et de la CDR avec la complicité
de certaines autorités locales. Ces massacres ont eu lieu au lendemain du départ
d’une mission de la Fédération internationale des Droits de l’Homme (FIDH),
qui n’hésite pas à parler, dans son rapport qui sera rendu public le 22 février,
de « purification ethnique » et dénonce l’implication de l’entourage du chef de
l’État.
Ces massacres ont donné une excellente raison au FPR pour rompre le cessezle-feu et faire une démonstration de force sur le terrain. Malgré les concessions
du gouvernement sur les préalables à la reprise des négociations posés par le
FPR, ce dernier lançait, le 8 février, une offensive de grande ampleur, visant
particulièrement les axes Ruhengeri-Kigali et Byumba-Kigali. Le succès de cette
offensive est moins à rechercher dans la force de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR-troupes rebelles), malgré l’aide militaire de l’Ouganda, que dans la
faiblesse et la démotivation des Forces Armées Rwandaises42.

La même interprétation, le FPR réagissant à des massacres de Tutsi,
est présente dans les fonds conservés de Pierre Bérégovoy43. Dans une
note adressée au premier ministre le même jour, qui fait la synthèse des
entretiens, il répète que « Le FPR a expliqué son action par la volonté
de mettre fin aux exactions commises au sein de la population civile
rwandaise »44 tout en regrettant que « RFI et Libération n’ont relayé que
cet aspect des choses »45.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

Cette information arrive également par d’autres canaux. Ainsi, en
réaction à une lettre reçue de Jean Auroux en date du 18 février 1993,
l’historien spécialiste de la région des Grands Lacs, Jean-Pierre Chrétien,
adresse une longue missive détaillant ces violences, non seulement pour
le mois de janvier 1993, mais depuis l’intervention française d’octobre
1990. Le député et président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale transmet à l’Élysée la réponse de Jean-Pierre Chrétien :
Depuis octobre 1990 la minorité tutsi qui vit encore à l’intérieur du pays et
aussi (ce qu’on oublie trop souvent) les démocrates ou simplement les gens issus
du centre et du sud, traités de « complices » des « cancrelats » (surnom donné
aux rebelles du FPR), ont été victimes d’une série de violences, d’assassinats et
de pogromes, dont le déroulement est toujours le même. Des militants de la
mouvance de M. Habyarimana […] programment, provoquent et exécutent
ces tueries avec la complicité de certaines autorités locales et de militaires. Et
ensuite on fait croire, aux Français, aux Européens naïfs ou cyniques qui n’ont
pas suivi (ou feint de ne pas suivre) la propagande meurtrière développée en
kinyarwanda, qu’il s’agissait de simples flambées de la « colère populaire » des
« Hutus effrayés par le retour des féodaux tutsi ». Chacune de ces vagues de
violence est comme par hasard déclenchée à un moment crucial de la démocratisation et des négociations d’Arusha […]. Or qu’a fait la France officielle
face à cette dégradation ? Paris a exprimé sa « préoccupation » et souhaité,
sans rien dénoncer, que la raison prévale. Il a fallu un an pour que le génocide
des éleveurs Bagogwe […] soit connu. Donc ni les « instructeurs » français ni
l’ambassadeur de France n’avaient entendu parler de rien ? Au contraire, Paris
a dénoncé dans les 24 heures des « massacres de civils » commis par le FPR lors
de sa récente attaque de février, y compris des massacres qui, d’après des sources
indépendantes, se sont déjà révélé être des inventions calculées de la propagande
militaire rwandaise. On aura du mal à empêcher quiconque d’y voir deux
poids, deux mesures46.

L’expression « génocide des éleveurs Bagogwe » reprend les conclusions du rapport de la Commission internationale d’enquête publié
au même moment qui s’interroge sur les possibilités que le massacre de
ces éleveurs perpétré en janvier 1991 puisse être considéré comme un
génocide.
3.1.3.2 le rapport de la commission internationale d’enquête
Ce rapport d’enquête a une histoire. Dans le cadre de la « procédure
1503 » en vigueur à l’époque, la Commission des droits de l’homme des

225

226

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Nations unies peut être saisie des situations qui semblent relever l’existence de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme.
Cette procédure se caractérise par un principe de confidentialité censé
favoriser la collaboration de l’État concerné. Suite à la session tenue à
Genève en août 1992, la sous-commission de la lutte contre les mesures
discriminatoires et de la protection des minorités décide de renvoyer à la
Commission le cas du Rwanda. La sous-commission n’a en effet obtenu
aucune réponse du gouvernement rwandais suite à la dénonciation de
graves violations des droits de l’homme adressée à l’ONU par le Comité pour les droits de l’homme et la démocratie au Rwanda (tortures et
exécutions de Tutsi, massacres des Bagogwe qui « auraient eu l’ampleur
d’un génocide », prisonniers politiques, etc.47. Le dossier est examiné fin
janvier 1993 par le groupe de travail des situations, organe compétent
de la Commission. Il demande instamment au Rwanda d’adresser ses
observations. Le document retrouvé aux archives diplomatiques porte
une mention manuscrite adressée à Brigitte Collet, de la Direction des
Nations unies et des organisations internationales, et tire la sonnette
d’alarme : « Attention au Rwanda »48.
Le souci de la France d’éviter une condamnation trop explicite du
régime Habyarimana par les organes de l’ONU est donc palpable. Fin
février, B. Miyet constate que la recommandation du groupe de travail de
maintenir sous examen la situation au Rwanda sera probablement suivie
par la Commission des droits de l’homme. « Il semble difficile d’obtenir un texte plus modéré, dans la mesure où ce pays n’a pas adressé de
réponse »49. L’insistance de la France finit néanmoins par payer : trois
jours plus tard, la Commission publie les observations communiquées
par le gouvernement rwandais. Il prie la Commission d’excuser le silence
du Rwanda, justifié par la période de guerre que traverse le pays. Le gouvernement reconnaît que cette situation difficile a donné lieu à des violations de droits de l’homme, mais nie qu’il y ait « jamais eu d’intention
délibérée du Gouvernement rwandais d’exterminer la minorité tutsi ». Au
contraire, des efforts ont été fournis pour mettre fin aux violations des
droits de l’homme. Le gouvernement a en particulier facilité le travail
de la Commission internationale d’enquête50. Il prie la Commission des
droits de l’homme d’attendre la publication du rapport de cette commission avant de prendre la moindre décision51.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

En février 1993, l’ensemble des conclusions du rapport parvient
au moins jusqu’au niveau du conseiller Afrique de l’Élysée, mais aussi
sur le bureau de quelques ministres52. Cependant, pour Bruno Delaye,
il s’agit d’un « mouvement d’opinion »53. Ceci est d’autant plus significatif que lui et Jean Carbonare se sont rencontrés, probablement le
29 janvier, le second a ensuite envoyé une lettre claire au premier54,
rappelant en particulier le contrôle du président Habyarimana sur le
Rwanda et donc sur les violences :
Il n’est pas pensable, compte tenu du fonctionnement de l’appareil de l’État
dans lequel un seul homme organise et gère la totalité du pouvoir réel, que
ce qui se passe aujourd’hui au Rwanda échappe à son autorité et donc à sa
responsabilité.
Le chef de l’État dispose de sa Garde présidentielle, la fameuse GP qui fait déjà
trembler lorsque l’on prononce seulement son nom […]
1/ Il me paraît très important de souligner l’impunité des coupables des exactions commises : comment expliquer cette impunité, sinon par la protection
dont ils bénéficient dans le cadre d’un système mis au point à un niveau élevé.
2/ Il est également significatif que le chef de l’État ne lance aucun appel au
calme ou à la réconciliation. Ce silence est lourd de sens […]55.

La lettre est communiquée le 8 mars 1993 à Jean-Marc de La Sablière,
à Georges Martres et au général Quesnot56. En revanche, en l’absence du
« vu » mitterrandien, il est possible de conclure que ce document n’a
pas atteint son bureau.
La réception du rapport et les discussions qu’il génère entre le
ministère de la Coopération et du Développement d’un côté et l’EMP
de l’autre doivent être évoquées. Marcel Debarge et son cabinet sont
destinataires de la copie du communiqué de presse émis par la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme
commises depuis le 1er octobre 1990 et qui souligne encore au Rwanda
un « crime de génocide, perpétré avec la participation d’agents de l’état
et de militaires, visant l’ethnie tutsi » et que la population civile est
victime de crimes de guerre : « Il est établi que des viols sont commis
par des militaires de l’armée rwandaise »57. Le ministre et son cabinet
réceptionnent également une copie de la déclaration des ONG rwandaises et internationales œuvrant pour le développement et les droits
de la personne au Rwanda, datée du 28 janvier 1993, qui rapporte
que lors de l’un de ces massacres, les victimes ont été choisies parce

227

228

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

qu’identifiées comme des Tutsi à cause de la vérification de leur carte
d’identité58. Enfin, une lettre manuscrite de Jean Carbonare, adressée
au ministre et datée du 24 février 1993, est conservée dans le même
fonds ; s’il s’adresse à lui, c’est parce que le ministre dispose de « cette
capacité d’écoute et de compréhension pour changer les choses », tout
en proposant ses services59. Une seconde lettre parvient sur le bureau du
ministre, en date du 1er mars 1993. Jean Carbonare décrit précisément
la situation : « Le gouvernement rwandais a massacré et fait massacrer un nombre considérable de ses propres citoyens. La plupart des
victimes étaient des tutsis, même si le nombre de hutus augmentait
depuis des mois parce que membres des partis d’opposition »60 et selon
lui, l’implication de certaines des autorités « haut-placées » est certaine.
Bruno Delaye, dans une note adressée au président de la République,
manie sciemment l’euphémisme quand il mentionne seulement des
« exactions malheureuses »61.
3.1.3.3 les discours de défense du régime rwandais
auprès du gouvernement français
Marcel Debarge est-il sensible aux faits présentés par Jean Carbonare ?
En même temps, le général Huchon, lui communique, sous le titre manuscrit : « Massacres de Ruhengeri par le FPR (8 février 1993) », une
collection de 17 photographies en couleur de corps d’hommes et de
femmes présentés comme des victimes de massacres perpétrés par le
FPR. Chacune de ces photographies est accompagnée de commentaires
manuscrits de la part de l’expéditeur62. Les deux premiers clichés sont
légendés ainsi : « Quatre hommes parmi les quelques quarante civils de
Gikombe (sud de Ruhengeri) exécutés froidement par le FPR »63. Le
fait que ces clichés de victimes d’un massacre figurent dans un dossier
« EMP » suggère qu’ils sont parvenus à l’Élysée. Quand bien même la
réalité du massacre est incontestable, ce dossier de l’EMP ne procède
à aucune mise en contexte globale, de temps, de lieu, et les auteurs
de ces photographies ne sont pas cités. Les gros plans laissent deviner la violence extrême et les commentaires insistent sur l’horreur de
l’événement. Ces documents ont incontestablement pour objectif de
persuader le récepteur de la volonté d’extermination du FPR, à qui sont
attribués ces décès de ses ennemis, et en conséquence de la nécessité de
soutenir Habyarimana. Le ton des commentaires contraste avec celui

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

qui accompagne les photographies de cadavres de soldats du FPR dans
la deuxième liasse. Il n’est pas question de massacres ou de violence dans
le titre de celle-ci, mais d’« Informations sur le FPR (équipements) »64.
Le général Huchon note, au sujet d’un cadavre, que « le FPR utilise des
aliments spéciaux pour les malades déshydratés marqués UNICEF »65
et, en manuscrit, « l’aide humanitaire est détournée par les services ougandais pour équiper les bataillons ougando-FPR »66. L’accent est mis
sur les habits des cadavres67 ; ces précisions ne sont pas fortuites, elles
permettent d’insister sur la capacité à se dissimuler et à passer à travers
les lignes des FAR et donc de menacer, subrepticement, la sécurité de
Kigali. L’entreprise du général Huchon se poursuit dans la troisième
liasse où une copie du TD DFRA Genève 491 sur les déplacements de
population avec un nouveau commentaire : « Je vous le fais parvenir, car
les déclarations du CICR me paraissent devoir être portées à la connaissance de M. Debarge »68. Ce TD est accompagné d’une carte du Rwanda et de la copie d’un compte rendu concernant « la capture par l’armée
rwandaise d’un véhicule appartenant à l’armée ougandaise et utilisé au
Rwanda par le FPR » avec un commentaire manuscrit : « Cas concret
du soutien logistique ougandais au FPR »69. L’ensemble du dossier est
donc transmis par l’adjoint Terre du chef de l’état-major particulier du
président de la République au ministre de la Coopération juste avant
son départ vers Kigali.
Marcel Debarge est destinataire d’un autre dossier venant étayer la
réalité des violences perpétrées par les troupes du FPR en date du 27
février 1993, constitué après la visite des enquêteurs du centre de recherches criminelles et de documentation, accompagnés de conseillers
techniques français, dans les camps de la région de Ruhengeri70. Les
Rwandais ont interrogé des réfugiés choisis par les conseillers techniques
français dans un camp choisi aléatoirement par eux. Le 2 mars 1993,
juste après la fin de la mission de Marcel Debarge, le colonel Delort
annonce, par télégramme diplomatique émis depuis l’ambassade de
France à Kigali, de nouveaux témoignages allant dans le même sens71.
Le général Quesnot signale une campagne de « purification
ethnique » visant les « populations hutues » tout en rappelant le
soutien du régime ougandais au FPR dans une note à l’attention du
président de la République, sous couvert d’Hubert Védrine, le 18 février

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230

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

199372. Sur la copie du document conservée dans les archives de l’EMP,
on remarque une mention manuscrite signée Hubert Védrine « Très signalé » et une question directe du président de la République : « que conseillez-vous ? »73 L’emploi de l’expression « purification ethnique » n’est
pas anodin. Elle est utilisée dans la Fiche de la DGSE précédemment
citée pour qualifier les massacres antitutsi74 mais se trouve ici employée
par l’EMP pour dénoncer cette fois les crimes du FPR. Autrement dit,
le chef de l’état-major particulier met l’accent sur la menace que fait,
selon lui, peser l’offensive du FPR, assimilé aux Tutsi, à l’équilibre ethnique du Rwanda et à la domination du « peuple majoritaire ». Ce n’est
pas tant sur les possibilités d’un déplacement massif de la population
qu’insiste le général Quesnot, que sur la probabilité qu’adviennent des
violences extrêmes dont les Hutu pourraient être victimes. Pour appuyer sa note, il reproduit en annexe un TD de l’ambassade de France à Kigali, daté également du 18 février 1993, dans lequel il est fait question
des supplications du couple Habyarimana de faire cesser les massacres
attribués par eux au FPR75. Le président et son épouse pressent, sur un
ton pathétique, à une intervention urgente en réaction.

3.2 réagir, mais comment ?
La réaction française a donc comme arrière-plan ces propos soutenant
que la vraie menace imminente vient du programme de « purification
ethnique » du Rwanda par le FPR. Une telle lecture des événements
oblige alors à la réaction et, c’est son but, éteint les discussions de fond
quant au bien-fondé d’une action militaire française au Rwanda.
La discussion cependant va rebondir au sein de l’exécutif lors des
échanges sur les moyens qu’il convient d’engager au Rwanda dans le
cadre de la réaction française. Les démarches s’orientent vers l’action
diplomatique dont le principal enjeu est de surmonter les réticences de
la communauté internationale à s’engager pour soutenir la politique
rwandaise de la France. Mais la discussion concernant l’appui militaire
et le degré d’engagement va permettre au ministre de la Défense de
réinterroger la politique française au prisme des conséquences engendrées par un niveau trop élevé d’implication militaire au Rwanda.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

3.2.1 Les dissensions françaises sur le degré
d’engagement militaire au Rwanda
Le degré d’engagement des compagnies françaises au Rwanda est
perçu par chacun comme le révélateur des relations qui unissent la
France et le Rwanda. La conscience de la valeur de cet instrument
de mesure pousse dès le début, le président rwandais à demander à
François Mitterrand le plus grand engagement militaire possible. Tous
les acteurs, français comme rwandais, se souviennent de l’engagement
français à l’été 1992 et donc du passage d’un soutien indirect à un soutien semi-direct pour reprendre les catégories employées à l’époque.
Cette matrice de l’été 1992 pèse sur la réflexion politique française. Sa
répétition, ou non, offre l’occasion de lier le degré d’engagement militaire et la réflexion sur la nature de la politique française au Rwanda.
3.2.1.1 l’évaluation des besoins militaires pour le rwanda :
combien d’hommes faut-il envoyer ?
Dès le début de la crise, Bruno Delaye rapporte que, lors de leur
entrevue, le président du Rwanda « semblait compter sur un engagement direct des troupes françaises pour défendre Kigali »76. Ce n’est pas
la première fois qu’Habyarimana fait cette demande officielle. Dans le
dossier des notes du cabinet de Pierre Bérégovoy, une mention manuscrite de l’amiral Lecointre peut-être citée : « le passage à la stratégie
directe (intervention militaire) a toujours été écarté par le Président »77.
Toutefois, l’alternative entre abandonner Habyarimana à son sort ou intensifier le soutien français à son égard est exprimée très tôt. D’après les
verbatim de Jacques Maire, l’Élysée pose directement la question lors de
la cellule de crise du 9 février 1993 : « Soit on dépasse la stratégie indirecte (Jaguar ?). Soit on change le fusil d’épaule »78. Un court moment,
lors de la cellule de crise du 18 février 1993, Jacques Maire rapporte
que l’option d’abandonner Habyarimana à son sort est directement
évoquée par Serge Boidevaix, secrétaire général du ministère des Affaires
étrangères : « Quels sont nos objectifs politiques ? Faut-il prendre acte
de l’évolution de la situation ? Ménager une sortie à Habyarimana ? Se
limiter à sortir les Français ? »79 Cette option, qui acterait un désengagement radical des Français, n’est pas discutée plus avant. En revanche, la
protection de Kigali par l’armée française est toujours sur la table lors de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

la cellule de crise du 18 février 1993. Le ministre de la Défense informe
les autres participants : « On peut protéger Kigali avec 1 000 hommes »80. Le nombre élevé qui est demandé peut être une tentative d’indiquer à ses interlocuteurs le coût d’une telle opération pour mieux les
dissuader. Si tel est le cas, il n’obtient que l’effet inverse. Effectivement,
selon les verbatim de Jacques Maire, l’ambassadeur Georges Martres
déclare, vraisemblablement au téléphone, que « si on veut être plus que
protecteur des Français, il faut échanger la protection de Kigali contre un
compromis de Habyarimana à Arusha »81. Christian Quesnot répond que
des « pressions sur Habyarimana »82 peuvent être exercées mais que de
nouveaux compromis à Arusha sont inenvisageables. Selon lui, cité par
Jacques Maire, de telles demandes « ont déjà été faites. Ça n’a fait qu’encourager les revendications FPR. Prêt à proposer au président de mettre
1 000 hommes, mais ne pas reprendre Arusha »83. Le chef de l’EMP
pose enfin le dilemme tel que les participants conçoivent la situation : «
Si on intervient : néo-colonialistes. Si on n’intervient pas : responsables
des massacres »84. Jacques Maire synthétise l’échange à l’attention du
premier ministre dans une note en date du 19 février 1993 :
Les FAR (armée rwandaise) perdent du terrain et se retirent progressivement
devant le FPR (minorité Tutsie). Désormais, les voies d’accès à Kigali apparaîssent très menacées, malgré le positionnement des FAR sur ces axes. Nous
risquons un développement des massacres opérés par les FPR dans la zone, et
une arrivée à Kigali.85
Puis, il résume les options à l’étude :
— Retirer dès demain les Français et les militaires « Noroît ».
— Déployer des forces suffisantes (1 000 hommes environ) pour maintenir la
capitale sous contrôle, éviter les massacres.
S’y rendre, c’est porter le flanc aux « anticolonialistes », mais prouver notre
détermination aux yeux de l’Ouganda, derrière le FPR.
Ne pas y aller, c’est nous rendre responsables de futurs massacres et donner « un
signal » très négatif à nos alliés africains.
Les différentes options sont mises immédiatement à l’étude. Un Conseil de défense pourrait se tenir rapidement sur cette question86.

De son côté, Habyarimana « semblait compter sur un engagement
direct des troupes françaises pour défendre Kigali » selon Bruno Delaye
qui l’a rencontré au Rwanda les 12 et 13 février 1993. Persuadé de
l’implication de Yoweri Museveni dans les événements, le conseiller
Afrique laisse planer la menace d’une intervention directe :

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

Comme il est inquiet de notre attitude et de notre degré d’engagement (sur
lequel j’ai fait planer toute l’ambigüité nécessaire à une bonne dissuasion), je
pense qu’il devrait au moins contribuer à freiner l’appétit du FPR […]
Nous sommes aux limites de la stratégie indirecte d’appui aux forces armées
rwandaises. Nous accélérons les livraisons de munitions et de matériels […]
Au cas où le front serait enfoncé, nous n’aurions d’autre choix que d’évacuer
Kigali (la mission officielle de nos deux compagnies d’infanterie est de protéger
les expatriés), à moins de devenir co-belligérants87.

Que recouvre le terme « dissuasion » utilisé ici par Bruno Delaye ? La
dissuasion, dans le domaine militaire, procède de l’intimidation d’un
potentiel adversaire averti du coût d’une action offensive. L’auteur,
ici, l’utilise pour désigner le doute qu’il entretient auprès du président
ougandais sur les conséquences d’une avancée des soldats du FPR que la France considère comme soutenu par l’Ouganda - sur Kigali
où stationnent des compagnies françaises. Implicitement, la question
posée à Yoweri Museveni est celle des conséquences, pour l’Ouganda,
d’un contact entre les deux forces. Par ailleurs, différents degrés de
l’engagement français transparaissent dans ce court texte comme autant
d’options possibles. Si la France est « aux limites de l’engagement
indirect », cela signifie qu’il est possible de passer à un engagement
« semi-direct », comme à l’été 199288, « quasi direct » comme cela a
été proposé à François Mitterrand par Dominique Pin et Christian
Quesnot comme vu précédemment89, voire d’entrer directement en
guerre aux côtés des FAR contre le FPR et l’Ouganda. Bruno Delaye
n’est, par ailleurs, pas le seul à se poser la question et à envisager de
franchir « les limites de l’engagement indirect ». Dès le 10 février 1993,
Jacques Maire écrit la synthèse des échanges tenus lors de la cellule de
crise de la veille à l’attention de Pierre Bérégovoy. Il termine ainsi :
Le passage de la stratégie indirecte à la stratégie directe (Jaguar…) nécessite un
choix politique au plus haut niveau. Une telle intervention suppose une demande conjointe du président de la République et du premier ministre rwandais, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui90.

La dernière phrase est, comme nous l’avons vu, infirmée par les demandes de Habyarimana. Le 18 février 1993, Georges Martres télégraphie le message suivant, dans lequel il plaide à son tour pour un engagement plus direct :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Ou bien nous laissons faire ce que nous avons essayé jusqu’ici de corriger, ce qui
peut nous conduire, dans les jours prochains, à retirer nos troupes et à évacuer
nos ressortissants. C’est ce à quoi se préparaient les Belges au mois d’octobre
1990 et qui fut considéré comme un abandon. Il sera difficile de minimiser
l’évident échec de notre politique au Rwanda.
Ou bien nous adoptons une attitude volontariste conforme à la logique des
responsabilités que nous avons assumées jusqu’ici.
1/ Au président Habyarimana, qui nous demande secours contre une agression
étrangère, nous accordons l’envoi d’une force de dissuasion qui pourrait prendre position sur l’axe Ruhengeri/Kigali et se donner deux objectifs : atténuer
les souffrances des 600 000 personnes déplacées et faire cesser les violences et
exactions de tous ordres.
2/ Aux partis de l’opposition intérieure qui nous réclament depuis un an de
faire pression sur Habyarimana pour qu’il accepte la réduction de ses pouvoirs,
nous garantissons notre soutien à l’application immédiate des accords d’Arusha
et nous préconisons la mise en place immédiate du gouvernement de transition
à base élargie, selon la répartition définie le 9 janvier dernier91.

François Mitterrand, qui prend connaissance du texte, commente
d’un laconique « vu »92.
3.2.1.2 la radicalisation des positions
au sein de l’exécutif français
à l’issue de la cellule de crise du 18 février, Affaires étrangères et
Défense développent leurs arguments et leurs positions.
Du côté du ministère des Affaires étrangères, Jean-Marc de La Sablière
rédige une note pour Roland Dumas dont l’objet est « Rwanda-intervention militaire française ». Cet intitulé a le mérite d’énoncer clairement
la question à laquelle il faut désormais répondre. Plutôt que d’exposer
sa position, le directeur des Affaires africaines et malgaches expose l’alternative. On peut partir alors que le FPR est vu comme aux portes
de Kigali, ou passer la présence militaire française à 1 000 hommes
avec une nouvelle mission, « celle de protéger Kigali et permettre ainsi
aux FAR de regagner du terrain », ce qui le conduit à analyser ainsi les
conséquences de l’alternative qu’il vient de formuler :
Le retrait peut se justifier dès lors que nous n’avons pas d’obligation juridique
(absence d’accord de défense) et que l’agression n’est pas caractérisée (le premier ministre, issu de l’opposition, refuse d’ailleurs contrairement au président
Habyarimana, de parler d’agression de son pays soutenue par l’Ouganda). En
résumé, nous soulignerions que ce conflit est pour une bonne part une affaire

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

intérieure et que cela limite d’autant notre action.
Les inconvénients sont clairs : notre départ serait perçu comme un abandon de
nos amis, comme un échec de la France (nous avons dit : nous ne laisserons pas
prendre Kigali). La crédibilité de notre politique africaine serait dans une large
mesure atteinte. Enfin, s’il y a des massacres et cela est probable, nous risquerions
d’en être tenus pour responsables.
Le choix d’une implication militaire accrue de notre pays répond à ces inconvénients. Cette intervention resterait mesurée (l’état-major estime que 1 000
hommes suffiraient ; nos forces ne seraient pas au contact, au moins dans un
premier temps, et protégeraient Kigali)93.

Le directeur des Affaires africaines et malgaches propose donc une
intervention française se traduisant par un renforcement des compagnies Noroît à Kigali. La note, sous apparent équilibre, indique bien
qu’une non-intervention n’est pas vraiment envisageable. En associant
le départ à l’échec de la France, il empêche de manière rhétorique
d’analyser réellement cette possibilité ; d’ailleurs, il ne s’attarde ensuite
que sur les conditions diplomatiques nécessaires à l’envoi du contingent
supplémentaire.
En face, le ministère de la Défense présente le même jour une note
sur les « options militaires possibles au Rwanda »94 . Elle reconnaît les
difficultés militaires importantes rencontrées par les FAR, surtout, elle
développe trois scénarios au lieu de deux, comme le Quai d’Orsay. Aux
deux options initiales présentées par le ministère des Affaires étrangères,
Pierre Joxe en fait ajouter une troisième : l’engagement offensif. Cet
ajout permet de lever un doute quant à la nature de l’option consistant
à défendre seulement Kigali, ainsi, défendre Kigali par une présence
militaire renforcée ne doit pas être assimilée à une aide militaire directe
contre le FPR. La note souligne pour le scénario défensif95 comme pour
l’offensif96 toutes les difficultés matérielles et politiques. Cependant, ces
deux scénarios sont réfutés par le ministre de la Défense :
Les options 2 et 3 doivent être accompagnées d’une aide accrue à l’armée rwandaise. Outre les risques sérieux d’enlisement que présentent les solutions 2 et
3, il convient de souligner, d’une part, que l’engagement de la majeure partie
de nos réserves stratégiques ne nous permettrait plus d’intervenir immédiatement sur d’autres théâtres, y compris l’Afrique. D’autre part, un tel engagement ne saurait être décidé sans que l’autorisation soit donnée à la Défense de
procéder au recrutement supplémentaire de 1 200 et 1 500 engagés volontaires
de l’armée de terre (EVAT)97.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

La dernière remarque budgétaire vise sans aucun doute à produire
un refus direct. Après cette première note technique sous la signature
du général Mercier, Pierre Joxe prend personnellement la plume :
L’évolution de la situation au Rwanda oblige à envisager l’évacuation de nos
ressortissants et d’autres communautés expatriées.
En l’absence de menace immédiate sur Kigali même, les deux compagnies
présentes, dont l’une tient l’aéroport, doivent y suffire. S’il y avait urgence et
nécessité de mesures de protection par la force, deux compagnies supplémentaires peuvent être rapidement acheminées à partir de Bangui et Libreville.
Faut-il, pour marquer sans attendre notre détermination, envoyer immédiatement ces deux compagnies supplémentaires ? Si nous annonçons
clairement qu’elles sont là pour l’évacuation des expatriés, leur arrivée poussera
à cette évacuation et accélèrera la décomposition du régime. Si nous laissons
planer l’ambiguïté sur la signification de ce mouvement, la présidence rwandaise ne manquera pas de le présenter comme un soutien de la France.
Je pense que cette problématique, suivie quotidiennement par la « cellule de
crise » interministérielle qui siège au Quai d’Orsay devrait à présent être
examinée sous votre présidence. Pour ma part, je demeure convaincu que
nous devons nous cantonner strictement à la protection de nos ressortissants98.

Sur le document, François Mitterrand note à côté de son « vu » :
« Une réunion est prévue. FM »99. La fin de l’avant-dernier paragraphe
suppose que Pierre Joxe pousse à supprimer les intermédiaires et à faire
arbitrer les décisions directement par le président de la République. Le
19 février 1993, le général Quesnot transmet justement un dossier au
président François Mitterrand accompagné d’une note manuscrite :
Monsieur le Président, en complément de la note sur le Rwanda vous trouverez ci-jointes : La position explicite de Monsieur Joxe ; l’analyse des différentes
options par le ministère des Affaires étrangères. Je reste persuadé de la nécessité
d’envoyer dans l’immédiat au moins 2 compagnies supplémentaires à Kigali et
de continuer à aider l’armée rwandaise100.

C’est le général Quesnot, qui préconise le renforcement du dispositif français et celui de l’aide fournie aux FAR, qui précipite la
prise de décision de François Mitterrand. Afin de renforcer la position, il signe une note avec Dominique Pin le même jour, pour la
donner encore une fois à la lecture du président de la République. Les
passages soulignés le sont par François Mitterrand :
La situation militaire reste très préoccupante Le Président Habyarimana a
appelé ce matin. Il estime que l’engagement ougandais aux côtés du FPR est

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

tel, informations recoupées par ailleurs, que les forces rwandaises ne pourront
pas tenir longtemps sur les lignes actuelles à proximité de Kigali. Il fait état de
nombreuses exécutions de civils dans les zones conquises par le FPR et craint
que les massacres s’amplifient. Des témoignages dignes de foi confirment ces
propos.
Suite à votre demande et à vos indications les mesures suivantes peuvent être
envisagées :
1) L’évacuation des ressortissants dans les prochains jours si le FPR maintient
son intention de s’emparer de la ville, le retrait de Noroît. Le pouvoir du
président Habyarimana ne survivrait pas à ce départ et des règlements ethniques sanglants s’ensuivraient. C’est l’échec de notre présence et de notre politique au Rwanda. Notre crédibilité sur le continent en souffrirait.
2) L’envoi immédiat d’au moins deux compagnies à Kigali dans le but de
protéger effectivement nos ressortissants et tous les expatriés en cas d’arrivée
brutale des troupes rebelles dans la capitale mais aussi d’adresser un signal clair
au FPR afin de freiner ses appétits. Cette action, sans résoudre les problèmes de
fond, permettrait de gagner du temps.
3) L’envoi d’un contingent plus important interdisant de fait la prise de Kigali
par le FPR et rendant les unités rwandaises disponibles pour rétablir leurs positions au moins sur la ligne de cessez-le-feu antérieure. Cette dernière option
nécessiterait à la fois une demande rwandaise précisant que le pays est victime
d’une agression extérieure et la consultation des Présidents Houphouët-Boigny,
Abou Diouf et Bongo. Elle aurait l’avantage de montrer notre détermination
à ce que la crise rwandaise soit résolue par la seule voie politique. Cependant,
elle serait le signal d’une implication quasi directe.
Les options 2 ou 3 devraient être accompagnées d’explications sur notre position : défense des ressortissants et des autres expatriés, protection de la capitale afin de limiter les massacres inter-ethniques, opposition à une solution
autre que négociée. Dans l’immédiat nous sommes partisans de la solution 2
qui en cas d’échec pourrait constituer une structure d’accueil de la solution 3.
Ces deux solutions, accompagnées chacune d’une action diplomatique intense
permettraient, au moment opportun, de se retirer dans des conditions plus
dignes101.

Il n’est, une fois de plus, pas anodin qu’une même note soit signée
par le chef de l’EMP et par l’adjoint du conseiller Afrique de l’Élysée.
L’un et l’autre poussent à une intervention qui, sans mettre les compagnies françaises au contact du FPR, assure à Kigali et au régime Habyarimana les conditions suffisantes pour se maintenir. On constate, à la
lecture des options dessinées par la note que la pression du ministère de
la Défense à ne pas s’engager trop avant dans l’aide au gouvernement
rwandais a produit des effets, car l’option deux de cette note, est une

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

version dégradée de l’option 2 préconisée par les Affaires étrangères et
initialement soutenue par le chef de l’état-major particulier. François
Mitterrand prend sa décision consignée par une note manuscrite sur le
document : « avis favorable à la solution 2 »102.
Dans la foulée, toujours le 19 février 1993, le général Quesnot communique au directeur de cabinet du ministre de la Défense : « Le président de la République a décidé l’envoi d’urgence de deux compagnies
supplémentaires au Rwanda afin d’assurer dans l’immédiat la sécurité
sur place de nos ressortissants et si nécessaire des autres expatriés »103.
Ainsi, en apparence, l’avis du ministre de la Défense a pesé puisque l’envoi des compagnies supplémentaires devient un préalable à l’évacuation
de ressortissants.
3.2.1.3 comment revenir sur un arbitrage
du président de la république
Cependant, l’échec après l’arbitrage présidentiel des options
proposées par le chef de l’état-major particulier alimente un nouveau
jeu d’influence en vue de modifier les décisions du 19 février. Des notes
verbatim prises par le général Quesnot et adressées à Bruno Delaye lors
du conseil restreint du 24 février 1993 le prouvent : il reproduit les
interventions des différents participants104. Alors que Pierre Joxe
demande le départ de la France qui risque de s’enliser dans la guerre au
Rwanda, Roland Dumas, Christian Quesnot et Pierre Bérégovoy défendent le principe de rester, alors même qu’il a déjà décidé de renforcer
le dispositif français. à ce stade, ne pas partir comme prévu, puisque
les compagnies supplémentaires doivent permettre l’évacuation des ressortissants français, consacre un isolement de la position défendue par
le ministère – et le ministre - de la Défense qui est pourtant chargé de
l’exécution de cet ordre présidentiel. Une note manuscrite de Pierre
Joxe, rédigée deux jours plus tard, est conservée dans les fonds du cabinet de Marcel Debarge. Elle traduit comment le ministre de la Défense
perçoit la vanité de la stratégie choisie par le président de la République,
et manifeste ainsi ses plus extrêmes réserves :
- Préoccupation au regard de la position française et donc du risque que cela
entraîne.
- L’armée du Rwanda ne se bat pas.
- Je ne vois pas pourquoi le FPR renoncerait à une victoire si proche105.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

- Je ne vois pas quelle pression on peut exercer sur Museveni.
- Je ne vois pas quelle pression on peut exercer sur Habyarimana qui se sent protégé par la France alors que c’est son intransigeance politique qui est responsable
du fiasco actuel. Seul moyen de pression sur lui, lui faire prendre conscience de
l’éventualité de notre désengagement (pour qu’il assouplisse sa position)106.

L’anaphore « je ne vois pas », au-delà de l’effet stylistique, renvoie
au dépit certain du ministre de la Défense concernant la politique
française au Rwanda. Il n’est néanmoins pas dit un mot des massacres,
signe que pour le ministre de la Défense le problème est ailleurs. Sa
préoccupation concerne l’évolution de la situation militaire sur place
et le moyen d’assouplir la position du Président rwandais dans le cadre
des négociations en cours. Pour lui, la solution passe par un chantage
concernant un éventuel désengagement français. Toutefois, le verbatim
du conseil restreint du 24 février montre la détermination de François
Mitterrand qui clôt ce débat par une décision ferme : « il n’est pas question de partir », avec l’accord de son premier ministre, Pierre Bérégovoy,
« il est impossible politiquement que nous nous retirions actuellement
du Rwanda ». Les hésitations, néanmoins, perdurent jusqu’au mois
de mars 1993 comme le démontrent une série de notes comme celle
de Dominique Pin et Christian Quesnot qui ont présenté les options
militaires possibles peu avant le conseil restreint du 24 février 1993 :
Partir.
Après l’évacuation de nos ressortissants et le retrait de nos troupes, le président
Habyarimana ne devrait pas pouvoir rester à la tête de l’État. Notre départ
serait interprété comme l’échec de notre politique au Rwanda. On pourrait
assister à la constitution d’un axe tutsi Kampala-Kigali-Bujumbura.
Maintenir le dispositif au niveau actuel et attendre.
Cela permettrait de retarder l’évacuation de nos ressortissants sous réserve que
le FPR ne décide pas de pénétrer militairement dans Kigali.
C’est un choix qui maintient une certaine ambiguïté sur notre détermination,
ambiguïté qui peut paraître temporairement souhaitable.
Intervenir fortement en soutien à l’armée rwandaise.
Il s’agit de renverser le rapport de force en accentuant notre aide à l’armée
rwandaise par un apport logistique puissant et une implication de conseillers
et d’artillerie à hauteur de notre détermination. Nous serions présents et actifs
dans les zones d’opérations, mais nous ne participerions pas directement aux
combats.
Intervenir fortement et directement avec nos forces
Ce choix, techniquement possible, ne peut être envisagé que si nous avons des

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

preuves irréfutables d’une intervention militaire ougandaise directe, ce qui n’est
pas le cas actuellement (…). Nous restons partisans, sur le plan militaire, de la
solution 3 accompagnée d’une action diplomatique ferme107.

Plusieurs thèmes communs se dégagent de ces documents. Le premier est le refus d’un repli des compagnies françaises, qui serait non
seulement un aveu d’échec de l’ensemble de la politique française
depuis octobre 1990, mais aussi l’occasion pour « les Tutsi » d’affirmer
leur suprématie et d’établir un territoire qui leur serait réservé. Cette
solution est repoussée, possiblement parce qu’elle signifierait l’abandon
de la thèse du « peuple majoritaire » devant gouverner que la France
ne remet pas en cause. Le choix de maintenir une ambiguïté dissuasive
réapparaît. Néanmoins, Dominique Pin et Christian Quesnot plaident
finalement pour la solution qui rappelle les modalités d’engagement
français à l’été 1992, c’est-à-dire un engagement « semi-direct » qui
pallie, en réalité, les défaillances de la défense rwandaise pour maintenir
la solidité du dispositif, et empêcher le FPR de prendre Kigali. Ainsi, le
2 mars 1993, Jean Marc de La Sablière décrit une situation risquée car :
Nos forces peuvent être dans une situation délicate dans deux hypothèses :
– celle où le FPR lancerait une offensive sur Kigali venant au contact direct
avec nos soldats,
– celle où le FPR avancerait sans aller jusqu’à la capitale en poussant devant
lui, comme il l’a déjà fait lors d’offensives précédentes, les masses de déplacés de
guerre qui déferleraient sur Kigali108.

Ainsi, on le constate, à la fin février 1993, les options soutenues
par l’EMP mais aussi le ministère des Affaires étrangères, ainsi que
Matignon prévalent largement quand bien même, le 19 février, Pierre
Joxe obtenait un arbitrage de François Mitterrand. Cela permet de
souligner à la fois le poids de Pierre Joxe qui arrive à obtenir des décisions présidentielles mais aussi la ténacité de ceux qui tiennent autour
du président à une implication française et militaire au Rwanda. Le
renforcement français au Rwanda de février-mars 1993 apparaît alors
dans toute sa dimension politique : il y a une volonté de ne pas partir
quand bien même la conscience de la difficulté de la position française
au Rwanda est de plus en plus grande. Cette nature explique alors pourquoi le commandement de l’opération française au Rwanda est donné à

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

un officier supérieur parfaitement au fait des enjeux très politiques qui
entourent le sujet du Rwanda, le colonel Delort, conseiller Afrique de
l’amiral Lanxade.
3.2.1.4 la mobilisation de l’appareil diplomatique français
La France met donc en œuvre des démarches diplomatiques auprès
du gouvernement rwandais pour aplanir, au moins dans les apparences,
les relations entre le président et son premier ministre. Parallèlement,
elle tente d’organiser le soutien de la communauté internationale en
faveur du gouvernement rwandais.
Le recours au droit international : la notion « d’agression »
En interne, les conseillers du président de la République, et au final lui-même, sont persuadés que l’offensive du FPR est pilotée par
l’Ouganda, et qu’il s’agit donc d’une agression extérieure menée par un
État souverain contre un autre État souverain. Elle considère qu’il s’agit
donc d’une agression extérieure pilotée par l’Ouganda afin de renverser
l’indépendance politique du pays.
Dès le 10 février 1993, alors que des éléments du détachement
Noroît s’apprêtent à procéder à l’évacuation des ressortissants français
et européens de Ruhengeri, Georges Martres communique un télégramme diplomatique qui tranche, par rapport aux autres messages du
même jour, par sa longueur et ses objectifs. Il s’agit d’une longue dissertation géopolitique, démarche peu commune de la part d’un ambassadeur, qui vise à démontrer que l’offensive sert les objectifs du président
de l’Ouganda :
On assiste à la réalisation du plan initial du président Museveni, tel qu’il a été
amorcé par l’attaque du général Rwigyema le 1er octobre 1990 à Kagitumba.
Formé par un noyau d’émigrés Tutsi ayant servi dans l’armée ougandaise, le
Front Patriotique Rwandais avait pour objectif, sinon de rétablir l’ancienne
monarchie, du moins de faire triompher un régime d’apparence, s’appuyant
sur le principe de l’union nationale (il n’était pas question de multipartisme),
mais au sein duquel la minorité tutsi aurait le loisir d’affirmer sa supériorité,
culturelle, technique et économique.
Il fallait, pour réaliser cet objectif, vaincre l’hostilité profonde des Hutu, toujours imprégnés par le souvenir de la révolution de 1959 qui avait consacré la
victoire de la « majorité populaire » sur l’oligarchie administrative de l’époque.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

On comptait pour cela sur le mécontentement de la masse défavorisée, victime du
népotisme et de la corruption. On comptait surtout sur l’antagonisme des gens du
sud (banyanduga) frustrés par le coup d’état de 1973 qui avait placé au pouvoir
l’Akazu (cercle restreint) des Bashiru (clan du président Habyarimana).
Cet amalgame des mécontents de l’intérieur avec les héritiers de l’ancienne
aristocratie n’a pu se faire en 1990, encadré par le parti unique, le pays Hutu
a viscéralement résisté à l’agression extérieure, en dépit du comportement au
début très correct du FPR à l’égard des populations des zones attaquées109.

Le 18 février, le général Quesnot ajoute à sa note à l’attention du
président de la République un commentaire manuscrit qui poursuit
dans le sens d’une offensive de l’Ouganda plus que du FPR :
Si nous ne trouvons pas le moyen de pression suffisant pour arrêter Museveni,
qui bénéficie du soutien britannique implicite, le front de la francophonie sera
durablement mis à mal et compromis dans cette région. Contrairement à l’évolution historique actuelle une ethnie tutsie minoritaire s’assurera du pouvoir
par la force sur un ensemble régional Ouganda-Rwanda-Burundi110.

Deux jours plus tard, au ministère des Affaires étrangères, Catherine
Boivineau ne dit pas autre chose dans un TD adressé à l’ambassade de
France à Kigali111.
Un chemin de croix français : la Résolution 812 du Conseil de sécurité
Les efforts diplomatiques français se heurtent aux réticences des pays
européens à soutenir le régime de Juvénal Habyarimana, ce qui contribue à isoler la France sur la scène internationale sur ce dossier.
Au moment où la France s’engage dans un soutien assumé en faveur
du gouvernement rwandais, diverses alertes sur la nature du régime
rwandais parviennent à l’Élysée et dans différents ministères. En effet, face à la peur d’un éventuel blocage d’Arusha, le ministère des Affaires étrangères demande à ses ambassadeurs dans les pays concernés
d’entreprendre des démarches afin de trouver des soutiens112. Les ambassadeurs s’exécutent mais rapportent des réactions mitigées de la
part des gouvernements contactés113. Elles pointent régulièrement
la responsabilité du régime d’Habyarimana et des extrémistes dans le
blocage en cours des négociations comme par exemple à Londres114.
Jacques Andréani, ambassadeur de France à Washington, rapporte
que pour le département d’État et le Pentagone, la nature organisée
de l’offensive FPR ne fait pas de doute mais qu’on s’interroge sur les
intentions de la France : « Le Département d’État s’est enquis de nos

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

intentions concernant le détachement Noroît : va-t-il être renforcé et à
quelles fins ? Andréani »115.
Avec certains pays, le président de la République s’engage personnellement, ainsi, le 19 janvier 1993, François Mitterrand écrit une lettre personnelle à Helmut Kohl lui rappelant l’aide déjà fournie par l’Allemagne,
et qui répond le 18 février 1993 en mentionnant la responsabilité du
gouvernement rwandais dans la situation présente116. Le ton est similaire
du côté du chef du gouvernement canadien, à qui François Mitterrand
a également écrit le 19 janvier 1993. La réponse du premier ministre,
Brian Mulroney, également une fin de non-recevoir, ne parvient qu’au
mois d’avril117. Quoi qu’il en soit, cet isolement total de la France sur la
scène internationale ne décourage pas Dominique Pin :
Notre isolement sur ce dossier au plan international […] doit nous conduire
à déployer un effort diplomatique encore plus offensif pour recueillir les appuis
diplomatiques nécessaires à la mise en œuvre des résultats – théoriques - obtenus par cette mission à Kigali et Kampala. Cet effort est envisagé par le Quai
d’Orsay118.

Enfin, contacté par l’ambassadeur Gérard, Museveni manie l’ironie,
si l’on en croit les deux télégrammes diplomatiques faisant état de sa
démarche. Le premier signale la bonne volonté affichée du président
ougandais119; dans un second télégramme, l’ambassadeur rapporte que
le président ougandais rappelle, malgré tout, la nature du régime rwandais :
Le président Museveni m’a ensuite interrogé sur ce que les pays occidentaux
faisaient à Kigali, pour empêcher la résurgence de troubles ethniques tels qu’ils
avaient récemment ensanglanté le nord du Rwanda et afin que justice soit rendue […]. J’ai assuré M. Museveni que nous ne restions nullement inactifs, que
nous pesions de tout notre poids dans le sens d’une réconciliation nationale et
que nous avions notamment demandé que toute la lumière soit faite sur les
causes et les responsabilités des incidents que nous condamnions énergiquement120.

Début mars 1993, les efforts diplomatiques de la France se concentrent sur les représentants des pays membres, permanents ou non,
du Conseil de sécurité afin de l’amener à reconnaître l’existence d’une
agression extérieure contre le Rwanda et la nécessité d’engager une force
d’interposition de maintien de la paix. Les négociations se lisent dans
les télégrammes diplomatiques échangés entre les ambassadeurs à New

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

York et à Washington et la direction des Affaires africaines et malgaches
au Quai d’Orsay. Cela passe par un pilotage de la diplomatie rwandaise
par les diplomates français. Ainsi, Jean-Bernard Mérimée, représentant
permanent de la France auprès de cette institution de l’ONU, prend
contact avec le chargé d’affaire du Rwanda qui l’informe que le gouvernement rwandais ne souhaite pas adresser de lettre au président du
Conseil de sécurité car « une telle action était en effet jugée prématurée
par ses autorités »121. La diplomatie française ne prend pas acte de ce
refus et semble insister vivement car un nouveau télégramme est communiqué dans la foulée à Paris, dans lequel Jean-Bernard Mérimée confirme que le Rwanda a cédé et a communiqué une lettre de saisine dont
les termes ont été rédigés, si ce n’est pas les diplomates français, du
moins en collaboration avec eux122. Une telle détermination s’explique
par l’autre partie qui se joue au même moment entre les représentants
français et leurs homologues des pays membres permanents du Conseil de sécurité. Après son premier entretien du 4 mars 1993 avec le
diplomate rwandais, Mérimée entame des consultations pour préparer
un projet de résolution qui décide « de la création d’une force de contrôle des Nations unies dont le déploiement interviendrait sur la base
d’un rapport ultérieur du Secrétaire général »123. Le refus initial de la
diplomatie rwandaise de saisir le président du Conseil de sécurité place
néanmoins Jean-Bernard Mérimée dans l’embarras124, d’autant que ses
interlocuteurs sont particulièrement réticents envers la proposition
française :
Mes collègues se sont interrogés sur la nécessité pour le Conseil de sécurité de
prendre une décision immédiate sur le déploiement d’une force de maintien
de la paix. Les plus nets en ce sens ont été les représentants de l’Espagne, du
Cap-Vert et de la Grande-Bretagne. Ils ont mis en avant la mission en cours du
secrétaire général, qui doit arriver demain à Kigali, pour y séjourner jusqu’à
mardi prochain. Ils ont exprimé le souhait d’agir sur la base de l’analyse et
des recommandations pratiques du secrétariat. à cet égard, M. Jonah qui a
brièvement pris la parole lors de la séance de consultations du Conseil, a fait
état de la disponibilité du secrétariat à communiquer aux membres dès demain
les premiers éléments de réflexion dont il disposerait. Seul le représentant permanent de Djibouti nous a apporté un appui sans réserve.
Enfin, à titre bilatéral, la délégation anglaise nous a fait part des « sérieux
doutes » de Londres et nous a posé plusieurs questions : ne s’agissait-il pas indirectement de condamner l’Ouganda ? Quel serait le rôle, dans le cadre d’une

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

éventuelle opération de maintien de la paix des Nations unies, des soldats
français actuellement présents au Rwanda ? Quelle était l’articulation entre le
déploiement d’une telle opération et la recherche d’un règlement politique, alors
que s’ouvrait aujourd’hui une réunion importante à Dar-es-Salam ? Les autres
permanents se sont bornés à indiquer qu’ils solliciteraient des instructions125.

Pour convaincre ses homologues, Jean-Bernard Mérimée estime
nécessaire d’obtenir un « accord explicite du gouvernement rwandais
sur le principe et les objectifs d’une saisine immédiate du Conseil
de sécurité (le moindre doute sur la position du Rwanda nous condamnerait à l’échec) »126. C’est ce qui explique son insistance pour convaincre son homologue rwandais à écrire cette lettre, quitte à lui en
dicter les termes. Il s’agit en fait, pour la France dont les troupes sur
place passeraient alors sous bannière de l’ONU, de légitimer son action
auprès de la communauté internationale, invitée à se positionner, pour
sortir de son isolement diplomatique sur le dossier.
Toutefois, la saisine de la présidence du Conseil de sécurité par le
Rwanda ne surmonte guère les réticences des autres pays qui s’efforcent
de gagner du temps. N’ayant reçu aucune instruction, selon eux, entre
le refus initial rwandais et la saisine officielle, « leurs réactions se sont
donc exprimées sur un mode avant tout interrogatif »127, notamment sur
le rôle que devrait jouer l’OUA. Le secrétaire général souhaite favoriser
une implication plus visible de cette organisation dans une éventuelle
opération de maintien de la paix. L’enjeu est d’obtenir, de sa part, un avis
définitif : « Un appui de M. Boutros Ghali à notre suggestion entrainerait leur adhésion »128. Jean-Bernard Mérimée envisage deux scénarios :
si le secrétaire général soutient la proposition française, la décision qui
serait prise rapidement serait celle de la création d’une force de contrôle
au Rwanda avec l’armée française comme force principale ; s’il souhaite
attendre, la réaction française potentiellement la plus efficace serait d’obtenir une résolution lui demandant de présenter un rapport au Conseil de sécurité sur un éventuel déploiement d’une force d’interposition.
Il demande instruction au Département dans le cas de cette dernière
éventualité avant le 5 mars à 10 heures du matin129. Ce n’est qu’à 16 h 40
que la réponse lui parvient, sous la forme d’un accord dans le cadre de la
seconde hypothèse pour remodeler le projet de résolution : « il importe,
compte tenu de la gravité de la situation, d’obtenir une décision rapide
du conseil créant une force de contrôle au Rwanda »130. Paris insiste

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

sur le fait que les Nations unies doivent soutenir le GOMN (Groupe
d’observateurs militaires neutres) et reconnaît que l’ONU doit mener
une « action conjointe » avec l’OUA. Cette volonté d’associer l’OUA
et de ne pas laisser l’ONU gérer seule le dossier peut s’expliquer de plusieurs façons. à plusieurs reprises, il est fait mention des réticences des
États-Unis à voir l’ONU s’engager seule. Jacques Andréani, ambassadeur
de la France à Washington, le mentionne plusieurs fois dans ses télégrammes le 5 mars 1993131. Selon les états-Unis, c’est à l’Afrique de
prendre en charge ses propres problèmes. Les débats, autour de l’opportunité de déployer une force onusienne au Rwanda et de l’intérêt d’associer l’OUA, se poursuivent encore plusieurs jours. Le secrétaire général
adjoint, Kofi Annan, se montre lui-même réticent et fait savoir qu’il ne
serait pas en mesure de se prononcer en faveur du déploiement immédiat
d’une force de maintien de la paix. Selon lui, il faut d’abord recueillir
l’évaluation de la mission en cours à Kigali par le secrétaire général, ce
qui conduit la France à entériner la modification du projet de résolution
comme convenu en insistant sur le rôle de l’OUA. Cette proposition
reçoit le soutien de pays africains (Djibouti, Cap-Vert) et du Pakistan.
Le représentant français précise que « la collègue américaine a fait part
en termes généraux de l’intérêt de ses autorités pour notre proposition »
tandis que l’Espagne et le Royaume-Uni demeurent hésitants132. Le 7
mars 1993, Daniel Bernard, directeur de cabinet du ministre des Affaires
étrangères, rédige une note à l’attention du secrétaire général de l’Élysée,
Hubert Védrine - sur laquelle figure curieusement la mention manuscrite
« à garder » - pour faire le point sur l’avancée des négociations :
à la suite des décisions prises en conseil restreint de mercredi dernier, notre
délégation à New York a soutenu activement la demande présentée vendredi
par la délégation rwandaise de saisine du Conseil de sécurité.
Si dans l’intervalle la situation venait à se dégrader irrémédiablement, il [le
secrétaire général de l’ONU] souhaite que l’on puisse faire appel aux forces
françaises déjà sur place, pour remplir la mission que les NU leur confieraient
afin de prévenir d’éventuels massacres133.

Cette note n’est pas conservée dans les archives d’Hubert Védrine
disponibles aux Archives nationales. Quoi qu’il en soit, le 9 mars 1993,
Jean-Bernard Mérimée rapporte l’échec de la proposition française
à emporter l’adhésion de ses homologues134. Le projet de résolution

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

est présenté aux membres du Conseil de sécurité. Si le représentant
français mentionne la « bienveillance des non-alignés »135, les objections
des partenaires occidentaux qui réclament un rôle central pour l’OUA
et une simple fonction d’appui pour l’ONU s’ajoutent à une relative
désillusion concernant les réserves de Kofi Annan. Les représentants
du Royaume-Uni et de l’Espagne saluent cette déclaration, tandis que
le secrétaire général adjoint ne fait aucune référence au projet français
de résolution et « s’est interrogé »136 sur l’opportunité d’une action de
l’ONU.
La visite de Marcel Debarge au Rwanda (27 février 1993-1er mars 1993)
La France intervient aussi par la voie diplomatique notamment auprès
du Rwanda et de l’Ouganda. Après Bruno Delaye et Jean-Marc de La
Sablière à peine quinze jours auparavant, c’est au tour de Marcel Debarge de faire le voyage à Kigali et à Kampala. Ce voyage fait l’objet
d’une intense préparation. Une note de Dominique Pin indique les
éléments de langage que le ministre doit tenir dans les deux capitales :
Rappeler le caractère inacceptable pour la France d’une solution militaire à la
crise rwandaise. Face à l’offensive du Front patriotique rwandais (FPR), nous
avons donc accentué notre appui indirect à l’armée rwandaise (équipements,
munitions, conseils) et renforcé le contingent chargé de la protection des ressortissants français et des autres expatriés (4 compagnies sont actuellement à
Kigali – 600 hommes).
[…] Souligner que notre aide sur le plan militaire doit favoriser une solution négociée, acceptable par tous. Aussi, un rapprochement entre le président
Habyarimana et son premier ministre est indispensable. Ils doivent agir de
concert pour que leurs dissensions ne soient pas mises à profit par le FPR et
pour que le processus de transition conduise à la tenue d’élections dans un délai
rapproché.
Regretter à ce sujet que le parti du président Habyarimana (MRNDD) ait
refusé de se joindre aux autres partis politiques de la coalition gouvernementale
qui, à Bujumbura, tentent de négocier avec le FPR la reprise des négociations
d’Arusha ; reprise qui est indispensable.
[…] Faire valoir à Museveni, soucieux de son rôle régional, qu’un retour à la
paix au Rwanda, qui dépend en grande partie de lui, favoriserait un développement de nos relations au moment où il doit faire face à sa frontière nord
(Soudan) à l’expansionnisme islamiste137.

La préparation et le déroulement de la mission sont également documentés par les archives du conseiller technique Jean-Marie Bruno du

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cabinet du ministre délégué à la Coopération et au Développement138.
Marcel Debarge a été sollicité par Jean Carbonare d’un côté, par l’EMP
de l’autre, au sujet du rapport de la Commission internationale d’enquête et des massacres commis au Rwanda par les Hutu contre les Tutsi.
Ses prises de parole en présence des autorités rwandaises et ougandaises
sont bien encadrées par trois nouvelles notes non signées, mais probablement issues du travail du cabinet. Pour la rencontre avec le président
Habyarimana, prévue le 27 février 1993, le document préparatoire précise que le langage à tenir tourne autour de trois thèmes. Le premier
est celui de la « stratégie indirecte » dont il doit rappeler le principe
mais « si aucune perspective de règlement politique ne se précise, la
France ne pourrait pas ne pas être amenée à reconsidérer les modalités
de sa présence au Rwanda »139. Le deuxième thème insiste sur la nécessité pour le président rwandais et son premier ministre de faire front
uni : « Le président ne doit pas se déconsidérer en acceptant le risque
que le conflit dégénère entre factions rwandaises. Ce serait le meilleur
moyen de provoquer sa propre chute et déclencher le chaos : le MRND
doit rejoindre les négociations de Bujumbura »140. Il est nécessaire de
ne pas remettre en cause les négociations en cours, mais au contraire de
tracer l’après-Arusha et de parvenir à des élections : « On aidera »141. En
troisième lieu, le ministre peut aborder le thème des droits de l’homme
et souligner qu’il y a des « atrocités dans les deux camps, mais intransigeance sur droits de l’homme quel que soit le camp. Les massacres inter-ethniques sont inacceptables, surtout s’ils sont commandités »142. Il
faut prendre des mesures de contrôle et de sanction des responsables, ou
le Rwanda va s’aliéner l’opinion publique internationale et « ses derniers
soutiens français »143. Sur le sujet, il convient en tout cas de ne pas laisser
le monopole des médias internationaux au FPR et le président rwandais
est invité à faire des efforts de communication. Quoi qu’il en soit, Marcel Debarge doit exercer une pression manifeste sur Juvénal Habyarimana, mais, et c’est significatif, sans le mettre seul directement en cause au
sujet des violations des droits de l’homme, c’est-à-dire les massacres de
Tutsi. Ces éléments de langage demeurent un discours convenu qui ne
quitte pas le terrain de la diplomatie : reconnaissance de l’existence de
« massacres » pour signifier que les alertes ont été reçues mais toujours
pas de condamnation spécifique des violences particulières infligées aux

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

Tutsi. L’emploi d’expressions comme « massacres inter-ethniques » et
« atrocités dans les deux camps » renvoient finalement dos à dos Hutu et
Tutsi. La précision « surtout s’ils sont commandités » montre néanmoins
une connaissance acquise de l’origine des tueries, mais cela n’incite ni à
la rupture du dialogue, ni à une condamnation ad hominem.
La rencontre avec le premier ministre Dismas Nsengiyaremye est
prévue le 27 février 1993. Le document préparatoire précise aussi les
éléments de langage144. Comparativement avec ceux qui concernent la
rencontre avec Juvénal Habyarimana, deux items sont semblables et
celui sur les « droits de l’homme » disparaît. Il est remplacé par « communication » sans aucune invitation à évoquer avec lui les massacres.
Cela tend à démontrer que, pour les Français, les principaux responsables des violences ne sont pas du côté de l’entourage du premier ministre rwandais. Concernant la « Stratégie indirecte », les propos à tenir
sont identiques. La question du « Front uni » est un rappel de la nécessité de s’entendre avec Habyarimana. Il est aussi fait mention des
incitations « à convaincre ses partisans de participer à la réunion de
Bujumbura »145. Une question est ajoutée : « quelle est l’autorité réelle
du Président sur les extrémistes du MRND ? » qui traduit une préoccupation intéressante du côté du ministère de la Coopération, et ne figure
pas ailleurs. Il faut aussi prémunir le Rwanda du risque d’un coup de
force ou d’une entente avec le FPR :
Il n’y a pas de salut dans une alliance avec le FPR dont les intérêts ne sont que
de diviser les autorités rwandaises et qui ne renoncera pas à sa stratégie, pour
l’instant couronnée de succès, de conquête du pouvoir. Dans l’hypothèse d’une
radicalisation ultérieure du conflit, toute troisième force serait balayée146.

La participation française au règlement politique du conflit à Arusha
figure également dans le « on aidera » tandis que le premier ministre est
invité, aussi, à améliorer sa communication à travers les médias internationaux147.
Le troisième document concerne l’entretien avec le président
Museveni à Kampala le 1er mars 1993 à 10 heures. Deux items
doivent faire l’objet de la discussion. Tout d’abord, l’évolution
politico-militaire suggérée, à savoir convaincre le FPR « qu’il n’y a
aucune chance pour que le conflit trouve une solution militaire durable.
La France ne peut pas rester inerte face à une agression caractérisée : in-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

certitude sur l’attitude des troupes françaises »148. Il s’agit bien sûr d’une
menace diplomatiquement voilée d’un engagement plus offensif des
quatre compagnies déjà en place. La France veut des signes concrets du
FPR, c’est-à-dire le retour sur les positions occupées le 7 février 1993,
celui des personnes déplacées dans leurs foyers et des observateurs sur
la ligne de front. L’objectif étant de garantir un partage équilibré du
pouvoir dans le cadre du processus d’Arusha ainsi que l’existence de la
zone de neutralité149. Le second, intitulé, « Ni dupes ni ennemis – Ego »
insiste sur la nécessaire évolution de la politique de Museveni au regard
de ses relations diplomatiques apaisées avec la France, et le gain qu’il
pourrait y trouver :
La reconnaissance de l’Ouganda et de son leader comme partenaire régional
incontournable dépend de sa capacité à faire prévaloir une solution pacifique
auprès du FPR. Pas de stature régionale voire continentale sans paix. L’évolution de l’attitude française dans les autres conflits régionaux (Soudan), dépend
également des évolutions que nous pourrons constater sur le terrain au Rwanda, de même que notre aide bilatérale. Si la paix est rétablie dans la région,
on pourrait envisager une visite officielle en France et un rôle de partenaire
privilégié en Afrique anglophone.150

On note cependant la présence dans les archives d’un document
qui éclaire d’un jour plus cru la position française, rompant avec l’écriture policée des analyses habituelles151. Ainsi à la MMC le colonel
Capodano152 rédige-t-il le 26 février 1993, une note à l’intention du
général Varret153 qui éclaire les différents blocages, politiques, diplomatiques ainsi que la façon dont la France pèse lourdement sur les protagonistes. Sur le plan militaire, rien n’est réglé. Les responsables sont toujours devant la même situation car le président français ne veut toujours
pas d’action directe, or ils ont la conviction que Kigali est réellement
menacée ; il faut donc trouver une solution. Dans l’immédiat, c’est la
livraison de munitions aux FAR ; à moyen terme, c’est la réorganisation de la coopération militaire. La sécurité des ressortissants est toujours la justification de la présence militaire française au Rwanda avec
la présence d’une vingtaine de coopérants de l’Aide militaire technique
(AMT) dont on a vu qu’ils étaient très largement utilisés pour renforcer
les compétences des FAR154.
Le déroulement du voyage de Marcel Debarge est précisément décrit
par l’ambassadeur de France à Kigali, Georges Martres, dans un long

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

télégramme du 1er mars 1993. Le premier point abordé est celui de la
présence militaire française :
Le ministre a rappelé que cette présence était liée à la fois à l’accord de coopération militaire technique franco-rwandais qui nous conduit à apporter à l’armée
rwandaise une aide indirecte et à la nécessité de protéger nos ressortissants. Elle
ne peut avoir, en l’état actuel de la situation au Rwanda, d’autre objectif.
Cette analyse est partagée par le premier ministre et les ministres de l’opposition qui paraissent convaincus en outre que le retrait brutal de nos troupes
entraînerait non seulement la prise de Kigali par le FPR mais auparavant
un massacre de Tutsi et des cadres des mouvements d’opposition155. Certains
ministres souhaiteraient même que la mission de nos militaires soit étendue à
la sécurité de la population locale. Ils citent par exemple le fait que celle-ci est
rassurée en ce moment par la présence de soldats français aux postes de contrôle
des sorties de Kigali (on n’y rançonne plus les passants et il y a beaucoup moins
de vols).
Le président souhaiterait évidemment que notre présence militaire prenne une
forme plus « dynamique » et qu’elle corresponde à un engagement croissant
contre un ennemi venant de l’extérieur, auquel il attribue la principale
responsabilité dans la guerre. Il s’agit, selon lui, d’une tentative d’annexion
du Rwanda par l’Ouganda. Il cite, à l’appui de ce point de vue, les moyens considérables en hommes et en matériel que le FPR tire de la NRA ougandaise156.

Ce document doit faire l’objet d’un commentaire approfondi. Tout
d’abord, il faut signaler sa première limite : les entretiens sont retranscrits par l’ambassadeur de France et c’est par son filtre que le contenu
des discussions est connu. Il n’y a pas de compte rendu direct de Marcel
Debarge qui soit conservé dans les archives françaises157. Il n’en fait
qu’un court résumé à l’occasion du conseil restreint du 3 mars 1993 :
Je rentre d’Ouganda et du Rwanda. Concernant la présence d’un détachement
français, officiellement certains disent que cette présence n’est pas nécessaire ;
en petit comité tous nous demandent de « surtout rester là ». Le président
Habyarimana est désorienté et à bout de souffle. Le communiqué de presse
a été inspiré par nous. Le FPR a renforcé ses positions, il pourrait poursuivre
ses offensives politique et militaire. Les personnes déplacées peuvent fausser la
situation, elles sont des objectifs potentiels pour le FPR qui peut tirer au mortier
sur elles afin de les précipiter dans Kigali158.

Telle qu’est rapportée cette brève intervention, Marcel Debarge ne
précise pas pourquoi les uns et les autres souhaitent le maintien des
troupes françaises. Il est en tout cas intéressant de remarquer que le

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

compte rendu de Georges Martres dans le TD Kigali 227 montre les
divisions du pouvoir rwandais, non seulement sur les objectifs du renforcement de la mission des compagnies Noroît mais aussi sur la volonté
des uns et des autres de faire front commun. Concernant le premier
point, l’opposition, premier ministre en tête, mentionne que les troupes
françaises devraient avoir un périmètre d’action élargi, non pas dans une
perspective opérationnelle contre le FPR mais pour la protection des
populations, tutsi notamment, et aussi celles qui militent dans un parti
minoritaire. Il y a là la trace d’une crainte que la violence se radicalise
et s’intensifie à l’encontre d’un groupe ciblé en particulier. De fait, la
présence de soldats français aux entrées de Kigali est confirmée, mais elle
est encouragée par l’opposition parce qu’elle permet le maintien de l’ordre et qu’elle contribue, selon eux, à freiner les extrémistes. Le départ des
troupes françaises est envisagé comme le début de massacres de masse
qui apparaîssent comme inéluctables. Il n’en est en revanche pas du tout
question du côté de Juvénal Habyarimana qui répète ses éléments de
langage habituels à la délégation française. Chose intéressante, il se réfère
au soutien inconditionnel dont il prétend bénéficier de la part du président de la République française lui-même. Il s’agit, possiblement, d’une
manière de délégitimer Marcel Debarge de sa capacité à lui faire changer de politique. Manifestement, au-delà des paroles d’intention, le blocage est total mais il ne semble provenir que de Juvénal Habyarimana.
Celui-ci se leurre-t-il sur le niveau d’appui dont il prétend bénéficier ? Le
problème est que la réussite de la mission Debarge fait l’objet d’analyses
contradictoires. Les conseillers du président mentionnent les limites des
entretiens mais se concentrent, pour ainsi dire, sur le positif, quitte à
opérer quelques glissements de sens et d’oublier de mentionner certains
faits. En marge de la copie conservée du TD du 1er mars 1993, le général
Quesnot apporte quelques commentaires manuscrits auxquels François
Mitterrand apporte son « vu ». Le chef de l’EMP écrit :
1) La visite de Mr Debarge semble permettre ou favoriser le rapprochement
indispensable159 entre le président et le premier ministre.
2) La présence de nos forces, garantes de la sécurité des personnes dans Kigali,
doit perdurer de l’avis des diverses forces politiques rwandaises rencontrées par
le ministre.
3) La stratégie de force du FPR et sa vision peu démocratique de l’avenir apparaîssent nettement y compris aux partisans d’une « troisième force »1 60.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

Le 2 mars 1993, Dominique Pin, qui a accompagné le ministre de
la Coopération, notifie à François Mitterrand qu’aucun rapprochement
entre Habyarimana et son premier ministre ne semble envisageable,
le premier étant présenté par l’auteur comme « dépassé » et il ajoute
« Convaincu de notre engagement à ses côtés, il ne peut croire que nous
laisserons le FPR entrer en vainqueur dans Kigali »161. De leur côté,
le premier ministre et l’opposition « croient encore en leur chance de
s’imposer comme troisième force »162. Mais il ajoute presque aussitôt,
contredisant quelque peu les affirmations précédentes :
Après de nettes et sévères mises en garde (urgence d’arriver à un compromis politique et de présenter un front uni face au FPR dans les prochains jours, illusion
sur le succès possible d’une troisième force car le FPR, minoritaire, imposera, s’il
l’emporte, une politique totalitaire, rappel des objectifs limités de l’intervention
française (…) le président et l’opposition ont cependant accepté de collaborer et
de définir ensemble la position que défendreale premier ministre lors de sa rencontre avec le chef du FPR à Dar-es-Salam le 3 mars : rencontre qui pourrait
permettre la reprise des négociations d’Arusha163.

En fait, les conseillers de François Mitterrand poursuivent leur
logique : présenter le FPR comme le seul et unique ennemi, quitte à
user à son sujet de formules surprenantes, tel l’adjectif « totalitaire ».
D’un autre côté, ils insistent sur le fait que le rapprochement entre le
président rwandais, le premier ministre et l’opposition est en bonne
voie, ce qui est une analyse optimiste si on considère que le premier
opère un blocage tandis que les seconds acceptent une démarche polie
mais n’excluent pas l’option de le remplacer. Enfin, aucune de ces
analyses ne mentionne le péril auquel les Tutsi ainsi que l’opposition
sont exposés.

3.2.2 L’intervention militaire française au Rwanda
Que se passe-t-il sur le terrain et qu’en pense l’institution militaire ?
Les archives de l’état-major (bureau Emploi) à Paris164 permettent de
s’en faire une idée. D’une part, elles permettent de mesurer d’une autre
façon l’implication militaire réelle des Français : est-ce que ce sont eux
qui arrêtent le FPR ? D’autre part, dès mars, d’autres questions émergent : comment aborder la perspective de voir les Français remplacés par
des casques bleus ?

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254

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

3.2.2.1 un commandement très politique de l’opération française
Les affrontements de février-mars 1993 ont comme conséquence
un accroissement momentané du nombre d’officiers supérieurs français
au Rwanda. Le 12 février, le détachement Noroît vient d’être renforcé
d’une compagnie des EFAO dont la mission a « un caractère humanitaire centré sur la seule protection des ressortissants ». Le colonel Cussac,
attaché de défense, reçoit des ordres de l’état-major165. Les instructions
ne changent pas ; en aucun, cas il ne faut donner l’impression de soutenir directement l’armée rwandaise :
Les actions que les éléments français pourraient être amenés à conduire à l’extérieur de la capitale ne devront en aucun cas donner l’apparence d’une collusion de fait avec celles que pourraient, de leur côté, effectuer les FAR pour
s’opposer à la progression du FPR166.

Les règles d’engagement n’ont pas changé : « Il va de soi que vous
éviterez toute action de combat et que les règles de comportement
édictées relèveront de la seule légitime défense, étendue aux personnes
que vous serez amené à protéger »167. à l’attaché de défense incombe,
outre la responsabilité de Noroît et du DAMI, le soin de veiller à ce
que les FAR ne manquent pas de munitions et ce « dans la plus grande
discrétion »168 . Ce n’est pas lui cependant qui est destiné à devenir
commandant opérationnel. C’est le colonel Delort, directement venu
de l’état-major où il est en charge du bureau Afrique et Relations
extérieures, déjà sur place pour une « mission spéciale », qui est
choisi169. Des forces supplémentaires sont arrivées ou sur le point de
l’être170. Concernant l’emploi de Noroît, « il s’agit de montrer clairement notre détermination à nous opposer à toute menace contre nos
ressortissants à Kigali »171 mais cette notion de protection semble interprétée de façon extensive. Dans la réalité, la mission du colonel Delort
est d’organiser une sorte de glacis au nord de Kigali :
à cet effet, tout en conservant des moyens pour assurer la mission initiale de
Noroît en ville, vous mettrez en place un dispositif dissuasif aux sorties nord de
Kigali, sur les axes de Ruhengeri et Byumba, en mesure de gagner, soit par votre
seule présence, soit par l’usage des armes, les délais nécessaires au regroupement,
à l’évacuation éventuelle de nos ressortissants. Vous pourrez alors être appelés à
ouvrir le feu172.

C’est un véritable bouclier qui barre la route de la capitale. On

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

notera l’autorisation – rare – d’ouvrir le feu sans autorisation préalable
de l’EMA si, bien sûr, le besoin s’en fait sentir. « Dans toute la mesure
du possible, si les délais le permettent vous solliciterez préalablement
mon autorisation »173. La cellule RAPAS (Recherche aérospatiale et Actions spéciales) a pour mission d’assister individuellement les officiers
supérieurs des FAR mais son expertise semble plus étendue174.
Par comparaison avec les instructions de 1992, celles de février 1993
semblent montrer une position plus résolue de la France. Quatre compagnies seront bientôt sur le terrain et c’est le propre conseiller Afrique
de l’état-major qui est commandant opérationnel. Le 24 février 1993,
il signe ses premiers ordres d’opération, n°1 et 1-A175. Après une analyse de la situation semblable à la précédente, vient la définition de la
mission, lapidaire, mais les ordres sont dans l’esprit de ceux donnés par
le CEMA : « Montrer clairement notre détermination à nous opposer
à toutes menaces contre nos ressortissants à Kigali tout en renforçant
notre assistance au commandement rwandais »176. Plus loin, la fonction
de Noroît est clairement énoncée : interdire l’entrée à Kigali au FPR. Le
commandant des opérations veut des renseignements sur la situation au
front et au nord de la capitale et va « interdire toute action au FPR aux
abords de la ville et conserver la maîtrise de la sécurité de l’aéroport et des
axes essentiels »177. Il veut aussi « agir sur l’EM/FAR et au minimum sur
deux commandements de secteur pour dynamiser le suivi de situation
et la conception des opérations ». Le renseignement est particulièrement
étoffé – en juin 1992 les renseignements transmis par les FAR s’étaient
avérés peu fiables : il compte trois officiers, et un autre qui sera détaché
de Noroît à la demande, ainsi que les sept officiers de l’AMT178.
Noroît est maintenu en l’état : « En raison de la situation qui prévaut
au Rwanda il est décidé de maintenir en l’état le dispositif Noroît pour
une durée indéterminée »179. Le but, cependant, est la cessation des
hostilités et le 10 mars est signé un cessez-le-feu. Il faut donc repenser
les instructions et rédiger un nouvel ordre de conduite et celui du 19
mars 1993 affirme :
L’offensive FPR s’est trouvée bloquée après ses échecs sur Ruhengeri et Byumba
et n’a pas pu être poursuivie en direction de Kigali compte tenu du risque
d’internationalisation du conflit. […] Pendant les premiers jours de mars les
FAR ont assommé par des tirs très précis les fortes positions FPR du secteur de
Tumba et les zones du mont Kabuye, de Mukarange et Bwisige mais n’ont pu

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

conserver les positions difficilement conquises à l’occasion de contre-attaques
locales. Le front s’est peu à peu consolidé au nord de la capitale 180.

L’heure est désormais à l’allégement du dispositif Noroît. Deux compagnies françaises vont donc quitter le Rwanda et pour celles qui demeurent, les instructions sont inchangées : la protection nord de Kigali
est la priorité. Il faut faire du renseignement jusqu’à 10 km de la capitale, surveiller les axes nord et être en mesure d’interdire une direction
sur préavis de trois heures. Il faut assurer la sécurité des ressortissants
tout en contrôlant l’aéroport et assurer l’assistance au commandement
des FAR à tous les échelons181. Le 24 mars 1993, à l’occasion de la rédaction d’un nouvel ordre de conduite, le colonel Delort note que « le FPR
a retiré le gros de ses forces sur les positions du 7 février tout en maintenant des équipes d’observation de la zone démilitarisée »182. Le colonel
Delort place d’emblée les opérations dans un cadre politique. Le FPR,
pense-t-il, devrait « poursuivre son attaque pour disloquer ou au minimum tronçonner le front et provoquer l’effondrement de l’armée et ceci
tout en proposant à l’opposition interne de discuter avec lui. C’est aussi
la formule du quitte ou double »183. Or sa confiance dans la capacité de
l’armée rwandaise à faire face est limitée. Dans son message du 10 février
1993, le colonel Delort demeure très réservé sur la suite des événements
et pointe les fragilités de l’armée rwandaise. Son impression est qu’« en
dépit d’une belle réussite à Ruhengeri (ne parlons pas des pillages …),
les FAR connaissent leurs difficultés les plus graves depuis fin 90 »184.
Cependant la situation se calme, même si le lendemain 11 février il y a
encore beaucoup d’accrochages meurtriers. Il a l’intention de mettre en
place des « sonnettes », postes chargés de prévenir en cas d’infiltration du
FPR vers Kigali, en les installant hors de vue des routes, sur les hauteurs,
afin de contrer « l’argument négatif [qui ] peut être de laisser apparaître
que des soldats français défendent Kigali »185.
Le colonel Delort doit accompagner la mission de Jean-Marc de La
Sablière et Bruno Delaye auprès de Museveni et il invite à voir la situation militaire dans un cadre entièrement politique alors que l’armée
rwandaise est à bout186. Le 13 février, il fait état de son déplacement à
Entebbe, avec Bruno Delaye et La Sablière, pour rencontrer le président
Museveni qui les reçoit plus de trois heures et la moitié de la conversation est consacrée au Rwanda. C’est là que s’est négocié le cessez-le-feu

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

qu’il faut ensuite faire accepter aux Rwandais187. Par ailleurs, le président Museveni est d’accord (souligné dans le texte) pour que le Conseil de sécurité soit impliqué et que la frontière commune Ouganda/
Rwanda soit surveillée par une trentaine d’observateurs de l’ONU188.
Au cours de cet entretien, continue le colonel Delort :
Il a déclaré qu’il était vrai que son pays fournissait armements, instructeurs
et conseillers mais a souligné qu’il n’y avait aucun (mot souligné deux fois)
soldat de la NRA au Rwanda. L’argent du FPR provient des cotisations de la
diaspora. Il a paru préoccupé (très) de la position de la France au Rwanda et
des degrés d’implication possibles. Il est revenu deux fois très clairement sur le
sujet189.

Tout se passe comme si le bouclier au nord de Kigali permettait de
gagner du temps et de faire pression jusqu’à ce que le premier ministre
et le président du Rwanda s’entendent sur la composition du futur gouvernement. La délégation française rédige elle-même les communiqués
des autorités rwandaises :
Nous sommes encore en attente du communiqué commun président-1er ministre
Rw préparé (avec la délégation) pendant une partie de la nuit dernière et qui
devrait [faire] apparaître pour la première fois les deux signatures sur un texte
commun (assez bon)* – le CEM FAR, de retour a dynamisé les troupes avec
parfois un certain succès mais les inquiétudes restent nombreuses en particulier
au nord de Kigali […]
Si ce qui a été obtenu à Entebbe se réalise je crois que ce sera un répit dans
des conditions honorables pour les deux autorités politiques de Kigali que nous
avons tenté de rapprocher en leur montrant la gravité (réelle) de la situation
militaire et en les tirant momentanément de leurs échafaudages politiciens.
*mais le premier ministre refuse l’emploi de termes clairs comme agresseur190.

La procédure d’adoption du communiqué de cessez-le-feu à Kigali
illustre la proximité entre les circuits décisionnels français et rwandais191.
à Paris, on attend avec impatience, le 14 février, les résultats d’une
réunion sur le cessez-le-feu qui se tient à Kigali au moment même où
commence la réunion de la cellule de crise Rwanda au ministère des
Affaires étrangères. Le lendemain, c’est par téléphone que le colonel
Delort donne des informations à l’état-major192. Il n’y a toujours pas
de cessez-le-feu à midi, le FPR est toujours actif sur le front et dans la
région de Ruhengeri. Ce n’est que le surlendemain que le cessez-le-feu
est annoncé par le ministère des Affaires étrangères rwandais193.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

3.2.2.2 L’opération Volcan : grands moyens et effets limités
L’opération Volcan qui dure trois jours, entre le 21 et le 25 février
1993, consiste à aller récupérer les Français et les ressortissants étrangers
bloqués à Ruhengeri par une offensive du FPR pour les ramener à Kigali. Décidée dans l’urgence, elle n’en fait pas moins l’objet d’un cadrage
diplomatique très précis à Paris.
La première préoccupation concerne l’évacuation des ressortissants
français de Ruhengeri. Dès le 8 février 1993, un détachement Noroît se
positionne en conséquence aux entrées de la ville :
Depuis 2 heures ce matin le FPR a lancé une attaque en direction de la ville de
Ruhengeri qui a été bombardée au mortier. Environ un bataillon de rebelles est
actuellement infiltré en ville où les tirs continuent, empêchant toute évacuation
des ressortissants étrangers.
Une section du détachement Noroît a pris position à 10 km au sud de la ville
pour mettre à profit une hypothétique accalmie des combats.
La communauté étrangère s’élève à environ 90 personnes dont 21 Français,
coopérants civils et militaires pour la plupart. 15 d’entre eux ont pu être réunis
dans une même résidence en vue d’une éventuelle évacuation. Les six autres se
trouvent chez eux, isolés par les combats.
Les liaisons téléphoniques sont maintenues avec Ruhengeri mais l’électricité
a été coupée tôt ce matin. Les deux centrales étant tombées aux mains des rebelles […]194.

Le lendemain, Jean-Marc de La Sablière, tout en faisant le point sur
la situation, informe l’ambassadeur de France à Bruxelles de la préparation d’une opération visant à extraire les ressortissants :
21 de nos compatriotes sont actuellement bloqués à Ruhengeri où se déroulent
de violents combats. La décision a été prise, compte tenu des risques encourus
par ces personnes, d’envoyer sur place des éléments du détachement Noroît pour
permettre leur rapatriement d’urgence sur Kigali195.

Il lui demande de prendre contact avec le représentant FPR à Bruxelles pour l’en informer et lui préciser les objectifs, afin que les troupes
du FPR laissent passer les éléments français à l’aller et au retour196. Le
10 février 1993, Georges Martres présente les conditions dans lesquelles
doit se dérouler l’opération :
Devant cette perspective, un contact pris avec le FPR par le canal des éléments
du GOMN qui se trouvent à Ruhengeri permettrait peut-être d’évacuer nos

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

ressortissants en douceur, les rebelles les autorisant à se rendre à un point convenu où les attendrait le détachement Noroît.
Mais une hypothèse plus inquiétante serait que le FPR trouve avantage à retenir en otage la population expatriée. Il pourrait en user pour consolider les
gages territoriaux qu’il a acquis et que le président Museveni l’incite à conserver
(cf TD Kampala 57). Dans cette hypothèse, une action plus énergique et plus
directe serait nécessaire, mettant en œuvre des moyens plus puissants que ceux
qui sont actuellement à la disposition du détachement Noroît197.

Sur la même période, la série des notes manuscrites du colonel Delort
au général Mercier à l’EMA donne des informations plus précises sur le
détail de la situation et certains points diplomatiques. En premier lieu,
elles attestent de la réalité de la menace qui a pesé sur les Français de
Ruhengeri qui ont été retenus « en otage » dans une ville inaccessible aux
forces françaises pendant au moins une journée et dont l’extraction s’est
faite grâce à une intervention de type commando couplée à un cessez-le-feu
provisoire avec le FPR, obtenu par le truchement du général Opaleye du
GOMN198.
Le colonel Delort est arrivé en urgence au Rwanda le 9 février 1993 à
13 heures locales. Il envoie dans la soirée au général Mercier un message
par fax, le premier d’une série qui dure jusqu’au 22 février. Les messages
conservés permettent de faire la chronique d’une intervention qui est
aussi bien politique que militaire. Delort a rencontré l’ambassadeur, le
CEM FAR, le CEM gendarmerie, l’équipe Noroît, renforcée depuis
l’arrivée du chef de corps du 2e RIMa et bien sûr le lieutenant-colonel
Maurin qui suit la situation sur le terrain, soit les principaux acteurs. Le
colonel partage les inquiétudes de l’ambassadeur de France, et lui aussi
considère que les Français de Ruhengeri sont des otages pour le FPR qui
cherche à peser sur le degré d’intervention des troupes françaises. Son
compte rendu n°1 est intéressant dans la mesure où il caractérise la situation dans des termes qui peuvent légitimer l’intervention française :
ce sont « la prise d’otages de Ruhengeri » et « l’offensive du FPR »199.
Les Français se demandent si une action commando pourrait résoudre la situation. Pour parer à toute éventualité, Delort rassemble des
moyens sur place. Une compagnie est prête à rejoindre Ruhengeri, les
douze hommes du DAMI de Gabiro « momentanément inutilisés sur
Kigali » peuvent être récupérés. Avant d’aller plus loin, un contact avec le
FPR local est prévu. Toutefois la situation devient critique concernant

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

la sécurité des ressortissants. Georges Martres rapporte ainsi que, si
quelques Français ont pu être évacués, « la communauté expatriée de
Ruhengeri vient de passer une troisième nuit au milieu des combats.
Aucune victime n’est à déplorer pour le moment. Mais la majeure partie des étrangers se trouve près de la ligne de front, côté FPR »200. Les
négociations s’engagent entre les Français, le président Habyarimana
- qui souhaite que les troupes françaises évacuent aussi les militants du
MRND et de la CDR - le GOMN et le FPR alors que l’ambassadeur
s’attend à la rupture du contact avec les ressortissants à Ruhengeri :
Les contacts pris avec le général Opaleye, commandant du GOMN, permettent
d’espérer un cessez-le-feu entre 15 h 00 et 16 h 30 pour permettre l’évacuation
des expatriés. Ce cessez-le-feu aurait reçu l’accord du FPR, mais l’état-major des
Forces armées rwandaises juge sa durée trop limitée, espérant pouvoir, par la
même occasion, faire sortir de Ruhengeri certaines familles de fonctionnaires ou
de militaires menacées par le FPR. Celui-ci refuse évidemment de lier les deux
problèmes. Pour lui, l’évacuation des expatriés est à résoudre séparément, et il ne
laissera pas passer plus de vingt véhicules, nombre estimé nécessaire au transport
des étrangers.
Je compte intervenir aussitôt que possible auprès du président Habyarimana pour
lui faire comprendre qu’il ne sera pas possible d’évacuer simultanément les expatriés et des Rwandais, au risque de provoquer des pertes chez les uns et chez les
autres.
L’urgence est immédiate, car le téléphone ne fonctionnera plus à Ruhengeri avant
la fin de journée201.

Au même moment, l’ambassade recommande le repli général des ressortissants de Gisenyi vers la capitale rwandaise202. Le 11 février 1993,
Georges Martres confirme la réussite de l’opération d’évacuation203 et le
15, il apporte de nouveaux détails :
Dès les premières heures des événements, les assistants techniques militaires en
poste dans l’agglomération ont rassemblé et réconforté la plus grande partie des
Français qui ont été regroupés dans une habitation, ce qui a facilité ensuite
leur évacuation. Le DAMI Panda est resté inlassablement au plus près de
la zone de combat, ne négligeant aucune occasion de s’informer sur les possibilités d’accès à l’intérieur de la ville. Le détachement Noroît, enfin, a dû
faire preuve d’initiative et d’audace puisque le cessez-le-feu convenu par le canal du GOMN n’ayant pas été respecté, le commandant de détachement, vingt
minutes avant la fin du délai fixé, a été amené à décider d’entrer dans la ville
et de récupérer nos ressortissants alors que les tirs n’avaient pas cessé.
Cela mérite d’être souligné à l’heure où certains défenseurs sélectifs des droits de

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

l’homme s’appliquent à salir l’image de l’armée française au Rwanda204.

En fait l’intervention conforte le discours que tiennent les autorités
françaises depuis deux ans : les hommes de Noroît sont là pour protéger
les ressortissants français et étrangers, tout comme les éléments spécialisés de Noroît. Elle est l’illustration de la nécessité de conserver des
troupes opérationnelles sur place pour des opérations visant la sécurité des ressortissants. C’est sans doute la raison pour laquelle à la fois
le DAMI et les hommes de Noroît ont été engagés. En fait, le succès
de l’évacuation est aussi redevable à l’activité d’un officier sur place, à
Ruhengeri. On se rappellera les réticences du général Varret quelques
mois auparavant à l’idée de positionner les formateurs français aussi
près du front, mais le rôle crucial dans la réussite de l’opération de
Michel Fabries, conseiller technique auprès de l’école de gendarmerie
de Ruhengeri et responsable de la sécurité des Français de ce secteur est
alors souligné sans réserves par le colonel Cussac205.
Il est intéressant de remarquer ici que le principal danger couru par
cet officier ne provenait pas du FPR, mais de tirs de la part des FAR.
3.2.2.3 noroît vu par noroît
Quelle représentation se fait-on au sein des forces françaises au
Rwanda de l’intervention ? Les rushes d’un reportage aujourd’hui conservé dans les archives de l’ECPAD206 permettent de s’en faire une idée.
Le fonds vidéo « Noroît » de l’ECPAD contient une série de rushes
correspondant à un reportage fait au moment de l’opération Noroît
à partir du 9 mars 1993. Les images et les entretiens avec les officiers
et les soldats sont intéressants dans la mesure où ils témoignent de la
matérialité d’un engagement opérationnel fort de l’armée française, en
particulier du dispositif qui interdit l’arrivée à Kigali par le nord.
Par ailleurs, les images tournées dans les camps de réfugiés ou avec
l’ambassadeur témoignent de la communication construite pour rendre
compte de Noroît au sein de l’institution militaire et, au besoin, au-delà.
C’est une communication construite et contrôlée. Cependant, dans ces
rushes, des paroles ou des images échappent au contrôle et disent le
vrai de la situation : par exemple, il apparaît qu’aux barrages situés au
nord de Kigali, ce ne sont pas des rebelles infiltrés qui sont interceptés
mais des soldats des FAR ayant quitté leur unité avec leurs armes sans

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

autorisation. On notera l’identification du FPR comme « l’ennemi » :
au moins un soldat identifie sans hésitation les rebelles, le FPR et
« l’ennemi ». Par ailleurs, le lieutenant-colonel Robardey, en ce mois
de mars 1993, caractérise les assassinats attribués au FPR qu’il cherche
à documenter avec l’aide des autorités rwandaises, comme « crimes de
guerre et crimes contre l’humanité ».
L’interview du commandant de l’opération (chef de corps du 21e
RIMa) reprend mot pour mot les instructions générales du colonel
Delort. Il s’agit aussi d’illustrer la réactivité des forces françaises et la
pertinence de leur positionnement en Afrique, et de construire une narration cohérente agression-réaction-protection. Pour assurer la sécurité
des ressortissants en contrôlant l’aéroport, sont installés des « dispositifs d’arrêt temporaire qui s’appuient sur des obstacles enterrés et des
dispositifs de manœuvre. Ce dispositif sera activé sur ordre en même
temps que sera déclenché un dispositif d’évacuation »207. Les prises de
vues suivantes illustrent précisément ce dispositif. L’interview, reprise
plusieurs fois, met en scène un capitaine appuyé sur le capot d’une
jeep, carte déployée, jumelles posées à côté de lui ; cela ne semble pas
donner satisfaction à l’opérateur. On le comprend puisque le capitaine
indique sans le vouloir que sa compagnie fait du maintien de l’ordre et
intercepte des déserteurs des FAR208. L’interview continue par un commentaire précis de la carte et des directions qui sont bloquées.
Un autre reportage éclaire sur la façon exacte dont se passe la coopération avec la gendarmerie rwandaise aux check points209. à l’image, le
capitaine interviewé est sur une route goudronnée mouillée, non loin
un tapis clouté qui peut être enlevé ou remis à volonté, plus loin une
cahute en tôle ondulée au bord de la route, avec des drapeaux rwandais et français210. Le reportage consacré au groupe MILAN211 illustre
une autre façon de barrer la route venant du nord. La 2e compagnie
du 3e RPIMa a installé un poste de tir MILAN bien dissimulé, dont
la fonction est d’« interdire la ville au nord ». Il y a deux postes de tir,
des missiles de dernière génération et des personnels qui observent en
permanence pour renseigner le capitaine sur l’apparition éventuelle de
véhicules dangereux sur la piste :
Vous voyez (il lève le bras) à environ 2 km. La mission est éventuellement
d’interdire cet axe si des forces euh (il marmonne) ennemies s’y présentent. QU.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

Alors les forces jugées ennemies, ce sont les rebelles ? R. Bien, a priori ce sont les
rebelles. Pour le moment la mission de la section c’est essentiellement une mission d’observation et de renseignement mais nous sommes en mesure d’effectuer
des tirs à partir des positions que vous avez là sur la route que vous voyez, là,
en face212.

Questionné sur la relève, il annonce penser rester quinze jours ou
un mois. Les opérateurs de l’armée se déplacent ensuite auprès d’une
section de mortiers. Les véhicules arrivent à l’écran au terme d’une
manœuvre spectaculaire qui souligne sa mobilité. Elle aussi est prête
à tirer au besoin. Le capitaine français qui doit présenter l’action des
Français à l’aéroport est en revanche à la peine. Le jeune lieutenant
rwandais qui est son homologue répond avec constance qu’il est content de voir des Français, que leur armement est bon (il s’agit de « mitrailleuses antiaériennes ») et qu’il regrette de ne pas avoir de moyens de
vision nocturne. Un soldat rwandais se juche sur un élément de défense
anti-aérienne de façon peu convaincante213.
Les éléments suivants du reportage illustrent des aspects plus politiques de l’intervention française214. Sans que l’on puisse préjuger de ce
que font habituellement les médecins, cette séquence, manifestement
improvisée pour les besoins du reportage, est consacrée à la distribution
de boîtes de lait et de médicaments aux enfants et au soin d’un enfant
atteint de gale. Les rushes témoignent à la fois d’une action humanitaire des soldats et du dénuement absolu des réfugiés. Une mère soigne son enfant dans une minuscule hutte de branchage qui donne une
image archaïque. La séquence suivante suit longuement des refugiés qui
opèrent méthodiquement la déforestation d’un pan de colline. On apprendra ensuite que les premiers réfugiés survivent en pillant les champs
de canne et dévorent les maigres ressources de ceux qui les accueillent.
Le contraste est fort avec le camp très organisé à Rutare que visitent les
officiers français à la séquence suivante. Les déplacés y sont regroupés
par village. La sous-préfète de Byumba les représente et est là, dit-elle,
pour répondre à leurs doléances215. Cette séquence reprend les thèmes
de la communication officielle du gouvernement rwandais : la cruauté
du FPR, responsable de cet exode, et les massacres qu’il commet. Le
colonel Robardey, qui dirige la visite des autres officiers français dans le
camp, reprend les choses en main en rappelant des principes : le témoin
doit être interrogé par la gendarmerie rwandaise dans sa langue puis le

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

procès-verbal dûment établi traduit et transmis, les Français pourront
alors l’entendre216. Devant la caméra militaire française, le gouvernement
rwandais met en scène sa recherche de documentation concernant les
« crimes du FPR ». Les dernières images sont collectées par les opérateurs
à Kigali. Une manifestation de femmes de Byumba et Ruhengeri, comme savent les organiser les régimes autoritaires, se déroule devant la résidence de l’ambassadeur de France217. Reprenant le discours officiel de
la violence faite aux Hutu, les manifestantes tendent vers la caméra des
pancartes qui portent, écrit en français, « Byumba, non au génocide »,
« Ruhengeri, non au départ des tro[u]pes françaises » et « les femmes
dépacées de la guerre remercient le peuple et le gouvernement français ».
L’ambassadeur finit par sortir et leur adresse des propos dans un français
choisi, immédiatement traduits par un homme muni d’un haut-parleur.
à peine moins surprenant est le thé offert par un couple de notables
rwandais à quelques soldats de Noroît filmés dans la séquence suivante ;
elle doit témoigner de la gratitude du peuple rwandais218.
3.2.2.4 les analyses pessimistes de l’attaché de défense
français à Kigali
Les synthèses trimestrielles de l’attaché de défense, rédigées au premier chef pour le renseignement militaire et dans lesquelles il use d’une
certaine liberté de ton, montrent que de janvier à septembre 1993, ses
analyses sont de plus en plus pessimistes. Les termes des accords successifs passés avec le FPR lui paraissent induire dans la société rwandaise
des tensions pouvant déboucher sur le pire. Dès le début de l’année
1993 (rapport février-mars 1993), le colonel Cussac témoigne d’un
pays fracturé où plus les négociations avancent avec le FPR, plus le pays
profond se crispe, travaillé par les membres du parti du président dont
l’emprise sur le territoire est encore forte.
Défiance vis-à-vis du FPR
L’un des leitmotivs qui parcourent le compte rendu de ces trois textes
(les trois rapports trimestriels qui courent de janvier à septembre) est que
le FPR n’est pas un partenaire fiable. Qu’il soit désormais un interlocuteur respectable à Arusha et ailleurs n’y change rien. Les engagements en
termes militaires – retirer des troupes, respecter un cessez-le-feu – parais-

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

sent toujours à l’attaché de défense devoir être mis en doute. Ainsi c’est,
à ses yeux, au FPR que revient la responsabilité d’avoir rompu le cessezle-feu le 8 février 1993, « opérant ainsi un gain territorial important » 219.
Il ne lui fait même pas crédit de vouloir sincèrement protéger les Tutsi.
Les massacres de Ruhengeri de janvier 1993 sont un simple prétexte à
l’intervention : « Le 08 février au matin, prenant pour prétexte les règlements de compte inter-ethniques qui ont eu lieu dans le nord-ouest du
pays fin janvier, le FPR lance une offensive généralisée »220.
Et si la situation des troupes françaises lui semble en revanche toujours conforme au droit (la France a respecté le calendrier du cessezle-feu de février retirant une compagnie le 20 mars puis une seconde le
25), il pense qu’il n’en a pas été de même du FPR « qui a laissé dans la
« zone tampon » des éléments armés chargés sans aucun doute de faciliter le retour du gros des forces dans le cadre d’une reprise de l’offensive
qu’il cherche à provoquer par son intransigeance excessive à Arusha ».
Perception biaisée des massacres
L’attaché de défense témoigne aussi d’une perception biaisée des
persécutions dont les Tutsi sont victimes. Les massacres ciblés contre
les Tutsi sont ainsi qualifiés de troubles inter-ethniques et directement
associés à des questions politiques où les différents partis sont renvoyés
dos à dos. Ainsi les barrages, attentats à l’explosif ou à la grenade ne
sont, à ses yeux, que des troubles imputables aux rivalités politiques.
C’est parce que l’on n’arrive pas à former le nouveau gouvernement, à
cause des exigences exprimées à Arusha (refuser d’associer la fraction extrémiste hutu au futur gouvernement de transition), que les adhérents
des différents partis installent des barrages sur les routes221. Quant aux
massacres de Ruhengeri, d’une ampleur inusitée et qui vont en effet
provoquer l’intervention du FPR, ce ne sont à ses yeux que des troubles ethniques dans lesquels il refuse de voir les Tutsi comme seules
victimes222. Ces analyses des attaques contre les Tutsi vont de pair avec
le souci de mentionner les malheurs provoqués auprès des populations
hutu par l’avancée militaire du FPR. Il définit le déplacement de centaines de milliers de réfugiés hutu comme l’événement humanitaire
devant focaliser l’attention223.
Par ailleurs, l’attaché de défense interprète le rôle de la commission

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266

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’enquête, chargée de constater les atteintes aux droits de l’homme qui
vient au Rwanda entre le 17 et le 21 janvier 1993 comme partial224. Il
désigne même, dans un retournement rhétorique, la commission ellemême comme la cause de la recrudescence des troubles225.
Vision critique de la politique intérieure
Le colonel Cussac produit par ailleurs une analyse de la situation
politique intérieure du Rwanda qui lui paraît dominée par l’émergence de la Coalition pour la Défense de la République (CDR),
qu’il qualifie avec pertinence de « parti extrémiste hutu ». Il existe,
écrit-il, une opinion dans les élites, les partis politiques et le pays
qui est hostile aux négociations avec le FPR et elle est en train de
se recomposer politiquement autour d’un parti « extrémiste hutu »,
CDR226. Le registre de vocabulaire traduit une vision de la vie politique
rwandaise comme brutale et fracturée : certains « se retirent avec fracas », d’autres « ne représentent qu’eux-mêmes ». L’attaché de défense
analyse ensuite la façon dont la CDR veut ne pas être associée à la
chute « inévitable » du MRND de la présidence duquel Habyarimana
a démissionné. Il identifie les positions de la CDR comme tranchées,
simples et aptes à regrouper des partisans dans les milieux populaires
autour de l’opposition aux négociations à Arusha. La persistance de
ce parti témoigne, pour lui en tout cas, de l’existence d’un profond
courant d’opposition aux discussions avec le FPR au sein de la société
rwandaise, exprimé et canalisé par les partis extrémistes hutus227.
Par ailleurs, le colonel Cussac semble fort sceptique sur le processus
de négociation que la France soutient pourtant fortement. On négocie
à Dar-es-Salam et Bujumbura mais cela se fait en l’absence de l’ancien
parti unique et contre la volonté du parti « extrémiste » qui en est
issu. Ainsi, même les avancées de la négociation le laissent sceptique.
Ce sont, on l’a vu, sur le plan militaire, le cessez-le-feu, le retour des
belligérants sur la ligne du 8 février pour le FPR et du 9 mars pour
les FAR ainsi que la promesse du départ des compagnies françaises.
Sur le plan intérieur, plusieurs dispositions visent par ailleurs à pacifier
la société civile : des « sanctions administratives et judiciaires contre
les fonctionnaires impliqués dans les massacres », la « suppression de
la propagande nuisible par l’intermédiaire des médias ou des meet-

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

ings »228. Enfin un geste est fait en direction de la population hutu
déplacée :« appel à la communauté internationale pour venir en aide
aux déplacés de guerre »229.
Sur tous ces points, l’attaché de défense pense que l’on va à l’échec.
D’une part, il ne fait aucune confiance au FPR pour rechercher la paix ;
d’autre part, il considère que le million de déplacés de guerre hutu est
abandonné à son sort ; enfin, il ne croit pas à la capacité de l’ONU ou
de l’OUA de remplacer rapidement les Français : « Hésitations, tergiversations et en fait inefficacité sont à mettre au débit de l’ONU et
de l’OUA, cette dernière en particulier n’ayant jamais été en mesure
d’exécuter avec efficacité les missions qui lui ont été dévolues ». Par
ailleurs les États-Unis et la Belgique ont un « comportement douteux »
et « leur volonté d’aider le Rwanda [est] suspecte ». En conclusion il
faudrait revenir à la politique antérieure : une forte présence militaire
française. « Seule la France parait en fait susceptible d’aider ce pays tant
qu’il est encore temps, sans attendre une ‘somalisation’ vers laquelle on
s’avance et qui serait irréversible »230.
Ce rapport de mars 1993 met donc en évidence une fracture dans
la société rwandaise. Les diplomates français et au premier chef l’ambassadeur à Kigali – qui change au printemps – pèsent à ce moment
de toutes leurs forces pour que le gouvernement rwandais négocie à
Arusha et que de nouvelles conditions de la vie politique se mettent
en place en même temps que les acteurs soient pourchassées. Dans le
même temps, une opposition sourde à ces perspectives se développe
dans le pays autour de l’ancien parti unique et la CDR. L’attaché de
défense, qui, par ses contacts, est proche des cercles qui entourent le
président Habyarimana, signale que la politique de paix se heurte à une
opposition qui a les moyens de mobiliser le pays. Il n’est pas certain
qu’il soit écouté malgré l’imposante liste de destinataires de son rapport, au premier rang desquels la Direction du renseignement militaire
mais aussi le secrétariat général du gouvernement (SGDN/EDS) et ses
collègues des ambassades dans les pays voisins231.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

3.3. avancée diplomatique, effondrement politique, consolidation militaire
(avril-juillet 1993)
La période qui va d’avril au début du mois d’août 1993 est marquée par une avancée diplomatique qui culmine dans la signature
des accords d’Arusha. Au même moment, la cohabitation conduit la
France à réexaminer les conditions de sa présence militaire au Rwanda alors que sur place la situation politique se détériore.

3.3.1 Le tournant de février-mars 1993
Au lendemain de l’offensive du FPR de février 1993, les négociations entre le FPR et le gouvernement rwandais reprennent : elles
vont aboutir aux accords dits d’Arusha le 4 août. Mais derrière cette
indéniable avancée diplomatique se cache une profonde dégradation
de la situation politique du pays.
L’offensive du FPR du 5 février 1993 bouleverse les négociations.
Le rapport de force est devenu beaucoup plus défavorable pour les
forces gouvernementales. L’offensive FPR s’est en effet arrêtée à 25-30
km de la capitale, laissant craindre une chute des institutions rwandaises.
La France et l’élaboration d’une position commune rwandaise au Conseil
de sécurité de l’ONU
Le but de la mission de Bruno Delaye et de Jean-Marc de La Sablière, à Kigali le 12 et 13 février 1993, est de gagner le président
Habyarimana et le premier ministre, Dismas Nsengiyaremye, à une
initiative diplomatique française d’envergure. Après avoir rappelé que
la France avait « fait le maximum en matière d’assistance technique
militaire, de fournitures d’équipement et de munitions », les deux
hommes annoncent la livraison des « 50 mitrailleuses demandées et
des obus de 105 mm » et abordent avec le président « l’hypothèse
d’un recours au Conseil de sécurité qui présenterait le Rwanda comme victime d’une agression extérieure, sans toutefois désigner l’Ou-

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3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

ganda » 232. Les diplomates français font pression sur le président et
le premier ministre rwandais pour qu’ils acceptent les termes de l’accord233 dont les points portent sur les protocoles d’Arusha déjà signés
et « l’engagement pris par les deux parties de mettre fin à tout blocage
de l’administration »234. Cet accord entre l’opposition et Habyarimana ne doit pas occulter les tensions, très vives comme le note Georges
Martres après un entretien avec Dismas Nsengiyaremye, le 26 février
1993235. Dès le 4 mars Catherine Boivineau se fait elle aussi l’écho de
ces fragilités à mesure que la France accentue son action diplomatique
pour obtenir la mise en œuvre effective du cessez-le-feu accepté par
les deux parties236. Or, dans le même temps, tout au long du mois de
février, la France soutient aussi l’idée d’une résolution à l’ONU qui
serait demandée par le gouvernement rwandais.
Il importe de s’attarder sur la genèse de cette résolution. à la
mi-février, la France presse le Rwanda de déclencher une offensive
diplomatique désignant l’Ouganda comme agresseur237. Pour décider
les autorités rwandaises, l’action française est forte comme le note
l’ambassadeur de France238. Le fax adressé par Boniface Ngulinzira,
ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, le 4 mars 1993,
est toutefois plus modéré239. La diplomatie du FPR n’est pas inactive
durant ces jours de début mars 1993240. Lorsque la Résolution 812
est adoptée le 12 mars par le Conseil de sécurité, les principales décisions qui sont prises sont un appel du gouvernement du Rwanda et
du FPR à « respecter le cessez-le-feu qui a pris effet le 9 mars 1993 »,
ainsi qu’une invitation qui est faite au secrétaire général à chercher
les moyens d’un renforcement du processus de paix et « à examiner
la demande du Rwanda et de l’Ouganda pour le déploiement
d’observateurs à la frontière entre ces deux pays »241.
Les négociations de Bujumbura entre le FPR et l’opposition rwandaise
(23 février 1993-2 mars 1993)
Fin février 1993, plusieurs réunions se tiennent, à Bujumbura, entre le FPR et les partis du gouvernement de transition242. La France
souhaite éviter ce tête-à-tête entre opposition et FPR, comme l’indique La Sablière à l’ambassadeur Martres243, et le MRND refuse d’y
participer244. Les résultats sont moins riches que l’ordre du jour n’en

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

augurait (question de la violation du cessez-le-feu ; reprise des négociations d’Arusha, négociations sur l’armée, rôle des partis politiques
dans le retour de la paix au Rwanda, mise en place des institutions
une fois la paix revenue)245. Toutefois, à l’issue de ces réunions, un
accord est trouvé entre le FPR et les partis d’opposition sur un certain
nombre de points abordés à l’occasion d’un communiqué conjoint.
Après avoir regretté l’absence du MRND à Bujumbura, les différents
membres critiquent de manière appuyée « la politique raciste, régionaliste, belliciste et dictatoriale du président Habyarimana et de son
parti ». Par ailleurs, s’agissant du cessez-le-feu, dont la violation est
imputée de manière partagée au FPR et au « terrorisme organisé »
responsable de « génocides », les partis demandent le respect par le
gouvernement et le FPR de leurs engagements, les modalités de leur
mise en œuvre devant être discutées à Dar-es-Salam246.
Les partis s’entendent sur « le retrait des troupes étrangères et leur
remplacement par une force internationale neutre organisée dans le
cadre de l’OUA et des Nations unies et ayant une vocation humanitaire »247. L’ambassadeur de France à Bujumbura note que le FPR
paraissait satisfait de ces entretiens, ce qui permet d’alimenter un
nouveau cycle de négociations248. Mais aussi, les rencontres de Bujumbura montrent une autonomisation de l’opposition à Habyarimana et sa capacité à arriver à un accord sans le parti présidentiel ;
d’une certaine façon, elles marginalisent Habyarimana et ne le font
plus apparaître comme nécessaire. D’autre part, les tentatives d’approche, par certains partis rwandais, du gouvernement belge pour
fournir un contingent militaire, apte à suppléer les forces françaises,
fragilisent la position de la France dans la conduite des négociations
d’Arusha : du 15 au 25 mars, elles concerneront la nouvelle armée nationale ; du 16 au 31 mars, la question des réfugiés, du 1er au 8 avril :
les questions politiques annexes249.

3.3.2 Le retour des belligérants à Arusha (mars- avril 1993)
3.3.2.1 une délégation française en position délicate
Pour suivre les discussions d’Arusha qui recommencent le 16 mars,
la délégation française est composée de Jean-Christophe Belliard,
diplomate du poste de Dar-es-Salam et swahilisant, ainsi que du lieu-

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3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

tenant-colonel Gros. Le déroulement des négociations et le rôle de
la délégation française ne nous sont malheureusement pas connus
faute de documents substantiels dans les archives du ministère des
Affaires étrangères. Nous ne pouvons uniquement appréhender que
quelques moments. Dans son rapport rendu le 17 avril 1993, le lieutenant-colonel Gros note que « Des conseils utiles ont été apportés
aux négociateurs du gouvernement ; une action indirecte par l’intermédiaire des observateurs extérieurs, a été menée pour expliquer la
position de la France » 250. Il souligne la lenteur générale et « le peu de
progrès dans ces négociations »251. L’activité de la diplomatie française
apparaît cependant comme étant très réduite en mai et juin 1993252.
3.3.2.2 la signature des derniers protocoles d’arusha, le 3
août 1993
Le protocole d’accord entre le gouvernement de la République
rwandaise et le Front patriotique rwandais relatif à l’intégration des
forces armées des deux parties est signé à Arusha le 3 août 1993. Le
même jour est signé un protocole d’accord entre les deux parties sur le
« rapatriement des réfugiés rwandais et la réinstallation des personnes
déplacées » ainsi qu’un troisième accord. Ces trois derniers protocoles
concluent la négociation d’Arusha. Concernant le volet militaire, le
protocole signé est un texte de 108 pages qui règle dans les détails
l’organisation de cette armée. Elle est ouverte à tout Rwandais sans
distinction d’ethnie, de région, de sexe, de religion ou de langue.
L’armée est réduite à 13 000 hommes et profondément réorganisée253.
Plusieurs points ont contribué à faire évoluer le rapport de force
entre le FPR et la délégation rwandaise au cours du processus d’Arusha. La répartition des postes dans la future armée entre anciennes
FAR et ancien FPR a été l’objet de nombreuses rumeurs et intoxications entre les différentes parties pour aboutir à ce compromis254. Les
conditions matérielles de la Mission d’observation française « initiée
à la demande des Affaires étrangères » sont parfois problématiques,
en particulier concernant les transmissions chiffrées. Au cours de la
nouvelle phase de négociation en mars-avril 1993, la valise Inmarsat
tombe en panne notamment pour la réception chiffrée255. Sans que
l’on sache si le problème est lié, il est noté dans un fax du 29 mars

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

que « M. Beillard (sic) n’envisage pas dans l’immédiat des comptes
rendus vers les AE via EMA et informe l’ambassadeur à Dar-es-Salaam par voie PTT »256. Il est assez surprenant par ailleurs de constater
que Jean-Christophe Belliard, observateur à la conférence d’Arusha,
mais de fait conseiller de la délégation du gouvernement rwandais,
ne dispose ni d’une autonomie de moyens de communication – qui
relèvent du ministère de la Défense –, ni d’une autonomie d’information sur la situation intérieure du Rwanda257. Le diplomate français
est dépendant des moyens de communication militaire. Il dispose
d’une information restreinte qu’il a dû acquérir de haute lutte. La
communication des télégrammes diplomatiques lui est accordée le
jour suivant258.
Le rapport que fait le colonel Gros à son retour à Paris insiste sur
le danger que représente l’imposition de conditions « inacceptables »
259
. Il pointe en premier lieu le déséquilibre des forces entre le FPR de
la délégation gouvernementale rwandaise. La délégation du gouvernement, écrit-il, était en position de faiblesse260. Le FPR au contraire
lui a paru être en position de force, ce qu’il attribue à une stratégie très
maitrisée de négociation appuyée sur la conquête du terrain261. Pour
l’officier, les uns et les autres n’ont pas eu la même qualité de soutien
diplomatique : l’ambassadeur d’Ouganda est présenté comme « une
source de renseignements non négligeables »262. Le lieutenant-colonel Gros est pessimiste pour l’avenir des accords. Il souhaite alerter
sur « les risques d’un accord de paix mal négocié, l’influence et les
possibilités de confrontation entre les décisions prises à Arusha et la
position d’une grande partie du pays et de l’armée »263.

3.4. le suivi des accords d’arusha
par la diplomatie française
(août 1993-mars 1994)
La diplomatie française s’attache, pour sa part, à faire entrer les
accords signés à Arusha dans les faits. L’une des premières réactions
est celle de Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France au Rwanda. Commentant les accords d’Arusha, dans un télégramme diplomatique du 17 août 1993, Jean-Michel Marlaud constate que « bien que
les accords prévoient la mise en place des institutions de transition

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

dans les 37 jours suivant leur signature, tout est, en fait, subordonné
à l’arrivée de la force internationale neutre »264. Toutefois la Direction
des Nations unies du ministère des Affaires étrangères ne semble pas
unanime dans ce souhait de voir arriver les troupes de l’ONU. Ainsi François Rivasseau265 signe, le 3 septembre 1993, un télégramme
diplomatique où est exprimée la volonté de limiter la préparation
logistique de l’arrivée des contingents onusiens dans le cadre de l’accord d’Arusha « afin d’éviter que le FPR ne prenne alors prétexte
de l’arrivée de ces hommes pour demander un retrait prématuré au
bataillon français » et demande que la résolution de l’ONU« définisse
étroitement la mission de cette première équipe »266.
L’analyse de l’appréciation par le ministère des Affaires des
étrangères est difficile. Il n’existe pas de note de la DAM pour le mois
d’août 1993. Celles du mois de septembre concernent des visites
d’Anastase Gasana, ministre des Affaires étrangères, et du président
Habyarimana267. Enfin du 24 novembre 1993 au 6 avril 1994, nous
avons retrouvé seulement quatre notes de la DAM, soit neuf pages
dactylographiées.
L’étude du processus et des accords d’Arusha à partir des sources
primaires françaises offre plusieurs enseignements. La France a favorisé
un processus de dialogue entre le gouvernement rwandais et le FPR,
processus qui a été mené à la fois par un soutien aux initiatives de
l’OUA, mais aussi des initiatives nationales et à l’occasion la volonté
de porter la question du conflit entre les deux parties devant le Conseil
de sécurité. Dans ce jeu diplomatique, l’appui sur le Zaïre, ou plutôt
la réintroduction du Zaïre dans le jeu international, a été à la fois un
levier de la diplomatie et un objectif politique français. Dans cette volonté de favoriser un jeu diplomatique régional mais aussi d’exprimer
sa propre volonté, sans doute y a-t-il eu des tensions qui n’ont pu
être résolues. L’échec de la MOF (Mission d’Observation française)
est aussi l’échec d’une tentative diplomatique française. Le soutien au
processus d’Arusha et aux premiers protocoles ratifiés, notamment
celui sur le Gouvernement de Transition à Base élargie (GTBE), le
9 janvier 1993, qui poserait les bases d’un État démocratique futur,
s’accompagne d’une volonté de faire participer la CDR, parti raciste,
au GTBE, dans le but de ne pas affaiblir Habyarimana268.

273

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

L’influence de la France sur les négociations est importante jusqu’à
l’été 1992, dans l’approfondissement des discussions, et la montée
en puissance du GOMN. L’obligation faite à la France de retirer certaines de ses troupes change ensuite la donne. Quoique peinant à
imposer ses solutions, l’OUA est un acteur qui compte à défaut de
pouvoir assurer sur le terrain sa volonté. De son côté, entre l’été 1992
et mars 1993, le FPR est capable de renforcer ses positions : en bénéficiant du soutien américain ; en montant, avec succès, une offensive
militaire à partir du 8 février ; également en réussissant à Bujumbura,
fin février-début mars 1993, un coup diplomatique capable de parer
à la stratégie française d’élever le conflit au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU. L’un des effets collatéraux de ce jeu d’influence entre
le FPR et la France est sans doute de déchirer l’opposition interne à
Habyarimana.
Enfin, l’analyse de la mise en œuvre de la diplomatie française
révèle plusieurs éléments. En premier lieu, un rôle central dans le
début des négociations directes entre le gouvernement rwandais et
le FPR. En second lieu, une forme d’effacement une fois les accords
signés en août 1993. Enfin, l’étude de la décision diplomatique, avec
les documents en notre possession, montre aussi bien sur la question
de la MOF que sur les orientations données au négociateur français
à Arusha, que les structures militaires, EMP et EMA, ont exercé une
influence importante sur l’outil diplomatique.

3.5. la cohabitation :
repenser la présence française ?
Les 21 et 28 mars se déroulent les élections législatives en France et
consacre la victoire de la droite. La déclaration de politique générale
du nouveau premier ministre, Édouard Balladur, le 8 avril à l’Assemblée nationale, comprend un passage sur les conséquences de la fin
de la guerre froide qui fait référence aux affrontements ethniques269.
Il y affirme que la France a des responsabilités particulières vis-à-vis
de l’Afrique et rappelle le rôle dévolu à l’ONU. Cela signifie-t-il pour
autant un changement de stratégie au Rwanda ? Le dossier qui est à
l’ordre du jour des premiers conseils restreints de cohabitation concerne plusieurs des nouveaux ministres : François Léotard, ministre

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

de la Défense, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, Michel
Roussin, ministre de la Coopération. Ils doivent composer avec des
conseillers de l’Élysée qui, dans un premier temps, demeurent inchangés.
La situation au Rwanda est fragile. Le gouvernement de coalition
sur lequel s’appuyaient les Français est en train d’éclater. La menace militaire du FPR, réelle ou imaginée, suscite une pression sur la
France pour qu’elle conserve une présence protectrice alors que les
révélations de l’enquête sur les droits de l’homme décrédibilisent le
président Habyarimana, vu jusqu’alors comme un garant de l’unité et
de la stabilité du pays.
Ce contexte entraîne une intense réflexion pour proposer de nouvelles formes de présence française au Rwanda qui tiennent compte
du nouveau contexte à la fois à Kigali et à Paris. Les notes et analyses conservées dans les archives témoignent en effet de la prise de
conscience de la dégradation de la situation de politique intérieure
au Rwanda qui nourrit la crainte d’un effondrement accompagné de
massacres de grande ampleur.

3.5.1 Le point de vue de l’état-major
Au début du mois d’avril, l’état-major à Paris développe une analyse technique de la situation au Rwanda qui conduit à faire circuler
l’idée qu’il faudrait 1 400 hommes pour défendre Kigali.
3.5.1.1 Prospective à Kigali, 15 mars 1993
à l’origine de cette idée, il y a une réunion tenue à Kigali en mars
1993 à l’occasion de la venue de la MMC, en vue de réfléchir à de
nouvelles formes de renforcement de la présence militaire française
au Rwanda. Le 15 mars, le colonel Delort, le colonel Cussac et le
chef du DAMI optent pour un renforcement substantiel du DAMI
Panda, qui compenserait le départ de certaines unités de Noroît, et
un fort investissement dans le renforcement des FAR270. La raison
est toujours la même : les FAR sont jugées incapables de faire face
à une nouvelle offensive du FPR271. Se pose alors la question de la
nécessité de modifier les missions du DAMI Panda afin de parer au
plus pressé : l’assistance à l’EM/FAR dans les domaines du rensei-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

gnement, de la préparation et de la conduite des opérations, la veille
opérationnelle sur le front, le recyclage de quelques unités existantes. Les effectifs français du DAMI Panda augmenteraient en même
temps qu’il reprendrait les fonctions de « veille opérationnelle » assurées par Noroît, s’éloignant de ses missions initiales de formation.
En outre, les instructeurs français se déplaceraient à nouveau dans le
nord où les deux sites d’instruction de Gabiro et Mukamira seraient
réactivés, pour des missions bien particulières : « à Mukamira serait
assurée la formation technique des FSO l’instruction des sapeurs et
des servants d’armes lourdes en dotation dans les unités d’infanterie,
et la formation d’unités de renseignement et d’action sur les arrières
ennemis »272.
3.5.1.2 l’état-major : aux origines des 1 400 hommes
Le 3 avril, l’EMA propose des mesures très proches : renforcer les
FAR en étoffant les effectifs français consacrés à la formation, l’assistance opérationnelle afin d’améliorer l’aide indirecte aux FAR et de renforcer le DAMI en portant de 50 à 75 les effectifs des divers détachements d’instruction273. Les raisons sont claires : « Il existe donc dès
maintenant une fenêtre de vulnérabilité des FAR »274. La Coopération
paierait : à elle de trouver les moyens d’un « effort complémentaire
de financement »275. L’EMA souhaite aussi pouvoir « intervenir à titre
dissuasif »276. La nouveauté réside dans le volume des forces que l’on
prévoit d’envoyer au Rwanda : la France, en effet, pourrait alors déployer 700 hommes si ce n’est 1400277. Enfin les Jaguar toujours prévus,
jamais engagés, réapparaîssent ainsi que les compagnies de Bangui, toujours prêtes : « Il pourrait être fait appel aux capacités du détachement
aérien de Bangui (Jaguar) pour assurer l’appui des troupes au sol »278.

3.5.2 Réflexions autour des nouveaux ministres à Paris,
(avril 1993)
Dans les différents services du ministère de la Défense aussi bien
qu’à la Coopération ou aux Affaires étrangères, les notes se multiplient pour informer les nouveaux membres de cabinet et tenter de
peser sur la nouvelle politique279. La plupart d’entre eux plaident pour
une continuation de la politique engagée.

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3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

3.5.2.1 la mmc, deux sensibilités
Un budget pour un engagement
à la Mission militaire de Coopération, au 1er avril 1993, une
fiche sur la « situation au Rwanda » propose d’aller dans le sens du
renforcement280. Son propos peut être résumé ainsi : le FPR pourrait
attaquer ; il faut continuer le soutien au processus d’Arusha par des
pressions sur les acteurs et augmenter le budget de la coopération,
asséché par le financement des munitions des FAR. Les schémas explicatifs traditionnels sont donc mobilisés au profit de la nouvelle
équipe281. La note rappelle qu’à Arusha « l’intransigeance du FPR,
soulignée par tous les observateurs pourrait entraîner un échec de la
discussion et servir de prétexte à une reprise du conflit »282. Le principal point d’achoppement est rappelé, il s’agit des divergences sur le
pourcentage des forces APR à intégrer dans la nouvelle armée283. En
ce qui concerne les organisations internationales, la Mission militaire
de Coopération n’en attend rien de positif : la reprise des hostilités
est probable284. On peut même « croire à une reprise imminente du
conflit », c’est-à-dire la guerre avec une implication française285. La
recommandation faite au ministre est entièrement politique et diplomatique : il faudrait exercer les pressions les plus fermes pour préserver le processus d’Arusha et accélérer la mise en place des observateurs
et des forces d’interposition de l’ONU.
La prudence du général Varret
Le général Varret, chef de la MMC, semble inquiet de la tournure
que prennent les événements, et tente de freiner l’enthousiasme. Il se
fait remettre, par téléphone de Kigali le 5 avril, une note chiffrant très
précisément les effectifs des personnels dépendant de la Coopération
présents au Rwanda pour des missions de courte durée et des personnels AMT286. Le lendemain, il adresse à son nouveau ministre, Michel
Roussin, une note pour la préparation du conseil restreint « Rwanda »
à l’Élysée. Curieusement rédigée, elle laisse entendre qu’en tant que
chef de la MMC, il souhaiterait s’opposer à l’idée de renforcement
mais qu’il ne peut lui donner ce conseil car le ministre apparaîtrait
alors comme le seul « opposant » au renforcement temporaire que

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

demande l’état-major sans doute soutenu par la Défense et l’Élysée287.
Le général Varret dresse le tableau d’une situation qui ne peut
que paraitre surprenante au nouveau ministre : sur les 75 sous-officiers et officiers que la coopération militaire a placés au Rwanda,
les 55 du DAMI sont, écrit-il, peu à peu passés sous l’autorité effective de l’état-major à Paris et/ou – plus surprenant – sous celle de
l’état-major particulier du président de la République : « L’emploi de
ces DAMI, écrit-il, nous ont [sic] progressivement échappé au profit
de l’EMA et/ou de l’EMP »288. Il suggère donc qu’une coordination
EMA-Coopération précise mieux la mission des 25 conseillers supplémentaires que l’on se propose d’envoyer et qu’une mission technique (Coopération-EMA) se rende sur place pour confirmer l’étude
théorique préalable. Enfin le général Varret, à propos de la restructuration de l’armée rwandaise issue des accords d’Arusha, pointe que
si cette coopération nouvelle est décidée par le gouvernement, elle
exigerait d’autres études préalables. Enfin, il termine par un avertissement et un appel, discret, à la diversification des coopérants : « Il n’est
pas nécessaire de faire appel qu’au 1er RPIMa pour répondre à cette
demande de renforcement »289.
La question de la gendarmerie reflète par ailleurs la position historique du général Varret, réticent à un trop fort engagement. Ses
services rappellent ainsi le caractère modeste de la coopération en
matière de gendarmerie au Rwanda.
3.5.2.2 le son de cloche dissonant de la das (10 avril 1993)
Un seul son de cloche est résolument dissonant : celui qui vient de
la Délégation aux Affaires stratégiques du ministère de la Défense. à
Paris en effet, des réflexions sont en cours. Les archives du ministère
de la Défense conservent une longue note signée Pierre Conesa datée
du 10 avril 1993, qui vise à repenser entièrement la présence et la
politique françaises au Rwanda290. Cet administrateur civil est de la
même promotion que le tout nouveau conseiller diplomatique du
ministre de la Défense, Gérard Araud291. La note, « Plaidoyer pour un
réexamen de la politique française au Rwanda », commence par un
bref rappel historique et conclut que « l’état de crise est une constante
de la vie politique locale »292. Pierre Conesa propose de s’interroger

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

sur le choix de la France de soutenir Habyarimana et de ne pas discuter avec le FPR alors que le président est très attaquable sur les droits
de l’homme et que « la responsabilité de la rupture du cessez-le-feu
en février 1993 semble assez équitablement partagée »293. Selon lui,
la reconfiguration de la politique française est, au contraire, urgente
et nécessaire. Il y voit l’occasion de repenser la notion d’agression
extérieure, faute de quoi la France court le risque de devoir soutenir
des dictateurs aux prises avec des conflits mi-intérieurs mi-frontaliers,
comme c’est le cas avec les Touaregs ou en Casamance294. Revenant
au Rwanda, il souligne que :
Le régime en place n’est pas plus représentatif que le FPR et la France peut
valablement considérer que le scénario n’entre pas dans le cadre de l’accord
de l’assistance militaire de 1975. Les troupes françaises sont là exclusivement
pour protéger les ressortissants. De plus, deux instances internationales sont
saisies du règlement du conflit : l’ONU et l’OUA295.

La conclusion est claire : le nouveau gouvernement issu de la cohabitation pourrait saisir l’occasion de changer totalement de politique au Rwanda et d’en faire le signal d’une nouvelle politique africaine : « La crise rwandaise constitue effectivement un test mais
probablement plus de notre capacité à repenser notre politique en
Afrique que de notre volonté de soutenir nos alliés traditionnels »296.
3.5.2.3 la position des Affaires étrangères :
partir en cas de massacre à Kigali ?
Au ministère des Affaires étrangères, aussi, on révise ses positions
et l’on en fait part aux nouveaux conseillers du ministre. Jean-Marc
de La Sablière, à la DAM (Direction des Affaires africaines et malgaches), rédige ainsi le 1er avril, avant un conseil restreint à l’Élysée,
une note pour le cabinet du ministre qui comporte des hypothèses
assez radicales297. Il y est explicitement mentionné la possibilité d’un
massacre général à Kigali298. Face à cette perspective, le DAM souligne
qu’un retrait trop rapide des forces françaises du Rwanda serait alors
vu comme un « lâchage de nos amis »299. Sa réflexion, qui pose assez
explicitement la situation paradoxale de la France, qui a de moins en
moins d’intérêt à rester mais qui considère aussi le départ comme une
perte, n’est pas immédiatement entendue.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

3.5.3 à l’élysée : de conseil restreint en conseil restreint
Plusieurs conseils restreints tenus à l’Élysée au moment même de
la mise en place de la cohabitation sont consacrés, au moins partiellement, au Rwanda. On peut mesurer ce qu’il advient de ces avis divers.
Globalement, c’est la ligne « interventionniste » qui semble en sortir
renforcée.
3.5.3.1 le conseil restreint du 31 mars :
dernier conseil avant la cohabitation
Un conseil restreint se tient le 31 mars. Une note de Bruno Delaye
de ce jour intitulée « Principales échéances internationales Afrique »300
montre que la période n’est pas propice à la décision. On remarque
à l’Élysée le blocage du processus d’Arusha et la mise en place des
observateurs internationaux et le non-respect des accords de désengagement par le FPR. Hubert Védrine signale la note, et François
Mitterrand la voit et demande « pas de com[munication] »301.
Une note rédigée pour préparer le conseil restreint suivant et signée
par Jean-Marc de La Sablière rappelle la situation302. L’état-major et la
Coopération semblent inspirer l’analyse de l’Élysée tant pour la situation (le cessez-le-feu sur le terrain est respecté, les négociations d’Arusha sont au point mort sur les questions militaires, et une nouvelle
offensive du FPR n’est pas à écarter) que sur les propositions pour le
dispositif militaire à venir. L’hypothèse des 700 ou 1 400 hommes,
débattue à l’état-major et la Coopération, est évoquée lors du conseil
restreint de ce 31 mars303. Pour le reste, les outils évoqués sont ceux
qui ont été choisis des mois auparavant : pression diplomatique indirecte sur le FPR et recours au GOMN pour surveiller la frontière304.
3.5.3.2 le conseil restreint du 2 avril : du neuf avec du vieux
La préparation : le général Quesnot réaffirme ses positions
En vue de la préparation du conseil restreint du 2 avril, une note
sur papier à en-tête du général Quesnot du 1er avril est portée à la connaissance du président Mitterrand qui indique qu’il la lit après le signalement du secrétaire général de l’Élysée305. Cette note s’appuie sur
le compte rendu d’une réunion interministérielle tenue juste avant

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

au ministère des Affaires étrangères. Elle fait le point des blocages,
reprenant ce qui vient des canaux militaires et diplomatiques. Sur le
plan militaire, le FPR n’a pas vraiment évacué la zone tampon, les observateurs de l’OUA sont inefficaces et les FAR sont incapables de résister à une attaque. Sur le plan politique, la situation s’est dégradée :
le système politique rwandais s’est disloqué avec l’éclatement de la
coalition gouvernementale : « La CDR (extrémistes hutu) l’a quittée, tandis que le président vient de quitter la présidence de son parti (MRNDD), lequel pourrait s’effondrer à brève échéance »306. Les
négociations d’Arusha achoppent, pour leur part, sur la composition
de la future armée rwandaise. « Le FPR exige 45 % des effectifs, le
gouvernement rwandais ne veut pas aller au-delà de 25 %, proportion qui risque déjà de poser de gros problèmes pour le faire accepter
aux Hutus de l’armée rwandaise »307. Il reste l’action diplomatique et
la note identifie trois objectifs : réussir à placer des observateurs de
l’ONU à la frontière, placer une centaine d’observateurs de l’OUA
dans la zone tampon et réussir à rassembler une force des Nations
unies pour prendre la relève des Français308. Pour ce faire il faut lancer
immédiatement une offensive diplomatique au plus haut niveau309.
Sur le plan militaire, « au cas où le FPR passerait de nouveau à l’attaque », trois possibilités seront soumises à l’examen du conseil :
a) Retirer dès maintenant nos troupes restantes en profitant de l’accalmie
actuelle (question posée par l’amiral Lanxade), sans attendre la mise en place
de forces des NU, comme prévu dans l’accord de Dar-es-Salam. b) Envoi de
nouvelles troupes au cas où le FPR attaquerait ? c) Maintenir nos effectifs
actuels en protection de la communauté expatriée. Au cas où la situation ne
resterait plus tenable, les évacuer après avoir assuré le rapatriement de nos
ressortissants310.

Rien dans cette note ne porte la marque de ce qui serait une politique nouvelle, sauf peut-être l’accent mis sur la dimension diplomatique et, dans l’immédiat, rien ne change.
Un conseil restreint de cohabitation
Le verbatim du conseil restreint du 2 avril montre même que le
nouveau ministre de la Défense, François Léotard, aborde la question
avec une détermination qui tranche avec les réserves de son prédéces-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

seur311. Le ministre se fait l’avocat d’une présence renforcée et reprend l’hypothèse des 1 400 hommes. Le premier ministre restant
très prudent sur ce dossier, François Mitterrand modère ce projet. En
effet, le respect de la légalité empêche toute intervention directe tant
que le pays n’est pas attaqué par un autre État et ce n’est pas le cas :
la solution est diplomatique et passe par l’ONU. Le président invite
donc courtoisement le premier ministre à prendre ses responsabilités
en ce domaine.
D’autres documents présents dans les fonds présidentiels montrent comment se recompose la position de l’Élysée autour de l’urgence diplomatique.
3.5.3.3 les suites du conseil restreint du 2 avril
Les documents communiqués au président à la suite du conseil
restreint du 2 avril témoignent d’une intense activité diplomatique,
car on ne désespère pas de réussir à obliger le FPR à abandonner la
solution militaire. Ainsi, un télégramme diplomatique312 soumis à la
lecture du président, évoque l’accentuation des pressions sur le FPR :
« Soit directement, soit par l’intermédiaire de l’Ouganda pour qu’il
respecte les accords de Dar-es-Salam, renonce à une solution militaire et se montre plus ouvert dans les négociations à Arusha »313. Le
télégramme diplomatique suivant314, lui aussi porté à la lecture du
président, porte sur l’action à l’ONU où les représentants de la France
insistent sur l’urgence qu’il y a pour les Nations unies à détacher des
observateurs au Rwanda. Le télégramme n°809 largement diffusé à
New York, dans les ambassades françaises en Afrique, à Londres et
Bruxelles et bien sûr au ministère des Armées fait en quelque sorte le
point de la position française à la date du 2 avril 1993315. Sa teneur recoupe sur bien des points le constat pessimiste de l’attaché de défense
à Kigali. Il commence en effet par le constat de l’échec relatif des dispositions prises à Dar-es-Salam qui devaient mener à la paix. Le FPR
demeure menaçant mais c’est la radicalisation des extrémistes hutu
qui, dit ce télégramme diplomatique, nourrit la surenchère du FPR
même si, en ce qui concerne les tensions croissantes au sein du gouvernement, les torts sont partagés316. Il est alors proposé d’effectuer
directement ou par l’intermédiaire de l’Ouganda une pression diplo-

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3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

matique sur le FPR afin « qu’il respecte les accords de Dar-es-Salam,
renonce à une solution militaire et se montre plus ouvert dans les
négociations à Arusha »317. Le dossier contient aussi des informations
venant d’un TD du 5 avril de l’attaché militaire à Kigali et de l’ambassadeur318. « L’appréciation de la situation » qui termine leur analyse
reflète l’inquiétude qui règne à Kigali où l’on s’attend à une reprise
des opérations militaires avant l’arrivée de la force internationale319.
Ainsi, le président Mitterrand suit jour par jour l’évolution de
la situation à Kigali, dont tous les observateurs s’accordent à penser
qu’elle est instable. Il lui est ainsi communiqué les propos tenus par
le président Habyarimana lors d’un dîner partagé avec l’ambassadeur
Martres320. à en croire ce dernier, le président du Rwanda n’a pas
changé : il considère toujours le FPR comme un ennemi avec lequel
on ne peut pas négocier et il compte aussi, pour être protégé, sur un
engagement direct français ainsi que sur de substantielles livraisons
d’armes321. Il ne manque pas de parler à l’ambassadeur de la seconde
batterie qui lui aurait été promise – on a vu que la question de cette
promesse a agité l’état-major français tout l’automne précédent322.
Au conseil restreint du 7 avril 1993323, on décide, puisque la
Coopération doit financer les nouveaux dispositifs, qu’elle est autorisée à aller voir sur place ce qu’il en est. Le premier ministre
édouard Balladur commence à penser qu’il y a, sur le Rwanda, «
plusieurs » dossiers sur lesquels il aimerait en savoir plus324.

3.5.4 La situation se dégrade à Kigali, avril-juillet 1993
Entre avril et août 1993, la politique française s’oriente résolument vers la voie diplomatique marquée par le désir de faire signer des accords de paix et de faire venir des troupes de l’ONU pour
remplacer la présence militaire française. Un nouvel ambassadeur à
Kigali est désigné, lequel va prudemment mettre ses pas dans ceux de
son prédécesseur. La priorité étant la signature des accords de paix,
la France soutient le gouvernement qui seul peut le faire, tout en
espérant que le président Habyarimana arrivera à contrôler les « extrémistes » de son parti qui se montrent de plus en plus menaçants.
Ce qui arrive en fait, c’est le désengagement des partis et surtout l’effondrement de l’État.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

3.5.4.1 une propagande tous azimuts
La période est marquée par une intensification des campagnes de
propagande et de désinformation en provenance de Kigali. Toutes
sortes de pressions se font jour, et l’Élysée est le point de convergence
d’informations provenant de sources diverses et sous des formes
variées : lettres, messages et pétitions. Par exemple Guy Penne325,
sénateur des Français de l’étranger, qui a effectué une mission à Kigali
les 23 et 24 mars précédents, informe par fax Bruno Delaye que les
Français du Rwanda souhaitent le maintien des troupes françaises
tandis que la fracture politique qui divise le pays les affecte aussi.
La peur que la France change de politique est présente au Rwanda
dans certains milieux. Un message de l’ambassade de France du 3 avril
1993 relaye une sorte de pétition signée par des intellectuels, hommes
d’affaires, etc. qui semblent s’adresser au président Mitterrand (ils se
réfèrent à « la gauche ») qui demande à la France de ne pas partir à
l’occasion de « l’élection de la droite en France »326. Une « lettre ouverte des fonctionnaires et agents des sociétés publiques et privées »
est adressée à Édouard Balladur pour que la France n’abandonne pas
le Rwanda327.
Les cercles dirigeants hutu au Rwanda font pression sur l’Élysée
pour ne pas perdre un soutien qu’ils estiment essentiel, et qui a été
mis à mal par la révélation de leurs responsabilités dans les massacres. Ils veulent mettre en évidence des exactions qui auraient été
commises à l’encontre des Hutu pour établir une sorte de balance.
Les archives de l’Élysée conservent ainsi un communiqué de l’ORINFOR, l’office officiel d’information du Rwanda, du 4 avril 1993 intitulé « Rwanda-Ouganda-Droits de l’Homme » qui évoque des
témoignages de paysans « sur les atrocités commises par le FPR, et
par les troupes et les civils ougandais qui les accompagnent », assorti
d’un long témoignage328. Par ailleurs, les cercles hutu militent pour
l’intervention des Nations unies et l’ambassadeur annonce la venue
à Paris de « nationalistes hutus proches de la mouvance présidentielle »329 : elles ne font pas confiance à leur propre ambassadeur pour
organiser les réunions et connaissent bien les lieux de pouvoir de la
politique africaine à Paris, puisqu’elles demandent à être reçues à
la DAM, au ministère de la Coopération et par un conseiller de la

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

présidence, ce que Bruno Delaye demande à Dominique Pin de faire.
Le 6 avril, l’ambassadeur signale l’existence d’une « Lettre ouverte »
venant d’universitaires de Butare adressée aux membres du Conseil de
sécurité, dénonçant l’attitude du FPR et demandant l’intervention de
l’ONU. Il cite intégralement le document de deux pages et rappelle à
quel point il illustre un mouvement de fond de la société rwandaise330.
Les archives de l’état-major à Paris conservent par ailleurs des petits documents sans en-tête, sortes de tracts que le ton et les thèmes les
identifient comme éléments de l’opération de propagande des cercles
nationalistes hutu. Ils sapent la possibilité même de trouver un accord
à Arusha en jetant la suspicion sur toutes les intentions du FPR.
La multiplication de ces documents ne tient pas du hasard. Un
message de l’ambassadeur montre que les milieux nationalistes hutu,
proches de la présidence331, ont décidé de répondre à ce qu’ils appellent la propagande du FPR qu’ils jugent très professionnelle et qui
obéit à des méthodes développées en Occident et au cœur de leur
dispositif se trouve la création de la Radio des Mille Collines332. Pour
l’ambassadeur, ces divers pamphlets, adresses et communiqués sont
une réponse à l’isolement diplomatique de la délégation rwandaise
à Arusha. Et la stratégie qui consiste à mettre en exergue des crimes
ou massacres commis par le FPR pour en quelque sorte équilibrer ou
effacer les exactions commises contre les Tutsi est systématiquement
appliquée.
3.5.4.2 une gouvernance en lambeaux
Tous les éléments de la gouvernance au Rwanda sont fragilisés. Sur
le plan intérieur il n’y a pratiquement plus de gouvernement effectif.
L’ex-premier ministre Dismas Nsengiyaremye a dû quitter le pays le
31 juillet, ne réussissant pas à se smaintenir à son poste. Les Français
l’ont protégé jusqu’au dernier moment en le conduisant à l’aéroport.
Faustin Twagiramungu premier ministre du gouvernement de transition à base élargie a été réfuté par son propre parti. De ce fait le 18
juillet un accord a minima s’est fait sur le nom de Agathe Uwilingiyimana, ministre de l’enseignement secondaire et primaire. Les assassinats politiques sont nombreux et la crise des réfugiés est aggravée
par « le racket exercé par certains responsables militaires ou respons-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ables administratifs ». Les prisons ne jouent plus leur rôle : on peut
s’en échapper en soudoyant les geôliers ou même le directeur.
Les inquiétudes du président Habyarimana
Deux invitations à un dîner privé faites à l’ambassadeur par le président Habyarimana permettent à Georges Martres de prendre la mesure des inquiétudes qui taraudent le chef de l’État et de son désir de
voir réaffirmé le soutien que la France lui apporte personnellement.
Le 5 avril, Habyarimana inquiet sans doute des conséquences du
changement politique en France sur les relations entre les deux pays,
invite à dîner l’ambassadeur, son épouse et les chefs de la présence
militaire française au Rwanda333. Pour l’appui militaire, le président
dont le vocabulaire est toujours le même – le FPR sont des rebelles
– fait inlassablement les mêmes demandes : une présence française
forte. Il regrette le départ des deux compagnies et espère en voir revenir trois. Il réclame des livraisons d’armes et surtout une autre batterie
de 105334. Les réponses de Georges Martres sont à l’habitude dilatoires, avec cette fois une nuance : le président Habyarimana est-il
bien certain qu’il tient ses troupes ? Si le gouvernement du Rwanda
multiplie les déclarations hostiles, la France partira. Le président affirme qu’au moins un parti, le MDR, est attaché à la présence de la
France335. Cependant, c’est la façon dont le rapport sur la violation
des droits de l’homme le met en cause personnellement qui est le
sujet le plus important de cette soirée. Le président Habyarimana l’a
évoqué dès le début du repas en mentionnant le conseil des ministres
consacré à la réponse et disant que, malgré un résultat modeste, il est
content d’avoir affirmé une certaine autorité sur les ministres et l’ambassadeur l’y encourage336. Il revient sur la question en fin de soirée :
3/ le chef de l’État a fait allusion, en fin de soirée, à l’accusation portée contre lui par le journaliste Janvier Afrika et que le rapport de la commission
internationale d’enquête a retenue pour impliquer le président en personne
dans le déclenchement du massacre des Bagogwe337.

L’ambassadeur, ici, veut bien faire crédit au président338.
à la fin du mois d’avril, l’ambassadeur Martres est sur le départ.
Le président Habyarimana l’invite pour un dernier dîner privé le 23
avril dont l’ambassadeur fait scrupuleusement le compte rendu339.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

Une nouvelle question émerge : et si le président Habyarimana était
forcé au départ, la France le protégerait-elle ? Par ailleurs, il aimerait
que Georges Martres continue à lui servir « d’intermédiaire » pour
« expliquer » aux plus hautes autorités françaises la situation « Notamment sur le plan ethnique »340. La rubrique « Commentaire du
poste » permet d’entendre une voix que l’on n’a guère entendue, celle
du premier secrétaire Bunel. Plus libre que son ancien ambassadeur,
il envisage que la mort d’Habyarimana et le succès des nationalistes
Hutu pourraient, à un moment, être liés341.
La lettre des partis, 27 mai
Le président Habyarimana a des raisons d’être inquiet. La publication du rapport sur les droits de l’homme au Rwanda a des effets
dévastateurs. Elle fait dans un premier temps éclater la fragile coalition
gouvernementale. La copie de la lettre ouverte que les chefs des partis
MDR, PSD et PL (avec la mention au crayon « opposition légale »)
au président de Habyarimana est transmise par l’ambassadeur à Paris342. Ce texte décrit une situation que l’on pourrait par certains aspects considérer comme pré-génocidaire puisqu’il relève l’implication
des services de l’État et de la hiérarchie administrative ainsi que de
certains éléments de l’armée dans l’application d’une violence ciblée
sur un groupe ethnique – auquel la lettre associe par moment les « opposants politiques »343. La liste des massacres rassemble en un ensemble
cohérent et significatif des événements qui avaient été jusqu’alors considérés par l’ambassade comme des faits isolés et condamnables mais
pas comme relevant d’un système344. La lettre charge expressément le
président Habyanimara ainsi que son entourage pour les faits perpétrés
récemment dans la région de Ruhengeri345. Elle l’accuse aussi d’avoir
orchestré le démantèlement de la justice pour que les enquêtes ne puissent remonter jusqu’à lui ou son entourage346. Ce constat est assorti
de la menace de la fin de la coalition gouvernementale au Rwanda347.
Les Français sont vus comme un problème parce qu’ils protègent la
personne du président de la République, sa famille et ses proches, laissant les Rwandais ordinaires sans défense devant le « dictateur »348.
L’autre problème qui se pose à l’ambassadeur, c’est la remise en cause
de l’assistance militaire française dans plusieurs de ses dimensions349.

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288

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Les instructions données à l’ambassadeur Marlaud
à la mi-mai 1993 arrive un nouvel ambassadeur de France à Kigali, Jean-Michel Marlaud. Les archives ne disent pas ce qui a poussé
le Quai d’Orsay à procéder à ce moment précis au remplacement de
Georges Martres, prolongé initialement de trois mois après décembre
1992 à la demande expresse du président Habyarimana. Les instructions que le nouvel ambassadeur reçoit, datées du 17 mai 1993350,
inscrivent son action dans la continuité plus que dans la rupture, avec
cependant quelques inflexions.
Les instructions portent en premier lieu sur la position à adopter
vis-à-vis des négociations d’Arusha. Il est demandé à l’ambassadeur de
traiter de façon prioritaire la question des observateurs à la frontière.
La France, qui soutient la position du gouvernement hutu est claire
sur ses conséquences : « gêner l’approvisionnement du FPR en armes
et munitions à partir de l’Ouganda et ainsi réduire les risques d’une
nouvelle offensive ». Sur la question du pourcentage des postes dans
la future armée, aucun chiffre n’est donné, « les rebelles exigeant d’y
participer à hauteur de 45 % ». Il faudra être attentif à la négociation
sur le retour des personnes déplacées, plaider pour que les élections
soient fixées à une date aussi rapprochée que possible : c’est la marque
d’un pays démocratique. La question des menaces pesant spécifiquement sur les Tutsi n’est pas abordée : l’ambassadeur devra simplement
« être attentif » aux questions touchant aux droits de l’homme et aux
questions inter-ethniques et il rappellera en tant que de besoin les
préoccupations de la France sur ce point.
Plus mystérieux est le passage des instructions concernant la réflexion prospective. Serait-il suggéré au nouvel ambassadeur de trouver
les moyens de sortir la France du guêpier, voire d’opérer un renversement d’alliance ? Il doit en effet « réfléchir à la position que devra
adopter notre pays ainsi qu’à ses intérêts à moyen et long terme à
l’issue de la crise rwandaise, en sachant que nous nous gardons de
privilégier l’une ou l’autre des deux ethnies »351.
Des relations politiques étroites
Les instructions données à l’ambassadeur Marlaud rappellent par
ailleurs les « relations politiques étroites » que la France entretient

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

avec le Rwanda comme le montrent les nombreuses visites privées
faites par son président à son homologue français dont la liste est
donnée352. Le récit des dernières années souligne que la France s’est
efforcée de « dissuader le FPR de poursuivre son attaque » mais a aussi
cherché à « faire obstacle aux éventuelles visées de reconquête des
FAR » et l’armée française au Rwanda « reçoit l’assentiment des partis
de l’opposition intérieure »353. L’ambassadeur ne doit pas avoir en
tête d’autre but que l’établissement d’une paix durable, il reçoit des
signaux clairs sur le fait qu’il ne doit pas affaiblir la présence militaire
française. D’une part, il doit rendre compte en permanence de tout
élément qui aurait incidence sur la présence des Français au Rwanda. D’autre part, lorsqu’il transmettra ses propositions, il gardera à
l’esprit le rôle stabilisateur et dissuasif (en clair il ne proposera pas de
retrait). Il se rappellera de toujours justifier la présence française par
la nécessité de préserver la sécurité des ressortissants, la stabilité du
Rwanda (et donc le maintien de son président) et la stabilité de la région (menacée par le FPR). Il est rappelé l’importance de la coopération en général mais aussi que la France tient à ce qu’il y ait une
gendarmerie au Rwanda et non pas une police comme le voudrait le
FPR, la gendarmerie étant « un élément essentiel dans la construction
d’un état de droit »354.
Au bord de l’effondrement : lectures militaires françaises
de la situation au Rwanda
Que font les militaires français au Rwanda entre mai et août 1993 ?
Paradoxalement, il n’y en a jamais eu autant et officiellement il ne se
passe rien. En pratique, les incidents se multiplient à la frontière, les
attentats font régner l’insécurité mais malgré la rhétorique qui les attribue aux Tutsi, ce ne sont pas des actes de guerre.
Une mission est envoyée sur place en avril pour préciser le
réaménagement du DAMI355. Des tensions se font à nouveau jour entre la Coopération et l’état-major356 qui évoque un « circuit coop » qui
lui échappe au moment du retour des troupes françaises du DAMI
dans le nord à Mukamira. L’état-major voit dans le 1er RPIMa l’outil
idéal de son intervention357 qui assure la relève en juillet358.
Les rapports hebdomadaires qu’adresse en avril et en juin l’officier

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

commandant le DAMI Panda à ses supérieurs, permettent de comprendre la représentation que se font les militaires français de leur
action et de son contexte : ils témoignent d’une situation tendue et
entretiennent l’idée d’une possible attaque imminente du FPR. Deux
de ces rapports seulement sont présents dans les archives du SHD. Le
premier porte sur la semaine du 19 au 25 avril 1993 : la dégradation
des FAR n’est pas enrayée et la population de la zone-tampon semble
très bien s’accommoder de l’encadrement du FPR, d’autant qu’il n’y a
pas trace d’actions offensives concrètes du FPR, même si les attentats
lui sont attribués359. Le rapport du début du mois de mai raconte une
situation tendue avec attentats, accrochages à la frontière, troubles
ethniques360. La duplicité du FPR est mise en avant et des discussions mettent les FAR face à des options inacceptables361. Le rapport
du chef du DAMI dans le nord décrit une sorte de paix armée avec
des patrouilles françaises nombreuses. Quant aux attentats, l’officier
français les attribue sans hésiter au FPR sur la foi de la provenance du
système d’allumage, et il ne se pose pas la question de manipulations
éventuelles, des cercles de l’opposition par exemple362.
Cette analyse de l’officier commandant le DAMI rejoint celle du
colonel Cussac pour la période avril, mai, juin 1993. Dans son rapport, la situation est surplombée par l’ombre menaçante du FPR : il
n’est pas un événement qui, à ses yeux, ne marque une avancée de ce
dernier, un succès à mettre à son actif ou une nouvelle menace de sa
part363. L’état déplorable des FAR et l’impuissance de l’EM/FAR à
les réformer contribuent par contraste au prestige du FPR, bien plus
discipliné dans les territoires qu’il occupe364, et il transmet la liste des
attentats qu’il attribue sans hésiter au FPR365.
La fragilité de la situation du fait des accords de paix revient de
plus en plus dans les analyses militaires. Ainsi, le 10 juin à Paris, le
colonel Delort sonne l’alarme dans une note manuscrite intitulée «
Rwanda : un accord dangereux» :
Remarque : cet accord pour l’armée est une sévère défaite pour les gouvernementaux. Je pense qu’une partie de l’armée (la partie efficace) ne l’acceptera
pas et qu’il faut redouter des réactions qui peuvent aller jusqu’à la tentative
de coup d’état. Cette tentative entrainerait ipso facto une attaque générale
du FPR […]

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

Si on souhaite tenter une transition selon le schéma qui se prépare, il convient
d’agir sur le président Habyarimana pour que celui-ci modère les extrémistes
hutus (civils et militaires) 366.

Ces analyses sont reprises dans le rapport de l’attaché de défense :
l’accord est inéquitable, inacceptable pour les dirigeants des FAR
et certains cercles hutu. Si la France retire ses troupes, les massacres
commenceront et le FPR attaquera.
L’accord de paix, signé le 04 août 1993 entre deux parties en conflit, après
trois années d’affrontement, contient à la fois les espoirs de tout un peuple et
les germes de futurs affrontements.
La situation faite au FPR, et donc à l’ethnie tutsi, est en effet sans commune
mesure avec le pourcentage qu’elle représente dans le pays. […] à défaut de
ces précautions, ces pays devront s’attendre à voir resurgir les affrontements
mais, cette fois-ci, au sein d’une population qui devrait atteindre 20 millions
d’individus dans vingt ans367.

On voit resurgir dans son argumentation des éléments anciens que
l’on trouvait déjà en 1990 et qui sont permanents dans les analyses
du général Quesnot à l’Élysée : la question du pourcentage (des ethnies dans la population) par exemple mais aussi des questions plus
récentes comme le sentiment de dépossession engendrant amertume
et envie de vengeance chez les cadres hutu de l’armée, potentiellement privés de leurs commandements. Le colonel est par ailleurs défavorable au départ des troupes françaises, car seul le maintien de
la présence française pense-t-il, pourrait faire que l’application des
accords d’Arusha éviterait que le pays sombre dans le chaos. Dismas
Nsengiyaremye, ex-premier ministre, a dû quitter le pays le 31 juillet,
ne réussissant pas à se succéder à lui-même. à l’instabilité aggravée
s’ajoutent les assassinats politiques368. Le pays est donc, aux yeux du
colonel attaché de défense à Kigali, dans une situation désespérée,
sans dirigeants, sans ressources financières, sans sécurité intérieure.
Son armée s’est, pour partie, transformée en une bande de pillards et
n’obéit plus au gouvernement369.

3.5.5 La laborieuse application des accords d’Arusha
(août-décembre 1993)
La seconde partie de l’automne 1993 devrait être un chemin vers
une amélioration constante de la situation : les accords de paix ont

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

été signés, le FPR adresse une lettre de remerciement à la France370:
Excellence,

J’ai l’honnneur de vous préesenter mes compliments, au nom du FPR, et de
vous exprimer mes remerciements les plus sincères pour le rôle d’observateur
à nos négociations joué par la France. [...]
Cet accord constitue pour tout le peuple rwandais un événement historique,
le début d’une ère nouvelle de respect des droits de l’homme, d’état de droit
et de paix.Cependant, nous restons conscients du défi majeur que constitue
sa mise en œuvre. [...]
Excellence, la France et le FPR n’ont pas toujours partagé le même point de
vue quant à la position du gouvernement français dans ce conflit. Cependant, nous restons convaincus qu’un appui total de la France à la mise en
œuvre de l’Accord d’Arusha devrait permettre au peuple rwandais de réaliser
ses aspirations à un état de droit, à la démocratie et au développement.
Excellence, permettez-moi de saisir cette occasion pour vous réitérer notre
gratitude et de vous assurer de l’engagement total du FPR au respect de l’Accord de paix d’Arusha. [...]

Les Français se désengagent, satisfaits de pouvoir le faire, non sans
s’efforcer de mobiliser la communauté internationale, notamment les
États-Unis par une lettre personnelle de François Mitterrand à Bill
Clinton371. Les forces de l’ONU arrivent enfin sur le terrain. Un espoir de paix semble se dessiner. Or il n’en n’est rien. La situation en
fait est lourde de menaces. Aucun des termes de l’accord signé en août
ne reçoit un début d’exécution. La situation économique se dégrade
et les pressions occidentales aggravent les choses, le commandement
des FAR fait pratiquement sécession.

3.5.6 La question militaire
3.5.6.1 se désengager, comment ?
La décision de se désengager militairement du Rwanda fait consensus à condition que la transition avec les forces de l’ONU se fasse et
que l’on de donne pas l’impression d’abandonner brutalement le pays
et son président. Dès le mois d’août la décision est prise à l’Élysée en
conseil restreint ce que l’état-major confirme et l’attaché de défense,
sur place, examine la manière de faire.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

3.5.6.2 une décision en conseil restreint (le 4 août)
Au ministère de la Défense, on est tout disposé à terminer Noroît.
Une note du cabinet du ministre à l’attention du premier ministre
identifie les conditions de départ de Noroît : « normalement » quand
les casques bleus arriveront dans les 37 jours suivant les accords d’Arusha, ou plus rapidement, si le détachement du FPR qui doit s’installer
à Kigali arrivait. « En tout état de cause les deux compagnies doivent
partir »372. Le premier ministre, alerté par son cabinet militaire, donne son accord :
La Défense propose que le retrait de nos deux compagnies stationnées à Kigali … s’effectuent selon le schéma suivant : – retrait d’une compagnie à la
signature des accords d’Arusha qui devrait intervenir dans les premiers jours
d’août ; retrait de la totalité : – soit à l’arrivée de la force internationale
neutre ; soit dans le cas où un bataillon FPR entrerait à Kigali avec l’accord
du gouvernement rwandais. Ce schéma est cohérent avec notre volonté de
désengagement du Rwanda au moment où un accord est sur le point d’être
signé, mais un accord formel à votre niveau sera indispensable au moment
où les conditions de mise en œuvre seront réalisées373.

On a vu que ces dispositions font consensus au conseil de défense
mais le mois d’août passe et les casques bleus n’arrivent pas. Or les
Français ne peuvent pas partir avant leur arrivée, aussi la question estelle traitée en conseil de défense.
3.5.6.3 à la recherche de casques bleus
Le 4 septembre, on est encore à la recherche de pays volontaires
pour envoyer des casques bleus au Rwanda. à l’Élysée, on constate la
réticence des États-Unis et l’hostilité franche de la Grande-Bretagne374.
L’action d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, converge avec
les désirs du président qui, depuis des mois, insiste pour que l’ONU
intervienne. Le 6 septembre 1993, au ministère des Affaires étrangères, une note non signée fait le point sur les conséquences militaires
des accords signés en août. Elle prévoit bien le désengagement mais
sous réserve de l’arrivée de la force de l’ONU dont on peut craindre
qu’elle se fasse attendre375. L’ensemble se place dans la droite ligne de
la politique menée jusque-là : la présence de Noroît est considérée
comme un élément de stabilité d’autant plus précieux que la présence
du bataillon du FPR à Kigali attise les craintes.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

C’est cependant au Rwanda qu’une initiative a manqué de mettre
à bas l’édifice patiemment échafaudé par les diplomates. Un point
hebdomadaire de situation sur l’Afrique376, au 7 septembre 1993, signale au président Mitterrand que le premier ministre pressenti pour le
futur gouvernement à base élargie a imaginé une solution où le FPR
n’entrerait pas dans Kigali et où les troupes françaises demeureraient.
Il est fort possible que le président Habyarimana le soutienne en sousmain. Mais la France ne veut à aucun prix de ce type de solution qui
n’en est pas une. La guerre risque de reprendre et la France pourrait être dans l’incapacité de ramener ses troupes comme le souhaite
l’état-major. L’initiative fait long feu mais la recherche de partenaires
pour monter une mission de l’ONU n’en devient que plus pressante.
Il y a en effet une échéance au 10 septembre 1993.
3.5.6.4 replier noroît sur kigali
Les mois de septembre et octobre sont entièrement occupés par
l’attente des casques bleus qui devraient relayer le GOMN et d’un
certain point de vue, les Français. Les nouvelles perspectives obligent
le commandement français, dans l’attente d’un ordre de repli total de
Noroît qui ne vient pas, à repenser la configuration du dispositif sur
le terrain. Cette reconfiguration repose sur une analyse pessimiste de
la situation politique.
à l’été 1993, l’attaché de défense considère qu’il lui faut au moins
reconfigurer le dispositif de Noroît. Les accords d’Arusha et le calme
relatif au nord rendent la posture de défense de la frontière et d’interdiction de l’accès à Kigali par le nord obsolète, et quelque peu
provocatrice. En revanche, l’accroissement de l’insécurité pourrait
justifier des dispositions plus fortes pour la protection des Français
résidant à Kigali et leur éventuelle évacuation par l’aéroport. Il expose
son projet le 30 août sous le titre « proposition de changement de
posture de la compagnie périphérique de Noroît » 377. La réponse de
l’état-major conservée sous forme d’annotation au document qui lui a
été transmis, est attentiste : « à mon sens, le moment n’est pas opportun pour changer de dispositif (interprétation politique possible du
mouvement, désengagement envisageable à court terme…) »378. Dans
les avantages, il y a « signification politique – emploi plus cohérent
du détachement Noroît –, gains logistiques dans la vie courante de

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

l’unité périphérique ». En effet, ces derniers ne sont pas organisés
pour rester longtemps sur le terrain, et la proximité entre le camp
français et l’hôtel Méridien à Kigali offre des avantages en matière
d’intendance.
Le 7 septembre, on étudie la position à prendre pour Noroît si les
accords d’Arusha sont bien appliqués379. Dans les scénarios proposés,
on peut noter l’installation d’un détachement du COS auprès de l’ambassade avec des moyens de transmission et d’armement adéquats.
Ceci devra être complété par des unités (notamment COS) en alerte
hors Rwanda. Une notation manuscrite au niveau de l’état-major à
Paris a été ajoutée « Vu à garder sous la main pour les jours qui
viennent ». Cette proposition doit sans doute être vue comme une
tentative de l’EMA d’introduire un nouvel acteur dans le dispositif.
Le COS, qui a été créé l’année précédente est un commandement
interarmée relevant directement du CEMA qui emploie, entre autres,
le 1er RPIMa. Ainsi avec cette proposition, l’EMA tente d’organiser
ce qui s’apparente à un retrait des forces spéciales françaises au Rwanda d’une tutelle de la Coopération pour les rapatriées sous celle des
Armées. En fait, le gouvernement n’étant pas formé, un autre scénario est adopté dans l’immédiat : le redéploiement de Noroît pour des
missions de sécurité dans Kigali.
L’hypothèse d’un effondrement de la situation sécuritaire et d’une
désagrégation politique du Rwanda est précisée dans un document
signé par le colonel Cussac, daté du 15 septembre 1993 et fondé sur
la notion de « niveau de menace »380. Ce nouveau schéma directeur
est établi après le redéploiement du dispositif Noroît dans la ville
de Kigali envisageant des niveaux de menace jusqu’à une invasion
de Kigali381. Cette analyse menée en septembre 1993 signe donc la
fin de l’organisation stratégique mise en place en octobre 1992 par
le général Quesnot. Tenir ou non le front n’a plus d’importance, le
danger est désormais à Kigali et c’est la guerre civile, pas la guerre
extérieure qui menace.
Le repli des troupes sur Kigali est accepté à Paris : l’EMA donne
son accord sous réserve, compte tenu des risques politiques, de l’avis
de l’ambassadeur car nous souhaitons, est-il dit à l’ambassadeur, que
ce nouveau dispositif « ne puisse faire l’objet, s’il est accepté, d’aucune interprétation d’un camp ou de l’autre 382». L’EMA demande

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cependant qu’« un dispositif mobile de surveillance au nord de la
capitale soit maintenu » ce qu’acquiesce l’ambassadeur383. En fait, en
ce mois de septembre les Français, sont très prudents quant à la visibilité de leur présence au Rwanda. Lorsque l’ambassadeur Marlaud
entreprend d’actualiser le recensement des Français il souhaite l’aide
d’un officier de Noroît compétent en cartographie ; qui irait en tenue
civile dans le sud du pays (aucun officier n’irait vers Ruhengeri384).
Le ministère des Affaires étrangères répond qu’un officier de Noroît
ne peut se déplacer qu’en uniforme et refuse385. Aucun détachement
n’ira même dans le sud.
3.5.6.5 les casques bleus arrivent : nouvelles échéances
L’adoption de la Résolution 872, le 5 octobre, autorisant le déploiement au Rwanda d’une force internationale, fait considérablement
évoluer la situation. C’est un succès pour la France qui souhaitait
l’implication de l’ONU mais les difficultés sont à venir.

3.5.7 La question politique
Au mois d’octobre 1993, le président Habyarimana, satisfait que
l’ONU ait décidé d’envoyer des casques bleus, mais désireux que les
soldats français ne partent pas, enchaîne une série de rendez-vous au
plus haut niveau à Paris.
3.5.7.1 le président habyarimana à paris
Sur la route du retour de New York, le président Habyarimana
s’arrête à Paris. Il vient vérifier que le soutien de la France lui est
toujours acquis et il n’est pas certain que ses interlocuteurs aient les
mêmes positions à l’Élysée et dans les ministères. Il est accompagné
de James Gasana, ministre des Affaires étrangères.
Le président Habyarimana rend visite au ministre de la Défense,
François Léotard. Il est dommage que nous n’ayons pas tout le dossier
ni le compte rendu de l’entretien, n’ayant pu consulter les archives de
François Léotard. Ont cependant été demandées à l’EMA les notes
pour préparer l’entretien du ministre avec le président rwandais386.
La fiche préparatoire signale au ministre à la fois l’importance du
dispositif militaire français au Rwanda et le fait qu’
il est conçu comme pouvant répondre à une attaque toujours

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

perçue comme imminente. Elle inscrit son information dans la continuité plus que la rupture : l’historique de la présence française associe la fluctuation du nombre de soldats aux « attaques » du FPR.
Lors de ce voyage, le président Habyarimana rencontre le président Mitterrand, le 11 octobre387. Une note du 8 octobre sans nom
d’auteur (sans doute de Bruno Delaye), dotée de nombreuses annexes préparées à cette occasion, permet de voir qui, après six mois de
cohabitation, décide en matière de politique africaine et comment
circulent recommandations et informations388. Comme le président
rwandais rend visite au ministre des Affaires étrangères, au ministre
de la Coopération ainsi qu’au chef d’état-major des Armées, Bruno
Delaye fait le point avec les uns et les autres. à l’état-major par exemple, on souhaite se désengager du Rwanda et les ressources sont prêtes
à être affectées ailleurs. Une note en provenance du Quai d’Orsay, de
Jean-Marc de La Sablière, complète l’information du président Mitterrand sur l’actualité du Rwanda389. Sa présentation de la situation
intérieure du pays est très pessimiste : « la situation économique est
désespérée, les mesures de redressement ne pourraient être prises que
par un gouvernement fort mais le premier ministre pressenti est déjà
contesté, l’armée se débande. Rien ne fait allusion aux massacres perpétrés à l’encontre des Tutsi. C’est en fait l’arrivée des casques bleus
qui pourra permettre de mettre en place un gouvernement mais les
échéances sont lointaines : trois ou quatre mois »390.
Le président Habyarimana va cependant être un peu déçu. La
politique de la France pour les mois à venir est clairement énoncée :
retrait du contingent basé à Kigali à l’arrivée des casques bleus, reconfiguration de la coopération militaire sur les bases étroites antérieures
à 1990 et centrées sur la gendarmerie. En revanche, la France s’impliquera dans les aspects civils du passage à un État véritablement
démocratique (soutien à l’État de droit, aide aux réfugiés et aux rapatriés, démobilisation) et dans la recherche de ressources financières
auprès du FMI. La note se termine sur un avertissement :

Ce soutien est strictement conditionné au respect des accords de paix.
En matière de coopération militaire, le président pourra évoquer la nécessaire
adaptation de notre dispositif au nouveau contexte. Nous souhaitons que le
gouvernement de transition élargi détermine le plus tôt possible ce qu’il attend
de la France (la position du FPR sur le maintien de ce type de coopération

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

avec nous n’est pas claire) ; nous n’entendons pas, en tout état de cause, aller
au-delà de la coopération existant avant l’offensive d’octobre 1990, qui portait essentiellement sur la gendarmerie avec une vingtaine de coopérants391.

La biographie du président Habyarimana telle qu’elle est transmise
au président Mitterrand en ce mois d’octobre 1993 est, elle aussi, intéressante, car le Quai d’Orsay compte encore sur sa capacité à « mener des réformes », expression singulièrement floue, en s’appuyant
sur sa popularité auprès des Hutu du nord et auprès des milieux
démocrates chrétiens en Belgique. Il n’y a aucune trace dans cette
note de sa perte d’influence au profit des extrémistes de son parti telle
qu’elle est décrite dans les notes de l’attaché de défense à peu près au
même moment. Mais la tonalité de la dernière phrase sonne comme
un avertissement : si le président Habyarimana n’est pas capable de
garantir la viabilité de la politique choisie, alors son avenir politique
n’est pas assuré, même du côté de ses amis français, du moins le penset-on au ministère des Affaires étrangères392.
Le Quai d’Orsay, au mois d’octobre 1993, est, en effet, loin d’être
convaincu que le président Habyarimana ait la capacité, en contrôlant
la situation dans son pays, de mener à bien la politique choisie. Un
télégramme diplomatique signé Jean-Marc de La Sablière adressé à
un grand nombre de postes diplomatiques le 20 octobre 1993393,
« Situation au Rwanda et position de la France », a pour but de mettre
tous les acteurs au courant de la position adoptée par la France après
la visite du président rwandais. Le directeur des Affaires africaines et
malgaches analyse ainsi la situation : si l’adoption de la Résolution
872 est un succès pour la France, le gouvernement de transition à
base élargie ne pourra être mis en place qu’après l’arrivée des casques
bleus qui ne sera complète au mieux qu’en décembre. S’ouvre une
période de tous les dangers : les partis d’opposition sur lesquels on
compte pour former un gouvernement sont « minés par des querelles
intestines », les Forces armées sont menacées par « l’indiscipline et
les désertions » et contribuent à l’insécurité dans le pays ; la situation
économique est désespérée en raison du poids des dépenses militaires
et de la baisse du cours du café ; enfin le retour des réfugiés est obéré
par la « pénurie » de terres « qui caractérise ce petit pays surpeuplé c’est l’un des arguments “historiques” du président Habyarimana »394.

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

En fait le ministère des Affaires étrangères fait ici la liste de toutes les
raisons qui rendent la nouvelle politique de la France au Rwanda impraticable sinon dangereuse. Or toute une série de nouveaux signaux
arrivent en provenance de Kigali dans les semaines qui suivent.
3.5.7.2 des signaux inquiétants en grand nombre :
novembre-décembre 1993
La fin du mois d’octobre est marquée par un événement qui inquiète grandement le président Habyarimana et montre la possibilité
que la France prenne ses distances avec le dossier rwandais : l’assassinat du président burundais.
La crise qui suit l’assassinat du président burundais marque une
étape nouvelle de la gestion des affaires rwandaises à Paris. D’une
part, la décision de non-intervention, ou de faible intervention, de
la France est clairement assumée par le premier ministre en réunion
interministérielle. D’autre part, le parallèle avec ce qui pourrait se
passer au Rwanda n’échappe pas aux observateurs. La France se rend
clairement compte de l’impasse qui s’ouvre lorsque le gouvernement
sur lequel elle s’appuie est faible et contesté. Le président Habyarimana mesure le danger mortel qui menace un chef d’État qui s’oppose
à son armée et constate que la France peut décider de mesurer son
soutien à un président africain en difficulté, ou pire, de l’abandonner.
Le mandat du président élu du Burundi, investi début juillet 1993
et assassiné le 21 octobre 1993 est l’un des plus courts de l’histoire
de ce pays395. Son assassinat serait le fait d’un groupe putschiste commandé par de hauts responsables militaires tutsi. La crise qui secoue
le Burundi au cours du mois d’octobre est importante car la France
est impliquée indirectement. En effet, une partie du gouvernement
du Burundi est réfugiée à l’ambassade de France et selon la formule
de l’ambassadeur Henri Crépin-Leblond, « délibère, consulte mais
n’a pas de prise sur le pays »396. Ce groupe demande une intervention
militaire étrangère, notamment française, pour conforter le processus
de démocratisation en cours. La décision prise par le gouvernement
français est d’envoyer une vingtaine de militaires du groupe de protection des personnalités397. Mais l’assassinat du président Ndadaye,
d’origine hutu, est accompagné de massacres : « Les informations

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

venues de province font état dans le centre du pays de massacres d’enfants tutsi, les maisons du village tutsi de Karusi ont été brûlées. Il
semble bien que la population hutu s’apprête à l’intérieur du pays à
recourir à la violence contre les Tutsis »398.
L’assassinat du président du Burundi touche personnellement le
président Habyarimana qui était, dira-t-il, en relation téléphonique
avec son homologue lorsqu’il a été assassiné. Il demande alors explicitement l’aide de la France qui craint un moment que les accords
d’Arusha n’y résistent pas. En fait, les diplomates français constatent
que la communauté internationale ne s’est pas vraiment émue des
événements du Burundi, même en Afrique, et l’on peut se passer d’accorder au président Habyarimana l’aide espérée. Bruno Delaye rédige
une note d’information pour le président Mitterrand399. Parmi les
raisons envisagées comme causes possibles du coup d’État, il y a outre
le désir de renverser le président, la mention de « l’opposition à un
rééquilibrage ethnique de l’armée – à 80 % Tutsi- qu’avait entrepris
le président. Le président rwandais, joint par téléphone, associe pour
sa part au coup d’état les affrontements ethniques, la fin possible des
accords d’Arusha et la nécessité d’une intervention militaire française,
autant d’ingrédients qui montrent qu’il conçoit le coup d’État au Burundi comme la répétition générale de ce qui pourrait se passer dans
son propre pays :
Le président Habyarimana a pris contact avec nous pour demander une
intervention militaire française. Il met en avant les risques de massacre s
ethniques au Burundi et les conséquences pour le Rwanda de cette tentative
de coup d’état Tutsi. Selon lui, les Accords d’Arusha ne résisteraient pas au
renversement du président du Burundi (Hutu).

La réaction prudente de la France ne peut manquer d’inquiéter
le président rwandais. Bruno Delaye note en effet qu’à l’issue d’une
réunion interministérielle tenue au Quai d’Orsay ce matin-là, seul
un communiqué de presse a été publié400 et des consultations ont été
engagées avec les autorités belges qui vont également, par communiqué,
condamner le coup d’État. La question d’une intervention militaire
française est évoquée mais pas retenue, la communauté française
(900 personnes dont 800 à Bujumbura) ne semblant pas menacée.
François Mitterrand et Hubert Védrine voient la note sur laquelle le

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

président indique « pas de comm[entaires] ».
Le 25 octobre, Bruno Delaye, et le général Quesnot font à nouveau
le point401. On reconnaît le point de vue du général Quesnot dans la
façon de renvoyer dos à dos les victimes : « Les massacres entre Tutsis
et Hutus se poursuivent partout dans le pays et près de 200 000 personnes se sont réfugiées au Rwanda ». La réunion au Quai d’Orsay
permet de constater que la situation est difficile à analyser et surtout
qu’aucun pouvoir démocratique émerge sur lequel la France pourrait
éventuellement appuyer une action. Les autorités burundaises
n’obtiennent pas l’intervention française qu’elles demandent402. Le
représentant du premier ministre français a, à cet égard, pris une position ferme : une intervention n’est envisageable que pour évacuer
les ressortissants français. Pour le reste, le Quai d’Orsay peut s’entremettre pour qu’une force internationale vienne protéger le gouvernement burundais403.
François Mitterrand prévoit d’en parler le mercredi 27 octobre au
conseil des ministres, car la question du Burundi entre en résonnance
avec ce qui pourrait se passer au Rwanda dans la mesure où les conflits sont décrits comme opposant Hutu et Tutsi pour le contrôle du
pouvoir, et que la fracture entre des deux communautés est irrémédiable. Plusieurs notes présentées à François Mitterrand font le point
dans les jours suivants, le général Quesnot et Bruno Delaye font le
lien avec le Rwanda : « En tout état de cause, les accords d’Arusha
sont en grave péril. Les tensions Hutu-Tutsi au Rwanda vont s’exacerber. Une course de vitesse est engagée d’ici à l’arrivée des casques
bleus à Kigali (décembre 1993) »404.
Au fil des notes, on trouve la mention de massacres, de tensions entre les communautés. Ainsi dans un point hebdomadaire de situation
sur l’Afrique du 26 octobre 1993405 : des témoignages de massacres
ethniques (dans les provinces) arrivent, tandis que le HCR évalue à
250 000 le nombre de réfugiés arrivés au Rwanda et en Tanzanie. Un
autre point hebdomadaire de situation sur l’Afrique du 2 novembre
indique : « à Genève, le HCR estime que plus de 600 000 personnes
(10 % de la population) ont fui le pays vers le Rwanda, la Tanzanie
et le Zaïre »406. Le 9 novembre, un autre point de situation rassemble
tous les ingrédients d’un embrasement : mécontentement de l’armée,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

opposition entre Hutu et Tutsi, faiblesse du gouvernement, présence
sur place d’une force française aux missions mal précisées qui, pour
l’instant, protège non pas ses ressortissants mais le gouvernement légitime407. Mais la dégradation de la situation burundaise a un impact
fort au niveau régional, en premier lieu par l’ampleur de la vague de
réfugiés burundais qui quittent le pays en octobre 1993 pour s’installer au Rwanda notamment. Le Programme d’Aide Alimentaire (PAM)
des Nations unies s’en inquiète aussi puisqu’au 15 février 1994, il
juge qu’il y a encore 236 000 réfugiés rwandais au Rwanda408. Il estime qu’un million de Burundais se sont installés hors du pays.
La crise burundaise a par ailleurs des conséquences sur les relations inter-régionales. L’assassinat du président Ndadaye est perçu
par le président Habyarimana comme un signe de défiance notoire à
l’égard des Tutsi, comme le relève l’ambassadeur Marlaud409. Enfin,
le rôle de l’Ouganda dans la situation burundaise serait à examiner : le président Museveni, interrogé fin janvier 1994 à l’occasion
d’une conférence de presse par Catherine Watson, correspondante
de la BBC en Ouganda, sur la présence de putschistes burundais à
Kampala, « où ils avaient été aperçus dans une voiture immatriculée
UC (sigle de la présidence) et même en compagnie d’un major de la
NRA » s’est vu répondre par le président ougandais qu’il avait donné
l’ordre d’arrêter et d’expulser les deux putschistes, mais il excluait la
possibilité d’un rapatriement forcé »410. Quelques semaines plus tard,
à la mi-mars 1994, l’ambassadeur français à Kampala signale « selon une source proche des services de sécurité ougandais [que] les
deux putschistes auraient été raccompagnés au début de ce mois à la
frontière du Zaïre, qu’ils auraient franchie à Bwera, près de Kasese ».
L’information est recoupée par des informations « recueillies auprès
des observateurs de la MONUOR »411.
Le péril financier
La situation financière du Rwanda n’a jamais été brillante : il est
l’un des pays les plus pauvres du monde. Son seul produit d’exportation, le café, est soumis à la fluctuation des cours mondiaux. Le
poids croissant des dépenses militaires obère sa capacité d’emprunt.
Du moins son agriculture intensive peut-elle nourrir sa population

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

tant qu’elle n’est pas déstabilisée par les déplacements de population.
La situation économique et sociale du Rwanda apparaît comme étant
dans un état de dégradation extrême dès le début de l’année 1993.
Plusieurs rapports émanant, tant à la fois des autorités françaises que
des institutions économiques et monétaires internationales, mettent
en avant les risques qui pèsent sur la stabilité du pays. Toutes ces
sources font état d’une dégradation des indices macro-économiques,
d’un poids croissant des contraintes dans un futur proche dû à la conditionnalité des aides des organisations internationales et des bailleurs
de fonds.
Le constat qui est fait par les différents experts et observateurs internationaux sur l’état économique et social du Rwanda est particulièrement pessimiste. L’impact de la guerre est souligné par l’ambassadeur Martres dans son rapport de fin de mission, en 1993 : « En
trois ans en effet, le niveau de vie a baissé de 20 % »412. D’autre part,
la croissance de la population (plus 3,6 %) par an est également un
poids pour le Rwanda qui en l’absence de croissance économique
se traduit par une baisse du niveau de vie par tête de façon automatique413.
Un des autres impacts de la guerre est l’importance des déplacés
« qui approche le million »414. Les dépenses consacrées au budget de
la guerre ont « aujourd’hui atteint un niveau insupportable pour le
budget de l’état », selon une note du ministère de l’économie et des
Finances français, datée du 29 janvier 1993415. « Les dépenses excédant les recettes d’au moins 14 mds de francs rwandais (560 MF) et
il est peu probable que le gouvernement rwandais soit en mesure à
bref délai de comprimer ses dépenses ou d’accroitre ses recettes » note
un rapport de mission de la Banque mondiale en juillet 1993.
Face aux exigences de la Banque mondiale au Rwanda, la position de la France évolue. L’ambassadeur de France à Kigali, le 9 avril
1993, alors qu’il rend compte d’un entretien avec le ministre du Plan
du Rwanda, souligne qu’il y aurait une incohérence politique grave
de la part de la France à exiger des économies sur les dépenses militaires au moment même où elle s’efforce de créer une armée rwandaise efficace. La Banque mondiale refuse de refinancer le « programme
d’ajustement structurel » du Rwanda tant que les dépenses militaires

303

304

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

sont à 8 % au lieu des 2 % demandés. Le ministre du Plan rwandais
rappelle que le premier ministre français semblait lui avoir promis
une aide française qui ne serait pas soumise à de telles conditions
lors de leur rencontre du mois d’octobre 1992416. Le commentaire de
l’ambassadeur est surprenant de virulence dans la façon dont il pointe
ce qui lui semble les incohérences du gouvernement français. Si l’on
décide de continuer à apporter « notre soutien militaire indirect »
en échange de la poursuite du processus démocratique, alors il faut
aussi apporter le soutien financier qui correspond sans en excepter les
dépenses militaires417.
Cependant, le 23 avril 1993, Georges Martres doit signaler que :
la Banque mondiale a décidé de suspendre l’examen du programme d’ajustement structurel et son président a écrit au chef d’état rwandais en lui
recommandant de signer le plus rapidement possible un accord de paix, sous
peine de perdre le bénéfice de l’appui des institutions de Bretton Woods, ce
qui implique automatiquement « dans leur sillage les bailleurs de fonds bilatéraux, y compris la France qui coupe ses contributions budgétaires »418.

Les diplomates français et les experts internationaux relèvent plusieurs risques politiques qui pointent à l’horizon. En premier, lieu « la
question du paiement des fonctionnaires ne tardera pas à se poser »,
note l’ambassadeur Marlaud le 20 juillet 1993419 tout en soulignant
que le gouvernement ne semble pas considérer ce problème avec
toute l’importance nécessaire. D’autre part, la conséquence du hiatus
entre inflation des dépenses militaires et faiblesse des rentrées risque,
à terme, de limiter la capacité du Rwanda à importer. Le Rwanda
est spécifiquement endetté vis-à-vis de la France. Au 31 août, l’ambassadeur signalait que la dette du Rwanda se montait à plus de 316
millions de francs français420 et identifiait les apurements et réformes
prioritaires.
Cependant, la position de la France évolue. Le gouvernement de
cohabitation ne répugne pas à faire de l’aide financière un levier. En
juillet 1993, le nouvel ambassadeur français à Kigali, Jean-Michel
Marlaud, est plus précis sur les conditions de l’aide internationale :
« La Banque mondiale subordonnera toute action de sa part à plusieurs préalables : signature des accords de paix, mise en place du
gouvernement de transition à base élargie, établissement par ce derni-

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

er de ses priorités »421. Les représentants du ministère des Affaires
étrangères expriment donc deux positions différentes, à deux moments différents. La première émane de Georges Martres qui déclare,
en avril 1993 : « Dans l’état actuel d’infériorité militaire qui est celui
du gouvernement de Kigali, c’est lui donner le choix entre l’arrêt de
l’aide internationale ou la capitulation », alors que Jean-Marc de La
Sablière se montre plus optimiste, ou volontariste, dans le document
du 20 octobre cité plus haut422.
L’Élysée est le témoin attentif de cet infléchissement. L’esprit de
cette nouvelle approche est précisé dans une communication du
ministre de la Coopération au conseil des ministres en septembre
1993, commentée pour le chef de l’État par son conseiller Bruno Delaye423. L’esprit de La Baule est désormais interprété dans le sens d’une
incitation à la « bonne gouvernance » et les aides financières sont
explicitement liées à des réformes dans l’esprit du FMI. Toutefois,
ce nouveau discours passe mal au sein de la francophonie, comme le
note Bruno Delaye au mois d’octobre424.
Le constat tragique du colonel Cussac, décembre 1993
Au mois de décembre, l’attaché de défense, dont on a déjà vu les
analyses pessimistes, considère que la situation à Kigali est sans recours : il ne discerne aucune issue. Dans son rapport trimestriel établi
pour les mois de juillet, août et septembre425, le colonel Cussac note
comme éléments nouveaux et aggravants la démission du ministre
de la Défense, accentuant le hiatus entre la hiérarchie des FAR et le
gouvernement, les résultats des élections locales envoyant au FPR le
signal qu’il ne gagnerait jamais par les urnes et qu’il devait procéder
autrement et le sentiment d’amertume et de vengeance régnant au
sein de ceux qui risquent de se faire déposséder, notamment à l’occasion de la démobilisation d’une armée de 23 000 hommes. Le FPR
est toujours perçu comme l’élément déstabilisateur dans tous les cas
et il est considéré comme l’auteur des massacres de Ruhengeri et
Gisenyi, visant la population civile et plus particulièrement des candidats MRND (ex-parti unique).
Le rapport s’intéresse ensuite aux déplacés hutu et aux réfugiés. Il
signale un attentat particulièrement horrible426, sans s’interroger vrai-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ment sur ses auteurs ni se demander s’il a entraîné des représailles sur
les Tutsi. Il détaille ce qu’il appelle la montée du banditisme dans lequel les soldats déserteurs des FAR jouent un rôle central. Sa conclusion réaffirme à la fois la politique que mène la France depuis trois
ans au Rwanda et qui a été peu infléchie en cette année 1993 : elle
consiste toujours à soutenir le président Habyarimana et à accuser le
FPR de déstabilisation. Pourtant, la tonalité du rapport est celle d’un
profond désenchantement vis-à-vis du processus politique (on notera
qu’il n’est plus fait allusion au gouvernement) :
Les spectateurs de cette bouffonnerie représentent un peuple qui est las de la
guerre et des pirouettes politiques, qui aspire pour ces centaines de milliers à
regagner leurs terres, à manger à leur faim et à envisager, pour leurs enfants,
un avenir moins sombre qu’ils ont connu. Il semble malheureusement que
ces préoccupations de bon sens soient très éloignées de celles de responsables
politiques actuels ou futurs pour qui le bien commun devrait être une notion
à développer427.

Nonobstant cet écart de langage qui semble traduire un profond
désarroi, le rapport du colonel Cussac est considéré comme « convenant tout particulièrement aux besoins de la DRM ».
Quelle est la portée du rapport de l’attaché de défense à Kigali ?
Il semble en effet, en cette fin d’année 1993, avoir lassé même la
patience de sa hiérarchie avec ses avertissements pessimistes réitérés.
Dans la fiche de liaison, la Direction du renseignement militaire qualifie son propos de « très intéressant » seulement, mais surtout de
« partiellement connu428 ». Lorsqu’elles atteignent les niveaux supérieurs, les analyses du colonel Cussac sont singulièrement édulcorées.
Ainsi le général Fresnel sous-directeur exploitation, c’est-à-dire en
charge de la production des analyses de la DRM, les transforme-til assez sensiblement dans un sens plus favorable à la politique officielle de la France429. On lit en effet dans la fiche de transmission du
rapport de décembre 1993 : « L’accord de paix d’Arusha contient à
la fois les espoirs de tout un peuple et les germes de futurs affrontements en raison de l’importance accordée au FPR et à l’ethnie Tutsi
sans commune mesure avec le pourcentage qu’ils représentent réellement. Tout dérapage du processus pourrait conduire à la reprise des
affrontements »430. Ce n’est nullement ce qu’a dit le colonel Cussac

chapitre

3 : vers le désengagement (janvier-décembre 1993)

qui se serait bien gardé de parler des espoirs de tout un peuple et qui
pense que la voie sur laquelle la France est engagée – obliger les FAR
à accepter un partage des postes de commandement qu’elles jugent
inéquitables – est en soi dangereuse.
L’année 1993 marque le commencement de l’échec du projet français pour le Rwanda, non pas, comme il est redouté depuis 1990, à la
faveur d’une offensive réussie du FPR, mais à la suite d’un processus
politique propre au Rwanda qui voit le gouvernement de coalition,
porteur de la possibilité de négocier avec le FPR, totalement déstabilisé par les extrémistes hutu, hostile à tout partage du pouvoir, en
particulier dans l’armée.
La pression du FPR est, on l’a vu, contenue mais au prix d’un accroissement de la présence militaire française qui n’a jamais été aussi
grande ni aussi visible. La possibilité d’une évolution du rôle et de
l’engagement français au Rwanda se dessine pourtant. Des réticences
nouvelles se font jour au sein du gouvernement et des administrations
françaises. Le rapport de la Fédération internationale des droits de
l’homme sur les tortures et exécutions de Tutsi, les massacres et le sort
des prisonniers politiques ébranle notamment le ministre de la Coopération, Marcel Debarge. La France maintient cependant son soutien au président rwandais. Le mois d’avril, qui voit des changements
dans les équilibres politiques à Paris comme à Kigali, n’est cependant
pas l’occasion, dans un premier temps, d’un changement décisif de la
politique française mais plutôt d’une évolution. à Paris, le gouvernement de cohabitation du premier ministre édouard Balladur entend
ne pas laisser la question du Rwanda au seul domaine réservé du président de la République. à partir de l’automne, le choix de se désengager militairement au Rwanda est mis en œuvre. La condition de la
réussite de cette option est l’application des accords signés, en août
1994 à Arusha, portant sur le respect du cessez-le-feu, la présence
d’observateurs à la frontière et l’arrivée, à terme, de soldats de l’ONU.
La France a espéré, en effet, que les forces de l’ONU pourraient efficacement agir pour la stabilisation du Rwanda. L’arrivée des casques
bleus à Kigali en novembre et décembre 1993 doit beaucoup à son
action. On constate une intense activité diplomatique, suivie de près
à l’élysée, en avril 1993, en direction des Nations unies. Jean-Bernard

307

308

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Mérimée, représentant permanent de la France auprès des Nations
unies, devient un personnage clé du dossier rwandais.
L’entreprise de déstabilisation du gouvernement rwandais par les
extrémistes hutu de l’entourage du président Habyarimana, fondée
sur des attentats, provocations et menaces personnelles fragilise cependant l’ensemble du projet. La question du partage des postes entre
les cadres des FAR et le FPR dans la future armée nationale qui se
discute à Arusha suscite la sécession des cadres de l’armée rwandaise,
de plus en plus opposés au gouvernement légal. Les Français présents
au Rwanda assistent, inquiets, à cette évolution. On observe l’absence
de prise en compte des avertissements relatifs aux massacres et à la
fracture politique qui voit la scission des partis d’opposition entre
modérés et extrémistes. Si les avertissements sont peu entendus, c’est
qu’ils vont à l’encontre de la ligne politique choisie au moment où
elle semble réussir. En décembre 1993, les accords d’Arusha ont été
signés et la France retire ses troupes en bon ordre. Tout semble évoluer dans un sens favorable. Il n’en n’est rien. Au contraire la violence
politique s’intensifie au début de l’année 1994.

deuxième partie

La France
face au génocide

chapitre 4

La France, la guerre et le génocide
(avril–juin 1994)

D

ans toutes les violences de masse, le passage à l’acte est
certes précédé d’une phase de radicalisation et de préparatifs frénétiques, mais la mise en œuvre d’un génocide est avant tout conditionnée par l’état de guerre et l’installation d’un régime totalitaire
s’appuyant sur un parti unique contrôlant les ministères de force, les
milices paramilitaires, l’administration et les médias. Les événements
survenus au Rwanda au printemps 1994 ne font pas exception à ce
schéma lugubre.
Après une étude du processus de radicalisation en œuvre au Rwanda
entre 1990 et 1993, ce chapitre couvre la période du 6 avril au 15
juin 1994. Il a mobilisé des archives politiques, diplomatiques, militaires, audiovisuelles et journalistiques qui documentent cette période
essentielle où la France se retrouve face à l’accomplissement du génocide des Tutsi. Son ambition est d’évaluer comment la France a réagi
au déchaînement de violences qui embrasent Kigali et le Rwanda au
lendemain de l’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana.
Cet attentat est perçu comme l’acte qui a déclenché le génocide des
Tutsi et l’élimination de plusieurs membres du gouvernement et de
l’opposition démocratique. Sans minimiser l’impact de cet attentat,
dont nous examinons ici les multiples hypothèses concernant les auteurs, nous avons surtout envisagé d’étudier les réactions qu’il a suscitées
en France, compte tenu du fait que le président défunt était l’interlocuteur privilégié des autorités françaises et la clef de voûte de la stratégie
de réconciliation imposée par Paris. La disparition du président rwandais a-t-elle remis en cause la pensée dominante des élites parisiennes ?
La France a-t-elle adopté sans réserve la formation d’un Gouvernement

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

intérimaire rwandais (GIR), alors que celui-ci était formé des membres
les plus radicaux du MRND, le parti présidentiel ?
Parmi les autres questions soulevées, la mise sur pied de l’opération
Amaryllis d’évacuation des ressortissants français présents au Rwanda a
retenu notre attention : déclenchée au lendemain de la découverte du
meurtre de deux gendarmes français, elle met en contact direct les militaires français avec l’atrocité des meurtres de masse qui se produisent
sous leurs yeux. Plus généralement, ce chapitre interroge les échanges
épistolaires entre Kigali et Paris pour dégager les grandes lignes de la
position française, autour de la volonté ou non de garder une présence
militaire au Rwanda après la fermeture de l’ambassade de France. Il examine également les raisons qui poussent Paris à assurer l’évacuation de
la parentèle du président Habyarimana. Il analyse enfin la perception,
dans les sphères du pouvoir, du génocide qui a commencé. Autrement
dit, nous avons essayé de traduire l’assourdissant silence, les interprétations euphémistiques observées dans les dépêches qui remontent vers
Paris concernant les meurtres de masse. L’évolution de la situation militaire semble du reste avoir plus préoccupé les Français que les massacres
attribués à des pratiques locales récurrentes. Le départ des derniers militaires français, le 14 avril, tarit les sources d’information sur le génocide,
y compris celles qui émanent de la DRM ou la DGSE, des journalistes
francophones assurant néanmoins un remarquable travail d’enquête
suivi en haut lieu. On observera donc que le génocide proprement dit
des Tutsi n’est quasiment pas documenté par des sources françaises officielles.
La dimension universelle de l’extermination des Tutsi a suscité une
réaction des instances internationales que nous examinons ensuite à la
lumière des sources diplomatiques françaises. Cela donne l’occasion de
préciser les positions adoptées par la France au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. Sont concernées la question du maintien ou du désengagement de la MINUAR, et plus précisément celle de l’inaction, parfois
proche de l’indifférence, qui caractérise les membres du Conseil de sécurité. Une section est du reste consacrée à l’évolution, qui n’est pas sans
intérêt, de la position française sur la scène internationale au cours du
printemps 1994. Le dernier point abordé dans ce chapitre fait transition
avec le suivant et tente d’expliquer la genèse de l’opération Turquoise.

311

312

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

4.1 la france face à la radicalisation
des cercles du pouvoir
Le passage à l’acte dans les violences de masse est précédé de phases
de radicalisation qui se traduisent par un discours visant à stigmatiser toujours plus un groupe identifié comme « ennemi intérieur ». Ce
phénomène peut être plus ou moins rapide, mais se caractérise souvent
par l’émergence d’une minorité agissante qui se pose en interlocuteur
crédible du pouvoir en place, auquel elle est plus ou moins associée.
Dans le cas du Rwanda des années 1990-1994, une radicalisation est
perceptible dès le début des années 1990 au sein même du parti unique
MRND, officiellement incarné par le chef de l’état, le président Habyarimana. Elle est cependant restée minoritaire au sein même du parti
dominant, empêchant tout passage à l’acte. Nombre d’observateurs ont
noté que le président Habyarimana a longtemps maintenu un équilibre
au sein de son parti entre les extrémistes et les moins radicaux. Sans
rejeter aucune option, il a surtout cherché à conserver ses prérogatives,
en ne faisant que les concessions minimales aux uns et aux autres. L’instauration du multipartisme, qui a donné naissance à une opposition
libérale, de même que le début du dialogue avec l’opposition tutsi ont
certes rogné son pouvoir personnel, mais lui ont aussi permis de donner
une image d’ouverture susceptible de nourrir sa crédibilité internationale. Ce faisant, il a sans doute contribué à dissimuler une partie du
programme d’élimination des Tutsi du Rwanda porté par une frange du
MRND. Le processus de radicalisation est d’autant plus important qu’il
constitue l’étape préalable à la mise en œuvre d’un génocide, celle de la
maturation d’un projet par les plus extrémistes.
Pour répondre aux exigences du présent rapport, il est donc indispensable d’examiner le niveau de connaissance dont disposaient les
autorités françaises et leur manière de répondre aux alertes envoyées
par les attachés de Défense, les membres de la DRM et les diplomates
présents à Kigali.

4.1.1 L’identification du Clan du Nord
La collecte des informations de terrain assurée par l’attaché de défense à l’ambassade de Kigali constitue un premier niveau d’examen

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

susceptible de montrer la qualité du renseignement remontant vers
Paris. Le colonel René Galinié, qui est resté en poste durant trois ans,
jusqu’en juillet 1991, a très tôt identifié l’évolution du régime du président Habyarimana. Son rapport annuel au chef d’état-major, envoyé
le 15 janvier 19901, note tout d’abord que le président est de plus en
plus enclin à subir le contrôle du clan de son épouse, celui-là même
qui sera en avril 1994 le noyau le plus radical. Ce même Clan du Nord,
au sein duquel se recrute l’essentiel des officiers des FAR et des cadres
politiques, contrôle l’état comme l’économie du pays depuis sa prise
du pouvoir en 1973. L’offensive menée depuis l’Ouganda par les forces
du FPR au début du mois d’octobre 1990 a en quelque sorte secoué les
cercles du pouvoir à Kigali et encouragé du même coup l’opposition
rwandaise à relever la tête. Outre ces premiers affrontements entre le
FPR et les FAR, l’usure du pouvoir, la crise économique et politique,
remettent en cause la mainmise du Clan du Nord et provoquent par
conséquent une radicalisation de ses membres. La DRM transmet à
plusieurs reprises des analyses qui confirment qu’on en est conscient,
à Paris2.
La création d’une organisation secrète qui structure la frange la plus
radicale du Clan du Nord semble en revanche échapper aux autorités françaises. En 1991, un noyau dur du Clan du Nord s’organise
pour former l’« akazu 3» ou « Réseau Zéro ». Ce n’est qu’au mois de
septembre 1994 que la DGSE en décrit l’existence et le fonctionnement, en se fondant sur les révélations faites en 1993 par le procureur
de Kigali, Alphonse Nkubito, à la commission d’enquête de la Fédération internationale des droits de l’homme. Le Réseau Zéro est « constitué de radicaux hutu, originaires du nord, civils et militaires, proches
de la famille présidentielle et opposés à toute évolution démocratique
au Rwanda »4. Ses membres ont pour objectif de saboter le processus de
démocratisation et organisent à cette fin, au moyen d’« escadrons de la
mort », des assassinats politiques et des massacres destinés à renforcer
les haines ethniques. Ce Réseau Zéro, dont les « véritables cerveaux »
semblent être, rapporte la DGSE, Agathe Habyarimana et son frère
Protée Zigiranyirazo, dit « Monsieur Z »,
se serait constitué en 1991, lors d’une réunion à laquelle participaient des officiers et les membres du directoire du Mouvement républicain national pour la

313

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

démocratie (MRND). Invités à se prononcer sur les conséquences de la démocratisation, les participants auraient conclu que si le président Habyarimana
acceptait le partager du pouvoir, celui-ci reviendrait aux Hutu du sud5.

 à l’époque, l’attaché de défense à Kigali avait néanmoins perçu
quelques signes de la création de l’akazu. Dans un message de juin
1991, il indique que si certains ministres réputés libéraux ont été nommés, ils n’en sont pas moins « contrôlés dans leurs actions et décisions
par le groupe restreint de dirigeants parmi lesquels comptent particulièrement quelques militaires de haut rang qui forment le premier cercle
autour du président et disposent effectivement des pouvoirs ». Les
membres de ce premier cercle « paralysent l’action du chef de l’état et
minent ses éventuelles velléités de transformation en profondeur. Parmi
eux se distinguent son épouse, le colonel Sagatwa (chef de son secrétariat particulier, véritable cerbère de la présidence), le ministre Tsirorera
(Industrie et Artisanat), le colonel Serubuga et le colonel Rwagafilita
(respectivement chefs d’état-major adjoints de l’armée et de la gendarmerie), le colonel Nsekalide (retraite) »6. Ces membres du noyau dur du
régime sont, ajoute l’attaché de défense, les
détenteurs objectifs de tous les pouvoirs depuis la révolution sociale de 1973. Ils
les considèrent comme leur propriété exclusive… Leur hostilité à toute évolution
démocratique ne les a pas empêchés de comprendre que s’y opposer sans discernement serait suicidaire. Aussi déclarent-ils depuis six mois qu’elle est irréversible
et sera bénéfique mais, simultanément, ils créent un maximum d’obstacles à sa
réalisation par : le renforcement inconsidéré des effectifs et des moyens des forces
armées afin de contrôler une clientèle fidèle… l’entretien de la peur suscitée par
l’agresseur en annonçant régulièrement, urbi et orbi, l’attaque imminente et
massive de la NRA ou encore l’infiltration de commandos dans les villes etc. ; le
sabotage de l’émergence des partis indépendants en gestation, par toutes sortes de
pressions et d’interventions et, a contrario, la promotion du MRND nouvelle
formule7.

Ce rapport identifie précisément les ennemis potentiels du clan
contrôlant le MRND, ceux qu’il vise d’abord à neutraliser non sans la
complicité active du président en personne :
Ces agissements du premier magistrat permettent à quelques observateurs de
déclarer soit son attitude ambiguë et même complice soit sa capacité de réflexion
anéantie soit encore son autorité perdue. L’influence de ce premier cercle n’est,
par ailleurs, pas due à ses seules puissance et propension à exploiter la peur et

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

à manipuler la vérité. Elle est, selon toute probabilité, fondée aussi sur « sa
connaissance des secrets de la deuxième république » (massacres collectifs, éliminations physiques individuelles, détournements, prévarications diverses…)
gênants pour ses membres mais aussi pour bien des autorités8.

L’attaché de défense met ainsi en exergue un élément essentiel, à savoir le pacte qui lie les membres du clan et leur enjoint de défendre par
tous les moyens le monopole dont ils disposent. L’état d’esprit dominant du Clan du Nord n’était donc pas ignoré des autorités françaises
qui n’ont apparemment pas perçu ou voulu voir la menace que faisait
peser le parti au pouvoir, se contentant d’observer l’attitude « ambiguë » du président du Rwanda, par ailleurs encore chef du MRND.
Face à ce système clanique identifié, ne survivant que grâce au soutien
militaire de Paris, l’opposition hutu comme les cadres du FPR pouvaient légitimement attribuer à la France une forme de complicité dans
la survie du clan au pouvoir. En bénéficiant de la présence militaire
française, le régime semblait persuadé qu’il pourrait encore longtemps
conserver ses privilèges9. La radicalisation s’est accélérée lorsque les artifices exploités jusqu’alors pour maintenir le statu quo n’ont plus suffi.
Lorsqu’un processus politique ne peut pas aller jusqu’à son terme, il
retarde d’autant la consolidation des structures démocratiques, ouvrant
la voie à des actions radicales.
La première offensive du FPR sur la frontière nord du Rwanda, en
octobre 1990, a donné lieu à des persécutions visant les Tutsi de l’intérieur. L’attaché de défense français note pour la première fois que de
« très nombreux suspects sont arrêtés, emprisonnés, interrogés, parfois
fusillés. La population qui craint de manquer de nourriture les dénonce
maintenant volontiers. Cette chasse pourrait, en cas d’aggravation, dégénérer en tueries »10. Quelques jours plus tard, il précise que « les paysans hutus organisés par le MRND ont intensifié la recherche des Tutsi
suspects dans les collines ; des massacres sont signalés dans la région de
Kibilira, à 20 km au nord-ouest de Gitarama. Le risque de généralisation, déjà signalé, de cette confrontation, paraît ainsi se concrétiser »11.
Après avoir souligné le rôle central du parti unique dans l’organisation
de ces violences, l’attaché de défense expose ce qu’il adviendrait si le
FPR venait à prendre le pouvoir :
Tout ce qui pourrait apparaître comme un abandon territorial dans cette région

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(1990-1994)

déclencherait certainement de graves exactions à l’encontre des populations tutsies de l’intérieur qui seraient soit spontanées soit directement encouragées par
les plus durs du régime actuel, jouant ainsi leur vatout [sic] (le premier cercle
que « nous soutenons » [ajout manuscrit])12.

Dans un message personnel au colonel Huchon, adjoint du chef de
l’état-major particulier, le colonel Galinié expose la situation qui règne
à Kigali :
Il ressort que tout le monde pense nécessaire d’abord d’éloigner du pouvoir les
ministres et l’entourage corrompus du chef de l’état, mais personne ne cite de
noms. Selon le poste, il s’agit principalement des beaux-frères du président, de
ministres tels que ceux de l’Industrie et Artisanat, Nzirorera, des Travaux publics, Ntagerura, des deux sous-chefs d’état-major, les colonels Serubuga (armée
rwandaise) et Rwagafilita (gendarmerie nationale)13.

Après avoir évoqué la quête de personnes « connues pour leur compétence, indépendance et probité », l’attaché de défense, Galinié, ajoute
que l’ambassadeur Martres a été sollicité par le colonel Sagatwa, secrétaire particulier du président, pour fournir des noms14. Ce détail n’est
pas sans intérêt, puisqu’il montre qu’un des plus éminents membres du
Clan du Nord, le colonel Sagatwa, lui-même mis en cause, demande au
diplomate français qu’on lui propose des noms.
L’attaché de défense évoque enfin, dans un autre message, le problème posé par les concessions demandées par le FPR aux autorités
rwandaises pour arriver à un accord et donne un point de vue net sur
les lignes rouges à ne pas franchir et les inévitables réactions violentes
des autorités rwandaises :
Elles ne peuvent admettre en particulier que leur soit imposé un abandon territorial au motif d’établir un cessez-le-feu au profit d’envahisseurs tutsis désireux
de reprendre le pouvoir perdu en 1959… Ce rétablissement avoué ou déguisé
entraînant selon toute vraisemblance l’élimination physique à l’intérieur du
pays des Tutsi, 500 000 à 700 000 personnes, par les Hutus, 7 000 000 d’individus15.

L’incitation à la haine contre les Tutsi prospère à la fin de l’année
1990, et toute tentative de compromis est vue d’un mauvais œil par la
frange la plus radicale du camp du président Habyarimana, à laquelle
il oppose peu de résistance. L’ambassadeur Martres est parfaitement
conscient du double jeu du président du Rwanda. Il relate ainsi à la fin

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

du mois de novembre 1990 que « le discours prononcé le 13 novembre
par le président Habyarimana était en grande partie à l’usage de l’étranger notamment des puissances occidentales qui poussent à la démocratisation du régime ». En effet, « les décisions annoncées dans ce discours
sont atténuées, voire même transformées, dans leur présentation en kinyarwanda à la population. Mais ce double langage traduit la difficulté
qu’éprouve le président rwandais à faire admettre certaines réformes par
la majorité hutu, surtout celle des régions de Ruhengeri et Gisenyi »16.
Pour attaquer l’opposition et attiser la haine contre les Tutsi, les extrémistes hutu créent en mai 1990 la revue Kangura. Au mois de décembre
1990, elle publie « Les dix commandements du muhutu », texte ouvertement raciste que l’ambassadeur Martres signale au ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas. Ce décalogue appelle notamment les
Hutu à « savoir que toute femme tutsi travaille toujours, où qu’elle soit,
au bénéfice de son ethnie », « n’épouser que des femmes hutu », n’avoir
« aucune pitié » pour les Tutsi, et « considérer comme traître le hutu qui
s’oppose à cette idéologie »17. L’ambassadeur de France à Kigali dénonce
mollement le « caractère excessif [de ces] “dix commandements” dont
aucun ne laisse la place au dialogue avec le clan adverse, dans quelque
domaine que ce soit »18. Les autorités françaises sont-elles complètement
imperméables à la propagande raciste des extrémistes hutu ? L’usage par
l’attaché de défense du sobriquet raciste « inyenzi » (cafard, cancrelat)
pour décrire les Tutsi exilés permet d’en douter19. Surtout, la mention
par l’ambassadeur Martres, en mars 1991, d’Européens qui auraient
« épousé des femmes tutsi et créé un lobby pro-tutsi » ne témoigne pas
d’un grand sens critique à l’égard des élucubrations de Kangura20.
L’ambassadeur Martres observe en janvier 1991 que Kangura « trouve
ses meilleurs appuis dans l’armée rwandaise, dominée par les Hutu du
Nord », et que les attaques perpétrées par cette revue « participent aux
pressions exercées par les extrémistes hutu sur le président Habyarimana
pour l’amener à durcir ses positions ». « S’il ne faut pas sous-estimer la
puissance du mouvement raciste hutu au sein même des structures du
pouvoir et notamment dans l’armée », ajoute l’ambassadeur, « il faut
noter que des efforts au plus haut niveau sont faits pour l’endiguer »21.
Ces efforts semblent néanmoins relatifs. En février 1991, l’attaché de
défense, le colonel Galinié, observe, sous couvert de l’ambassadeur,

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que Habyarimana affirme sa volonté de la démocratie, mais remanie
son gouvernement en limogeant tous les ministres mis en cause dans la
revue Kangura22.
Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que le projet de « Charte
nationale », censé contribuer à une réforme en profondeur du système,
politique en faisant appel à des élites nouvelles, n’ait pas satisfait l’opposition. Pour elle, la Charte fait la part belle au MRND : « Pour certains,
ces dispositions constituent une concession aux “durs” de l’entourage
présidentiel qui craignent le suffrage universel et pourraient ainsi préserver une partie au moins de leurs avantages en raison de leur réelle
influence sur la CDR et le MRND »23.

4.1.2 Mars 1992 : un tournant dans
la radicalisation du Clan du Nord
Les pressions de l’opposition rwandaise consécutives à la dégradation
de la situation politique intérieure et les fermes encouragements à dialoguer avec cette opposition adressés par la France au régime Habyarimana au printemps 1992 constituent un tournant dans la montée en
puissance des membres les plus radicaux du Clan du Nord. Celle-ci se
traduit notamment par l’apparition de milices créées par le MRND
et la CDR, qui ne répondent de leurs actes qu’au parti auquel elles
sont inféodées24. Le nouvel attaché de défense à Kigali, le colonel Cussac, informe Paris de l’armement de ces milices, ce qui ne manque pas
de l’inquiéter25, et d’un projet d’armement des populations civiles des
zones de Ruhengeri et Byumba : « Les personnes constituées en milices
d’auto-défense auxquelles seront distribuées ces armes seront choisies
en fonction de leur “honorabilité” et “conseillées” par des personnels
des FAR »26. Il attire aussi l’attention de sa hiérarchie parisienne sur
le fait que ce sont les notables locaux « qui désigneront les porteurs
d’armes et qui sont tous issus de l’administration mise en place par le
MRND »27. Autrement dit, outre son influence considérable au sein des
FAR, le MRND structure ses réseaux armés parmi les civils sous l’œil
circonspect des Français.
Au même moment, le colonel Rosier, chef de corps du 1er RPIMa,
informe l’état-major de la formation en mars 1992 d’un nouveau parti politique, la CDR (Coalition pour la défense de la République) au

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Rwanda : « Son président est Martin Bucyana. Il semble être la branche
dure du MRND. Parti de la majorité hutu, sa revendication principale
est de défendre la majorité populaire ; il combat les Tutsis et leurs idées.
Il est hostile à la formation du nouveau gouvernement et s’insurge
en particulier contre l’attribution de certains portefeuilles à l’opposition »28.
Parmi les autres signes de montée en puissance des radicaux hutu,
il faut enfin souligner la création de la Garde présidentielle qui suscite
déjà la suspicion, la France étant d’emblée accusée par l’opposition de
former ces « escadrons de la mort »29.
Les massacres de Tutsi commis dans le Bugesera30, de même que l’insécurité croissante marquée par des explosions et attentats « commis par
des bandits souvent revêtus d’uniformes militaires » sont certainement
une traduction concrète de la stratégie de déstabilisation menée par les
radicaux hutu. En septembre 1994, les services d’analyses de la DGSE
expliqueront que :
Dans les années qui ont précédé l’attentat contre le président Habyarimana,
les opérations généralement menées par les « escadrons de la mort », véritable
bras armé du « réseau Zéro », ont visé à déstabiliser les principaux partis d’opposition, à provoquer des désordres, voire même des affrontements sanglants,
dans le but principal de saboter le processus de démocratisation et l’application
des Accords d’Arusha. Outre la perturbation organisée de nombreuses réunions
politiques de l’opposition, le « réseau zéro » est fortement suspecté d’avoir encouragé, à plusieurs reprises, le développement des haines interethniques, dans le
seul but de suspendre toute évolution politique susceptible de retirer une partie
du pouvoir des mains des Hutu du nord31.

Dans ce contexte, le cabinet du ministère des Affaires étrangères
reprend l’analyse de l’ambassadeur de France à Kigali pour observer
l’existence d’un amalgame qui est fait entre l’aide fournie par la France
à l’encadrement de la Garde présidentielle, « les services de sécurité et de
mystérieux “escadrons de la mort” qui passent pour entretenir la terreur
dans le pays. Il est vrai que le gouvernement s’est jusqu’ici peu soucié
de faire apparaître la distinction qui pourrait exister entre les attentats
imputables à la rébellion, ceux qui seraient liés aux rivalités politiques
intérieures et ceux qui ressortiraient au banditisme pur et simple »32.
Pour avoir une vue complète de l’activisme des extrémistes hutu, il
faut enfin noter qu’en avril 1992, la France a pris la décision de ren-

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forcer son soutien aux autorités rwandaises, acceptant notamment la
nomination d’un officier supérieur français comme conseiller du chef
d’état-major des FAR33. Certes, cette décision a fait l’objet de débats à
l’état-major et ailleurs, mais elle s’est accompagnée d’une claire volonté
d’imposer au régime Habyarimana des réformes visant à l’élargissement
de la base politique du gouvernement rwandais. Le voyage au Rwanda
du 8 au 12 mai 1992 du général Jean Varret, chef de la Mission militaire
de coopération, semble avoir posé les bases des conditions soumises
par Paris à un soutien dans la durée. Surtout, ce dernier a rencontré à
trois reprises le nouveau premier ministre MDR du premier gouvernement de transition avec lequel un programme de réformes a été mis
au point34. Dismas Nsengiyaremye s’est dit prêt à discuter avec le FPR
sans faire de la restitution des territoires occupés un préalable35. Le nouveau premier ministre, issu de l’opposition libérale, et le ministère de la
Défense ont exigé une « réorganisation complète de l’état-major » des
FAR, en écartant des responsabilités les colonels Serubuga (état-major
des FAR), Rwagafilita (gendarmerie) et Sagatwa (chef du secrétariat
particulier du président). Le général Jean Varret note à cet égard qu’« il
est peu probable que le président acceptera facilement le départ à la
retraite de ces trois fidèles représentants de la tendance intransigeante
de son armée »36, dit autrement, de trois éléments majeurs du Clan du
Nord, incontournables piliers du MRND.
Loin d’être une exigence déplacée, la reprise en main des FAR par
des officiers un peu plus préoccupés de l’ordre public est devenue une
urgence du fait de la multiplication des violences anti-tutsi. En mars
1992, un cadre de la DRM dresse un tableau éloquent des pogroms
commis contre les populations tutsi : les 6, 7 et 8 mars, des paysans
hutu ont massacré des Tutsi à Kanzenze et dans toute la sous-préfecture
de Kanazi, sans que les forces de l’ordre ou l’armée ne stoppent ces exactions. Un bilan officiel fait état d’une soixantaine de victimes, chiffre
probablement minimisé. Le 10 mars, « les massacres de la population
tutsi et les incendies de leurs habitations continuaient »37. Le rédacteur
de la DRM note que l’assassinat répété de civils hutu à la frontière
rwando-ougandaise, attribué au FPR, ainsi que le massacre par des militaires burundais, à la fin du mois de novembre 1991, d’environ 1 500
Hutu burundais a engendré un climat propice au déchaînement de la

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

violence. Régulièrement, les Tutsi sont accusés de pactiser avec l’ennemi,
soit le FPR, et de se préparer à l’agression de leurs voisins hutu : « Le 3
mars, la radio officielle rwandaise a diffusé un avis sur le risque d’assassinat de personnalités hutues par des commanditaires du FPR. Cette annonce a échauffé les esprits hutu du Bugesera et a mis le feu aux poudres
»38. L’agent du renseignement militaire observe surtout que :
Si les autorités gouvernementales paraissent embarrassées par le rôle de la radio
nationale, la diffusion de l’avis ne peut avoir été autorisé que par l’une d’entre
elles. Ces événements interviennent au moment où le président rwandais allait
constituer un gouvernement de coalition dont la formation risque d’être retardée. Le manque d’empressement de l’armée rwandaise composée en quasi-totalité Hutu (sic), à rétablir l’ordre et pourchasser les bandes incontrôlées montre
que l’antagonisme est profond39.

Il est difficile de ne pas voir dans la mise en œuvre de ces violences,
les réseaux politiques et militaires qui travaillent à la stigmatisation des
populations tutsi systématiquement assimilées au FPR. La construction
bien connue dans les violences de masse de l’image de « l’ennemi intérieur » est à l’œuvre. Les radicaux travaillent ainsi à rendre impossible
le partage du pouvoir incarné par la formation d’un gouvernement de
coalition.
L’ouverture, en juillet 1992, de négociations entre les autorités rwandaises et les chefs du FPR, à Arusha, n’a fait que renforcer la détermination des radicaux qui ont perçu cette initiative comme un acte de faiblesse du président Habyarimana. Les échecs répétés des FAR à assurer
l’intégrité territoriale du Rwanda sans intervention des forces françaises
ont pourtant rendu les accords d’Arusha incontournables. Au cours de
l’automne, malgré le cessez-le-feu de juillet et les premiers échanges
politiques, le directeur des Affaires africaines, Jean-Marc de La Sablière,
ne dissimule pas ses inquiétudes : « La situation au Rwanda reste marquée par des tensions ethniques exacerbées par les affrontements du
mois d’août et la menace que représentent les extrémistes hutu (CDR),
hostiles aux concessions susceptibles d’entamer les pouvoirs du président »40. Dans un rapport adressé à Paris quelques jours après, l’attaché de défense à Kigali, le colonel Bernard Cussac, observe de son côté
qu’« ainsi la situation intérieure aurait pu être considérablement apaisée
si les milices des partis politiques n’avaient intensifié leur action au
rythme de l’avancée des négociations avec le FPR et si les échauffourées

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entre jeunes MRND, jeunes FPR ou PL ou PSD ne faisaient plusieurs
morts par semaine »41. Il est clair que les tentatives de conciliation engagées à Arusha ont provoqué un déchaînement de violences orchestrées
par le parti du pouvoir. On note en outre que cette réaction a également
eu son effet au sein même des FAR, comme le note le colonel Cussac :
« Cette analyse de la situation est confortée par des événements en cours
où des unités de l’armée rwandaise (bataillon para-commando, Garde
présidentielle, camp de Kanombe, bataillon Ruhengeri) sont au bord de
la révolte pour protester contre la réintégration des officiers qui avaient
été écartés en 90, 91 ou 92 pour connivence avec l’ennemi ou abandon de poste »42. Ce commentaire situe l’une des lignes rouges que les
officiers supérieurs du Clan du Nord ont tracées, à savoir de refuser la
réintégration au sein des FAR des militaires susceptibles de manifester
des sympathies pour l’opposition ou, à leurs yeux, de remettre en cause
leur domination sur l’outil militaire rwandais.
Ce durcissement au sein des FAR était déjà perceptible durant les
semaines précédentes. Une section de militaires français de l’opération
Noroît, en mission de rapatriement, a confirmé que l’armée rwandaise
s’était livrée à des exactions visant des Tutsi à Byumba, dans le nord du
pays. La même source insiste sur le fait « que le danger pour la sécurité des expatriés est venu moins de la rébellion extérieure que d’une
armée rwandaise de plus en plus démoralisée et dont certains éléments
expriment par le banditisme leur amertume de se sentir trahis par le
processus de négociations en cours »43. Le changement opéré à la tête
de l’état-major des FAR, avec le remplacement des colonels Serubuga
et Rwagafilita44, n’a pas permis un changement profond des pratiques
de l’armée rwandaise. Durant les négociations d’Arusha, les observateurs français notent que les tensions perdurent et que les plus extrémistes trouvent un écho favorable au sein de la population : « Des partis
comme la CDR profitent de la situation pour augmenter leur influence,
allant même pour certains jusqu’à dénoncer le multipartisme, réclamant
le retour du parti unique sur fond de diatribes anti-tutsis […] Hier les
organisations de jeunesse MRND ont créé des incidents de rue dans
plusieurs villes en arrêtant la circulation »45.
L’entrée en vigueur du cessez-le-feu, au début du mois d’août 1992,
n’a pas fait retomber les tensions. On observe, d’autre part, que la sym-

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

pathie manifestée par les chefs du Parti libéral à l’égard des propositions
politiques du FPR est exploitée par les extrémistes hutu pour justifier
leur refus absolu de mise en œuvre des accords d’Arusha. écartés de la
direction de l’armée, les membres du Clan du Nord organisent la révolte :
« Les militants de la CDR, Coalition pour la défense de la République,
et des jeunesses du Mouvement républicain pour le développement et
la démocratie (MRND) s’en prennent de plus en plus violemment au
gouvernement accusé de trahison et aux Tutsi ». Le rédacteur français
conclut non sans raison : «Ces radicaux hostiles à la rébellion pourraient
être tentés de refaire l’union des Hutu en provoquant des incidents
ethniques débouchant sur une chasse aux Tutsi. La conséquence serait
une remise en cause des accords d’Arusha et une reprise des combats
pouvant déboucher sur une guerre civile généralisée »46. Léon Mugesera,
membre du bureau politique du MRND, prône ouvertement la liquidation des Tutsi, tandis que les « escadrons de la mort » sont à l’œuvre47.

4.1.3 Les événements qui ont nourri la radicalisation du MRND
et du CDR : Arusha et le Burundi
Il faut d’abord souligner que plusieurs clauses des accords d’Arusha, négociés à plusieurs reprises du 10 au 31 juillet 1992, puis du 30
octobre 1992 au 9 janvier 1993, et enfin en juillet-août 1993, constituent un élément central du processus de radicalisation des cercles du
pouvoir hutu. Les rapports adressés à Paris par le premier secrétaire de
l’ambassade de France à Dar-es-Salam, Jean-Christophe Belliard – spécialiste reconnu de l’Afrique présent durant les séances des pourparlers – mettent en évidence les extrêmes tensions qui se manifestaient
ouvertement au sein même de la délégation rwandaise. Généralement
composée du ministre des Affaires étrangères rwandais, d’au moins un
membre du cabinet présidentiel et de représentants du MRND et de
certains partis d’opposition, la délégation exprimait publiquement des
positions antagonistes face aux exigences des délégués FPR, parfaitement harmonisées.
Parmi les clauses de l’accord, celle relative à la composition de la
future armée rwandaise, dont 40 % des effectifs globaux et 50 % des
postes d’officiers devaient être dévolus aux Tutsi48, constituait une ligne
rouge aux yeux du parti présidentiel MRND. La désignation du pré-

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sident MDR, Faustin Twagiramungu, comme futur premier ministre
d’un gouvernement d’entente nationale, signifiait également que
le parti présidentiel se retrouverait écarté des leviers du pouvoir. On
peut également, dans le même registre, évoquer l’exigence de la délégation FPR d’exclure de toutes les instances officielles et notamment de
l’Assemblée nationale de transition (ANT) la branche la plus dure des
radicaux hutu, la CDR, dont les milices avaient activement participé
aux pogroms anti-tutsi au cours des mois précédents les négociations.
Toutes ces questions étaient bien maîtrisées par les délégués français
dont les analyses remontaient régulièrement vers Paris49.
L’autre dossier prépondérant dans la montée en puissance des extrémistes hutu concerne l’évolution de la situation politique au Burundi
voisin. L’élection, le 1er juin 1993, de Melchior Ndadaye, un Hutu,
comme président de la République face au président sortant Buyoya,
un Tutsi, a été perçue comme un élément encourageant par les cercles
du pouvoir à Kigali, à commencer par le président Habyarimana. Mais
l’assassinat survenu le 21 octobre 1993 du président burundais, suite à
un coup d’état fomenté par l’armée contrôlée par des Tutsi, a, estiment
les observateurs français, brisé le capital de confiance péniblement accumulé au cours des négociations d’Arusha. Le président Habyarimana
était, rapporte l’ambassadeur Marlaud, en contact téléphonique avec
son homologue burundais jusqu’à ce que ce dernier soit découvert dans
sa cache par les mutins, et exécuté. Cette expérience personnelle a sans
aucun doute contribué à faire douter le président rwandais de la possibilité de mise en œuvre des accords d’Arusha et alimenté le « justificationnisme50 » développé par les extrémistes hutu de son entourage. On
observe du reste que c’est immédiatement après ce meurtre, en octobre
1993, que la radio RTLM (Radio-Télévision des Mille Collines), qui
a débuté ses émissions en juillet 1993, commence à développer sur ses
ondes un discours vengeur anti-Tutsi sans ambiguïté, sur les intentions
de ses fondateurs extrémistes.
L’une des clefs de sortie de crise, le président Habyarimana, était
alors l’arbitre en mesure de trancher les litiges : « Le chef de l’état, le
président Habyarimana, écrit le commandant Bière, de la DRM, a été
amené à s’engager sur la voie de la démocratie. Il a accepté d’associer
l’opposition au gouvernement. Il lui reste à se résoudre à la diminution

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

de ses prérogatives et à imposer aux radicaux hutu la représentation des
Tutsi au sein des différentes instances gouvernementales »51. Le jugement porté par ces officiers français synthétise parfaitement le dilemme
auquel était confronté le chef d’état rwandais, de même que celui des
élites du Nord qui mesuraient les risques de cette évolution démocratique remettant en cause leurs privilèges.
Par ailleurs, la résistance du président Habyarimana – et des clans
radicaux l’entourant – à la mise en œuvre des accords d’Arusha, a été
en partie à l’origine de la nouvelle offensive déclenchée par l’APR52, en
février 1993. Les massacres récurrents perpétrés par les extrémistes hutu
ont également joué un rôle certain, comme l’expliquera plus tard une
analyse de la DGSE :
Les exactions, perpétrées au mois de janvier 1993, dans l’est du pays, par les
milices armées hutu du Mouvement républicain national pour la démocratie
(MRND) et de la Coalition pour la défense de la république (CDR), avec la
complicité de certaines autorités locales, ont été, pour une grande part, à l’origine de la reprise des combats par le Front patriotique rwandais (FPR), au mois
de février 199353.

En février 1993, la DRM signale toutefois que les « exactions réciproques entre FPR et MRND-CDR commises depuis la mi-janvier
sont l’œuvre des deux camps », mais souligne l’absence de preuves tangibles pour attribuer des responsabilités à ces actes. Le rédacteur note
néanmoins que la manifestation organisée par les partis extrémistes le
20 décembre 1992 « pour s’opposer au contenu des négociations d’Arusha a ouvert une période de troubles intérieurs qui ont perduré dans la
majeure partie du pays jusqu’à l’attaque du FPR le 8 février »54. Il signale
aussi que les préfectures de Gitarama et Butare, fiefs du MDR et du
PSD, partis d’opposition, « ont été épargnées tandis que les préfectures
de Ruhengeri et Gisenyi (fiefs MRND et CDR) ont été les plus touchées
par des troubles », où une « chasse aux Tutsi » a été organisée dès la mijanvier55. Le bilan de ces violences, soient 129 morts et 2 020 réfugiés,
dont « les victimes sont à 90 % tutsi ou hutu mariés à des Tutsi ou encore
des Hutu du sud », montre non pas des exactions réciproques, ainsi que
l’objet de cette dépêche l’indique, mais des crimes à sens unique ; avec
pour le moins la complicité des FAR, la gendarmerie se distingue néanmoins en intervenant à plusieurs reprises pour ramener le calme56.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Concernant l’intervention armée du FPR consécutive à ces violences
anti-tutsi, la même source rapporte des rumeurs faisant état de 500
morts civils le 17 février 1993 dans un camp de déplacés au nord-ouest
du Rwanda, et « de massacres perpétrés par le FPR dans les zones qu’il
contrôle, notamment dans la préfecture de Ruhengeri et d’enlèvements
de civils dans les différents camps de déplacés »57. Les rumeurs d’exactions du FPR en question émanent en fait d’un « Comité de liaison
des associations rwandaises de défense des droits de l’homme d’origine
politique inconnue », en lien avec « des autorités locales donc proches
du MRND » de la préfecture de Ruhengeri58. Une lecture critique de
ces sources tend à démontrer que les accusations d’« exactions » attribuées au FPR sont à mettre à l’actif des réseaux locaux du MRND qui
continuait ainsi son travail de sape du processus de démocratisation
et sa stratégie de stigmatisation des Tutsi rwandais systématiquement
assimilés au FPR.
Un autre rapport de la DRM, consécutif à l’offensive du FPR,
évoque un mort et plusieurs maisons détruites à Mbogo, dans le secteur
de Rulindo, des « fusillades sur des civils » et l’« élimination physique
des membres des partis nationalistes hutus et de quelques magistrats »,
attribuées au FPR, mais aussi des pillages répétés perpétrés par les FAR
à Ruhengeri, de la mi-février à la mi-mars 199359.
Cette guerre larvée représentée comme un affrontement Hutu-Tutsi
a été très probablement exploitée, notamment par les plus radicaux du
MRND, pour élargir leur audience au sein du parti. Ce dernier a du
reste trouvé « un écho favorable dans l’ethnie qu’il représente »60. Le
calme observé après les affrontements de février a été globalement respecté durant les négociations des accords d’Arusha, engendrant même,
selon les observateurs français, une démobilisation des FAR, dont certaines sections s’adonnaient couramment à un « banditisme armé »61.
Ces négociations (10-12 juillet) qui prévoient un cessez-le-feu dès le 31
juillet, marquent indéniablement la montée en puissance du FPR qui
constituait une menace directe pour le régime d’Habyarimana. à Kigali, l’attaché de défense, le colonel Cussac, note que « les négociateurs
rwandais eux-mêmes semblent effrayés par les engagements qu’ils ont
signés, notamment concernant le départ des troupes étrangères après la
mise en place effective du Groupe d’observateurs militaires neutres ». Il

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

souligne notamment les vives tensions engendrées par la parité exigée
par le FPR dans la composition de la future armée rwandaise, à 50 %
tutsi62.
Le départ programmé des contingents français de l’opération Noroît, sorte de garantie contre les ambitions politiques du FPR, reste
néanmoins la concession majeure de Juvénal Habyarimana et marque
probablement un début de rupture entre le chef du MRND, à savoir le
président de la République, et le Clan du Nord comportant son épouse,
ses beaux-frères et les principaux cadres des FAR. Leur stratégie a cependant consisté à s’attaquer directement non pas au président, mais
au premier ministre issu de l’opposition et ses alliés, « accusés de s’être
appropriés indûment le pouvoir, en particulier Mme Agathe Uwilingiyimana et Faustin Twagiramungu »63.
Un rapport du ministère français de la Défense affirme que « les
éléments extrémistes » des deux protagonistes ne veulent pas voir les
accords d’Arusha mis en œuvre. Il vise en particulier Paul Kagame pour
le FPR, le chef d’état-major et plusieurs de ses officiers du côté des FAR.
Le même document s’inquiète des risques de dérapage après la mise
en place de la force internationale onusienne (MINUAR) et le départ
programmé du détachement Noroît ; d’autant que « l’extrémisme hutu
pourrait tirer profit de l’insatisfaction des laissés-pour-compte de la
période de transition démocratique (fonctionnaires licenciés, militaires
démobilisés, blessés, réfugiés) pour radicaliser son action et perpétrer
des attentats ou des provocations à l’encontre du FPR »64.
Ces inquiétudes se sont révélées fondées, car l’attaché de Défense informe Paris de massacres qui se sont produits dans la région de Ruhengeri
dans la nuit du 17 au 18 novembre 1993 : tous les villages visés ont été
attaqués à la même heure, vers 23 h, par des individus en tenue militaire.
L’auteur avance diverses hypothèses sur les responsables de ces massacres,
sans pouvoir trancher65. L’enquête menée par les autorités rwandaises et
une commission de la MINUAR fait état de 65 morts et d’une centaine de blessés, crimes dont les deux parties s’accusent mutuellement66.
Quelques jours plus tard, le 29 novembre, le FPR a lancé une opération
de représailles dans la région de Kabatwa, faisant 18 victimes67.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

4.1.4 L’opposition à tout prix des extrémistes
aux accords d’Arusha
Cette période de transition, au cours de laquelle les contingents de
l’opération Noroît se sont retirés pour être remplacés par les éléments
de la MINUAR, devait en principe permettre l’installation à Kigali d’un gouvernement de transition avant le 1er janvier 1994. Il était
également prévu d’installer un bataillon FPR dans la capitale, qui sera
effectivement cantonné dans les locaux du CND (Conseil national de
développement)68, en prévision de son inclusion au sein des FAR. Or,
l’attaché de Défense envoie dépêche sur dépêche mettant en exergue
les difficultés observées pour la mise en place du gouvernement intérimaire : les tensions entre le bataillon FPR de Kigali et la population
hutu, ainsi que les préoccupations des populations tutsi qui cherchent
des garanties pour vivre en sécurité dans le pays. Il note ainsi que le
bataillon FPR serait passé de 600 à 800 hommes en un mois, « en violation des accords d’Arusha »69.
De multiples « incidents » localisés révèlent la défiance de toutes les
parties prenantes du conflit, comme les tensions engendrées par le retour des réfugiés d’Ouganda auxquels le FPR souhaite distribuer des
terres. Inutile de dire que la pression démographique pèse de tout son
poids dans un pays où la possession de la terre est un enjeu de survie70.
Dans le registre des négociations, quelques exemples montrent combien
la mise en œuvre des accords d’Arusha avait quelque chose d’irréaliste :
une réunion de la commission mixte FAR/FPR se tient le 15 janvier
1994, à Ngondore, pour déterminer les insignes de grade proposés pour
la future armée nationale, mais il n’y est nullement question de la répartition des régions militaires71 ; le premier contingent tutsi, le bataillon
FPR du CND, censé être intégré dans la future armée, a ouvert le feu
avec des mitrailleuses de 12,7, le 8 janvier, contre un C 130 belge qui a
survolé la ville et le CND à basse altitude72 ; le CND a été transformé en
camp retranché et « est devenu une véritable forteresse »73.
évoquant la position du chef FPR, le général Paul Kagame, qui ne
brigue aucun poste dans la nouvelle administration, le colonel Cussac est
persuadé que « c’est probablement et surtout parce qu’il s’est convaincu
que les accords d’Arusha n’avaient aucune chance de se concrétiser »74.
Il est par ailleurs évident que le président Habyarimana hésite lui-

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

même à donner son feu vert pour la mise en place du gouvernement
intérimaire, sans doute sous la pression des radicaux du Clan du Nord.
Le 5 janvier 1994, il a certes prêté serment, « préalable à la mise en
place du gouvernement à base élargie », mais bloque l’installation du
premier ministre désigné : Ce faisant, il « met désormais en danger tout
le processus de transition. Des rumeurs de coup d’état circulaient hier,
la responsabilité en étant tantôt attribuée au FPR, tantôt aux FAR
elles-mêmes, et ce malgré la présence, toujours aussi discrète, de la
MINUAR dans la capitale »75.
Pour les représentants officiels français présents au Rwanda, c’est la
défiance qui domine à Kigali comme en province. Deux incidents sur la
ligne de front sont révélateurs : à Muvumba, le FPR ouvre le feu sur des
membres des FAR ; à 4 km au sud-ouest de Byumba, une section des FAR
se retrouve sous le feu d’éléments du FPR76 ; trois militaires des FAR se
déplaçant près de la ligne de Front ont été tués par des membres du FPR77.
L’enquête montre du reste que le 11 février, ces trois soldats se rendaient
à une buvette et sont tombés dans une embuscade : l’un d’eux a été tué
par balles et les deux autres à l’arme blanche, aucune légitime défense ne
pouvant être avancée78.
Concernant le parti du président, l’attaché de défense est persuadé que :
le code de bonne conduite présenté par le MRND constituera désormais une
étape incontournable et préalable à la mise en place des institutions. Ainsi que
le poste l’a déjà souligné depuis un certain temps, ce « code de bonne conduite »
n’est en fait que l’expression des craintes du président Habyarimana d’être mis
en accusation judiciaire dès la mise en place du nouveau gouvernement et de
l’Assemblée nationale. C’est pourquoi ce code comporte, entre autres, une proposition d’amnistie générale79.

Si cette sentence est exacte, elle omet néanmoins de dire l’essentiel, à savoir que le président est surtout conscient des risques qu’il
encourt de la part du clan de son épouse. Le 22 février, soit plus de
six semaines après l’échéance prévue, le colonel Cussac annonce qu’en
principe le gouvernement doit être formé le jour même, « incluant
des ministres du FPR. Cependant le futur premier ministre, M. Twagiramungu, est de plus en plus isolé et même contesté par les sympathisants de son propre parti, le MDR hutu ». Il « aura sans doute du
mal à constituer son gouvernement s’il ne fait pas des concessions à
ses opposants nationalistes hutus »80. Cette remarque en forme d’eu-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

phémisme est rapidement confirmée par l’annonce de l’assassinat de
M. Gatabazi, le ministre des Travaux publics et de l’énergie par des
agresseurs équipés de fusils kalachnikov : « Il ne fait pas de doute, écrit
le colonel Cussac, que cet acte va retarder encore la mise en place des
institutions de la transition ». La veille, dans l’après-midi et la soirée
du 21 février 1994, la CDR a manifesté devant le ministère des Affaires étrangères, retenant ses employés en otage. Le parti extrémiste
revendiquait en effet de signer le code éthique des partis politiques en
vue de participer à l’Assemblée nationale de transition. Il est précisé à
cette occasion que la CDR avait jusqu’alors refusé toute participation
à la transition81. La fin de la même dépêche signale l’assassinat de
Martin Bucyana, président national de la CDR, à Mbazi, à 5 km au
nord de Butare82.
Ce double meurtre, l’un visant le ministre et secrétaire exécutif du
PSD, Félicien Gatabazi, l’autre le président national de la Coalition
pour la défense de la République (CDR), Bucyana, lynché à mort près
de Butare pour venger Gatabazi, en dit long sur les comportements
de plus en plus violents des partis en présence ; et en particulier sur
les moyens employés par le MRND/CDR, alors aux mains des plus
extrémistes, pour bloquer la mise en place du Parlement et du gouvernement de transition qui a évidemment été reportée sine die après ces
assassinats politiques. Il était prévu que le parti réformiste PSD devait
« détenir trois portefeuilles ministériels et onze sièges de députés ; au
contraire la CDR, à cause de ses positions extrémistes, a été écartée du
gouvernement de transition »83.
Un couvre-feu est instauré à Kigali à la suite de l’assassinat des deux
responsables politiques, mais celui-ci n’a pu empêcher les violences qui
se sont produites au cours de la nuit suivante dans les quartiers populaires de la capitale. D’après les premières estimations de l’attaché de
défense, ces affrontements font plusieurs dizaines de morts, en majorité
tutsi84. Il nous apprend qu’ils ont finalement provoqué la mort de 300
Tutsi de Kigali durant les journées précédentes et dans la nuit du 25 au
26 février, ainsi que 200 blessés85. Il est difficile de ne pas voir derrière
ces crimes la main des radicaux hutu qui semblent alors déterminés à
empêcher toute transition démocratique.
Début mars, la situation est toujours au point mort. Le colonel

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Cussac évoque le blocage provoqué par un membre du Parti libéral,
M. Ndasingwa, « un Tutsi proche du FPR » qui s’est refusé à communiquer la liste des « futurs ministres et députés du PL, en dépit du
consensus qui s’était dessiné dimanche sur cette question entre le chef
de l’état et les partis composant l’actuel gouvernement »86. D’autres
dépêches françaises évoquent des blocages politiques bien plus déterminants, notamment le refus du FPR de voir la CDR siéger à l’Assemblée nationale. Les meurtres répétés de civils tutsi, qui ont été planifiés
par les chefs du parti extrémiste durant l’année précédente, ont probablement convaincu le FPR de l’impossibilité de bâtir avec ses membres
un avenir commun au Rwanda.
Tous ces événements, assez bien observés par les représentants français à Kigali, constituent autant de signaux d’alarme du génocide en
préparation. Un aspect du problème semble cependant avoir échappé à
l’attention des analystes français, celui de la rupture programmée entre
le président de la République et les radicaux du Clan du Nord, ces derniers considérant que l’ouverture politique affichée par le chef d’état le
rendait inapte à représenter leur camp.
Le 6 avril 1994, la vague d’assassinats politiques allait connaître son
paroxysme avec l’attentat contre l’avion présidentiel.

4.2 l’attentat du 6 avril 1994
L’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel a définitivement
anéanti le processus de démocratisation de la vie politique rwandaise
qui se mettait péniblement en place depuis la signature des accords
d’Arusha. Les archives françaises ne permettent pas d’identifier avec
certitude les organisateurs de l’attentat. Elles donnent en revanche un
aperçu des différentes thèses qui fleurissent immédiatement après, offrant quelques pistes pour expliquer l’incertitude qui perdure jusqu’à
aujourd’hui, et montrant comment des idées préconçues et fortement
ancrées influencent l’analyse d’un certain nombre de responsables politiques.

4.2.1 Chronique d’un attentat redouté
Le président Juvénal Habyarimana se déplaçait à bord d’un Falcon

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

50 offert par la France87 et doté d’un équipage français. Les recherches
effectuées à l’occasion de la mission Quilès éclairent le contrat de
travail de Messieurs Héraud, Minaberry et Perrine qui a été conclu
entre le ministère de la Coopération et la société SATIF88. L’équipage français du Falcon 50, détaché au Rwanda et formé d’anciens
militaires, rassurait indéniablement le président Habyarimana qui
ne cachait pas que sa vie était menacée. Il ne souhaitait donc pas la
relève de cet équipage, d’autant que le Rwanda ne disposait alors pas
de personnels, pilotes ou mécaniciens, possédant les qualifications et
l’expérience requises89.
4.2.1.1 les craintes
Depuis plusieurs mois, le président rwandais, sous la pression des
membres les plus radicaux de la CDR et du MRND, repoussait jour
après jour la mise en place du gouvernement d’entente nationale prévue par les accords d’Arusha. Comme nous l’avons observé précédemment dans ce Rapport, des signaux clairs d’hostilité étaient envoyés au
président Habyarimana par les factions hutu radicales, sous la forme
entre autres de manifestations violentes et d’assassinats politiques90.
Dans ce contexte sanglant, le président rwandais craignait pour sa
vie91. Des rumeurs d’attentat parviennent aux oreilles des pilotes français de l’appareil, comme le rapporte un correspondant de la DGSE
selon lequel ils « s’entraînaient aux approches à très basses altitudes
car ils craignaient une possible attaque par missiles »92. C’est dans ce
contexte que, le 6 avril 1994, l’avion présidentiel s’envole pour Dares-Salam, en Tanzanie.
4.2.1.2 la conférence de Dar-es-Salam
Les archives que nous avons pu consulter ne recèlent guère d’informations sur cette rencontre internationale sur le Rwanda, réunissant les
dirigeants du Rwanda, du Burundi, du Kenya, de l’Ouganda et de la
Tanzanie. En contradiction avec ce qui sera souvent affirmé par la suite,
un télégramme de l’ambassadeur de France en Tanzanie affirme que les
participants n’ont pas obtenu de véritables résultats. Le discours introductif du président tanzanien,

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

marqué par une certaine lassitude (« On peut conduire la vache à la rivière,
mais on ne peut pas la forcer à boire »), a abordé séparément et sans originalité
les problèmes du Rwanda (« Il faut mettre en œuvre les accords d’Arusha »),
puis du Burundi (« Il faut que l’armée du Burundi représente l’ensemble du
Burundi »). Le seul résultat a été l’annonce de l’envoi à Bujumbura, à une date
non fixée, d’une mission composée des ministres des Affaires étrangères de la
Tanzanie, du Kenya et de l’Ouganda93.

Ce télégramme ne signale donc aucun engagement d’Habyarimana
sur l’application des accords d’Arusha. Ce « sommet décevant s’est
terminé par un drame », poursuit l’ambassadeur : « L’histoire retiendra que c’est au retour du sommet de Dar-es-Salam que les présidents
du Rwanda et du Burundi ont trouvé la mort à la suite d’un attentat
contre leur avion »94.
4.2.1.3 l’annonce de l’attentat
Le premier message informant Paris de l’attentat est parti dans la soirée du 6 avril, rédigé par l’attaché de défense par intérim, le lieutenantcolonel Maurin qui annonce que « le six avril 1994 à 21 h 15, l’avion
présidentiel du chef de l’état rwandais s’est écrasé à Kanombe contre
la résidence privée du président. D’après les premiers témoignages,
deux explosions auraient précédé ce crash alors que l’avion était en présentation d’atterrissage sur l’aéroport international de Kanombe ». Il
précise qu’outre le président Habyarimana, le président burundais, le
chef d’état-major des FAR, le général Nsabimana, le colonel Sagatwa,
chef de la sécurité présidentielle, les trois membres d’équipage français
et quelques autres personnes sont au nombre des victimes : « Il n’y a
aucun rescapé et aucun corps n’est identifiable »95. Une première liste
des victimes est dressée dans la soirée par l’ambassadeur Jean-Michel
Marlaud96. Les archives diplomatiques et militaires concernant le mois
d’avril 1994 ne contiennent, en revanche, pas de description plus précise
de l’attentat. Néanmoins, une analyse de la DGSE envisage très tôt « la
possibilité d’un complot politique organisé et soigneusement préparé,
comme le montre l’exécution de l’attentat, relativement complexe sur
le plan technique »97. Immédiatement, des thèses variées commencent
à circuler.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

4.2.2 La responsabilité de l’attentat :
présentation des thèses en présence
Des accusations ont été portées contre des Français, des Belges et des
Hutu modérés. Mais les deux thèses principales qui se sont opposées
visent le FPR d’un côté, les extrémistes hutu de l’autre.
4.2.2.1 les français
La prétendue implication de militaires ou de soldats français dans
l’attentat n’est évoquée qu’à l’occasion d’un article de la journaliste
Colette Braeckman, paru le 22 juin, dans le quotidien belge Le Soir,
qualifié d’« affabul[ation] » par l’ambassadeur de France en Belgique98.
4.2.2.2 les belges
Dès le 7 avril, la fille du président Habyarimana fait part à l’ambassadeur de France à Kigali de ses suspicions envers la Belgique, dont elle
se demande si elle « n’avait pas participé à l’attentat »99. Dans la nuit du
8 au 9, Jean-Michel Marlaud observe que la « rumeur selon laquelle des
Belges seraient à l’origine de la destruction de l’avion présidentiel court
effectivement au Rwanda »100. Les représentants rwandais à l’étranger
sont particulièrement à la manœuvre. à l’ONU, Jean Damascène Bizimana dénonce l’implication des Belges dans l’attentat. Le représentant
de la France constate que ces propos « vraisemblablement partiaux […]
doivent refléter assez bien l’état d’esprit qui règne dans ce camp »101. Un
peu plus tard à Kinshasa, l’ambassadeur du Rwanda accuse des soldats
belges de la MINUAR d’avoir abattu l’avion. Devant son homologue
français, surpris par ces propos, il se « dit absolument certain de leur
véracité, mais sans apporter d’éléments de preuve susceptibles de les
étayer »102.
4.2.2.3 les hutu modérés
Cette thèse a peu prospéré. Elle est évoquée par le représentant
du FPR à l’ONU lors d’un entretien avec son homologue français
Jean-Bernard Mérimée, à New York le 8 avril. Si l’hypothèse de
l’implication belge lui semble « totalement dénuée de fondement »,
il mentionne une rumeur qui vise les militaires partisans d’un ministre

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

modéré et leader du PSD, assassiné le 21 février, Félicien Gatabazi. « Celui-ci, originaire du sud du pays, disposait de soutiens au sein de l’armée parmi les jeunes promotions de militaires issus de la même région.
Ceux-ci, qui n’avaient jamais pu obtenir de promotions satisfaisantes,
auraient ainsi souhaité se venger du président Habyarimana »103. L’ambassadeur de France en Ouganda rapporte dans le même sens, l’analyse
de son collègue burundais selon laquelle « la vengeance d’éléments de
l’opposition modérée, persuadés que le président Habyarimana aurait
commandité les assassinats de février », constitue « l’hypothèse la plus
probable »104. La DGSE sera brièvement du même avis. Le 11 avril, elle
considère « possible que l’attentat soit le fait d’une faction de l’armée,
proche du parti MDR et majoritairement originaire du sud du pays. Le
sud du Rwanda, très opposé au président Habyarimana, natif du nord,
s’est toujours refusé à reprendre le combat contre le FPR. Or il semble
bien que c’est à cette solution que se trouvait réduit le président, après
avoir épuisé toutes les voies possibles pour retarder l’application des
accords d’Arusha »105.
4.2.2.4 le fpr
La thèse de la responsabilité du FPR est rapidement en vogue au sein
des autorités françaises. Comme le résume une analyse de la direction
des Affaires africaines et malgaches, la DAM, « alors que certains attribuent l’attentat aux extrémistes hutu opposés au partage du pouvoir,
beaucoup, y compris l’ambassadeur de France, considèrent plus vraisemblable la responsabilité du FPR dans la mort du président Habyarimana »106.
Dès le 7 avril, dans une note qu’il adresse à François Mitterrand et que
le secrétaire général de l’élysée annote d’une mention « très signalé », le
général Quesnot, chef de l’état-major particulier du président de la République, présente comme « vraisemblable » l’hypothèse d’un attentat
du FPR – même s’il précise que cette thèse « devra être confirmée »107.
Cette précaution finale n’apparaît pas dans la note communiquée le
même jour par Bruno Delaye, conseiller Afrique de François Mitterrand, qui écrit simplement que « l’attentat est attribué au FPR »108.
Une note du 25 avril rédigée par l’ambassadeur Marlaud développe
cette thèse : « L’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

et qui est la cause immédiate des événements que connaît aujourd’hui
le Rwanda est probablement l’œuvre du FPR. » La recomposition du
paysage politique allait l’empêcher de prendre le pouvoir, et l’opinion
internationale s’était retournée contre lui. Aussi, semble-t-il
qu’une réédition du scénario de janvier-février 1993 l’ait alors tenté : pousser
les FAR à la faute pour avoir le prétexte d’une reprise des combats. Plusieurs
incidents en zone démilitarisée et assassinats n’ont cependant pas suffi à susciter
une réaction des autorités rwandaises qui craignaient effectivement un piège de
ce type. La mort du président et des principaux responsables de l’armée et de
la sécurité, en déclenchant le cycle de représailles meurtrières exercées par une
partie de la Garde présidentielle à l’encontre de l’opposition et des tutsi, a donné
un prétexte à l’intervention militaire du FPR 109.

Cette position rapidement adoptée apparaît également dans un ensemble de documents qui font surface lors des travaux de la Mission
Quilès, en particulier une « note chronologique » préparée par la DRM
qui dresse la liste de documents « tendant à montrer que le FPR avec la
complicité du président ougandais Museveni est responsable de l’attentat »110.
4.2.2.5 les extrémistes hutu
Dans les jours qui suivent l’attentat, la responsabilité des extrémistes
hutu est écartée par la DGSE pour deux raisons. D’abord, l’un des
principaux chefs du « Réseau Zéro », le colonel Sagatwa, se trouvait
dans l’avion. Ensuite, le président Habyarimana se serait finalement
rangé aux positions des extrémistes, en acceptant de reprendre le combat contre le FPR111.
Cette thèse est, en revanche, immédiatement considérée comme la plus
vraisemblable par plusieurs États étrangers. Dès le 7 avril, les Américains
soupçonnent « fortement » « une faction des forces armées rwandaises »
d’avoir commis l’attentat112. Les Belges observent pour leur part que les
missiles semblent avoir été tirés depuis une zone contrôlée par les FAR113.
Cette thèse est également avancée par le FPR, comme le relate par
exemple une note d’analyse de la DGSE le 10 mai 1994 :
Selon les rebelles tutsi du FPR, l’avion présidentiel a été abattu par la fraction la
plus radicale du gouvernement rwandais. L’attentat aurait notamment été préparé par le ministre de la Défense Augustin Bizimana qui au dernier moment

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

aurait trouvé une excuse pour ne pas monter dans l’avion se rendant à Dares-Salam. Selon le FPR, les Hutu les plus radicaux voyaient avec de moins en
moins de sympathie le président Habyarimana, s’estimant trahis par sa décision
d’appliquer les accords d’Arusha et composer avec le FPR. Cette version serait
accréditée par le fait que l’avion présidentiel a été touché en approche finale
alors qu’il survolait à basse altitude une garnison des forces gouvernementales
rwandaises. Les rebelles ajoutent enfin qu’à l’annonce de la nouvelle plus de
90 % de ceux qui ont été tués par la Garde présidentielle et les FAR étaient des
tutsi ce qui ne serait jamais arrivé s’ils avaient préparé eux-mêmes l’attentat et
pris la précaution élémentaire de prévenir la communauté tutsi114.

L’opposition modérée partage cette analyse. « Selon les membres du
PSD », explique la DGSE début juillet 1994, l’attentat « a été fomenté
par Augustin Bizimana qui ne pouvait se résoudre aux accords d’Arusha »115. La DGSE renchérit une semaine plus tard : « Selon une personnalité rwandaise hutu modérée, les colonels Bagosora, ancien directeur
de cabinet du ministre de la Défense et Serubuga, ancien chef d’étatmajor des FAR seraient les principaux commanditaires de l’attentat du
6 avril 1994 »116. « L’appartenance du colonel Bagosora aux escadrons
de la mort donne de la consistance à ces allégations », commente la
DGSE117. à partir de cette date du 12 juillet, la DGSE adopte définitivement cette hypothèse. Le 5 septembre, elle affirme ainsi que le
« réseau Zéro » est « soupçonné d’être au centre du complot qui a abouti
à l’attentat du 6 avril 1994 »118.
L’exposition la plus complète de cette thèse figure dans une fiche du 22
septembre 1994, intitulée « Hypothèse du Service sur les responsabilités de
l’attentat contre l’avion du président Habyarimana »119. Cette hypothèse,
qui paraît « la plus plausible » au Service, tend à « désigner les colonels
Bagosora, ancien directeur du cabinet du ministre de la Défense, et Serubuga, ancien chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR)
comme les principaux commanditaires de l’attentat du 6 avril 1994 ».
Leur mise à la retraite par le président Habyarimana en 1992, « alors
qu’ils espéraient obtenir le grade de général, […] a été à l’origine d’un
lourd ressentiment et d’un rapprochement remarqué auprès de Mme
Agathe Habyarimana, considérée souvent comme l’un des principaux
cerveaux de la tendance radicale de l’ancien régime ».
La DGSE rapporte les déclarations d’un officier des FAR selon
lesquelles « une activité inhabituelle était perceptible, au début du mois

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’avril 1994, peu avant l’attentat, dans les garnisons de la capitale ».
Le 1er avril 1994, aurait été signée une note autorisant le transfert logistique de
carburant, d’armes collectives et de munitions, en quantités bien supérieures à
la moyenne, depuis le camp militaire de Kanombe vers le camp de Kimihura,
occupé par la Garde présidentielle (GP). Deux compagnies de parachutistes
(environ 300 hommes) ont été, dans le même temps, transférées de Kanombe à
Kimihura. Les déplacements se sont déroulés en toute discrétion, afin d’éviter les
contrôles de la Mission d’assistance des Nations unies au Rwanda (MINUAR).
Selon cet officier, ce renforcement exceptionnel était destiné à permettre à la GP,
désormais seule au camp de Kanombe, d’exécuter son œuvre, le 6 avril, tout en
laissant son camp de Kimihura sous la protection des parachutistes. Le camp de
Kimihura était, en effet, situé à proximité immédiate du Conseil national de
développement (CND-Parlement), où se trouvaient les 600 hommes du bataillon de protection du Front patriotique rwandais (FPR)120.

La DGSE souligne ensuite que le colonel Bagosora semble s’être efforcé de prendre le pouvoir dans les heures qui ont suivi l’attentat.
Assisté d’une dizaine de jeunes officiers récemment promus, le général Rusatira,
commandant de l’école supérieure militaire de Kigali, qui a ensuite pris ses
distances avec l’ancien gouvernement, l’en aurait empêché. Le colonel Bagosora, à la suite de ce revers, aurait rappelé tous les officiers en retraite sous les
drapeaux, afin d’obtenir leur soutien. Des membres de la délégation présidentielle, restés à Dar-es-Salam après l’annonce de l’attentat, ont également témoigné
que le colonel Bagosora avait tenté de s’imposer comme le nouvel homme fort
au Rwanda121.

L’analyse du Service se poursuit par une présentation du « réseau
Zéro »122, « soupçonné d’être au centre du complot qui a abouti à l’attentat du 6 avril 1994 et d’être responsable de la planification systématique des exactions ». Les membres de ce groupe auraient considéré dès
1991 que « si le président Habyarimana acceptait le partage du pouvoir,
celui-ci reviendrait aux Hutu du Sud. La possibilité d’un coup d’état
visant à renverser M. Habyarimana pour lui substituer un autre officier
originaire de Gisenyi aurait alors été évoquée »123. « Une liste recensant
les noms des principaux commanditaires des exactions a circulé, durant
ces derniers mois, au Rwanda », rapporte la DGSE.
Plusieurs officiers figurant sur cette liste bénéficieraient de la protection de
Mme Agathe Habyarimana et de son frère, Protée Zigiranyirazo, alias « Monsieur Z », tous deux désignés comme étant les véritables cerveaux de l’organisation. Ce groupe, surnommé les « colonels de Madame » (1), est parfois désigné

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

comme le principal commanditaire de l’attentat ayant coûté la vie au président
Habyarimana, le 6 avril 1994. Cette opération aurait été préméditée de longue
date par les extrémistes hutu.
(1) Il s’agit des colonels Bagosora, Serubuga, Nkundiye et Anatole Nsengiyumva124.

La DGSE termine en rappelant le rôle des « escadrons de la mort »
du réseau Zéro dans les violences ethniques et politiques des dernières
années au Rwanda.
Les personnes concernées par ces accusations […] ont toujours nié toute implication personnelle et dénoncé jusqu’à l’existence même des « escadrons de la mort »
qui opèrent dans la clandestinité. Toutefois, un fort faisceau de présomptions
et de faits troublants permet d’accorder un certain crédit à ces accusations. Par
ailleurs, la prestation télévisée du colonel Bagosora membre du Réseau « zéro »,
interrogé par les journalistes de l’émission « La marche du siècle : états d’urgence » (France 3, le 21 septembre 1994), devenu particulièrement menaçant
à la suite de questions directes concernant sa responsabilité dans l’origine des
massacres, en dit long sur le personnage et ses motivations125.

Le lendemain, la DGSE revient sur cette émission télévisée :
Des témoignages éloquents viennent accréditer la thèse d’un complot préparé
et planifié par les extrémistes hutu. L’interview du colonel Bagosora, ancien
directeur de cabinet du ministre de la Défense, considéré – notamment par le
Service – comme l’un des principaux responsables de l’attentat du 6 avril 1994,
est particulièrement révélateur. L’intéressé, perdant toute retenue face à « l’indiscrétion » du journaliste, en vient finalement à le menacer physiquement126.

La DGSE adopte donc une position claire. Comme elle le résume
en décembre 1994 : « Les radicaux hutu semblent être à l’origine de
l’attentat perpétré contre le président Habyarimana »127. à l’exception
de la responsabilité des Hutu modérés du Sud, qui l’avait séduite dans
les jours qui ont suivi l’attentat128, la DGSE a toujours rejeté les autres
théories. Ainsi, le 10 mai 1994, elle explique n’accorder « aucune crédibilité [à] la thèse qui n’engage que le gouvernement intérimaire rwandais, selon laquelle l’avion a été la cible de l’armée belge »129. La culpabilité du FPR ne la convainc pas davantage, que ce soit pour des raisons
politiques (« [L]a deuxième hypothèse serait que le FPR a, seul, préparé
l’attentat. On peut néanmoins s’interroger sur les avantages politiques
d’une telle fuite en avant, la nature des accords d’Arusha avantageant
nettement le FPR »130) ou pratiques :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

L’hypothèse selon laquelle ces roquettes pourraient avoir été tirées par des éléments armés du FPR n’est pas satisfaisante. Pour pouvoir approcher de l’aéroport, il est nécessaire de franchir plusieurs barrages militaires et la zone est
strictement interdite aux civils. Par ailleurs, des patrouilles de gendarmes et de
soldats de la MINUAR quadrillent le terrain. Les roquettes semblent donc avoir
été tirées par des personnels bien entraînés et se trouvant déjà dans le périmètre
de sécurité de l’aéroport131.

4.2.3 Les raisons de l’incertitude sur les auteurs de l’attentat
Si certaines théories semblent plus convaincantes que d’autres, un constat
demeure : il ne s’agit toujours que de suppositions, fondées sur la faisabilité
de l’attentat et surtout sur une appréciation des motifs raisonnables, des
raisons de tirer ou non sur l’avion présidentiel. Comme le remarque en une
occasion une analyse de la DGSE, « ces éléments ne reposent que sur des
déductions logiques et non sur des preuves »132. Cette situation s’explique
notamment par l’absence de traces des constatations effectuées sur les lieux
juste après l’attentat, l’absence d’enquête immédiate, mais aussi par les efforts constants de désinformation qui ont toujours entouré le sujet.
4.2.3.1 l’absence de traces des constatations immédiates
Le 6 avril à 21h30, le commandant de Saint-Quentin adresse au
lieutenant-colonel Maurin un compte rendu oral sur le crash de l’avion
présidentiel133. Les archives ne portent néanmoins nulle trace des
constatations effectuées sur place par le militaire français qui habitait
dans le camp de Kanombe et s’est immédiatement rendu sur les lieux.
Tout juste apprend-on, dans le maigre compte rendu de son audition
par la mission Quilès, qu’il était à la recherche de la boîte noire de l’appareil mais a été informé par le lieutenant-colonel Maurin que l’avion
n’en était peut-être pas muni134. L’absence de boîte noire est également
signalée par d’autres acteurs auditionnés en 1998135.
De manière générale, les archives ne sont guère concluantes sur cette
question de la boîte noire. Elles proposent surtout des rumeurs et des
démentis. Alors que le ministre des Affaires étrangères rwandais indique
attendre les résultats des analyses de la boîte noire136, un membre du
renseignement militaire belge croit l’avoir vue dans l’avion qui ramenait en France des membres de la famille Habyarimana137. Lorsque le

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

rapporteur spécial désigné par la Commission des droits de l’homme
des Nations unies, M. Degni-Segui, réclame la boîte noire à la France,
le Département indique à l’ambassadeur Marlaud la réponse à donner :
« Vous voudrez bien préciser au rapporteur spécial, en marquant une
certaine surprise, que le gouvernement français n’est pas en possession
de la “ boîte noire ” de l’avion présidentiel accidenté et qu’il conviendrait
d’interroger en priorité le gouvernement intérimaire »138.
4.2.3.2 l’absence d’enquête immédiate
Diverses investigations sur l’attentat auront lieu plus tard, en France,
en Belgique ou au Rwanda. Mais tous les efforts d’ouverture immédiate
d’une enquête internationale échouent. Or, comme l’avait souligné le
Secrétaire général des Nations unies au début du mois de juin 1994
à propos de « l’accident » de l’avion présidentiel : « Avec le temps, les
éléments de preuve s’évanouissent et les témoins se dispersent, ce qui
rendra difficile le travail d’établissement des faits »139.
En réaction aux allégations qui la concernent, la Belgique s’adresse à
l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI)140. En France,
dès le 7 avril, le Quai d’Orsay souhaite que le secrétaire général des
Nations unies crée une « mission d’enquête internationale ». On veut
croire côté français qu’une telle annonce pourrait « contribuer à apaiser les tensions »141. Cet avis n’est néanmoins pas partagé par un certain nombre de collaborateurs de M. Boutros-Ghali qui craignent que
l’identification des auteurs de l’attentat ait l’effet inverse. Leur raisonnement montre bien le climat d’extrême violence et d’intimidation qui
règne alors au Rwanda : soit le FPR est coupable et les Tutsi en feront
les frais, soit il ne l’est pas et l’impartialité de la commission sera mise
en doute :
Certains collaborateurs de M. Boutros Ghali redoutent qu’une telle initiative
ait pour conséquence, non pas d’apaiser les tensions, mais de susciter de nouvelles violences lorsque les conclusions de cette mission seront connues. Si en effet
la mission d’enquête conclut à la responsabilité du FPR, les Hutus y verront
alors le signal pour déclencher de nouvelles vengeances. En sens contraire, si la
mission arrive à des conclusions non décisives, elle sera alors accusée de partialité
et de faire le jeu des tutsis. Dans les deux cas les Nations unies risqueront de faire
les frais d’une implication trop visible142.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

La création d’une Commission ad hoc est donc écartée, et la déclaration adoptée le 7 avril par le Conseil de sécurité se contente d’« invite[r]
le Secrétariat général à recueillir toute information utile au sujet de l’incident qui a coûté la vie aux deux présidents »143. Dans les mois qui
suivent, la France insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de procéder
à cette enquête144, en particulier lorsqu’est discutée à New York la Résolution 918 sur le renforcement de la MINUAR. « [I]l serait bon, écrit le
Département au mois de mai, que figure une référence à la déclaration
du 7 avril demandant au secrétaire général une enquête sur les responsabilités dans l’attentat contre l’avion présidentiel »145. Rien ne justifie
d’insister sur les « violations graves » des droits de l’homme tout en
passant sous silence l’attentat :
En revanche, le projet révisé ne fait aucune mention du rapport demandé au
secrétaire général (par la déclaration du 7 avril) sur l’accident d’avion présidentiel, alors qu’il rappelle l’enquête sollicitée par la déclaration du 30 avril sur
les violations graves du droit international humanitaire. On voit mal ce qui
justifie une telle différence de traitement entre les deux enquêtes attendues par
le conseil de sécurité : le secrétaire général reste en effet maître des conditions
dans lesquelles ces investigations devraient être conduites. Vous insisterez donc
pour que la demande d’information sur l’attentat contre l’avion présidentiel
figure à tout le moins dans le préambule (§12) et si possible dans le dispositif
(§13), même si les conditions actuelles du terrain rendent difficile sa satisfaction
immédiate146.

4.2.3.3 des efforts constants de désinformation
Régulièrement, des documents apparaîssent avec la prétention
d’établir l’identité des responsables de l’attentat. Si les autorités
françaises font preuve d’une certaine vigilance, ces tentatives de manipulation ne contribuent guère à installer un climat propice à l’émergence de la vérité.
Dans les archives de la Direction du renseignement militaire (DRM),
un document non daté dont l’auteur n’est pas identifié relate une rencontre, en mars 1994, avec Eugène Nahimana, qui aurait expliqué
qu’une unité de commando belge se préparait à commettre un attentat
contre le président. L’auteur se demande si son interlocuteur n’essaie
pas de le manipuler147.
Fin juillet 1994, un agent de la DGSE signale une prétendue déclaration du FPR datée du 14 janvier 1994 qui affirme réfléchir au moyen

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

de détruire l’avion présidentiel (« We examine with our advisers how to
destroy his aircraft »). « C’est tellement gros que j’ai des doutes quant
à son authenticité », commente l’agent148. Au mois d’août, un ancien
dignitaire rwandais remet le même document à l’ambassade de France
en Belgique, « pour compléter le dossier de la France ». Il s’agit d’une
lettre à en-tête du FPR datée du 14 janvier, « adressée à tous les membres du FPR au Rwanda et à l’étranger, et qui indique examiner comment détruire l’avion de Habyarimana ». L’ambassadeur la transmet
au Département, « malgré les questions que l’on peut se poser sur son
authenticité »149.
Les tentatives de désinformation ne s’arrêtent pas en 1994150. Plusieurs observateurs semblent voir la main des FAR en exil derrière certains documents communiqués en 1998 à la mission Quilès. De prétendues photographies des missiles ayant servi pour l’attentat suscitent
l’ire du rapporteur Bernard Cazeneuve, auquel une expertise révèle que
ces missiles n’ont pas été tirés : « On se fout du Parlement… C’est une
arnaque… »151. François Léotard, lors de son audition par la mission,
soutient la thèse de la responsabilité du FPR152.

4.2.4 Des idées préconçues et un biais de confirmation
En l’absence de preuves matérielles irréfutables, la réflexion des acteurs est souvent orientée par leurs convictions antérieures. Or, comme ce rapport l’a déjà montré, les responsables politiques et militaires
français sont animés par une certaine hostilité envers le FPR, perçu
comme une armée étrangère sanguinaire153. L’idée semble fortement ancrée selon laquelle c’est par le FPR que le malheur arrive. Ainsi, lorsque
certains observateurs identifient un risque de massacres, voire de génocide, ils l’analysent comme une conséquence d’une éventuelle invasion
d’une partie du territoire par le FPR. Lors de la guerre d’octobre 1990,
l’attaché de défense Galinié exprime cette idée à plusieurs reprises :
La population rwandaise dans sa très grande majorité n’admettrait pas que la partie nord-est du pays soit laissée aux mains des envahisseurs. Il convient de se souvenir que c’est jadis par le nord-est que les Tutsis sont arrivés et que c’est là (autour du
lac Muhazi) qu’ils ont constitué leur premier royaume. Ce fait a aujourd’hui dans
la mémoire collective un écho particulier et favorise les comparaisons hâtives. En
conséquence tout ce qui pourrait apparaître comme un abandon territorial dans
cette région déclencherait certainement de graves exactions à l’encontre des popula-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

tions tutsi de l’intérieur qui seraient, soit spontanées, soit directement encouragées
par les plus durs du régime actuel, jouant ainsi leur va-tout154.

Si les « envahisseurs tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en
1959 » obtenaient une partie du territoire rwandais, ils « rétabliraient
probablement au nord-est le régime honni du premier royaume tutsi
qui s’y est jadis installé, ce rétablissement avoué ou déguisé entraînant
selon toute vraisemblance [ajout manuscrit] l’élimination physique à
l’intérieur du pays des tutsis, 500.000 à 700.000 personnes, par les
hutus 7.000.000 d’individus »155. La note adressée en février 1993 par
Dominique Pin et le général Quesnot à François Mitterrand exprime la
même idée en quelques mots : « La victoire de l’ethnie tutsi que dirige
le FPR amènerait sans aucun doute un sursaut ethnique hutu dont les
conséquences pourraient être dramatiques »156.
Ce raisonnement conduit en quelque sorte à imputer au FPR la
responsabilité du génocide. Voir en lui le responsable de l’attentat qui
aurait « déclenché » le génocide, s’inscrit parfaitement dans ce raisonnement préconçu, ce qui conduit à ne retenir que les éléments à charge
contre le FPR. Ce biais de confirmation est particulièrement visible
chez le général Quesnot.
Dans une note déjà citée du 7 avril, le chef de l’état-major particulier pointe immédiatement la probable responsabilité du FPR dans
l’attentat et souligne que cette hypothèse, si elle était confirmée, augurerait d’opérations militaires de grande ampleur157. Ce positionnement
a priori ne repose sur aucun élément factuel venu de Kigali. L’indigence
des archives disponibles de l’état-major particulier ne permet pas d’évaluer avec précision sur quel type d’informations le général Quesnot
s’est appuyé pour écrire cette note. Elle n’en atteste pas moins d’une
représentation du dossier rwandais bien ancrée, soulignant la menace
constante représentée par le FPR.
En attribuant l’attentat au FPR, le général Quesnot confirme ses
craintes. Son analyse « à chaud » repose, sans doute, sur les informations
accumulées au fil des années par le renseignement militaire français ;
notamment celles relatives aux moyens de défense sol-air disponibles
dans la région des Grands Lacs, auxquelles le chef de l’état-major particulier a toujours accordé une grande importance. Lorsqu’en 1991,
le colonel Galinié annonce que l’armée rwandaise a récupéré chez les

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

rebelles un missile SA 16158, le général Quesnot répercute l’information
dès le lendemain au président de la République159. En juin 1992, le
renseignement militaire produit une note sur les moyens anti-aériens
du FPR, à savoir des missiles SA 7 et 16160. En septembre 1992, une
note de synthèse du renseignement militaire français sur le FPR signale
encore la présence de système de défense sol-air en mentionnant : « missiles SA 7 et SA 16 pour l’artillerie anti-aérienne »161. En novembre de
la même année le renseignement militaire rappelle encore la présence
de SA 7 et de SA 16 dans les moyens dont dispose le FPR sous la forme
de schémas162. Le début d’année 1993 ne marque aucune évolution du
renseignement à ce sujet puisqu’une note de février reprend celle de
juin 1992163. Un message de l’attaché de défense, le colonel Cussac,
de début avril 1993 semble préciser et donc tempérer les analyses précédentes. En effet, s’il persiste à affirmer que ces missiles font partie
de l’arsenal du FPR, il précise néanmoins leur localisation : « Le FPR
disposerait de SA 7 et de SA 16 pour la protection de ses postes de commandement à proximité de la frontière ougando-rwandaise »164.
Ainsi, au printemps 1993, le renseignement militaire français ne
semble plus questionner la présence de missiles anti-aériens SA 7 et SA
16 dans les arsenaux du FPR, même si ces armes sont identifiées comme
défensives et liées au contrôle de l’espace aérien autour des postes de
commandements du FPR. Mais ces informations ne permettent guère
de conclure, comme le fera le général Quesnot devant la mission Quilès, que seul le FPR disposait de tels missiles165. En effet, le message précité de l’attaché de défense Galinié du 22 mai 1991, dès lors qu’il révèle
que l’armée rwandaise a « récupéré sur les rebelles » un missile SA 16,
devrait conduire à penser que les deux camps sont susceptibles d’avoir
de telles armes à leur disposition166.
Ce biais de confirmation a conduit un certain nombre de responsables
français, dès le lendemain de l’attentat et longtemps après le génocide,
à présenter la responsabilité du FPR comme une certitude, alors même
que les services de renseignement paraissent beaucoup plus réservés sur
cette thèse. Cette représentation a également gêné la compréhension
par les autorités françaises des suites immédiates de l’attentat et a empêché une réaction rapide. Dans sa note précitée du 7 avril, le général
Quesnot ne dit pas un mot sur les assassinats ciblés des opposants poli-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

tiques et les massacres systématiques des Tutsi qui font rage dans Kigali
quelques heures après l’attentat contre l’avion présidentiel167.

4.3 les journées décisives
du 7 au 14 avril : l’exécution du génocide
et l’opération amaryllis
4.3.1 La France face au chaos politique du Rwanda
4.3.1.1 les conséquences immédiates de l’attentat
L’annonce de l’attentat contre l’avion présidentiel provoque dans
un premier temps au Rwanda un moment de stupeur, de flottement,
qui ne dure pas longtemps. Le crash entraîne en quelques heures la
reprise générale et l’exacerbation paroxysmique de toutes les hostilités
politiques, militaires, sociales et « ethno-raciales » qui déchiraient le
pays depuis des années. Comment les autorités françaises, fortement
impliquées depuis plus de trois ans dans la « question rwandaise », réagissent-elles au drame qui est en train de naître et se développer sous
leurs yeux ?
Une note de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)
tente le 7 avril, de dresser un tableau des premiers événements chaotiques qui ont succédé à l’attentat contre le président rwandais :
La situation à Kigali s’est révélée très confuse dans les 2 heures qui ont suivi la
mort des présidents Habyarimana et Ntaryamira, le 6 avril 1994 vers 21 h,
en raison du choc causé par la nouvelle, ainsi qu’un certain flottement observé
au niveau du commandement des forces gouvernementales. La Garde présidentielle a immédiatement bloqué tous les accès principaux de la capitale et le
général Dallaire, commandant de la MINUAR, a donné l’ordre de quadrupler
les patrouilles dans la ville en coordination avec la Garde nationale rwandaise.
Le calme serait revenu vers minuit, la population préférant rester chez elle, de
crainte de nouvelles violences.
Des tirs à l’arme légère, mais aussi au canon, ont été enregistrés, à l’aube en
provenance du camp militaire de Kacyru à 3 km au NO de Kigali. Ces tirs
visaient les bâtiments du CND, où stationnent toujours la délégation politique
du FPR ainsi que son bataillon de protection. La garde du cantonnement du
FPR est assurée par une unité de la MINUAR. Au même moment, des éléments
de la Garde présidentielle, postés à la périphérie de la ville montraient à l’égard

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

de l’unité d’escorte du premier ministre, fournie par la MINUAR, une grande
animosité. […]. Selon les militaires belges qui surveillaient le cantonnement
du bataillon de protection du FPR, aucun tir n’aurait été enregistré sur place,
impliquant la responsabilité directe du FPR. En revanche, il a été observé au
cours de la nuit un problème de coordination et d’unité de commandement au
sein des forces gouvernementales, ainsi que les dissensions entre les unités des
FAR et de la Garde nationale168.

Dans cette note qui est diffusée très largement, le service français de
renseignement extérieur insiste autant sur la non-implication des forces
du FPR dans les événements, que sur le caractère rapide, organisé et
méthodique de la réaction de la Garde présidentielle rwandaise. Cette
dernière, dès que la nouvelle de l’attentat lui est parvenue, a organisé
le bouclage et le quadrillage de la capitale rwandaise, avec l’aide des
miliciens.
Ainsi, quelques minutes après l’attentat, l’aéroport de Kanombe
est totalement bouclé par les Forces armées rwandaises (FAR) et les
soldats belges de la MINUAR présents sont désarmés. Une première
expédition punitive semble avoir été menée par des soldats de la Garde
présidentielle et des para-commandos dans la colline de Masaka, lieu
supposé de lancement des deux missiles : ils s’y livrent aux premiers
assassinats systématiques de Tutsi. Toutefois, le reste de la nuit semble
aux dires de nombreux témoins, « relativement calme » à Kigali169 – le
temps que les leaders des forces extrémistes hutu puissent organiser la
tempête.
Dès 21 heures, une première réunion de crise du haut commandement militaire rwandais se tient au quartier général des FAR. Le chef de
cabinet du ministère de la Défense, Théoneste Bagosora essaie en vain
de convaincre les officiers supérieurs des FAR de prendre le pouvoir170.
Malgré l’aura de persuasion du colonel en retraite, les quinze militaires
réunis ne s’y résolvent pas. La double consultation de Roméo Dallaire
puis du représentant spécial du secrétaire général Booh-Booh pousse
dans le même sens : pour les deux hommes, la formation d’un nouveau
gouvernement militaire ne serait jamais acceptée par la communauté
internationale.
Le lendemain dès 8 h 00, le colonel Bagosora se réunit avec les
principaux dirigeants du MRND, parti présidentiel : Théodore Sindikubwabo, ancien président du Conseil national de développement

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

– l’Assemblée nationale de transition mise en place par les accords
d’Arusha – est officieusement désigné comme président intérimaire
du Rwanda. Deux heures plus tard, dans une nouvelle réunion avec des
hauts militaires, le colonel Bagosora échoue une nouvelle fois à prendre
la direction d’un comité de crise : il agira désormais dans l’ombre de ses
réseaux parallèles, liés au « Clan du Nord »171.
L’ambassadeur de France à Kigali mentionne le 7 avril au soir dans
un télégramme diplomatique la mise sur pied d’un « Comité de salut
public » par le haut-commandement militaire rwandais. Les informations apportées sur ce comité montrent à l’évidence que le représentant
de la France au Rwanda est un interlocuteur privilégié des discussions
de coulisses qui se tiennent juste après l’attentat :
[Le comité] comprend notamment le général Ndindiliyimana, chef d’état-major de la gendarmerie, le colonel Gatsinyi, qui commandait l’école des sous-officiers et a pris la fonction de chef d’état-major de l’armée, et le colonel Rusatira,
commandant de l’école supérieure militaire (et désigné pour présider la commission de démobilisation des militaires, dans le cadre des accords d’Arusha).
Ce comité a publié un communiqué assurant qu’il mettra tout en œuvre pour
normaliser la situation, soulignant la nécessité de créer un climat propice au
fonctionnement des institutions politiques et à la mise en œuvre des accords
d’Arusha, invitant la population au calme et demandant que les mesures nécessaires au rétablissement de la sécurité soient prises. Le général Ndindiliyimana
m’a indiqué que le comité espère pouvoir se réunir demain avec les partis politiques en vue d’examiner les moyens de mettre fin au vide institutionnel. Les
ministres présents à l’ambassade m’ont indiqué être favorables à une telle réunion, tout en reconnaissant qu’elle sera difficile à organiser172.

La normalisation de la situation ne semble pas être la préoccupation
première de Théoneste Bagosora. Dès la fin de la première réunion de
crise, il disparaît de la circulation, et grâce à un réseau radio parallèle,
entre en contact avec les unités de choc des FAR : avec la mort de
l’ancien chef d’état-major dans l’avion présidentiel, il a en effet pleine
autorité sur ces forces extrémistes qui sont les plus liées avec le « Hutu
Power ».
L’aube du 7 avril est aussi agitée que la nuit a pu sembler calme. Quelques
heures après l’attentat, de multiples barrières sont mises en place sur les
grands axes routiers de Kigali, puis sur l’ensemble du territoire rwandais.
Comme à chaque « émotion » politique, elles sont principalement érigées et
tenues par des miliciens Interahamwe du MRND, et les Impuzamugambi

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

de la CDR. Il semble qu’à cette occasion, les deux milices – pourtant
souvent rivales dans les manifestations politiques du début des années
1990 – se fondent en une entité unique qui va devenir un des agents les
plus efficaces du génocide des Tutsi. Ces barrières, dont les jeunes miliciens
ont une longue expérience, leur permettent d’arrêter les personnes tutsi
grâce à la mention ethnique portée sur leur pièce d’identité. Et le plus souvent, de les exécuter sur place.
Dès les premières heures, la radio RTLM s’impose comme le porte voix
des intentions génocidaires : avec un ton très festif, ponctué par les chansons
meurtrières de Simon Bikindi, ses animateurs vedettes comme Valérie
Béréméki lancent leurs premiers appels directs aux meurtres des Tutsi :
attribuant l’attentat contre Juvénal Habyarimana au FPR et à ses alliés
belges, ils dénoncent une attaque imminente du FPR, et lancent des appels
incessants au « nettoyage du pays » et à la « disparition des cancrelats »173.
En début d’après-midi, l’attaché de défense à Kigali, le colonel Cussac, rend compte des massacres qui ont débuté dans la capitale rwandaise précisant que « dès le lever du jour, des patrouilles de la Garde
présidentielle ont commencé à sillonner méthodiquement tous les
quartiers de Kyovu, Kimihurua, Gikondo, et Remera à la recherche de
responsables politiques de l’opposition et des Rwandais d’ethnie tutsi
pour les éliminer »174. Dans le même temps, l’ambassadeur Marlaud
alerte lui aussi Paris sur la dégradation rapide de la situation. Il identifie
assez précisément les victimes de ce qui apparaît comme une épuration
politique, mais sans en percevoir encore l’extrême violence :
Depuis ce matin, des éléments armés, notamment de la Garde présidentielle,
procèdent à des arrestations, des enlèvements et sans doute des meurtres.
M. Twagiramungu m’a indiqué que le ministre de l’Information (MDR)
et sa famille avaient été enlevés par la Garde présidentielle et conduits
dans un camp. Le ministre de l’Agriculture (président du PSD) aurait
été arrêté ou serait en fuite. Ces informations ont été confirmées par la
gendarmerie qui reste légaliste mais est impuissante. Elle a fait appel à
la MINUAR, sans résultat pour l’instant. Parmi les autres arrestations
mentionnées de diverses sources, je relève les noms de MM Kavarugunda,
président de la Cour constitutionnelle (qui s’était nettement opposé au chef
de l’état ces dernières semaines) et Ngango (membre éminent du PSD,
considéré comme candidat favori pour l’élection à la présidence de l’Assemblée
nationale). Le premier ministre, Mme Uwilingiyimana aurait aussi été attaquée
à son domicile. Elle et sa famille auraient trouvé un abri très précaire dans un

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

bâtiment dépendant du PNUD. Enfin, il semblerait que le directeur de cabinet
du ministre des Affaires étrangères ait été tué 175.

En fait, c’est à la fois toute l’opposition démocratique et les principaux acteurs des accords d’Arusha qui sont décimés en quelques heures : la première ministre (Agathe Uwilingiyimana), le président de la
Cour constitutionnelle (Joseph Karavugunda), le futur président de
l’Assemblée nationale (Félicien Ngango), les anciens ministres (Frédéric
Nzamurambamo, Faustin Rucogoza, Landoald Nadsingwa – ce dernier
grand négociateur des accords – sont sauvagement et systématiquement
assassinés, avec leur famille, par les extrémistes hutu durant les deux
journées des 7 et 8 avril. Une fiche particulière de la DGSE analysera
trois jours plus tard que : « L’épuration systématique, entreprise par la
Garde présidentielle, poursuivait un but de vengeance contre les tenants de la démocratie qui avaient soumis à rude épreuve la domination, autrefois sans partage, de la présidence. Elle consistait également
à empêcher toute succession constitutionnelle susceptible de maintenir
au pouvoir le gouvernement de transition de Mme Uwilingiyimana »176.
Comment dès lors, les autorités françaises ont-elles pu continuer à invoquer les accords d’Arusha comme perspective de rétablissement de la
paix au Rwanda ?
4. 3. 1. 2 les premières réactions des autorités françaises à paris
à Paris, la première réaction politique face aux événements tragiques
de Kigali, paraît pour le moins mesurée. Dans la matinée du 7 avril,
une première réunion de crise sur la situation rwandaise est organisée
au Quai d’Orsay. Elle réunit le ministre des Affaires étrangères Alain
Juppé, son chef de cabinet Dominique de Villepin, Jean-Marc Rochereau de La Sablière, directeur des Affaires africaines et malgaches. Les
militaires sont représentés par le général Huchon, chef de la Mission
militaire de coopération, et la présidence de la République par Bruno
Delaye, conseiller Afrique de François Mitterrand. Une position quasi
unanime semble rapidement se dégager : la France ne doit en aucun
cas retourner dans « le piège rwandais » et se remettre en première ligne
dans un conflit auquel elle a été mêlée pendant plus de trois années.
Pour les participants, les ressortissants français ne semblent pas être menacés et aucune nouvelle intervention militaire n’est envisagée. Seule

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

voix discordante, celle du général Huchon : il prévoit de terribles massacres en réponse à l’assassinat de Juvénal Habyarimana177.
Le porte-parole du Quai d’Orsay confirme dans un point presse qui
suit la réunion que la communauté française « ne suscite pas d’inquiétude particulière à l’heure actuelle »178.
Bruno Delaye, plus réaliste, alerte ce même jour la présidence de la
République sur le danger institutionnel créé par l’attentat du 6 avril et
par les manœuvres de coulisse des extrémistes hutu dont il a dû recevoir les premiers échos : « Les institutions de la transition n’ayant pas
pu encore être mises en place, la mort du président laisse le pays sans
aucune autorité reconnue (le gouvernement et le parlement n’ont pas
été installés). On craint un coup d’état militaire »179.
De son côté, la DGSE diffuse à partir du 8 avril une note importante, proposant une première analyse développée de la situation de
crise à Kigali. Pointant plus précisément les meurtres méthodiques des
cadres politiques démocratiques, l’analyste s’attache à une grille de lecture très régionaliste des événements :
La crise qui fait rage actuellement à Kigali serait le résultat d’une opposition
latente entre Hutu du nord et du sud. D’ores et déjà, quelques officiers hutu,
originaires du sud du pays ont constitué une cellule de crise et seraient prêts à
reprendre les affaires en mains.

La réaction de la Garde présidentielle, après l’annonce du décès du
chef de l’état, est éloquente. Un de ses officiers aurait déclaré, au nom
de son unité, que la mort de « leur » président serait due à l’opposition.
De fait, les exactions perpétrées, depuis mercredi soir, par la Garde présidentielle,
visent les principaux chefs de file de l’opposition, en priorité ceux originaires du
sud du Rwanda : le premier ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, ainsi que
le ministre de l’Information, tous deux du MDR, principal parti d’opposition,
ont été assassinés. De même, le président du PSD, ministre de l’Agriculture, et
un chef de file du PL ont été abattus.

La suite de la note montre une attention constante portée aux intentions supposées du FPR et au sauvetage à tout prix du cadre de négociation des accords d’Arusha. Ces deux matrices de réflexion vont marquer
nombre des analyses remontées à Paris durant ces jours dramatiques.
Le fait que l’opposition soit systématiquement décapitée ne manquera pas de
mettre en relief la position ambiguë du FPR qui observe pour l’heure une

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ostensible neutralité. Toutefois, d’éventuelles provocations supplémentaires
assorties de massacres de Tutsi de la part de la Garde présidentielle, notamment,
pourraient contraindre la direction du mouvement à sortir de sa réserve et
à invoquer le prétexte du désordre pour s’approcher du pouvoir, avec toutes
les répercussions que cela comporterait tant au Rwanda qu’au Burundi.
Politiquement toutefois, il semble peu probable que le FPR trouve un avantage
quelconque à agir de la sorte, ne serait-ce qu’en raison de la présence de la
MINUAR à Kigali et des avantages obtenus par l’accord d’Arusha.

Mais l’analyse la plus surprenante est livrée à la fin du document,
où le rédacteur – ou ses informateurs – montrent bien peu de discernement dans la compréhension du moment, mais plus encore dans la
connaissance des acteurs rwandais en présence :
Selon certaines autorités originaires du sud du pays, l’essentiel de l’enjeu présent
est de parvenir à ramener la Garde présidentielle à la raison, afin de ne pas
fournir de prétexte à une action du FPR. Un groupe constitué d’officiers hutu,
originaires du sud du Rwanda, serait ainsi prêt à jouer ce rôle, pour peu que la
communauté internationale les reconnaisse et leur en donne les moyens. Un trio
de trois officiers semble émerger de ce groupe :
Le général Ndindiliyimana, originaire de Butare (sud-Rwanda), chef
d’état-major de la Gendarmerie
Le colonel Gatsinzi, chef d’état-major général (CEMG) des Forces armées
rwandaises (FAR) qui assure l’intérim du colonel Nsabimana, également tué
dans l’avion présidentiel (…)
Le colonel Bagosora, directeur de cabinet du ministre de la Défense et cousin du
président Habyarimana. Proche de la Garde présidentielle, il pourrait éventuellement jouer le rôle d’un interface efficace entre les forces gouvernementales et
la Garde présidentielle180.

Cette dernière analyse montre une grave erreur d’appréciation de
l’agent de la DGSE. Elle fait des trois hommes forts de l’état-major des
FAR des personnes capables de ramener à la raison les extrémistes hutu,
au moment où ils sont en train d’organiser – au mieux de couvrir – les
assassinats systématiques des réformateurs politiques, et les premiers
massacres génocidaires de la communauté tutsi. L’erreur de jugement
se porte en particulier sur le colonel Bagosora, membre prééminent du
« Clan du Nord », et l’un des principaux agents du processus génocidaire qui a préparé le déclenchement des événements du 7 avril181.
Cette méprise semble due à une confusion faite par le rédacteur avec
un autre comité de crise formé par des militaires réformistes dans la

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

matinée du 7 avril182. Celui-ci avait pour but de soutenir le gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana – sans savoir qu’au même moment ses
principaux membres étaient en train d’être assassinés.
4.3.1.3 le soutien à une alternative politique faussement
légitime : le gouvernement intérimaire rwandais (gir)
Dans la journée du 7 avril, un certain nombre de personnalités politiques rwandaises viennent demander protection, et l’asile pour euxmêmes et leur famille, à l’ambassade de France à Kigali. Jean-Michel
Marlaud ayant donné l’instruction de recevoir tous les responsables
politiques se sentant menacés, l’ambassade accueille déjà ce jeudi soir
pas moins de quatre ministres et leur famille, le directeur de la Banque
nationale, et un député183. Parmi eux, se trouve Fernand Nahimana,
accompagné de son épouse et de ses quatre enfants. Sur le point d’être
désigné ministre de l’Enseignement supérieur dans le nouveau gouvernement, il est surtout connu comme étant un des fondateurs de la radio
extrémiste RTLM. Le lendemain midi, Jean-Michel Marlaud signale
que ce sont désormais plus de 90 personnes qui se sont réfugiées à l’ambassade, dont dix ministres, les directeurs de la Cour des Comptes, du
Plan et de la Banque nationale du Rwanda, ainsi que plusieurs hauts
fonctionnaires184. Parmi toutes ces personnalités accueillies avec leur
famille dans les locaux du consulat, à l’entrée de l’ambassade de France,
seul Alphonse Nkubito, procureur général et président du collectif des
associations des droits de l’homme, fait partie de l’opposition démocratique185. Et encore est-il accueilli parce que l’ambassade de Belgique n’a
pas voulu de lui pour des raisons de sécurité. Toutes les autres personnalités réfugiées sont des thuriféraires du président décédé Habyarimana.
à la lecture des archives, les locaux qu’ils occupent dans l’ambassade
de France semblent être le point de départ ou d’arrivée de nombreux
déplacements, un cadre privilégié des tractations politiques et militaires
du moment – plus ou moins hors de contrôle de l’ambassadeur.
Ainsi Jean-Michel Marlaud témoigne le vendredi 8 avril de la tenue
dans son ambassade d’une réunion préparatoire sur la constitution d’un
nouveau gouvernement intérimaire. Le diplomate indique dans un
télégramme qu’« au cours d’une réunion préalable avec les ministres
réfugiés à l’ambassade, le schéma suivant a été esquissé : combler le

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

vide institutionnel, en demandant aux partis qui le peuvent de remplacer les quatre ministres et le premier ministre morts ou disparus, et
en désignant un successeur intérimaire au chef de l’état ; obtenir de
l’armée qu’elle reprenne en main les éléments incontrôlés de la Garde
présidentielle et lancer un appel à l’arrêt immédiat des combats ; réaffirmer l’attachement aux accords d’Arusha et la volonté de les mettre en
œuvre »186. Très bien informé, l’ambassadeur précise qu’une réunion des
partis politiques et du conseil militaire de crise est en train de se tenir
au ministère de la Défense de Kigali : « Les dirigeants du MRND (parti
présidentiel) et M. Mugenzi, président du PL, sont déjà au ministère
de la Défense où ils devraient être rejoints à bref délai par le MDR. Le
président du PDC s’y joindra s’il peut être contacté. Seul le PSD, dont
tous les dirigeants sont morts ou en fuite, sera absent »187.
à 20 h 00, l’ambassadeur de France est en mesure de transmettre à
Paris la composition du nouveau gouvernement intérimaire rwandais
(GIR) : il s’est constitué au ministère des Armées – et non à l’ambassade de France – en présence du « comité de salut public » militaire
et donc probablement de Théoneste Bagosora. Jean-Michel Marlaud
annonce que le nouveau chef de l’état est Théodore Sindikubwabo et
que le gouvernement est « reconstitué » avec Jean Kabanda en tant
que premier ministre. Il précise que les autres ministères sont répartis entre des personnalités du MDR, du PSD et du PL – tous partis
d’opposition démocratique188. Il omet de mentionner que neuf des 19
portefeuilles sont attribués à des membres du MRND présidentiel189 et
que les représentants des partis de l’opposition sont tous de la tendance
extrémiste « Hutu Power » qui s’est affirmée et a fractionné ces partis
depuis novembre 1993.
Le commentaire qu’il porte à la suite de la nomination des nouveaux
ministres du gouvernement intérimaire peut paraître déconcertant :
« La répartition des portefeuilles ministériels entre les partis politiques
est conforme au protocole sur le partage du pouvoir. Les critiques qui
pourraient être faites le cas échéant pourraient porter sur deux points :
la représentativité des membres du PSD ayant assisté à la réunion (le
comité directeur étant décapité), le glissement de répartition entre tendances au sein du MDR (Mme Uwilingiyimana, qui était proche de M.
Twagiramungu, est remplacée par le candidat du “MDR power”»190. Le

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

schéma de règlement du conflit proposé par les accords d’Arusha semble
encore être la référence prioritaire à laquelle s’accroche non seulement
le diplomate français, mais une partie encore en vie de l’opposition
libérale rwandaise. Pourtant, la disparition violente des forces démocratiques rwandaises, et la mise à l’écart de facto du FPR, rendent à
l’évidence le cadre « arushien » caduc. Du moins dans son essence, mais
pas dans son instrumentalisation pratiquée encore pendant plusieurs
semaines par de nombreux acteurs français, et rwandais – génocidaires
en tête.
Avec plus de discernement, une note diffusée par la DGSE le lendemain 9 avril souligne que le gouvernement intérimaire qui s’est formé
à Kigali « ne se caractérise ni par son ouverture, ni par son équilibre »
puisque « les principaux chefs de file de l’opposition, favorables à l’intégration politique du FPR étaient soit déjà assassinés, soit ignorés ». Sa
composition est, pour l’analyste, d’une nature telle qu’il va devenir difficile d’éviter une reprise des combats des FAR avec le FPR : « Certaines
personnalités hutu proches du pouvoir admettent en privé que la nature
réactionnaire du gouvernement intérimaire n’est pas de nature à susciter
une attitude conciliante de la part du FPR »191.
Dans la matinée de ce samedi, alors que les premiers soldats français
de l’opération Amaryllis ont pris pied au Rwanda, l’ambassadeur fait
part au Quai d’Orsay d’un entretien téléphonique qu’il a eu avec le
nouveau président intérimaire du Rwanda. Théodore Sindikubwabo a
tenu à lui expliquer les intentions qui ont présidé à la constitution de
son gouvernement ; à savoir « éviter le vide institutionnel, donner des
interlocuteurs à la communauté internationale, poursuivre les contacts
avec le FPR et veiller à la sécurité de la population ». En conséquence,
l’ambassadeur rapporte le souhait du nouveau président de « demander
l’aide de la communauté internationale et d’abord de la France ». Une
aide qui selon son interlocuteur « ne doit pas se limiter à l’évacuation
des ressortissants étrangers en laissant les Rwandais à eux-mêmes »192.
Le diplomate français relaye ces demandes sans faire aucun commentaire. à partir de la mi-avril, le président Sindikubwabo deviendra l’un
des principaux responsables étatiques des massacres génocidaires, organisés avec la complicité des préfets et des bourgmestres dans tout le
territoire rwandais.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Dans la soirée du 9 avril, Jean-Michel Marlaud envoie un nouveau
télégramme diplomatique à Paris, relatant cette fois-ci une rencontre
avec plusieurs ministres du nouveau gouvernement intérimaire. Cette
délégation demandait en l’occurrence un soutien international pour
obtenir un cessez-le-feu : « Cet appel s’adressait à toute la communauté internationale, mais en priorité à la France. Nous devions (sic)
aller plus loin que le contingent actuel, aider les autorités rwandaises
à rétablir l’ordre, empêcher le FPR de bouleverser l’équilibre politique
des accords d’Arusha par une victoire militaire »193. Une note concomitante du colonel Jacques Lasserre adressée à Édouard Balladur va dans
le même sens : « Le nouveau gouvernement rwandais, qui s’est constitué
dans le respect des décisions d’Arusha, tente de ramener le calme ; il a
déjà demandé que nos forces restent sur place, au-delà de l’opération
humanitaire d’évacuation »194.
Le sous-texte de ces propos est évidemment révélateur des attentes
de la junte extrémiste hutu qui se tient dans l’ombre du nouveau pouvoir politique ; mais il dénote aussi de la permanence de pratiques anciennes qui ont marqué la relation bilatérale franco-rwandaise depuis
des années.
Les archives laissent supposer que jusqu’à la fermeture de l’ambassade le 12 avril, Jean-Michel Marlaud aura de nombreux contacts avec
le GIR. Sous la pression du FPR, celui-ci quittera Kigali à la même date
pour commencer à organiser et superviser le génocide des Tutsi dans les
différentes préfectures du Rwanda.

4.3.2 Le basculement vers une nouvelle
intervention militaire française
4.3.2.1 le sentiment d’une insécurité totale à kigali et la crainte
obsessionnelle du fpr
L’incapacité de la MINUAR à contrôler la situation à Kigali, à protéger les opposants hutu, certains ministres et les civils tutsi des massacres
commis par la Garde présidentielle et ses affidés, est rapidement apparue évidente aux autorités françaises. L’ambassadeur Marlaud note que
la force onusienne n’a pas été en mesure d’assurer la tenue d’une réunion entre l’état-major des FAR, le représentant du secrétaire général de

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

l’ONU et les « observateurs occidentaux ». Il informe Paris qu’« elle ne
parvient pas non plus à assurer la protection des responsables rwandais
recherchés par la Garde présidentielle ou certains éléments militaires.
Mme Uwilingiyimana (actuel premier ministre) aurait été finalement
arrêtée, M. Twagiramungu (futur premier ministre), qui avait dans un
premier temps trouvé refuge chez un voisin américain, vient de m’indiquer qu’il va regagner son domicile. La MINUAR ne parvient pas à
arriver chez lui pour le mettre à l’abri. Landoald Ndasingwa (ministre
du Travail et des Affaires sociales, dirigeant la “ faction lando” du PL)
aurait été tué, ainsi que deux casques bleus ghanéens chargés de sa protection » 195.
L’autre crainte des autorités françaises est la menace constante, réelle
ou fantasmée, d’une attaque éclair de l’APR, bras armé du FPR, sur
Kigali. Pourtant, les renseignements montrent de manière concordante
que les opérations militaires qui suivent immédiatement l’attentat du
6 avril, sont du fait des Forces armées rwandaises – et notamment de la
Garde présidentielle196. Aux premières heures du jeudi 7 avril, celle-ci
attaque à la mitrailleuse puis au mortier le bâtiment du CND où, dans
le cadre des accords d’Arusha, stationne un bataillon de 600 hommes
de l’APR. Ceux-ci ripostent et 300 d’entre eux s’exfiltrent de l’enceinte
de l’assemblée nationale pour se déployer tout autour de l’hôtel Méridien. Le rédacteur de la note de situation du 8 avril ajoute que « le FPR
a aggravé la situation en annonçant dans la soirée que si l’ordre n’était
pas rétabli dans la nuit, il lancerait une attaque généralisée »197. Cette
inquiétude dirigée en priorité vers le FPR – aux dépens des exactions
commises au même moment par les FAR – est partagée par les autorités
diplomatiques. Elles expriment dans la soirée leur extrême préoccupation de l’évolution de la situation au Rwanda en l’associant directement
au « risque [qui] existe que le FPR descende sur Kigali à partir du nord
du pays »198.
L’attaché de défense indique que le FPR « semblerait mener une attaque généralisée », en ajoutant néanmoins que « ces renseignements
nous ont été communiqués par l’état-major des FAR, mais les renseignements sont encore trop confus pour être exploités. Le secteur de
Gisenyi est, selon le chef de secteur avec lequel le poste a des contacts
directs, calme. Situation intérieure : les exactions de groupes armés

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

accompagnés par des bandes équipées de machettes poursuivent leurs
actions dans les quartiers »199.
4.3.2.2 les prémisses de l’intervention française
Pour parer à l’urgence, l’état-major a procédé, dès le début des événements, à la réorganisation de sa chaîne de commandement sur place. En
l’absence du colonel Cussac, attaché de défense en titre en déplacement
en France, le chef d’état-major a désigné son adjoint, le lieutenantcolonel Maurin. Ce dernier a reçu des instructions concernant « une
éventuelle opération militaire de protection voire d’évacuation de nos
ressortissants, si la situation venait à l’exiger »200. Le message que le
général Philippe Mercier, chef de cabinet du ministre de la Défense,
lui a adressé mentionne les premières mesures qui doivent être prises
au cas où une évacuation serait envisagée : celle-ci devant être conduite
conjointement avec les Belges et en liaison avec la MINUAR. On lui
demande bien entendu de suivre l’évolution « de la situation militaire
au Rwanda notamment à Kigali et si possible dans la zone tampon. En
liaison avec les services de l’ambassade, de tenir à jour le point précis de
nos ressortissants, et dans la mesure du possible de vous tenir informé
de la disponibilité de l’aéroport […]. Pour ce qui concerne la sécurité,
d’être en mesure sur demande de l’ambassadeur de participer à la protection immédiate des locaux diplomatiques »201. En parallèle, l’étatmajor parisien a organisé une mise en alerte préalable des unités concernées, en exigeant une « extrême confidentialité de ces mesures »202.
Ce même jeudi 7 avril, dans le message qui désigne le remplaçant
de l’attaché de défense, l’état-major des Armées signale au lieutenantcolonel Maurin la possibilité d’une opération militaire d’évacuation
à Kigali203. Le message insiste en particulier sur la responsabilité du
commandant des forces françaises à Bangui dans la conception de
cette opération. Le lendemain, ce dernier soumet aux autorités parisiennes une fiche de synthèse présentant deux projets d’intervention :
l’un au Rwanda avec le colonel Henri Poncet et son état-major tactique
(EMT), l’autre au Burundi avec le colonel Patrice Sartre et son EMT204.
Deux options sont avancées pour atteindre Kigali : l’une fondée sur un
aérotransport des troupes à Kigali, l’autre aéroportée205. Dans les deux
cas, il est souligné qu’il faut un minimum de deux compagnies et que

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

la possibilité d’un appui aérien des avions Jaguar doit être envisagée206.
Du côté diplomatique, c’est avec un sentiment palpable d’urgence
que le Quai d’Orsay interroge pour la première fois dans l’après-midi
du 7 avril, l’ambassadeur sur l’éventualité d’une évacuation des ressortissants français :
Le Département souhaite connaître d’urgence votre sentiment quant à
l’opportunité d’évacuer la communauté française. Vous voudrez bien le saisir
d’urgence si vous jugez, en liaison avec votre collègue belge que la dégradation
de la situation à Kigali justifie une telle mesure, en tenant compte du délai
de quelques heures nécessaires à l’intervention éventuelle des forces françaises
déjà en alerte dans des pays proches. En cas d’évacuation, il est prévu que ces
dernières interviendraient en appui des forces belges, d’où la coordination avec
votre collègue belge207.

Dans la soirée, Jean-Michel Marlaud suggère d’envisager une évacuation, mais considère qu’« une décision paraît toutefois à ce stade
prématurée. La situation reste très fluide et peut basculer dans le sens,
soit d’une nouvelle aggravation, soit d’une certaine stabilisation »208. En
outre, il faut souligner que les autorités françaises souhaitent alors ne
pas engager une telle opération sans concertation avec la communauté
internationale. Ce qui se traduit par une démarche de la représentation française à l’ONU pour produire un consensus sur le sujet. Le
secrétaire général des Nations unies demande lui-même une réunion
du Conseil de sécurité avant d’engager des opérations d’évacuation209.
Il y a à Paris une volonté affichée de replacer « notre action dans le cadre
de l’ONU »210. Les échanges qui ont suivi au sein du conseil onusien
ont montré une certaine réserve et, pour le moins, des garanties posées
« quant au caractère et aux limites de l’opération : objectif strictement
humanitaire, durée réduite au temps nécessaire pour l’évacuation »211.
D’autre part, le représentant français à l’ONU a préalablement pris
soin de dialoguer avec le représentant du FPR basé à New York sur le
principe d’une opération d’évacuation. Celui-ci lui a affirmé
que ses supérieurs n’accepteraient cependant jamais d’avoir à discuter avec
une « junte ». Le FPR excluait donc tout contact si le nouveau gouvernement
à Kigali devait être un gouvernement de militaires […], que le FPR était
disposé à coopérer pour favoriser l’évacuation des communautés étrangères […]
mais que les opérations d’évacuation devraient être menées par des forces qui
agiraient ponctuellement. Il était hors de question d’accepter une opération « à

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(1990-1994)

la française » où les troupes interviendraient pour s’installer durablement sur
leur théâtre d’opération212.

Ces quelques lignes résument assez bien la défiance du FPR à l’égard
de la France, considérant toute intervention au Rwanda dans laquelle
seraient impliqués des militaires français comme une opération le visant
directement.
4.3.2.3 l’élément déclencheur : l’assassinat
de deux gendarmes français
L’événement qui a sans doute été déterminant dans la prise de décision finale de l’opération Amaryllis est l’assassinat de deux gendarmes
français et de l’épouse de l’un d’eux, dans l’après-midi du 8 avril.
L’adjudant-chef Alain Didot et l’adjudant-chef René Maïer étaient
deux assistants militaires techniques, spécialistes des transmissions, restés au Rwanda avec 22 autres coopérants après le départ de l’opération
Noroît en décembre 1993. Pendant sa mission, le gendarme Didot avait
assuré la sécurisation des transmissions de l’ambassade de Kigali et le
réseau de communication des coopérants français. Mais son assistance
militaire technique l’avait aussi conduit à former des militaires rwandais et à assurer la maintenance de tous les postes radio des FAR. La
présence d’une grande antenne radio sur le toit de sa villa située près de
l’aéroport de Kanombe pouvait en faire une victime désignée – notamment pour le FPR.
Le compte rendu de fin de mission du colonel Cussac et du lieutenant-colonel Maurin nous apprend que l’adjudant-chef Didot a ouvert
le réseau radio AMT juste après l’attentat et a monté l’antenne Inmarsat
le lendemain 7 avril à 8 heures du matin. Le dernier contact aurait été
établi avec lui à 14 h 30. La même journée, le document note l’information suivante : « 17 h 30 : Un compte rendu radio du directeur du
Méridien de Kigali, Mr éric Lefèvre, fait état de l’assassinat par des
éléments du FPR du couple Didot. Ces informations sont confirmées à
18 h 00 par les gardiens rwandais des villas voisines qui s’étaient réfugiés
au Méridien »213.
Dans un télégramme diplomatique transmis le lendemain 8 avril à
19 h 30, l’ambassadeur Marlaud annonce la terrible nouvelle : « Selon
des informations concordantes, l’adjudant-chef Didot et son épouse

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

ont été assassinés cet après-midi ». Il n’est pas encore question de l’adjudant-chef Maïer. Les témoignages divers recueillis par l’ambassadeur
et son collègue allemand tendent à montrer qu’il s’agit d’une opération
visant un opérateur radio, qui travaillait depuis son domicile, identifié
comme le maillon d’un réseau du renseignement français. Le diplomate pense que le FPR a commis ces meurtres et s’inquiète des conséquences de cette hypothèse : « Si le FPR s’est emparé de l’équipement
radio de l’adjudant-chef Didot, il peut nous écouter. » Et il conclut à
19 h : « La sécurité des ressortissants français est menacée et justifie
l’évacuation »214.
Une question se pose : pourquoi constate-t-on un décalage d’une
journée dans la datation établie par le document de la mission d’assistance militaire et celle de l’ambassadeur qui situe l’assassinat non pas
l’après-midi du 7 avril, mais l’après-midi du 8 avril ? Les informations
militaires, provenant du terrain, sont corroborées par un rapport du
lieutenant-colonel Damy qui date bien l’assassinat au 7 avril après-midi215. Alors que celles provenant de l’ambassade sont confirmées par
le compte rendu de fin d’opération d’Amaryllis établi par le colonel
Poncet216. S’agit-il d’une erreur ? Ou cette information très sensible de
la mort d’un soldat français et du vol probable de matériel stratégique,
aurait-elle pu être dissimulée par les autorités françaises pendant 24
heures ? Dans quel but ? L’étude croisée des archives ne nous permet
pas de trancher.
En tout état de cause, à l’annonce de la nouvelle, le président François
Mitterrand prend « la décision d’assurer dans l’immédiat la sécurité
de nos ressortissants »217. Une réunion interministérielle est mise en
place au Quai d’Orsay218. Deux options y sont évoquées. La première
conçoit une opération militaire limitée uniquement à l’évacuation et
à la protection de la communauté française. La seconde, défendue par
le général Quesnot, prône une intervention militaire beaucoup plus
ambitieuse : non seulement protéger et évacuer nos ressortissants, mais
également rétablir l’ordre à Kigali ; mieux encore, dans l’héritage de
l’opération Noroît, stopper l’offensive du FPR en s’interposant.
Toujours dans le même souci de ne pas s’enliser à nouveau dans le
« piège rwandais », c’est la première option – soutenue avec vigueur
par le premier ministre Édouard Balladur et par Alain Juppé – qui

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

prend le dessus. Dans la note qu’il adresse à François Mitterrand après
la réunion, le général Quesnot présente l’opération baptisée Amaryllis
comme « une phase technique visant à contrôler la plate-forme aéroportuaire ». Et il précise que « à ce stade, il n’est pas question d’évacuation
générale de la communauté française »219.
L’ambassadeur à Kigali est prévenu par le ministère des Affaires
étrangères à 21 heures : « Devant les risques que présente la situation
au Rwanda, la France a décidé de mener dans la nuit un EOP220 sur
l’aéroport de Kigali en vue de préparer une éventuelle évacuation de
la communauté française »221. Cinquante minutes plus tard pourtant,
un télégramme diplomatique lui précise les premières conditions d’évacuation : « Vous voudrez donc bien, dans la plus grande discrétion,
réfléchir à ceux des membres de la communauté française ou des autres
communautés étrangères, dont la situation de santé, psychologique ou
autre, rendrait leur départ en priorité justifié. Les intéressés ne devront
en aucune façon être informés de cette possibilité avant l’arrivée des
avions »222.
L’ordre d’opération militaire est écrit et diffusé à 23 h 30 par le général Germanos, adjoint du chef d’état-major. Les arguments avancés dans
son introduction pour justifier l’opération militaire montrent une perception assez synthétique et précise des événements en cours à Kigali :
Pour venger la mort du président Habyarimana, du chef et de l’adjoint de la
sécurité présidentielle tués dans l’écrasement de l’appareil survenu le 6 avril
au soir, les membres de la Garde présidentielle ont mené dès le 7 au matin des
actions de représailles dans la ville de Kigali :
Attaque du bataillon du FPR
Arrestation et élimination des opposants et des tutsis
Encerclement des emprises de la MINUAR et limitation de ses déplacements.
Par ailleurs la MINUAR déplore des pertes. Le chef d’état-major de la gendarmerie et le nouveau chef d’état-major tentent de reprendre le contrôle de la
situation. Cette dernière n’est pas maîtrisée. Aussi la France a-t-elle décidé de
préparer l’opération d’évacuations de nos ressortissants, leur sécurité paraissant
menacée223.

Les ordres de comportement indiqués dans la suite du document
montrent une volonté affirmée de neutralité et de discrétion, sans doute
mal adaptée à la situation. Ainsi l’ordre d’opération précise que « le détachement français adoptera une attitude discrète et un comportement

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

neutre vis-à-vis des différentes factions. (…) La plus grande discrétion
sera observée vis-à-vis des médias »224.

4.3.3 L’opération Amaryllis : une nouvelle intervention militaire
française au Rwanda
4.3.3.1 la mise en place et le déroulement
de l’opération militaire
à peine quatre mois après le départ des derniers soldats français de
l’opération Noroît, les forces militaires françaises reprennent pied sur le
territoire rwandais, dans la nuit du 8 au 9 avril 1994. Mais elles interviennent cette fois-ci dans un théâtre d’opérations bien plus modeste :
soit sur une durée de quelques jours et avec des effectifs militaires qui,
officiellement, n’excéderont pas 500 hommes. Dès le samedi 9 avril au
matin, le chef d’état-major, l’amiral Jacques Lanxade, tient à préciser publiquement que l’opération Amaryllis est « une opération exclusivement
destinée à permettre le départ des ressortissants français »225 . Le chef du
cabinet militaire du premier ministre, le contre-amiral Patrick Lecointre,
insiste en coulisse sur les mêmes limitations de temps et de principe de
l’intervention, dictées, selon lui, par la menace pressante du FPR : « La
possibilité d’une arrivée du FPR à Kigali rend urgente l’évacuation de
nos ressortissants, en ne laissant sur place que quelques “noyaux durs”
à définir. L’opération militaire que nous avons montée doit bien apparaître comme strictement humanitaire, française, ou éventuellement
franco-américaine, ce qui facilitera son acceptation à l’ONU. Elle doit
s’achever rapidement et ne doit en aucun cas laisser supposer que nous
relevons de la MINUAR, dont le sort dépend seul des Nations unies. » Il
tient à conclure sa note par un commentaire manuscrit : « Nous avons
intérêt à faire vite et à nous replier dès la fin de l’évacuation ; le FPR
nous est hostile et son arrivée, probable, nous mettra en difficulté »226.
Un télégramme diplomatique de la direction des Affaires africaines
et malgaches (DAM), adressé le même jour à toutes les ambassades africaines, affiche la même matrice restrictive et fait montre toujours des
mêmes illusions sur le devenir politique rwandais :
Cette opération a pour seul objectif de permettre le départ rapide et dans des
conditions de sécurité suffisantes des ressortissants français. L’opération était

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

devenue urgente depuis hier, un coopérant et son épouse ont été assassinés et
les menaces sur nos compatriotes s’étaient accrues […] Il s’agit d’une opération
temporaire à but strictement humanitaire qui n’interférera en aucune façon
dans le processus politique rwandais. à cet égard, nous restons attachés à l’application des accords d’Arusha, seule chance pour le Rwanda d’éviter le chaos et
les massacres227.

Le croisement des deux comptes rendus de fin de mission des attachés de défense Maurin et Cussac et du colonel Poncet228 permettent de
faire un tableau assez complet du déploiement militaire de l’opération
Amaryllis. Dès ses débuts, l’intervention semble se déployer dans un
environnement chaotique avec une grande efficacité et sans difficultés
majeures. Elle paraît constamment favorisée par une compréhension,
parfois une collaboration des Forces armées rwandaises, dont une partie
pourtant met Kigali à feu et à sang depuis deux jours.
Ainsi dans la nuit du vendredi 8 avril, une équipe d’assistance militaire et technique s’assure de la sécurisation de la tour de contrôle de
l’aéroport de Kigali, et du dégagement de la piste d’atterrissage obstruée
depuis deux jours par des véhicules placés par les FAR. Cette action permet aux quatre premiers avions du détachement Amaryllis, des Transall
C 160, d’atterrir sur l’aéroport de Kanombe le samedi 9 avril à 1 h 30
du matin. Ayant pratiqué un « poser d’assaut » très rapide, chacun à 30
secondes d’intervalle, les appareils débarquent 151 hommes, en grande
partie du 3e RPIMa. à 2 h 45 du matin, l’ensemble des bâtiments et
de la piste de l’aéroport sont sous contrôle des troupes françaises. Un
cinquième avion de transport C 160 se pose vers 4 h 30 du matin.
Ce premier détachement, placé sous le commandement du lieutenantcolonel Maurin, a pour mission initiale de contrôler « la plate-forme
aéroportuaire ». Le choix de ce dernier pour cette mission délicate,
soumise au bon vouloir des FAR, peut se justifier par les très bonnes
relations que le coopérant français entretient avec l’armée rwandaise :
il a en effet tenu le rôle de conseiller « officieux » du chef d’état-major
des FAR d’avril 1992 à décembre 1993229.
à 7 h 00 du matin, Jean-Jacques Maurin et Henri Poncet organisent
et planifient l’évacuation des premiers ressortissants, en localisant notamment trois grands centres de regroupement. L’ambassadeur à Kigali
informe Paris que l’opération se déroule de façon satisfaisante et que la

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

MINUAR, le FPR (par l’intermédiaire de cette dernière) et le gouvernement rwandais ont été informés de l’intervention française230. Les
premières reconnaissances des axes routiers utilisés pour ces « extractions » sont réalisées dans la matinée, avec le souci permanent semble-til d’éviter le centre-ville où les troubles et les massacres sont les plus importants. Dans l’après-midi et la soirée du 9 avril, cinq nouveaux avions
Transall acheminent 163 hommes supplémentaires, portant l’effectif
d’Amaryllis à 359 militaires français. La mission peut, à ce moment,
être élargie à l’évacuation « en toute sécurité » des ressortissants, sous la
responsabilité du colonel Poncet qui devient officiellement commandant en titre de l’opération Amaryllis.
Tous ces éléments aboutissent dans la soirée du 9 avril à une première
évaluation de l’intervention militaire française. Il s’agit notamment de
mettre en place des « points de regroupement, procéder, en liaison avec
les autorités diplomatiques, aux évacuations avec les moyens aériens
nationaux et, éventuellement les moyens alliés disponibles, en direction
de : P1, Bujumbura ; P2, Nairobi ; P3, Bangui »231.
Le dimanche 10 avril, trois nouveaux C 160 en provenance de Bangui acheminent 105 hommes supplémentaires du 8e RPIMa, ainsi que
quatre véhicules blindés. L’effectif sera finalement complété le lundi 11
avril par 34 militaires (dont un groupe doté de missiles Milan) portant
le dispositif final d’Amaryllis à un maximum de 497 soldats. Sur place,
deux unités sont dévolues au contrôle de l’aéroport, et une unité est déployée « en ville ». Trois sections protègent chaque centre de regroupement des évacués, et une quatrième assure la sécurité de l’ambassade de
France. La mission la plus délicate de l’opération, le transfert des ressortissants, est attribuée aux détachements spécialisés ou unités CRAP232.
4.3.3.2 des évacuations sous tension, très ciblées
L’évacuation des ressortissants français et occidentaux
Dans l’esprit du commandement français, l’évacuation des ressortissants ne doit pas se faire de vive force. Le déploiement à Kigali d’un
important détachement du 1er RPIMa avait sans doute vocation à assurer les extractions complexes du fait de la localisation des candidats au
départ. Dans une directive qu’il adresse au colonel Poncet, le général

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Régnault qui suit l’opération rappelle que ces évacuations doivent être
conçues en liaison avec les autorités rwandaises :
Vous adopterez une attitude aussi conciliante que possible. Vous n’aurez recours
à la force qu’en toute dernière extrémité, en cas de légitime défense étendue aux
personnes placées sous votre protection. Dans ce cadre, vous orienterez en priorité le détachement spécialisé vers les missions d’éventuelles extractions ou toute
opération particulière. Cependant, il vous appartient de juger de son emploi en
fonction de l’évolution de la situation233.

Pour un certain nombre de conseillers parisiens, cette opération n’est
possible que grâce aux rapports privilégiés qu’entretiennent les forces
militaires françaises et rwandaises – sans y regarder de trop près. Ainsi
Patrick Lecointre, chef du cabinet militaire d’Édouard Balladur note le
9 avril que « la ville de Kigali est tenue par les FAR et la Garde présidentielle, avec lesquelles nous avons de très bons rapports par le biais de nos
coopérants militaires. L’opération d’évacuation pourra donc se dérouler
dans des conditions satisfaisantes à partir du moment où nos éléments
supplémentaires seront en place »234.
La question de l’évacuation des ressortissants français a été posée
très tôt par Paris, même si les premiers rapports relatant les troubles et
remontés vers la capitale ne désignent pas les Français comme des cibles
potentielles235. Le jeudi 7 avril, le lieutenant-colonel Maurin donne
l’ordre aux ressortissants français de Ruhengeri et de Gisenyi d’évacuer
leurs localités par voie routière vers Gitarama ou Goma236. Dès le 8
avril, le même officier a reçu – nous l’avons dit – pour instruction du
général Mercier de prendre les mesures nécessaires pour une organiser
une évacuation : il a notamment été informé qu’un « élément français
des EFAO237 sera mis en place à Kigali demain, 9 avril, à l’aube ou plus
tôt si possible ». Le général Mercier lui demande en outre d’informer
les autorités rwandaises, concernant en particulier le « libre accès de
l’aéroport de Kigali », de communiquer ces éléments à l’ambassadeur
de France, et d’avertir la MINUAR et le FPR « dès le poser de nos
avions »238.
Dès midi, l’ambassadeur à Kigali reçoit la demande du Quai d’Orsay, de
conseiller « fermement » aux ressortissants français vivant dans la capitale de
« quitter le pays »239. Malgré le danger, quelques Français ne souhaitent pas
être rapatriés pour des raisons diverses – ce sont souvent des religieux240.

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

La première des « extractions » de ressortissants français par une
unité d’Amaryllis est lancée dans la matinée du 9 avril. Ces opérations
d’évacuation sous haute tension se font par les détachements spécialisés grâce à des convois de quatre ou cinq véhicules civils – voitures ou
camions – menés à vive allure et guidés par un binôme de coopérants
AMT à travers le réseau routier complexe de Kigali241. Vers 16 h 00,
les 44 premiers Français évacués sont acheminés à l’aéroport de Kigali
et décollent à 17 h 30 à bord d’un C 160 en direction de Bangui. Le
lendemain, le colonel Lasserre, adjoint au chef du cabinet militaire du
premier ministre, présente ainsi l’opération d’évacuation : « [Elle] se fait
actuellement avec l’accord des FAR qui tiennent la ville et avec lesquels
nous négocions. Les véhicules civils réquisitionnés servent aux mouvements, car nous ne disposons d’aucun véhicule militaire sur place.
Ce type d’action, dirigé par l’ambassadeur, doit pouvoir être poursuivi
toute la journée et aboutir à l’évacuation de la grande majorité de nos
compatriotes. Si la situation se dégradait à Kigali, il faudrait envisager
l’emploi de la force. »
Le colonel Lasserre précise que « l’arrivée des Belges, qui se heurtent à
l’hostilité des FAR qui tiennent la ville, risque de faire basculer la situation. Nous nous efforçons donc d’avancer au plus vite notre opération
nationale avant que la situation se dégrade »242. Ce dimanche 10 avril
donc, huit C 130 et trois Transall C 160 évacuent 280 ressortissants
français vers Bujumbura (Burundi) et Bangui243. à partir de cette date,
les évacuations de Français sont moins nombreuses et les extractions
faites par les militaires d’Amaryllis deviennent de plus en plus difficiles :
ainsi, le lundi 11 avril, deux convois sont la cible de tirs d’armes automatiques, entraînant la riposte des soldats français244.
Pourtant, dans un rapport daté du 11 avril, une analyse de la DGSE
montre que le FPR s’est engagé à ne pas entraver les opérations d’évacuation des ressortissants occidentaux ; mais elle s’inquiète de l’attitude
des FAR susceptibles d’entraver « le bon déroulement des opérations
d’évacuation si les troupes françaises venaient à quitter l’aéroport »245.
Le mercredi 13 avril à 12 heures, la majorité des évacuations françaises sont réalisées par les forces Amaryllis. 576 ressortissants français
ont été évacués du Rwanda : 121 par voie routière, et 455 par voie aérienne – la majorité de ces derniers à Bujumbura (383) et Bangui (183).

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Seuls 43 d’entre eux ont été acheminés directement à Paris. Quant aux
ressortissants occidentaux évacués par les forces françaises d’Amaryllis,
ce sont essentiellement des Belges, des Allemands et des Américains.
256 sont évacués le premier jour par voie routière, et seuls 96 d’entre
eux accompagnent les ressortissants français les trois jours suivants, dans
leur évacuation aérienne du Rwanda246. Comme le souligne le colonel
Lasserre, Amaryllis est bien une « opération nationale ».
L’évacuation des Rwandais : l’obsession de la « parentèle Habyarimana » et
le problématique « personnel de l’ambassade »
L’évacuation des personnes rwandaises menacées n’est d’emblée pas
une priorité pour les autorités françaises qui supervisent l’opération
Amaryllis. Non envisagé dans les intentions initiales de l’intervention
française, le sort de ces personnes grandement menacées – et notamment les Tutsi – n’est véritablement soulevé qu’une fois l’évacuation des
ressortissants français achevée. Une seule exception, mais elle notable :
la protection et l’évacuation de la veuve de Juvénal Habyarimana et de
sa famille. C’est une demande originelle et personnelle de François Mitterrand247, et c’est une question constamment évoquée dans les archives
de l’opération Amaryllis.
Le 7 avril au matin, la famille du président défunt sollicite l’ambassadeur Marlaud pour « être évacuée d’urgence » du Rwanda248 et
reformule le lendemain matin la même demande249. Avant même le
déclenchement officiel de l’opération Amaryllis, la diplomatie française
réfléchit aux conditions de cette évacuation un peu particulière : « Nous
pourrions d’autre part dans cette première rotation évacuer des membres de la famille proche du président Habyarimana, étant entendu que
leur nombre devait rester tout à fait minoritaire par rapport à celui des
ressortissants français et étrangers et en tout état de cause ne pas dépasser 10 personnes »250. Une note, anonyme et manuscrite, d’un responsable militaire précise les conditions de ce transport aérien, afin que « la
parentèle ne part[e] pas seule » et que soit constitué “ un noyau blanc”
tout autour »251. Ce souhait que la famille Habyarimana soit mélangée
à des passagers français vise-t-il à rendre cette évacuation plus discrète
et acceptable ? Peut-être s’agit-il aussi, dans l’esprit de ce responsable
militaire, d’assurer la sécurité de ces passagers particuliers en les entou-

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

rant de ressortissants français que le FPR hésitera beaucoup à attaquer.
Le 9 avril, à 13 h 01, la DAM confirme à l’ambassadeur que la famille
très proche du président Habyarimana sera emmenée « dans les premières rotations avec des ressortissants français dans les conditions déjà
précisées ». à 16 h 00, une équipe AMT accompagne avec l’escorte d’un
détachement de la Garde présidentielle le convoi qui transporte Agathe
Habyarimana et ses proches de sa résidence à l’aéroport de Kigali252. Les
douze personnes de la famille Habyarimana embarquent avec 44 autres
passagers français dans le premier C 160 qui décolle à 18 h15 pour Bangui. L’ambassadeur Marlaud envoie dans la soirée la liste précise de ces
personnes rwandaises évacuées 253 et s’enquiert le lendemain du devenir
de la « famille large » encore réfugiée dans la résidence présidentielle
– toujours sous protection de la Garde présidentielle254. Le Département, sous la signature de Jean-Marc de La Sablière, donne son « accord
pour évacuer, en fin d’opération, les membres de la famille du président
Habyarimana (au sens large) qui se trouvent encore à la résidence de Kanombe »255. Auparavant, il est bien signifié que « tant que l’opération de
départ des ressortissants français et des autres communautés étrangères
est en cours à Kigali, il est souhaitable que la famille [déjà évacuée] du
président Habyarimana reste à Bangui »256. à la lecture des nombreuses
notes concernant la famille du président défunt, il est perceptible que la
question suscite auprès des acteurs français quelque gêne.
Trois jours après l’évacuation de la veuve Habyarimana et de ses
proches, en préparation du conseil restreint du lendemain, Dominique
Pin et le général Quesnot indiquent à François Mitterrand que « la
famille proche du président rwandais a été évacuée, selon vos directives.
Sa parentèle, une centaine de personnes, s’est exfiltrée vers le nord-ouest
pour passer sans doute au Zaïre compte tenu des liens personnels entre
le maréchal Mobutu et le président Habyarimana »257. Lors du conseil
restreint du 13 avril, c’est le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé
qui attire l’attention du président de la République sur le sort d’Agathe
Habyarimana : « La famille proche du président Habyarimana est
actuellement en Centrafrique. Or Patassé[258] veut s’en débarrasser. Il
y deux solutions, le Zaïre ou la France ». Le président de la République
répond, sans détour, que « s’ils veulent venir en France, la France les
accueillera naturellement »259.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Le jour même, l’ambassade de France à Bangui annonce l’arrivée de
la famille du président défunt le 17 avril, et informe le Département des
souhaits d’Agathe Habyarimana, notamment en matière d’hébergement :
La famille Habyarimana n’ayant aucune possibilité d’hébergement par des
proches à Paris, serait reconnaissante aux autorités françaises de bien vouloir
assurer son accueil et prévoir un logement (l’épouse du président m’a demandé
de lui donner, dès que possible, des précisions sur le lieu, la nature – appartement, maison ou hôtel – de l’hébergement. Elle désirerait pouvoir disposer d’un
téléphone)260.

Le 16 avril, dans une note qu’il adresse au premier ministre, le ministre de la Coopération Michel Roussin précise les modalités pratiques
de cet accueil : « Lors du dernier conseil restreint, le président de la
République a demandé que cette famille soit accueillie en France. Les
dispositions ont été prises pour qu’elle puisse embarquer sur un vol le
dimanche 17 avril dans l’après-midi. Les billets d’avion ont été pris en
charge par le ministère de la Coopération »261.
Le ministre explique qu’une réunion interministérielle organisée
le 15 avril à Matignon a prévu de « loger cette famille dans un hôtel
parisien de catégorie moyenne pour une durée qui ne saurait excéder
trois mois. Le service du Protocole était chargé de trouver l’hôtel et d’y
conduire la famille ». Michel Roussin pose le problème du « coût de
l’opération […] évalué à environ 250 000 F » :
Ni le ministère des Affaires étrangères, ni le ministère de la Coopération ne
disposent des possibilités budgétaires permettant de faire face à cette dépense.
Dans ces conditions une solution pourrait consister à solliciter la DGSE qui est
souvent intervenue dans le passé pour des affaires de cette nature. Si le premier
ministre approuvait une telle formule, je lui serais reconnaissant de bien vouloir
donner les instructions nécessaires262.

En marge du document, une inscription manuscrite du directeur de
cabinet du ministre, Jean-Marc Simon, signale que « M. Bazi[illisible]
que j’ai eu sur l’inter a accepté de prendre en charge les 250 000 F »263.
Après la prise en charge prioritaire de la famille proche de Juvénal
Habyarimana, les dernières évacuations de l’opération Amaryllis répondent à une demande politique de faire sortir du pays tout un groupe
de personnalités rwandaises liées au président défunt, notamment ceux
que le ministère de la Défense désigne au colonel Poncet comme étant
la « parentèle du président »264. Expression dont la largeur permet à la

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

fois d’ouvrir le groupe et dans le même temps de justifier un traitement
similaire aux personnes liées à la veuve du président, évacuée dès le 9
avril. C’est le lundi 11 avril, l’évacuation des ressortissants français étant
pratiquement achevée, que l’état-major considère qu’il « convient maintenant d’évacuer les 70 personnes de la parentèle » 265. Dans la soirée une
unité du COMOPS266 entreprend une opération de récupération de ces
proches d’Habyarimana afin de les extraire au plus vite. Parmi eux, des
membres éminents du « Réseau zéro » comme Protaïs Zigihanyerazo,
ou Alphonse Ntirivamunda. Mais les recherches des militaires français
demeurent vaines, la résidence de Kanombe est totalement vide. Le commandement français émettra l’hypothèse que « la parentèle aurait quitté
Kigali pour rejoindre sa région d’origine près de Gisenyi »267.
Pour la première fois le 10 avril, l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud
évoque, dans la continuité de ses échanges sur la « parentèle », le sort
des Rwandais de l’opposition, réfugiés dans l’ambassade de France. Il
préconise que « dans l’hypothèse d’une fermeture de l’ambassade, et si
les circonstances le permettent, il me paraîtrait souhaitable de les acheminer (séparément des ressortissants français) vers l’aéroport, pour un
départ dans la mesure des possibilités »268. Le Département lui donne
laconiquement son accord, sans plus de développement269.
Ce même dimanche, une extraction de grande envergure est organisée pour la première évacuation importante de civils rwandais. L’ambassadeur en témoigne ainsi : « Une section du 3e RPIMa accompagnée
de deux militaires techniques, est intervenue à 16 h 30 à l’orphelinat
Sainte Agathe de Masaka pour dégager cet orphelinat. Utilisant des
camions-bennes pour aller plus vite afin d’arriver avant la tombée de la
nuit, ils les ont amenés directement à l’aéroport pour embarquement
à destination de Bangui. Leur nombre total est de 97 enfants et 23
adultes »270. Quelques interrogations postérieures sur l’identité de ces
orphelins et surtout de leurs très nombreux accompagnateurs ternissent
un peu la portée de ce rare sauvetage de la population civile locale271.
Le 11 avril, un télégramme diplomatique évoque pour la première
fois l’évacuation des personnes rwandaises travaillant pour les intérêts
français : « Pour le cas où des ressortissants rwandais liés à la France
et notamment travaillant pour des entreprises françaises exprimeraient
le souhait de partir avec les moyens des forces françaises, vous pourrez

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

donner votre accord dans les conditions fixées pour les Rwandais réfugiés à l’ambassade »272. Un certain nombre de télégrammes semblent être
ensuite échangés avec l’ambassadeur Marlaud. Ils engendrent des instructions graduées de la part du Quai d’Orsay qui témoignent sans doute
de discussions ou de négociations entre l’ambassade et le Département
à Paris. Dans un premier temps, le directeur des ressources humaines du
Quai d’Orsay n’évoque que le versement de deux mois de salaire au personnel rwandais de l’ambassade273. à 17 h 05, la DAM, sous la signature
de Catherine Boivineau, indique de manière lapidaire que « vous êtes
autorisés à faire partir par notre dispositif le personnel local de l’ambassade qui souhaiterait quitter le Rwanda »274 ; une demi-heure plus
tard, son supérieur hiérarchique Jean-Marc de La Sablière précise plus
fortement que « le Département vous confirme qu’il convient d’offrir
aux ressortissants rwandais faisant partie du personnel de l’ambassade
(recrutés locaux), pouvant être joints, la possibilité de quitter Kigali »275.
Un ordre de conduite adressé aux forces militaires d’Amaryllis, reprend
cette disposition le lundi 11 au soir : « Considérant que le retrait de nos
compatriotes à l’exception de ceux de la mission diplomatique, est achevée, accélérer l’évacuation des ressortissants étrangers et des personnels
de l’ambassade »276. Une note du colonel Lasserre adressée à Édouard
Balladur rappelait juste auparavant que « 270 Rwandais (personnalités
gouvernementales et personnels au service des Français) sont réfugiés à
l’ambassade et demandent notre protection »277. Notons qu’au cours de
ces nombreux échanges, jamais le sort particulier réservé aux personnes
tutsi – et la protection qu’elle aurait pu ou dû engendrer – n’est évoqué
ou envisagé par les autorités françaises, que ce soit à Kigali ou à Paris.
Le mercredi 12 avril, ce serait 339 Rwandais qui auraient été évacués
par voie aérienne militaire, en majorité vers le Burundi, par les forces
Amaryllis278. Il n’est néanmoins pas possible de distinguer les « personnels de l’ambassade » et les personnalités réfugiées dans l’ambassade ; les
personnes en réel danger de mort et les personnes prudentes. Une note
non datée qui relate un entretien avec le consul Bunel affirme néanmoins
que « sur les 16 agents employés (tous Rwandais) seul un [...) a pu être
ramené à l’aéroport et être évacué […]. Les autres recrutés locaux (tutsi
pour la plupart), dont on est sans nouvelles, ont pu être tués »279.
Le bilan officiel de l’état-major des Armées fait état le 14 avril de 1 238

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

personnes évacuées par voie aérienne dont 454 Français et 784 étrangers
parmi lesquels 612 Africains dont 394 Rwandais280. Malgré les listes nominatives conservées aux archives, il est encore très difficile aujourd’hui
de pouvoir discerner finement ceux qui étaient tutsi, ou réellement en
danger.
4.3.3.3 un désengagement rapide et total des autorités et des
forces françaises
Fermeture et évacuation de l’ambassade de France
« Radio Ouganda vient d’annoncer (13 h 15 locales, 12 h 15 à Paris)
que Paul Kagame avait rejeté le nouveau gouvernement de Kigali et
ordonné à ses troupes de marcher sur la capitale pour renverser ce
gouvernement »281.
C’est sans doute cette nouvelle, alors que les soldats français viennent
à peine de poser le pied sur le sol rwandais, qui abrège d’emblée le cadre
temporel de l’opération Amaryllis, et lui donne ce caractère d’urgence
qui la caractérise durant ses cinq journées. Cette hantise de l’infiltration
ou même de l’arrivée des troupes de l’APR à Kigali, de leur jonction
avec le bataillon du CND, fait rapidement craindre le pire aux autorités
françaises – alors que le pire des massacres est en train de se dérouler
autour d’eux. Dès le 9 avril, le conseiller du premier ministre lui fait ce
commentaire manuscrit : « Nous aurons intérêt à faire vite et à nous
replier dès la fin de l’évacuation : le FPR nous est hostile et son arrivée
probable, nous mettra en difficulté »282. La note de situation que font
Dominique Pin et le général Quesnot à François Mitterrand deux jours
plus tard va dans le même sens : « Sur le plan militaire, la situation
est très préoccupante. Dans Kigali, les combats à l’arme lourde et les
massacres se poursuivent. Le FPR accentue sa pression sur la capitale.
Il a réussi à infiltrer 400 hommes à une dizaine de kilomètres de Kigali,
pourrait rapidement menacer la sécurité de l’aéroport et contrôler une
partie des itinéraires d’accès »283. Plus en avant, l’analyse se veut encore
plus explicite sur la position très inconfortable de la France : « Sur place,
nous sommes perçus comme les alliés des Hutus et des partisans de
l’ex-président Habyarimana. L’entrée à Kigali du FPR et les combats
qui vont prendre de l’ampleur représentent une menace très sérieuse
pour la sécurité de nos agents diplomatiques »284.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

L’ambassadeur de France, lui, semble toujours pris dans des négociations et des combinaisons politiques hasardeuses. Après un entretien
avec le ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement intérimaire, il précise certes que le FPR a attaqué sur trois fronts et est
parvenu à mettre les FAR en difficulté dans le Mutara. Mais il ajoute
que les FAR « nous sollicitent pour assurer la sécurité à Kigali » dans
le but d’envoyer plus d’hommes au combat ; et parce que, selon son
interlocuteur, « la gendarmerie est parvenue de manière significative
à réduire significativement le niveau des massacres et des pillages »285.
Cette dernière assertion n’est accompagnée d’aucun commentaire du
représentant français, alors que tous les témoignages concordent sur
l’intensification et l’extension des assassinats de masse à ce moment-là –
parfois même commis avec la complicité de la gendarmerie rwandaise.
Devant cette situation militaire préoccupante, une réunion interministérielle se tient dans la matinée du 11 avril à Paris. Elle suggère le
retrait avancé des troupes militaires et la « fermeture éventuelle de l’ambassade ». à 15 h 19 l’ambassadeur propose, devant l’aggravation de la
situation à Kigali, la fermeture de l’ambassade. Une heure plus tard, extrêmement pressant et sous chiffrage secret-défense, Jean-Michel Marlaud « souhaite être autorisé à procéder à la fermeture de l’ambassade, si
nécessaire dès ce soir »286. La réponse du quai d’Orsay lui parvient 22
minutes plus tard :
Compte tenu des risques qui pèseraient sur le personnel de l’ambassade en cas
d’arrivée en force du FPR à Kigali et des combats qui l’accompagneraient, le
département a décidé de fermer l’ambassade.
Vous voudrez bien prendre des dispositions pour que nos compatriotes ayant rejoint l’aéroport, vous-même et l’ensemble de vos collaborateurs restants quittiez
la ville dans les meilleurs délais, en même temps que le dernier élément militaire
qui s’y trouve actuellement et gagniez l’aéroport. Vous prendrez en principe le
dernier avion militaire français quittant Kigali287.

Finalement Jean-Michel Marlaud n’attendra pas cette échéance symbolique, et fait brûler dans les jardins de l’ambassade – avec l’aide d’un
militaire du 1er RPIMa – un monceau d’archives diplomatiques288. Le
lendemain à 5 h 45 du matin, l’ambassadeur et l’ensemble du corps
diplomatique sont évacués de l’ambassade de France et acheminés par
une escorte Amaryllis à l’aéroport de Kanombe. Plusieurs convois sont

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

nécessaires : les deux premiers sont réservés au personnel de l’ambassade et au matériel sensible. Les suivants sont destinés à l’évacuation
des « opposants politiques » réfugiés dans les locaux de l’ambassade de
France. Toutes ces personnes s’envolent à bord de deux C160 vers Bangui, à 8 h 00 du matin289, avec le gros chien du consul William Bunel290.
Un départ – précipité ? – des forces armées françaises
Le 11 avril, le contre-amiral Lecointre, chef du cabinet militaire du
premier ministre, dresse un large tableau prospectif du retrait des forces
militaires de l’opération Amaryllis. Il passe en revue les risques encourus par cette décision marquée par l’urgence d’un désengagement radical où s’entrechoquent bon nombre des contradictions de la politique
française au Rwanda depuis des années :
Demain matin nous devrions avoir achevé les opérations de recherche de nos
derniers ressortissants. Nous pourrons alors entamer le retrait de nos forces et
des derniers éléments de notre ambassade. Cette opération sera délicate, car les
forces armées rwandaises espèrent que nous les aiderons contre le FPR. Elles
pourraient donc tenter de s’opposer à notre départ. Nous devrons obtenir l’appui
de la MINUAR et des Belges.
Si Boutros-Ghali demande l’évacuation de la MINUAR, la situation se compliquera : il nous sera difficile de refuser notre concours car cette force de l’ONU
a été mise en place sur notre demande insistante. La gestion médiatique de
l’opération devra être soigneusement préparée car il n’y aura plus de frein à la
guerre civile qui se déchaînera avec son cortège d’atrocités291.

Le même 11 avril, l’état-major parisien approuve les propositions
que le colonel Poncet lui a faites en vue du retrait des forces françaises
au Rwanda, venues dans le cadre de l’opération Amaryllis : il suggère
néanmoins que
l’incertitude qui demeure au sujet de trois de nos compatriotes, la possibilité que
quelques-uns d’entre eux n’aient pu s’exfiltrer et notre coopération avec les Belges
nécessitent le maintien d’un petit détachement, capable d’actions autonomes
en milieu hostile. En conséquence, le détachement spécialisé demeurera sur la
plate-forme de Kigali après le départ de vos unités. Il sera complété par quelques
coopérants (5 maximum) en raison de leur connaissance du milieu. Je précise
que cette dernière décision a l’accord du ministre de la Coopération. L’ensemble
sera confié au lieutenant-colonel Maurin qui relèvera alors du commandement
opérationnel du CEMA […] Les missions seront fixées ultérieurement au
lieutenant-colonel Maurin292.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Le colonel Lasserre, dans une note adressée au premier ministre, propose une analyse très particulière des conditions de cette « opération de
désengagement », qui synthétise à elle toute seule, nombre de représentations – quelque peu teintées de cynisme – en cours dans les cercles
parisiens :
Cette opération, qui pourrait avoir lieu demain, doit être brutale pour échapper
aux effets pervers des antagonismes locaux. En effet : les FAR qui tiennent la
ville, veulent nous voir rester et craignent que notre départ, et en particulier la
fermeture de l’ambassade, ne constitue « un feu vert » donné au FPR pour attaquer la capitale. La capacité du FPR à pénétrer dans Kigali n’est cependant pas
démontrée ; la question reste posée de savoir si la retenue actuelle provient du
désir de nous laisser mener notre opération d’évacuation à terme, ou de son incapacité à force les résistances des FAR […] En cas de submersion de la capitale
par le FPR, nous aurons mis tous nos compatriotes à l’abri des réactions tutsi,
qui pourraient être fatales pour eux. Si les FAR continuent à tenir la ville, nous
ne pourrons plus être accusés de complicité avec les Hutu, comme ce fut souvent
le cas dans le passé, alors que leurs exactions se multiplient depuis trois jours293.

Conformément au plan, le colonel Poncet rend compte le lendemain
de l’avancée de ce désengagement qui prend du retard294. On note, en
outre, dans le message du général Mercier adressé au colonel Poncet
le 11 avril, qu’il est question du maintien d’un détachement spécialisé
aux ordres directs du lieutenant-colonel Maurin295. Ce groupe est composite puisque, placé sous le commandement de l’attaché de défense
adjoint, il va mêler des coopérants et des militaires nouvellement arrivés
au Rwanda dans le cadre de l’opération Amaryllis296. La mission qui lui
est confiée reste, comme nous l’avons noté, mal définie297. Il s’agirait
en l’occurrence de poursuivre les recherches des corps des gendarmes
coopérants disparus, mais aussi de retrouver d’éventuels Français qui
n’auraient pas été évacués ; plus encore, de maintenir une présence française alors que les Belges sont encore sur place. C’est au détachement
des forces spéciales, arrivé depuis Bayonne pendant Amaryllis, que cette
mission est confiée et c’est à l’un de ses cadres militaires en mission
au Rwanda depuis longtemps qu’est attribuée la gestion de possibles
extractions de ressortissants français. Il est vrai que le lieutenant-colonel Maurin est l’officier présent sur le terrain qui connaît le mieux les
FAR et sa hiérarchie militaire, puisqu’il a été, de fait, le conseiller de
leur état-major. Ce choix, qui a ses logiques, sera par la suite discuté de

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

manière informelle le 14 avril par le lieutenant-colonel Balch qui écrit
à son régiment que la mission d’exfiltration est déjà très bien accomplie
et qu’il ne devrait pas s’enliser à Kigali298.
Après plusieurs jours d’interrogation, des renseignements en provenance de la DGSE indiquent que « Les corps d’un couple ont été
formellement observés (à la jumelle ce jour) dans un jardin, centre de
Kigali (villa 15 ?). Forte présomption qu’il s’agisse du couple adjudantchef Didot. Rien pour ce qui concerne adjudant-chef Maïer »299. La
découverte des trois corps des coopérants français – celui de Maïer sera
retrouvé peu de temps après – et les informations qui arrivent du terrain300 ont fini de convaincre l’état-major des Armées que la situation
militaire et politique à Kigali a radicalement changé. Celui-ci note en
particulier l’importance du dispositif militaire FPR autour de la capitale rwandaise301.
Une interview du colonel Henri Poncet est filmée par l’équipe de
l’ECPA dans la matinée du 12 avril. Malgré les non-dits et les effets de
langue de bois, l’entretien est révélateur de l’atmosphère de sauve-quipeut général qui règne à cet instant à Kigali sous la pression de l’arrivée
du FPR :
Q : Mon colonel, quelle est la situation ce matin ?
R : Je crois que vous pouvez observer autour des collines de Kigali que certains
éléments du FPR sont en train de prendre position. S’agit-il de détachements
légers ou de forces plus importantes ? Je suis incapable à l’heure actuelle de le
préciser.
Q : Visiblement tout le monde s’en va. L’ambassadeur est parti ce matin, c’est la
chronique d’un départ avant la guerre, non ?
R : Je ne peux pas vous répondre. C’est exact, l’ambassadeur a quitté Kigali ce
matin vers 7 h 30 et l’ambassade est vide maintenant de toute personne. Nous
avons brûlé les archives bien évidemment avant de partir. Le retrait des unités
françaises en ville est en cours actuellement et j’aurais sans doute replié tout le
monde sur l’aéroport en fin de matinée.
Q : Donc le départ est imminent ?
R : Je n’ai pas dit que le départ est imminent. J’ai dit que la phase d’évacuation
des ressortissants français était terminée. Nous avons évacué dans ces trois jours,
400, près de 400 ressortissants français, et environ 600 ressortissants étrangers.
Q : Qu’est-ce qui pourrait vous faire rester ici ?
R : Les ordres ! (il esquisse un sourire un peu narquois).
Q : Et peut-être épauler les soldats belges ou d’autres militaires à aller récupérer
leurs propres ressortissants, ou cela c’est terminé ?

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

R : Pour le moment je n’ai pas d’ordres complémentaires.
Q : Que vous a dit l’ambassadeur ce matin avant de partir ?
R : Au revoir et merci !
Q : C’est tout ?
R : Oui !
Q : Merci ». (le colonel tourne la tête et sort du champ avec un sourire ironique
sur les lèvres)302.

Les renseignements acquis par les forces spéciales se traduisent par
un message de Paris destinés aux dernières forces françaises à Kigali :
« Depuis ce matin, l’équilibre des forces est rompu en faveur du FPR
qui tient principalement les faubourgs du nord de la ville et qui a réussi
à s’infiltrer au sud de l’aérodrome de Kanombe. Les gouvernementaux
se sont débandés en ville, mais sont présents sur l’aérodrome qui est
pratiquement encerclé. Le FPR poursuit sa poussée vers le sud, notamment dans les secteurs de Ruhengeri et de Rulindo ». Ordre est donc
donné d’évacuer les dernières unités des forces spécialisées303.
Il est probable que c’est l’effondrement observé des FAR, qui se révèlera bien moins catastrophique et rapide qu’annoncé, qui a poussé
l’armée française à revoir son dispositif sur place et à demander l’évacuation de la dernière compagnie d’infanterie de marine parachutiste.
Le 13 avril, le général Mercier adresse des instructions personnelles et
secrètes au lieutenant-colonel Maurin pour qu’il organise le départ des
derniers éléments du détachement spécialisé304. On observe néanmoins
que l’état-major français a souhaité conserver à sa disposition, sur l’aéroport de Kigali, des moyens résiduels mais réels d’actions spécifiques
alors que l’objectif de l’opération Amaryllis était déjà explicitement
rempli. Le général Mercier écrit :
Aussi ai-je décidé malgré le retrait de notre dispositif, planifié pour les 12 et 13
avril, de prolonger temporairement sur place un détachement spécialisé, dans
le triple but d’obtenir des renseignements sur la situation et les personnes disparues, d’extraire des ressortissants dans la mesure du possible […]. Vous conserverez avec trois ou quatre personnels prélevés sur l’ensemble de notre détachement,
un moyen de communication avec l’EMA et vous quitterez le Rwanda avec
un avion du détachement belge aujourd’hui 14 avril dans toute la mesure du
possible305.

La conservation d’une capacité d’exfiltration de ressortissants manquants à l’appel apparaît comme l’unique argument donné par le com-

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

mandement français pour conserver les hommes du 1er RPIMa sur
place. Au passage, l’instruction demandant le maintien d’une capacité
terrestre d’exfiltration n’a de sens que dans le cas où les moyens aériens
français ont été retirés de Kigali. D’ailleurs, l’ordre souligne bien que le
moyen d’évacuation du Rwanda que l’état-major privilégie est l’aviation
belge. à ce stade, le commandement français souhaite conserver
une équipe dont la taille réduite ne permet plus d’action d’ampleur,
même d’extraction de ressortissants, mais possible uniquement
par le biais de négociation. L’avenir de cette équipe du lieutenantcolonel Maurin semble cependant rapidement être compromis à
mesure qu’il est demandé au colonel Poncet de replier son dispositif.
Ainsi, le 13 avril en milieu de journée, l’état-major annonce au commandant d’Amaryllis qu’il peut se replier avec ses hommes, tout en lui
faisant savoir que l’équipe spécialisée ne devra pas rester beaucoup plus
longtemps à Kigali :
Conformément à l’ordre de conduite n°4 vous êtes autorisé dès maintenant
à vous désengager avec la dernière compagnie du détachement et la dernière
moitié de l’EMT. Le détachement spécialisé renforcé des trois personnels AMT
reste à Kigali après votre départ, aux ordres du lieutenant-colonel Maurin, au
moins jusqu’au 14 avril matin. Il vous appartient de choisir le moment de votre
retrait en fonction de l’évolution de la situation dans l’après-midi ou la soirée
du 13 avril 1994306.

Le commandant du détachement du 1er RPIMa, qui arme l’essentiel du
détachement spécialisé, le lieutenant-colonel Balch, décrit dans deux fax
envoyés à son régiment à Bayonne les conditions de son désengagement.
Il y est fait mention d’une équipe de trois ou quatre hommes laissée sur
place avec les forces belges : « Pour résumer, nous (et l’avion) sommes
devenus le symbole de la France et les FAR ne veulent pas que nous les
laissons tomber »307. Poursuivant sa réflexion, il interroge directement la
logique de la mission en pointant, en post-scriptum, un décalage entre la
mission confiée par Paris, à savoir de laisser sur place une petite équipe en
cas de besoin, et la réalité de ce qu’il est possible de faire :
Nous vivons donc un « cas d’école » intéressant mais qui n’a pour l’instant pas de
solution digne de ce nom. Notre mission était d’extraire les ressortissants, cela a
été fait – et très bien fait – par tous les gars du détachement. Une unité comme
la nôtre ne devrait jamais recevoir de mission où elle risque de s’engluer comme
c’est le cas. Il fallait repartir de suite une fois le travail effectué (l’idée de rester

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près des Belges faire de la présence ne me plaisait pas et je l’avais dit […]. PS :
Je ne suis pas sûr que Paris ait bien conscience du problème posé308.

Le 14 avril au matin, l’ordre de départ des derniers soldats français arrive à Kigali : « Primo vous quitterez Kigali avec tout votre détachement
avant 12 h 00. Secundo vous en informerez les autorités belges »309.
L’opération connaît un retard du fait de plusieurs tirs de mortiers pointés en avant de l’avion français, avec la nette intention de l’empêcher de
décoller. Le C 130 devra attendre la tombée de la nuit pour se glisser
discrètement dans le flot du trafic au sol et pouvoir décoller avec la totalité du dernier détachement d’Amaryllis pour Bangui310. L’analyse du
lieutenant-colonel Balch sur l’incident s’avère précise car l’attaque au
mortier de l’avion français sur l’aéroport de Kigali atteste de la volonté
d’une des parties prenantes de ne pas voir les Français partir311. Il se
garde néanmoins d’avancer une hypothèse tranchée sur les auteurs des
tirs. Le journaliste du Figaro Renaud Girard, témoin de la scène alors
qu’il se trouve sur place avec les forces belges, se montre bien mieux
informé dans un article paru le 17 avril. Il éclaire avec précision les rapports jusqu’au bout très ambigus entre les autorités militaires françaises
et rwandaises :
8 h 50 du matin jeudi. L’ordre est arrivé. Les Français chargent leur Hercules
en partance pour la Centrafrique. Soudain explosions. Trois obus de mortier,
parfaitement alignés, tombent sur la piste, à 200 mètres du gros-porteur français. Tirs du FPR ? Peu probable : ces fins artilleurs n’auraient pas manqué
l’avion. Alors quoi ?
Nous allons observer l’impact : le tir vient de l’est. De la base de Kanombe.
Un officier français : « Les FAR nous aiment bien. Mais là, ils nous aiment
carrément trop… »
10 h 50. Les moteurs de l’Hercules tournent. Explosions. Deux impacts, pratiquement au même endroit. Le signal est clair : les FAR ne veulent pas du
départ de leurs « alliés ». 15 heures : je croise le commandant du bataillon de
Kanombe, aussitôt « pris en charge » par le colonel Roman. Lui explique-t-il
qu’il faut se montrer raisonnable ? Toujours est-il que, sans crier gare, le Hercules
s’ébranle, s’engage sur la piste, décolle aussitôt, lâchant derrière lui un feu d’artifice de leurres anti-missiles312.

Les conditions du départ du dernier avion français de Kigali en avril
1994 ont donc été pour le moins rocambolesques. Signe de l’extrême
confusion qui régnait, le chef de la cellule de crise qui suit l’opération

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

à l’état-major des Armées à Paris, se demande : « Le lieutenant-colonel
Maurin est-il à bord ? »313. Cette interrogation, finalement sans objet
puisque l’officier est bien présent à l’arrivée de l’avion à Bangui, puis
à Paris, atteste de l’indécision qui a persisté jusqu’à la dernière minute
à Kigali comme à Paris sur l’opportunité de maintenir sur place une
petite équipe sous le commandement d’un officier français.
Un message isolé, daté du 22 avril, résume la situation qui règne au
Rwanda après le départ des ressortissants étrangers :
Les tueries de civils rwandais et les combats à Kigali et dans le nord, se poursuivent alors que les forces étrangères ont achevé vendredi les opérations d’évacuation des expatriés. Au plan militaire, la poussée du FPR vers le sud et dans
la capitale ne s’est pas relâchée, parfois aux dépens des civils hutus. La détermination du FPR est d’autant plus grande que les FAR, la Garde présidentielle et
les milices hutues, avec l’aide de la population, massacrent de nombreux Tutsis
dans la capitale mais aussi en province, comme par exemple à Gikoro où 1850
Tutsis ont été tués cette semaine314.

4.3.4 L’aveuglement persistant des autorités françaises devant
le déclenchement des massacres génocidaires
4.3.4.1 des massacres génocidaires occultés
Dominée par l’annonce de l’attentat commis contre l’avion présidentiel, l’actualité relative aux premiers massacres des Tutsi commis à Kigali
par la Garde présidentielle n’est remontée que succinctement vers Paris.
Le 7 avril au matin, l’ambassadeur Marlaud signale à Paris la flambée des
violences dans Kigali, identifiant précisément leurs auteurs : « Depuis
ce matin des éléments armés notamment de la Garde présidentielle procèdent à des arrestations, des enlèvements et sans doute des meurtres »315.
Il souligne leur dimension politique et dans une moindre mesure évoque
leur ciblage communautaire : « Au-delà des dirigeants politiques d’opposition, les rafles s’étendent à tous les Tutsi. […] La Garde présidentielle circule en ville et s’attaque aux maisons des Tutsi. Aucune autorité
ne semble pour l’instant en mesure d’intervenir soit qu’elles ne puissent
être contactées soit qu’elles avouent leur impuissance »316.
Dans un télégramme diplomatique un peu plus tardif, uniquement
attentif au sort des ressortissants français et occidentaux, l’ambassadeur
de France, au détour d’une phrase, met le doigt malgré lui sur l’essen-

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tialisation des massacres qui sont en train de se déchaîner dans Kigali :
« Dans deux cas des militaires rwandais sont entrés dans des maisons
habitées par des étrangers, à la recherche de Rwandais. Outre le cas
déjà cité du village français, un membre de la délégation européenne
qui abritait quatre personnes (trois adultes, un enfant, tous tutsi) a vu
son logement envahi par des militaires. Lui-même est indemne mais les
quatre Rwandais ont été tués »317.
Le même jour, l’attaché de défense, le colonel Cussac, rend compte
lui aussi des massacres qui ont commencé à Kigali, en associant les
massacres d’opposants politiques et ceux des Tutsi : « Par contre dès le
lever du jour, des patrouilles de la Garde présidentielle ont commencé
à sillonner méthodiquement tous les quartiers de Kyovu, Kimihurua,
Gikondo, et Remera à la recherche de responsables politiques de l’opposition et des Rwandais d’ethnie tutsi pour les éliminer »318.
Une fiche particulière de la DGSE, largement diffusée le 8 avril,
montre quelles peuvent être encore les priorités politiques et les faiblesses de perception des autorités dans leurs analyses de la situation
rwandaise : « Pour l’heure les Tutsi étant relativement à l’écart des affrontements, l’essentiel semble être de circonscrire la crise, afin qu’elle ne
serve pas de détonateur à de nouveaux affrontements meurtriers TutsiHutu. Dans l’éventualité d’une nouvelle éruption de violence interethnique au Rwanda, les affrontements auraient une grande probabilité de
s’étendre au Burundi »319.
Les jours qui suivent, quelques rapports évoquent l’extension des
massacres en dehors de Kigali : « Alors que les forces rwandaises continuaient à tuer de nombreux civils à Kigali, les exactions s’étendaient à
certains secteurs de province, au nord-ouest dans la région de Gisenyi,
mais aussi dans le sud du pays »320. Les autorités françaises semblent
largement ignorer l’extension et la systématisation des massacres génocidaires qui, en quelques jours, touchent la plupart des préfectures du pays.
En effet, la lecture des événements est faite par les responsables français
au prisme des violences passées, perçues comme traditionnelles, voire
coutumières. On sait dans les milieux diplomatique et militaire français
que l’armée rwandaise est coutumière des pillages et des meurtres de
civils. L’usage du terme générique « exactions », abondamment utilisé
dans les rapports militaires et diplomatiques, est de ce point de vue assez

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

révélateur. Il tend cependant à minimiser voire à occulter les massacres
de masse et, en particulier, leur caractère organisé et prémédité. Le 8
avril, l’attaché de défense note ainsi brièvement qu’« à l’intérieur, des
renseignements non confirmés font état de massacres commis à Mutura
(20 km de Gisenyi) à l’encontre de la population tutsi »321.
Les massacres à grande échelle de Tutsi dans la capitale Kigali sont
restés quant à eux largement ignorés ou sous-estimés : le 9 avril au soir,
on continue à penser que « la situation est confuse à Kigali dont les
quartiers périphériques restent livrés aux exactions de bandes armées
incontrôlées tandis que se poursuivent les combats entre la Garde
présidentielle et le bataillon FPR sur l’axe reliant la ville à l’aéroport »322.
Cette confusion sur l’identification des acteurs et des victimes des
massacres semblent aussi partagée par les militaires de l’opération
Amaryllis, rapidement confrontés dans leurs opérations d’évacuation
à des scènes de meurtres massifs de civils. Le 10 avril, un entretien
filmé de l’ECPA avec un sous-officier de l’opération Amaryllis, montre
cet état d’incompréhension des événements, toujours alimenté par la
prégnance des antiennes anti-FPR :
Q : Vous avez effectué combien de missions de récupération de ressortissants
étrangers ?
R : Alors pour l’instant j’ai dû faire une dizaine de missions de récupération de
ressortissants français et européens qui se sont bien déroulées
Q : Vous les évacuez sur l’aéroport ?
R : Alors, on les évacue. Déjà on les récupère, et on les ramène soit à l’ambassade, soit directement à l’école française, on les véhicule effectivement par convois de plusieurs dizaines de véhicules en direction de l’aéroport où ils sont pris
en compte par un centre d’évacuation là-bas sur place.
Q : Les zones à hauts risques dans Kigali ?
R : Les zones à hauts risques, ben ça concerne surtout le centre-ville, le centre
commercial qui a été pillé, plus certains secteurs populaires où il y a eu des
exactions commises ces derniers jours, mais on n’y a pas mis trop les pieds. Il y
a l’hôtel Méridien aussi qui a été assez visé par les rebelles quand même. Bon,
on est parfois obligés d’y aller parce qu’il faut bien récupérer les ressortissants,
mais on fait attention.
Q : Est-ce que vous avez-vu des rebelles ?
R : On a vu des rebelles… En fait, c’est assez particulier parce que, bon, il y
a les rebelles armés qui se fondent un petit peu dans la population et il y a les
groupes de rebelles armés de machettes et de grenades qui eux… Bon, on en a
croisé plusieurs oui, mais en général ils applaudissent les Français en plus. Donc

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(1990-1994)

on peut pas trop savoir qui fait quoi. Mais on sait quand même que ce sont les
mêmes qui commettent des actions en centre-ville.
Q : Et a priori vous comptez rester combien de jours ici ?
R : Eh bien pour l’instant je ne pourrais pas vous dire. Déjà la première étape
c’est de rapatrier tous les Français, là ça touche à sa fin. Ensuite, on va s’occuper
des ressortissants européens et puis on verra.
Q : Merci ! » 323

Pour sa part, le colonel Cussac, indique que le FPR « semblerait mener une attaque généralisée », en ajoutant néanmoins que « ces renseignements nous ont été communiqués par l’état-major des FAR, mais
les renseignements sont encore trop confus pour être exploités. Le secteur de Gisenyi est, selon le chef de secteur avec lequel le poste a des
contacts directs, calme. Situation intérieure : les exactions de groupes
armés accompagnés par des bandes équipées de machettes poursuivent
leurs actions dans les quartiers »324. On observera que les « exactions »
mentionnées dans ce rapport ont des auteurs identifiés, mais que les
victimes restent, elles, anonymes325.
Le renseignement militaire, quant à lui, note que « les massacres de
civils perpétrés dans la capitale s’ajoutant aux combats en cours auraient
fait plusieurs centaines de victimes des deux ethnies tandis que dans le
sud-ouest du pays il est fait état d’exécutions d’opposants perpétrées hier
par les milices pro-gouvernementales dans la région de Cyangugu »326.
Dans ce message, les Tutsi résidant dans la capitale deviennent des « civils » non identifiés, et les victimes sont « des deux ethnies ». La note
du lendemain est tout aussi remarquable dans sa formulation pour le
moins orientée. Elle annonce « que les règlements de compte interethniques se poursuivent », et s’achève par une tirade remarquable dans
le registre du discours fallacieux : « Livrées aux exactions probables des
unités FAR débandées et des unités FPR victorieuses, les populations
rwandaises, hutues et tutsies, vont probablement augmenter le flux des
réfugiés déjà en route vers le Zaïre, la Tanzanie ou le Burundi »327. Ce
type de communication exprime probablement une manière de penser
la situation alors dominante à Paris, au point de travestir les faits, de
mettre sur le même plan les victimes tutsi, massacrées en masse, et des
populations hutu qui fuyaient devant l’avancée du FPR.

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

4.3.4.2 une nouvelle perception du drame imposée par la
couverture médiatique d’amaryllis
L’opération Amaryllis, et surtout les témoignages des ressortissants
français et occidentaux évacués du Rwanda, suscitent à la fois un intérêt
bien plus grand de l’opinion publique française pour le drame rwandais, et une incarnation bien plus sensible des atrocités en cours depuis
le matin du 7 avril. Dès le 10 avril, l’équipe de l’ECPA très limitée dans
ses espaces et possibilités de tournages, filme à l’aéroport de Kanombe,
l’évacuation des 97 orphelins de Masaka qui, comme nous l’avons vu,
est très médiatisée par les autorités politiques et militaires françaises328.
Essayant vainement d’entrer en contact avec ces enfants qui ne parlent
que le kinyarwanda, l’équipe de tournage jette son dévolu sur un jeune
prêtre belge qui paraît bien connaître ces orphelins, et communique
avec eux dans leur langue. Il livre un témoignage, fort éloigné des circonstances de l’évacuation de ces orphelins.
Q : Vous étiez où ?
R : Moi je suis à la paroisse, disons à 5 kilomètres d’ici, la paroisse de Masaka.
Q : D’accord. Ça fait combien de temps que vous étiez au Rwanda ?
R : Il y a onze ans.
Q : Onze ans !?
R : Onze ans, oui !
Q : Et ce n’est pas la première fois qu’il y a des troubles dans ce pays…
R : C’est-à-dire ce n’est pas la première fois, mais pour moi, c’est la première fois
car pour la première attaque j’étais en Europe.
Q : Donc c’est la première fois que vous évacuez ?
R : Oui, c’est la première fois, mais c’était très, très chaud chez nous ! Le vendredi
[8 avril] on n’a pas dormi de la nuit parce que les gens ont commencé à venir à
la paroisse. Alors on a ouvert l’école, on a ouvert la catéchuménale pour cacher
des gens. C’était des mille et des mille, c’était jeudi [7 avril], ils sont venus. Alors
ils ont logé là-bas et le vendredi les assassins sont venus dans la paroisse vers 10
heures. Moi j’étais avant vers 8 heures avec le père François, j’étais chez les sœurs
pour célébrer la messe là-bas. On a rencontré là-bas des types avec les bâtons,
avec les couteaux, tout ça, qui ont commencé à entrer dans le dispensaire et j’ai
supplié ces gens : « Il faut être calmes, pourquoi tuez-vous ces gens ? (son visage
est de plus en plus marqué et livide au fur et à mesure qu’il se remémore les événements). Ils ont dit : « ce sont des Tutsi qui ont tué le président ! ».
Mais quand même ils sont sortis. Nous sommes retournés à la maison et j’ai
trouvé un policier communal avec le chapeau et l’uniforme et tout ça. Et j’ai
dit : « il faut aider là-bas au dispensaire, car on attaque le dispensaire ! ». Ils

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

sont partis. Encore j’ai trouvé des autres militaires, aussi de la police communale
et j’ai dit : « et vous êtes d’où ? ». Ils disent qu’ils sont des ? (mot incompréhensible), c’est la formule ici. Alors j’ai dit « il faut aider ! » Alors… »
[Le prêtre est interpellé par une personne derrière lui et l’interview et le
filmage sont brutalement arrêtés]329.

Le colonel Poncet dans son compte rendu de l’opération Amaryllis met
en exergue cette pression médiatique qui se fait sentir sur le terrain rwandais à partir du 10 avril : « Les médias ont été très présents dès le deuxième
jour de l’opération. Le COMOPS a facilité leur travail en leur faisant deux
points presse quotidiens et en les aidant dans leurs déplacements […]
La présence d’une cellule SIRPA aux ordres d’un officier du COPID330,
conseiller du commandant a été fort appréciée »331. Le lieutenant-colonel
Balch, dans un document manuscrit rendant compte des problèmes rencontrés durant l’opération Amaryllis, souligne l’incompatibilité de cette
présence médiatique avec les consignes de discrétion posées dès l’ordre
d’opération du 8 avril : « Sur l’aéroport de Kigali se trouvaient des dizaines
de journalistes et photographes de la presse mondiale. Cela revenait à nous
placer sous les feux de la rampe d’un plateau de cinéma, ce qui n’était pas
vraiment le but recherché »332. Dans son compte rendu, le colonel Poncet
se montre encore plus précis dans les deux principaux garde-fous qu’il a
fallu opposer à ce regard médiatique omniprésent. à savoir, « un souci
permanent de ne pas leur montrer des soldats français limitant l’accès
aux centres de regroupement aux seuls étrangers sur le territoire rwandais
(Directive n°008/DEF/EMA du 10 avril) ou n’intervenant pas pour faire
cesser des massacres dont ils étaient des témoins proches »333.
Cette double volonté d’occultation et de non-intervention des forces
françaises soulève aujourd’hui des questions éthiques d’importance à
l’opération Amaryllis.
Malgré les négligences – ou même les efforts – d’un certain nombre
de responsables français sur place, il semble qu’une prise de conscience
de l’opinion publique française sur la réalité des massacres au Rwanda
ait pu se faire de manière sensible à partir du 11 avril. Dans un premier temps, c’est la presse écrite qui en est à l’origine. En effet, l’arrivée des troupes françaises d’Amaryllis et le début des évacuations des
ressortissants français entraînent la venue de nombreux envoyés spéciaux français et internationaux. Ils ne se contentent pas de suivre les

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

opérations militaires et humanitaires françaises, mais témoignent de
plus en plus précisément de l’ampleur et de la nature totalement inédites des massacres rwandais. Ainsi les journalistes Jean Hélène pour
Le Monde ou Renaud Girard pour Le Figaro livrent des reportages de
mieux en mieux documentés334 ; leur acuité malmène quelque peu les
prismes d’« exactions inter-ethniques » qui modélisent la plupart des
informations officielles remontées à Paris.
C’est l’envoyé spécial de Libération, Jean-Philippe Ceppi, qui va aller
le plus loin dans l’effort d’intelligibilité de cet « événement monstre »
qui est en train de se cristalliser dans ces premiers jours d’avril. Il le fait
grâce à un article intitulé « Kigali livré à la fureur des tueurs hutus » qui
paraît le 11 avril dans le quotidien français335. Jeune reporter suisse de
32 ans, ayant couvert de nombreux conflits africains336, il est arrivé à
Kigali depuis le Burundi dans la nuit du 8 au 9 avril avec son collègue
Jean Hélène du Monde. C’est une rencontre initiale avec Jean-Philippe
Gaillard, représentant du CICR à Kigali, qui change radicalement sa
lecture de ce nouveau « conflit » africain. Ayant recueilli de nombreuses
informations provenant de tout le pays, le membre de la Croix-Rouge
internationale lui fait part de sa conviction qu’un événement génocidaire est amorcé. En très peu de temps et malgré une dangerosité
extrême, le journaliste suisse mène une enquête particulièrement méticuleuse, voyant ce que les militaires français ne voient pas ou ne veulent
pas montrer, et rassemblant plus d’éléments d’intelligibilité que n’ont
pu en transmettre les agents de renseignement de la DGSE ou de la
DRM. Jean-Philippe Ceppi débute son article par une description précise du massacre du quartier de Gikondo : le samedi 9 avril, cinq cents
Tutsi réfugiés dans une église ont été assassinés à coup de grenades et de
balles par quatre militaires rwandais ; les survivants sont achevés à coup
de machettes et de gourdins cloutés par des jeunes miliciens.
Les grilles de la paroisse de Gikondo sont encore entrouvertes et des taches de
sang maculent le gravier, devant le parvis de l’église catholique. Deux cadavres
en barrent l’entrée. Le crâne béant, la gorge ouverte d’un coup de machette, les
yeux qui disent encore l’épouvante des derniers instants. Au bas des escaliers,
une lourde porte de métal, fermée à clé. Des faibles appels au secours. Derrière
la porte, un tas de cadavres, gisant dans les détritus, les bris de verre, que les
pillards ont laissé derrière eux.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Le rédacteur poursuit par une analyse synthétique d’une grande précision des événements chaotiques qui ont ensanglanté Kigali depuis
l’attentat contre le président rwandais :
La chasse aux Tutsi et aux membres de l’opposition a commencé dès l’annonce de
la mort de l’ex-président Habyarimana, le 6 avril. Munis de listes, les hommes
de la Garde présidentielle ont été les premiers à lancer la traque sanglante,
rapidement rejoints par les Intérahamé [sic]. Maison par maison. Les Tutsi,
dénoncés par les voisins ou par la police sont massacrés par familles entières.
En cas de doute, les assassins demandent la carte d’identité où est mentionnée
l’origine. Parfois, les seuls signes extérieurs de richesse, un visage un peu fin et le
nez moins épaté, caractéristiques des Tutsis, suffisent à liquider les malheureux.

Jean-Philippe Ceppi conclut son papier sur la situation militaire du
FPR, et utilise un terme encore jamais employé pour qualifier ce chaos
qui se développe à Kigali depuis quatre jours : « Les contacts radio
avec l’extérieur donnent à penser qu’ils sont à quinze kilomètres de la
capitale. Mais avant qu’ils ne s’emparent de la ville, pour autant qu’ils le
puissent, le génocide des Tutsis de Kigali aura probablement eu lieu »337.
C’est la première fois, depuis le 7 avril, que le terme « génocide » est utilisé dans la presse française et internationale, et apparaît dans le débat
public. Le journaliste le reprendra huit jours plus tard dans un nouvel
article, démontant avec une grande précision les mécanismes de cette
« implacable machine à exterminer » qu’il a vu se mettre en route à
Kigali338.
La même matinée du 11 avril, le quotidien Le Parisien publie dans
sa page « Fait du jour » un entretien réalisé avec une journaliste de
RFI, originaire du Rwanda, Madeleine Mukamabano. Elle répond de
manière un peu inhabituelle à une question récurrente sur le différend
qui oppose les « ethnies hutue (largement majoritaire au Rwanda) et
tutsie » :
Ce qui se passe à Kigali n’est pas du tout un conflit ethnique. Certes la Garde
présidentielle et les milices comme le Comité de défense de la République – qui
sont composées à 100 % de Hutus – se livrent à des massacres à l’encontre de la
minorité tutsie, mais ils tuent aussi des personnalités politiques hutues comme le
premier ministre et tous les chefs des partis de l’opposition qui s’étaient ralliés à
l’idée d’un gouvernement d’union nationale. Ils tuent en réalité tous ceux qui
œuvraient pour l’ouverture politique du pays et le partage du pouvoir. C’est l’occasion pour eux d’éliminer tous les partisans de la démocratie et de liquider définitivement dans la foulée, tous les Tutsis en commettant un véritable génocide339.

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Le quotidien régional barre tout le milieu de sa page par un gros titre
sur cinq colonnes : « C’est un véritable génocide. »
Malgré ces premiers lancements d’alerte, les dénonciations d’un génocide en cours au Rwanda n’ont pas réellement d’échos dans la presse
française et internationale340. De nombreux reportages de qualité341
sont encore réalisés après l’opération Amaryllis, mais il faut plusieurs
semaines aux quotidiens nationaux pour assumer pleinement la reconnaissance du caractère génocidaire des massacres de Tutsi au Rwanda342.
Pourtant ceux-ci acquièrent une visibilité inédite dans l’opinion
publique française ce même 11 avril, grâce aux journaux télévisés de
20 heures des deux grandes chaînes nationales françaises. Le journal
de France 2 de Bruno Masure ouvre ce soir-là son édition par une séquence d’une durée inhabituelle de 5 minutes 30 sur le Rwanda. Elle
est largement consacrée aux images et aux témoignages des ressortissants évacués ; les massacres qui y sont montrés – ou évoqués – sont
toujours qualifiés d’« inter-ethniques » et systématiquement associés à
l’entrée du FPR dans Kigali343. Dans le journal de TF1, présenté par le
journaliste Dominique Bromberger, la séquence consacrée au Rwanda
n’ouvre pas l’édition. Elle est plus courte (3 minutes 30), mais donne
des informations plus précises que le journal de France 2 : les massacres y sont présentés comme se produisant depuis 35 ans entre les
« différentes ethnies », mais le commentaire d’un reportage souligne
que « la Garde présidentielle [est] accusée d’avoir tué indistinctement
Tutsi et libéraux hutu »344. Deux journalistes s’inquiètent ouvertement
dans leurs commentaires du devenir de la situation après le départ programmé des troupes françaises345. Une mise en garde entendue par des
millions de spectateurs – très peu présente dans les analyses remontées
ou faites à Paris.
Chacun de ces deux journaux télévisés ouvre son premier reportage
filmé par des montages d’images, quasiment similaires, montrant une
tuerie à la machette, et des cadavres de civils gisant au bord des routes de
la capitale rwandaise. Parmi ces images, quelques-unes ont été tournées
le matin-même par l’équipe de l’ECPA dans les faubourgs de Kigali.
Embarqué à bord d’un camion civil faisant partie d’un convoi d’évacuation qui roule à très vive allure, l’opérateur vidéo a filmé au passage
plusieurs hommes rwandais en train de charger des corps ensanglantés

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(1990-1994)

dans un camion-benne. Un véhicule d’Amaryllis avec le caméraman
revient sur les lieux quelques instants plus tard, et s’arrête. Le camionbenne et les hommes ont disparu, mais l’opérateur vidéo de l’ECPA
filme en gros plan cinq corps (un homme et quatre femmes, dont une
avec une jambe sectionnée) qui ont été jetés pêle-mêle devant une maison en ruine et à moitié brûlée. Ces images de cadavres, avec celles de
quatre corps ensanglantés au milieu d’un carrefour filmés la veille346,
sont les seules tournées par l’équipe ECPA pendant toute l’opération
Amaryllis : elles représentent 35 secondes de filmage sur un ensemble
de plus de six heures 50 minutes de rushes – alors que de nombreux
témoignages évoquent des centaines de cadavres disséminés partout
dans Kigali. Peut-on considérer cette absence de volonté de filmage de
ces massacres comme une autre expression d’aveuglement des forces
françaises pendant ces quelques jours d’avril ?
Ce n’est que le 12 avril qu’on commence à entendre un autre discours
de la part des autorités françaises sur les atrocités commises depuis plusieurs jours :
Les Forces armées rwandaises, après avoir assassiné de nombreux responsables
de l’opposition hutue, s’en sont pris sans discrimination et avec l’aide de jeunes
hutus à la partie tutsie de la population et ont attaqué le bataillon des Forces
populaires rwandaises cantonné entre la capitale et l’aéroport. Celui-ci a bien
résisté aux trois bataillons des FAR censés le réduire tandis que les unités FPR
ont fait mouvement à partir du 10 vers Kigali depuis la zone où elles étaient
stationnées dans le nord du pays, afin de prêter main-forte à leurs camarades de
Kigali et de porter secours à leurs congénères tutsis en train d’être massacrés347.

Le progrès est certes notable, mais on observera néanmoins qu’on a
associé la population tutsi au bataillon du FPR, comme si le rédacteur
français reprenait à son compte le discours officiel rwandais assimilant
les premiers au second, les mettant dans la posture du traître qu’il est
légitime de « punir ».
Dans une note datée du 11 avril dans laquelle elle examine les circonstances de l’attentat du 6 avril, la DGSE propose une autre analyse
des premiers massacres au Rwanda. Celle-ci démontre que le service
français de renseignement extérieur a alors une compréhension plus
claire des mécanismes et des institutions au travers desquelles les massacres sont rendus possibles et commis :

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Dès l’annonce de l’attentat, mercredi 6 avril 1994 vers 21 h, Radio mille collines, organe de radio diffusion de tendance extrémiste hutu, proche de la Coalition pour la défense de la République a lancé des appels au meurtre […]
Par ailleurs, guidés par des activistes de la CDR, munis de listes préétablies, les
militaires de la GP ont entrepris de massacrer tous les Tutsi, ainsi que les hutu
originaires du sud ou soutenant les partis d’opposition. Le plus souvent, ces
liquidations n’épargnent ni les femmes ni les enfants348.

Le 12 avril, afin de préparer son rendez-vous hebdomadaire avec le
président de la République, François Léotard adresse à la présidence une
note générale sur l’évolution de la situation telle qu’elle est perçue par le
ministère de la Défense. La crise ouverte par l’attentat y est présentée de
manière très succincte : « Après la mort des deux chefs d’état du Rwanda et du Burundi, la tragédie rwandaise a conduit à notre intervention
d’urgence. Les affrontements entre Hutus et Tutsis se poursuivent ; les
unités du FPR ont encerclé la capitale, qui pourrait être investie dans les
tout prochains jours. Le retrait français est engagé »349.
4.3.4.3 le départ de la france du rwanda :
entre désengagement et abandon
Dès le 11 avril, les autorités françaises interviennent activement dans
l’espace médiatique pour justifier ce départ annoncé des forces armées
et de la représentation française au Rwanda. Beaucoup de ces communications officielles tentent d’expliquer la politique de la France avant
et pendant l’opération Amaryllis, mais aussi, en filigrane, de justifier
ce désengagement brutal au milieu de massacres de civils à l’amplitude
inédite. Le ministre de la Coopération souligne une nouvelle fois dans
une interview au quotidien Infomation qu’« il ne s’agit pas, pour la
France, d’intervenir militairement au Rwanda » et ajoute qu’« il est clair
que notre mission n’a qu’un caractère humanitaire visant à rapatrier
nos ressortissants ». Pour Michel Roussin, la mission de la France est
désormais d’« essayer de peser de tout notre poids sur les factions en
présence pour les convaincre de retrouver enfin la voie de la raison »350.
Alain Juppé intervient trois fois publiquement ce 11 avril sur la question rwandaise, et est interpellé au cours d’un de ses entretiens radiophoniques par une question plus aiguë d’un journaliste de la station de
radio Radio Africa :

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(1990-1994)

Q : Beaucoup d’observateurs avertis pensent que les dernières mesures prises
par la France constituent un désengagement de la France dans cette zone. Ne
craignez-vous pas justement que ces mesures laissent le champ libre aux adversaires de la démocratie ?
R : Il faut bien s’entendre. La situation au Rwanda est une tragédie qui nous
touche profondément. La France a fait des efforts considérables depuis des mois et
des mois pour faciliter le retour de la stabilité dans le cadre des accords d’Arusha.
Nous avons pris tout récemment les mesures destinées à protéger nos ressortissants. Mais, là encore, excusez-moi d’une certaine franchise : le rôle de la France
n’est pas de rétablir l’ordre par des soldats sur l’ensemble du continent africain.
Nous ne pouvons pas nous substituer à la responsabilité des acteurs africains
eux-mêmes. Nous les appelons aujourd’hui à se ressaisir pour revenir à la logique
des accords d’Arusha et retrouver la voie d’une concorde nationale. Cela peut
paraître paradoxal alors que les combats font rage un peu partout, mais c’est cela
notre rôle, plutôt que de nous transformer à nouveau en une puissance interventionniste qui enverrait ses soldats partout. Ce n’est pas le rôle de la France 351.

Cette ligne « arushienne à tout prix », justifiant les politiques passées
et futures de la France, est reprise le même jour par le ministre des Affaires étrangères sur les ondes de la radio Europe 1 : « Je crois qu’il est de
notre devoir de relancer le processus de dialogue. Cela a l’air impossible
quand on voit le degré de haine entre les Hutu et les Tutsi, mais les
accords d’Arusha sont là et le rôle de la France est de tout faire, avec
tous les pays de la zone, avec l’OUA, avec l’ONU pour essayer de faire
prévaloir la raison sur la folie qui est en train de se déchaîner » 352 .
Le mercredi 13 avril, un conseil restreint est tenu à l’élysée sur la
situation en Bosnie et au Rwanda. Cette réunion, présidée par François
Mitterrand, rassemble les principaux responsables politiques, diplomatiques et militaires de l’opération Amaryllis, et dresse un bilan de l’intervention française et des événements du Rwanda. Les échanges entre
les différents acteurs et le président de la République permettent de
questionner les degrés de lucidité et les représentations, encore en cours
au plus haut sommet de l’état, sur ce moment dramatique :
Président de la République (PR) : On voit bien de quelle manière cet attentat
meurtrier contre le président Habyarimana a donné le signal de déclenchement
du massacre collectif. Amiral, pouvez-vous nous faire le point sur le terrain ?
CEMA (Amiral Lanxade) : Le FPR va contrôler très vite la grande partie de
Kigali mais il est difficile de prévoir ce qu’il va faire maintenant. Le gouvernement intérimaire a quitté la ville. Nos ressortissants sont évacués. C’est maintenant la phase de retrait de nos troupes ; la dernière compagnie partira ce soir.

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Un élément des forces spéciales restera jusqu’à demain avec les Belges.
PR : Les massacres vont s’étendre ?
CEMA : Ils sont déjà considérables. Mais maintenant ce sont les Tutsi qui massacreront les Hutu dans Kigali […]
Ministre de la Coopération : Nous sommes dans une situation où les comptes
vont se régler sur place. Pourtant le FPR à Paris a pris contact avec nous et nous
a fait savoir qu’il ferait appel à la France le moment venu, qu’elle avait toujours
sa place au Rwanda. Nous n’avons pas coupé les ponts avec le FPR parce qu’il
fallait régler le problème de nos trois coopérants à rapatrier si possible […]
PR : Dans l’ensemble, c’est une situation que nous avons déjà connue ailleurs.
La France apparaît toujours indispensable, une fois la crise passée. Nous avons
connu cela au Tchad. Ici, c’est un peu spécial car le Rwanda est une ancienne
colonie belge […] Il serait étonnant que le gouvernement d’Habyarimana ne
trouve pas un endroit sûr dans le pays, où il puisse tenir quelque temps. On
aura un éclatement et une guerre civile comme au Libéria et en Angola. Mais le
territoire est plus étroit et très cultivé. Il est difficile de s’y dissimuler.

Ni le premier ministre, ni le ministre de la Défense ne prennent la parole pendant cet échange. Le ministre des Affaires étrangères n’intervient,
lui, qu’à la fin de l’entretien pour soumettre « deux questions pratiques » à
François Mitterrand. La première porte sur l’accueil de la famille proche
du président Habyarimana – une question décidément prioritaire353. La
seconde envisage, pour la première fois du conseil, l’après-Amaryllis :
MAE : Aux Nations unies, le Ssecrétaire général doit rendre demain son rapport. Trois solutions sont envisageables : le maintien de la MINUAR, sa suspension avec le maintien éventuel d’un contingent symbolique, ou un retrait total.
Les Belges sont favorables à une suspension, et c’est aussi mon avis.
PR : Je suis d’accord354.

Le président François Mitterrand valide donc, en des termes laconiques, un deuxième désengagement à venir de la France du Rwanda :
un désengagement onusien, qui va conduire à réduire le contingent
de la MINUAR à des effectifs symboliques (370 hommes au lieu de
2 500), en aucun cas aptes à pouvoir limiter des massacres dont les
troupes françaises ont été des témoins directs pendant ces cinq jours.
En contre-chant de cet échange élyséen, paraît le même jour dans
le quotidien Libération un éditorial du journaliste Stephen Smith, intitulé « Le Rwanda et l’indifférence ». Avec une approche polémiste,
l’auteur insère son analyse du drame rwandais d’avril dans le temps long
de la politique française en Afrique :

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(1990-1994)

Le Rwanda semble donner raison à ce cynisme et à cette résignation. Et
pourtant, à moins de confondre dans un même soupir humanitaire d’impuissance toutes les victimes et toutes les souffrances, ce drame est politique
et non pas tribal : une dictature militaire, celle du président Juvénal Habyarimana, s’est maintenue au pouvoir par tous les moyens, dont l’aide de la
France […]
Lorsqu’une colonne du FPR était aux portes de la capitale, Kigali, la France est
intervenue pour sauver le régime ou, selon la version officielle, pour éviter un
bain de sang. La contradiction n’est d’ailleurs qu’apparente : car, en prolongeant
le discours tribal colonial, Paris avait déjà décidé que le président Habyarimana représentait la « majorité naturelle » – celle des Hutus – et le FPR une
minorité ethnique virulente : des « Khmers noirs », n’avait pas hésité à affirmer,
il y a deux ans, le commandant du contingent français sur place. Dans cette
optique, pourquoi prendre le risque d’un changement ? […]
Au Rwanda, comme du reste ailleurs en Afrique – au Zaïre, au Kenya et même
au Libéria et en Somalie – le cynisme et la résignation précèdent en fait les
« tueries irrationnelles ». Lorsque, sur le continent noir, des gens s’étripent et
mutilent à mort, ce n’est pas tant le retour de « l’Afrique éternelle » que notre
inconscient : après avoir aliéné, abandonné et le pire « cadeauté » de nos surplus
et verroteries les Africains, l’Occident s’arme d’indifférence. De moins en moins
présent sur le continent, il n’y revient que pour relever les morts et les blessés, avec
la bonne conscience humanitaire qui, aux agonisants, ne refuse tout de même
pas l’extrême-onction355.

Le lendemain 14 avril, deux conférences de presse traitant du
« drame rwandais » sont mises en place par les ministères des Affaires
étrangères et de la Défense. Celle conjointe d’Alain Juppé et de Lucette
Michaux-Chevry porte sur les interventions humanitaires de la France
dans le monde. Contrairement à sa position exprimée la veille en conseil restreint, le ministre des Affaires étrangères réaffirme l’importance
de l’ONU et de la présence de la MINUAR au Rwanda. Les autorités
françaises montrent à l’évidence une intention de plus en plus marquée de confier la « question rwandaise » aux Nations unies. Lucette
Michaux-Chevry annonce une aide humanitaire « périphérique » à la
population rwandaise : elle explique que comme les « vieilles haines, les
vieilles passions sont remontées », « il est difficile d’intervenir directement à Kigali » – ce, alors que les troupes françaises viennent la veille
de quitter Kigali. En conséquence, « la France apporte donc autour du
Rwanda une aide humanitaire importante »356.
Au cours d’une conférence de presse faite le même jour à Paris avec

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

l’amiral Lanxade, François Léotard assure que le départ des forces
françaises du Rwanda n’est pas un « abandon ». Il souligne que la France
est « présente pour une politique de coopération et de développement »,
mais qu’elle « n’a pas à être partie prenante dans les conflits ». Pour ce qui
est de l’engagement militaire passé, le ministre de la Défense rappelle
que « les forces armées françaises n’ont jamais été directement impliquées » dans le conflit rwandais ; mais en revanche que la France avait
avec le Rwanda « une coopération militaire établie de longue date »,
comprenant des « actions de formation classiques » de son armée. Dans
l’engagement présent, François Léotard annonce que « nous essayons
actuellement de dialoguer avec tout le monde pour éviter que le bain de
sang se développe » mais rappelle qu’il n’y a « pas de solution militaire »
au conflit. Lui aussi se dit prêt au « maintien de la MINUAR » mais
« sous une forme qui reste à définir »357 .
En même temps que ces critiques sur le désengagement français au
Rwanda, commencent à émerger dans le débat public des remises en
question de plus en plus sévères sur les politiques passées de la France
au Rwanda, dont les événements tragiques d’avril constituent un terrible constat d’échec. Le jour même paraît dans l’hebdomadaire Le
Nouvel Observateur un article intitulé « Nos amis les tueurs … » qui
remet directement en cause l’engagement politique et militaire passé de
la France au Rwanda : « Paris a soutenu depuis plusieurs années le régime de Kigali qui n’a cessé d’attiser les haines ethniques et a équipé
l’armée prétorienne qui a entrepris le massacre des opposants hutus et de
la minorité tutsi au lendemain de la mort du président »358. Le 15 avril
1994, le journaliste étasunien Franck Smyth questionne dans un article
du Herald Tribune les responsabilités de la France dans le surarmement
du Rwanda359.
Après le retrait total de ses forces militaires et de sa représentation
diplomatique, la politique rwandaise de la France semble alors se replier vers deux objectifs principaux : une aide humanitaire extérieure
aux déplacés et aux réfugiés rwandais dans les pays limitrophes ; et la
contribution à un hypothétique cessez-le-feu, dans une guerre civile
qui apparaît de plus en plus « totale ». Le journaliste Jean Hélène,
qui mettra beaucoup de temps à admettre la dimension génocidaire
des massacres, en donne un écho saisissant dans un article du Monde

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

du 16 avril. Il est l’un des premiers à relater les crimes de guerre perpétrés par le FPR dans ses zones de reconquête :
La « zone FPR » n’est pas exempte d’exactions ethniques. Juste devant l’hôtel,
cinq cadavres gisent dans un pré. Des témoins de la scène affirment qu’un jeune
combattant du FPR les a abattus de sang-froid. « Cela s’est passé sous nos yeux,
dit l’un d’eux. Il s’agit probablement de hutus, c’est-à-dire des espions pour le
FPR ». Au Rwanda, plus personne n’est innocent : on est pour ou contre l’autre
camp – et toujours soupçonné, selon son ethnie ou ses tendances politiques,
d’espionner pour le compte de l’adversaire.

Dans le récit du grand reporter, ces « exactions ethniques » sont mises sur le même plan que les massacres génocidaires contre les Tutsi.
Pourtant sous sa plume, ces assassinats semblent atteindre un nouveau
palier dans la barbarie :
Jeudi [14 avril], des miliciens ont arrêté un véhicule de la Croix-Rouge rwandaise, à l’un de ces innombrables barrages qui coupent les artères de la capitale,
dans la « zone gouvernementale ». Les six blessés qui se trouvaient à l’intérieur
du véhicule, ont été froidement assassinés. à la suite de cet incident meurtrier, la
Croix-Rouge rwandaise et le Comité internationale de la Croix-Rouge (CICR)
ont stoppé leurs opérations de ramassage des blessés, concentrant désormais leurs
efforts sur les seuls hôpitaux360.

Ainsi, alors que les pays occidentaux et la France ont fait place nette,
le génocide des Tutsi prend à la fois une dimension étatique, nationale, et populaire. C’est à partir de la deuxième quinzaine d’avril, sous
l’impulsion du gouvernement intérimaire et l’implication massive de
la communauté hutu que les massacres prennent une ampleur inconcevable : près de 20 000 assassinats par jour, pendant plus d’un mois, à
l’abri des regards occidentaux.

4.4 qualifier et réagir : les lenteurs
coupables des autorités françaises et
internationales (avril-mai 1994)
La réaction des autorités françaises aux événements en cours au
Rwanda se caractérise par la difficulté à prendre conscience du génocide. Cette attitude apparaît tant au plan interne qu’aux niveaux mondial et régional.

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

4.4.1 Les préoccupations des autorités françaises
au temps du génocide
En ce début de printemps 1994, pour ce qui concerne l’Afrique,
les regards de la communauté internationale sont d’abord tournés
vers l’Afrique du Sud où s’achève, au moins sur le plan institutionnel,
un long et difficile processus de sortie de l’apartheid. Les premières
élections générales et démocratiques désignant une chambre commune à l’ensemble de la population se tiennent le 27 avril puis les
deux assemblées parlementaires élisent Nelson Mandela comme
président de la République. Ce dernier prête serment le 10 mai
devant une grande partie des responsables politiques internationaux
et des journalistes du monde entier. François Mitterrand ne se rend
pas à cette cérémonie mais y dépêche son conseiller pour l’Afrique,
Bruno Delaye, et rédige un texte sur Mandela pour L’Événement du
jeudi361. De son côté, Jeune Afrique fait de « Mandela, un miracle
africain » la couverture de son numéro hebdomadaire du 12 au 18
mai, largement consacré au sujet362. Ce même numéro publie sur
deux pages un témoignage anonyme d’un lecteur résident au Rwanda qui décrit « le massacre organisé » dans ce pays ; les responsables
à ses yeux sont à la fois le MRND-CDR et le FPR qui « ont dressé
l’un et l’autre une liste des gens à abattre » et « rivalisent d’horreur ».
Au même moment en effet, se déroule au Rwanda un génocide
d’une ampleur inouïe entre 800 000 et 1 000 000 de Tutsi sont
massacrés en moins de trois mois. Pendant plusieurs semaines, les
autorités françaises, comme la communauté internationale, n’identifient pas – ou se refusent à identifier – les massacres de masse
comme un génocide perpétré contre une partie de la population
rwandaise assignée à une appartenance ethnique. Elles ont d’autres préoccupations, notamment une peur de l’avancée militaire du
FPR qui mettrait en péril le partage du pouvoir défini par les accords d’Arusha. Elles maintiennent donc des relations avec le gouvernement intérimaire, considéré comme le gouvernement légal.
Elles se contentent de renforcer l’aide humanitaire en faveur des
personnes déplacées par les combats.

397

398

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

4.4.1.1 un génocide tardivement identifié malgré
de nombreuses alertes
Au conseil restreint du 13 avril, François Mitterrand demande si la
situation est calme au Burundi où l’assassinat du président ne déclenche
pas les mêmes massacres qu’à l’automne précédent. Son commentaire à
la réponse d’Alain Juppé – « ils ont épuisé leur venin pour quelques semaines » –, ainsi que les propos de l’amiral Lanxade – « maintenant ce
sont les Tutsi qui massacreront les Hutu dans Kigali »363 – témoignent
d’une vision « ethno-raciale » de l’Afrique : celle d’un continent où se
déroulent de façon récurrente des massacres inter-ethniques. De même,
la réponse du ministre des Affaires étrangères à la question du député
breton Marc le Fur, qui, le 26 avril, s’enquiert de la situation de l’orphelinat de Nyundo au Rwanda et du rôle qu’entend y jouer la France
pour arrêter les massacres, évoque un « malheureux pays déchiré pas
une guerre civile – une guerre tribale en fait »364. L’expression « conflit
tribal » avait déjà été utilisée par François Mitterrand lors du conseil
restreint du 2 avril 1993365.
La prise de conscience, par les autorités françaises, de la réalité génocidaire des massacres est tardive et inégalement partagée. La nomination et la dénonciation d’un génocide par Alain Juppé, le 16 mai 1994,
marque une étape importante, même si d’autres personnalités politiques
ne partagent pas immédiatement l’analyse et que lui-même use dans les
semaines qui suivent d’un vocabulaire ambigu, usant notamment du
pluriel pour désigner les « génocidaires »366. Pourtant les alertes n’ont
pas manqué, identifiant les bourreaux et les victimes, usant précocement, pour certaines, du terme de génocide. Ces alertes émanent
d’ONG, de journalistes qui couvrent l’événement, d’intellectuels qui
connaissent l’histoire de la région des Grands Lacs, mais aussi de services de renseignement comme la DGSE.
Essentiellement consacrée à exposer des hypothèses sur les responsables
de l’attentat contre l’avion présidentiel, une fiche DGSE du 11 avril évoque cependant également « l’épuration systématique entreprise par la Garde présidentielle […] contre les tenants de la démocratie » mais aussi le
fait que les militaires de ce corps guidés par des activistes de la CDR,
munis de listes préétablies, […] ont entrepris de massacrer tous les Tutsi, ainsi que les Hutu originaires du sud ou soutenant les partis d’oppo-

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

sition ». Le terme « génocide » n’est pas utilisé mais ses caractéristiques
soulignées : l’aspect systématique et planifié des massacres, le fait que
« ces liquidations n’épargnent ni les femmes ni les enfants »367. Toutefois,
la collusion entre la Garde présidentielle, les milices et le gouvernement
intérimaire n’est pas encore comprise et présentée aux autorités politiques. Elle le sera plus tardivement, début mai368.
Sources d’informations sur le génocide, des ONG œuvrent également pour faire connaître la réalité des massacres et mobiliser contre
leur poursuite. Deux d’entre elles ont laissé des traces dans les archives
que nous avons consultées : le Comité international de la Croix-Rouge
(CICR) et Human Rights Watch (HRW). Le CICR est présent au
Rwanda au printemps 1994, dans diverses régions mais aussi à Kigali
où il travaille à l’hôpital et dispose d’ambulances. Il transmet un certain nombre d’informations à Genève. Le 22 avril, il rapporte ainsi que 4 000 Tutsi se trouvent dans le stade de Kigali, « en relative
sécurité » du fait de la présence de ce qu’il reste de la MINUAR369.
Son délégué général pour l’Afrique souligne en outre que la plupart des
morts ne sont pas victimes de la guerre mais des massacres : il souligne
« l’ampleur des massacres à Kigali et sur tout le territoire, qui ont provoqué plus de victimes que les affrontements entre les forces gouvernementales et le FPR. […] La situation prévalant actuellement dans le
pays n’est comparable à aucune autre par la cruauté et la généralisation
des violences »370. Le 25 avril, le CICR signale qu’il a dû quitter Butare
où les « massacres […] se sont intensifiés ces deux derniers jours, […]
rend[ant] impossible toute intervention humanitaire : les blessés sont
achevés avant de pouvoir être évacués à l’hôpital »371.
Fin avril, son directeur adjoint des opérations, Paul Grossrieder, qui
revient de Kigali, rencontre les représentants des pays occidentaux auprès
des Nations unies à Genève, ainsi que des représentants du Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) et de la Direction de l’action humanitaire
de l’ONU. Il leur décrit la situation : une ville dont « les trois quarts
des habitants sont morts ou ont fui », des milliers de Tutsi réfugiés ici
et là et qu’il est difficile de secourir à cause de « l’existence de points de
contrôle tous les 250 mètres par des miliciens en présence d’hommes
en uniforme ». Il rend compte également des entretiens qu’il a pu avoir
avec les autorités rwandaises et le « président des milices » dont il obtient

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

« la reprise symbolique des évacuations de blessés dans les ambulances
du Comité ». Comme le souligne l’ambassadeur français, « contrairement aux traditions du CICR », Paul Grossrieder appelle, lors de cette
réunion, « les pays disposant d’une certaine influence auprès de l’une ou
l’autre des parties belligérantes à intervenir politiquement »372, notamment pour soutenir le premier ministre, qui lui est apparu modéré mais
« isolé par les extrémistes ». D’autres informations sur les responsables
des massacres sont aussi délivrées et transmises par l’ambassadeur :
Interrogé par les représentants américain et belge sur les liens entre les milices
et l’armée rwandaise, le responsable du CICR a répondu prudemment par
la positive. Il avait pu constater par lui-même dans ses entretiens que le chef
d’état-major disposait d’une certaine influence sur les miliciens, composés de
jeunes extrémistes de l’ancien parti du président Habyarimana et des autres
partis hutus. De même, il a relevé sans s’y attarder, le rôle de la Garde présidentielle dans les massacres, tout au moins au début des événements373.

Le 3 mai encore, l’ONG témoigne de « la poursuite des massacres dans
les régions contrôlées par l’armée et les milices rwandaises. À Butare le
30 avril, 13 volontaires de la Croix-Rouge locale et 21 orphelins ont été
assassinés. à Gisenyi le 1er mai, 150 civils réfugiés dans la cathédrale ont
été massacrés ». « Ces opérations » souligne la Croix-Rouge « ne sont pas le
fait d’individus ne répondant à aucune autorité, mais obéissent à une volonté d’élimination des Tutsis. Contrairement aux massacres précédents,
elles n’épargnent pas les églises où les civils pouvaient naguère trouver
refuge »374. L’organisation appelle les pays membres du Conseil de sécurité
à intervenir. La semaine suivante, elle exprime « sa déception devant l’absence de réponse concrète de la communauté internationale, notamment
des membres du Conseil de sécurité approchés la semaine précédente, à
son appel à l’arrêt des massacres et du conflit armé »375. Comme le souligne
encore l’ambassadeur français auprès des Nations unies à Genève, « selon
l’organisation, cette volonté délibérée d’éliminer une partir de la population répond à la définition du génocide établie dans la déclaration de
1948. Le Comité international confirme qu’il n’a pas constaté de violations graves du droit humanitaire par le FPR, ajoutant toutefois qu’il
ne s’est pas rendu dans les collines avoisinant les grands axes »376. Le
lendemain, la même information est communiquée à la représentation
de la France à New York : le CICR « confirme l’importance des massacres
qui se poursuivent au Rwanda, massacres dont la responsabilité lui paraît

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

incomber au premier chef à des éléments gouvernementaux » :
Les délégués du CICR sur place observaient la répétition d’un schéma par lequel les troupes gouvernementales, pour tenter de faire obstacle à l’avancée du
FPR, prenaient en otage d’importants groupes de Tutsis, puis, dans l’incapacité
de tenir leur position, massacraient ces derniers avant de se retirer. Ceci, a-t-il
conclu, ne faisait qu’attiser l’hostilité du FPR sans que toutefois des indications
aient pu être recueillies qui donneraient à penser que le front procédait luimême à des tueries symétriques377.

De son côté, Human Rights Watch (HRW) avait déjà, en janvier
1994, mis en cause la France pour son rôle au Rwanda dans son rapport
intitulé « Les fournisseurs d’armes au Rwanda : le commerce des armes
et les violations des Droits de l’homme pendant la guerre ». Le rapport
avait été porté à l’ambassadeur français à Washington, avec une lettre
à transmettre au président de la République378. Fin avril, l’ONG, qui a
reçu des informations par divers canaux – notamment de prêtres et missionnaires réfugiés au Burundi –, envoie en télécopie divers documents
au conseiller présidentiel pour l’Afrique, Bruno Delaye, qui a rencontré,
dans le passé, à Paris ou Washington, des membres de l’ONG. D’une
part, un mémorandum sur ce qu’elle sait de la situation au Rwanda,
sur ses prises de position et les appels lancés à la communauté internationale : l’organisation met en avant le cas de Cyangugu où « 5
000 personnes sont emprisonnées au stade depuis le 15 avril, sans
protection contre la pluie, sans nourriture ni couverture » et celui de
Butare, ville éloignée des combats mais où le limogeage du préfet et
son remplacement par un extrémiste (20 avril) ont donné le signal de
massacres de masse379. D’autre part, une copie de la lettre envoyée par
HWR à Agathe Habyarimana le 25 avril pour lui présenter des condoléances, lui décrire la situation au Rwanda et lui demander d’intervenir auprès des responsables des massacres nommément désignés :
« Nous sommes certains qu’un ferme appel public de vous à ces hommes peut avoir un grand effet pour faire cesser les massacres »380.
Le troisième document reçu par Bruno Delaye est une lettre à son
intention de Holly Burkhalter, Directeur à Washington de HWR. La
lettre use par deux fois du terme de génocide. Son auteur se dit « perturbé » d’apprendre qu’une délégation du « gouvernement autoproclamé
du Rwanda » – le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, Jérôme Bicamumpaka, et le président de la CDR, Jean Bosco

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Barayagwiza – est reçue à Paris dans divers ministères et à l’Élysée381.
Il informe de la déclaration de la Maison blanche du 22 avril, nommant des individus de l’armée rwandaise comme responsables des massacres de masse et les appelant à faire cesser les atrocités. Il précise que
HWR a rencontré des membres du gouvernement américain et leur a
demandé de prendre contact avec le gouvernement français pour qu’il
use de ses liens avec l’armée rwandaise afin de stopper la campagne
de génocide mise en œuvre. Il demande in fine à Bruno Delaye d’user
de son influence pour que son message soit transmis à la délégation
rwandaise en visite à Paris382. Ce dernier ne semble pas avoir répondu
ni donné suite à la demande. Peu après, il produit une très longue note,
qui lui a sans doute été commandée, sur « la droite et l’Afrique », avec
une présentation précise des divisions internes à cette famille politique
et des luttes de réseaux qui la traversent383. Préoccupation très éloignée
du génocide en cours.
Une autre source d’information sur le génocide en cours au Rwanda
réside dans les récits des journalistes. Ils ne sont pas nombreux sur les
lieux du drame les premières semaines d’avril. Déjà cité, Jean-Philippe
Ceppi de Libération est l’un deux. Ayant quitté Kigali peu de temps
après les troupes d’Amaryllis, il revient au Rwanda par le nord du pays,
dans le sillage de l’avancée des troupes de l’APR. Alors que les témoignages portaient jusque-là sur Kigali, J.-P. Ceppi découvre avec les
troupes du FPR les traces des « massacres sauvages » des populations
civiles au nord et à l’est du pays. Sous un titre qui doit alerter l’opinion
publique – « L’armée rwandaise laisse des charniers dans son sillage » –,
il décrit le 19 avril 1994 ce qu’il voit et décrypte le mécanisme systématique d’extermination appliqué à la fois par les militaires, les représentants locaux et les miliciens extrémistes hutu :
L’ampleur du génocide dans les campagnes du Rwanda semble dépasser ce qu’il
était possible d’imaginer. Si les derniers chiffres disponibles à Kigali indiquent
plus de 20 000 morts pour la seule capitale, combien sont-ils dans le reste du
pays, à avoir pu échapper à l’implacable machine à exterminer ?
Dans le nord-est, les témoignages affluent sur les charniers découverts dans les
villages occupés par les troupes gouvernementales et leurs sbires384.

Alors que les ministères et l’Élysée ont des services de presse, cet
article de J.-P. Ceppi n’est pas présent dans les archives consultées ou

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

n’a pas été conservé. Pas plus que celui de l’historien du Centre de recherches africaines, Jean-Pierre Chrétien, qui livre le 26 avril, dans ce
même quotidien, une analyse percutante des événements. « Un nazisme
tropical » – titre de l’article –, « une véritable Shoah africaine », « une
même idéologie de type nazi » : le chercheur multiplie les analogies
pour faire comprendre que ce qui se passe ne relève « pas d’archaïques
“affrontements interethniques” mais de très modernes génocides ».
Avant de dénoncer « l’aveuglement occidental » et d’interpeller les autorités politiques et morales :
L’aveuglement occidental est incommensurable face à cette tragédie : une lecture ethnographique d’un autre âge cautionne innocemment (?) les intégrismes
ethniques. Bien plus, des socialistes égarés dans le populisme racial, des démocrates-chrétiens, sectateurs fanatiques de « leur Rwanda », des associations de
droits de l’homme intoxiquées par des réfugiés experts en victimisation à sens
unique, cautionnent des mafias dont le succès est fondé sur la confusion entre
démocratisation, démagogie ethniste et exclusion des minorités de naissance385.

Des ambassadeurs, notamment François Descoueyte à Kampala, se
sont également fait le relais de journalistes pour informer leurs autorités
de tutelle des témoignages recueillis. Le 26 avril, il fait part du témoignage de trois journalistes qui ont pénétré dans le Rwanda depuis la
frontière ougandaise et jusqu’à trente kilomètres de Kigali :
Le lac Muhazi était alors, selon leur témoignage, jonché de cadavres flottant
à sa surface. Dans la paroisse proche de Mukarange, environ 2 500 civils auraient été enfermés dans l’église par les interahamwe et des soldats rwandais, qui
auraient lancé des grenades à l’intérieur du bâtiment. Il n’y aurait eu aucun
survivant. 1 500 autres civils auraient été abattus à l’arme automatique. Au
total, il ne resterait de cette communauté de 4 000 personnes qu’environ 400
survivants. À quelques kilomètres de Kayonza, à Kiziguro et Rukaro, plus d’un
millier de cadavres auraient été décomptés dans chaque cas (hommes, femmes,
enfants en bas âge)386.

L’ambassadeur rapporte que les journalistes ont également été « témoins
d’actes de justice expéditive. Les Interahamwe capturés et reconnus par
les survivants auraient été exécutés sur le champ par les soldats du FPR ».
Néanmoins, il affirme d’emblée dans le résumé de son télégramme que
ce témoignage « confirme que l’étendue des massacres perpétrés par les
forces et milices rwandaises est hélas sans commune mesure avec les exactions par ailleurs avérées du FPR ». Il insiste un peu plus loin :

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(1990-1994)

Divers témoignages (missionnaires, ONG) me parviennent d’exactions commises par le FPR contre des civils. Mais les massacres commis par les milices et
divers éléments des forces rwandaises s’avèrent d’une tout autre dimension. Le
témoignage que je rapporte au Département a hélas toute chance d’être exact,
si on le rapproche de bien d’autres de toutes origines (MINUAR, CICR, ONG,
religieux) allant dans le même sens387.

Enfin, il faut mentionner brièvement, et sans revendiquer l’exhaustivité, le rôle d’associations humanitaires de moins grande envergure
– notamment d’aide aux orphelins – et celui d’individualités qui ont
précocement tenté d’alerter par des courriers ou des appels téléphoniques certains ministères. C’est le cas de Thérèse Pujolle, responsable
de la cellule de crise pour l’évacuation des ressortissants européens. Le
3 mai, elle fait part au ministère de la Coopération des difficultés rencontrées dans l’évacuation prévue des personnes jusqu’alors réfugiées,
sous protection de la MINUAR, à l’hôtel des Mille Collines, personnalités qui pourraient aider à « reconstruire » après un cessez-le-feu : le
convoi a été arrêté par des milices qui ont fait descendre des passagers
pour les tuer ; des pressions de la Belgique et de la présidence française
sur l’état-major des FAR auraient fait cesser le massacre et le convoi,
avec ses blessés, aurait été ramené à l’hôtel388. Le 10 mai, elle envoie à
ce même ministère la lettre qu’elle a reçue d’un père Blanc évacué du
Rwanda, le père Hazard. La lettre évoque la stupéfaction du missionnaire qui vient d’apprendre qu’Agathe Habyarimana avait été évacuée
et qu’elle reçoit de larges subsides de la France, alors qu’elle est « une
instigatrice de premier plan dans la formation et l’armement des milices
populaires qui ont ensanglanté le pays ». Le membre du cabinet qui
reçoit ce courrier annote de façon manuscrite : « Cette lettre est révélatrice de l’état d’esprit des religieux. Elle milite en faveur de la prudence
observée jusqu’à présent sur ce dossier »389.
Alors que la situation rwandaise est de mieux en mieux connue, les
autorités françaises éprouvent une certaine gêne d’avoir accueilli Agathe Habyarimana, veuve du président décédé mais aussi personnalité extrémiste : l’image de la France peut en être assombrie. Elles ont
aussi d’autres préoccupations, la situation semblant leur échapper sur
la scène internationale tandis que grandit le génocide contre les Tutsi
au Rwanda.

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

4.4.1.2 une hostilité persistante envers le fpr
mais la recherche d’une solution politique
Le 11 avril, alors que le génocide a commencé, Philippe Baudillon,
conseiller diplomatique à Matignon, rédige une note pour le premier
ministre. Si le second point évoque le dispositif français d’évacuation, si
le troisième envisage des perspectives dramatiques – « Il existe une forte
probabilité pour que la situation sur place dégénère très sensiblement et
que les affrontements soient de plus en plus sanglants » –, le premier est
tout entier consacré à la situation militaire et à la menace que fait peser
le FPR sur Kigali :
Le FPR (Tutsi en majorité) aurait infiltré trois à quatre cents hommes à une
dizaine de kilomètres de la capitale et les troupes rwandaises (les FAR, hutu
en majorité) s’interposent à l’heure actuelle entre ces troupes FPR et Kigali. Le
noyau de troupes FPR se trouvant à Kigali résiste bien pour l’instant. L’accès à
l’aéroport est toujours possible. Il est tenu actuellement par les FAR. Dans les
heures qui viennent, il existe une forte possibilité de tentative de jonction entre
les troupes FPR se trouvant à l’extérieur et dans la capitale. Des combats très
durs pourraient alors s’y dérouler390.

Le FPR apparaît d’autant plus dangereux en avril 1994 qu’on craint
qu’il ne reçoive des renforts d’hommes démobilisés de l’armée ougandaise (NRA). En effet, comme l’explique l’ambassadeur à Kampala, la
seconde étape de la démobilisation des soldats de la NRA débute le 16
avril et concerne 10 000 hommes. Comme cette armée comptait environ 10 % de Rwandais et que des soldats ne veulent pas retrouver la
vie civile, « on peut évaluer à un maximum de 2 000 environ le renfort
qu’apportera cette opération au FPR », soit une augmentation de 10 %
des forces du FPR391. Les données chiffrées du télégramme sont fluorées
par Bruno Delaye qui conseille la lecture du président.
Fin avril, le conseiller à l’élysée, Bruno Delaye, ne nie pas les massacres – évalués à déjà 100 000 morts – ni le rôle des milices qui, « armées
de grenades et de machettes massacrent les Tutsis qui n’ont pas pu
trouver refuge dans la zone FPR, ou bénéficier de la protection de la
MINUAR ». Mais il campe un FPR aux portes de Kigali, capable de
mobiliser l’opinion française et internationale sur le thème des « libérateurs » opposés aux « extrémistes du gouvernement rwandais », accusateur envers les Nations unies impuissantes et envers la France qui a

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(1990-1994)

soutenu le « dictateur Habyarimana ». Bruno Delaye replace également
le « problème du Rwanda » dans son contexte régional et propose à la
fois, de faire pression sur le président Museveni (Ouganda) « pour qu’il
raisonne le FPR », et d’introduire le président Mobutu (Zaïre) dans
le jeu régional392. Pour le conseiller Afrique, qui traduit là sans doute
la pensée profonde de François Mitterrand, « il n’est pas question de
laisser les initiatives de règlement entre les mains des seuls anglophones
(Ouganda et Tanzanie) sans y associer le principal voisin francophone,
à savoir le Zaïre »393. De fait, les contacts avec le président Museveni deviennent fréquents et mobilisent l’ambassadeur à Kampala qui
rend compte de ses entretiens, tel celui du 29 avril qui, sollicité par le
président ougandais, dure deux heures et précise « les éléments d’accord franco-ougandais sur les origines du problème rwandais et sur la
solution qu’il conviendrait de promouvoir conjointement »394.
L’idée que le FPR menacerait la francophonie et les intérêts français
dans cette région de l’Afrique est exprimée encore plus fermement par
le chef de l’état-major particulier du président, le général Quesnot, qui
forge le concept repoussoir de « Tutsiland », utilisé à l’Élysée par luimême et par Bruno Delaye395. La note du chef de l’état-major particulier,
en date du 6 mai et qui finit par un lapidaire : « Est-ce cela que nous
voulons ? », est exemplaire à cet égard. Le général rend compte à François
Mitterrand de l’appel du chef de l’État par intérim du Rwanda, Théodore
Sindikubwabo, décrit comme « très âgé et de santé fragile ». Il transmet
les remerciements de ce dernier pour l’accueil fait à la délégation rwandaise et répète, sans aucune prise de distance la teneur de ses propos : le
chef de l’État rwandais désire l’application des accords d’Arusha mais
estime que le FPR, aidé par l’Ouganda, a pour seul objectif de prendre le
pouvoir par la force. Par contre, sans s’appuyer sur un contact direct avec
le FPR, le général Quesnot accuse :
Sur le terrain, le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura incessamment atteint
ses buts de guerre : le contrôle de toute la partie est du Rwanda y compris la
capitale afin d’assurer une continuité territoriale entre l’Ouganda, le Rwanda
et le Burundi. Le président Museveni et ses alliés auront ainsi constitué un
« Tutsiland » avec l’aide anglo-saxonne et la complicité objective de nos faux
intellectuels, remarquables relais d’un lobby tutsi auquel est également sensible
une partie de notre appareil d’État396.

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Le général Quesnot ajoute un argument ethniciste qu’il sait être
partagé par François Mitterrand : la victoire de ceux qu’il appelle également, de façon récurrente, « les rebelles du FPR » entraînerait une instabilité durable dans la région car « les Hutus majoritaires (85 %) au
Rwanda et au Burundi n’accepteront pas le contrôle tutsi »397.
Il n’est pas facile de documenter précisément, faute de sources disponibles, l’allusion du général Quesnot aux divergences dans l’appareil
d’État sur la question du Rwanda en ce printemps 1994. Nous n’avons
trace, dans les archives consultées, que de la tenue de trois conseils restreints entre le 13 avril et le 15 juin : le 20 avril, le 3 mai et le 18 mai.
Celui du 3 mai est mentionné dans une note du directeur de cabinet d’Édouard Balladur. Les comptes rendus des deux autres sont succincts et ils accordent plus d’importance à la situation en Bosnie398. Le
20 avril, le ministre de la Coopération, Michel Roussin, fait le point sur
l’évacuation achevée la semaine précédente et déclare qu’« un jour ou
l’autre, une négociation s’ouvrira pour un cessez-le-feu et la remise en
application des accords d’Arusha », ce sur quoi conclut aussi François
Mitterrand. Le 18 mai, Alain Juppé expose la décision récente du Conseil de sécurité de l’ONU sur le renforcement de la MINUAR, le premier ministre sollicité par le président de la République répondant lui
avoir parlé directement.
Cependant, il est possible de formuler une hypothèse. L’allusion
du général Quesnot porte sans doute sur le fait que des membres du
gouvernement, notamment le ministre des Affaires étrangères, refusent
une aide militaire au gouvernement intérimaire venu la quémander fin
avril399. En date du 25 avril, une note non signée sur papier à en-tête
« ministère des Affaires étrangères – ambassade de France à Kigali »,
sans être favorable au FPR accusé de refuser un cessez-le-feu, considérait
déjà que, dans l’avenir, « le rapport de forces devra se traduire en termes
politiques » et qu’« à cet égard chaque partie a ses problèmes », celui du
FPR étant « la transformation politique d’une éventuelle victoire militaire »400. D’autres notes des services du ministère des Affaires étrangères
considèrent que la France doit se refuser de choisir entre les parties
rwandaises et contribuer à une résolution politique ; et donc respecter
l’embargo sur les armes à destination du Rwanda décidé par les Nations
unies (Résolution 918)401.

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(1990-1994)

Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France à Kigali, est envoyé en
mission d’évaluation et de contacts vers le 10 mai. Il rencontre, en Tanzanie, le premier ministre, des représentants des deux parties rwandaises
et le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, puis
se rend en Ouganda, au Burundi et au Zaïre où il est reçu par les trois
chefs d’état. La longue note qu’il envoie le 13 mai de Kinshasa, avec une
large diffusion, livre une réflexion précise et nuancée. L’ambassadeur
confirme d’abord l’ampleur des massacres en zone gouvernementale,
« qualifiés par certains de génocide », et souligne qu’« aucun témoignage
ne fait état de tels actes à une échelle comparable en zone FPR ». Il confirme également l’intransigeance des deux belligérants et les risques de
déstabilisation de la région. Il conseille de refuser la logique de guerre
au profit d’une solution politique négociée, de soutenir les efforts des
pays de la région en faveur d’un règlement du conflit, de mobiliser la
communauté internationale en faveur du Rwanda, suggérant d’ajouter,
à ces éléments de continuité de la politique française, la « recherche et
châtiment des responsables des massacres ». Parmi les suites à donner
à sa mission, il propose notamment de recevoir à Paris Faustin Twagiramungu, premier ministre désigné par les accords d’Arusha402. Ce
dernier est reçu par le directeur des Affaires africaines et malgaches du
ministère des Affaires étrangères, Jean-Marc de La Sablière, le 19 mai.
L’entretien porte sur de nombreux points. Faustin Twagiramungu, qui
salue la reconnaissance, par Alain Juppé le 16 mai, de l’existence d’un
génocide au Rwanda403, explique notamment que le gouvernement intérimaire est illégal, qu’il faut faire pression sur les belligérants et soutenir « les modérés », que le partage du pouvoir est la seule solution.
Ajoutant – mais ses propos sont rapportés au style indirect – ne pas
voir quelle action précise entreprendre pour obtenir un cessez-le-feu et
juger important « que le FPR ait l’illusion d’un succès sur le terrain de
manière à ce que la négociation politique puisse reprendre en vue de
l’application des accords d’Arusha »404. Il est également reçu par JeanMarc Simon au ministère de la Coopération à qui il fait « une excellente impression de modération et de sérieux » mais qui trouve « très
optimiste » la thèse d’une possibilité d’un règlement politique405.
Du côté des services de sécurité, les analyses proposées ne sont pas
non plus toutes hostiles au FPR. Dès fin avril, certains membres de la

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

DGSE entrevoient le scénario à venir d’une victoire militaire du FPR
au Rwanda, tout en croyant encore possible de convaincre le colonel
Bagosora, directeur de cabinet du ministère rwandais de la Défense et extrémiste notoire « de mettre un terme aux exterminations systématiques
de Tutsi ». Ils écrivent en commentaire final de leur note : « La fracture
engendrée par les tueries ethniques est désormais si vive que le FPR semble n’avoir d’autres solutions que la victoire militaire et la destruction
totale de la Garde présidentielle »406. Une semaine plus tard, d’autres font
le point sur l’opportunité de soutenir ou non « les forces gouvernementales ». Leurs notes datent du même jour – 2 mai – mais leurs conclusions
sont divergentes. La première considère que mettre fin au soutien serait
faire « table rase de quatre années de coopération franco-rwandaise »,
remettre en cause « la crédibilité de l’action spécifique de la France en
Afrique », accepter un régime qui, appuyé sur une minorité ethnique, ne
pourrait être durable407. L’autre qui souligne que « la Garde présidentielle
et les milices hutu proches de la CDR s’en sont prises à tous les Tutsi du
pays » met en évidence un dilemme : « comment aider le Rwanda – notamment sur le plan politique – alors que le seul interlocuteur véritablement représentatif de l’ethnie majoritaire, le gouvernement intérimaire,
a une responsabilité patente dans les massacres actuels ? ». Elle suggère
de commencer par condamner les agissements de la Garde présidentielle
et du colonel Bagosora et de réattribuer à Faustin « Twagiramungu –
personnage clé des accords d’Arusha et rare représentant survivant de
l’opposition modéré rwandaise – une place de premier rang »408.
4.4.1.3 des liens maintenus avec le gouvernement intérimaire
(gir) mais le refus d’une aide militaire
À la recherche d’une solution négociée qui ne laisserait pas tout
le pouvoir à un FPR victorieux sur le plan militaire, les autorités
françaises considèrent que le gouvernement intérimaire est une des
« parties » rwandaises. Elles considèrent également qu’il est le gouvernement légal du Rwanda, représenté aux Nations unies où le pays est
d’ailleurs, en ce printemps 1994, un des dix membres temporaires du
Conseil de sécurité. De son côté, le GIR considère la France comme
une alliée dans son combat contre le FPR et attend d’elle une aide politique et militaire.

409

410

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Aide militaire : une fiche de la Direction du renseignement militaire
(DRM), en date du 15 avril, fait remonter des demandes précises de
munitions et d’aide au transport d’armements achetés en Israël et en
Pologne, demandes formulées par l’attaché de défense de l’ambassade
du Rwanda à Paris. La réponse apportée n’est pas connue mais une note
du 8 avril du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) avait
suspendu à titre conservatoire la validité des autorisations d’exportation
de matériels de guerre à destination du Rwanda et du Burundi, décision
avalisée lors du conseil restreint du 3 mai 1994.
Aide politique : Le nouveau président rwandais par intérim, Théodore
Sindikubwabo, adresse, le 17 avril, un message de remerciements à
François Mitterrand. Très hostile à la Belgique accusée de complicité avec le FPR, il remercie la France pour l’aide qui, apportée depuis
« l’agression » d’octobre 1990, a empêché la déstabilisation du Rwanda.
Sauf erreur de notre part, ce message n’a pas été conservé dans les archives présidentielles. Il a été découvert dans les archives du cabinet du
ministre des Affaires étrangères, avec, de la part d’un lecteur non identifié, un point d’exclamation en marge à côté de la phrase sur la non-déstabilisation du pays409. De même, il n’y a pas de trace dans les archives de
Bruno Delaye de la visite à Paris, les 26 et 27 avril 1994, d’une délégation
du GIR comprenant notamment le ministre des Affaires étrangères et de
la Coopération, Jérôme Bicamumpaka, et le président de la CDR, Jean
Bosco Barayagwiza.
La délégation est reçue le 26 juin au ministère de la Coopération, non
par le ministre, mais par son directeur de cabinet adjoint, Jean-Marc
Simon qui en rend compte. Le ministre rwandais reprend d’abord les
arguments et exagérations utilisés depuis 1990 pour obtenir l’aide de la
France : son gouvernement « souhaite sincèrement conclure un cessezle-feu » et la responsabilité du blocage incombe au FPR ; ce dernier est
aidé massivement par l’Ouganda – présence de cinq ou six bataillons de
l’armée ougandaise dans le nord-est du pays et, dans son espace aérien,
d’hélicoptères de combat et d’avions de reconnaissance ougandais ;
l’Ouganda rêve de « créer une confédération d’ethnies proches les unes
des autres ». Il formule ensuite des demandes, diplomatiques – inciter le
FPR à négocier et faire pression sur Museveni –, mais aussi militaires :
« envisager de donner des signaux forts, semblables à ceux qui au Tchad

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

avaient été donnés à la Libye dans le passé, afin de contenir les ambitions
ougandaises »410. C’est suggérer une intervention militaire de la France
au Rwanda. Jérôme Bicamumpaka annonce in fine qu’il reviendra dans
une dizaine de jours et souhaiterait être reçu par le ministre. Cette rencontre a-t-elle eu lieu ? Du moins, nous n’en avons pas trouvé trace.
La délégation rwandaise est reçue le lendemain, 27 avril 1994, au
ministère des Affaires étrangères, par le ministre en personne et non
par le directeur des Affaires africaines et malgaches, Jean-Marc de La
Sablière411. Ce dernier prépare une note pour son ministre, note qui,
dans le langage diplomatique, est très critique envers le gouvernement
intérimaire : certes, les massacres « sont le fait des deux parties mais les
témoignages indiquent que les Hutu extrémistes les pratiquent à une
plus grande échelle » ; certes, le FPR est « intransigeant » et ne veut
pas discuter avec le gouvernement intérimaire mais « celui-ci n’est pas
exempt de critiques. Il est représentatif de la tendance hutu dure »412.
En conséquence, il conseille de « donner une réponse négative à la demande de fourniture d’armement » du ministre rwandais et de faire
pression sur les pays de la région pour stopper la livraison et la circulation d’armes. Ce conseil répond également au souci de ne pas être « accusés d’alimenter le conflit en armes »413. La responsabilité de la France
dans la crise rwandaise est alors de plus en plus fréquemment mise
en avant par des associations et des médias, la visite de la délégation
rwandaise ayant sans doute cristallisé des accusations anciennes. Des
éléments de langage sont diffusés aux différents services du ministère
des Affaires étrangères pour répondre aux critiques : ils explicitent et
justifient la politique menée par la France au Rwanda depuis 1990,
ainsi que les actions entreprises depuis l’attentat d’avril414.
Nous ne disposons pas d’un compte rendu de l’entretien de Jérôme Bicamumpaka avec Alain Juppé mais la délégation rwandaise n’obtient pas
ce qu’elle espérait. Elle est encore moins bien reçue à Bonn où le directeur
Afrique du ministère des Affaires étrangères émet des doutes sur la légitimité du GIR et demande un arrêt immédiat des massacres415. Les remerciements transmis par téléphone à François Mitterrand le 6 mai par le
président par intérim Théodore Sindikubwabo, par l’intermédiaire du
général Quesnot416, apparaîssent pour une tentative de maintenir une relation privilégiée avec la France et un subterfuge pour parler directement

411

412

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

au président de la République. François Mitterrand ne prend pas cet appel : s’agit-il d’une impossibilité d’agenda ou d’une volontaire prise de
distance ?
Théodore Sindikubwabo appelle de nouveau le général Quesnot le
22 mai 1994 et envoie parallèlement une lettre à François Mitterrand,
par l’intermédiaire de l’attaché de défense rwandais à Paris. Ponctuée de
trois « Monsieur le Président », la lettre est un appel désespéré à l’aide.
Elle souligne d’abord que la situation militaire est « très grave et même
inquiétante », les Forces armées rwandaises ayant dû, « faute de munitions », « se retirer de l’aéroport international de Kigali » ; également que
l’appui de l’Ouganda est déterminant et empêche la reprise des négociations. Elle présente ensuite, sous un jour favorable et mensonger, l’action
des autorités intérimaires : pacification du pays avec l’appui du gouvernement et de l’armée ; « arrêt des massacres interethniques, du moins
dans la partie que nous contrôlons ». Elle présente enfin, avec force circonvolutions et au nom du peuple rwandais, des remerciements et une
demande explicite d’aide :
Le peuple rwandais vous exprime ses sentiments de gratitude pour le soutien
moral, diplomatique et matériel que vous lui avez assuré depuis 1990 jusqu’à ce
jour. En son nom, je fais encore une fois appel à votre généreuse compréhension
et celle du peuple français en vous priant de nous fournir encore une fois votre
appui tant matériel que diplomatique. Sans votre aide urgente, nos agresseurs
risquent de réaliser leurs plans et qui vous sont connus.
C’est dans l’espoir que vous manifesterez votre habituelle compréhension que
je vous prie, Monsieur le Président, d’agréer les assurances de ma très haute
considération417.

La réponse, s’il y en a eu une, n’a pas été trouvée dans les archives
présidentielles et aucune autre demande d’aide ne semble avoir été exprimée, du moins sous une forme écrite. Mi-mai, le GIR reste un interlocuteur pour les autorités françaises et une des deux parties d’une
négociation souhaitée en vue d’un partage du pouvoir. Il n’est pas un
gouvernement à aider militairement.
La lettre de Théodore Sindikubwabo, arrivée par télécopie, est remise
à François Mitterrand le 24 mai par le général Quesnot, accompagnée
d’une note. Le chef de l’état-major particulier reprend les thématiques
du président rwandais sur « l’aide matérielle, militaire et diplomatique
de l’Ouganda », déplorant également « la complicité implicite de toutes

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

les autres puissances ». Il décrit de nouveau un FPR totalitaire et dénigre de façon allusive ceux qui n’anticipent pas la catastrophe à venir :
L’arrivée au pouvoir dans la région d’une minorité dont les buts et l’organisation ne sont pas sans analogie avec le système de Khmers rouges est un gage
d’instabilité régionale dont les conséquences n’ont pas été anticipées par ceux, y
compris en France, dont la complicité et la complaisance sont patentes418.

La note s’achève sur des remarques concernant la MINUAR renforcée et la contribution humanitaire de la France.
4.4.1.4 une insistance sur l’humanitaire
La réponse française aux événements du Rwanda est d’abord humanitaire, dans la poursuite d’une politique qui avait pour but de
pallier les conséquences humaines et sociales de la guerre civile ; notamment de répondre aux pénuries alimentaires et d’aider les populations
déplacées qui fuient l’avancée du FPR. Peu avant la visite au Rwanda,
fin janvier 1994, de Lucette Michaux-Chevry, ministre déléguée à
l’Action humanitaire et aux Droits de l’homme, l’ambassadeur Marlaud écrivait : « Le Rwanda doit faire face aux problèmes posés par les
déplacés, les réfugiés et la famine. Les nombreuses difficultés qui se
présenteront dans les prochains mois ne pourront être résolues que de
façon globale et dans le cadre des accords de paix »419.
Cette aide humanitaire s’amplifie dans les mois qui suivent et elle est
mise en avant par le gouvernement pour souligner que la France ne reste
pas inactive face à ce qui est souvent décrit comme « le drame rwandais ».
Une grande partie de la réunion de la cellule de crise du 17 mai y est
consacrée : sont surtout évoqués les camps de personnes déplacées qui
se trouvent au Burundi et en Tanzanie et les ponts aériens mis en place à
partir de Kampala ou de Nairobi. Les quelques données chiffrées prises
en notes par Jean-Marc Simon ne permettent pas de mesurer l’ampleur
de l’aide apportée par la France : 300 tonnes transportées en 20 jours par
ponts aériens, 4 000 tonnes d’équivalent blé distribués par l’intermédiaire du Programme alimentaire mondial420. Une fiche rédigée la veille
au cabinet du ministère de la Coopération donne d’autres précisions :
la France a mis à la disposition du HCR un avion (Boeing 707) qui a
effectué du 18 au 20 avril des rotations aériennes au départ de Nairobi
et de Djibouti, pour la constitution de stocks de matériels de secours au

413

414
Burundi et au Zaïre (960 000 F). Elle a accordé des contributions exceptionnelles aux organisations internationales : cinq millions de francs
au HCR, deux millions à la Croix-Rouge et au Croissant-Rouge, un au
Programme alimentaire mondial. Un chiffre récapitulatif est par contre
donné par le général Quesnot dans sa note du 31 mai : 32 millions de
francs ont été consacrés à cette aide humanitaire depuis deux mois. Il
y précise aussi que « le gouvernement estime que l’action de la France
doit être orientée prioritairement vers l’aide humanitaire »421. C’est une
réponse insuffisante face à la réalité du génocide.

4.4.2 Guerre, génocide ou crise humanitaire ? la France et les
Nations unies
Alors que les massacres commencent et que le FPR lance son offensive, l’Organisation des Nations unies semble longtemps analyser la
situation uniquement comme une guerre, sans percevoir le génocide.
Une première résolution restreint considérablement sa présence sur le
terrain. La prise de conscience de l’ampleur des massacres mais aussi des
déplacements de population la conduit peu après à voter un renforcement théorique de la MINUAR.
4.4.2.1 une réduction drastique de la minuar (résolution 912)
Trois voies sont envisagées pour le futur de la MINUAR : le renforcement, le retrait pur et simple, le maintien d’un contingent symbolique.
La France écarte les deux premières options et retient la troisième, comme la plupart des délégations. La France se caractérise en revanche par
une attention soutenue au sort réservé au FPR dans les textes adoptés
par l’ONU.
Le renforcement de la MINUAR est immédiatement réclamé par
le représentant du Rwanda qui souhaite la voir transformée « en force
d’interposition »422. Pour des raisons plus désintéressées, le Nigéria appelle au nom des états non-alignés à une augmentation des effectifs
de la MINUAR et à une révision de son mandat afin de lui permettre
de « restaurer l’ordre et la légalité »423. La communauté internationale,
explique-t-il, a un « devoir moral » de ne pas abandonner les Rwandais
à leur sort424. Le représentant permanent de la France « relève que ce
projet fait explicitement référence au FPR afin d’inciter celui-ci à cesser

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

les combats et à s’engager à négocier en vue d’un règlement de politique global ». En revanche, l’idée de transformer la MINUAR en force
d’interposition est écartée par Jean-Bernard Mérimée, représentant de
la France à l’ONU : « Le caractère cœrcitif paraît peu adapté à la situation présente. Il impliqu[e] en effet un renforcement substantiel de
la force et de ses moyens, ce qui [est] peu envisageable »425. Un peu
plus tôt dans la journée, le Département n’évoquait même pas cette
possibilité parmi les options disponibles426.
Le retrait pur et simple de la MINUAR ne séduit pas davantage la
France. Elle apporte certes son soutien à la décision de la Belgique de
retirer son contingent après l’assassinat de dix de ses casques bleus :
J’ai souligné que, compte tenu de la situation extrêmement difficile dans laquelle
se trouvaient les casques bleus belges, il fallait faire preuve de compréhension à
l’endroit de Bruxelles qui avait eu à prendre des décisions difficiles dont on ne
pouvait pas leur tenir rigueur. Les Belges couraient un réel danger. Il était donc
légitime que ceux-ci annoncent le rapatriement de leur contingent427.

Mais si le Département indique à Mérimée « de marquer notre entière disposition à soutenir la position qu’adoptera la Belgique sur la
question de l’avenir de la MINUAR », c’est parce qu’il pense que cette
position est celle « d’un retrait partiel écartant les options de maintien
à l’identique et de retrait total »428. Jamais la France n’envisage un retrait total de la MINUAR. Elle le repousse clairement, notamment en
raison de l’avancée du FPR : « Le retrait brutal de la MINUAR [doit]
être écarté en raison de l’ampleur de la violence, le retrait du contingent
belge, la marche du FPR sur Kigali, l’absence totale d’autorité »429.
La solution pour laquelle opte la France, comme la plupart des
membres du Conseil de sécurité, ne se distingue néanmoins pas beaucoup d’un retrait total. La France entend simplement maintenir « une
présence de la MINUAR […] au Rwanda ou dans un autre pays limitrophe »430. Le 15 avril, conformément aux instructions du Département431, Jean-Bernard Mérimée soutient la proposition russe et britannique de ne laisser que 200 hommes sur le terrain. Cette option est
présentée comme un « compromis raisonnable et le choix le plus proche
de nos vues »432. Elle rassemble la majorité des membres du Conseil de
sécurité. La Résolution 912, adoptée le 21 avril, réduit donc les effectifs
de la MINUAR à un « niveau minimal », écrit le représentant perma-

415

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

nent adjoint de la France. « Il a été décidé d’adopter la résolution ce soir
pour permettre l’évacuation dès demain de 900 personnes »433.
Pour le Quai d’Orsay, cet embryon de force permettra d’appuyer
« une reprise éventuelle d’un processus de règlement. Même si cela
apparaît paradoxal alors que la violence fait rage, c’est vers la recherche d’une solution politique qu’il faut poursuivre nos efforts »434. Le
Département précise quatre jours plus tard que cette poignée de soldats de la MINUAR devra « agir comme intermédiaire entre les parties pour essayer d’obtenir leur accord à un cessez-le-feu ». Il s’agit de
« préserver la possibilité d’un dialogue entre les parties au conflit. Le
moment venu, celles-ci devront se retrouver autour des représentants
de l’ONU que sont le représentant spécial (qui aurait davantage la
confiance des Hutus) et le commandant de la MINUAR (qui bénéficie
de celle du FPR) »435.
Tout au long des discussions qui mènent à cette résolution, la plupart
des membres du Conseil de sécurité n’envisagent que cette solution.
L’opposition aux massacres en cours n’est évoquée que par les états nonalignés. La France s’inscrit dans la position majoritaire, sans se mettre
particulièrement en avant (elle n’entend en aucun cas « s’engager dans
une médiation »436), mais les archives consultées ne permettent pas
non plus d’établir qu’elle voterait cette résolution « à contrecœur »,
comme le déclarera plus tard Jean-Bernard Mérimée437. Si elle ne saurait
porter la responsabilité principale dans l’abandon des populations, elle
se distingue tout de même des autres délégations par la connaissance
précise qu’elle a de la situation au Rwanda. Elle vient d’évacuer ses ressortissants et a pu observer que les 500 soldats de l’opération Amaryllis
étaient sans doute en nombre insuffisant pour assurer la sécurité face à
l’extrême violence en cours à Kigali.
4.4.2.2 un renforcement théorique de la minuar
(résolution 918)
Si les Nations unies se retirent pratiquement du Rwanda avec la
Résolution 912, elles ne se désintéressent pas pour autant de la situation. Plusieurs délégations sont particulièrement mobilisées. Le 28
avril, la République tchèque demande l’adoption rapide d’une résolution pour condamner le génocide438. Le représentant permanent de la

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Nouvelle-Zélande, qui préside encore pour deux jours le Conseil de
sécurité, soumet un projet de déclaration du président qui reconnaît
qu’un génocide se déroule au Rwanda439. Le 29 avril, le Département
indique son souhait que le texte fasse « également […] mention des
massacres qui ont été perpétrés sous la responsabilité du FPR ». Une
rédaction est proposée selon laquelle « des attaques contre des civils sans
défense ont été perpétrées par toutes les parties », tout en reconnaissant
« qu’elles apparaîssent principalement le fait des membres ou des personnes qui soutiennent les Forces armées de l’ancien gouvernement du
Rwanda »440. La France obtient gain de cause sur ce point441.
Le texte du projet de déclaration du président est adopté dans la
soirée du 29 avril, « après de longues et difficiles discussions »442. Comme le relate Jean-Bernard Mérimée,
ce texte a fait l’objet de vifs échanges en ce qui concerne l’inclusion ou non dans
celui-ci de la notion de génocide. Un compromis a été trouvé in extremis (§2
et 3 du texte) pour ne pas faire recours à cette notion juridique. Dans le texte
définitif, il est désormais rappelé, à l’appui des événements tragiques qui se sont
déroulés au Rwanda que le fait de tuer les membres d’un groupe ethnique avec
l’intention de détruire ce groupe totalement ou partiellement constitue un crime
punissable en vertu du droit international443.

Jean-Bernard Mérimée explique que « le président néo-zélandais a
usé de tout son poids pour obtenir un consensus sur cette formulation ». La République tchèque, l’Argentine et les États-Unis ont fini
par l’accepter, tandis que la Chine et les non-alignés ont maintenu leur
désaccord. La position défendue par la France n’est hélas pas précisée.
Le représentant de la France signale en outre qu’au cours des négociations, le secrétaire général a écrit au Conseil de sécurité pour faire
état « d’une aggravation de la situation au Rwanda et de la préparation
de nouveaux massacres ». Aussi M. Boutros-Ghali recommande-t-il au
Conseil « de réexaminer les décisions qu’il a prises en vertu de la Résolution 912 et de considérer les initiatives qu’il pourrait reprendre pour
restaurer l’ordre et mettre fin aux massacres »444. Jean-Bernard Mérimée
insiste sur un point de la lettre du secrétaire général qui préfigure le
soutien qu’il apportera à l’opération Turquoise : « Je relève que le texte
de la lettre fait explicitement référence à des actions de force pouvant
être autorisées par le conseil de sécurité en faveur des états membres
agissant à titre national »445.

417

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Pour l’instant, la France se dit rapidement favorable à la mise en
place d’une « mission humanitaire » des Nations unies : « L’absence de
cessez-le-feu et l’étendue des combats et des massacres ne permettent
pas d’envisager le déploiement d’une force qui aurait pour mandat de
contrôler l’arrêt des combats et encore moins de rétablir la paix. Une
mission humanitaire visant à permettre l’acheminement de l’aide et la
protection des populations civiles est seule concevable »446.
La France renonce donc enfin à faire de l’obtention d’un cessez-lefeu le préalable à toute action d’envergure, tout comme le secrétaire
général qui emploie à la même époque pour la première fois le mot de
« génocide »447. Les efforts de la France dans les négociations qui s’ouvrent méritent d’être étudiés sous deux angles particuliers : la question
du recours à la force, et celles des personnes que la MINUAR renforcée
sera amenée à protéger.
Le 10 mai, le ministère des Affaires étrangères examine deux projets
de résolution mis en circulation pour « alimenter la réflexion du Conseil » en attendant les propositions du secrétaire général. Les états nonalignés envisagent de placer la MINUAR sous le chapitre VII pour lui
permettre de procéder au « rétablissement de l’ordre » au Rwanda. Ce
projet paraît « trop ambitieux » au Quai d’Orsay. Le projet néo-zélandais retient en revanche l’attention. Il prévoit en particulier d’édicter
un embargo sur les armes, et de charger la MINUAR, dans le cadre du
chapitre VII, « de créer des “zones de sécurité” pour les réfugiés et personnes déplacées, assurer la protection des opérations d’aide humanitaire, recourir à la force si nécessaire pour protéger les zones de sécurité
et défendre le personnel des Nations unies »448. La France se déclare
favorable à un tel projet, même s’il lui paraît peu probable d’obtenir
l’accord des parties en conflit au Rwanda449.
Le même jour, le secrétaire général signale que le nombre de personnes réfugiées ou déplacées atteint un million et demi et recommande de renforcer la MINUAR à hauteur de 5 500 hommes avec pour
tâche d’assurer la protection des réfugiés et des convois humanitaires450.
Le Département exprime aussitôt sa satisfaction, avec deux réserves.
D’abord, s’il accepte le déploiement de la MINUAR élargie avant tout
cessez-le-feu, il estime nécessaire d’obtenir l’accord des Forces armées
rwandaises et du FPR. Ensuite, le Département insiste sur l’importance

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

d’autoriser la MINUAR à autoriser la force dans certains cas.
S’agissant du mandat, son champ d’application reste dans un premier temps
limité, comme nous l’avons souhaité, au domaine humanitaire. Le recours à
des actions de force, uniquement pour protéger les réfugiés des « zones sûres »
qui seraient menacées, paraît une solution réaliste. Mais elle peut difficilement
se concevoir sans un recours au chapitre VII et sur la seule base de la légitime
défense. Au vu du précédent yougoslave, le département s’interroge en effet
sur le point de savoir comment les casques bleus pourraient en opérant sous
chapitre VI protéger efficacement les réfugiés451.

Si la Nouvelle-Zélande soutient l’idée d’autoriser l’usage de la force,
le secrétaire général, ainsi qu’un certain nombre de délégations, y sont
opposés452. Le 13 mai, alors que le haut-commissaire des Nations unies
pour les droits de l’homme vient de qualifier les massacres de Tutsi de
« génocide »453 et que le projet de résolution circule, le Département
indique à Jean-Bernard Mérimée d’insister sur l’importance du recours
au Chapitre VII.
Le Département vous demande de marquer de la manière la plus nette que nous
estimons le recours au chapitre VII nécessaire dans cette affaire. Nous n’entendons pas en faire un motif de blocage, mais nous voulons prendre date et placer
le conseil devant ses responsabilités. On ne peut pas à la fois demander à la
MINUAR « d’assurer des conditions sûres pour des personnes déplacées » et lui
refuser les moyens de se préparer, à l’avance, de manière efficace et systématique,
à un usage de la force pour dissuader ou repousser militairement sur le terrain
ceux qui assailliraient les réfugiés pour les massacrer. Placer la MINUAR sous
chapitre VI risque, au nom du réalisme, d’accroître encore la déception de ceux
qui estiment que les Nations unies doivent être en mesure de remplir pleinement
leur mandat454.

Après quelques jours de battement réclamés par les Américains455, le
Département s’estime satisfait du projet révisé de résolution. En effet,
même si le recours au Chapitre VII n’a pas emporté la majorité des suffrages, le débat lancé par la France « a au moins permis de clarifier cette
question et d’y consacrer un paragraphe dans le dispositif de la résolution »456. Ce paragraphe précise que le motif de légitime défense, qui
permet l’usage de la force même dans le cadre du Chapitre VI, n’est pas
restreint à la protection de soi-même mais peut permettre d’agir pour
sauver autrui457. Afin de renforcer cet acquis, le Département prie peu
après Jean-Bernard Mérimée d’indiquer au secrétaire général qu’en cas

419

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’attaque de l’hôtel des Mille Collines, les casques bleus de la MINUAR renforcée pourraient utiliser la force : « Vous saisirez cette occasion
pour exposer à nouveau notre compréhension de l’emploi de la force
par la MINUAR à laquelle un nouveau mandat va être confié : nous
estimons qu’en cas d’assaut de l’hôtel, et même si les casques bleus ne
sont pas directement touchés ou menacés, ceux-ci devront riposter afin
de protéger les civils »458. Le secrétaire général en convient aussitôt459.
La Résolution 918 est adoptée ce 17 mai 1994, après une intervention du ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire
que Jean-Bernard Mérimée décrit comme « un discours extrêmement
virulent et à connotation raciste [qui évoquait] notamment “la domination cruelle et impitoyable de la majorité hutu par une minorité tutsi
altière et dominatrice” »460. Le Rwanda vote contre l’embargo sur les
armes édicté par cette résolution461, mais en faveur du reste du texte, qui
prévoit de renforcer progressivement la MINUAR à hauteur de 5 500
hommes et précise que les Casques bleus peuvent agir dans l’exercice de
la légitime défense pour protéger les populations. Le lendemain, dans
une note préparée pour le ministre de la Défense en déplacement au
Rwanda, le conseiller diplomatique adjoint, Laurent Bili, peut mentionner à juste titre ce succès diplomatique de la France : « nous avons –
grâce à notre insistance – obtenu des précisions sur les règles d’engagement qui rendent le mandat de cette force plus crédible »462. La manière
dont Jean-Bernard Mérimée présente cette résolution deux mois plus
tard en vue de la venue du premier ministre aux Nations unies est à la
fois plus précise et plus problématique.
L’ampleur des massacres dont les responsables étaient désignés, la découverte de
ce qui est resté un mot tabou pendant un temps, du génocide, et l’importance de
la couverture médiatique aux États-Unis ont éveillé la mauvaise conscience de
certains membres qui avaient milité pour le retrait de la MINUAR et ont conduit le Conseil, sur recommandation du secrétaire général à adopter le 16 mai
dernier [17 mai, date officielle] la Résolution 918 […] qui décidait l’accroissement des effectifs de la MINUAR à hauteur de 5 500 hommes. Le mandat était
le suivant : contribuer à la sécurité et à la protection des personnes déplacées y
compris par la création et le maintien des zones humanitaires sûres et aider à
l’acheminement de l’assistance humanitaire463.

Le propos révèle une ambiguïté au sein de la Résolution 918. Dans la
présentation que Jean-Bernard Mérimée donne du texte, le contenu ne
correspond pas aux motivations : le Conseil de sécurité semble avoir fait

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

autre chose que ce qu’il voulait faire. En effet, s’il s’agissait de mettre un
terme au génocide, pourquoi définir le mandat de la MINUAR comme
la protection des « personnes déplacées » ? S’agit-il d’empêcher les massacres ou d’apporter nourriture et couverture sanitaire dans les camps
de réfugiés ? En réalité la Résolution 918 traite de deux problèmes : la
MINUAR est chargée de « contribuer à la sécurité et à la protection
des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y compris par la création et le maintien [...] de zones humanitaires
sûres ». Le génocide, dont la résolution donne la définition sans le
nommer, est donc pris en compte au côté des déplacements massifs de
population, sans en être différencié.
Or, si la France alerte le secrétaire général sur la situation des personnes menacées dans l’hôtel des Mille Collines464, son attention semble
essentiellement se porter, tout au long de la préparation de la Résolution
918, sur les personnes déplacées et non sur les victimes du génocide.
Son insistance sur le caractère humanitaire de la mission465 en témoigne
déjà. En effet, comme l’exprimera plus tard Médecins sans frontière,
« on n’arrête pas un génocide avec des médecins »466. Le 13 mai, un
télégramme du Département adressé à la direction des Affaires africaines et malgaches montre que l’aide humanitaire et la protection contre
les violences sont deux choses différentes : « Pour votre information, les
ONG présentes au Rwanda, qui sont essentiellement françaises, estiment
qu’il serait souhaitable que le mandat se concentre sur la protection des
populations civiles et non sur l’acheminement de l’aide humanitaire »467.
La déconnection entre l’humanitaire et le génocide transparaît aussi
dans le propos du représentant français selon lequel il convient de « se
concentrer sur les aspects humanitaires de la question rwandaise afin de
porter secours aux milliers de réfugiés dont la vie était menacée »468. Les
bénéficiaires de la protection apportée par la MINUAR renforcée sont
systématiquement décrits comme des « personnes déplacées »469 ou des
« réfugiés »470. Certes, ce dernier terme peut aussi, dans certains contextes, désigner des individus menacés dans le cadre d’un génocide. Le
Département évoque ainsi les « réfugiés de l’hôtel des Mille Collines »471.
Mais, de manière générale, ce qui caractérise les personnes visées par un
génocide n’est pas le fait qu’elles se soient « réfugiées » quelque part. Si
la France insiste fortement pour permettre à la MINUAR élargie d’avoir

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

recours à la force, ce n’est pas en premier lieu pour affronter ceux qui
massacrent les Tutsi, même si cette possibilité est clairement envisagée.
C’est à un autre danger que semble avant tout songer le Département :
« On ne peut pas à la fois demander à la MINUAR “d’assurer des conditions sûres pour des personnes déplacées” et lui refuser les moyens de
se préparer, à l’avance, de manière efficace et systématique, à un usage
de la force pour dissuader ou repousser militairement sur le terrain ceux
qui assailliraient les réfugiés pour les massacrer »472. La cible principale
semble donc être le FPR, que la France soupçonne de vouloir attaquer
les foules qui fuient son avancée et au sein desquelles, il faut bien le
rappeler, se mêlent des génocidaires.
Il ne s’agit en aucun cas de minimiser la catastrophe humanitaire
qu’entraînent à ce moment les déplacements massifs de population au
Rwanda, ni de critiquer la volonté d’y remédier. Par ailleurs, ni la France
ni le Conseil de sécurité ne semblent vouloir ignorer le génocide, même
s’ils ne le nomment pas. Mais les massacres systématiques des Tutsi sont
traités aux côtés de la catastrophe humanitaire des réfugiés, sans que les
deux soient bien différenciés. Comme le déclare le représentant permanent de la République tchèque après le vote, « cette situation est décrite
comme une crise humanitaire, comme s’il s’agissait d’une famine ou
peut-être d’une catastrophe naturelle. Ma délégation estime que le terme
exact est génocide »473. Sous cet aspect, la Résolution 918 préfigure certains malentendus qui entoureront bientôt l’opération Turquoise.
4.4.2.3 les suites de la résolution 918
La Résolution 918 n’entraîne pas le moins du monde le retour
instantané des Nations unies au Rwanda. Elle prévoit simplement
le redéploiement immédiat de quelques soldats, et prie le Secrétaire
général de « présenter dès que possible un rapport sur la phase suivante
du déploiement de la MINUAR ». Elle le charge également « d’obtenir
des états membres le personnel nécessaire pour que le déploiement de
la MINUAR élargie puisse être effectué d’urgence ».
La France est immédiatement sollicitée pour mettre du matériel à
disposition. Le secrétaire général la prie de fournir vingt camions et
cinquante véhicules blindés474. Le Quai d’Orsay donne un accord de
principe à la première demande475 mais indique que le ministère de

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

la Défense juge « impossible » de satisfaire la seconde476. En revanche,
Boutros Boutros-Ghali ne fait pas appel à la France pour contribuer au
personnel de la future force. Dans la perspective d’une sollicitation future, le ministère des Affaires étrangères note que l’envoi de casques bleus français ne serait sans doute pas vu d’un bon œil par le FPR. La seule
possibilité serait sans doute de prendre en charge une antenne médicale.
Compte tenu de la nécessité d’obtenir l’accord des parties sur le déploiement de
la force et les objections probables du FPR, la seule possibilité d’une contribution française paraît être dans le domaine médical (proposition de prendre en
charge une antenne médicale et chirurgicale). La question se poserait en cas de
désaccord du FPR, si l’installation d’une telle antenne à l’extérieur du territoire
rwandais (probablement à la frontière) constituerait une contribution susceptible d’être retenue par le secrétariat477.

Si la France ne contribue donc pas en personnel, elle suivra néanmoins de près la constitution de la MINUAR élargie : le Département
souhaite faire savoir aux Nations unies qu’il verrait d’un bon œil « qu’un
équilibre soit respecté parmi les contributeurs africains entre bataillons
francophones et anglophones, s’agissant d’une mission déployée en
pays francophone »478.
Par ailleurs, suite à la Résolution 918, le mot « génocide » va s’imposer aux Nations unies. Le 25 mai, le terme est utilisé dans une
résolution de la Commission des droits de l’homme adoptée à l’issue d’une session marquée par le discours de la ministre Lucette Michaux-Chevry479. Le secrétaire général de l’ONU envoie en mission
spéciale au Rwanda, du 22 au 27 mai, son conseiller militaire Maurice
Baril et son représentant Iqbal Riza, afin d’amener les belligérants à un
cessez-le-feu et de « s’assurer de leurs vues et de leurs intentions à l’égard
de l’application de la Résolution 918 »480. Mais le FPR s’empare le 22
mai de l’aéroport de Kigali et la trêve négociée pour l’arrivée des envoyés est vite rompue, les bloquant pour plusieurs jours en Ouganda481.
Le rapport de quinze pages du Secrétariat général, qui s’appuie sur leurs
conclusions, souligne la difficulté de la mission, expose les points de vue
antagonistes du FPR et du gouvernement intérimaire sur la situation
au Rwanda, précise qu’il « ne fait guère de doute qu’il y a génocide » et
déplore « la réaction tardive de la communauté internationale », attitude démontrant « de manière éloquente qu’elle est totalement incapable de prendre d’urgence des mesures décisives pour faire face aux crises

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

humanitaires étroitement liées à un conflit armé » :
Nous devons tous reconnaître, à cet égard, que nous n’avons pas su agir pour
que cesse l’agonie du Rwanda et que, sans mot dire, nous avons ainsi accepté
que des êtres humains continuent de mourir. Nous avons démontré que notre
détermination, notre capacité d’engager une action, était, au mieux insuffisante
et, au pire désastreuse, faute d’une volonté politique collective. Il faut, tout en
s’efforçant de remédier à nos faiblesses dans la crise rwandaise, réexaminer le
système tout entier afin d’en renforcer la capacité de réaction482.

Le rapport insiste également sur une conséquence dramatique du
« contexte d’instabilité générale » : les déplacements de population. « La
zone contrôlée par le FPR [étant] quasiment vide », la zone gouvernementale abriterait 1,5 million de personnes déplacées qui reçoivent
peu d’aide humanitaire. S’y ajoutent environ 400 000 réfugiés dans les
pays voisins, soit au total « plus du quart de la population du Rwanda ».
En conséquence, préconise le secrétaire général, « il est tout à fait urgent
de créer, comme il est demandé dans la Résolution 918 (1994), des
“zones humanitaires sûres” où les quelque 2 millions d’infortunés qui
ont été déplacés, pourraient trouver sécurité et assistance ».
Le 8 juin, le Conseil de sécurité adopte à l’unanimité la Résolution 925, qui précise les modalités de déploiement de la MINUAR
renforcée et proroge son mandat. Pour la première fois, une résolution du Conseil de sécurité utilise le terme de « génocide », plutôt que
sa seule définition : le Conseil « prend note avec la plus vive préoccupation des informations suivant lesquelles des actes de génocide ont été
commis au Rwanda et rappell[e] dans ce contexte que le génocide constitue un crime qui tombe sous le coup du droit international »483. Dans
son télégramme qui présente cette résolution, Jean-Bernard Mérimée
insiste sur la mention du génocide, adoptée « en dépit des réticences
manifestées par la Chine »484. Lors de son intervention à l’issue du vote,
le représentant permanent adjoint de la France, Hervé Ladsous, souligne
que « tous les témoignages et le rapport du secrétaire général sont accablants sur l’ampleur de la tragédie humanitaire que connaît le Rwanda.
La poursuite des massacres et de ce qui n’a pas d’autre nom que celui
de génocide est intolérable et les responsables devront être jugés »485. Si
le mot est désormais utilisé, il faut se garder d’oublier que la Résolution 925 prend soin de maintenir une certaine neutralité en exigeant de
« toutes les parties au conflit » d’accepter un cessez-le-feu, de « mettre fin

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

aux massacres systématiques dans les régions qu’elles contrôlent » et de
mettre « fin immédiatement à toute incitation à la violence ou à la haine
ethnique, en particulier par le biais des moyens d’information »486.
Cette équivalence entre les « parties au conflit » caractérise également
la politique régionale menée par la France à la même époque.

4.4.3 Les efforts de la France auprès des états de la région
(avril-mai 1994)
La diplomatie française s’était appuyée entre 1991 et 1993 sur trois
dimensions concernant les tentatives de règlement du conflit rwandais : favoriser des contacts directs entre le gouvernement rwandais
et le FPR notamment à l’occasion de conversations précoces à Paris
durant l’année 1991, favoriser la recherche d’un accord dans un cadre régional et enfin conseiller le gouvernement rwandais. L’assassinat
des présidents rwandais et burundais, le coup d’état qui s’en suit, le
massacres de l’opposition modérée, le génocide des Tutsi et la reprise
des combats entre le FPR et les FAR rendent caduques de facto ces
accords. La France doit donc trouver de nouveaux canaux pour tenter
de favoriser la paix au Rwanda tout en ayant des ressources inférieures
et une capacité à agir sur les événements sans doute moindre. D’avril
à juin 1994, le ministère des Affaires étrangères exprime la volonté de
relancer les accords d’Arusha notamment en s’appuyant sur les états de
la région.
4.4.3.1 l’impossible cessez-le-feu et
la concurrence ougando-zaïroise
L’initiative d’une réunion réunissant les belligérants du conflit rwandais incombe fort probablement au gouvernement tanzanien le 19 avril
1994487. Une réunion est convoquée pour le samedi 23 avril 1994 à
Arusha. Le président tanzanien Mwinyi décide d’inviter également
« un certain nombre de pays observateurs » notamment la France.
Parallèlement aux entretiens préparatoires à la réunion prévue le 23
avril par le président Mwinyi488 , le groupe informel de facilitation des
accords d’Arusha (qui rassemble les représentants des États-Unis, de
l’Allemagne et de la France) se réunit le 21 avril 1994 à Kampala. Il
reçoit les propositions du président ougandais Museveni : cessez-le-feu

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

avec un délai de 24 heures, accord pour mettre fin aux violences dans
les territoires contrôlés par les différentes parties sous un délai de 96
heures, vérification par la MINUAR du cessez-le-feu et de l’arrêt des
massacres, ouverture immédiate de pourparlers sur l’application des accords d’Arusha par les deux parties et établissement d’une commission
internationale « pour enquêter sur les meurtres et les massacres qui ont
eu lieu avant et après la mort du défunt président Habyarimana, ainsi
que les circonstances de son décès »489. Cette réunion est l’occasion de
divergences fortes entre le FPR et le gouvernement rwandais : le FPR
dénie au gouvernement rwandais sa légitimité, ainsi que le fait que les
massacres aient été commis par « les deux parties » : « Les massacres et le
génocide avaient été perpétrés par une seule des deux parties. » L’ambassadeur rwandais en Ouganda réaffirme l’autorité de son gouvernement
« à qui les forces armées obéissaient », énonce que « la référence au contrôle des violences des deux côtés étaient nécessaires » ; enfin il affirme
qu’une « enquête internationale était acceptable »490. L’ambassadeur
Descoueyte note qu’« au fond, le texte représente le point de vue du
président Museveni sur un accord raisonnable et acceptable à Arusha ».
Quelques heures plus tard un texte est mis au point par l’ambassadeur du Rwanda à Kampala et le secrétaire général du FPR qui est
transmis à leurs autorités respectives pour accord : accord de cessez-lefeu sous 24 heures ; délai de 96 heures pour maîtriser les violences sur
les territoires qu’elles contrôlent respectivement ; demande faite à la
MINUAR de « vérifier à la fois le cessez-le-feu et l’arrêt des meurtres.
L’OUA et les pays de la région examineraient comment y contribuer » ;
ouverture immédiate de pourparlers sur la mise en œuvre des accords
d’Arusha « sous réserve de la mise en œuvre du paragraphe 2 ». Enfin, le
point 5 indique qu’une « une commission internationale serait établie
pour enquêter sur les meurtres et les massacres qui ont lieu avant et après
la mort du président défunt Habyarimana et sur les circonstances de
son décès »491. Catherine Boivineau, dans un télégramme diplomatique
en date du 22 avril 1992, rappelle que le président Mobutu « médiateur
à l’origine dans la recherche d’une solution à la crise rwandaise, a joué,
au départ, un rôle significatif […] plus récemment, le président zaïrois
a pris l’initiative de réunions officieuses avec les présidents burundais et
rwandais sur la situation régionale ». Catherine Boivineau estime donc

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

« que la présence du Zaïre à la réunion d’Arusha le 23 avril, est souhaitable » et demande à l’ambassadeur en Tanzanie, Georges Rocchicioli,
« de bien vous assurer auprès des autorités tanzaniennes que ce pays y a
bien été convié »492. Une réponse positive est envoyée à Paris quelques
heures plus tard493.
La journée du 23 avril 1994 semble paradoxale. Deux cessez-le-feu
sont déclarés de façon unilatérale. Le premier est le fait du FPR :
Lors de la réunion de ce matin autour du président Museveni (chargé
d’affaires du Rwanda, secrétaire général du FPR, chargé d’affaires tanzanien,
ambassadeurs américain, britannique et français), M. Rudasingwa, secrétaire
général du FPR, a fait connaître la réaction du commandant du Front au
projet d’accord ad referendum entre les parties rwandaises (cf TD Kampala
289). Celle-ci consiste en une déclaration unilatérale de cessez-le-feu, dont
l’OUA et le gouvernement tanzanien ont été informés, et qui sera lue à la radio
du Front (Radio Muhabura) ce jour à midi494.

Par ailleurs, un cessez-le-feu est signé le même jour, à Gbadolite, au
Zaïre, par deux généraux des FAR : « Pour le gouvernement rwandais,
Par délégation : général de brigade Gatsinzi Marcel et colonel Ntiwiragabo Aloys », sans que le représentant du FPR, pourtant mentionné, ne
l’ait signé. Lors de la réunion réunissant Yoweri Museveni et le secrétaire
général du FPR, Theogene Rudasingwa,
a fait part d’un message que le FPR avait reçu du président Mobutu, invitant
le Front à une réunion à Gbadolite ce jour, en même temps que la rencontre
d’Arusha. Le Front sollicitait le conseil de Museveni à cet égard. Le président
Museveni a fait une digression sur le temps perdu en Afrique à discuter des
questions de lieux, de formes et de personnes, au lieu de régler les problèmes
de substance. Le FPR pourrait fort bien envoyer une délégation à chacune des
réunions. Mais il y avait un problème logistique : l’avion pour Gbadolite venait de partir, et le gouvernement ougandais ne pouvait proposer au FPR que
d’utiliser l’appareil emmenant à Arusha la délégation ougandaise conduite par
M. Agard Didi secrétaire d’état aux Affaires étrangères ?

De cette série de faits, plusieurs éléments peuvent être tirés : deux
cessez-le-feu unilatéraux sont décidés. Ils sont patronnés par deux chefs
d’état différents495 et la réponse et les moyens mis par Museveni au
profit de la délégation du FPR indiquent que le chemin qui doit être
suivi doit être celui d’Arusha, non de Gbadolite496.
Le sommet qui se tient à Arusha le 4 mai 1994 est un échec. Dans

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

le télégramme diplomatique qu’il rédige, l’ambassadeur Marlaud indique que « la délégation du FPR a quitté Arusha le 5 mai dans la
matinée sans avoir signé d’accord de cessez-le-feu » malgré les efforts
du facilitateur tanzanien pour faire aboutir la négociation497. Si l’ambassadeur Marlaud au terme de sa tournée dans les pays de la région,
le 13 mai 1994, conclut que « la validité des accords d’Arusha devrait
être réaffirmée » et souligne que la France devrait affirmer son soutien
« au principe d’une enquête sur les violations des droits de l’homme qui
devrait déboucher sur des sanctions, les efforts diplomatiques semblent
en panne »498. Le sommet de Kampala qui devait se tenir le 24 mai 1994
est annulé. Si pour certains chefs d’état africains le calendrier semblait
trop serré, François Descoueyte relate que les dissensions entre les chefs
d’état zaïrois et ougandais en sont la cause : « En réalité le président
Mobutu avait surtout insisté, une fois de plus, pour que le sommet se
tienne au Zaïre. Mwinyi avait accepté, et le lieu serait Kisangani, mais
aucune date n’avait été fixée […] Enfin, la “pièce maîtresse”, le président
Museveni, serait absent du 25 mai au 4 juin »499. L’ambassadeur français
au Zaïre partage l’idée de son collègue : « Des propos de M. Vunduawe
[directeur de cabinet du président Mobutu], je retire l’impression que
le Zaïre pourrait ne pas être étranger au report de la réunion qui était
prévue pour demain »500.
4.4.3.2 la france et la réintroduction du zaïre
dans le jeu international
La volonté de la France de solliciter le Zaïre pour une tentative de
règlement régional de la question apparaît dès la fin avril 1994. Dans
un compte rendu de la réunion interministérielle tenue le 25 avril
1994, Bernard de Montferrand, conseiller pour les affaires diplomatiques au cabinet du premier ministre indique l’objet de la réunion : les
possibilités d’action « en matière d’aide humanitaire ». S’il relève que le
cabinet du premier ministre est favorable à s’appuyer « essentiellement
sur le rôle que jouent l’OUA et les états de la région », il rappelle que
« le président de la République souligne qu’il serait peu habile de ne pas
reprendre à cette occasion et compte tenu du contexte le dialogue avec
le président Mobutu »501. Il est décidé d’inviter notre ambassadeur au
Zaïre « à solliciter un entretien du président Mobutu ». Le 29 avril, l’am-

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

bassade de France à Kinshasa écrit au ministère des Affaires étrangères :
La démarche prescrite par TD de référence a été effectuée le 29 avril auprès du
directeur de cabinet du président Mobutu. M. Vunduawe Te Pemako a fait
part de l’assentiment du président Mobutu à notre conception du règlement
politique de la crise rwandaise et a souligné le vœu du Zaïre de s’impliquer
dans un processus régional. Des mesures concrètes ont déjà été prises […] Il a, en
outre, confirmé que le président Mobutu, auprès de qui une haute personnalité
française venait d’effectuer – par voie téléphonique – une demande similaire
partageait notre analyse et était prêt à s’impliquer dans la mise en œuvre de tout
processus de conciliation au niveau régional502.

On notera toutefois que si la reprise de contact entre Paris et Kinshasa est avérée, la communication entre les différents pays de la région est
problématique. François Decoueyste, ambassadeur de France en Ouganda, indique le 29 avril que « le président Museveni s’efforçait de
contacter Mobutu, mais n’avait jamais réussi à le joindre au téléphone »
et suggère que la France fasse passer le message au président zaïrois503.
Dans les instructions données à l’ambassadeur Marlaud qui part en
tournée régionale le 5 mai 1994, Jean-Marc de la Sablière rappelle que
le ministère des Affaires étrangères considère Mobutu comme « médiateur dans les négociations politiques » et que la France est intervenue
auprès de la Tanzanie pour « bien associer le Zaïre à l’action régionale ».
La conclusion s’efforce de manier conseils de précaution et avertissements : « Nous attendons en outre du président Mobutu qu’il exerce
une influence modératrice sur le gouvernement intérimaire rwandais
dont il est proche et s’assurer qu’aucune action de nature à contribuer à
la poursuite des combats ne soit entreprise à partir de son territoire »504.
D’autres documents précisent la place du Zaïre dans la politique
française en Afrique centrale et orientale. Une note du 6 mai 1994 intitulée « caractère régional du conflit rwandais » montre bien le rôle qui
doit être assigné au Zaïre : « Faire en sorte que le Zaïre soit bien associé
sans être en première ligne : les pays occidentaux, notamment les ÉtatsUnis et la Grande-Bretagne, n’accepteront pas que l’ONU intervienne
en appui d’un compromis dont le président Mobutu aurait été l’artisan
et qu’il se trouve ainsi conforté sur le plan international »505. C’est sans
doute la note de Nathalie Loiseau-Ducoulombier, conseillère technique
au cabinet d’Alain Juppé, probablement en date du 9 mai 1994, qui
est la plus éclairante. Après avoir souligné l’importance du Zaïre sur

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

l’évolution de la crise rwandaise en fonction des liens passés entre le
maréchal Mobutu et le président Habyarimana, ainsi que le rôle des
ventes d’armes faites par le premier au second, elle note que « l’élysée
et Matignon insistent fortement pour que notre ambassadeur à Kinshasa se rende à Gbadolite pour rencontrer le chef de l’état zaïrois et
l’interroger sur ses vues concernant le Rwanda. Plusieurs observations
préliminaires méritent d’être faites ». Elle rappelle combien « le rôle du
président Mobutu dans la phase actuelle du conflit rwandais n’est pas
clair et en tout cas controversé » et dissuade d’envoyer l’ambassadeur
de France à Gbadolite qui « ne passerait pas inaperçu ». L’ambassadeur
maintient en effet, « la ligne d’absence de contacts appliquée également
par les Américains et les Belges, et qui n’a été rompue que par le président de la République au sommet de Maurice (et encore, en présence
d’autres chefs d’état) ». De plus, l’heure est, rappelle-t-elle, « à la recherche d’un premier ministre […] nous serions en effet accusés de collusion avec le président zaïrois par l’opposition radicale, mais aussi par
les Belges et les Américains, ce qui discréditerait l’opposition modérée
que nous soutenons ». La conclusion qu’elle fait et la suivante :
Il s’agit en effet ni plus ni moins que d’un geste en direction de Mobutu qui
n’attend que cela. C’est d’ailleurs véritablement ce que Matignon et l’Elysée ont
en tête, le Rwanda n’étant qu’un prétexte. Ce revirement de notre politique,
s’il devait être décidé, devrait être mûrement pesé et, à l’heure actuelle, paraît
prématuré, même s’il est exact que, constitutionnellement, Mobutu a accepté
des concessions.

Un triple avis est fourni : attendre une semaine pour voir si un premier ministre a été désigné, intégrer cette démarche dans une approche
plus globale avec prise de contact des ambassadeurs français avec les
pays voisins du Rwanda et enfin faire passer un message à Mobutu :
« L’inciter à la retenue et à user de son influence pour pousser les protagonistes à la paix »506.

4.5 la genèse de turquoise, entre
critiques envers la politique antérieure
française et demande sociale d’intervention
À partir de mi-mai, l’ampleur des massacres perpétrés au Rwanda

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

et l’existence d’un génocide à l’encontre des Tutsi font l’objet de
dénonciations publiques et de rapports officiels internationaux.
L’opinion publique nationale et internationale est de plus en plus
secouée par les « images d’horreur »507 qu’elle voit à la télévision.

4.5.1 Une mobilisation d’intellectuels et d’ONG,
une presse accusatrice
Du côté français, des intellectuels, des humanitaires et des ONG
se mobilisent. Alors que le Comité international de la Croix-Rouge
(CICR), rare présence étrangère demeurée au Rwanda en dehors de 270
militaires (Ghanéens et Bengalis) de la MINUAR, et Human Rights
Watch (HRW) identifient rapidement « le massacre des Tutsi comme
un génocide »508, un groupe d’africanistes et d’universitaires français
lance fin avril un « Appel pour l’arrêt immédiat du génocide au Rwanda et le soutien au mouvement démocratique ». Le collectif est signalé
dans une courte note du Service central des Renseignements généraux du
2 mai509. Son texte, qui nomme les bourreaux mais n’exonère pas totalement le FPR510, dénonce l’abandon de la communauté internationale,
qui a « évacué, à la sauvette, les expatriés, et eux seuls », ainsi que « ceux
qui utilisent la haine ethnique pour conserver ou conquérir le pouvoir ».
Refusant de « ne considérer l’Afrique que comme un continent perdu
en proie à la guerre, aux massacres et à la famine », il presse l’Union
européenne et le gouvernement français de condamner « les massacres
commis par les différents protagonistes sur les populations civiles innocentes et en particulier le génocide commis par la Garde présidentielle
et les milices de l’ancien parti unique », de faire pression sur leurs acteurs
pour l’arrêt des massacres, de faire adopter par l’ONU une résolution
élargissant le mandat de la MINUAR : création de « zones humanitaires
et de sécurité permettant d’assurer la protection des civils menacés de
massacres dans le sud du pays », déploiement de « groupes d’observateurs dans le reste du pays qui veillent au respect des droits de l’homme
et à la prévention d’actes de vengeance ». Sont aussi demandées la convocation, en pays neutre, d’une conférence internationale qui permette
d’aboutir à un règlement pacifique « sur la base des accords d’Arusha »,
et la création d’un tribunal international pour juger les coupables511.
Diffusé également sous le titre « Appel pour l’arrêt des massacres au

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Rwanda », ses premiers signataires – ils sont 3 000 à la mi-mai – sont
Marc Augé, président de l’EHESS, Mgr Gaillot, évêque d’évreux, élie
Wiesel, prix Nobel de la paix, Laurent Schwartz, membre de l’Institut,
Jacques Pelletier, président du Comité français pour la solidarité internationale et ancien ministre de la Coopération, Bernard Kouchner,
ancien ministre de la Santé et de l’Action humanitaire. Peu après, ce
dernier échoue à Kigali à négocier l’évacuation d’orphelins et rentre
en France « désabusé » selon les termes de Bruno Delaye, conseiller
Afrique à l’Elysée512, son voyage marquant cependant, selon un journaliste caustique, le début d’« un flot de reportages » avec « CNN, la
couverture de Time et les accusations […] au JT de 20 heures »513. La
presse française en effet, y compris des quotidiens régionaux, use alors
de titres accusateurs : « Rwanda : Paris directement impliqué dans la
tragédie » (L’Humanité, 17 mai 1994) ; « La France prise au piège de
ses accords » (Libération, 18 mai 1994) ; « Rwanda, les faux pas de la
France » (Le Figaro, 19 mai 1994) ; « Les massacres étaient prévisibles
depuis 1993. Rwanda : nous savions » (Ouest-France, 24 mai 1994)514.
Présent sur le terrain depuis le début de la crise et « témoin de multiples atrocités », Médecins sans frontières (MSF) lance une campagne
de presse pour une « intervention extérieure » capable d’« imposer sans
délai l’arrêt des massacres », la communauté internationale devant,
selon ses dires, « cesser une fois de plus de se cacher derrière le drapeau
humanitaire ». En avertissant l’élysée, l’ONG rend publique, le 16 mai,
une lettre ouverte au président de la République, affirmant que la France a
« une responsabilité écrasante dans les événements honteux qui se déroulent au Rwanda depuis le 6 avril ». Président de MSF, le Dr Biberson, qui
chiffre le nombre de morts à 200 000 et celui de ceux qui prennent le
chemin de l’exode à 350 000, y rappelle à François Mitterrand qu’il « ne
s’agit pas d’une guerre ethnique mais de l’extermination, systématique
et programmée, des opposants à une faction soutenue et armée par la
France » et l’interpelle par trois questions : « Comment ne pas parler
d’un crime contre l’Humanité ? Comment imaginer que la France ne
dispose auprès de ses “protégés” d’aucun moyen pour faire cesser ces
massacres ? Comment comprendre vos propos trop diplomatiques lors
de votre récente apparition télévisée prétextant que “nos soldats ne peuvent devenir les arbitres des passions qui déchirent tant de pays” ? »515.
Les mêmes propos accusateurs sont repris le soir sur TF1 par Jean-Hervé

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Bradol, responsable de programmes de MSF, de retour du Rwanda. Le
reportage, qui montre un camp dans l’évêché de Kabgayi ainsi que Bernard Kouchner pris dans une fusillade contre un convoi de l’ONU, et
l’interview par Patrick Poivre d’Arvor durent ensemble vingt minutes,
soit une grande partie du journal télévisé. J.-H. Bradol s’insurge contre
tous ceux qui décrivent les Rwandais « comme des tribus en train de se
massacrer » et tente de faire comprendre aux Français, à une heure de
grande écoute, ce qui se passe réellement à Kigali, soit, comme le conclut P. Poivre d’Arvor, « un véritable génocide » :
Depuis un mois, la ville de Kigali a été complétement quadrillée, les maisons
sont fouillées une par une pour en extraire la partie de la population qui est
suspectée d’être hostile au courant le plus extrémiste de l’armée ; et là, les gens
qui sont suspects de cette hostilité sont exécutés avec leurs familles, c’est-à-dire
que l’exécution ça veut dire les bébés, les femmes, les vieillards, absolument tout
le monde ! Il n’y a pas un survivant. Et quand on retournait dans les quartiers
pour ramasser des blessés, les miliciens se vantaient en disant « y a plus personne
à ramasser, on a tué tout le monde ! ». Et c’est effectivement ce qu’ils font. Et
cette politique, c’est vraiment une politique, on peut parler d’une politique, c’est
une politique délibérée, systématique, planifiée, d’extermination516.

Trois jours plus tard (19 mai), Bruno Delaye qui a reçu Biberson et
Bradol, sans doute à la demande d’un président mécontent, minimise
la portée de l’accusation et rassure François Mitterrand en écrivant qu’il
leur a longuement expliqué la politique française, que ces derniers « ont
reconnu le rôle positif joué par la France de 1990 à 1994 et ont semblé partager, du moins en partie, notre analyse sur les responsabilités
des uns et des autres, notamment du FPR, dans ce drame »517, enfin
qu’ils sont tout aussi critiques envers la communauté internationale et
les Nations unies518. Le même jour cependant, le large collectif d’associations Solidarités Rwanda fait paraître un communiqué de presse qui
met en avant la « double exigence » de « nommer le génocide et de ne
pas continuer d’agir comme si il n’y avait pas d’auteurs ». Aux autorités
françaises qui « persistent à banaliser le conflit, il demande une « clarification politique » : dénonciation officielle du génocide, condamnation
des responsables, suspension des accords de coopération militaire avec
le Rwanda et respect de l’embargo sur les livraisons d’armes, « appui aux
indispensables opérations humanitaires ». Il demande également à la
France de réserver ses contacts diplomatiques « aux seuls représentants

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

politiques légitimés par les accords d’Arusha, notamment M. Faustin
Twagiramungu, premier ministre »519.
Le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, a-t-il été informé,
avant le lancement de la campagne de presse, du malaise et des accusations de MSF ? Son cabinet a en tout cas reçu, entre fin avril et mi-mai,
quatre lettres de l’association Enfants du Rwanda qui demandent au
ministre de faire cesser les « tueries »520 et décrit des populations déplacées qui se sentent piégées par le FPR et les Milices menaçantes521.
Il a également reçu, le 13 mai, la déclaration du Comité de coordination des forces démocratiques du changement au Rwanda qui, installé
à Bruxelles, regroupe des représentants de divers partis d’opposition
et dispose de l’appui de Faustin Twagiramungu. Signée par celui qui
avait été désigné pour être le premier ministre du GTBE, la déclaration condamne l’attentat et les accusations portées contre la Belgique,
dénonce « le plan d’extermination préparé, orchestré et exécuté par les
partis MRND et CDR à l’encontre des dirigeants des partis d’opposition, dont Mme Agathe Uwilingiyimana522 ». Elle souligne que ces
partis « se sont appuyés, pour ce faire, sur la Garde présidentielle, sur
des éléments extrémistes de l’armée et de la gendarmerie nationales
ainsi que sur leur milice Interahamwe-Impuzamugambi » et que
« cette entreprise diabolique a déjà coûté la vie à plus de 250 000 de
nos concitoyens ainsi qu’à de nombreux ressortissants de plusieurs
pays amis523 ». Sans utiliser le terme de génocide, cette déclaration
vigoureuse appelle « les gouvernements amis » à aider à la mise en
place des institutions prévues, à obtenir l’élargissement du mandat de
la MINUAR pour arrêter les massacres, à créer des zones de sécurité
et des couloirs humanitaires. Alain Juppé a sans doute également pris
connaissance de la note du 13 mai rédigée par l’ambassadeur de France
à Kigali, envoyé en mission d’évaluation et de contacts dans les pays
voisins du Rwanda, auprès des chefs d’état, des « parties rwandaises » et
des ONG. Dans cette note, Jean-Michel Marlaud fait état de l’ampleur
des massacres en zone gouvernementale, ajoutant qu’ils sont « qualifiés
par certains de génocide »524.

4.5.2 Le 16 mai, un tournant ?
Quoi qu’il en soit, Alain Juppé est le premier homme politique

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

français à employer le terme « génocide » dans le point presse qui fait
suite, le 16 mai à Bruxelles, à un conseil des ministres européens qui
aborde la question du Rwanda, soulignant que « les massacres sont
épouvantables, principalement dans la zone qui est tenue par les forces
gouvernementales ». Le terme est présent également dans la déclaration
du jour de l’Union européenne. Il est repris à l’Assemblée nationale
deux jours plus tard par Charles Millon, député de l’UDF, qui, dans
une séance de questions au gouvernement, dénonce « l’indifférence » du
« monde occidental », souligne que « l’exception française, c’est aussi et
surtout la capacité de relever les défis moraux et spirituels qui nous sont
lancés », et interroge le premier ministre sur les décisions qu’il compte
prendre et faire prendre à la communauté internationale. La réponse,
qui n’est pas d’édouard Balladur mais d’Alain Juppé, redit que le terme
s’applique bien à « l’élimination systématique de la population tutsie ».
Elle précise également que la France soutient les efforts des États de
la région pour obtenir un cessez-le-feu et renouer avec le processus
d’Arusha, qu’elle a demandé une enquête internationale de la Commission des droits de l’homme des Nations unies et œuvré avec « beaucoup
d’énergie » à New York pour faire adopter au Conseil de sécurité la
veille (17 mai) la Résolution 918 qui élargit le mandat de la MINUAR
et en porte les effectifs à 5 500 hommes525.
De son côté, édouard Balladur, qui a reçu copie de la lettre accusatrice de MSF, demande au gouvernement de préparer un argumentaire sur l’action passée de la France au Rwanda526. Il fait également préparer un communiqué de presse sur le Rwanda soumis à
l’élysée le 17 mai au soir527. Ce communiqué ne parle pas de génocide mais d’« une véritable tragédie » où les victimes se comptent
« par centaines de milliers ». Il enjoint « les parties rwandaises, en
particulier le gouvernement intérimaire », ainsi désigné comme le
principal responsable, à condamner les massacres et à y mettre fin. Il
salue la résolution adoptée à l’ONU et précise que la France est « prête
à examiner une contribution à l’équipement de contingents africains
appelés à participer à la MINUAR renforcée ». Il rappelle l’importance
de l’aide humanitaire accordée depuis « le début de la crise rwandaise »
– 20 millions de francs – et annonce son accroissement en direction
des camps de « réfugiés »528 du Burundi (aide médicale) et de Tanzanie
(assainissement des eaux), ainsi que des ONG qui travaillent au Rwan-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

da529. Ainsi, le premier ministre, qu’une note récente de Bruno Delaye
décrivait comme peu intéressé par l’Afrique530, estime également, propos rapportés par le général Quesnot, que « nous ne pouvons pas rester
absents du Rwanda »531 et il demande au gouvernement « de lui faire
des propositions dans ce sens »532. Pour l’heure, même si une participation directe de la France à la MINUAR renforcée est envisagée et ses
risques évoqués lors des échanges succincts du conseil restreint du 18
mai533, il ne s’agit que d’aide humanitaire et d’une aide logistique au
futur contingent sénégalais, comme le confirme le point hebdomadaire
sur l’Afrique rédigé la semaine suivante par Bruno Delaye534. L’aide humanitaire est volontairement « médiatisée », notamment lors de la visite
du ministre délégué à la Santé, Philippe Douste-Blazy, autour du 20
mai dans les camps du Burundi et de Tanzanie, une note du général
Quesnot en date du 24 mai précisant que le gouvernement « veut [la]
rendre encore plus visible »535. Ce faisant, les Français sont de plus en
plus informés de ce qui se passe au Rwanda mais les images de la misère
des déplacés, qui affluent dans des camps aux frontières du Rwanda, ne
leur permettent pas toujours de comprendre ce qui se joue et d’identifier victimes et bourreaux.
Certaines ONG médiatisent également leur action sur le terrain. Bernard Granjon, président de Médecins du Monde (MDM) arrive le 24
mai à Kampala avec quatre membres de son association, un représentant de Juristes sans frontières et six journalistes. Il visite jusqu’au 29
mai la zone contrôlée par le FPR, au nord du Rwanda, où son association « est déjà solidement implantée ». Comme le précisent à la fois un
télégramme diplomatique de l’ambassadeur français à Kampala et une
note de Dominique Pin à François Mitterrand, il a fait savoir « que son
but était de procéder à une évaluation non seulement de la situation
humanitaire, mais de la politique française au Rwanda ». Le chargé de
mission conseille au président de recevoir Granjon à son retour – il n’a
pu l’être avant son départ – car « les ONG, choquées par l’ampleur
des massacres, portent des jugements hâtifs et injustes à l’égard de la
politique suivie par la France au Rwanda et les médias relayent avec
complaisance leurs critiques »536. De son côté, Bruno Delaye a reçu
le 19 mai de l’ambassade de France à Washington un fax d’une lettre,
datée de ce jour, de Human Rights Watch/Africa qui salue la résolution
du conseil de sécurité, reproche aux États-Unis de ralentir sa mise en

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

œuvre, alerte sur la situation des personnes détenues en otage au stade
de Cyangugu puis transférées au camp de Nyarushishi, demande au
président François Mitterrand et à son conseiller Afrique d’user de leur
pouvoir pour les protéger537. Il ne semble pas en avoir fait état au président
de la République, pas plus qu’il n’avait rendu compte du rapport reçu en
janvier 1994 sur le commerce des armes – identifiant la France comme
« le principal allié militaire du gouvernement rwandais »538 – ou de la
lettre du directeur de l’association en date du 26 avril enjoignant de
faire pression sur la délégation du GIR en passe d’être reçue à Paris pour
stopper « la campagne de génocide »539. Signe peut-être d’une méfiance
envers la présidence, qui n’a toujours pas reconnu un génocide, il n’y
a pas trace, dans les archives de l’élysée, d’une lettre identique à celle
que le comité de liaison des ONG pour le développement auprès des
Communautés européennes adresse le 26 mai à Alain Juppé. Ce comité
demande une aide rapide pour le Rwanda et, se référant à la Convention de 1948 sur la prévention et la répression de génocide, signée par le
Rwanda en 1975, souhaite que les différents États fassent pression pour
« mettre fin à l’incitation publique et directe au génocide, y compris, le
cas échéant, en prenant le contrôle des stations de radio540 ».
Depuis des mois, et notamment depuis sa visite au Rwanda les 27
et 28 janvier 1994, Lucette Michaux-Chevry, ministre déléguée à l’Action humanitaire et aux Droits de l’homme, est sensibilisée aux risques
de famine et mobilisée sur l’aide à apporter aux déplacés et aux ONG
travaillant au Rwanda541. Les 24 et 25 mai, elle est à Genève, avec l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud, à la session spéciale de la Commission
des droits de l’homme des Nations unies. Lors du travail préparatoire,
la France a insisté pour que le terme de génocide soit présent dans la
résolution et a manifesté un certain retrait dans son soutien au GIR,
tout en modérant son langage : elle a ainsi demandé que la condamnation de l’armée ne soit pas généralisée, mais qu’on cite « des éléments »,
que les milices soient présentées comme « proches » du gouvernement
plutôt que « loyales », se disculpant ainsi de toute complicité avec les
responsables des massacres542. Bruno Delaye ne rédige pas de note sur
ces négociations. Dans son point hebdomadaire du 24 mai, il évoque
la réunion de Genève, précise que le discours de la ministre n’a pas
été transmis à l’élysée mais qu’« elle devrait [y] condamner le génocide, en soulignant qu’il est perpétré essentiellement par les forces gou-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

vernementales, et demander la constitution d’un tribunal international
pour juger les responsables des massacres »543.
La ministre mentionne en effet les « massacres de Tutsis et de Hutus
proches de l’opposition » au lendemain de l’attentat du 6 avril, et
constate que « rapidement les massacres ont pris une ampleur effroyable. Les témoignages à cet égard sont accablants pour les milices. Leur caractère systématique leur donne un nom dont je mesure parfaitement les conséquences juridiques au moment où je le
prononce : GéNOCIDE »544. La ministre pointe la responsabilité du
gouvernement intérimaire dans les massacres, et signale aussitôt celle du
FPR dans les « exactions » commises dans sa zone :
Pourquoi le gouvernement intérimaire ne condamne-t-il pas avec toute la vigueur qui s’impose tous ces massacres ? Fait-il tout ce qui est en son pouvoir
pour que les auteurs de ces massacres y mettent fin sans tarder ? Pourquoi le
FPR ne réagit-il pas aux exactions signalées dans la zone qu’il contrôle ? Des
témoignages indiquent en effet que des violations graves du droit humanitaire
et des droits de l’homme se produisent dans cette zone où de nouvelles exactions
se seraient produites récemment encore545.

C’est donc, comme le rapporte le représentant permanent de la France
à l’Office des Nations unies à Genève, Michel de Bonnecorse, à une
« condamnation solennelle et équilibrée des responsables des massacres »
que procède L. Michaux-Chevry546. Selon le représentant de la France à
Genève, « la présence du ministre et le contenu de son discours ont eu
un effet très positif et ont contribué à éviter toute accusation contre notre
politique au Rwanda y compris de la part des ONG »547. Le lendemain,
la Commission déclare que « des actes ressortissants au génocide se sont
vraisemblablement produits au Rwanda et nomme un rapporteur spécial
pour enquêter, l’Ivoirien Degni-Ségui548. Sur le terrain, au Rwanda, les
Nations unies réussissent à organiser fin mai des discussions entre l’armée
rwandaise et le FPR, pour évacuer des civils de la capitale, mais elles
échouent à obtenir un cessez-le-feu. à l’élysée, Bruno Delaye en rend
responsable le FPR qui veut « d’évidence, poursuivre les combats jusqu’à
la défaite totale des FAR et imposer ensuite sa solution politique »549.
« Il n’y a donc guère à attendre de la reprise des pourparlers le 2 juin »
ajoute-t-il. La crainte d’une déstabilisation de « l’ensemble de la région
qui pourrait connaître une catastrophe humanitaire sans précédent » est
exprimée de façon récurrente, notamment par le général Quesnot550.

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Le 2 juin, en prévision d’une session extraordinaire du Conseil
économique et social, le Quai d’Orsay insiste pour que la déclaration
de l’Union européenne emploie « le terme de génocide ou l’expression
“actes de génocide” ». Il convient également que « les autorités rwandaises soient appelées à condamner publiquement les exactions commises par les milices et les éléments des forces armées et de la Garde
présidentielle, ainsi qu’à prendre les mesures nécessaires pour y mettre
fin ». Pour faire bonne mesure, et toujours dans ce souci d’équilibre
déjà affiché par la ministre Michaux-Chevry à Genève, le Département
indique aussi d’appeler le FPR « à prévenir toute violations des droits
de l’homme et du droit humanitaire dans les zones qu’il contrôle »551.

4.5.3 La demande sociale se fait plus pressante
Pendant la première quinzaine de juin, les protestations se multiplient en France. Appels et communiqués552 sont classés par la cellule
Afrique de l’Élysée sous les rubriques suivantes : « Les médecins prennent position »553, « Les Églises se mobilisent »554, « La société civile
s’organise », « Points de repère » qui contient des articles de presse et des
feuillets écrits par l’association Survie. La presse, aux propos de plus en
plus accusateurs contre la politique française menée au Rwanda depuis
1990, est observée avec attention, non seulement la presse française
mais aussi la presse étrangère dont rendent compte les télégrammes des
ambassadeurs, le quotidien Le Soir à Bruxelles étant particulièrement
virulent. Un feuillet de la chemise « Points de repère » contient d’un
côté un entretien de Jean Carbonare dans le dernier numéro de mai
de L’Humanité dimanche (n° 219) et de l’autre un collage de titres
accusateurs. Parmi les autres articles conservés, et souvent annotés ou
aux phrases soulignées, celui de l’africaniste Jean-François Bayart dans
Le Nouvel Observateur des 2-8 juin, inséré dans des pages Document
consacrées au « massacre le plus hallucinant du demi-siècle ». Intitulé
« Les racines de la haine », il dénonce les « dictateurs menacés par une
revendication démocratique, qui pratiquent une stratégie de tension
ethnique pour rester au pouvoir ». Il accuse également la France, prise
dans un « engrenage », et qui « aurait au moins pu troquer son soutien
au régime contre la neutralisation des Réseaux Zéro et l’arrêt de la stratégie de purification ethnique ».

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(1990-1994)

Comme le suggère un papillon adressé à Hubert Védrine avec quelques
articles décrits comme « le fruit d’un patient et laborieux travail d’explication auprès de certains journalistes spécialisés », Bruno Delaye tente
d’obtenir des appréciations plus positives, notamment dans Jeune
Afrique et La Lettre d’Afrique centrale555. Dans une note du 10 juin, il
liste et envoie les trois documents sur lesquels s’appuyer pour répondre
aux accusations : la lettre de François Mitterrand à Habyarimana du
30 janvier 1991 « qui fixe clairement les conditions de l’intervention
française et qui demande au président rwandais l’ouverture d’un dialogue avec toutes les composantes de la nation, l’avènement d’un état de
droit respectueux des droits de l’homme et le règlement de la question
des réfugiés » ; la lettre du président du FPR, datée du 17 septembre
1993 et « remerciant la France pour son rôle dans les négociations
d’Arusha » ; enfin la lettre de Mitterrand à Bill Clinton du 27 septembre 1993, lui demandant de soutenir la création et le déploiement
rapide d’une force des Nations unies au Rwanda. Ces trois documents
allaient former quelques jours plus tard – le 18 juin – la trame du long
communiqué de l’élysée qui répond aux attaques convergentes de la
veille : déclaration à l’AFP de Daniel Jacoby, président de la FIDH,
accusant la France d’avoir mené au Rwanda « une politique contestable
et même détestable » ; propos de Jean Carbonare, membre de la commission d’enquête de janvier 1993 et président de l’association Survie,
rapportés dans Le Figaro par Patrick de Saint-Exupéry sous le titre :
« L’élysée savait… ». « La mise en cause personnelle et violente du
Président », accusé d’association de malfaiteurs, alerte Jean Musitelli,
porte-parole de l’élysée, ainsi qu’Hubert Védrine qui sollicite, en faisant
suivre l’article, une lecture très urgente de François Mitterrand et précise : « Jean Musitelli pense qu’une mise au point circonstanciée dans
un communiqué s’impose, même si Bruno Delaye considère que ce
M. Carbonare, qu’il connaît, est un exalté. Voulez-vous que nous vous
préparions un projet de communiqué ? ». « Oui, très précis », répond
François Mitterrand556. Le secrétaire général de l’Élysée adresse également une courte lettre de protestation à Daniel Jacoby, qui s’achève
par la pique suivante : « L’objet de votre organisation est d’œuvrer en
faveur des droits de l’homme. On ne peut que vous en féliciter mais
parmi les droits de l’homme, il y a aussi le droit à une information
équitable et juste »557.

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

Cette première quinzaine de juin, les ONG se mobilisent également
et font pression sur les autorités. Action internationale contre la faim
(AICF), dont l’administrateur Jean-Fabrice Piétri avait témoigné des
massacres dans Le Monde du 27 avril, lance un appel le 31 mai et dans
son journal Interventions (n° 35, avril-juin 1994) dénonce en Une le
génocide des Musulmans bosniaques et des Tutsi558. Comme prévu,
Bernard Granjon est reçu le 3 juin par François Mitterrand, quelques
jours après son retour du Rwanda d’où il veut évacuer une cinquantaine d’enfants gravement blessés559. Dans une note préparatoire à l’audience, Bruno Delaye rappelle la propagande efficace du FPR qui « a su
jouer de l’émotion ressentie devant l’horreur pour se présenter comme
une armée de libération, malgré les centaines de milliers de personnes
(plus d’un million selon la Croix-Rouge) qui le fuient »560 et précise de
nouveau l’importance de l’aide humanitaire française qui s’élève désormais à 32 millions de francs depuis le 6 avril. Philippe Biberson de
MSF, également invité, n’est pas disponible à cette date. Il remercie et
souligne que son message est le même que celui de MDM, précisant :
« Ce qui nous préoccupe particulièrement aujourd’hui est l’éventualité
d’un déclenchement d’opérations de secours de grande envergure en
l’absence de poursuite à l’encontre des responsables des massacres »561.
Par contraste, les parlementaires restent longtemps relativement discrets et ne semblent pas prendre la mesure de ce qui se passe au Rwanda. À l’Assemblée nationale, durant la période, une seule question écrite
et une seule question orale au gouvernement évoquent la situation et
interrogent prudemment sur ce qu’entend faire la France. Le 30 mai,
le député UDF Gilles de Robien dépose une question écrite où, après
avoir critiqué l’attitude honteuse de l’ONU et jugé trop restrictive la
Résolution 918, il demande quelles initiatives compte prendre la France
et « si le gouvernement intérimaire du Rwanda, d’une tendance radicalement opposée aux accords d’Arusha, est encore un interlocuteur
possible »562. Comme toutes les questions écrites, celle-ci, qui peut suggérer la nécessité d’une intervention, n’obtient pas de réponse immédiate, à la différence de la question au gouvernement posée, le 1er juin,
par le socialiste Michel Fromet. Ce dernier dénonce « la majorité hutue
extrémiste » qui aspire « à un pouvoir absolu » et, considérant que les
accords d’Arusha sont « la seule solution politique crédible pour installer la paix », demande quelle action la France peut entreprendre pour

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

amener les belligérants à la négociation. Dans sa réponse, Alain Juppé,
moins incisif que lors de son intervention du 16 mai, condamne « les
massacres qui ont été perpétrés des deux côtés, à commencer par ceux
commis par les milices qui ont agi dans les zones contrôlées par les forces gouvernementales » ; il présente également les quatre axes de l’action
de la France : soulager les souffrances, favoriser la mise en place de la
force des Nations unies, obtenir un cessez-le-feu, « retrouver la ligne
d’Arusha » et s’appuyer sur les modérés en muselant « les extrémistes
qui ont la responsabilité de ce génocide sans précédent en Afrique »563.
Il n’est pas encore question d’intervenir au Rwanda.
Les sénateurs se montrent plus discrets sur la réalité rwandaise. Il n’y
a pas, au Sénat, d’évocation des massacres avant le 26 mai. La question écrite du parlementaire RPR Emmanuel Hamel sur l’action de la
France pour rétablir la paix civile et « la survie des populations Hutus et
Tutsis non encore massacrées » parle alors d’« atrocités de la guerre civile
[…] dont les victimes se comptent par centaines de mille »564. Ce même
jour cependant, Jacques Legendre, rapporteur de la commission des
Affaires culturelles sur le projet de loi Emploi de la langue française regrette « le silence de la communauté des États francophones », ajoutant
mais sans préciser la nature de l’initiative à prendre : « On aurait pu
comprendre que devant un aussi épouvantable génocide, [cette communauté] prenne une initiative conjointe »565. Le 15 juin, alors que la
décision vient d’être prise en conseil restreint566, la discussion du projet
de loi de programmation militaire permet aux communistes de dénoncer « la dérive expéditionnaire » et « nos piteuses aventures militaires au
Zaïre, en Centrafrique, au Togo, au Rwanda, au Burundi, au Tchad, au
Gabon » et à François Léotard de répondre : « Est-ce une dérive expéditionnaire que d’aller aujourd’hui, chercher au Rwanda des orphelins
ou des enfants qui se font massacrer ? »567. Le sort des orphelins est
aussi mis en avant le lendemain dans la question d’actualité posée par
le sénateur du Var, le RPR René-Georges Laurin. Pour rendre compte
de ce qu’il appelle à la fois une « horrible tragédie », « un génocide »,
l’expression d’une « folie meurtrière » et qu’il voit comme des « combats entre Tutsis et Hutus », « l’assassinat, le 7 juin, de l’archevêque de
Kigali, du président de la conférence des évêques de Byumba, ainsi que
dix prêtres qui, aux yeux des rebelles, symbolisaient l’ordre, la charité et
la paix »568. Il évoque ensuite, sans mentionner les auteurs du crime, le

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4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

témoignage émouvant d’un père blanc de retour de Kigali sur l’enlèvement et le massacre, le 10 juin, de deux cents personnes réfugiées dans
sa paroisse, parmi lesquelles de nombreux orphelins. Faisant référence
au cinquantième anniversaire de la Libération et aux « fallacieux alibis
qui ont été mis en avant par Vichy, et même par le Vatican, pour justifier la non-intervention devant les crimes nazis »569, il appelle à « faire
cesser l’horreur ».
L’idée d’une intervention française a en effet fait son chemin, renforcée par la médiatisation de ce massacre, le 10 juin, de 170 enfants
tutsi de l’orphelinat du père Blanchard à Kigali. Elle est portée au niveau
de l’état par Alain Juppé qui répète, lors de points presse, la nécessité
pour la communauté internationale de prendre de « nouvelles initiatives » car « on ne peut pas continuer à laisser se perpétrer un génocide
aussi abominable »570. Son engagement est souligné à l’élysée à la fois
par Bruno Delaye dans son point hebdomadaire sur l’Afrique du 14
juin et par le général Quesnot qui rédige, avec Dominique Pin, une
note préparatoire à l’entretien du président avec le premier ministre
et au conseil restreint du 15 juin571. Alain Juppé, qui « trouve scandaleux l’immobilisme des nations occidentales et africaines face au
drame rwandais » et « intolérable » le déploiement tardif des renforts
de la MINUAR, a suggéré au secrétaire général de l’ONU, de passage
à Paris et avec lequel il a eu un entretien téléphonique, le transfert immédiat au Rwanda d’une partie des forces des Nations unies en Somalie
(ONUSOM) pour faire « la soudure » avant l’arrivée des contingents
africains de la MINUAR. Il a obtenu de Matignon le déblocage de 20
millions de francs pour financer rapidement l’équipement destiné au
contingent sénégalais et proposé à édouard Balladur « de faire étudier la
possibilité d’une intervention aéroterrestre franco-européano-africaine
afin de sauver les enfants massacrés et d’arrêter les combats ». La note
précise également, et la phrase est soulignée, que « M. Balladur a demandé que le ministère des Affaires étrangères en parle discrètement à
nos partenaires et que la Défense étudie la faisabilité technique d’une
telle opération. Il compte vous en parler au cours de votre entretien car
il estime que nous ne pouvons rester inactifs sur ce dossier » 572.
Longtemps plus réservé sur une intervention de ce type et appelant
les Nations unies à prendre ses responsabilités, François Mitterrand
ne mentionne pas le génocide en cours dans son discours du 10 juin

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

à Oradour-sur-Glane où il fait pourtant le vœu d’un « monde où les
Oradours ne seront plus possibles ». Son ralliement à une action de la
France semble résulter d’une conversation avec Agathe Habyarimana
dont l’extrémisme l’horrifie et d’un nouvel entretien avec MSF dont le
président, « traumatisé par les derniers événements survenus à Kigali
[...] et inquiet pour la sécurité du personnel de MSF » a demandé, le 13
juin, à être reçu très rapidement. La note préparatoire à l’entretien, qui
se déroule le lendemain, souligne deux éléments importants du contexte international : l’espoir fragile qu’un cessez-le-feu soit signé par les
belligérants en marge du Sommet de l’OUA à Tunis (13-15 juin) ; le fait
que « les choses traînent à New York », la MINUAR renforcée ne pouvant être déployée dans un délai court573. Une dépêche AFP du 14 juin
titre : « Médecins sans frontières expose au président Mitterrand son inquiétude sur le Rwanda ». L’ONG prépare un appel public au président
de la République, au premier ministre et aux députés. Publié dans Le
Monde du 17 juin et envoyé aux donateurs avec une pétition à signer,
cet appel comprend trois fois, en gros et en gras, le mot « génocide » et
souligne qu’« un génocide appelle une réponse radicale, immédiate » et
non pas seulement de l’humanitaire, « du secourisme » : « On n’arrête
pas un génocide avec des médecins ! » Ambigu, le texte appelle certes
les autorités françaises à appuyer une intervention immédiate des Nations unies mais, en soulignant l’urgence et en invoquant leur pourvoir
d’action, il semble légitimer une intervention française574. Une dépêche
AFP du 17 juin titre d’ailleurs : « L’association humanitaire MSF demande une intervention armée au Rwanda »575. Entre-temps, sont arrivés à l’élysée des fax du courrier suivant rédigé le 14 ou 15 juin, des
variantes interpellant à la fois le président et le gouvernement :
La dramatique situation au Rwanda et dans les camps de réfugiés justifient que
la France agisse dès aujourd’hui pour protéger les populations.
Il faut envoyer d’urgence des contingents militaires, des médicaments et des
vivres.
Nous réclamons que Monsieur le Président prenne ses responsabilités576.

Comme le premier ministre, les ministres de la Coopération, des
Affaires étrangères, de l’Action humanitaire, des Affaires sociales, de
la Défense et de la Culture, les présidents de l’Assemblée nationale et
du Sénat, les représentants des différents groupes parlementaires et les
agences de presse, les services de l’élysée ont également reçu le 14 juin

chapitre

4 : la france, la guerre et le génocide (avril-juin 1994)

télécopie d’une lettre de Jean-Michel Yung qui centralise les signatures
de l’Appel pour l’arrêt immédiat du génocide au Rwanda et le soutien
aux mouvements démocratiques et envoie régulièrement la liste des
signataires. Accompagnant le neuvième envoi, la lettre mentionne
« près de 5 000 signatures » – elles sont très exactement 4 975 –,
issues désormais, comme le montrent les professions indiquées, d’une
large société civile577. La lettre s’achève par le paragraphe suivant qui
mentionne notamment la situation à Kigali :
Soulignons qu’il relève de l’urgence immédiate de protéger les réfugiés de l’hôtel
des Mille Collines, de l’hôpital Fayçal, de l’église de la Sainte-Famille, et de sauver les victimes innombrables du génocide et des massacres en cours, notamment
à Butare. Cette protection passe notamment par une prise en charge effective de
la sécurité des convois lors des transferts par la MINUAR et par la délivrance de
visas dans les postes consulaires de la région ou lors de l’arrivée dans les aéroports
français578.

Le déclenchement et la poursuite du génocide d’avril à mi-juin 1994
témoignent tragiquement de l’aveuglement de la communauté internationale et de la France. Après avoir largement ignoré le processus de
radicalisation qui devait conduire au génocide, les autorités françaises
demeurent obsédées par la menace du FPR, attitude particulièrement
marquée du côté des analyses militaires, notamment chez le chef de
l’état-major particulier de la présidence. L’attentat contre l’avion présidentiel est attribué dans un premier temps aux « rebelles » malgré
l’absence d’éléments probants. Ce crime demeure une énigme, en dépit
des demandes répétées par la France d’ouverture d’une enquête internationale.
L’évacuation à la hâte des ressortissants français est provoquée par le
meurtre, attribué au FPR, de deux gendarmes français et de l’épouse
de l’un d’eux. Menée avec une grande efficacité, l’opération Amaryllis
vise, conformément au droit international, à évacuer les ressortissants
français et étrangers. Elle ignore les massacres qui commencent, bien
que cette cécité soit vite perturbée par les investigations et la couverture
médiatique. Au même moment, les massacres de civils se perpétuent
sous les yeux des militaires français qui n’interviennent pas. La famille
Habyarimana bénéficie, en revanche, d’une attention privilégiée. Le départ des forces et de la représentation françaises, précipité par l’avancée
rapide du FPR sur Kigali, est suivi, avec l’assentiment de la France, par

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

un désengagement brutal des Nations unies qui laisse le champ libre au
développement du génocide.
Les premières analyses des autorités françaises et leurs premières réactions aux violences conçoivent les massacres méthodiques de Tutsi
comme une nouvelle manifestation de conflits inter-ethniques traditionnels. Fin avril, certains acteurs politiques et diplomatiques français signalent toutefois les différences de nature et d’amplitude entre les
massacres systématiques perpétrés contre les Tutsi et les massacres de
représailles dans les zones conquises par le FPR. Malgré ses demandes
répétées, la France ne soutient pas militairement le gouvernement intérimaire rwandais. Mais elle s’obstine à ne percevoir qu’une situation de
guerre opposant deux parties, ce qui la conduit simplement à demander un cessez-le-feu et à promouvoir des négociations politiques. Les
responsables politiques français s’accrochent à des accords d’Arusha qui
sont devenus, à l’évidence, irréalisables.
Si le terme de « génocide » finit par être utilisé par le ministre des
Affaires étrangères le 16 mai, puis dans une résolution du 8 juin aux
Nations unies, il est toujours accompagné d’une « condamnation équilibrée » des exactions commises par les extrémistes hutu d’un côté, et le
FPR de l’autre. Les déplacements massifs de population et les drames
qu’ils entraînent se superposent au génocide pour former une même
catastrophe humanitaire globale contre laquelle la France devient plus
entreprenante à partir de la mi-mai, notamment aux Nations unies.
Dans les semaines qui suivent, des accusations de plus en plus sévères
s’expriment contre la politique de la France au Rwanda et une demande
d’intervention dont les contours restent vagues émane de la société
civile. Dans ce contexte, et face à l’inaction des puissances occidentales, Paris demande le feu vert au Conseil de sécurité pour revenir au
Rwanda. L’initiative française est largement saluée, même si elle pouvait
apparaître comme un « rattrapage » tardif. Cette nouvelle intervention
sera l’opération Turquoise.

chapitre 5

L’opération Turquoise
(22 juin-21 août 1994)

L

a décision politique d’intervenir au rwanda, qui a mûri dans
un contexte présenté dans le chapitre précédent, est prise en conseil
restreint le 15 juin, François Mitterrand déclarant en prendre la responsabilité1. Le 18 juin 1994, l’Élysée et Matignon publient le communiqué conjoint suivant qui annonce l’opération Turquoise :
La France souhaite que soit mise sur pied au Rwanda une opération internationale à but humanitaire, destinée à sauver des vies humaines et à mettre fin aux
massacres qui sont perpétrés dans ce pays.
Elle prend à cet effet tous les contacts diplomatiques nécessaires. Elle a quant
à elle décidé d’envoyer les moyens nécessaires aux frontières du Rwanda. Ces
forces, conjointement avec celles des pays africains et occidentaux qui s’y joindront, assumeront leurs missions en attendant que la MINUAR soit en mesure
de remplir le mandat qui lui a été confié par le Conseil de sécurité.
Cette opération, dont le but est strictement humanitaire, sera menée sur la base
d’un mandat qui sera demandé aux Nations unies et en liaison avec toutes les
organisations internationales et toutes les parties intéressées.

Ce communiqué, dont les archives d’Hubert Védrine conservent une
version antérieure amendée2, définit la nature et l’objectif de l’opération envisagée : une opération humanitaire temporaire sous mandat des
Nations unies. Il suggère que les autorités françaises sont alors engagées
dans une vaste offensive diplomatique pour la faire accepter. Il précise
enfin que les militaires français engagés dans l’opération seront prochainement déployés aux frontières du Rwanda, dès avant l’obtention du
mandat onusien qui n’intervient que le 22 juin (vote de la Résolution
929). Ils quitteront le pays le 21 août après deux mois d’une intense
activité qui est fortement médiatisée.
Objet de critiques contemporaines et ultérieures à l’événement, ainsi

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

que de polémiques récurrentes, l’opération Turquoise est analysée dans
ce chapitre, moins en s’appuyant sur une presse très prolixe3 qu’en
croisant une masse importante de sources politiques, diplomatiques et
militaires, dont les photographies et films conservés par l’ECPAD4. Il
porte une grande attention à la diversité des acteurs, tant nationaux
qu’internationaux, ainsi qu’à la chronologie de l’opération où se dégagent deux périodes distinctes : la première, de la décision politique
d’intervenir au Rwanda jusqu’à la prise de conscience de la nécessité de
créer une zone humanitaire sûre (ZHS) ; la seconde, de la création de
la ZHS jusqu’au désengagement des troupes françaises. Pour chacune
de ces deux périodes, sont analysés successivement le cheminement de
la décision politique, l’action diplomatique et le déroulement militaire
de l’opération sur le terrain. Les troupes déployées ne sont pas préparées aux terribles réalités qu’elles rencontrent au Rwanda et ont pu en
subir de profonds traumatismes. Leurs chefs suivent les ordres de Paris
mais doivent constamment les adapter, placés ainsi dans un contexte
d’incertitude.

5.i la décision politique d’intervenir: une
opération « strictement humanitaire »?
Turquoise n’est-elle, pour reprendre les termes du communiqué du
18 juin et les affirmations publiques postérieures, qu’une opération
« strictement humanitaire » ou répond-elle à d’autres motivations cachées, comme le prétendent ses détracteurs ? L’analyse des trois conseils
restreints des 15, 22 et 29 juin5 – et de leurs notes préparatoires ou précisant les modalités de la mise en œuvre de l’opération –, ainsi que celle
des réunions interministérielles ou de la cellule de crise du ministère
des Affaires étrangères de cette seconde quinzaine de juin permettent de
répondre en partie à la question et de souligner une évolution dans les
objectifs débattus au sein de l’exécutif. Elles montrent également comment s’articulent, dans la prise de décision en période de cohabitation,
les positions respectives du président de la République et des ministres
du gouvernement. Ce faisant, la période, où s’expriment des tensions
sur les périmètres de compétences des uns et des autres, est un bon
observatoire du fonctionnement des institutions de la Ve République ».

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

5.1.1 Un devoir moral, une opération limitée (15 juin)
Au conseil restreint du 15 juin consacré au Rwanda, est posée la
question des mesures à prendre d’urgence et les avis sont partagés sur
l’opportunité d’intervenir. Il n’y a pas de dénonciation du génocide des
Tutsi perpétré depuis plus de deux mois. Le ministre de la Coopération, qui est le premier à prendre la parole après le président, affirme
même, peut-être ému, comme plusieurs parlementaires, par l’assassinat
par le FPR d’une quinzaine de religieux dont l’évêque de Kigali, que
« les massacres se poursuivent côté Hutu et côté Tutsi »6. Le ministre
de la Défense se dit « réticent » à toute intervention qui ne pourrait se
faire « qu’en zone Hutu » et serait condamnée par le FPR et les médias,
exigeant de surcroit « des moyens lourds »7. Le ministre des Affaires
étrangères informe de l’opération étudiée par son ministère avec des
ONG pour évacuer 200 à 300 enfants dans les 48 heures8 et se déclare favorable à « une intervention plus musclée si la MINUAR tarde
à se déployer ». Les plus interventionnistes sont le premier ministre et
le président de la République, au nom du devoir moral de la France
qui ne peut rester inactive. Comme le dit Édouard Balladur, approuvé
par Mitterrand qui invoque in fine « l’honneur de la France » : « Nous
ne pouvons plus, quels que soient les risques, rester inactifs. Pour des
raisons morales et non pas médiatiques […] Dans des cas aussi affreux,
il faut savoir prendre des risques ».
Le type d’opération décidée ce jour, et dont François Mitterrand dit
« assumer la responsabilité », est bien une opération humanitaire. Elle a
des objectifs limités « à la protection de certains sites, des hôpitaux ou
des écoles », dont deux ou trois à Kigali, avec soit une garde de ces sites
soit des allers et retours. Dit autrement, il s’agit d’« une intervention
rapide et ciblée, mais pas [d’]une action généralisée », qui ne mobiliserait en conséquence que « quelques centaines d’hommes », le président
considérant de surcroît que « les deux camps » ne sont pas « agressifs
vis-à-vis des Européens » et que « Museveni sera raisonnable ». Sur la
façon d’atteindre les lieux, le chef d’état-major des Armées (CEMA),
qui souligne d’emblée que « l’aéroport de Kigali ferait prendre des
risques considérables » aux troupes françaises, est laissé « maître des méthodes ». Sur le caractère conjoint ou solitaire de l’opération, Édouard

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Balladur affirme qu’il « n’est pas question d’y aller seuls », François
Mitterrand arguant du soutien des « Africains », le CEMA envisageant
celui des Italiens, voire des Belges. Un dernier point abordé concerne
la situation dans les camps de Tanzanie9 sur lesquels le président, alerté
par MSF, demande une enquête dans les huit jours. Il ne veut pas être
« dupe » – s’agit-il d’une première manifestation de défiance vis-à-vis
des dirigeants hutu qui ont « organisé les massacres » et contrôlent ces
camps ? – des chiffres de réfugiés gonflés, ni favoriser les trafics sur l’aide
humanitaire.
Au point presse, qui fait suite, dans l’après-midi, à son audition par
la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Alain
Juppé ne peut être explicite sur le moment ou la nature exacte de l’intervention envisagée et répond seulement que le mandat est de « protéger
les vies », de « protéger les populations »10. Il s’exprime également avec
grande prudence le lendemain dans Libération. Intitulé « Intervenir au
Rwanda », l’article en quatre points présente avant tout une analyse
politique de la situation : le ministre rappelle qu’il « faut parler de génocide » mais que « la crise a des origines tant politiques qu’ethniques »,
que la position française, qui craint « un embrasement général de la région », est qu’« il ne peut y avoir de solution militaire au Rwanda » ni de
« règlement durable en dehors d’un pouvoir partagé », qu’il est nécessaire enfin de soutenir « les modérés de toutes les parties ». Ce faisant,
il glisse du « génocide » au singulier aux « génocides » au pluriel, suggérant la responsabilité des deux camps11. Sur une éventuelle intervention, il renvoie d’abord à l’intervention internationale, la France étant
« prête » si « cela ne suffisait pas »12. À France 2, le soir où Alain Juppé
parle au nom du gouvernement, l’intervention est présentée comme
décidée – décision du premier ministre, « en accord avec le président de
la République » – et ses contours sont répétés à plusieurs reprises face
à l’insistance du journaliste : « sauver des vies, pas faire la guerre », « y
aller pour une durée limitée et sur des objectifs précis »13. Le 17 juin
encore, le nom d’Alain Juppé fait le gros titre de la page « La vie internationale » du Figaro : « Rwanda : Juppé veut agir vite » ; le journaliste
Patrick de Saint-Exupéry, d’ordinaire très critique envers la politique
africaine de la France, écrit que le ministre « a brisé un tabou », affirmé
« un impératif moral et politique » d’intervention en cas de génocide et

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

« encouragé le passage à l’action d’États trop frileux »14.
De son côté, François Mitterrand, qui ne souhaite sans doute pas
laisser toute la lumière médiatique à son ministre de cohabitation,
consacre au Rwanda une grande part de son intervention lors de l’ouverture de la conférence sur le développement qui se tient à l’Unesco le
18 juin. Par l’emploi réitéré de « je » – dont « j’ai réuni un conseil restreint […] qui a chargé M. le ministre des Affaires étrangères de […] »
–, il affirme ses prérogatives de chef d’État et s’attribue de nouveau la
décision d’intervenir15. Il souligne également l’urgence de la mettre en
œuvre : « chaque heure compte »16. Dans la foulée du conseil restreint,
Hubert Védrine avait d’ailleurs, selon les propos de sa note au chef de
l’État, « confirmé au ministère de la Défense, au ministère des Affaires
étrangères et au ministère de la Coopération qu’il fallait [lui] soumettre
très rapidement une liste d’actions ponctuelles que pourrait mener la
France au Rwanda »17.
La nature et le mode opératoire de l’opération se précisent au cours
des réunions interministérielles qui, pour en étudier les aspects diplomatiques et militaires, se réunissent au Quai d’Orsay dans les jours qui
suivent. Elles sont précédées de réunions de la cellule de crise du ministère18 qui rassemblent les directeurs de cabinet des ministères concernés, les responsables de la DAM et de la NUOI et le chef d’état-major.
Présents pour la présidence, Bruno Delaye et le général Quesnot en
rendent compte à François Mitterrand, sans oublier de préciser les positions des uns et des autres. S’il est clair pour tous les protagonistes que
tout plan d’intervention doit être approuvé par le président et le premier ministre19 et que les télégrammes diplomatiques leur sont soumis
pour accord, le format de l’intervention est vite élargi. Dès le 16 juin,
l’amiral Lanxade, tout en réitérant le caractère humanitaire de l’intervention – il doit être marqué par une opération prioritaire à mener « en
face de Bukavu où une communauté tutsie, entourée par des miliciens
hutus, est gravement menacée »20 –, déclare mettre « en place une force
prête à combattre » de 2 000 hommes qui pourraient entrer par le Zaïre
et le Burundi et progresser ensuite par la route. Le général Quesnot
alerte sur les délais qui nécessitent un pré-positionnement des troupes à
Bangui – « si on n’y va pas dans les deux jours, cela n’a plus d’intérêt » –
et souligne qu’il faut « prévoir d’aller également dans la zone FPR » et

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

pas seulement en zone gouvernementale21. Le président accepte le jour
même « la mise en place rapide de moyens de renforcement à Bangui »22
mais le premier ministre s’y oppose le lendemain, à la suite d’un entretien avec François Léotard. Sur une note de Bruno Delaye et du général Quesnot en date du 17 juin, Hubert Védrine note : « Désaccords
au sein du gouvernement (Quai d’Orsay contre Matignon, Défense,
Coopération) »23.Interviewé au même moment par des journalistes de
Jeune Afrique, Alain Juppé déclare que, sur le Rwanda, il a « la même
analyse » que l’Élysée24.

5.1.2 La confrontation de deux options (16-22 juin)
Dès le 16 juin, lors de la réunion interministérielle, Édouard Balladur, qui ne veut pas que son gouvernement soit accusé par le FPR
de voler au secours des responsables des massacres, met comme condition à l’intervention la participation d’au moins un pays européen, ce
qui n’est pas le cas25. Son veto au pré-positionnement des troupes est
confirmé aux deux réunions du 17 juin de la cellule de crise où des scénarios s’exposent et se confrontent. Les militaires – l’amiral Lanxade le
matin, les généraux Germanos et Quesnot l’après-midi – semblent s’inscrire, selon l’interprétation et les propos de Bernard de Montferrand,
conseiller diplomatique de Matignon, dans une « logique de reconquête
du Rwanda », jugée dangereuse et porteuse d’un conflit avec le FPR.
le général Germanos s’oppose en effet aux seules opérations coup de
poing et propose d’avancer en territoire rwandais pour « stabiliser » au
fur et à mesure : « Intervenir dès le premier jour sur Cyangugu, y laisser
un élément de sécurité et ensuite progresser en direction de Kigali ».
Au nom du premier ministre qui « veut éviter le risque d’enlisement »
et craint de « se retrouver dans une situation bosniaque », Bernard de
Montferrand propose d’envisager des « opérations de va-et-vient » :
« sauver des personnes et revenir »26. La même demande est réitérée
le lendemain27 où s’ajoute celle d’inscrire une durée précise et limitée
au mandat que la France est en train de demander à l’ONU28. Aucun
consensus ne se dégageant, une note est préparée dans la foulée lors
d’une réunion à Matignon, pour présenter au président et au premier
ministre les différentes options. Hubert Védrine annote celle rédigée
par Dominique Pin et le général Quesnot à l’intention de François Mit-

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

terrand, soulignant que les deux options sont « très différentes » et que
le premier ministre est favorable à la première (« actions ponctuelles ») et
non à « une action progressive de sécurisation et d’arrêt des massacres ».
François Mitterrand n’apporte aucune réponse manuscrite aux questions
qui lui sont posées in fine, notamment sur l’autorisation d’y aller seul
et l’option qu’il retient29. Il ne réagit pas non plus, sauf par l’habituel
« vu » laconique, aux propos de Bernard Kouchner rapportés par Bruno
Delaye, que lui et Hubert Védrine ont reçu le 21 juin à son retour du
Rwanda. Bernard Kouchner souhaite attirer l’attention du président, qui
ne le reçoit pas mais qui s’était entretenu au téléphone, le 17 juin, avec
l’ancien ministre alors présent à Kigali30, sur les « risques de dérapage »
de l’opération humanitaire envisagée qui doit être « localisée, temporaire
[deux mois], incitative [pour d’autres pays] », avec comme but de « protéger les civils tutsis contre les milices et en aucun cas d’affronter le FPR
ou de stabiliser le Front ». Pour l’ancien ministre socialiste, il faut éviter
la présence des Français à Kigali, multiplier les contacts à haut niveau
avec le FPR « qui doit être considéré comme un interlocuteur essentiel »,
donner aux militaires sur le terrain « un encadrement politique de haut
niveau » et qui aurait la confiance du Front patriotique. Plus encore – et
c’est une critique implicite de la politique antérieure menée par ses amis
politiques –, la mission « doit être présentée comme une étape nouvelle
de notre politique : le passé est le passé »31.
Le même jour, François Mitterrand reçoit la lettre que lui adresse
édouard Balladur. Le passage du nous initial – « Nous sommes tombés
d’accord », « Nous avons décidé ensemble » – à la première personne
du singulier – pour définir les cinq « conditions de réussite de l’opération » – souligne la volonté du premier ministre d’affirmer, en période
de cohabitation, la compétence de son gouvernement pour mener la
politique de la nation, y compris en matière de politique africaine. Les
cinq conditions par lesquelles Édouard Balladur tente ainsi d’imposer
son option sont les suivantes : un mandat de l’ONU, une opération
limitée à quelques semaines et à des actions humanitaires, un positionnement des forces à proximité de la frontière en territoire zaïrois, l’apport de « contingents significatifs » d’autres pays32. Il se dit frappé par
l’isolement de la France, malgré « les bonnes paroles et les encouragements » et considère qu’« il ne faut à aucun prix nous embourber seuls,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

à 8 000 km de la France, dans une opération qui nous conduirait à être
pris pour cible dans une guerre civile ». Par cette lettre, Édouard Balladur entend peut-être également poser un document pour l’Histoire,
notamment avec cette phrase : « ne pas nous laisser aller à ce qui serait
considéré comme une expédition coloniale »33.
Par l’intermédiaire d’Hubert Védrine, le premier ministre fait aussi
dire au président que le groupe RPR est hostile à une intervention,
malgré l’appel récent de Jacques Chirac en visite à New York et la déclaration de Charles Pasqua qui, à « l’Heure de vérité » sur Antenne 2, s’est
dit « choqué » par l’attitude de la communauté internationale34. De fait,
lors de la séance de questions au gouvernement du 22 juin à l’Assemblée
nationale, l’intervention au Rwanda est plébiscitée par le RPR Henri de
Richemont qui en félicite le gouvernement français. Elle est considérée
comme « courageuse » mais « risquée » par l’UDF Pierre-André Wiltzer
et seul le communiste Maxime Gremetz déplore qu’une « intervention
militaire, qui ne peut qu’aggraver le drame que vit le Rwanda », ne
soit pas l’objet d’un débat de la représentation nationale35. Interrompu
par les exclamations positives de Robert Pandraud et Jacques Baumel,
édouard Balladur fait une longue réponse, mettant en avant les justifications morales de l’intervention et explicitant les conditions fixées par
le gouvernement, celles présentées dans la lettre à François Mitterrand
à l’exception du positionnement des forces à proximité de la frontière
en territoire zaïrois36. Ce faisant, il donne du poids politique à sa position, exprimée par des formules claires et parfois récurrentes : « La force
[française] n’est pas une force d’interposition, mais une force qui doit
protéger les populations civiles. […] En aucun cas, [les] forces […]
ne prendront parti dans des luttes internes au Rwanda ou à caractère
régional ». S’il utilise les termes de massacres et de drame, édouard
Balladur lie également l’intervention à l’existence d’un génocide – le
gouvernement, dit-il, a pris la décision « parce qu’il ne saurait laisser des
populations africaines livrées au génocide » – et nomme bourreaux et
victimes : « Les populations civiles [menacées] sont pour l’essentiel des
populations tutsies dans des zones contrôlées par le gouvernement »37.
Alain Juppé est également sollicité pour évoquer les réactions internationales et les partenaires éventuels de la France.
Après Bernard Kouchner, une fiche particulière de la DGSE, en

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

date du 22 juin38, alerte également sur les « risques d’enlisement » de
l’opération envisagée, aucune solution politique n’apparaîssant possible
dans l’immédiat et les deux belligérants interprétant de façon inexacte
l’intervention française. Elle décrit, selon trois scénarios militaires possibles, les difficultés qui peuvent être rencontrées et les précautions à
prendre pour éviter ce que l’analyste appelle la « dérive somalienne »
(radicalisation de l’attitude du FPR à l’égard des forces françaises) et la
« dérive bosniaque » (des positions figées, deuxième scénario envisagé,
et un conflit durable). Si, premier scénario et le plus probable, le Front
poursuit son avancée, il est préférable « d’axer l’essentiel de l’effort français dans le sud-ouest du pays, région à forte densité de réfugiés tutsi »
et non au nord-ouest où siège le gouvernement intérimaire. Si, troisième scénario, les FAR regagnaient du terrain, la France serait dans une
position très inconfortable, « dans la mesure où le gouvernement français ne manquerait pas d’être pris à partie tant par le FPR que par une
opinion internationale déjà sceptique sur ses réelles intentions ». Pour
compléter ce tableau d’une impossible, ou tout au moins difficile mission, la DGSE envisage des risques de « dérapages ponctuels » de la part
des FAR ou des milices hutu mues par un « sentiment d’abandon »39. Sa
conclusion apparaît a posteriori comme prémonitoire : «Quelle que soit
l’option retenue, le danger est grand pour la France de se voir accuser au
mieux de n’avoir pu remplir la mission qui lui avait été confiée, au pire
de passer pour complice de l’actuel gouvernement rwandais»40. La note
reconnaît cependant que l’horizon souhaité par la France – un partage
négocié du pouvoir – est possible mais que le chemin sera long et nécessite « l’accord du FPR ». Elle recommande donc « préalablement à toute
intervention de l’avoir non seulement consulté mais aussi convaincu
du bien-fondé de l’opération Turquoise ». Elle suggère même, comme
marque de bonne volonté, de proposer au FPR « de placer ses observateurs au sein des troupes françaises »41.

5.1.3 Une hostilité au FPR,
la crainte d’un flot de réfugiés (22-28 juin)
La note de la DGSE est-elle lue avant la réunion du conseil restreint
du 22 juin qui se tient l’après-midi et fait suite à la fois au conseil des
ministres et à une réunion au Quai d’Orsay avec des représentants du

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

FPR qui a fortement mécontenté François Mitterrand42. En tout cas,
la suggestion n’est pas à l’ordre du jour, ce conseil ayant une tonalité
plus nettement hostile au FPR que celui de la semaine précédente. Déjà
la veille, en cellule de crise au ministère des Affaires étrangères, le FPR
avait été mentionné dans le point « Risques graves ». Selon le verbatim
tenu par Jean-Marc Simon, directeur de cabinet adjoint de Michel
Roussin, la prise de Kigali est redoutée : « Que le FPR prenne Kigali
et proclamme (sic) un cessez-le-feu unilatéral (hier le Mont Kigali a été
pris). Il y aurait alors d’autres massacres dans le pays »43.
Au conseil restreint, le président de la République s’aligne, d’emblée,
sur les positions d’édouard Balladur, déclarant que le premier ministre,
lui-même et l’ensemble des ministres partagent « la même analyse » :
« Une intervention, oui mais brève, de style “coup de poing” ». Il invite
en conséquence à parler des « dispositions pratiques » qu’expose le
ministre de la Défense : si l’instruction en est donnée, 600 hommes
seront au Zaïre le soir même, 1 200 le lendemain et 2 300 le 25 au soir,
avec 500 véhicules et 40 avions. La première action envisagée est la
protection des 8 000 Tutsi de Cyangugu, la suite nécessitant des reconnaissances et le recueil de renseignements. Posée par Alain Juppé mais
non tranchée44, la question « que faire des Tutsi menacés ? » envisage
trois réponses : les installer au Zaïre, les protéger sur place, les ramener
en zone FPR. Si, le premier ministre prend peu la parole, le Président
exprime à deux reprises une certaine amertume face aux critiques qui,
en France45 comme à l’étranger46, ont à ses yeux remplacé l’approbation
de la semaine précédente et qui reprennent à leur compte les réactions
hostiles du FPR :
Notre intervention ne semble désirée par personne, même par ceux que nous
voulons sauver. Sans doute préfèrent-ils qu’il n’y ait pas de témoins à leur victoire. […] C’est une mauvaise affaire. Il y a huit jours tout le monde voulait
qu’on intervienne tout de suite. Maintenant c’est l’inverse. La propagande du
FPR à Bruxelles et la naïveté des diplomates et des journalises est déconcertante.

En affirmant qu’il « ne faut pas manquer de dénoncer le génocide perpétré par les Hutus », François Mitterrand utilise, pour la première fois
semble-t-il, le terme « génocide » mais il n’inscrit pas l’événement dans
un processus génocidaire de longue date, l’attribuant au fait que « la
folie s’est emparée d’eux après l’assassinat du Président Habyarimana ».

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Il s’inquiète par ailleurs de la ligne de front et du devenir du Rwanda où
« les Tutsis vont instaurer une dictature militaire pour s’imposer durablement », dictature qui, « reposant sur 10 % de la population gouvernera
avec de nouveaux massacres »47. Pointe également, exprimée par l’amiral
Lanxade, à qui François Mitterrand a demandé d’« être tenu informé en
permanence », la crainte, en cas de rupture du front, d’un flot de réfugiés
« en zone FAR », « plusieurs millions de personnes fuyant vers le Burundi
et le Zaïre »48.
Dans l’entourage du président qui a pourtant reçu de l’association
Survie une lettre49 aux propos plus modérés que celle envoyée le 22 juin
au ministre des Affaires étrangères50, le moment est de nouveau à la justification sur la politique menée antérieurement au Rwanda. Tandis que
Bruno Delaye organise le voyage en Afrique du Sud prévu pour les 4 et
5 juillet, le général Quesnot rédige une longue note sur l’assistance militaire au Rwanda qu’il inscrit dans une politique africaine de la France.
« L’aide militaire fournie au Rwanda ces dernières années, écrit-il, n’a
ni plus ni moins de fondement juridique que celle apportée au Tchad
depuis 1969 ou au Zaïre en 1978 », la France étant liée en Afrique par
huit accords de défense et vingt-trois accords de coopération militaire.
Les interventions françaises, ajoute-t-il, « étaient fondées sur le principe
toujours respecté depuis 1960 de non-acceptation par la France d’une
agression contre un pays africain ami, lié par des accords de défense ou
de coopération, à partir d’un pays voisin ». L’objectif d’auto-justification de cette note du 24 juin, très signalée par Hubert Védrine, apparaît également dans la chronologie jointe qui, annotée par le secrétaire
général, associe, aux deux grandes offensives du FPR, les pressions exercées sur le régime rwandais pour l’inciter à négocier et se démocratiser,
ainsi que les étapes des accords d’Arusha. Cependant, une phrase des
commentaires finaux est ambiguë et laisse une marge d’interprétation :
s’agit-il ou non de convaincre François Mitterrand et d’infléchir l’opération Turquoise vers une action militaire dirigée contre le FPR ? Le
général Quesnot, tout en réitérant sa conception d’une bonne politique
africaine, y use en effet de l’adverbe de temps « aujourd’hui » :
Si la France renonçait aujourd’hui à cette ligne d’action [soit laisser faire une
agression extérieure], au moment où la fin de la guerre froide a relancé des
conflits ethniques attisés par la misère, provoquant l’amorce d’une remise en

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cause des frontières héritées de la colonisation, l’instabilité interne des État s’accroîtrait encore et l’ensemble de nos accords de coopération et de défense serait
décrédibilisé51.

Cette dernière option n’est jamais débattue en réunion des autorités
politiques, du moins selon les procès-verbaux écrits52. Les deux notes
suivantes – celle du 27 juin pour préparer l’entretien du président de la
République avec le ministre de la Défense et celle du 28 juin, rédigée
conjointement avec Bruno Delaye en vue de l’entretien avec le premier ministre et du conseil de défense du 29 juin – ne l’évoquent
pas, même si les membres du FPR sont toujours qualifiés de « rebelles » par le chef de l’état-major particulier et que « la rupture
du front », soit l’avancée des troupes du FPR au-delà de Kigali vers
l’ouest du pays, l’inquiète particulièrement. Le 27, le général Quesnot précise qu’Édouard Balladur, qui craint l’enlisement et le contact
des troupes françaises avec le FPR, a donné la veille comme consigne
à l’amiral Lanxade « d’interdire toute implantation de plus de vingtquatre heures de nos unités sur le territoire rwandais et de limiter les
patrouilles à la région frontalière », s’opposant notamment au maintien d’un élément de surveillance et de dissuasion au col stratégique
de N’Gada. Il conteste cependant, dans son commentaire, ce mode
opératoire du va-et-vient :
Le succès de notre intervention serait remis en cause si des massacres reprenaient
dans des secteurs où notre présence est très fugitive et surtout en cas de rupture
du front qui provoqueraient le déferlement de millions de réfugiés que nous ne
pourrions maîtriser. La seule réponse technique consisterait à contrôler quelques
points clés (et notamment le col de N’Gada) en poursuivant le recensement et en
assurant la protection des camps de réfugiés les plus menacés, en particulier dans
la région sud (Gikongoro, Butare) afin de geler les mouvements de population
en attendant l’aide logistique promise et l’arrivée de la MINUAR53.

à partir du 26 juin, trois options se dégagent « au bout de quatre
jours d’opération » et on privilégie, « à ce stade », l’option intermédiaire
qui facilite l’ouverture d’axes ouest-est et permet des reconnaissances et
évacuations éventuelles au-delà de la zone actuelle des troupes déjà déployées54. Cependant, la note précise, dans son point sur la dimension
politique de l’opération, d’une part que « l’opération militaire en ellemême se veut neutre (non-ingérence dans le conflit politique interne)
et impartiale (protection de toutes les populations menacées) », formu-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

lations absentes des notes de l’Élysée et des échanges des trois conseils
restreints de juin, d’autre part que « l’objectif à terme du gouvernement
est de renouer avec la logique des accords d’Arusha ».
De fait, la consigne d’édouard Balladur donnée le 26 juin est levée
le 27, permettant « une extension de la zone d’action du détachement »
qui reste toutefois dans la zone frontalière55. La tension entre les deux
options, ou dit autrement entre les recommandations des militaires et
la prudence, ou la réserve, d’Édouard Balladur, est toujours manifeste.
Comme le précise la note du 28 juin rédigée par Bruno Delaye et le
général Quesnot, « le général Lafourcade s’efforce de maintenir environ
200 hommes en permanence dans les zones de tension et d’envoyer
des reconnaissances discrètes dans la région de Butare, potentiellement
explosive ». Le chef de l’état-major particulier et le conseiller Afrique
à la présidence vont cependant plus loin que le ministère de la Défense, en écrivant qu’un engagement militaire supplémentaire apparaît
« nécessaire », « pour empêcher la reprise des massacres et dissuader
le FPR d’une attaque massive au-delà de Kigali qui provoquerait un
déferlement de réfugiés incontrôlable56 ». La formulation sur la politique proposée est là encore matière à interprétation. La question d’une
intervention ou non à caractère militaire et offensif semble cependant
tranchée au niveau politique le lendemain.

5. 1. 4 Ne pas s’interposer entre les FAR et le FPR, renouer le
dialogue politique (29 juin)
Au conseil restreint du 29 juin, alors que l’opération Turquoise a débuté depuis une semaine, l’aspect humanitaire est de nouveau évoqué,
avec sa volonté d’équilibre entre protection des Hutu et des Tutsi perçus
comme se massacrant les uns les autres : objectif d’« éviter la reprise des
massacres », installation à Goma de la cellule humanitaire relevant du
Quai d’Orsay, protection de camps de réfugiés tutsi, évacuation d’une
communauté religieuse57. Cette volonté d’équilibre, qui pour les autorités françaises, doit marquer l’impartialité de la France et éviter une réaction d’hostilité de la part des Hutu, est affirmée depuis l’intervention de
Cyangugu. Parallèlement a été en effet proposée une opération « dans
la région de Gisenyi, en faveur des déplacés hutus ». Si Alain Juppé est
hésitant parce que c’est la région du gouvernement intérimaire, l’état-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

major et les conseillers de l’Élysée y sont favorables. À la question que
lui pose le 24 juin Bruno Delaye – « Donnez-vous votre accord à une
action dans la région de Gisenyi ? » –, François Mitterrand répond positivement58.
Le 29 juin, la priorité humanitaire du moment, exposée par l’amiral
Lanxade est « le sud-ouest du territoire (Butare, Gikongoro) où plusieurs milliers de Hutus sont en difficulté ». Cependant, les échanges de
ce conseil restreint portent essentiellement sur l’état du front, « la grosse
interrogation » selon le chef d’état-major étant « de savoir ce que fera le
FPR après Kigali », ainsi sur le devenir politique du Rwanda. L’hostilité
à la formation d’un « Tutsiland », terme utilisé par l’amiral Lanxade
– il déclare que les Tutsi « ont fait le vide »59 et, si l’on en croit non
le procès-verbal dactylographié mais des notes manuscrites sans doute
prises par Bruno Delaye, qu’ils « font venir [des] réfugiés qui étaient en
Ouganda » –, est manifeste également de la part d’Alain Juppé et, de
façon plus feutrée, de François Mitterrand. Le premier affirme qu’« il
n’est pas acceptable d’approuver un régime exclusivement tutsi », le
second interroge son chef d’état-major sur ce qui se passe en zone tutsi,
notamment sur la présence de massacres, réalité jugée probable « si on
en juge par les cadavres du lac Victoria » situé en Tanzanie. Il avait
cependant longuement développé ce thème juste avant en conseil des
ministres, exposant sa perception de l’histoire rwandaise et dénonçant
un impérialisme et une propagande mensongère tutsi :
Au Rwanda, comme ailleurs au Burundi, il y a 85 à 90 % de Hutus. Or, les
Tutsis rêvent de la création dans cette région d’un Tutsiland, vieille idée britannique à partir de l’Ouganda et d’une partie du Burundi et du Rwanda.
Ce problème technique est ancien et les Britanniques, les Allemands, les Belges
avant nous l’ont rencontré.
à un moment donné, le Burundi et le Rwanda se sont retournés vers la France,
et la France a développé sa coopération avec ces pays. […]. J’ai eu l’occasion,
à plusieurs reprises, d’écrire au président du Rwanda pour lui dire à quelles
conditions la France le soutiendrait et coopérerait avec lui. Une grande partie
des critiques aujourd’hui s’explique par la propagande tutsie qui présente les
choses à sa façon. La minorité veut s’emparer du pouvoir et de tout le territoire.
Notre action doit être prudente, limitée et de sauvetage. Le FPR tutsi nous
menace de massacrer des soldats français alors que nous voulons empêcher les
Tutsis de massacrer les Hutus60.

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Ce 29 juin, les propos échangés sur la situation militaire au Rwanda
deviennent plus précis. L’amiral Lanxade craint la débandade des FAR,
la création d’un réduit du GIR au nord-ouest61 et donc l’arrivée au sud
de « trois à quatre millions de réfugiés ». Mais c’est Alain Juppé qui
expose le plus nettement les options qui s’offriraient alors à la France :
Si Kigali tombe et que le front cède, que faisons-nous ? Nous serons confrontés à
un afflux de réfugiés vers l’ouest et nous serons au contact avec le FPR. Alors devrons-nous nous interposer, rester en créant des zones de sécurité ou nous retirer 62.

À la différence du procès-verbal de la réunion63, qui n’indique aucune prise de position sur ces choix, les notes manuscrites citées plus
haut précisent par un « non » lapidaire qu’il a été répondu de façon
négative à la première option, la deuxième allant rapidement s’imposer
avec la création de la Zone humanitaire sûre (ZHS)64. Le fait que le
refus de s’interposer ait été acté est confirmé par les notes manuscrites
du secrétaire général du gouvernement, Renaud Denoix de Saint Marc
qui écrit, avant de présenter les deux autres hypothèses : « Certes, nous
ne nous interposerons pas »65. S’il y a eu tentation des militaires de stopper l’avancée du FPR, elle ne s’est pas imposée. Le général Quesnot est
présent au conseil restreint alors qu’il avait demandé à accompagner
François Léotard, en visite auprès des militaires français au Rwanda
ce 29 juin. Dans une note non datée à François Mitterrand, Hubert
Védrine avait considéré cette demande inopportune avec ces mots :
« Les journalistes connaissent trop ses positions très anti-FPR (derniers mots soulignés). Il a d’ailleurs été pris nommément à partie par
un communiqué du FPR ». Et le président d’annoter sans évoquer son
chef de l’état-major particulier : « Je ne crois pas qu’il soit utile d’accompagner le ministre »66. Au même moment encore intervient l’ordre de
rappel du Rwanda du colonel Tauzin, qui avait tenu aux journalistes
des propos agressifs envers le FPR67.
Terme employé par Alain Juppé qui déclare : « Nous avons des contacts
avec nos partenaires, l’OUA et l’ONU pour qu’ils convainquent le FPR
d’engranger sa victoire mais de ne pas aller jusqu’au bout », la victoire du
FPR au Rwanda semble reconnue – elle apparaît du moins inéluctable
– mais sa « mainmise totale sur le pays » n’est pas considérée comme
acceptable. Le président pense que, pour l’heure, le FPR hésitera à aller
plus loin que Kigali et à se couper de ses bases. Le ministre des Affaires

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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étrangères affirme qu’« il faut pousser à la reprise du dialogue politique »,
sous-entendu entre ce que de nombreuses sources appellent « les parties rwandaises » et conformément aux accords d’Arusha. Ce faisant, il
exprime une position commune des autorités politiques. En effet, c’est
avec l’accord du premier ministre qui a soumis « l’idée » à François Mitterrand qui l’a lui-même approuvée, que son ministère a envoyé deux
émissaires, pour « assurer les contacts avec l’un et l’autre camp »68. Deux
notes d’Hubert Védrine du 27 juin précisent les contours de la mission.
La première en définit l’objectif : éviter « toute situation ambiguë pour
les militaires », notamment à Gisenyi où ces derniers doivent, « pour
des raisons d’équilibre » sur lesquelles insiste Édouard Balladur, opérer
comme au sud, mais sans avoir « aucun contact avec le gouvernement
rwandais qui s’est réfugié à cet endroit ». Il s’agit là, rappelle Hubert
Védrine, d’une directive donnée par François Mitterrand qui semble
prendre une certaine distance avec les autorités rwandaises du GIR. La
seconde note définit la mission comme un « accompagnement diplomatique de [l’]opération humanitaire au Rwanda » et présente les pressentis : Yannick Gérard, ancien ambassadeur de France en Ouganda et
directeur-adjoint à la DAM serait « envoyé à Gisenyi pour assumer les
quelques contacts inévitables avec le gouvernement du Rwanda, réfugié
dans cette région, et pour éviter aux militaires [français] tout contact » ;
« du côté tutsi », il s’agirait de Michel André, ancien ambassadeur de
France au Congo Brazzaville ou de Jacques Warin, ancien ambassadeur
à la FAO, chef des observateurs français envoyés en Afrique du Sud
pour les élections, finalement désigné69.
L’objectif de ces missionnés n’est pas seulement d’accompagner
l’opération Turquoise mais d’informer le ministère sur l’état d’esprit
des protagonistes rwandais à l’égard de futurs scénarios politiques, de
leur transmettre également le point de vue des autorités françaises. Renouer le dialogue politique, mais avec qui ? Le GIR est-il toujours un
interlocuteur acceptable pour retrouver la logique d’Arusha, alors que
le FPR refuse toute discussion avec lui ? Deux notes de l’ambassadeur
Jean-Michel Marlaud qui mène depuis début mai une mission d’évaluation et de contact, montrent que la question est alors posée et que
les autorités françaises sont à la recherche de figures politiques modérées
pour une solution politique négociable. La première note du 27 juin

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

rend compte de l’entretien avec Claver Kanyarushoki, ambassadeur du
Rwanda en Ouganda, qui a joué un grand rôle lors des négociations
d’Arusha. L’interlocuteur qu’a sondé Jean-Michel Marlaud70, évoque les
« durs » et les modérés de part et d’autre, estime que le gouvernement
intérimaire reste « représentatif de la tendance majoritaire au sein de la
population », mais qu’une solution de compromis peut passer par « M.
Twagiramungu, premier ministre désigné par les accords d’Arusha »71.
La seconde note du 28 juin rend compte de l’entretien avec Enoch
Ruhigira, ancien directeur de cabinet du président Habyarimana, de
passage à Paris après un séjour en Belgique. Ce dernier est très critique
envers FaustinTwagiramungu, considéré comme rallié au FPR où dominent les durs, et considère que le MRND doit être associé à une
solution politique tout en écartant « les responsables […] impliqués
dans les tueries »72. Les deux interlocuteurs convergent cependant sur la
nécessité pour la France, dont l’initiative est saluée, de ne pas la présenter « en termes d’ethnies ».
Ces remontées du terrain n’ont pas lieu d’être évoquées lors du conseil
restreint du 29 juin, où les échanges sont brefs. Le premier ministre y est
de nouveau très discret. Soucieux avant tout d’internationaliser au plus
vite la question rwandaise et d’accélérer l’arrivée de la MINUAR II, il
n’intervient qu’une fois, pour relancer les propos du ministre de la Coopération qui, de retour de Libreville où étaient rassemblés les chefs d’État
de la zone franc et où il a obtenu des engagements en la matière, a été
invité, par le président de la République, à prendre la parole le premier.
L’opération Turquoise s’accompagne en effet, à tous les stades de sa mise
en œuvre, d’une ample activité diplomatique, dont témoigne le nombre
impressionnant de notes et de télégrammes diplomatiques pour expliquer
et tenter de convaincre. Les autorités politiques et militaires sont également soucieuses de rendre l’opération légitime aux yeux de l’opinion
publique française et étrangère ; elle est donc particulièrement médiatisée.

5.2 une vaste offensive diplomatique
Pour les autorités françaises, qui sont tombées d’accord pour intervenir au Rwanda et en ont précisé les contours – notamment ne pas y aller
seule et obtenir un mandat de l’ONU –, il est nécessaire de convaincre
leurs partenaires occidentaux et africains, de solliciter et d’obtenir une

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coopération étrangère, de se faire entendre au Conseil de sécurité de
l’ONU. Et tout autant de contrer l’hostilité du FPR qui s’exprime dès
l’annonce d’une intervention. La tâche des diplomates n’est pas facile,
comme le montre le numéro 191 du Courrier international du 30 juin
1994, conservé dans les archives de Bruno Delaye. Le titre principal
en couverture – « Les aventures de Tonton/Tonton au Rwanda » – est
illustré par un dessin féroce de Chappatte, croquant, « d’après Hergé »,
François Mitterrand en conducteur colonial à la recherche de juteux
contrats, assis à côté d’un soldat noir à la machette ensanglantée. Les articles sélectionnés de la presse internationale dénoncent tous la relation
étrange de la France avec l’Afrique, ses motifs cachés, son cynisme. Un
dessin de Glez, paru dans Le Journal du jeudi à Ouagadougou, montre
un François Mitterrand casqué, botté et armé, prêt à atterrir en parachute et intimant à Bernard Kouchner, qui plie sous un énorme sac de
riz, l’ordre suivant : « Pousse toi, j’arrive ! »73.
Seul le gouvernement rwandais, pour qui un cessez-le-feu et des négociations dont il serait partie prenante sont un moyen d’éviter une
chute irrémédiable, accueille très favorablement l’intervention française
dès avant sa mise en œuvre sur le terrain, puis « l’interprète de façon
politique », comme le souligne une note de la DAM du 23 juin 199474.
Dans sa déclaration du 22 juin, il qualifie le FPR d’organisation terroriste, le rend responsable « du conflit qui ensanglante le Rwanda »,
l’accuse de vouloir « infliger le châtiment suprême au peuple rwandais » et d’avoir commis de multiples « exactions jamais condamnées » :
La violation des cessez-le-feu successifs, le massacre de milliers de paysans, les
pillages, la destruction d’infrastructures, la violation de l’accord de paix, l’assassinat de deux chefs d’État, l’envoi en exil intérieur et extérieur de trois millions
de personnes, l’exécution systématique de plusieurs centaines de milliers de personnes, l’assassinat des hommes d’église – tous ces forfaits du FPR ont bénéficié
d’une compréhension attentionnée de ceux qui s’opposent aujourd’hui à une
intervention humanitaire qu’il qualifie de dangereuse75.

La Déclaration s’achève par un appel à tous les États-membres de
l’OUA et de l’ONU « pour qu’ils puissent, dans la mesure du possible,
participer à l’opération humanitaire de la France au Rwanda, afin de
sauver des vies humaines et participer au règlement rapide du conflit ».
La veille, 21 juin, l’ambassadeur rwandais à Paris, Martin Ukobizaba,
avait publié un communiqué plus modéré, considérant toutefois les lea-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

ders du FPR comme « les fauteurs de guerre ». Meilleur connaisseur
des préoccupations et des éléments de langage français, il avait mis en
avant l’objectif prioritaire du « rétablissement des déplacés de guerre
dans leurs biens » et souligné la nécessité que l’action humanitaire de
la France couvre « aussi bien la zone sous contrôle du gouvernement
que celle occupée par le FPR », dans la mesure où, précisait-il, « les
affrontements interethniques se sont passés dans les deux zones ». Il
assurait également que son gouvernement réitérait l’engagement pris au
Sommet de Tunis le 15 juin de procéder au jugement et au châtiment
des personnes « coupables de massacres », « dès qu’une enquête internationale ad hoc aura dûment établi leur responsabilité »76.

5.2.1 Le Sommet de l’OUA à Tunis (13-15 juin 1994),
un succès diplomatique limité
Les chefs d’État et de gouvernement réunis au 30e Sommet de l’OUA
imposent aux deux belligérants, le 15 juin, de signer un accord de
cessez-le-feu. Cet accord, qui a nécessité de longues consultations, prévoit l’arrêt immédiat des hostilités et des massacres, la mise sur pied de
deux commissions d’enquête, sur les circonstances de la destruction de
l’avion et sur les tueries (dont les auteurs devraient être punis conformément au droit international), la reprise des discussions politiques
dans les sept jours pour mettre en œuvre les accords d’Arusha77. Les
points de vue restent cependant antagonistes sur l’avenir du Rwanda et
le cessez-le-feu n’est pas respecté, le FPR le subordonnant à l’arrêt des
massacres et le GIR déclarant ne pouvoir arrêter les massacres que s’il y
a cessez-le-feu.
Jean-Michel Marlaud, présent à Tunis comme envoyé du ministère
des Affaires étrangères, considère l’accord signé comme un succès du
maréchal Mobutu et se demande si le FPR est sincère ou n’a signé que
sous la pression des chefs d’État africains78. La France a en effet envoyé
à Tunis une large délégation – outre Jean-Michel Marlaud, Bruno Delaye pour la Présidence, Bernard de Montferrand et son adjoint Philippe
Baudillon pour le Premier ministre – afin d’avoir, en marge du Sommet,
des entretiens à haut niveau et de jouer les bons offices. La délégation
rencontre Théodore Sindikubwabo, président par intérim du Rwanda,
le président Mobutu (Zaïre) et le président Museveni (Ouganda). L’am-

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bassadeur Marlaud rédige le 16 juin les comptes rendus de ces entretiens et les diffuse largement, par télécopie, le 17 juin.
Le président Sindikubwabo, qui est accompagné du ministre des
Affaires étrangères et d’un de ses conseillers, Ferdinand Nahimana, fondateur de la radio des Mille Collines, s’est dit satisfait du Sommet qui a
permis, à ses yeux « de corriger certaines impressions fausses et d’expliquer ce que le gouvernement veut (mettre fin à la guerre) et fait (exercer
tous ses efforts pour le respect du cessez-le-feu) ». Il lui a permis également de demander l’appui de la communauté internationale « pour
arrêter la guerre et reconstruire le pays ». Bruno Delaye, qui a peut-être
entendu le discours du Rwandais ou du moins en a pris connaissance
avant l’entretien – discours accusateur et mensonger où il exprimait
sa vision de l’histoire récente de son pays79 – insiste sur la nécessité de
mettre fin aux massacres pour ne pas être rejeté par la communauté
internationale et lui lance « un appel solennel pour qu’il prenne une
position claire et la rende publique »80. La réponse du président, ainsi
que celle de Ferdinand Nahimana à la question posée par Bruno Delaye et Bernard de Montferrand sur les radios qui devraient passer des
« messages pacificateurs », déforment de nouveau la réalité et sont parfois contradictoires avec le discours prononcé : les forces de l’ordre ne
peuvent arrêter les massacres en l’absence de cessez-le-feu ; milice est
un terme impropre pour « la population en armes levée contre l’envahisseur » ; les « radios appellent la population à la vigilance et à la résistance contre le FPR et sa logique de guerre, mais elles n’appellent pas
aux massacres, que le gouvernement condamne et dont les responsables
doivent être punis »81.
Les entretiens avec les présidents zaïrois et ougandais soulignent
les enjeux régionaux de la crise rwandaise et font entrevoir l’évolution
des alliances diplomatiques de la France. Le maréchal Mobutu, que la
France a souhaité réintroduire dans le jeu régional depuis la fin avril et
qui est proche du gouvernement rwandais – « La démographie comme
la démocratie jouent contre le FPR » dit-il à la délégation française –,
s’attribue un rôle prééminent dans la signature du cessez-le-feu, considérant avoir su déjouer « les entourloupettes » ou « les faux-fuyants » de
son homologue ougandais. Alors que ce dernier avait tenté de renvoyer
la question rwandaise à une réunion ultérieure en Afrique, il considérait qu’il fallait dire aux deux belligérants « ce que les responsables de la

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

région voulaient et le leur imposer », soit un cessez-le-feu et la reprise du
dialogue sous l’égide de la Tanzanie. Il avait rappelé également la crainte
exprimée par le président burundais de ne plus maîtriser la situation
dans son propre pays si la crise rwandaise perdurait. À Bruno Delaye
qui mentionnait le souhait soudanais de créer des problèmes à Yoweri
Museveni, il répondait que son homologue ne « l’aurait pas volé »82.
L’entretien avec Yoweri Museveni est plus stratégique pour la délégation française car, comme l’indique Bruno Delaye à son interlocuteur, la France, préoccupée par la dimension humanitaire et le risque
d’internationalisation de la crise, « compte sur l’Ouganda pour parvenir
à un cessez-le-feu, un arrêt des massacres et un retour à la négociation ».
Le chef de l’État ougandais se lance, de son côté, dans une analyse subtile des faiblesses de la société rwandaise : « absence de classe moyenne
et d’aspiration à la modernité [qui] empêche de voir les autres ethnies
comme une chance » , pays très exigu, FPR mal armé et ne représentant
qu’un « segment de la société ». Le FPR, ajoute-il, veut « prendre le pouvoir puis coopter les autres forces appelées à diriger avec lui », comme
cela s’est passé en Ouganda, mais il « devrait tenir compte du Rwanda
tel qu’il est et non tel qu’il devrait être »83. Yoweri Museveni affirme souhaiter une autre réunion car les principaux dirigeants du Front étaient
absents à ce Sommet et souligne deux points cruciaux à ses yeux : la
nécessaire punition des « tueurs », l’application intégrale des accords
d’Arusha, y compris dans la police et l’armée. Tout en soulignant que
« le FPR ne l’écoute plus », il accepte, à la demande de Bernard de
Montferrand de contacter, à son retour à Kampala, le président du FPR
et le major Kagame, pour leur faire part de son analyse. Ce n’est pas
la dernière sollicitation faite au président ougandais pour faciliter les
rapports tendus entre la France et le FPR qui s’oppose d’emblée à son
projet d’intervention au Rwanda.

5.2.2 Contrer ou contourner l’hostilité du FPR
Une dépêche AFP du 16 juin 1994 rend compte d’un communiqué
du FPR, lu sur radio Mohabura et capté par les écoutes de la BBC à
Nairobi. Ce communiqué, où l’organisation en appelle aux Nations
unies84 et à l’OUA pour qu’elles « ne permettent pas à la France de
le marginaliser », expose plusieurs griefs répétés les jours suivants avec

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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quelques variantes : la France veut mettre en place une force d’interposition pour lui voler une victoire militaire proche ; elle ne fera qu’aggraver
la situation ; elle apportera, sous couvert d’humanitaire, un soutien au
gouvernement génocidaire, soutien conforme à ses méfaits antérieurs
puisqu’elle a aidé militairement le régime d’Habyarimana et n’a rien fait
pour arrêter les massacres du printemps85. Cependant, le discours du
FPR varie selon le locuteur et le destinataire. Alors que son représentant
à New York demande à rencontrer le 17 juin le représentant français
à l’ONU et aurait « réagi positivement », recommandant même l’établissement d’un contact direct entre ses autorités et le gouvernement
français86, son représentant à Bruxelles et membre du Bureau politique
de l’organisation, Jacques Bihozagara, est beaucoup plus virulent. Le
même jour, il signe un communiqué de presse qui, intitulé « Les victimes du double jeu français » entend déjouer les manœuvres diplomatiques de la France. Ce communiqué reprend les thèmes déjà exposés et
invoque les victimes du génocide :
La clarification apportée hier par M. Alain Juppé ne change rien, ni aux intentions de la France ni à la position du FPR vis-à-vis d’elle. Ces enfants, femmes,
hommes, orphelins, invalides auxquels la France vole au secours sont nos frères
et nos sœurs. Ils ont été mutilés par les armes que la France a fournies et continue de fournir. Ils sont victimes d’un plan de génocide que la France connaissait
apparemment (voir Le Soir du 17/6/1994). Soyez sûrs qu’ils sont avec nous
pour dire non à toute forme de participation, si humanitaire soit-elle, de la
France au Rwanda87.

Alors que la France dit intervenir pour arrêter les massacres, la mise
en avant des victimes du génocide est parfois l’argument principal pour
mettre en doute les intentions françaises. Comme se l’entend dire le
ministre des Affaires étrangères belge qui effectue, le 22 juin, une démarche auprès d’un représentant du FPR à Bruxelles, James Rwego,
pour expliquer la démarche de la France, le FPR « ne peut oublier les
500 000 morts ». Il a également des doutes sur l’opportunité d’une
action humanitaire « à ce stade, car le génocide est achevé et les rescapés
qu’il y a encore à sauver peuvent parfaitement l’être par le Front patriotique », et considère qu’après le retrait de la MINUAR, qui « aurait pu
éviter un génocide en restant sur place », le retour de la France serait
« une nouvelle erreur »88.
La capitale belge, où vit une petite communauté rwandaise proche du

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

FPR dont les représentants ont l’habitude d’être entendus, est un lieu
où s’exprime publiquement l’hostilité du Front et de ses partisans. Une
manifestation devant l’ambassade de France, avec installation d’une
tente pour rester la nuit, est organisée le 21 juin. Une dépêche AFP
du jour évalue le nombre de manifestants à 300 et signale les cris de
« Mitterrand, raciste assassin »89. L’ambassadeur Jacques Bernière mentionne cette manifestation dans un télégramme. Il y souligne d’abord
que, si le gouvernement belge fait preuve de compréhension pour les
positions françaises, l’état de l’opinion, « qui n’admet que l’analyse du
FPR » et a pu être sensible aux propos désapprobateurs de l’archevêque
Desmond Tutu de passage à Bruxelles, est très mauvais et que des motifs
inavouables sont évoqués : sauvetage des militaires français se trouvant
auprès des FAR, récupération de matériel expérimental, liquidation des
derniers témoins gênants. Il chiffre le nombre de manifestants à 150
environ et précise qu’ils ont dénoncé « la politique de la canonnière »
et remis à l’ambassade un texte titré « La France vole au secours des
auteurs du génocide au Rwanda, pays des mille Oradour »90. Il se dit
lui-même objet de menaces téléphoniques anonymes et demande au
protocole des mesures pour sa sécurité. La manifestation se poursuit les
jours suivants91.
Sur le terrain, au Rwanda, le FPR manifeste son hostilité à l’approche
et après l’adoption de la Résolution 929 de l’ONU. Deux télégrammes
Département (ministère des Affaires étrangères), indiqués « source secrète France » et émanant sans doute de la DGSE, signalent « un net
durcissement » à partir du 19 juin, le FPR considérant l’intervention
française « comme une agression »92. Il rejette l’organisation d’un convoi
humanitaire, contraignant Bernard Kouchner et sa délégation formée
d’humanitaires et de membres du ministère des Affaires étrangères à
rentrer en Ouganda. Il bloque à Byumba un convoi de trois camions
qui repartent en arrière avec l’aide humanitaire. Le 21 juin, les soldats
de la MINUAR ne peuvent effectuer d’évacuations de civils et sont
même empêchés d’aller chercher de l’eau. La mission internationale demande même à ce qu’on étudie la possibilité de son repli éventuel dans
un pays voisin93. Des membres du FPR se postent aux barrages pour
demander aux civils leurs papiers d’identité et l’ONG Pharmaciens sans
frontières rappelle ses deux logisticiens présents à Kigali. Comme l’écrit

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

une dépêche AFP du jour qui mentionne ces faits, ils sont amers de
partir après le travail humanitaire accompli dans des conditions difficiles et « leur grande déception est de n’avoir pas eu le temps d’évacuer
les quelque 150 orphelins recueillis par Marc Vaiter, un Français, qui
reste seul avec eux »94. Le 22 juin, le FPR expulse les ressortissants français, notamment les journalistes. Ceux-ci ont 45 minutes pour quitter
Kigali. Une équipe de France 2 qui dispose d’une voiture part par la
route. Annie Thomas de l’AFP, et le photographe qui l’accompagne,
sont évacués par le FPR sur Byumba, d’où ils partent vers l’Ouganda,
escortés par une équipe de la MINUAR95. Le même jour, le représentant de l’organisation à New York dit au Conseil de sécurité, selon une
dépêche Reuter, que « la MINUAR doit partir si les Français viennent »
car ses hommes pourraient « ne pas toujours faire une distinction claire
[…] en cas d’escalade des hostilités ». Le même jour encore, Libération
publie une interview, recueillie au Rwanda, du président du FPR, le
colonel Kanyarengwe ; les propos sont accusateurs envers la France et
alarmistes sur le futur, avec un risque d’embrasement de la région96.
Pour atténuer cette hostilité et tenter d’éviter tout incident, les autorités françaises sollicitent des rencontres directes avec les dirigeants du
FPR. Jean-Michel Marlaud, l’ambassadeur à Kigali, est envoyé à cet
effet au Rwanda le 19 juin, mais Paul Kagame, interrogé par la BBC
le jour même, déclare qu’il ne le rencontrera pas97. L’ambassadeur et la
cellule du Quai d’Orsay sont renvoyés, avec escorte de la MINUAR et
sous contrôle du FPR, vers le nord du pays98. Une rencontre n’a lieu que
le 23 juin à Mulindi, à la frontière ougando-rwandaise, après des pressions exercées par les États-Unis sur le FPR. D’une part, une délégation
américaine comprenant l’ambassadeur, des représentants du Département d’État et de la Défense, ainsi que des spécialistes de l’humanitaire, rencontre à Kampala trois responsables du FPR, dont Pasteur
Bizimungu99. D’autre part, George Moose, sous-secrétaire d’État aux
Affaires africaines s’entretient 40 minutes au téléphone avec le major
Kagame dans la nuit du 21 au 22 juin, soit avant le vote de la Résolution 929 de l’ONU, pour le sonder, l’inciter à des rencontres avec les
autorités françaises et tenter d’obtenir que le FPR ne s’oppose pas à
l’intervention française et le dise publiquement. Selon l’ambassadeur
français à Washington, qui en a été informé, Paul Kagame déclare qu’il

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

ne s’opposera pas « à une opération qui aurait l’aval des Nations unies »
mais qu’il est seulement « prêt à donner un engagement verbal et à
contrôler ses troupes, sans plus »100.
Ce 23 juin, Jean-Michel Marlaud et Yannick Gérard ont en face d’eux,
non Paul Kagame, mais le président du FPR, Alexis Kanyarengwe, accompagné de quatre cadres dirigeants. L’entretien est « courtois » et dure
deux heures. Face aux griefs exprimés en des termes moins « grossiers
que dans les communiqués de l’organisation », les Français cherchent
à dissiper ce qu’ils considèrent comme des malentendus. Cependant,
comme l’indique le résumé du télégramme diplomatique de François
Descoueyte qui rend longuement compte de l’entretien, « Le FPR […]
reste totalement opposé à notre initiative. Il ne fera rien qui puisse apparaître comme un début d’acceptation, même tacite »101. La suggestion
d’un entretien ultérieur avec Paul Kagame reste sans réponse, comme
celle de contacts périodiques et d’une liaison permanente entre les autorités françaises et le FPR. Enfin, l’entretien se clôt sur une menace
voilée, le FPR se considérant désormais en désaccord avec la communauté internationale et avec la France : « Il ne faudrait pas s’étonner,
[conclut Alexis Kanyarengwe], si nous devions rencontrer des problèmes »102. L’attitude du FPR ne semble pas encore stabilisée ou bien
son discours varie, une fois de plus, selon l’interlocuteur. Par ailleurs, le
major Kagame, qu’une fiche DGSE du 30 juin portant sur sa personnalité
décrit comme « froid et distant », « habitué à vivre dans la clandestinité » et
n’accordant que de rares audiences103, ne souhaite pas, pour l’heure, entrer
en contact direct avec les autorités françaises, qui n’ont pas consulté le
FPR avant de décider d’intervenir au Rwanda.
Parallèlement à la rencontre de Mulindi, une délégation du FPR,
composée de Jacques Bihozagara, son représentant à Bruxelles et vicepremier ministre désigné du gouvernement de transition, et de
Théogène Rudasingwa, son secrétaire général, est reçue à Paris, le 22
juin, au Quai d’Orsay. En réunion de cellule de crise la veille, il avait
été souligné que cette démarche de contact devait rester confidentielle et
que la prudence était de mise dans la communication extérieure104. De
son côté, le directeur des Affaires africaines et malgaches, Jean-Marc de
La Sablière a préparé « les points à faire valoir », ceux déjà explicités dans
ce chapitre – action de la communauté internationale, but humanitaire
et non force d’interposition, durée limitée, souci de transparence avec le

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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FPR – mais aussi la précision suivante concernant les relations avec les
autorités gouvernementales intérimaires : la France en attend « qu’elles
gardent un profil bas au sujet d’une opération de fait essentiellement
dirigées contre les milices »105. Avant un entretien avec le ministre qui
semble avoir été exigé par le FPR106, la délégation participe à une réunion qui rassemble des représentants de la présidence, de Matignon et
des ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération. Catherine Boivineau, qui rend compte des échanges, conclut que
« l’opposition à l’initiative [de la France] est restée entière, mais [que] la
volonté de dialogue et de coopération à l’avenir a donné à la rencontre
un tour positif »107. Elle souligne également que « le ministre a confirmé
la disposition [de la France] à répondre favorablement à cette demande
de dialogue et de coopération et [son] souhait de favoriser la reprise du
processus d’Arusha et la reconstruction du Rwanda ». Le compte rendu
de Bruno Delaye, annoté par Hubert Védrine et François Mitterrand,
est plus précis et moins positif. La demande de dialogue est mentionnée
succinctement après une présentation plus détaillée des griefs exprimés
par les deux Rwandais qui « ont de la façon la plus nette critiqué notre
politique et condamné notre projet d’intervention », point coché en
marge par Hubert Védrine. Le compte rendu évoque et suscite également un épisode de tension dans la cohabitation, suggérant une nouvelle fois que le gouvernement, notamment le premier ministre et le
ministre de la Défense, n’a pas la même appréciation de la crise rwandaise que le président de la République et son entourage. Bruno Delaye
explique en effet que le représentant de Matignon, Philippe Baudillon,
a tenu à évoquer « une nouvelle politique africaine de la France », sujet
sensible pour la Présidence. Le conseiller reproduit les propos qui l’ont
scandalisé, propos scandés par la répétition de « depuis un an » :
Le souci permanent de M. Balladur qui dirige le gouvernement depuis un an
est d’établir avec l’ensemble des pays africains des relations claires et de coresponsabilité. Depuis un an nos actes le prouvent. Votre interprétation des intentions
françaises au Rwanda n’est pas la bonne. Elle est en contradiction avec ce qui est
fait depuis un an. Les Français ne comprendraient pas que notre intervention
soit autre qu’humanitaire. Les temps changent, votre analyse de la politique
française actuelle est influencée par une période passée. C’est ce que le premier
ministre tenait à vous faire savoir108.

Le paragraphe, « signalé » en page une de la note avec renvoi à la

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

page correspondante, est coché par Hubert Védrine qui use également
du point d’exclamation. Il est entouré par François Mitterrand qui écrit
dans la marge du haut : « Inadmissible, le dire [souligné deux fois] à
Matignon [souligné trois fois]», expression de colère répétée à côté du
signalement, « le dire » étant cette fois remplacé par « protester ». Le
secrétaire général de la Présidence demande à Bruno Delaye de faire
passer le message, précisant que lui-même contactera Nicolas Bazire,
directeur de cabinet d’Édouard Balladur. Il ne réagit que par un point
d’exclamation au passage évoquant les propos du représentant du cabinet du ministre de la Défense, propos qui vont « dans le même sens » et
précisent que « les militaires, dans le cadre de l’intervention envisagée,
souhaitent être en liaison permanente avec le FPR ».
Alors que, début juillet, les forces françaises se déploient au Rwanda depuis plus d’une semaine109, l’hostilité du FPR, qui n’admet pas
« de geler son action militaire », persiste. Il perçoit l’action de la France
comme « des faits accomplis » et « autant de provocations » mais il
exprime également une certaine ouverture au dialogue, « prêt à l’engager dans la mesure où [son] mouvement sera reconnu comme un interlocuteur valable sur la base de la réciprocité et du respect mutuel » ;
il souhaite notamment connaître 48 heures à l’avance le plan d’opération français110. Bon connaisseur de la région, François Descoueyte,
qui s’entretient le 2 juillet à Kampala avec Aloysia Inyumba, membre
du comité exécutif du FPR, analyse finement les raisons de cette évolution : certes, la victoire totale reste « la solution préférée » de l’organisation mais ses dirigeants commencent « à envisager l’après-guerre »,
« à songer à l’exercice du pouvoir et à une coopération future avec [la
France] », coopération dont « il aura besoin »111. La pression exercée par
le président ougandais peut également expliquer cette ouverture.
« Museveni sera raisonnable », avait dit François Mitterrand lors du
conseil restreint du 15 juin. Malgré sa proximité avec le FPR, il l’est
effectivement face à l’opération Turquoise, soucieux de jouer un rôle
diplomatique dans la région et d’être reconnu par les États occidentaux.
Il répète cependant, sans être immédiatement entendu, que les Hutu de
la mouvance gouvernementale ne peuvent plus être des partenaires d’un
futur politique au Rwanda.
Dès la mi-juin 1994, l’appui de l’Ouganda au projet d’intervention

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

et sa capacité à faire pression sur le FPR sont recherchés. L’ambassadeur
à Kampala, François Descoueyte, est prié « de chercher à rencontrer
le président ougandais pour lui exposer les principes et les objectifs
de notre initiative »112. Les États-Unis, qui ont proposé leur aide à cet
égard, sont une carte majeure. Après une conversation téléphonique
entre Alain Juppé et Warren Christopher, secrétaire d’État états-unien,
l’ambassadeur à Washington, Jacques Andréani, est invité à demander
aux autorités d’intervenir auprès du président Museveni dont la visite
aux États-Unis est programmée113. Le président ougandais y rencontre
George Moose puis l’ambassadeur français. Daté du 22 juin mais reçu à
l’Élysée le 23, le télégramme de ce dernier, qu’Hubert Védrine considère
important et pour « lecture du président », souligne que le président
ougandais entend « préciser aux autorités françaises » que les explications données sur la nature de l’intervention l’ont convaincu et qu’il
n’y a « désormais aucun problème du côté ougandais » pour soutenir
le projet. Yoweri Museveni s’engage également à « faire quelque chose »
pour que le FPR déclare publiquement ce qu’il dit en privé, « à savoir
qu’il ne s’opposerait pas à une intervention ayant reçu l’aval des Nations
unies »114. Cette déclaration publique aurait été faite « par radio » selon
les propos du président ougandais le 1er juillet, mais il n’y en a pas trace
dans les archives que nous avons consultées115.
Après les États-Unis, le président ougandais, qui a demandé un
« contact avec les autorités françaises, à Paris ou à Londres, au niveau
le plus élevé »116, est à Londres où Bruno Delaye est autorisé à lui
rendre visite le 30 juin, accompagné du directeur des Affaires africaines
et malgaches117. Comme l’explique le conseiller de François Mitterrand,
l’objectif du dialogue est alors double : obtenir de sa part une déclaration publique d’approbation de l’intervention française ; l’inciter à faire
pression sur le FPR pour « un cessez-le-feu sur les lignes actuelles »118,
la France craignant l’afflux de réfugiés, la catastrophe humanitaire et la
déstabilisation du Burundi. Yoweri Museveni met deux conditions à
un appel au cessez-le feu : d’une part, le jugement des responsables des
actes de génocide ; d’autre part, la révision des accords d’Arusha pour
en exclure « les responsables ayant participé aux massacres ou les ayant
autorisés », point doublement coché et signalé à François Mitterrand
par Hubert Védrine, dans une des deux notes qui rendent compte de

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

l’entretien119. Ce point, qui peut être interprété de façon plus ou moins
extensive, va en effet à l’encontre de la politique française qui considère encore le GIR comme l’un des protagonistes du retour aux accords
d’Arusha. Le président Museveni est ensuite reçu à Paris, à sa demande,
le 1er juillet, visite jugée opportune par Matignon, le Quai d’Orsay et la
Présidence. Les notes manuscrites de Bruno Delaye, qui a assisté à l’entretien entre François Mitterrand et Yoweri Museveni, permettent d’en
comprendre l’enjeu diplomatique mais aussi d’observer la joute oratoire
entre un président flatteur, qui cherche à convaincre et à obtenir une
médiation ougandaise, et un président flatté mais qui tient à montrer
son intelligence de l’Afrique et sait défendre ses positions. Tous deux
usent, dans leur argumentaire, de l’histoire africaine et rwandaise des
dernières années, une histoire au service du propos et parfois déformée.
Au président ougandais, le président français affirme d’emblée que la
France veut partir et n’a pas « d’intérêt particulier » au Rwanda. Au fil
de l’échange, il lui dit qu’il est, à ses yeux, « un des plus solides et sages
d’Afrique », qu’il l’a toujours « trouvé responsable » et « traité en ami »,
qu’il lui fait confiance, qu’il a besoin de son aide pour sortir d’« un piège
historique ». À celui qu’il considère, dans une vision ethniste, comme
« l’allié naturel du FPR à majorité tutsi », il fait part de deux préoccupations, espérant qu’il usera de son « influence » pour « apaiser » la situation. La première préoccupation est le risque d’un « choc » avec le FPR,
le message étant que la France et ses troupes « expérimentées » font tout
pour l’éviter mais qu’il y aura riposte en cas d’attaque. La deuxième préoccupation est le devenir politique du Rwanda, le message à faire passer
au FPR étant qu’il aura à gouverner et devrait donc être moins intransigeant. De son côté, Yoweri Museveni, qui interroge sur les responsables
de l’attentat du 6 avril, rappelle l’influence positive qu’il a déjà exercée
sur les dirigeants du FPR qualifiés d’« enfants ». Il enjoint la France
de ne pas utiliser la force puis fait à François Mitterrand une leçon sur
l’Afrique, évoquant les vestiges de la colonisation, le sous-développement, la mauvaise gestion et le fait que « les gens pensent [trop] en
termes ethniques ». Il répète ensuite que l’avenir du Rwanda passe par
une révision des accords d’Arusha – « à cause des massacres » – et une
conférence de paix en présence des États voisins, François Mitterrand
concédant seulement sur ce point que « le génocide mérite sanction ».

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Le génocide des Tutsi – le terme est toutefois utilisé sans précision des
victimes – est une nouvelle fois reconnu mais François Mitterrand
en exonère à deux reprises la France : c’est une « responsabilité que la
France n’endosse pas » ; « La France n’a aucune responsabilité dans ce
drame »120. Le communiqué de presse publié par la présidence à l’issue
de l’entretien est, malgré la mise en avant d’un accord, en retrait par
rapport aux propos de Y. Museveni. Les deux présidents auraient convenu d’une nécessaire entrée en vigueur rapide d’un cessez-le-feu, d’une
traduction en justice des responsables des massacres, d’un règlement
politique passant par les accords d’Arusha. Leur révision cependant
n’est pas mentionnée et le quatrième point, qui concerne l’organisation
d’une conférence régionale de la paix, y associe « les parties rwandaises
au conflit », et donc le gouvernement intérimaire121.
Comme le souligne François Descoueyte, dans un télégramme diplomatique du 4 juillet 1994, le président ougandais a été « enchanté de
son entretien à Paris avec le président de la République » et « paraît
enfin s’engager résolument en faveur d’un règlement de la crise rwandaise »122. Il est aussi une figure importante de l’OUA, dont le secrétaire
général est le Tanzanien Salim Ahmed Salim, le siège Addis-Abeba et le
président le tunisien Ben Ali123. Pour la France, il est particulièrement
important de convaincre cette organisation panafricaine, qui rassemble
53 États, du bien-fondé de son projet d’intervention au Rwanda. Ce
n’est toutefois qu’un élément du travail diplomatique mené par le ministre des Affaires étrangères, ses services et les ambassadeurs dans les
principales capitales du monde.

5.2.3 Convaincre la communauté internationale
et trouver des partenaires, notamment africains
Malgré l’abondance des sources conservées dans les archives de la
présidence ou du ministère des Affaires étrangères – télégrammes diplomatiques émanant de Paris ou des ambassades124, déclarations du porteparole du ministère lors de points presse réguliers, notes des conseillers
du président de la République, dépêches AFP, articles de journaux –,
les pages qui suivent ne proposent qu’une synthèse, conformément au
propos de ce rapport centré sur l’action de la France au Rwanda. Elles
respectent une approche chronologique, la plus à même de faire com-

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

prendre l’enchaînement des faits. Signalons également que si la France
recherche une approbation internationale, elle ne l’attend pas pour organiser l’intervention décidée. Ainsi, dès le 17 juin, il est demandé à l’ambassadeur au Zaïre de recueillir dans la journée la réponse des autorités
zaïroises pour un éventuel passage des troupes françaises par leur pays
et un officier français est envoyé au Ghana pour rencontrer le chef des
forces de sécurité, la France espérant obtenir un contingent ghanéen125.
À l’annonce du projet d’intervention, les réactions internationales
sont immédiates mais certains États, comme l’Afrique du Sud, attendent
la réaction d’autres pays, en l’occurrence africains, pour se prononcer126.
Une dépêche AFP du 15 juin titre sur l’opposition au projet d’intervention française de l’OUA, la priorité étant accordée à la MINUAR. Une
autre du lendemain souligne que Londres « accueille sans enthousiasme
la proposition française »127. Les autres partenaires européens sont également réservés, à l’exception des Italiens et des Espagnols, « plus positifs »128. Ces derniers restent toutefois prudents, exprimant lors d’appels
téléphoniques d’Alain Juppé le souhait que d’autres pays se joignent à
la France129. Le Luxembourg, par contre, salue l’initiative française et
déclare étudier les modalités d’une contribution spécifique130. À la demande des autorités françaises qui souhaitent obtenir l’aval de l’Union
de l’Europe occidentale (UEO131) et inciter par là-même les Étatsmembres à participer à l’opération au Rwanda, un conseil extraordinaire de cette organisation se réunit dans l’après-midi du 17 juin mais
sans se prononcer avant une prochaine réunion programmée le 21 juin.
Le Royaume-Uni y manifeste son hostilité et le représentant français
souligne la prudence des autres États-membres, concluant :
Il ne fait guère de doute que c’est de nos efforts bilatéraux et de notre capacité à
convaincre nos partenaires à s’engager à nos côtés que dépendra le passage à un
soutien plus affirmé. La possibilité de conférer une étiquette UEO à notre engagement dépendra en effet de la participation d’un ou deux autres partenaires de
l’UEO, gage du caractère multilatéral européen de l’opération132.

Ces efforts bilatéraux qui ne concernent pas seulement l’Europe
passent par des entretiens téléphoniques et plus encore par des démarches des ambassadeurs à qui la DAM demande, le 16 juin, d’informer les autorités de leur résidence et de solliciter un « appui de principe »133 ; puis, le 17 juin, de tenter d’obtenir leur participation, sous

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(1990-1994)

forme d’un envoi de troupes ou d’un soutien logistique134. Le Sénégal
donne dès ce jour son accord pour une participation, et la Belgique
annonce par la voix de son premier ministre un soutien logistique135.
L’effort d’explication passe aussi par des voyages du ministre des Affaires étrangères ou du directeur des Affaires africaines et malgaches.
Ainsi, Alain Juppé est-il en Afrique de l’Ouest du 17 au 19 juin, reçu
notamment à Abidjan et Dakar. Ses propos, à l’argumentaire répétitif, s’appuient sur les décisions prises dans les réunions ministérielles et
les conseils restreints, mais s’adaptent aussi aux divers interlocuteurs,
selon leurs préoccupations et leurs demandes de précisions. Ainsi et par
exemple, dans son échange téléphonique du 22 juin avec le ministre
des Affaires étrangères canadien, Alain Juppé met en avant les points
suivants : une opération de « soudure » jusqu’à l’arrivée de la MINUAR
renforcée, une opération pour laquelle un mandat de l’ONU a été sollicité, le fait qu’il a rencontré le FPR. Il précise ensuite qu’elle doit durer
jusqu’à fin juillet, qu’elle se fera en étroite coordination avec les Nations
unies et, sur le terrain, en liaison avec le général Dallaire, que l’objectif
enfin est « de sauver des vies et notamment celle de Tutsis menacés en
zone hutu », sans « projet d’aller […] à Kigali ». L’échange est un succès
puisque le ministre canadien accepte de s’exprimer à nouveau pour dire
« la compréhension du Canada pour l’opération suggérée ». Le lendemain, après que la Résolution 929 a été votée, le Canada demande
fermement à Faustin Twagiramungu, reçu par le sous-ministre adjoint
pour l’Afrique et le Moyen-Orient, de mettre un terme à ses critiques,
de travailler à l’apaisement et un cessez-le-feu sur le terrain136. Cette
attitude positive n’avait pas été la première réaction de cet État.
Si le secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali se déclare
rapidement favorable à l’intervention, le général canadien Roméo
Dallaire exprime, comme son gouvernement à la mi-juin137, une forte
réserve, demandant à la France non d’intervenir mais d’accélérer la mise
en place des casques bleus sénégalais de la MINUAR. Les premiers
jours, les États-Unis restent méfiants, craignant des effets possibles sur
la crédibilité de l’ONU et les réactions du FPR138. Mais l’échange téléphonique, déjà cité, entre Alain Juppé et Warren Christopher (17 juin)
– comme celui entre son directeur de cabinet Dominique de Villepin et
le vice-secrétaire d’État américain – change la donne, même si les États-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Unis insistent sur l’importance d’obtenir l’accord du FPR. Le porte
parole du Département d’État rend public, sous forme d’orientations
pour la presse, le soutien américain à l’initiative française qui n’est pas
jugée contraire au déploiement des 5 500 hommes de la MINUAR
renforcée. Ce texte n’use pas du mot génocide mais parle de massacres
insensés, de violence insensée, de carnage139.
Les réactions des États africains sont observées avec attention, celle
du Burundi notamment. L’ambassadeur y rencontre, le 17 juin, le chef
de l’État et le chef d’état-major de l’armée, pour conclure que si le président partage un sentiment d’urgence, il voit « un certain nombre de
difficultés dans la mise au point de l’action militaire envisagée » et qu’un
transit par Bujumbura rencontrerait une forte opposition140. Dans un
contexte politique tendu, la situation s’envenime les jours suivants,
l’opposition au projet de la France contribuant « à ressouder l’opposition tutsie et à raidir sa position dans les différentes tractations actuelles
avec le gouvernement ». L’ambassadeur reçoit des appels anonymes, une
manifestation rassemble 15 000 personnes à Bujumbura le 21 juin et,
le lendemain, un départ des familles françaises est étudié. Par ailleurs,
face à la tension très forte dans le nord du pays, MSF France rapatrie ses
membres dans la capitale141.
En Afrique, la France cherche à obtenir quelques contingents – celui
du Sénégal lui est acquis rapidement – mais aussi et avant tout, un
appui à son initiative, même assorti de nuances qui en précisent les
limites. Ces appuis, qui sont parfois de principe avant un soutien sans
réserve, sont particulièrement importants pour, comme l’exprime le
Portugal qui réagit d’abord positivement puis refuse toute participation, éviter que l’opération soit perçue, par les pays africains, comme
« une intervention européenne dans une situation de guerre civile
africaine »142. L’appui du Zaïre – qui autorise également le passage
des troupes françaises – est obtenu le 17 juin, celui de Djibouti et du
Togo le lendemain, ainsi qu’un accord de principe de la Guinée équatoriale143. D’autres États africains apportent leur soutien dans les jours
qui suivent. Ainsi le 20 juin, le Tchad, le Burkina Faso, la Guinée
Bissau et le Gabon où le président Bongo s’engage à faire adopter une
déclaration en conseil des ministres et à demander aux participants du
sommet de Libreville (28 juin) d’apporter leur appui144. Il est rejoint le

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

lendemain par le président centrafricain avec qui il prépare un projet
de déclaration commune de soutien à la France à soumettre aux chefs
d’État de la région. L’accord pour l’utilisation de l’aéroport de Bangui
est donné le 22 juin145. Par contre, le Kenya, qui ne fait pas partie des
partenaires traditionnels francophones de la France, « fait savoir qu’il ne
peut s’engager à [ses] côtés »146.
Envoyé aux services du ministère des Affaires étrangères et aux ambassadeurs, considéré comme devant être lu par le président de la République, un télégramme de la DAM du 19 juin présente la situation de
façon très positive. Il évoque le soutien de la communauté internationale, notamment le « soutien sans réserve » des partenaires africains, y
compris non francophones et le fait que le secrétaire général de l’OUA
« accepte maintenant » l’initiative française « dès lors que le déploiement de la MINUAR renforcée tarde, et que les Nations unies la cautionneront »147. L’appréciation est plus optimiste que la réalité. Le 21
juin, l’organisation panafricaine publie en effet un communiqué présenté dans une dépêche AFP comme le refus d’un soutien à une opération jugée dangereuse, « sans l’accord d’un des belligérants ». L’OUA y
demande également la présence de 4 000 soldats africains dans le cadre
de la MINUAR II et « accuse les pays développés de ne pas avoir fourni
l’aide logistique et financière nécessaire »148. Le lendemain, Le Figaro
titre, sous la plume de Patrick de Saint-Exupéry : « Rwanda : la France
lâchée par l’Afrique »149.
Les relations avec l’OUA sur la question de Turquoise sont complexes. Alors que la France met l’accent sur le fait que l’intervention
a été décidée au lendemain du Sommet de l’OUA, en appui à la décision d’un cessez-le-feu qui paraît fragile, l’organisation panafricaine
se voit confisquer un succès diplomatique, minimisé par l’initiative
française. Le communiqué, suivi d’une déclaration jugée « inamicale »
du ministre tunisien des Affaires étrangères, met dans l’embarras les
autorités françaises qui demandent des explications. L’ambassadeur en
éthiopie appelle le secrétaire général de l’OUA pour lui faire part de
« l’émotion » de la France et lui demander de démentir l’opposition affichée dans le communiqué. Ce dernier conteste l’interprétation donnée
par l’AFP mais refuse de démentir, promettant seulement d’apporter
les clarifications nécessaires s’il est interrogé par la presse à son arrivée

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

à New York où il part dans la soirée du 21 juin. Il confirme également
à l’ambassadeur le point de vue exprimé lors de deux rencontres précédentes : l’OUA préfère l’accélération du déploiement de la MINUAR
et souhaite la présence de plus de troupes africaines mais elle partage les
préoccupations françaises à propos du Rwanda et ne s’opposera pas à
l’opération si elle est acceptée par l’ONU150.
Au ministre tunisien des Affaires étrangères, qui a déclaré souhaiter
« des troupes exclusivement africaines » et fait allusion à des initiatives
qui « entrav[en]t les efforts de réconciliation et de paix », sont également demandées des explications pour ce qui est considéré par l’ambassadeur comme un « geste inconsidéré ». Précisant avoir voulu exprimer
« la sensibilité des Africains […] marqués par l’expérience somalienne »,
ces explications ne satisfont pas le représentant de la France, Jean-Noël
Lacoste, d’autant que le ministre ne répond pas sur un éventuel ralliement à une résolution de l’ONU. Avec condescendance pour les autorités tunisiennes et une menace voilée, l’ambassadeur conclut ainsi ses
commentaires :
Le souci des Tunisiens de tenir le dialogue franco-tunisien « à l’écart » de cette
affaire m’a paru, dans son absurdité, sincère. Sans doute le ministre sera-til amené à faire comprendre ici qu’une telle distinction n’est pas concevable,
compte tenu de l’importance que nous attachons à notre action au Rwanda151.

Suite à ces frictions qui font craindre également un recul du Ghana152,
l’ambassadeur à Djibouti fait part des conseils prodigués par le ministre
des Affaires étrangères djiboutien : porter les efforts de persuasion
« en priorité sur l’ensemble des États de l’OUA membres de l’organe
central de prévention des conflits pour mieux influencer les prises de
position de [l’]organisation »153. De son côté, pour la DAM, inquiète
des échos dans la presse internationale, « il faut qu’il soit clair que la
France ne s’engagera pas au Rwanda contre l’Afrique ». Elle demande
aux ambassadeurs d’intervenir auprès des autorités « afin d’une part
qu’elles expriment publiquement leur appui […], d’autre part qu’elles
interviennent auprès du secrétaire général de l’OUA et de la présidence
tunisienne »154. Le président du Sénégal, Abdou Diouf, se dit surpris
et perplexe devant les prises de positions du Secrétariat de l’OUA et
de la Tunisie ; il « use de son autorité », comme cela lui est demandé,
pour intervenir auprès du président Ben Ali155. En Côte d’Ivoire, État

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

qui exerce la vice-présidence de l’organe de prévention des conflits de
l’OUA, le gouvernement fait à la fois profil bas vis-à-vis de son opinion
publique mobilisée par une presse très réservée sur l’intervention française et assaut de bonne volonté envers la France, reconnaissant qu’il
« fallait éviter les réactions épidermiques d’amour propre » et « que les
membres de l’OUA n’avaient ni les moyens financiers, ni la logistique
indispensable pour envoyer rapidement le contingent nécessaire »156.
Le vote de la Résolution 929157, le 22 juin, ne résout pas toutes les
difficultés rencontrées par la France pour faire taire les critiques et obtenir soutien ou participation à l’opération Turquoise, même si certains États approuvent dès lors l’intervention et que d’autres, comme
l’égypte le 25 juin, interrogent sur les modalités de leur participation.
Le FPR entreprend une tournée des pays africains pour discréditer les
Français, développer son analyse de la situation rwandaise et inciter les
autorités à ne pas coopérer. Seth Senadashonga, membre du Bureau politique, vient notamment à Accra, « sachant les Ghanéens hésitants sur la
conduite à tenir » ; visite qui atteint son objectif puisque le Ghana refuse
finalement de participer à l’opération Turquoise158. De façon significative, une fiche DGSE du 23 juin sur les réactions à l’initiative française
au Rwanda mentionne quinze pays africains sur dix-huit présentés, les
trois autres étant l’Allemagne, la Belgique et les États-Unis159.
En Europe, le conseil de l’UEO, qui avait le 21 juin décidé formellement d’apporter son soutien à l’opération en coordonnant les contributions des États-membres, le confirme le 24 où six pays sur neuf s’engagent plus fermement mais sans préciser leur contribution160. La Suisse
garde le silence sur l’opération Turquoise, mais la presse helvétique est
très critique et met en cause la politique africaine de la France qui serait
encore empreinte de colonialisme161. Malgré le soutien du Saint-Siège,
soutien fortement souhaité et sollicité dès la mi-juin162, soutien obtenu indirectement par la voix de Jean-Paul II qui, lors de l’Angélus du
dimanche 19 juin, « encourage les efforts entrepris par la communauté
internationale »163, soutien relayé auprès des autorités italiennes pour
que la France ne soit pas laissée seule, l’Italie continue de subordonner
l’envoi de troupes à l’accord « de toutes les parties rwandaises », impossible à obtenir164. Les Pays-Bas ne confirment pas, fin juin, la contribution logistique qu’ils avaient envisagée165. La Belgique, où les articles

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

« venimeux » de Colette Braeckman exaspèrent l’ambassadeur qui les
envoie à ses autorités de tutelle, transfère le 25 juin à son état-major les
demandes précises d’appui logistique que lui a faites la France166, mais
le gouvernement n’est pas unanime sur l’aide à apporter, le ministre
des Affaires étrangères – un socialiste flamand – étant réservé. La décision d’envoyer un détachement médical de 48 personnes est finalement
prise en conseil des ministres restreint le 1er juillet pour un départ le 4
juillet167. Quant aux états-Unis, ils confirment le 30 juin, par la voix
du vice-secrétaire d’État, leur « plein soutien » mais n’accordent aucune
aide logistique, préférant aider de futurs contingents de la MINUAR et
d’abord les Ghanéens168.
Au total, comme souhaité, la France ne part pas seule mais les contributions restent modestes et essentiellement africaines : une compagnie
sénégalaise présente dès les premiers jours de l’opération (environ 243
militaires), un petite compagnie tchadienne proposée seulement le
5 juillet et arrivée plus tard sur le terrain (130 militaires), une section
du Niger et une autre du Congo, elles aussi arrivées tardivement, une
équipe médicale mauritanienne d’une dizaine de personnes169. L’aide
logistique européenne ou étatsunienne fait défaut. Seule la Belgique
envoie un corps médical, après maintes hésitations. La deuxième condition mise en avant par les autorités politiques françaises – une opération sous mandat de l’ONU – a nécessité également de nombreuses
démarches diplomatiques et la Résolution 929 adoptée le 22 juin par
le Conseil de sécurité des Nations unies n’a pas obtenu l’unanimité des
votants.

5.2.4 Obtenir un mandat de l’ONU
Dès la prise de décision politique, Alain Juppé s’entretient avec le
secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali qui se déclare favorable à l’intervention française. Ce dernier avait déjà, le 29 avril 1994,
appelé le Conseil de sécurité à prendre de nouvelles décisions, y compris
en autorisant ses membres agissant à titre national à mettre en œuvre des
actions de force destinées à rétablir l’ordre et à mettre fin aux massacres
au Rwanda170. Fondamental, ce soutien du secrétaire général facilite les
démarches de la France, qui doit cependant convaincre, ou du moins obtenir l’assentiment des autres membres permanents – Chine, États-Unis,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Royaume-Uni, Russie – et des dix membres temporaires du Conseil de
sécurité. En 1994, ces dix membres sont l’Argentine, le Brésil, Djibouti,
l’Espagne, le Nigéria, la Nouvelle-Zélande, le sultanat d’Oman, le Pakistan, le Rwanda, la République tchèque. Sont-ce des propos réellement
exprimés dans un langage sans fard ou leur traduction par Jean-Bernard
Mérimée, représentant de la France à l’ONU ? Le francophile Boutros
Boutros-Ghali lui aurait déclaré dès la présentation du projet français :
Vous allez avoir tout le monde contre vous car votre initiative est une claque
pour les Européens, qui n’ont pas le courage d’y aller, pour l’OUA qui n’en a ni
les moyens ni la volonté, et pour l’ONU, dont vous mettez en évidence l’incapacité d’agir vite171.

Fortement mobilisé pendant ces journées de juin 1994, Jean-Bernard
Mérimée reçoit les recommandations du ministère des Affaires étrangères, multiplie les contacts à New York et en rend compte à son autorité
de tutelle. Dès le 16 juin, il lui est demandé d’engager « sans délai » des
consultations « pour obtenir une couverture […] des Nations unies »,
avec « autorisation d’usage de la force, dans le cadre du chapitre VII,
à l’image de l’UNITAF (Somalie) et de l’affaire du Golfe ». Il lui est
également demandé de faire comprendre, au président du Conseil de
sécurité que la France ne répond pas à une demande du gouvernement
rwandais, et au représentant du Rwanda qu’il ne doit pas intervenir
dans les discussions à venir172. Par le même télégramme diplomatique,
il reçoit le projet suivant d’une courte résolution :
Le Conseil de sécurité, considérant l’état de détresse des populations civiles au
Rwanda, considérant les délais nécessaires au déploiement complet de la MINUAR, convaincu de la nécessité impérieuse d’une action de protection, etc.,
autorise des pays membres, agissant à titre national ou dans le cadre d’arrangements régionaux, à intervenir sans délai, par tous les moyens nécessaires, pour
protéger les populations civiles173.

Le lendemain, Jean-Bernard Mérimée note que « la réaction préliminaire des membres du Conseil de sécurité à l’initiative française a
été plutôt positive » et que « les principales interrogations ont porté sur
l’articulation entre cette opération et la MINUAR, et sur la réaction
du FPR »174. Le 19 juin, il fait état de la lettre du secrétaire général
adressée au président du Conseil de sécurité en soutien à la demande
de la France. Cette lettre, dont l’original est en anglais, invite en effet le

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Conseil à examiner « l’offre du gouvernement français d’entreprendre,
sous réserve de [son] autorisation, avec d’autres États membres, au
titre du chapitre VII de la Charte, une opération multinationale sous
commandement français »175. Rappelant que depuis « les événements
tragiques du 6 avril 1994 », il a fait plusieurs rapports au Conseil de
sécurité « réitérant avec insistance la nécessité d’une réaction urgente
et coordonnée de la communauté internationale face au génocide dans
lequel le pays a sombré », Boutros Boutros-Ghali met l’accent sur l’urgence de la demande alors que le délai pour acheminer les troupes de
la MINUAR renforcée sera long, évalué à trois mois. Deux autres arguments sont mis en avant pour rassurer le Conseil : d’une part, le fait
qu’il existe un précédent – la force d’intervention unifiée menée par les
États-Unis qui a été déployée en Somalie en 1992 ; d’autre part, une
limitation dans le temps de l’éventuel mandat, lui-même insistant pour
que la force française s’engage à rester jusqu’à sa relève par la MINUAR.
La lettre se termine en ouvrant un horizon politique conforme aux décisions antérieures de l’ONU : « Il va de soi que les efforts déployés par
la communauté internationale pour ramener la stabilité au Rwanda, en
mettant un terme au génocide (souligné dans le texte) et en obtenant
un cessez-le-feu, visent une reprise des accords d’Arusha »176.
À ce stade, la réponse apportée par le Conseil de sécurité reste
prudente, soulignant qu’il a conscience « de ce que la situation
actuelle au Rwanda constitue un cas unique qui exige une action
immédiate et exceptionnelle »177. De son côté, une dépêche AFP du
20 juin, présente, comme beaucoup d’autres en ces journées d’offensive diplomatique, dans les archives de l’Élysée178 et notée « vu »
par François Mitterrand, parle d’« accueil mitigé », les principales
objections venant de la Nouvelle-Zélande qui ne doute cependant
pas de « la bonne foi des Français »179. D’où la décision de tenir de
nouvelles consultations au Conseil de sécurité le 21 juin.
Voulant agir rapidement et obtenir, si possible, le vote ce 21 juin180,
la France a fait circuler un second projet de résolution plus conséquent.
Les ambassadeurs en résidence dans les pays membres du Conseil de
sécurité sont invités à effectuer rapidement une démarche auprès des
autorités au plus haut niveau possible, « pour les informer du passage
au vote de notre résolution et solliciter leur soutien sans réserves »181.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Alors que le FPR a quelque influence à New York, les États-Unis, qui
prônent le dialogue avec l’organisation, s’interrogent sur un aspect non
précisé : l’attitude des forces françaises au cas où elles se trouveraient
en présence de « criminels présumés ». Selon le secrétaire d’État adjoint
aux Affaires africaines, cet aspect inquiète les dirigeants du FPR qu’il a
interrogés et qui « soupçonnent [les Français] de vouloir soustraire les
extrémistes Hutu à la justice ? »182. D’autres États expriment de franches
réserves, notamment et de nouveau la Nouvelle-Zélande qui s’inquiète
des conséquences négatives sur la MINUAR et affiche « une attitude
très ferme »183. Mérimée craint de sa part ce qu’il appelle des manœuvres
dilatoires : demander un rapport au commandant de la MINUAR. De
son côté, la Chine fait, selon l’ambassadeur français à Pékin, une réponse toute en circonvolutions mais « pourrait laisser faire »184. Quant
à la Russie qui a insisté dès l’annonce du projet d’intervention française
pour que les sites à protéger soient choisis avec l’accord de l’ONU, elle
se rallie au projet, avec en arrière-pensée la situation en Géorgie185.
Une note, non signée, de la direction des Nations unies et des Organisations internationales (NUOI) du ministère des Affaires étrangères,
en date du 21 juin, fait le point des réactions des États-membres du
Conseil de sécurité, présume du contenu des prises de parole et évalue
les votes à venir. Elle fait état d’« un accueil plutôt favorable bien que
prudent », précisant :
Parmi les membres du Conseil, nous sommes assurés à ce jour du soutien actif
des États-Unis, de l’Espagne, de Djibouti.
Très probablement nous pouvons compter sur l’appui de la République tchèque,
d’Oman et du Royaume Uni, lequel a évolué.
Du côté de la Russie, de la Chine et de l’Argentine, la position reste prudente
mais ces pays ne devraient pas s’opposer à l’adoption de la résolution. Il en est
probablement de même au Nigéria. M. Boutros-Ghali s’entretient aujourd’hui
avec le caucus des Non-Alignés. Le Brésil et le Pakistan ne se sont pas exprimés.
Restent le Rwanda (son cas est particulier, l’objectif étant qu’il n’intervienne
pas dans le débat) et la Nouvelle-Zélande, seul membre opposé à ce stade à
notre initiative, par crainte que celle-ci ne rende impossible le maintien de la
MINUAR en provoquant un rejet par le FPR. Une démarche a été effectuée à
haut niveau à Wellington186.

Une nouvelle fois, Boutros Boutros-Ghali réitère son soutien à la
France mais ajoute que c’est au Conseil de sécurité de prendre la déci-

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

sion187. Celui-ci se prononce le mercredi 22 juin et adopte la Résolution 929, qui, forte de dix considérants et douze points d’accord ou
décisions, place la future opération Turquoise sous mandat de l’ONU,
mais avec « commandement et contrôle nationaux ». La France, dont
le projet n’a subi que « quelques amendements de forme »188, n’est pas
explicitement mentionnée dans le texte mais le Conseil « accueille favorablement l’offre d’État-membres de coopérer avec le secrétaire général
afin d’atteindre les objectifs des Nations unies au Rwanda par la mise
en place d’une opération temporaire […] ». L’objectif de l’opération
« multinationale », dont le coût est à la charge des États concernés, est
de « contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et la protection des
personnes déplacés, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ». Ces
« objectifs humanitaires » sont précisés plus avant dans le paragraphe 3
qui autorise, en se référant au chapitre VII de la Charte des Nations
unies, l’usage de « tous les moyens nécessaires » pour les atteindre. La
précision renvoie aux alinéas a) et b) du paragraphe 4 de la Résolution
925 (8 juin 1994) qui assignent comme second objectif « la sécurité
et l’appui de la distribution des secours et des opérations d’assistance
humanitaire » et mentionnent comme moyen possible de réalisation du
premier objectif – sécurité et protection des personnes – « la création
et le maintien, là où il sera possible, de zones humanitaires sûres ». Par
ailleurs, la France ayant souhaité l’inscription d’un délai plus court que
celui proposé initialement par le secrétaire général189, la durée de l’opération est limitée à deux mois suivant l’adoption de la résolution, « à
moins que le secrétaire général ne considère avant la fin de cette période
que la MINUAR renforcée est en mesure d’accomplir son mandat ».
Enfin, sont prévus des rapports périodiques sur la conduite de l’opération et « les progrès accomplis dans la réalisation des objectifs », le premier devant intervenir au plus tard quinze jours après l’adoption de la
résolution. Notons que le texte de la résolution n’utilise pas le terme de
génocide et qu’aucune mention n’y délimite une zone de déploiement
de l’opération qui peut être l’ensemble du territoire rwandais et que le
mandat peut donner matière à interprétation sur l’usage de la force.
Alors que la plupart des résolutions du Conseil de sécurité sont
adoptées dans ces années-là à l’unanimité, la Résolution 929 l’est avec
un nombre « anormalement élevé d’abstentions » (Chine, Nouvelle-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Zélande, Brésil, Nigéria et Pakistan) et « quelques grincements de
dents », comme le souligne rétrospectivement Jean-Bernard Mérimée190.
Le jour du vote, il en fait une analyse plus positive considérant que
l’adoption est un succès compte tenu de « la campagne active menée par
le FPR […] et de la prise de position réservée de l’OUA », compte tenu
également « du caractère particulier (action humanitaire en chapitre
VII, participation seulement bilatérale à ce stade et commandement
national) de l’opération »191. Détaillant ce qui s’est joué en séance, précisant la teneur des explications de vote lorsqu’elles ont été données
ou son analyse des choix respectifs des divers États, il souligne le rôle
déterminant du secrétaire général, qui a mis en avant le risque que les
massacres ne gagnent le Burundi et souligné que l’inaction comportait
plus de risques encore que l’opération proposée. Trois États – ÉtatsUnis, Espagne, Djibouti – ont voté « sans réserve » pour la résolution,
considérant que le retard dans le déploiement de la MINUAR ne lassait pas d’autre solution. D’autres ont insisté sur le caractère humanitaire et appelé à poursuivre les efforts en faveur du renforcement de
la MINUAR. Le Rwanda a remercié le secrétaire général pour cette
résolution, « sans mettre trop ostensiblement l’accent sur le vote [de la
France] ». La République tchèque, de son côté, a insisté « pour que la
force reste au Rwanda jusqu’au déploiement effectif de la MINUAR,
soit 3 mois si nécessaire »192.
Quant aux abstentionnistes, leurs motivations sont diverses. Selon
Mérimée, le Pakistan, qui n’a pas expliqué son vote, craignait de mettre
en danger le contingent pakistanais de la MINUAR. Toujours selon le
représentant français à l’ONU, le Brésil et la Chine auraient voté pour
la résolution s’ils avaient disposé d’un délai de 24 heures pour consulter
de nouveau leurs capitales, mais cette dernière invoque pour son abstention le précédent somalien et fait deux jours plus tard à Pékin une
déclaration ajoutant dans son argumentaire l’absence d’accord des parties concernées et la nécessaire coopération des États de la région, ainsi
que des organisations régionales193. Quant au Nigéria et à la NouvelleZélande, ils mettent en avant les réticences de l’OUA et les risques sur la
sécurité et la viabilité de la MINUAR, jugée seule habilitée à accomplir
les objectifs assignés par les Nations unies. Le lendemain, les autorités
de Wellington appellent cependant l’ambassadeur français pour « sou-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

haiter un plein succès à la force multinationale sous commandement
français au Rwanda »194.
Alain Juppé envoie une lettre de remerciements au secrétaire général
de l’ONU, insistant sur la coordination entre Turquoise et la MINUAR
par la mise en place de contacts permanents entre les services du Secrétariat et la mission permanente de la France d’une part, le commandement de la MINUAR et les forces françaises au Rwanda d’autre part195.
Comme le précise une note du 23 juin de la DAM qui parle cependant
au futur ou au conditionnel, le colonel Bastien de la mission permanente française à New York « devra recevoir de l’état-major en temps
réel, idéalement chaque jour, les informations à communiquer ». Sur le
terrain, comme il n’est « pas souhaitable » d’envoyer un officier français
à Kigali, « il pourrait être proposé au général Dallaire de détacher un
officier (éventuellement sénégalais) à Goma, sinon la liaison devrait être
téléphonique ». Par ailleurs, pour assurer l’interface entre le militaire
et l’humanitaire, une cellule de liaison, dont la composition, outre un
médecin et un logisticien, reste à déterminer, doit être mise en place
« auprès de la cellule civile, elle-même placée auprès du commandant
de l’opération Turquoise »196.
Les forces françaises prépositionnées peuvent dès lors se déployer au
Rwanda. Cependant, comme le montre cette même note qui liste des
questions sur l’opération, les incertitudes sont nombreuses. S’il est clair
que les forces françaises seront confrontées à différents types de population – les personnes menacées, les déplacés et les milices et autres responsables de massacres –, au moins quatre questions ne sont pas tranchées et devront trouver une réponse au fil de l’opération sur le terrain :
Qu’entend-on par zone de sécurité ? S’agit-il de larges zones ou de tout lieu de
refuge ? Qui les protégera, sera-ce les forces françaises ?
Les personnes à protéger seront-elles évacuées vers le Zaïre ou protégées sur place ?
Quid des personnes isolées et menacées qui seront signalées ? Quid des Hutus
déplacés qui, selon les ONG, seraient « captifs » de leurs autorités ?
Quelle attitude les forces armées doivent-elles adopter à l’égard des milices et
d’autres responsables des massacres qui leur seront certainement désignés ?
Problème de la région de Gisenyi : même s’il n’y a pas de mouvement de nos
forces dans un premier temps vers Gisenyi, des cas de personnes menacées seront
certainement signalés à nos forces toutes proches à Goma197.

Comment l’opération Turquoise a-t-elle été planifiée sur le plan

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(1990-1994)

militaire et comment s’est-elle adaptée aux réalités rencontrées sur le
terrain ? Cette adaptation est d’autant plus nécessaire que le mandat
obtenu par la France laisse aux décideurs politiques français, comme
aux forces militaires déployées, des marges importantes d’interprétation, notamment sur les moyens à mettre en œuvre pour réaliser les
objectifs assignés.

5.3 la planification militaire
de turquoise : de longues hésitations
5.3.1 Une mission aux contours compliqués
dès avant le mandat de l’ONU
Aussitôt que le principe d’une opération française au Rwanda est
retenu, la mise en alerte des unités concernées et, en premier lieu, de
celles du commandement des opérations spéciales (COS), est déclenchée. La possibilité d’une action des armées françaises dans un cadre
humanitaire en faveur du Rwanda n’est pas une idée totalement neuve
le 15 juin 1994198.
5.3.1.1 définir les options possibles
L’amiral Lanxade rédige une note au ministre de la Défense définissant les cadres généraux nécessaires à l’opération. Il souligne en premier
lieu la nécessité d’inscrire cette dernière « dans un cadre international
bien défini, avec une participation souhaitable d’autres pays, en particulier de l’UEO voire de pays africains »199. Le chef d’état-major des
Armées propose alors une opération qui se caractérise explicitement par
une action dans la zone du gouvernement intérimaire :
Le schéma général de l’opération prévoit le déploiement de nos forces dans la
zone contrôlée par le gouvernement rwandais. Une action sera conduite dans la
zone de Cyangugu avant un engagement éventuel en direction de Kigali. Elle a
pour but de porter immédiatement assistance aux réfugiés tutsis qui s’y trouvent
pour faire la démonstration de notre impartialité200.

La proposition de l’amiral laisse de nombreuses options ouvertes ou
du moins en suspens. Ainsi, si la possibilité de poursuivre l’action
française jusqu’à Kigali est bien évoquée, elle reste cependant secondaire par rapport à un déploiement dans le sud-ouest du pays tout

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

comme la stabilisation des pays voisins, Burundi et Zaïre. Au sein de
l’état-major français, les lectures de la situation rwandaise peuvent cependant varier, car si le CEMA évoque les « réfugiés tutsis » pour désigner les rescapés du génocide, une fiche d’analyse du même jour du
centre des opérations interarmées fait un tableau plus dramatique de
la situation :
situation : la guerre civile, réveillée par l’assassinat du président rwandais le 6 avril
1994 a eu pour conséquence un véritable génocide perpétré par certaines unités
militaires rwandaises (Garde présidentielle) et par les milices hutues à l’encontre
de la minorité tutsie de la population ou de certains cadres hutus modérés201.

La même note signale la présence des bandes formées de civils ou de
militaires hutu incontrôlés qui continuent à massacrer « leurs concitoyens tutsis de tous âges au gré de leurs caprices et des incitations à
la défense populaire prodiguées par les chefs des milices »202. La même
fiche souligne combien les massacres ont produit de déplacés : « Plusieurs centaines de milliers de personnes d’ethnie hutue et tutsie ont
été massacrées, un nombre plus grand encore erre pour fuir les tueries.
[…] »203. Enfin, il est rappelé la situation particulière de Kigali : « À
Kigali 400 casques bleus pas en état de se défendre, signale rupture du
cessez-le-feu le matin du 16 »204.
Cette représentation des casques bleus impuissants alimente sans
doute l’idée que la France pourrait envisager de pousser, à un moment
donné, son action jusque dans la capitale rwandaise. Pour protéger des
populations, il conviendrait alors de se positionner dans la ville sur des
points stratégiques. Une fiche envoyée par le COS au sous-chef opération, le général Germanos, le 16 juin évalue la possibilité – jugée faible – de
réussir un raid héliporté sur Kigali205. L’opération vise un « motif humanitaire » :
1. Dans l’état actuel des choses, l’accord du FPR à l’intervention de troupes
françaises à Kigali n’est pas envisageable, même pour motif humanitaire. De ce
fait, l’étude de l’engagement du COS dans cette capitale doit exclure d’emblée
la prise de l’aérodrome qui présenterait le risque majeur d’un engluement tout
à fait contraire à l’effet recherché206.

Le 16 juin, l’option d’aller à Kigali est encore en suspens et la documentation sur les populations menacées désigne la capitale rwandaise
comme un site d’importance ; le rédacteur de la note en souligne toute

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(1990-1994)

la complexité et, partant de là, toute la difficulté à la mettre en œuvre207.
Après, il n’est plus jamais fait mention d’un tel projet et les faits constatés
permettent de penser que le projet n’a pas eu la faveur de l’état-major français, puisqu’il n’a pas été mis en œuvre. Quatre jours plus tard, des analyses
du renseignement militaire français identifient précisément à Kigali un
certain nombre de lieux où se trouvent réfugiées des personnes déplacées
et/ou menacées208. Cependant, il apparaît aux planificateurs qu’un tel dispositif risque de les placer au milieu de la ligne de front entre les FAR
et le FPR. Se pose alors la question de la relation aux belligérants. Elle
est posée par le COS dans une note du 15 juin, qui envisage alors deux
hypothèses : « H1 engagement en souplesse » et « H 2 engagement en
force »209. La première option présuppose explicitement l’accord de principe des FAR210, quand H2 souligne la difficulté pour le COS à s’engager contre les FAR211 ; la conclusion est que « H1 apparaît donc comme
la solution souhaitable (parce que raisonnable), mais elle implique un
montage politique délicat »212. Dans ses réflexions, le COS souligne à quel
point s’opposer aux FAR n’apparaît pas souhaitable, si ce n’est possible. À
ce moment, à l’état-major français, si une victoire militaire du FPR semble
possible, personne ne croit en sa capacité à gagner politiquement213. Cette
analyse pèse sur la définition des options disponibles pour les Français :
Options envisageables : dans tous les cas prise de Cyangugu et sécurisation du
camp pour « afficher rapidement notre détermination et notre neutralité »
Option 1 : trois points d’entrée Goma (efforts) Bujumbura (humanitaire)
Bukavu (ops Cyangugu) : ce mode d’action est destiné à sécuriser progressivement la zone actuellement contrôlée par les forces gouvernementales suivant
l’axe général Gisenyi Ruhengeri Kigali. […] Au regard des avantages et des
inconvénients et des risques que présentent ces trois options détaillées en annexe,
l’option 1 semble devoir être retenue214.

Ainsi, le 16 juin, l’exploration des trois options apparaît comme
une synthèse des réflexions de la veille215 ; la question d’une poussée à
Kigali n’est pas abandonnée mais elle apparaît toujours plus comme un
horizon que comme un objectif premier.
5.3.1.2 un premier plan d’opération
À ce stade de la planification, on voit encore l’influence très forte de
réflexions géopolitiques régionales dans la conception de l’opération,
dont le rôle espéré est la stabilisation, non seulement au Rwanda mais

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

aussi à l’échelle de la région tout entière. Le choix se porte clairement
alors sur l’option 1, sans qu’il soit possible à ce stade de documenter le
processus de décision216. Le 17 juin, une structure de coordination est
mise en place à Paris comme le rapporte, le 28 juin, une note d’organisation217. Le même jour, le général Germanos saisit donc le général
Janvier qui commande l’état-major interarmées pour lui demander une
planification approfondie de l’opération. À cet effet, il dresse un projet
de ses objectifs et de son horizon temporel :
Dans un premier temps, marquer le caractère humanitaire de celle-ci par la
protection rapide de la zone de rassemblement des personnes déplacées de Cyangugu, et simultanément se déployer sur la plateforme de Goma. Dans un
deuxième temps, contrôler progressivement l’étendue du pays hutu en direction
de Kigali et intervenir sur les sites de regroupement pour protéger les populations. Dans un troisième temps, passer le relais à la Minuar II218.

Toujours le 17 juin, l’amiral Lanxade adresse une directive personnelle au général Lafourcade qu’il charge de l’opération219, la désignation
formelle du général n’intervenant que le 20 juin220.
Le 20 juin 1994, l’état-major interarmées en charge de la planification générale de l’opération Turquoise souligne avec fermeté les principes selon lesquels les forces françaises doivent conduire leur action
vis-à-vis des belligérants et singulièrement avec le gouvernement intérimaire et les FAR. Dans le cadre d’une planification qui envisage encore
une présence militaire vers Gisenyi, il est rappelé la nécessité d’
affirmer auprès des autorités locales rwandaises civiles et militaires notre détermination à faire cesser les massacres sur l’ensemble de la zone contrôlée par les
FAR. Prescrire à ces autorités les mesures nécessaires à l’arrêt effectif des massacres. S’engager progressivement sur l’axe général Gisenyi, Ruhengeri, Kigali à
fin de contrôler la mise en œuvre de ces mesures et leur efficacité, de mener des
actions de renseignement sur les forces en présence et sur la situation locale. En
cas de non-application des mesures prescrites déclencher pour les imposer des
actions militaires pouvant aller jusqu’à l’emploi de la force conformément aux
règles d’engagement. Mener en affichant la fermeté nécessaire tout en veillant
au strict respect de la neutralité vis-à-vis des différentes parties, les actions de
présence et de dissuasion de nature à restaurer la confiance de la population.
Apporter un soutien santé adapté aux populations de la zone après contact
éventuel avec les autorités médicales locales et les ONG. être en mesure à tout
moment d’intervenir éventuellement par la force au profit des éléments déployés
sur l’ensemble du théâtre221.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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Le 21 juin, l’amiral Lanxade rédige une note pressante ayant pour
objet l’« intervention humanitaire au Rwanda »222 dans laquelle il souligne :
J’ai fait valoir en temps utile les contraintes d’une intervention au Rwanda
dans les conditions souhaitées par le gouvernement. J’estime désormais que le
temps presse car l’annonce déjà faite depuis plusieurs jours de notre intervention
probable accroît le risque d’une aggravation sensible de la situation. Le FPR
pourrait sans doute tenter de prendre Kigali pour concrétiser sa victoire, incitant les FAR et surtout les milices Hutus à amplifier les massacres223.

On peut souligner cependant plusieurs évolutions majeures : la perspective d’une poussée vers Kigali s’éloigne et l’option du raid héliporté
est définitivement abandonnée224 ; reste l’alternative « opérations de vaet-vient pour aller chercher des personnes menacées » et « opérations de
protection sur place »225. Le CEMA offre donc un tableau très prudent ;
cette prudence militaire est explicitée par Nathalie Loiseau-Ducoulombier
dans une note du même jour à Bernard émié quand elle souligne le poids
des expériences passées226. Cette prudence contraste donc fortement avec
le ton très martial et engagé de l’ordre initial rédigé le 22 juin par le
sous-chef opérations de l’EMA, le général Germanos, ordre rédigé sous
l’autorité du CEMA.
5.3.1.3 l’ordre initial du 22 juin et ses discussions
Le 22 juin 1994, l’ordre d’opération de Turquoise est donné sous la
signature du sous-chef opération de l’EMA, le général Germanos227.
L’ordre pose d’abord un objectif centré sur la fin des massacres : « Secundo : mission. Mettre fin aux massacres partout où cela sera possible
éventuellement en utilisant la force »228. À cette fin, il décrit ensuite
l’idée de manœuvre : « Afin de marquer le caractère humanitaire de
l’opération, assurer d’emblée la protection de la zone de rassemblement
des personnes déplacées de Cyangugu tout en initiant le déploiement
de la force sur les plateformes de Goma et de Kisangani »229.
Mais le général Germanos prévoit une progression dans ce qu’il
définit comme le « pays hutu »230. Le même jour dans une note, la
DGSE souligne qu’une trop grande présence dans ce « fief des hutu »
est un risque politique231. Par ailleurs, le service de renseignement
souligne que la probabilité d’un redressement militaire des FAR est

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

extrêmement faible. Ainsi, les analyses sous-tendant l’ordre du 22 juin
signé par le général Germanos, sans être contredites, peuvent apparaître
comme discutées au nom du « risque d’enlisement ». Le lendemain,
l’ordre initial d’opération est prolongé par une directive logistique qui
rappelle et précise certains objectifs assignés à l’opération Turquoise232.
Le même jour, le cabinet du ministre délégué à l’Action humanitaire
pressait le cabinet du ministre de la Défense, en l’espèce, le conseiller
diplomatique, Bernard émié, de mettre en œuvre rapidement une cellule d’aide humanitaire à Goma pour permettre une interface harmonieuse entre les acteurs de l’aide humanitaire et les militaires français233.
Le 26 juin, alors que les premières troupes françaises sont sur le terrain et en contact avec les autorités locales, une note rappelle la nature de Turquoise comme une « opération militaire, à finalité humanitaire »234. Dans ce cadre, trois options sont envisagées : l’une qui ne
nécessite aucune présence durable sur le territoire rwandais, une autre,
intermédiaire, qui vise à une projection vers Gitarama et Gikongoro et
une troisième définie comme « une option stratégiquement plus ambitieuse [qui] consisterait à viser à terme la sécurisation de ce triangle où
sont massés des flots de réfugiés hutus – fuyant l’avance du FPR – et
tutsis – fuyant la chasse des milices »235.
Cette option est vue comme réglant beaucoup de questions et en particulier celle de la pression qui s’exerce sur les frontières du Zaïre et du
Burundi ; dans le même temps elle permettrait de sécuriser les populations de réfugiés et donc de « prévenir le risque que se déclenchent des
massacres de minorités ou de communautés religieuses en réaction aux
pressions exercées par le FPR sur la zone »236. Il est noté que cette « extension de la zone d’intervention rend nécessaire davantage de présence au
Rwanda même si celle-ci peut rester légère (concept EMA de permanence
navettes) »237 mais, avec cette option, « on se rapproche nettement plus des
lignes de front du FPR, une liaison technique étroite avec celui-ci ou au
moins son information précise sont indispensables »238, ce qui ne la rend
pas si désirable à ce stade de la réflexion. Ainsi, quatre jours après l’ordre
initial, l’idée d’actions d’envergure au Rwanda qui semble être un trait de
l’ordre rédigé par le général Germanos est déjà largement discutée.
Le 28 juin 1994 dans une note de synthèse, le secrétariat de la Défense nationale interroge directement le projet français au Rwanda en

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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soulignant toutes les difficultés que, non seulement, il rencontre, mais
encore, qu’il va rencontrer car l’opération « constitue une réaction d’urgence de nature à limiter les massacres qui se poursuivent au Rwanda »239, et les risques de déstabilisation régionale ne manquent pas.
5.3.2 entrer en premier à goma et au rwanda :
le choix des interlocuteurs et des objectifs
L’engagement du commandement des opérations spéciales dans le
cadre de l’opération Turquoise implique une présence importante, avec
un effectif nombreux. Le COS opère dans le cadre d’un groupement
placé sous le commandement du colonel Rosier, qui est, au début du
mois de juin, l’un des adjoints du général Le Page qui commande les
opérations spéciales. Plusieurs éléments marquent cet engagement.
Tout d’abord le COS doit ouvrir le théâtre d’opération, il effectue les
premières prises de contact et les premières reconnaissances. La mise
en place d’une présence française continue sur le territoire rwandais
le sédentarise en grande partie puisqu’il se voit attribuer une zone à
contrôler au centre de la ZHS. Une fois sédentarisé, le groupement
COS est renforcé en moyens d’appuis venant du RICM, entre autres,
et de commandos de recherche et d’action dans la profondeur armés
par des régiments parachutistes. Cependant, dans le cadre des logiques
prévalant pour les opérations spéciales, le COS est retiré le premier par
rapport aux autres troupes françaises.
Parce qu’il se fait le premier sur les lieux et qu’il comporte, par nature, les mesures les plus complxes, l’engagement du COS rassemble à
lui seul une part considérable des difficultés du fait de l’accumulation
des objectifs donnés à l’opération française et des hypothèses élaborées.
5.3.2.1 le cos entre zaïre et rwanda : reconnaître et discuter
L’engagement des forces spéciales au Rwanda est conséquent, et le
17 juin au soir, est envisagé un détachement de 233 opérateurs pour
une opération de moins de 3 000 hommes au total240. Le 20 juin, les
instructions initiales définissent l’engagement du COS :

Primo Alfa : Dans le cadre de la mission Turquoise ayant pour but de faire
cesser les massacres au Rwanda, le COS interviendra avec un détachement
interarmées de 234 hommes au sein d’une force d’intervention241.

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

L’effectif continue de croître, quoique marginalement242. Les différentes formations issues de l’armée de l’Air, de la Marine nationale et
de l’armée de Terre restent chacune distante des autres, sous l’autorité
de leur chef d’origine qui rapporte au chef du groupement COS, le
colonel Rosier, ce dernier, à son tour, rapportant au centre opérations
interarmées (COIA) et au général du COS (GCOS). Le colonel Rosier
arrive le 20 juin à 16 h 45 à Goma en provenance de Bangui243. Il peine
à rencontrer des autorités militaires dont il ne précise pas si elles sont
zaïroises ou bien rwandaises. Il rapporte au travers d’une anecdote combien les autorités zaïroises semblent se méfier des Tutsi : « Le chef de la
sécurité [de l’hôtel] avant de me quitter m’a conseillé de ne pas toucher
aux plats et aux boissons qui nous seraient offerts en raison des risques
d’empoisonnement »244. De son côté, le rapport envoyé en même temps
par un officier de renseignement de la DRM arrivé avec lui mentionne
qu’au « Rwanda les massacres se poursuivent, les milices hutues en
viennent à tuer les hutus modérés ainsi que les hutus originairement
tutsis (une ou deux générations) »245. Sans qu’il y ait d’opposition entre
les deux rapports, on observe comment deux acteurs militaires français
au même endroit constatent des choses tout à fait différentes.
Le 21 juin, la tension au Zaïre est, d’après le colonel Rosier, palpable
et il semble que l’on se pose des questions sur le projet militaire français246. Une zone est réservée à l’opération française247. Le colonel tente
d’obtenir les réserves de carburant disponibles tant auprès des autorités
aéroportuaires qu’auprès des responsables de Mobil248. Dans le même
temps, des échanges avec des « autorités militaires » permettent d’arriver à la conclusion qu’une reconnaissance précise de la piste de Bukavu
comme celle de Kisangani est inutile249. Dans ce contexte, il reçoit, le
22 juin, des ordres très clairs de Paris pour les journées du 22 et surtout
du 23 juin250. Ils établissent d’une part qu’il n’est pas possible d’entrer
le 22 au Rwanda et, d’autre part, que l’arrivée à Cyangugu est très importante pour la France. L’objectif est explicitement la protection des
Tutsi, en particulier contre les milices251. Le 22 juin, le colonel Rosier
rédige un ordre initial pour les opérateurs des forces spéciales placés
sous son commandement, et donne pour instruction de se positionner
sur Bukavu entre le 22 et le 23 juin afin d’être en état d’obéir aux ordres
qui lui ont été donnés le 21252. Cependant, un refus des pilotes russes

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

des Antonov, affrétés par le ministère français de la Défense pour opérer
le transport du fret lourd nécessaire à l’opération Turquoise, menace le
déploiement des premières unités françaises au Rwanda253 ; cela risque
de compromettre le calendrier initial de déploiement, à moins d’utiliser
des avions du COS254.
Il faut mener des opérations de reconnaissance, faire stopper les massacres et prendre contact avec les autorités locales.
Reconnaître le terrain
Le 22 juin à 21 h 30, le colonel Rosier rend compte de la situation mais surtout de ses projets pour le lendemain. Il dit sa volonté
de « démarrer du terrain de Bukavu avec un détachement du 1er
RPIMa (motorisé), suivi d’un PC léger disposant d’une petite réserve
(GSIGN) également motorisés »255. Son objectif est d’atteindre rapidement Cyangugu256. Le 23 juin au matin, des rotations aériennes
permettent de déployer les premières équipes du COS à Bukavu mais
sans une grande partie des véhicules257. Cette absence explique sans
doute un message envoyé au général Le Page à 12 h 30, depuis l’aérodrome de Bukavu, où il propose au général Le Page deux hypothèses
pour entrer dans le pays258. La première permet une entrée à 15 h
par la route avec une quarantaine de personnels mais sans réserve et
donc « sans possibilités de réaction en cas d’incident », et la seconde
permet une entrée à 17 h 30 avec une réserve héliportée d’une quarantaine de personnels259. Au final, il apparaît que le colonel a choisi
la première hypothèse puisqu’à 18 h 30 un point de situation du
commandement des opérations spéciales permet de constater que
l’essentiel des personnels s’est déployé, sauf 63 encore en transit260.
121 personnels sont positionnés à Bukavu avec, en particulier, la
totalité des commandos marine, des commandos parachutistes de
l’air et du détachement du GSIGN. Seuls 43 personnels provenant
du 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine et placés sous les
ordres du colonel Tauzin se trouvent à Cyangugu261. Il est à noter que
ce bilan des effectifs inclut une équipe de huit dragons parachutistes
et un détachement de transmission262.
Dans l’esprit de la manœuvre conçue à Paris, il n’est pas possible de
laisser les opérateurs français longtemps au Rwanda lors de leurs incur-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

sions. Le 24 juin, dans une directive qu’il adresse au colonel Rosier, le
chef du COIA est formel : il ne faut pas rester statique263. En conformité avec la lettre des instructions, on observe, d’une part, le maintien, le
soir, d’une quarantaine de personnels au Rwanda sans précision de lieu
mais qui semblent être les mêmes que ceux de la veille à Cyangugu. On
observe aussi, d’autre part, un mouvement pendulaire entre le Rwanda
et la base de Bukavu264. Ainsi, si à 16 h, 132 opérateurs des forces spéciales se trouvent au Rwanda, à 18h on n’en compte plus que 40. Cette
variation postméridienne témoigne d’une stratégie d’incursion pour des
reconnaissances sans rester sur le terrain – à l’exception de cette quarantaine d’hommes similaire en volume à celle de la veille. Dans un
message qu’il adresse au GCOS Le Page, le 24 juin à 15 h 45, le colonel Rosier confirme cette stratégie d’incursion ponctuelle au Rwanda :
« Hormis l’élément du 1er RPIMa qui reste implanté à Cyangugu, j’ai
donné l’ordre aux autres éléments ayant franchi la frontière aujourd’hui
de revenir sur Bukavu »265. Un tableau d’effectifs du COS, en date du
25 juin à 17 h, confirme la continuité de cette stratégie puisqu’en fin
d’après-midi, il ne reste au Rwanda à Cyangugu que 43 opérateurs, les
152 autres étant de retour à Bukavu266.
Le 24 juin au soir, dans une directive qu’il adresse au colonel Rosier,
le général Régnault confirme que la politique que le COS doit suivre au
Rwanda est celle d’actions ponctuelles d’éclairage. Il lui confirme ainsi
sa mission générale : « Assurer la remise en condition de votre détachement tout en menant des actions ponctuelles au Rwanda destinées à
poursuivre vos contacts et préciser les renseignements obtenus dans la
journée du 24 juin »267.
Prendre contact avec les autorités locales
Le COS sert aussi d’intermédiaire et de premier contact sur le terrain avec les membres du Gouvernement intérimaire. Il s’agit d’une
des missions premières du COS, comme l’amiral Lanxade le rappelle
le 17 juin au général Lafourcade dans les directives personnelles qu’il
lui adresse268. Dans cet esprit, le colonel Rosier reçoit des ordres précis le 22 juin 1994 : un message signé du général Regnault est faxé à
l’intention du colonel au général Le Page à 15 h 45269. Dans sa note, le
chef du COIA demande au colonel de prendre « contact avec les FAR

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de la manière la plus discrète possible et sans aucune publicité afin de
rechercher le renseignement »270. C’est sans aucun doute dans le cadre
de cette instruction que le colonel Rosier rencontre non seulement des
militaires mais aussi des personnels politiques du GIR.
Le 23 juin au matin, le colonel Rosier rapporte un premier entretien
qu’il a eu dans la nuit avec le chef de secteur FAR de Gisenyi, ancien
chef du renseignement de l’état-major des FAR : « Il m’a certifié que les
FAR et la population nous attendaient avec beaucoup d’espoir et que
tout serait fait pour faciliter notre mission. Sa version des massacres
n’est pas celle que l’on lit dans nos journaux. Notamment à l’est du pays
où sous prétexte de libération le FPR n’a pas été de main morte »271.
L’accumulation d’ordres que reçoivent les premières troupes françaises permet d’affiner la manœuvre mais la complexifie aussi. Ainsi,
l’ordre que le colonel Rosier reçoit de Paris pour la journée du 24 juin
l’invite à poursuivre ses reconnaissances et les prises de contacts avec
toutes les parties mais lui rappelle que la priorité reste le renseignement
humanitaire :
Vous félicite pour l’action initiale. Vous demande de poursuivre en privilégiant
les contacts avec les responsables locaux et les deux ethnies, en veillant à respecter
une stricte neutralité. Votre mission prioritaire reste le renseignement d’ordre
humanitaire de façon à faciliter la mission des médecins militaires et des ONG
dès leur arrivée272.

Si d’un côté, le colonel Rosier assure avant tout la recherche du renseignement par le contact avec des officiers des FAR, l’avancée des unités du COS met les opérateurs en contact avec des autorités politiques
et administratives locales. Ainsi, le 24 juin, une équipe mixte composée de dragons parachutistes du 13e RDP et de gendarmes du GSIGN
entreprend une reconnaissance sur l’axe Gishoma-Bugarama ; à chaque
étape, ils sont accueillis par les autorités locales273. À Gishoma, le préfet
désigne un adversaire car il craint « des infiltrations de rebelles tutsis
à partir du Burundi, ces derniers auraient été actifs dans sa commune
jusqu’au mois de mars 1994 ». Dans cette commune, la population
s’est organisée en milice. à Gishoma, le préfet, prévenu par téléphone,
a organisé un comité d’accueil pour les militaires français avec « une
véritable ovation avec drapeaux, pancartes, jets de fleurs et chants qui
nous attendaient à la barrière du village »274. Le préfet « a carrément

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

demandé combien la France comptait mettre de soldats à la frontière
burundaise pour les protéger. Comme partout ailleurs, la population
s’est constituée en milices, et le préfet réclame des armes pour les équiper »275. Les militaires français apparaîssent d’emblée assez lucides sur
les autorités locales qu’ils rencontrent : « Il y avait 240 Tutsi à Bugarama
avant la guerre, le préfet ne sait pas ce qu’ils sont devenus aujourd’hui.
Interrogé sur la présence d’une radio en ville, il a nié »276. La prise de
contact avec les autorités rwandaises en place conduit les opérateurs à
constater immédiatement des traces de massacres. Ainsi, les hommes
du colonel Tauzin rapportent qu’à Nyarushishi on observe des fosses
communes qui comptent de l’ordre de 80 corps277.
Le 25 juin, le colonel Rosier rapporte au général Le Page sa rencontre
avec le ministre de la Défense et le ministre des Affaires étrangères qui
tentent de se dégager de la question du génocide : « L’assassinat du président a créé un véritable choc et déclenché les massacres (qu’ils n’ont
pas niés). Ils ont souligné leurs efforts pour endiguer puis contrôler
ce déchaînement initialement incoercible : regroupement des déplacés,
protection par la gendarmerie »278. Ensuite, ils disent au colonel à quel
point leur situation militaire est désespérée et à quel point ils comptent
sur l’aide de la France en particulier pour obtenir des munitions pour
les canons de 105 :
Je leur ai répondu qu’il me paraissait illusoire d’espérer une telle aide dans le
contexte actuel. Ils ont eu l’air dépité par ma réponse et m’ont dit qu’ils comptaient avoir recours à des mercenaires (capitaine Barril contacté). Par ailleurs,
je leur ai dit qu’il serait catastrophique pour leur image que d’autres massacres
aient lieu. Enfin, ils m’ont désigné l’officier de liaison des FAR auprès du COMFORCE, le chef du secteur de Gisenyi279.

Si, pour l’officier français, le dialogue avec les deux ministres semble
possible280, sur le terrain, les commandos français font aussi le constat
d’une transformation de l’appareil administratif rwandais et des rapports troubles entre administration, milices et armée. Ainsi, le colonel
Tauzin le note régulièrement dans ses rapports. Le 25 juin, il signale des
divergences entre appareils administratif et militaire. Il rapporte ainsi
que, lors d’un entretien avec l’évêque de Butare en présence du cardinal
Etchegarray, celui-ci décrit « la méfiance bilatérale préfet-militaire mais
tous ont peur des milices »281. Le 28, il constate que « les milices sont
dissoutes et sont créés des groupes de défense civile par commune »282.

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(1990-1994)

Dans le même compte rendu, il souligne encore l’emprise des milices
sur l’appareil administratif puisqu’une reconnaissance de la région de
Sonayire a permis de constater que le bourgmestre est « sous l’emprise
de Bandeste Édouard »283. En parallèle, l’équipe des commandos parachutistes de l’Air fait les mêmes constats, filmés par une équipe de
l’ECPA : dans la région de Kibuye, en prenant contact avec les autorités
locales, ils peuvent voir – sans nécessairement pouvoir la mesurer pleinement à ce stade – l’intrication entre l’administration, incarnée par le
sous-préfet qu’ils cherchent à rencontrer et les milices284.
Le constat de la menace que les milices font peser sur les populations
et en premier lieu sur les Tutsi remonte très vite au sommet de l’étatmajor français. Ainsi, le 25 juin, dans une note adressée à l’échelon
politique, l’amiral Lanxade signale que « les camps de réfugiés sont très
peuplés, dans des états sanitaires très variés mais ils sont toujours sous la
menace d’exaction des bandes de miliciens »285.
5.3.2.2 la mise en place du commandement français
de l’opération turquoise
À partir du 25 juin286, le commandement de l’opération Turquoise
arrive à Goma et prend en compte l’ensemble des unités déjà présentes.
Avec l’arrivée du général Lafourcade, l’ensemble du poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT) se déploie. Ce déploiement marque le début d’une importante production documentaire
qui se répartit en plusieurs séries. La série de notes quotidiennes de
situation est envoyée par le bureau du renseignement ou 2e bureau du
PCIAT à Goma, à destination du bureau SITU[ation] de la sous-direction exploitation (SDE) de la direction du renseignement militaire
(DRM)287. Ces notes alimentent donc, avec un décalage d’une journée,
les notes de situation de la DRM. Ces points de situation alimentent
aussi ceux que présente l’état-major des Armées. Outre ces rapports qu’il
cosigne le plus souvent avec son chef du renseignement, le général commandant la force Turquoise produit lui aussi un document à l’intention
du centre des opérations interarmées qui le transmet au sous-chef opération, au major général des armées et au chef de l’état-major des Armées288.
Par ailleurs, chaque semaine, le général Lafourcade, commandant de la
force Turquoise ou COMFOR, produit une synthèse des activités de

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

la force à partir du 3 juillet 1994 jusqu’au départ des éléments français
du Rwanda289. À cette correspondance régulière du général Lafourcade
s’ajoutent des missives plus ponctuelles, comme par exemple celle du 8
août par laquelle il adresse directement au sous-chef opération de l’EMA
un point de situation290. L’état-major du général Lafourcade envoie, lui
aussi, un rapport quotidien à Paris sur les activités de la force Turquoise
synthétisant des éléments de renseignements et d’activités des unités françaises291. Les moyens aériens sont mis en place à Goma pour le transport
et l’avion Atlantic de la marine nationale, et à Kisangani pour la chasse ;
cette mise en place s’accompagne d’une structure de commandement au
sein du PCIAT à partir du 25 juin. Cette dernière produit une documentation sur ses activités par des rapports périodiques jusqu’au 11 août292.
En parallèle, la mise en place d’une structure humanitaire conduit à la
production, beaucoup plus ponctuelle, d’un bulletin de renseignement
humanitaire293. Dans le même temps, nourri par ces renseignements, le
centre interarmées des opérations, qui assure le suivi opérationnel, établit
des notes d’actualité sur l’opération et son environnement, d’abord sous le
timbre de sa cellule Afrique puis sous celui d’une cellule de crise dédiée294.
Durant cette période, de nombreux problèmes à la fois militaires et
politiques doivent faire l’objet d’ordres précis. Ainsi le 26 juin, le général Germanos souligne dans une note à destination du cabinet du ministre de la Défense qu’il faut résoudre au niveau politique la question
du sort des ressortissants étrangers rencontrés par les troupes françaises
en « pays hutu », et qui demandent à être évacués. On remarque à cette
occasion que la zone d’action de la force Turquoise est désignée par le
sous-chef opération dans une note au cabinet du ministre de la Défense
comme le « pays hutu »295.

5.3.3 Reconnaître les victimes au Rwanda :
les logiques françaises à Bisesero
Les massacres de Bisesero perpétrés par les milices extrémistes hutu
contre des populations civiles tutsi réfugiées sur une colline se sont déroulés au moment des premiers déploiements au Rwanda dans le cadre
de l’opération Turquoise. Considérant le mandat donné à la France et
les ordres d’opérations écrits en conséquence qui faisaient de l’arrêt des
massacres un des objectifs prioritaires des troupes françaises, la cooc-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

currence de ces massacres et de la présence militaire française a été la
source d’une interrogation sur les actions et, partant de là, sur les objectifs français lors de l’opération Turquoise. Il convient donc de revenir
plus précisément sur la manière dont Bisesero, le lieu, les populations
réfugiées et les massacres ont été pris en compte par l’appareil militaire
français tout au long de la période.
5.3.3.1 un lieu incertain
Dès le 6 juin 1994, alors qu’une opération française n’est pas encore
d’actualité, la direction du renseignement militaire (DRM) mentionne
Bisesero comme pouvant abriter 1 000 Tutsi296. Cependant, cette précision géographique se perd progressivement dans les rapports et les
instructions qui suivent. Le toponyme de Biserero est remplacé par une
indication plus large reprise régulièrement – triangle Gisovu-mont
Karangi-Gishita – et apparaît de manière irrégulière297.
Le 27 juin, une information parvient au commandement français à
Goma, puis rapidement au COIA (centre des opérations interarmées) à
Paris selon laquelle des combats ont lieu dans la zone. Les messages provenant du commandement à Goma en direction de Paris signalent un
incident digne d’intérêt298. L’information est alors reprise par le centre
des opérations à Paris où on insiste sur son incertitude299. Le soir, dans
leur synthèse quotidienne, le général Lafourcade et le lieutenant-colonel
Lebel, chargé du renseignement, notent l’événement survenu le matin :
« Le 27 vers 11 h du côté de Gishyita des miliciens et mercenaires hutus
s’en sont pris à des tutsis. Et des bandes de jeunes armées vues à Mukamura »300. Leur version n’est pas différente du message du matin ; cette
similarité manifeste l’absence de renseignements nouveaux. De Goma
à Paris, l’analyse ne varie pas et un point presse signale : « des populations civiles, seraient réfugiées dans le triangle Gisovu mont Karangi
et est de Gishita »301. À 17 h à Paris, un autre rapport affirme : « Vers
11 h un élément fort d’une centaine de miliciens armés encadrés par
des militaires a attaqué une colline dans la région de Gisovu 25 km sud
Kibuye, 200 Tutsi originaires de la commune étaient regroupés dans le
secteur et faisaient l’objet de menaces par des hutus »302. Jusqu’à nouvelle information, il n’existe pas dans les archives de document donnant
instruction au détachement de commando parachutistes de l’Air du

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

lieutenant-colonel Duval pour aller renseigner ces informations sur le
terrain. On peut cependant supposer que c’est pour cela qu’ils sont envoyés en reconnaissance303. Le lendemain, l’état-major parisien précise
son analyse de la situation à la destination du ministre de la Défense qui
se prépare à venir sur place :
Un incident a opposé le 27 matin des miliciens hutus (encadrés par des militaires) à des hommes en armes dispersés par groupe dans le triangle Gishyitamont-Karongi et Gisovu. Il pourrait s’agir soit d’éléments du FPR infiltrés de
nuit à partir de Gitarama soit plus probablement de réfugiés tutsis ayant fui les
massacres d’avril et cherchant à se défendre sur place304.

À ce stade, il apparaît dans les analyses faites à Paris deux caractéristiques
majeures ; d’une part, plus que de massacres, les analystes estiment qu’il
s’agit de combats et, d’autre part, qu’il existe une possibilité pour que
ces combats soient le fait de soldats du FPR. Cette dernière mention
d’une infiltration FPR fait écho au souci français de ne pas se confronter
directement à lui et, dans le même temps, d’une association systématique
de ce dernier à la technique de l’infiltration. Ainsi, la DRM exprime
cette crainte dès le 24 juin : « Le FPR dispose d’armes lourdes (RPG 7
mortiers, LRM et canon sans recul) mais aucun missile sol-air n’a été
observé dans ses rangs. Il utilise la technique de l’infiltration en faisant
passer de petits groupes de cinq à six combattants à l’intérieur des zones
FAR »305.
5.3.3.2 estimer la situation du 27 juin :
un problème de renseignement
Ces données ont conduit des éléments du COS à la recherche de
renseignements sur le terrain. Ainsi, le 28 juin au matin, le colonel
Rosier, commandant le groupement des opérations spéciales qui mène
depuis le 23 juin une opération de reconnaissance au Rwanda, reçoit un
rapport du capitaine de frégate Marin Gillier qui commande un détachement constitué de commandos Marine et de quelques gendarmes. Il
rapporte ainsi la situation à Bisesero (Tanguy est le nom de code pour
le FPR) :
Enfin le quartier de Gishyita appelé Bisesero est largement infiltré par Tanguy306
au point que les forces locales et les autorités politiques évitent de s’y aventurer.
Action Tanguy

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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Depuis les hauteurs qui joignent Gisivu au Mont Karongi, Tanguy mène des
actions de deux types :
Pour semer la terreur dans la population qui s’enfuit sans chercher à se défendre : ses actions leur permettent de rechercher de la nourriture qui semble
leur faire défaut.
Infiltration dans la région côtière pour recueillir le renseignement et tenter de
rallier des éléments à sa cause307.

Cette description comprend les événements du 27 au matin. Ces derniers sont présentés comme un assaut des FAR, dont certains membres
auraient été en civil, contre ce qui lui apparaît être des membres du FPR
ou, plus largement, des combattants tutsi. Faisant du renseignement
d’ambiance, Gillier note que la population locale est « particulièrement
remontée contre les Tanguy et assure des patrouilles armées et n’hésite
pas à lancer des raids de vengeance »308. Il semble donc décrire les raids
contre les Tutsi de Bisesero comme une conséquence d’une activité militaire du FPR. Cette analyse est due au fait que ses informateurs sont le
bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo, et le ministre de l’Information, Eliezer Niyitegeka, présent sur place (il en est originaire) ; ce
dernier « donne des consignes pour faciliter notre action et pour que
l’on réponde à nos questions »309. Le rapport de Gillier se conclut par
une recommandation en accord avec le renseignement dont il dispose : « une éventuelle pénétration des troupes françaises dans Bisesero
doit se faire en force, de multiples sources ont mis en garde. Le bourgmestre est prêt à nous fournir des « guides »310.
Le 28 juin au matin, le colonel Rosier reçoit donc une information
qui décrit Bisesero comme un lieu de confrontation entre les Forces
armées rwandaises, sans doute accompagnées de miliciens, et des Tutsi
perçus comme pouvant être des membres du FPR. Ce renseignement
peut sembler cohérent avec l’ensemble des précédents. La crédibilité
donnée aux renseignements fournis par deux piliers du pouvoir en place
à Marin Gillier n’est pas remise en cause, en grande partie parce qu’elle
correspond aussi à un mode opératoire souhaité par le commandement
des opérations spéciales. Ainsi, dans une note préparatoire du 15 juin
sur les « hypothèses d’emploi », il est proposé une hypothèse 1 définie
comme un « Engagement en souplesse, obtenir politiquement l’accord
de principe des FAR » qui s’oppose à un engagement en force mais qui
suppose alors de « Convaincre les FAR qu’on vient les aider à recréer

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

une situation propice pour le rétablissement de la paix (démarche de
coopération) »311. La proximité avec l’administration et les FAR est
donc souhaitée.
Cependant, le doute est présent, au moins au niveau du commandant de la force Turquoise. En effet, dès le 27 juin au soir, prenant appui
sur ce qu’il sait de Bisesero, le général Lafourcade exprime des doutes
sur la fiabilité des renseignements obtenus auprès des autorités administratives rwandaises :
Les milices hutus et les militaires de la région ouest semblent s’intéresser de très
près à ce problème ; ils annoncent l’arrivée du FPR.
Il pourrait s’agir : soit d’éléments du FPR infiltrés de nuit à partir de Gitarama
qui pourrait chercher à couper la zone en deux.
Soit de tutsi ayant fui les menaces d’avril et cherchant à se défendre sur place.
Je penche pour la dernière hypothèse.
Dans ce cas les risques sont les suivants :
Effectuer une reconnaissance avec des « guides » hutu et être taxés de collaboration avec les FAR ;
Effectuer une reconnaissance seul avec le risque de tomber sur des FPR ;
Ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos.
Mon intention pour les deux jours qui viennent est d’essayer de préciser par
ailleurs ce renseignement sans m’aventurer dans la zone312.

Dans le raisonnement que le général tient à ses chefs, deux éléments
s’affrontent : le souci d’aller là où des massacres sont perpétrés – avec l’idée
qu’ils pourraient l’être sur ordre ou par des autorités rwandaises – et le
risque d’arriver au contact du FPR. En effet, la peur de l’infiltration des
troupes du FPR, sans doute acquise du temps de la formation des FAR par
les troupes françaises, est très présente jusqu’au plus haut niveau de l’État
français comme l’atteste une note du général Quesnot le 28 juin décrivant
cette technique comme propre au FPR313 ; elle est évoquée le lendemain en
conseil restreint, signe de l’influence de cette note314. Dans le raisonnement
du chef de l’état-major particulier, ces deux considérations combinées justifient la prudence et donc la lenteur à pénétrer dans la zone. S’ajoute le souci
déjà largement exprimé dans les ordres de Paris dès les premières heures de
l’opération : ne pas rester sur le terrain ; ce que le général Lafourcade rappelle aussi le 28 juin à ses hommes : « Veiller à ne pas donner l’impression
de vous implanter de façon durable là où vous devez laisser des éléments
pour de très courtes périodes »315. La recherche du renseignement, souhaitée par le général Lafourcade, est mise à l’ordre du jour des opérations

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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comme le signale, à Paris, la fiche du jour produite par la cellule de suivi
de l’opération Turquoise : « Au centre, dans le secteur plus sensible de
Kibuye (avec un effort de renseignement sur le triangle de Gisovu-Karongi-Gishyta) »316.
Il existe une analyse différente de la situation. Cette dernière est portée
par les personnels de l’armée de l’Air appartenant au CPA 10 sous les
ordres du lieutenant-colonel Duval. Ce dernier rédige un compte rendu
de ses observations faites le 27 juin mais ne les envoie que le 29 :
Mission du 27 06 94
Reconnaissance d’itinéraire Kibuye Gishyita RAS
Reconnaissance du secteur de Bisesero à l’est de Gishyita pour 6 km accompagné
par un civil de Muguba plus des journalistes du Figaro, Libération et RFI.
Dans le secteur de Bisesero, nous avons rencontré une centaine de tutsi réfugiés
dans la montagne. Ils se sont présentés spontanément sur la piste en voyant les
véhicules militaires. Ils seraient environ 2 000 cachés dans les bois.
D’après eux la chasse aux tutsi a lieu tous les jours menée par des éléments de
l’armée, gendarmerie, milices encadrant la population.
Ils nous ont montré des cadavres de la veille et du jour même dont un enfant
blessé – tendons – des combats du jour. Ils sont dans un état de dénuement
nutritionnel, sanitaire et médical certain.
Ils ont directement impliqué les autorités locales de Kibuye comme participant
aux chasses à l’homme.
Ils espéraient notre protection immédiate ou leur transfert en un lieu protégé.
Je ( ?) pu simplement leur promettre que nous reviendrions les voir et que l’aide
humanitaire arriverait bientôt.
Il y a là une situation d’urgence qui débouchera sur une extermination si une
structure humanitaire n’est pas rapidement mise en place ou tout au moins des
moyens pour arrêter ces chasses à l’homme.
Il est à noter qu’un véhicule contenant des militaires FAR est passé sans s’arrêter
et qu’il affichait un grand drapeau français sur le capot.
Les reportages du Figaro et de Libération sortent le 29 06 en première page317.

L’intégration des informations prend du temps entre le terrain et Paris.
La représentation du 27 semble perdurer encore le 28 juin dans une note
de la DRM318. La bascule de l’analyse française sur la situation à Bisesero s’effectue progressivement dans la journée du 28 juin 1994319. Tout
d’abord, le renseignement obtenu par les commandos-marine permet
de mettre profondément en doute la crédibilité de leurs interlocuteurs
rwandais. Ainsi, dans la journée, un message d’Omar (commando Trepel)
souligne toute l’ambiguïté de son interlocuteur qui apparaît pour ce qu’il

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

est : un combattant qui recherche l’aide des Français et de leur armée. Il
apparaît probable au commandant Gillier que des Tutsi sont massacrés :
« Ce matin vers 10 heures une centaine d’aigles320 auraient pénétré dans le
quartier de Bisesero où se trouveraient 300 à 500 faucons principalement
cachés dans les galeries d’une mine d’étain à la sortie est du quartier »321.
Ce message constitue, malgré l’emploi systématique du conditionnel, la
description la plus précise obtenue à ce stade sur la localisation des Tutsi
menacés. La source du renseignement apparaît alors – rétrospectivement
– comme bien informée. Cependant, l’usage du conditionnel atteste aussi
d’un doute de l’officier de marine. Le message de Marin Gillier laisse,
dans le même temps, voir les intentions de son interlocuteur institutionnel : « Le bourgmestre de Gishyita semble de plus en plus désireux de
lancer des offensives et demande ouvertement notre aide pour pénétrer à
Bisesero et y éliminer les éléments qui terrorisent la population »322.
Le commandant Gillier rapporte les demandes qui lui sont faites par le
bourgmestre de Gishyita, sa source de renseignements depuis la veille323.
En soulignant qu’il apporte à ses demandes des réponses dilatoires, il
montre son refus de s’engager dans ce qui semble impliquer une opposition au FPR et qui sortirait du mandat donné aux forces françaises. Dans
le même temps, les termes désignant les Tutsi et le FPR étant strictement
distingués dans son message, il est peut-être encore dans l’illusion que,
lorsque le bourgmestre demande des moyens militaires, ceux-ci ne vont
pas être employés pour continuer le génocide. Malgré cela, il semble tout
de même très renseigné sur la réalité des massacres sans arriver pourtant à
désigner des auteurs avec précision. Le souci d’une réponse dilatoire peut
alors s’expliquer dans la perspective qui est celle donnée aux opérateurs
du COS depuis le début de l’engagement : chercher du renseignement
auprès des autorités administratives en place324.
5.3.3.3 l’action
Le 29 juin constitue un autre moment de bascule dans l’analyse que
font les Français de la situation à Bisesero325. Dans la journée, le commandant Gillier, qui approche de la zone, fait réaliser une infiltration
par une équipe de commando marine et de gendarmes mais surtout par
des éléments du 13e régiment de dragons parachutistes qui ont rejoint
sa troupe la veille326.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Dans la fin de la journée, la situation apparaît plus nettement à
Paris. Bisesero commence à exister dans un document de travail de la
DRM faisant l’inventaire de l’ensemble des sites où des populations
sont menacées : « Deux mille civils tutsi attendent là, la protection de
la force française. État de dénuement nutritionnel sanitaire et médical
extrême »327. La DRM rend donc compte de l’attaque du 27 et identifie
les auteurs328. Cette note intègre le renseignement des personnels de
k’armée de l’Air du CPA 10. On note ainsi le chiffre de 2 000 Tutsi
qui est celui fourni par le lieutenant-colonel Duval, on note aussi le
changement définitif de toponyme avec la mention de Bisesero. Enfin, contrairement à la version des faits fournie par Marin Gillier, il n’y a
plus d’ambiguïté quant au fait qu’il n’y a pas de combat entre membres
du FPR et soldats des FAR mais seulement des expéditions meurtrières.
Dans le même sens, une note du 2 juillet synthétisant l’affaire semble
faire un bilan très tranché de Bisesero329. Son commentaire final esquisse une forme radicale de mise à jour :
Les 5 à 10 000 tutsis qui vivaient dans la province de Kibuye avant les événements ont été décimés par les miliciens hutu. Les rescapés se sont réfugiés dans les
collines et ont tenté d’échapper aux opérations de « chasse à l’homme » organisées
par les milices. À l’annonce de l’arrivée des Français, le bourgmestre de Gishyita
a fait intensifier les actions, faisant appel aux milices de Kibuye. Selon un prêtre
français, il n’y a pas de FPR dans la circonscription. Les tutsis vivant dans les
collines ne sont pas affiliés au FPR330.

Après coup, le 30 juin, dans deux messages successifs, un officier
de la DGSE commente la circulation de l’information entre les différentes composantes des forces françaises : « Le COS a tendance à ne pas
transmettre au B2 ses éléments de situation rens ce qui rend difficile
une appréciation globale »331. Dans un rectificatif de ce même message,
l’officier souligne que les difficultés sur l’intégration du renseignement
ont spécifiquement concerné Bisesero : « Les infiltrations FPR au sud
de Kibuye ne sont pas encore une information sûre. Les blessés récupérés par le COS seraient des tutsis réfugiés dans la montagne et traqués
par les milices »332.
Si les contraintes pesant sur les acteurs français sont lourdes – intégration défaillante du renseignement, capacités militaires encore limitées, souci du respect des ordres reçus du pouvoir politique –, pourtant
la réalité demeure : face à l’objectif de sauver les victimes des massacres,

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Bisesero est à la fois un échec et un drame. Quand bien même la prise
de conscience collective du commandement français se fait progressivement, Biserero constitue un tournant dans la prise de conscience du
génocide. Il y a un avant et un après Biserero. Des témoignages périphériques signalent par ailleurs l’importance de l’événement. Ainsi le
médecin psychiatre, conseiller du COMFOR pour l’hygiène mentale,
dont la mission a duré du 27 juillet au 27 août 1994, et qui est intervenu essentiellement à Goma, l’évoque comme un des premiers événements qui ont marqué les soldats du PCIAT333.

5.3.4 Un autre regard sur les débuts de Turquoise : les archives
audiovisuelles de l’ECPAD
C’est le 21 juin 1994 que l’équipe de l’ECPA (acronyme de l’établissement en 1994) reçoit l’ordre de partir en mission de reportage
au Rwanda pour couvrir l’opération Turquoise. Sans préparation psychologique, ni transmission d’informations sur la situation du pays,
les cinq hommes334 qui la composent embarquent avec d’autres militaires de l’opération le 23 juin. Ils rejoignent Goma le lendemain, via
Libreville335, pour une mission de tournage de 36 jours, du 25 juin au
28 juillet. Ils sont relevés par une seconde équipe à la mi-août, qui est
opérationnelle jusqu’au 5 septembre. Leur mission principale : filmer
le plus amplement possible les forces Turquoise en action sur le terrain
rwandais.
Les deux équipes tournent pendant ces deux mois plus de 36 heures
de rushes336, aujourd’hui numérisés et conservés par les services de
l’ECPAD. Cet ensemble forme un corpus d’archives inédites d’une
grande richesse, offrant au chercheur une dimension supplémentaire
d’incarnation des acteurs et des événements.
Dans son compte rendu de reportage de fin de mission, l’adjudantchef opérateur rapporte que, du 25 juin au 1er juillet 1994, son équipe
a été prise « dans la tourmente de la “manœuvre médiatique” ». Il désigne par là une démarche qui « avait pour but de médiatiser l’opération
Turquoise et d’essayer de canaliser les déplacements de la presse sur le
terrain »337. En effet, beaucoup plus que lors des deux opérations extérieures précédentes au Rwanda, les autorités militaires et politiques ont
décidé de donner une grande visibilité à l’intervention française. Plus

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de cinquante journalistes français et étrangers sont convoyés, encadrés,
nourris et logés sous la responsabilité de l’armée française pendant plusieurs semaines338. Une presse omniprésente sur les théâtres d’opération, se révélant à plusieurs reprises mieux informée que les acteurs de
Turquoise, et dont le regard et les jugements ont pu influencer les prises
de décision. Une situation inédite pour les militaires français, qui s’en
plaignent à plusieurs reprises dans des séquences tournées par l’équipe
ECPA.
Du 25 juin au 3 juillet, l’équipe de tournage a pour base arrière l’aéroport de Bukavu au Zaïre, groupement sud du dispositif Turquoise.
De là, elle rayonne de manière autonome dans le sud-ouest du territoire rwandais, au bon vouloir des autorités du COS, mais sans moyens
de protection attribués. L’équipe s’intéresse notamment aux différents
camps de réfugiés qui y sont disséminés339. Dans les premiers jours de
sa mission, elle fait un extraordinaire travail de documentation sur la
mise en place de l’opération militaire. Mais plus encore – alors qu’elle
n’y est pas vraiment préparée – sur les lieux, les traces, les acteurs et les
victimes du génocide des Tutsi au Rwanda.
5.3.4.1 recueillir la parole des témoins du génocide : les sœurs
de sainte-marie de kibuye
Le dimanche 26 juin 1994 au matin, au troisième jour de l’opération
Turquoise, le colonel Jacques Rosier, commandant du détachement
COS, est héliporté de Bukavu à Kibuye pour superviser l’installation de
l’un de ses trois groupes opérationnels dans un couvent de religieuses.
Les 35 hommes du CPA 10, commandés par le lieutenant-colonel
Duval, prennent quartier dans les locaux de la Congrégation missionnaire des sœurs de Sainte-Marie de Namur. L’équipe de l’ECPA
accompagne le détachement et décide d’interviewer deux sœurs du
couvent, témoins des massacres de Kibuye. Le colonel Rosier s’est
entretenu longuement avec elles auparavant.
Sœur Roberta Farrington est la supérieure générale de la Congrégation Sainte-Marie qui, après de multiples périples et de nombreuses
démarches auprès des autorités rwandaises puis françaises, notamment
à Gisenyi et à Goma, a obtenu la protection des forces françaises de
Turquoise. Maîtrisant mal le français, elle semble très réservée mais

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

contrôle avec attention les paroles prononcées. À ses côtés, durant tout
l’entretien, se trouve la religieuse responsable du couvent de Kibuye,
sœur Marianne Ketels. C’est une Belge francophone, avec une grande
expérience du « terrain » puisqu’elle est en mission au Rwanda depuis
plus de trente ans. Présente à Kibuye depuis le début de génocide, elle a
vécu pendant près de trois mois dans la peur et les échos des massacres.
Très marquée par les événements, elle n’en reste pas moins particulièrement expressive et volubile face à la caméra.
L’opération Turquoise a déployé dès le deuxième jour de son intervention des moyens militaires importants pour la sécurisation, puis
l’évacuation de cette communauté des religieuses de Sainte-Marie. Dès
le vendredi 24 juin – lendemain de l’entrée des militaires français au
Rwanda – un détachement des commandos des forces spéciales, accompagné par le préfet de Kibuye, était venu faire une première reconnaissance dans le couvent, sans laisser d’hommes sur place. Les autorités
de Turquoise donnent uen grande visibilité à cette opération de sécurisation/ évacuation, dont elles semblent vouloir faire un symbole, une
« vitrine » initiale, de sa mission « strictement humanitaire ».
Cette volonté se manifeste notamment par un filmage très soutenu
de l’ECPA dans lequel prend place ce long entretien filmé. Il est réalisé dans le jardin du couvent – devant une végétation luxuriante et au
milieu des chants des oiseaux.
Q : Et ces travailleurs que vous n’avez pas revus, est ce que vous pensez que …
qu’ils ont été assassinés ?
Sœur Ketels (SK) : Ah oui, parce que les autres travailleurs nous l’ont dit. Ils
étaient… Les autres travailleurs nous ont raconté ce qu’il s’était passé… Chaque
matin ils racontaient. Alors bon. Les pauvres gens… y étaient.
Q : Est-ce que vous pouvez nous citer des lieux où il y a eu ces assassinats ?
SK : Ah ce que nous avons entendu, nous autres, c’est que nous… Nous avions
des réfugiés aussi ici, et on nous a dit de les envoyer au stade…ou à l’église.
Q : Oui…
SK : Et là qu’on s’occuperait d’eux… (Elle regarde intensément l‘interviewer
sans finir sa phrase, en pinçant ses lèvres).
Q : Et combien y a-t-il eu de réfugiés au stade et à l’église ?
SK : Ça ce sont les travailleurs qui nous ont dit ça, les gens qui nous ont dit
ça. Dans le stade il y en avait 5 000 … et dans l’église 3 000 à peu près, oui,
qui ont été probablement tous assassinés340 (elle tourne la tête, le regard perdu
dans le vide).

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

SK : On a entendu beaucoup de tirs hein, beaucoup, beaucoup…
Q : Et depuis vous n’avez pas revu vos… les travailleurs ?
SK : Ah non… (en soupirant, avec un sourire crispé). On n’a pas revu nos
travailleurs (elle secoue la tête, regard embué).
(…)
Q : Des gens ont vu des cadavres … ?
SK : Oh oui ! Les gens ont vu des cadavres ! Nos travailleurs ont dû aller aider
même, pour dégager…
Q : Mais cela fait environ 8 000 personnes donc mortes. Elles ont été toutes
enterrées ?
SK : (en faisant une moue bizarre, hochant la tête) : Je pense que oui, je
pense que oui… (elle se tourne vers la sœur supérieure pour demander son
approbation).
SK : Oui … On a fait des fosses communes, hein. On a fait des grands trous…
(elle baisse le regard, lèvres serrées, visiblement perturbée).
(…)
Q : Principalement les gens qui ont été donc, à priori assassinés, ce serait de
quelle ethnie ?
SK : Oh ! … (elle soupire en regardant la sœur supérieure, puis parle subitement très bas) … Ce sont des Tutsi, n’est-ce pas…
Q : Des Tutsi ?
SK : Oh oui ! Mais oui …mais oui…
Q : Et la population tutsi était importante dans le village ?
SK : Oui, oui, oui, beaucoup… dans cette région. Il y beaucoup… dans cette
région spécialement … Combien de pourcents, je ne sais plus mais… (elle se
tourne vers sa supérieure qui est cadrée par la caméra).
SF : Oui, mais vous voyez les Hutu sont sans doute beaucoup plus nombreux,
mais … sans doute hein ?
SK (voix off) : C’est une région forte, de fort taux tutsi ici, oui, oui … Dans
notre mission de Mubuga aussi, hein … Dans l’église 3 000 aussi… Tutsi tués
… (elle se tourne de nouveau vers sœur Farrington, visiblement bouleversée)
(…)
Q : Les autorités du village sont de l’ethnie hutu, je crois ? (la caméra élargit le
champ pour cadrer ensemble les deux sœurs).
SK (elle se tourne vers la sœur supérieure, et semble toujours inquiète) :
Hmm, hmm… oui, oui …
Q : Et ils n’ont pas pu empêcher cela ? Ils n’ont pas pu empêcher le massacre ?
SK : (elle fait une moue interloquée, surprise par la question, se tourne de
nouveau vers sœur Farrington) : Je ne sais pas quoi dire… (elle hoche la tête,
et fait un geste d’impuissance avec les mains).
Sœur Farrington (SF) : Nous ne pouvons pas savoir, nous… nous sommes dans

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

cette petite… (elle fait un geste pour tracer un cercle avec ses mains). On
n’est pas informées… c’est à Dieu de…
SK : On ne sait pas, on ne sait pas… (tourne la tête de l’autre côté, inquiète
et embarrassée. La caméra se rapproche d’elle pour la cadrer en gros plan)
(…)
SK : Ils sont venus toute une bande de jeunes, de jeunes armés avec des machettes
et tout ça … Pour voir si nous avions des Tutsi cachés (elle se reprend tout de
suite), enfin si on cachait des gens… Ah, ils sont venus voir…
Q : Ils sont venus voir ?
SK : Ah oui, oh oui, oui… (en hochant la tête et en baissant les yeux).
Q : Ils vous ont bien traitées ?
SK : Oui, oui, oui… (en hochant la tête, sœur Farrington approuve) …
Ils ont été très… très gentils avec nous. Et on les a laissés libres, ils sont entrés
partout, partout… Oui…
Q : Et c’était des jeunes d’où ? D’où venaient-ils ces jeunes ?
SF : On ne les connait pas !
SK : Des collines je suppose, je suppose… Moi je ne les connaissais pas… (elle
secoue la tête).
Q : Ils n’étaient pas du village ?
SF : On ne sait pas…
SK : Bah des collines, ici… Ils étaient de partout (la caméra se tourne vers
sœur Farrington qui prend la parole).
SF : Ici on ne parle pas jamais d’un village, c’est toujours une colline… (elle
montre du doigt devant elle)… à la place du village, c’est une colline.
Q : Ah d’accord, oui…
SF : Ici c’est la colline de Kibuye.
SK : On avait peur naturellement, hein, pour nos sœurs, mais ils ont été… Je
crois qu’ils avaient une recommandation du préfet de ne pas toucher aux sœurs.
SF : Oui, nous était protégées, si, si…
SK : Oui, on était protégées par le préfet341, ça c’est une vérité, ça !
Q : C’est sûr ?
SK : Absolument ! …
Q : Est-ce que parmi les gamins qui sont venus fouiller le comment… les
bâtiments, vous avez vu des gens, des jeunes que vous aviez déjà aidés il y a
quelques années ?
SK : Oui, oui, il y avait des gens qu’on connaissait (en regardant la sœur supérieure)… Il y avait des jeunes gens qu’on connaît…
Q : Cela a dû vous faire mal au cœur, non ?
SK (fort, de nouveau en se retournant) : Oh, comment !!!... Nous étions
accablées ! … Mais là ils étaient obligés de faire hein … ils devaient suivre leur
chef. Je ne sais pas quoi moi, ils étaient obligés…
Q : Donc des milices bien organisées sont…

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

SK (en hochant la tête) : Oui, oui, oui…
SF (off, s’adressant à sœur Ketels) : Ne publiez pas les choses trop vite !! [coupure du filmage]
SK (en regardant sa supérieure) : Comment voulez-vous penser à quelque
chose… (avec la voix émue, elle baisse la tête, ferme les yeux, et secoue la
tête. Silence. Elle prend une grande inspiration). Tous nos gens, tous nos
amis, tous nos voisins travailleurs, tout ça…mais enfin… (regard perdu, embué, plein d’émotion, tourne la tête au loin).
Zoom avant et gros plan sur sœur Ketels. Elle regarde la caméra, et finit par
sourire.
Fin de l’entretien filmé342.

Cette interview, malgré ses non dits343 et ses zones d’ombre, apporte
aux militaires de l’opération Turquoise des informations d’importance
sur l’ampleur des massacres de civils ; mais aussi sur l’identification
claire des bourreaux (Hutu) et des victimes (Tutsi). Elle dément l’implication, même indirecte, du FPR dans ces massacres qui sont rapportés
par les sœurs comme des assassinats de masse de civils tutsi, non combattants.
En revanche, l’entretien filmé ne permet pas d’avoir des éléments
d’information et de compréhension sur l’organisation et les organisateurs du génocide (le terme n’est jamais employé par les opérateurs
durant leurs entretiens sur le terrain). Notamment parce que le rôle du
préfet Kayishema y est réduit à son rôle de « protecteur » de la mission
par les deux sœurs, alors qu’elles ont sans doute des informations – surtout sœur Farrington – beaucoup moins positives sur lui. Enfin cette
interview semble confirmer la dangerosité réelle de la situation vécue
par les religieuses et la nécessité justifiée d’une protection des militaires
français de Turquoise.
5.3.4.2 recueillir la parole des victimes du génocide :
un réfugié du camp de nyarushishi
L’équipe de l’ECPA se rend le même 26 juin, dans le plus grand camp
de réfugiés du Rwanda du moment, le camp de Nyarushishi. Situé dans
l’extrême sud-ouest du territoire, abritant plus de huit mille réfugiés
principalement tutsi, les forces Turquoise en prennent le contrôle dès le
premier jour, le 23 juin, sous la responsabilité du colonel Didier Tauzin.
Après une exploration filmée de ce camp immense mis en place par
le CICR, les opérateurs de l’ECPA choisissent de fixer leur caméra pour

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

interviewer un premier réfugié. Cadré sur l’une des grandes routes de
terre qui sillonnent le camp, l’interviewé est un homme d’une trentaine
d’années, grand et maigre, portant une casquette rouge et une veste usée
et poussiéreuse. Il parle lentement, avec un ton très mesuré, s’exprimant
avec un français hésitant, mais chargé d’émotion. Malgré des difficultés de communication, il montre au cours de cet entretien une pensée
précise et cohérente, qui à plusieurs reprises surprend ses interlocuteurs.
C’est la première fois dans leur mission344, que les opérateurs de l’ECPA
filment le témoignage, et font entendre, la voix d’un rescapé tutsi. Ils le
feront de moins en moins dans le reste de leur mission.
Q : Et vous vous sentez plus rassuré avec des militaires français ?
R : Nous, nous étions tellement contents…
Q : Oui ?
R : Oui, parce que sinon … Il y avait la paix maintenant ici… On nous a
emmené de la paix, ils nous protègent bien ! (il appuie de la voix cette expression)… Nous couchons, nous mangeons le maïs et le pain qu’on nous donne.
C’est bien ! (…)
Q : De quelle ville vous venez ?
R : Nous venons de Cyangugu. Ici ! (en appuyant le mot, et en montrant le
sol du doigt)
Q : Alors vous êtes de la région ?
R : Oui, nous sommes de la région, oui ! … (en montrant du doigt devant lui)
c’est ça notre communauté…
Q : Et pourquoi vous êtes venus dans le camp ?
R : C’est notre région… On nous a chassés !
Q : Vous avez été chassés345 par les autres villageois ?
R : Oui, oui … formés par ce gouvernement actuel.
Q : Par les ? …
R : Formés par ce gouvernement actuel !
Q : Ah d’accord… Ce sont donc les milices qui ont été formées par les militaires
de la garde des Forces armées rwandaises, c’est ça ?
R : Oui, oui … pour nous chasser. Il paraît que les villageois … Vous savez qu’il
y avait, qu’il y a le multipartisme ici au Rwanda.
Q : Oui.
R : Il y a les partis de l’opposition et il y avait le parti du président de la
République.
Q : Oui…
R : Comme les Burundais… [Plusieurs mots incompréhensibles] Ils disaient
que nous sommes des Inkotanyi346 alors que nous ne les savons … Même on
n’a pas vu des Inkotanyi passer…Nous ne sommes pas des Inkotanyi ! …Nous

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

sommes des villageois (en écarquillant les yeux). Nous ne sommes pas des …
Nous ne sommes pas des politiciens, nous ne sommes pas des militaires. On ne
sait pas Inkotanyi c’est quoi…On attend simplement le FPR, mais nous savons
pas, on ne le connaît plus.
Q : Ah d’accord, oui …
R : (en parlant beaucoup plus bas) Nous, nous sommes de l’ethnie tutsi … On
dit que le FPR sont les Tutsi qui ont attaqué le pays… Alors, mais nous le savons
plus. Alors ils ont commencé à nous chasser comme cela.
Q : Ah d’accord. Vous n’avez aucune sympathie pour le FPR ?
R : Ici à l’intérieur du pays ?
Q : Oui.
R (en secouant la tête) : Non, il n’y a pas de FPR ici à l’intérieur ! (…) On ne
connaissait pas les gens du FPR, parce qu’il n’y n’a pas de meetings qu’ils ont fait.
Ce que nous entendons seulement c’est de voir les radios et …
Q : Oui.
R : …nous ne les savons plus.
(…)
Q : Mais qui vous a chassés ?
R : Ce sont des… Ce sont des villageois, même soutenus par les autorités parce
que… Ceux qui sont morts, il n’y a pas d’enquêtes qu’on a … qui sont suivies
Q : Et quels sont les villageois qui vous ont chassés ?
R : C’est la masse de l’ethnie hutu (ces deux derniers mots sont prononcés
très bas par le réfugié tutsi).
Q : De… ?
R : De l’ethnie hutu !
Q : Vous êtes Tutsi, alors ?
R : Oui ! (il appuie le mot en écarquillant en grand les yeux)… [silence] …
(…)
Q : Vous pensez que …
R (l’interrompant) : Moi je vais, je veux rester simplement dans le pays luimême.
Q : Vous pensez que le FPR va venir jusqu’ici ?
R : En faisant quoi ? … en battant ?
Q : Oui.
R : (faisant une moue dubitative) … Nous, nous ne pouvons pas savoir ça.
Parce que ce que nous entendons, seulement nous l’entendons à la radio. Mais
on ne sait pas les activités, on ne sait pas les programmes … On ne sait pas ce
qui peut arriver ici … Il y a aussi les forces gouvernementales qui sont en train
de se battre, en train de combattre avec elle… Comme ça, on ne peut pas préciser, qui va préciser ? Moi, je ne sais pas…
R : Mais vous voyez vous-même… Vous voyez ces maisons qu’on a détruits
(montre avec sa main devant lui), vous-même là…

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Q : Oui…
R : C’étaient les maisons de… de nous. Alors, comment est-ce qu’on peut
retourner là ? Sans manger, sans de quoi manger, sans de quoi habiller, sans de
quoi… tout ça… Hein ?
Q : Et avant, vous aviez quoi comme métier ?
R : Moi ?
Q : Oui.
R : Moi j’étais constructeur, j’étais maçon.
Q : Maçon ?
R : Oui, oui…
Q : Donc là vous avez perdu votre travail ?
R : Ah, beaucoup, beaucoup (en secouant la tête). J’ai quitté chez moi avec
ce … Vous voyez avec ce pantalon, avec cette veste et rien d’autre. J’avais des
habits, j’avais de tout. J’avais des vaches, des coqs [?] Ils ont tout mangé, ils ont
disparu. Je suis venu comme ça (regarde ses habits), sans d’autres choses…
Q : Votre famille est venue avec vous ?
R : Oh ! (en levant la tête et en regardant au loin)… La famille est déjà…
c’est moi seulement qui reste… Les autres… ils les ont massacrés.
Q : Ils ont été tués ?
R : Oui, oui…
Q : De votre village, beaucoup de gens ont été massacrés ?
R : Là où j’étais, ils ont tous été …tous attaqués… (long silence). Je dis ça
parce que le gouvernement actuel, il a des fusils qu’ils ont donnés aux villageois
pour chasser les autres, hein ? Vous voyez des barrières partout dans les routes,
hein ?
Q : Qui est-ce qui tient les barrières… sur les routes ?
R : Pardon ?
Q : Qui garde les barrières ?
R : (en parlant bas) Ce sont les Hutu soutenus par ce gouvernement, les bourgmestres, les conseillers, tous les … (silence. L’homme mâche un brin d’herbe,
le regard dans le vague).
(Silence)
R : Mais même ces militaires (regarde au loin), ils n’aiment pas que nous
parlons avec vous (il regarde de biais) … Ils n’aiment pas que nous parlions
avec vous (en écarquillant les yeux)… Parce qu’ils savent que nous disons leurs
secrets… Encore que, je disais qu’ils nous protègent … Alors derrière la protection il y avait des gens qui venaient voler des gens ici… Pour aller les tuer …
Et lorsqu’ils trouvaient quelque chose qu’ils n’avaient pas, ils l’emmenaient …
Tous ces gens, ce sont des gens qui ne sont pas étudiants, qui n’avaient pas même
de métier… Celui qui est intellectuel est mort… Vous voyez que le plus grand
nombre sont des femmes, des enfants… Pas d’autres…
Q : Vous avez à manger ici ?

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

R : On nous donne du maïs, de la farine et du maïs…
Q : Ouais ?
R : Des haricots…
Q : Qui vous donne à manger ?
R : C’est la Croix-Rouge
Q : La Croix-Rouge ?
R : Oui, oui ! (silence. L’homme regarde plus intensément la caméra).
Q : Qu’est-ce qu’on construit là, c’est… ?
R : C’est l’hôpital de la dysenterie bacillaire
Q : C’est un hôpital ?
R : Oui, oui … Ici la dysenterie bacillaire est grave. Elle est aussi dangereuse,
hein. Les hommes meurent en abondance.
(…)
Q : Quand est-ce qu’ils étaient là, les agresseurs ? (voix off qui ressemble fort
à celle du lieutenant-colonel Duval) (…)
R : Jeudi !
Q : Jeudi… Et vous savez où ils sont partis, vous savez où ils sont partis les
agresseurs ?
R : Les agresseurs ils sont retournés chez eux… (il montre de la main devant
lui)
(…)
R : Ceux qui sont morts, sont plusieurs fois plus que ceux-ci. (il montre d’un
geste de la tête tout le camp des réfugiés qui sont devant lui)
Q : Et ils se sont arrêtés où alors … sur les, en haut des collines ?
R : Non, ici dans les fourrés… ou dessous dans les marais… même dans les
collines… tout, tout, tout…
Q : Et ils étaient armés de quoi ? Quelles armes ?
R : Ah, sincèrement des machettes, des lances, des… des bois
Q : Des massues ?
R : Oui… Des lances, des grenades, des fusils…
Q : Et vous étiez prêts à vous défendre ?
R : (en haussant les épaules et en ouvrant ses mains) Avec … avec quoi ???
Nous n’avons rien ! Nous sommes comme ça (il montre ses habits), sans rien
d’autre, quoi ? … Il n’y a pas moyen de se défendre…On peut se défendre
autant que vous avez quelque chose à… ».
Coupure du filmage. Fin de l’entretien filmé.

Cette longue interview qui dure près de dix minutes apporte en complément de celle des sœurs de Sainte-Marie de Namur des confirmations
et des informations d’importance sur les massacres génocidaires et la situation du camp de Nyarushishi. D’abord la confirmation que les massacres
n’ont pas de lien direct avec des affrontements militaires, mais sont bien ef-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

fectués par la population hutu – et pas seulement par les miliciens, comme
le pensent encore beaucoup les militaires français – contre la population
tutsi. Ensuite, l’absence de lien entre le FPR et cette population locale tutsi
qui n’a d’évidence aucun rapport, ni proximité avec une force armée et
politique qu’ils ne connaissent pas – surtout au sud-ouest du pays. Enfin,
et sans ambiguïté, l’implication des autorités locales et régionales dans
l’organisation des massacres génocidaires. Une responsabilité qui apparaît
clairement dans les explications de ce réfugié, alors qu’elle était voilée dans
l’ensemble du témoignage des religieuses de Sainte-Marie.
L’homme interviewé témoigne aussi de l’insécurité qui règne encore
dans le camp de Nyarushishi. Gardé par un détachement de la police
nationale rwandaise, les incursions des miliciens y semblaient fréquentes avant l’arrivée des militaires français. À la suite de cet entretien,
plusieurs réfugiés guident l’équipe de l’ECPA vers un charnier où l’opérateur filme des dizaines d’os humains qui émergent du sol. Le réfugié
révèle également une première alerte sanitaire concernant l’épidémie de
dysenterie qui est déjà importante dans le camp.
5.3.4.3 capter les silences du commandement turquoise : une
conversation entre le colonel rosier et le sergent-chef m.
L’équipe de l’ECPA est de retour ce 28 juin au matin à Kibuye.
Devant les locaux de la préfecture, les forces Turquoise ont aménagé
un héliport de fortune afin d’évacuer les religieuses de Sainte-Marie
rencontrées deux jours plus tôt. Acheminées depuis leur couvent en
voitures militaires et civiles par petits groupes successifs, elles sont embarquées et évacuées dans des hélicoptères Puma jusqu’à Goma. C’est le
détachement CPA 10 du lieutenant-colonel Duval qui prend en charge,
avec une grande efficacité, cette opération filmée par l’ECPA.
Entre deux rotations d’hélicoptères, l’adjudant-chef opérateur cadre
deux soldats français en train de discuter, au milieu d’un groupe de sept
militaires français. Celui de gauche est le sergent-chef (M), appartenant au
détachement des commandos Air sous le commandement du lieutenantcolonel Duval (« Diego »), très actif dans l’évacuation des religieuses. Son
interlocuteur est le colonel Jacques Rosier (JR), chef du COS. Ce dernier
supervise personnellement les opérations d’évacuation des sœurs de SainteMarie qu’il a rencontrées deux jours auparavant347.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Leurs propos sont difficilement compréhensibles, parfois décousus,
à cause des bruits parasites des véhicules qui assurent l’évacuation. Les
deux hommes sont dans un temps mort, entre deux évacuations, et
parlent d’une des religieuses de la Congrégation, sans doute la sœur
Ketels interviewée le 26 juin précédent par l’équipe de l’ECPA.
JR : Je pense qu’elle va embarquer la dernière parce que c’est une responsable…
M : Elle était…
JR : Je l’ai vue l’autre jour je suis venu …elle était … […]
M : Mais en fait c’est plus un concours de circonstances…
JR : Elle est terrorisée, hein !
M : Le premier coup qu’on l’a vue348, bon, on sentait qu’elles avaient une vie à
peu près normale … il y avait le préfet …
JR : Mouais, mouais …
(La caméra cadre le colonel Rosier de face, et le sergent-chef M. de dos)
M : Et puis elle m’a coincé dans un coin, j’étais dehors elle m’a coincé dans un
coin du jardin, et à ce moment-là … elle m’a… (d’autres voix recouvrent
leurs paroles).
JR : Elle est sortie, oui … Silence. Il reprend : « Elle est traumatisée c’est …
c’est terrible, hein ! ».
Le colonel Rosier détourne son regard de son subordonné.
Il répète, les yeux dans le vague : C’est terrible…

Après un silence, le chef des COS reprend la conversation, se
tourne vers son interlocuteur ; le sergent-chef regarde avec attention
son supérieur.
JR. : Mais elle m’a dit quand, parce que c’est une ancienne, en 59, ça a été
terrible… mais jamais il n’y a eu un truc comme maintenant ! » (il appuie ses
mots en tendant l’index vers son interlocuteur. Silence)

 à ce moment, le sergent-chef M. reprend la parole, et relance la
conversation en l’élargissant. Pour illustrer le sentiment de son supérieur sur la situation, il lui relate ce qu’il a vu la veille avec son détachement, dans une reconnaissance dans la colline de Bisesero. Le chef des
COS le regarde et l’écoute, dans un premier temps, avec attention349.

M : Il faut voir hier. Hier on était j’sais plus dans quel patelin là, il y a eu
des battues toute la journée (Jacques Rosier le regarde constamment et dit
régulièrement « mmm ») dans les collines… des maisons qui flambaient de
partout. Des mecs qui s’trimbalaient avec des morceaux de chair arrachée…
enfin bon… c’est…350
JR : Hein hein … (le colonel se tourne et regarde au loin, sans doute pour

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

guetter les nouveaux véhicules).
M : Enfin, pfff... (le soldat fait un vaste geste avec ses mains pour signifier un
cataclysme).

 à cet instant, le colonel Rosier se tourne, et ne fait plus face à l’objectif. L’opérateur de l’EPCA se déplace pour l’avoir à nouveau de face. Le
sergent-chef M. reprend la parole. Son supérieur le regarde fixement.
M : Ouais, et puis le problème c’est que … Je ne sais pas comment ils font pour
se soigner, ils sont plein de plaies purulentes partout, enfin…
(Silence.)
JR. : Eh oui…
Après un silence, le sergent-chef poursuit :
M : … On a évité un lynchage parce que… Le guide qui nous accompagnait
manifestement c’était… c’était un des gars qui, comment dirais-je, qui guidait
les milices dans les jours qui ont précédé, quoi351
JR : Ah oui…
M : Alors quand on est tombés sur la bande de Tutsi qui fuyaient dans les collines, alors quand ils l’ont reconnu, ouf, mauvais…
JR : Ah oui ! Ah ! bon ?
M : … Il a fallu élever le son et le ton…
R : Ah oui !
M : …. Parce que j’ai cru qu’ils allaient le lapider, hein…

Le colonel Rosier hoche la tête puis baisse son regard vers le sol.
Le sergent-chef regarde toujours très attentivement son supérieur qui,
pensif, ne le regarde plus. Fin du filmage et de la conversation filmée352.
Analysée dans son intégralité, la séquence montre dans un premier
temps le commandant des COS de l’opération Turquoise tout à fait
conscient de la situation dramatique dans laquelle se trouvent les Tutsi
du Rwanda. Mais ensuite, il semble prêter moins d’attention aux propos du sergent-chef M. qui insiste toutefois.
5.3.4.4 médiatiser la dimension humanitaire et politique de
turquoise : la visite de françois léotard
Le 29 juin 1994, l’équipe de l’ECPA filme une grande partie de la
visite de François Léotard et de Lucette Michaux-Chevry aux forces
Turquoise. Les deux ministres sont accompagnés par des dizaines de
journalistes, cameramen, photographes français et internationaux qui
couvrent également l’événement : il semble représenter un premier
point d’orgue de la « manœuvre médiatique », soit la forte dimension de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

communication et de médiatisation portée par l’opération Turquoise.
Dès le matin, l’adjudant-chef opérateur filme l’arrivée du ministre de
la Défense à l’aéroport de Goma, principale base arrière de l’opération
militaire française. Après avoir été accueilli par le général Lafourcade
et trois hauts dignitaires zaïrois, François Léotard visite une antenne
chirurgicale militaire (ACM) et assiste, sous une tente, à un court
briefing du commandant de l’opération. Au milieu des bruits des avions
de transport militaires, ce dernier affirme au ministre que l’un de ses
objectifs du moment est de « passer le message aux FAR et leurs subordonnés, et surtout aux milices, que ces gens-là se tiennent tranquilles et
ne compromettent pas la mission »353.
L’équipe ECPA couvre ensuite l’embarquement et le transport du
ministre de la Défense dans un avion militaire de transport (CASA) qui
le mène à l’aéroport de Bukavu, deuxième base arrière de l’opération ;
à bord, il est en compagnie des généraux Lafourcade et Mercier354, et de
quelques journalistes français. Arrivé à Bukavu, le ministre est accueilli
par des militaires zaïrois et par le colonel Jacques Rosier, chef des COS,
qui lui fait, sous un hangar, un point de situation militaire, devant une
carte du Rwanda355.
Dans une troisième étape, l’équipe ECPA – héliportée peu de temps
auparavant – couvre la visite de François Léotard dans l’immense camp
de Nyarushishi. Situé près de Cyangugu, abritant près de dix mille réfugiés en majorité tutsi, c’est une « cible de communication » prioritaire
de l’opération Turquoise. Le ministre de la Défense et ses nombreux
accompagnateurs sont accueillis par le colonel Didier Tauzin, commandant d’un des trois groupements du COS, et en l’occurrence responsable
de la sécurité du camp. Le ministre en bras de chemise et baskets, l’air
grave, suivi par sa petite troupe, est conduit rapidement par le colonel
Tauzin vers la foule des réfugiés qui les attend en contre-bas : en arrièreplan, des centaines de tentes vertes et bleues alignées sur les pentes d’une
vaste colline. D’emblée, François Léotard montre une grande attention
aux dizaines de réfugiés tutsi qui se pressent autour de lui. Il interroge
d’abord longuement un premier responsable rwandais du camp, un religieux, sur l’organisation et la situation alimentaire du camp. L’homme
lui dit qu’il manque « beaucoup de choses », et demande du riz, du lait
pour les enfants, des habits, des chaussures… Il lui révèle aussi qu’à cause

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

du manque de bois pour se chauffer, les réfugiés sont obligés de sortir du
camp pour aller en chercher dans les bois environnants : « Alors la milice
les attrape… Alors, ils ne sont plus revenus ».
Le ministre s’adresse ensuite – à genoux – à de jeunes enfants et
essaie de savoir s’ils ont pu manger aujourd’hui. Puis il s’entretient avec
un jeune réfugié pour savoir notamment s’il se sent en sécurité dans
le camp. Le jeune homme hésite, puis lui répond qu’il ne se sent pas
« tellement en sécurité » à cause de personnes qui « circulent avec des
machettes ». Mais il précise que, depuis l’arrivée des Français, « il n’y a
plus de problèmes » et que les gendarmes rwandais sont « corrects » avec
eux. Un jeune responsable de quartier interpelle ensuite le ministre et
lui dit que les réfugiés manquent aussi de beaucoup de médicaments car
« il y a la dysenterie bacillaire, des cas de méningite… et le paludisme ».
Sous les interrogations de François Léotard, il précise qu’il « a été chassé » de Kibungo, ville du sud-est du Rwanda à plus de 200 kilomètres
de Nyarushishi. Il lui précise qu’il a dû fuir parce que sa maison a été
« cassée », et que « les gens aux alentours ont été tués356 ».
C’est à ce moment-là de la visite, au milieu des réfugiés et des journalistes qui l’entourent, que le ministre de la Défense fait une première
déclaration en réponse à une question posée par un reporter français :
Q : Un mot ? Vos premières impressions après quelques heures au Rwanda ?
FL : écoutez, je suis venu pour rencontrer les forces françaises et pour regarder
avec elles la mission qu’elles accomplissent avec beaucoup de rigueur, et beaucoup de difficultés bien sûr, vous le voyez bien également. Et puis pour rencontrer le maximum de personnes au Rwanda, pour écouter leurs besoins, ce que je
fais aujourd’hui ici dans ce camp ; pour savoir comment nous pouvons répondre
à ces besoins et déployer petit à petit le dispositif français afin qu’il soit plus efficace. Je me suis pour cela entretenu avec le général Lafourcade qui est le patron
des forces françaises. Et puis nous avons fait le point sur l’aide humanitaire car
notre fonction essentielle, elle est d’accompagner et de protéger les populations et
de faire en sorte qu’elles puissent recevoir les aides dont elles ont besoin.
Puis, répondant à une question non filmée :
Nous continuons à faire des reconnaissances bien sûr. Nous les faisons avec les
moyens qui sont les nôtres et qui, vous le voyez contrairement à ce qui a été dit,
sont des moyens relativement limités. Et nous faisons cela en essayant de savoir
le mieux possible là où il y des besoins, et là où nous pouvons intervenir – sans
entrer en contact avec des gens qui sont en situation belliqueuse actuellement.
Et nous ne voulons pas être en situation d’interposition. C’est clair. Cela limite

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

bien sûr notre action, et nous le faisons là où nous le pouvons, et au mieux que
nous pouvons357.

L’équipe de l’ECPA filme ensuite le ministre de la Défense en train
de s’entretenir avec deux journalistes africains. Le second, micro à la
main, lui pose une première question sur l’amplitude géographique du
volet humanitaire de l’intervention française :
Q : Est-ce que votre action humanitaire ne va s’arrêter qu’ici, à Cyangugu ?
FL : Ce que nous allons faire, c’est de faire en sorte que sur place, si possible en gardant les gens sur place, qui n’ont pas vocation à être des exilés. En gardant les gens
sur place, il faut d’abord sécuriser, et cela c’est ce que nous faisons en termes militaires. Et qu’ensuite leur parvienne l’assistance dont ils ont besoin, alimentaire, en
vêtements, en santé. Ça c’est déjà notre premier objectif. Si nous arrivons à faire
ça, ce sera déjà un début de succès. Ça, ce n’est pas encore obtenu à l’heure qu’il est.
Je vous rappelle que la Résolution 929, elle a été votée il y a à peine une semaine.
Donc il faut encore du temps, non seulement pour la France, mais si possible pour
d’autres Africains pour qu’ils viennent ici pour aider le peuple rwandais. Et puis
il faut encore du temps au niveau de l’organisation internationale. La France a
donné l’exemple, il faut que d’autres maintenant la rejoignent ou la suivent.
Q : Une dernière question : si vous acceptez le génocide ici au Rwanda, qui…
FL (en l’interrompant brutalement) : Pourquoi dites-vous cela ? Pourquoi
voulez-vous que nous l’acceptions ? Nous n’acceptons rien. Nous n’acceptons pas
le génocide ! Pourquoi dites-vous cela ?
Q : Parce que d’après vous, si une minorité agresse une majorité, et que cette
minorité soit faible à cause d’horreurs et de… quantité numérique. La faute de
crime, elle revient à la majorité ?
FL : Nous n’avons jamais dit cela ! Qui a dit ça ? On n’a jamais dit cela, on
n’a jamais dit cela ! Ce que nous voulons, c’est avoir la paix. La paix entre les
Rwandais d’abord, premièrement la paix rwandaise eux-mêmes… Il ne faut
pas que certains, la France par exemple, se substituent aux Rwandais euxmêmes. Ensuite, c’est un problème africain, il faut que les Africains puissent
faire régner… gérer cette crise comme ils le peuvent. Et enfin la communauté
internationale. La France, elle fait ce qu’elle peut en termes de grande impartialité pour ne pas être accusée de prendre parti. Elle essaie de protéger là où elle
le peut les civils, les gens désarmés comme vous-mêmes, qui sont désarmés et qui
n’ont pas… qui n’ont pas de moyens pour se protéger. Voilà notre euh … notre
attitude. Je vous remercie Monsieur ! »

François Léotard, visiblement contrarié, tourne la tête et met fin
assez brutalement à un entretien embarrassant, son interlocuteur usant
de la rhétorique extrémiste hutu. Un peu à l’écart du tumulte, l’équipe
de l’ECPA filme ensuite une discussion à bâtons rompus entre trois

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

journalistes français et le général Lafourcade.
Q1 : « Est-ce qu’il y a des gens isolés que vous avez ramassés à droite, à gauche ?
GL : Euh….
Q1 : Qui se sont fait connaître quand vous êtes arrivés ?
GL : Euh…
Q2 : Il y a des gens qui se signalent ?
GL : Faut demander aux gars du coin, mais ils le font régulièrement si vous
voulez, ils regardent s’il y a des problèmes de sécurité et ils les ramènent…
Q1 : Oui je sais, il nous a dit un ou deux par jour en gros.
GL : On vient les chercher en voiture. Des gens qui ont peur et qui demandent
à être emmenés en protection .
Q3 : Est-ce que vous avez beaucoup de renseignements qui vous parviennent ?
Parce que nous hier on disait hier : je connais des gens qui sont cachés à tel
ou tel endroit, seulement si les militaires français viennent, ça va déchaîner
les familles hutu qui y sont et donc euh… cela va les mettre en danger !
GL : Nous le problème c’est d’aller les voir. De prendre contact avec les gens, et
puis si vraiment on a des gens qui ont peur et bien on les protège.
Q3 : Donc y compris des familles hutu qui ont caché les Tutsi, vous les emmèneriez les Tutsi, et vous protégeriez les Hutu ?
GL : On protégera ce monde-là.
[…]
Q2 : Vous avez pas mal de renseignements quand même sur les… ?
GL : Ça commence petit à petit à venir, mais attention, il n’y a pas longtemps
qu’on est là, alors c’est long…
Q2 : Il y a des… l’incident le plus sérieux pour vous, c’est quoi ? Il ne s’est rien
passé de… ?
GL : L’incident le plus sérieux, non euh… c’est l’affaire… C’est l’affaire qui …
qui m’échappe parce qu’on n’est pas encore sur zone, d’avant-hier où ils se sont
battus dans la montagne là-bas, à …
Q2 : Sur Kibuye
GL : Voilà !
Q3 : Il y a eu des morts ?
GL : Je crois qu’il y a eu des morts, oui…
Q2 : Sinon il n’y a rien eu d’autre dans le nord de… ?
GL : De toute façon, on n’avait pas les moyens d’aller voir, alors… (il parait un
peu gêné)358». Fin de l’entretien filmé.

Cette conversation improvisée semble montrer une connaissance
encore superficielle du commandant de l’opération Turquoise pour les
massacres génocidaires du secteur de Kibuye. Et en particulier ceux de
Bisesero, qui continuent au moment même de cette discussion et qui
sont en filigrane de tout cet échange. Leur existence et leur amplitude

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

semblent encore « échapper » au général Lafourcade, alors que des militaires français ont déjà des informations dessus.
François Léotard poursuit sa visite par un entretien avec cinq responsables du CICR avec lesquels le colonel Tauzin semble avoir des rapports
difficiles. Celui-ci lui fait ensuite un point de situation à partir d’une
grande carte posée sur une table, sous les yeux des généraux Lafourcade
et Mercier. Didier Tauzin expose les deux dimensions constitutives de
sa mission : « la dissuasion et la communication ». Pour le volet dissuasion, le colonel préconise « l’affirmation de notre force et de notre
détermination… ». À cet instant, le général Lafourcade interrompt le
développement de son analyse, et lui dit à voix basse : « Attention les
journalistes, alors euh … contrôlez ! » Le colonel Tauzin se retourne et
lui demande sèchement s’il n’y a « pas de problèmes ». Il reprend aussitôt sa démonstration énergique sous les yeux du ministre, quelque peu
interloqué par l’incident.
La visite filmée de François Léotard à Nyarushishi se termine par un
repas pris avec le colonel Tauzin et quelques-uns de ses hommes ; il se
fait sur une grande table extérieure, au milieu des journalistes et des
caméras359.
Le ministre de la Défense conclut sa visite des forces Turquoise à
Goma, où il donne une conférence de presse en compagnie de Lucette
Michaux-Chevry, et du général Lafourcade. Plus qu’un bilan de sa journée, c’est le bilan provisoire de l’opération Turquoise qu’il tient à dresser
devant les journalistes et la caméra de l’ECPA :
« Nous sommes à peine après une semaine après la Résolution 929 du Conseil
de sécurité, elle a été votée, vous vous en souvenez peut-être, mercredi dernier
à cette heure-ci exactement à la même heure. Et donc huit jours après, nous
avons pu et avec beaucoup de difficultés que vous connaissez, nous avons pu
faire en sorte qu’un potentiel de forces très significatif soit déjà ici, ici au Zaïre ;
et est en train d’opérer au Rwanda, là où nous sont signalées des situations, des
personnes en situation de péril ou de détresse. Déjà le bilan est satisfaisant, il
faudra le poursuivre, mais déjà des femmes et des hommes ont été sauvés par
la seule présence des militaires français. Notamment dans un certain nombre
de lieux où des menaces pesaient sur les civils, je ne parle pas simplement de
l’opération d’évacuation des religieuses qui a lieu à Kibuye ; mais aussi de la
simple présence française qui a permis certainement à certains des belligérants,
soit de ralentir leur action, soit de momentanément l’interrompre. Mais bien
sûr ce n’est pas suffisant. Nous avons connaissance d’un certain nombre de lieux

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

où se réfugient aujourd’hui un certain nombre de Rwandais, quelle que soit
leur ethnie ; et nous nous efforcerons dans les jours qui viennent de poursuivre
l’opération, d’abord avec des renforts qui vont venir continuer à étoffer les forces
militaires que nous avons360.

Après une intervention de Lucette Michaux-Chevry sur la « situation
humanitaire aggravée » qu’elle a pu constater, un journaliste français361
– sans doute déjà informé sur les massacres de Bisesero en cours – interpelle le ministre de la Défense :
Q : Mme le Ministre, Mr le Ministre, on comprend bien ces difficultés. Néanmoins si, des personnes étaient massacrées à quelques kilomètres de là où sont les
forces françaises, ce serait certainement un désastre politique ?
FL : Monsieur, bien évidemment les soldats français sont des hommes généreux
et courageux et donc s’ils avaient des informations de cette nature, je peux vous
dire, ils interviendraient, c’est évident, c’est évident ! Euh donc…ils… C’est de
l’assistance à personnes en danger, bien entendu ils le feraient, et je peux vous
dire que nous recueillons actuellement toutes les informations nécessaires pour
essayer d’aller là où le danger est le plus pressant. Mais voyez bien, j’insiste encore
une fois, sur la disproportion entre ce qui apparaît comme besoins aujourd’hui à
la fois humanitaires, et de périls, de dangers par un certain nombre de milliers
de gens, et ce qui est en face comme moyens.
Ce n’est pas une opération à vocation, à objectif militaire, il faut que ce soit très
clair ! L’armée est ici un outil, et un outil pour sauver des vies – ce qui est une
des plus belles fonctions d’un soldat d’ailleurs – mais ce n’est pas une fonction
belliqueuse, je viens de le rappeler, en aucune manière !

Le ministre de la Défense ajoute plus explicitement quelques instants
plus tard, en réponse à une question posée sur les éventuels contacts
avec le FPR : « Nous ne sommes pas là pour nous interposer entre les
combattants ! »362. Durant les 21 minutes de la conférence de presse
filmée par l’ECPA, le mot « Tutsi » a été utilisé une seule fois par les
responsables français – ce, en rapport avec le FPR. Les mots « Hutu »,
« génocide », « génocidaire », n’ont jamais été prononcés.
5.3.4.5 filmer au cœur des ténèbres du génocide :
la nuit de bisesero
C’est le 30 juin, en début d’après-midi, qu’un détachement du groupement Gillier découvre des dizaines de rescapés tutsi qui ont survécu à
des semaines de traques et de massacres génocidaires dans les hauteurs

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de la colline de Bisesero. Le capitaine de Frégate Marin Gillier arrive sur
place une demi-heure plus tard et devant l’ampleur du désastre prévient
alors le chef du COS dont il dépend. Le colonel Rosier et l’état-major
de Turquoise lancent alors une vaste opération héliportée de secours
et d’évacuation sanitaire (EVASAN) des blessés les plus graves vers
l’antenne chirurgicale parachutiste de Goma : les deux chirurgiens de
l’EMMIR sont rapidement submergés par le nombre et la gravité des
blessés363. Des militaires du 1er RPIMa, des commandos Trepel et du
GIGN sont héliportés pour sécuriser, apporter les premiers soins, et
organiser l’évacuation des blessés les plus graves. L’équipe de l’ECPA
arrive avec les premiers hélicoptères, à la tombée du jour, et va tourner
toute la nuit364 dans des conditions extrêmes.
Les images qui se succèdent dans ces rushes sont à la fois confuses,
dramatiques, et parfois insoutenables. Tournées dans des conditions
techniques très difficiles, de nuit, sans lumière et sans viseur de caméra365, elles témoignent de blessures mutilantes, infligées à des adultes
– mais surtout à des enfants.
La caméra filme d’abord l’évacuation par hélicoptère d’un premier
homme blessé aux deux mains. Du fait de la nuit, les rotations héliportées devront rapidement s’arrêter pour des raisons de sécurité de navigation, mais aussi de sécurité militaire, puisque les soldats français semblent
craindre en permanence pendant leur opération d’EVASAN, la présence
de membres ou d’infiltrés du FPR sur la colline de Bisesero366.
L’équipe de l’ECPA s’attarde ensuite sur les premiers rescapés regroupés dans une clairière, à côté de l’héliport improvisé. Ils sont assis par
terre, silencieux, avec chacun un papier à la main indiquant leur type de
blessures. L’équipe de l’ECPA filme les militaires du COS – soignants
ou non soignants – qui identifient plus précisément ces blessures, désinfectent comme ils peuvent les plaies avec de la bétadine, pratiquent des
pansements et des bandages de fortune sur des blessures le plus souvent
ouvertes, datant parfois de plusieurs jours. Peu à peu dépassés par le
nombre et la gravité des blessés, ils font preuve d’un sang-froid exceptionnel dans leurs actes de soin d’urgence.
Chaotiques, les images sont ponctuées des commentaires des militaires français, confrontés à l’horreur. Se succèdent celles d’un enfant
blessé à la tête avec une grande coupure à l’arrière du crâne ; un jeune

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

homme blessé au bras (« alors lui suspicion de fracture bras gauche ») ;
un jeune garçon avec un pied cassé par un caillou ; un garçon de
8-10 ans avec une blessure à la main (« c’est une blessure par balle,
normalement… oh putain, c’est depuis au moins deux jours cela… il
doit avoir une putain d’infection ») ; un petit garçon blessé à la tête
(« celui-là, c’est grave le petit … il a un éclat de grenade, il est … ») ;
une petite fille de 5 ans avec une plaie ouverte à la tête (« la petite à la
figure … derrière le crâne… c’est pas beau… ») ; un petit garçon avec
une coupure de 15 cm sur la joue ; un jeune garçon avec une grosse
plaie circulaire à la cheville (« ouais, c’est une balle qui a traversé. Compresse ! ») ; un homme avec des traces de brûlures sur tout le corps (« ah,
il est cramé de partout !) ; une femme avec deux plaies sur le ventre dont
une encore ouverte ; un jeune homme avec un bandage au cou (« ça
c’est une balle ! ») ; une petite fille de 3-4 ans avec de multiples blessures
(« putain les tarés, mais c’est pas possible ! Elle est pas épaisse… ») ;
un homme avec une cuisse transpercée par une balle ; un garçon de
8-10 ans avec une blessure sur la poitrine (« C’est déjà cicatrisé… Une
balle qui l’a traversé, et il respire encore ! Je sais pas comment il a fait …
il doit avoir le poumon dans un état ! »)367.
Pour la première fois, des soldats de Turquoise sont plongés dans la
réalité sensible du génocide. Deux éléments semblent les avoir beaucoup marqués. D’abord, l’odeur abominable des cadavres présents tout
autour de leur zone de sauvetage. Le second stupéfait encore celui qui
regarde ces images aujourd’hui : l’absence presque totale de gémissements, de plaintes, de pleurs de ces rescapés, en majorité des enfants,
souffrant de blessures abominables. Cachés pour certains depuis des
semaines pour échapper aux « chasses » des génocidaires hutu, leur habitude de silence absolu était sans nul doute une des conditions essentielles de leur survie dans les bois de Bisesero.
Au fur et à mesure de la nuit, des dizaines de rescapés « indemnes »
sont sortis des bois pour venir chercher protection auprès des militaires
français. À l’aube, dans le froid dû à l’altitude, c’est une foule de plusieurs
centaines de réfugiés tutsi que filme l’opérateur ECPA, qui se rassemble
tout autour de la clairière où sont installés les soldats de Turquoise. Ces
survivants apparaîssent sur les images d’une maigreur extrême, les visages très marqués, portant pour la plupart des habits troués, déchirés,

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(1990-1994)

ou brûlés. Les militaires français dirigés par Marin Gillier organisent
comme ils peuvent une grande distribution de biscuits protéinés, qui
entraîne quelques bousculades parmi ces personnes affamées368.
Plus tard dans la matinée, l’équipe de l’ECPA décide de quitter la
« plate-forme d’intervention » sanitaire pour suivre un détachement
du commando Trepel : quelques hommes partent à pied en reconnaissance dans les bois très denses qui recouvrent les hauteurs de la colline
de Bisesero. Caméra Betacam de plusieurs kilos à l’épaule, l’adjudantchef opérateur filme la patrouille qui gravit la colline escarpée à travers les arbres. Le commando découvre rapidement un premier cadavre
en décomposition ; puis deux autres quelques mètres plus loin : un
homme et une femme, l’un à côté de l’autre, victimes des « chasses » des
extrémistes hutu. Au fur et à mesure de leur progression, les militaires
français croisent cinq nouveaux cadavres, à l’image sans faire un commentaire, et sans s’arrêter. L’opérateur de l’ECPA filme en gros plan ces
corps souvent mutilés et en décomposition.
Soudain, le commando découvre en plein milieu de la forêt un rescapé tutsi. La patrouille s’arrête et l’opérateur fait un plan fixe sur cet
homme d’une trentaine d’années, très maigre, l’œil gauche blessé, injecté de sang. Portant une veste bleue beaucoup trop grande pour lui,
élimée, trouée, portant des traces de brûlures au dos. Il semble totalement traumatisé, physiquement et psychologiquement. Cadré tout seul
devant un paysage de forêt, tremblant, de tout son corps, il est interrogé
avec peu de ménagement par les membres du commando auxquels il
fait face à distance, et qui restent hors-champ. À l’évidence, l’homme
sous le choc, comprend et parle mal le français.
Q : Vous vous êtes sauvés ? Tu as réussi à te sauver en courant ?
R : Oui ( il hoche la tête).
Q : à te cacher ? (l’homme hagard semble avoir beaucoup de mal à comprendre) Non, mais toi t’as réussi à, à… ?
R : Oui, c’est pour courir. faut courir, parce que il y a le groupe ici (il montre
une direction devant lui avec une branche) qui… qui nous a attaqués. Il y
a l’autre… (il montre de l’autre côté avec sa branche) qui nous a attaqués.
quand le premier groupe nous poursuit. on courit avant d’arriver là … et on va
vers la brousse (il montre une direction devant lui)
Q : Hum… Et tu sais qui c’est ?
R : Hein ?

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Q : Tu sais qui c’est, qui a fait ça ? … (l’homme ne semble pas comprendre)
Qui c’est le responsable ?
R : C’est le bourgmestre de la commune . Il y a un jour que … (il secoue
l’index), même le préfet qui est venu369.
Q : Un jour le préfet est venu ?
R : Oui, oui ! (dit avec beaucoup de conviction).
Q : Il était avec les attaquants ?
R : Oui oui , avec les soldats , avec les fusils, avec les battoirs et les houes…
Q : Et t’es sûr que c’est eux, tu les as bien reconnus ?
R : Oui oui ! (il appuie d’un hochement de la tête, extrêmement affirmatif ).
Q : Comment il est le bourgmestre ?
R : Le bourgmestre, il est de la commune de Gisovu ( il se retourne en montrant
du doigt).
Q2 : Ah, de Gisovu.
Q : Comment il est , comment il est physiquement, comment il est ?
R : Le bourgmestre, il est de la commune de Gisovu, et… et de la commune d’ici,
quoi ( il montre du doigt vers sa gauche)
Q2 : De Gishyita.
Q : Comment il est le bourgmestre de Gishyita… comment il est ?
R : Comment il s’appelle ? ( le rescapé ne comprend pas le sens de l’expression
« comment il est »)
Q : Comment il est physiquement : il est grand, il est petit, il est gros … ?
R : Avec le gros fusil… [coupe]
Q : Tu l’as vu, toi, le … tu l’as déjà vu le bourgmestre ?
R : Je le connaissais
Q : Et il ressemble à quoi ?
R : Il est … noir
Q : Oui !!! … ça c’est une nouvelle !... oui… ».

Les membres du commando s’esclaffent et se remettent aussitôt en
route, laissant le rescapé sur place370.
Dans cette dernière séquence, les militaires du COS montrent à
l’image bien peu de psychologie et même d’empathie envers un homme
visiblement sous le choc, qui vient de connaître des jours de « chasse
à l’homme ». Sans doute obnubilés par la recherche de « rebelles » du
FPR, ces soldats d’élite semblent porter peu de crédit à son témoignage,
notamment sur la responsabilité des autorités hutu dans les massacres
génocidaires dont ils viennent de côtoyer de près les effets sur la population civile. Cette indifférence à la souffrance peut aussi résulter de la
nécessité de se protéger personnellement alors que ces soldats côtoient
la mort en permanence.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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5.3.5 Une grande opération d’évacuation et ses limites : Butare
début juillet
La compréhension par les acteurs des enjeux spécifiques à Bisesero
doit tenir compte d’une chaîne de renseignements, manifestement peu
efficace qui ne permet pas toujours aux acteurs de terrain de faire des
choix parfaitement éclairés. Dans le même temps, ces choix ne peuvent
pas être dissociés des ordres donnés aux forces armées françaises et,
en particulier, au détachement des opérations spéciales. Ainsi, à l’étatmajor des Armées, les évacuations qui sont favorisées sont celles des
communautés religieuses facilement identifiables et avec lesquelles le
contact apparaît plus facile. Ces dernières sont aussi d’importantes
sources de renseignement à partir desquelles l’analyse du terrain est
faite par les officiers de renseignement français.
Dans le secteur de Kibuye, le 19 juin, seules les communautés religieuses sont identifiées. Dans son ordre de mission n°1 daté du 25 juin,
le général Lafourcade, qui arrive sur le théâtre des opérations, rappelle
la géographie des menaces qui pèsent sur les populations371. Il désigne
alors plusieurs objectifs majeurs aux troupes déjà engagées au Rwanda,
c’est-à-dire celles du COS. Il signale la forêt de Nyungwe, la région de
Cyangugu et surtout celle de Butare. L’importance de l’évacuation des
communautés religieuses est rappelée par le général Germanos dans son
point presse du 27 juin372. Ainsi, pour le colonel Rosier, il semble que
la progression vers l’intérieur du pays en suivant un axe CyanguguGikongoro-Butare puisse apparaître comme répondant à l’ensemble
des objectifs qui lui ont été assignés par tous les échelons du commandement depuis Paris jusqu’à Goma. Il faut alors noter la proximité chronologique entre les lenteurs, causées par de multiples raisons,
à réagir aux informations, concernant les massacres de Bisesero et la
proximité de la principale action aéroportée de l’opération Turquoise
qu’est la projection des éléments du COS à Butare qui a mobilisé de
nombreuses ressources du détachement du colonel Rosier.
5.3.5.1 butare, une ville identifiée de longue date
La ville est désignée depuis la mi-juin par les documents français
comme un site de concentration de population à protéger du fait de

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

l’importance des communautés religieuses mais aussi de celle de réfugiés principalement hutu373. Dans le même temps, Butare, du fait de
sa position stratégique, à proximité de Kigali et contrôlant l’accès au
sud du pays et à la frontière burundaise, a retenu l’attention des étatsmajors français chargés de la planification de Turquoise374. Dès le 29
juin, à Paris, la ville de Butare est vue comme la clé des prochaines
tensions et donc comme la zone où il faudrait pouvoir intervenir :
« Proposer un dispositif militaire en vue d’interdire tout affrontement
armé au sud de la ligne Cyangugu et Butare »375.
Il existe par ailleurs, des sollicitations faites au commandement de
Turquoise pour se projeter rapidement : une lettre des étudiants de
Butare parvient au PCIAT le 29 juin. Ils sollicitent l’aide française :
« le Front patriotique rwandais qui tue chaque jour des civils innocents
menace de s’attaquer un jour à l’université nationale du Rwanda pour
exterminer les étudiants, pour cela les étudiants hébergés au sein de
cette institution attendent avec impatience vos troupes pour les protéger376 ». Leur analyse de la situation n’inclut cependant pas les Tutsi et
désigne le FPR comme seule cause de danger. Sans qu’il soit possible de
démontrer un lien de causalité, le même jour, à Paris, une réflexion est
entreprise afin de planifier un renforcement de l’axe Gikongoro-Butare
pour « éviter des massacres interethniques »377.
Au cours de l’opération, un rapport du colonel Tauzin signale ainsi
un pressant désir exprimé par des religieux à partir de renseignements
obtenus dans sa zone d’opération378.
Mais aller à Butare répond aussi à des demandes plus spécifiques.
à l’Élysée le dossier est suivi de près – cette attention au plus haut
niveau se traduit par les félicitations personnelles que l’amiral Lanxade
adresse aux personnels des forces spéciales. Ainsi, déjà, le 24 juin, Louis
Joinet, chargé de mission à l’Élysée, est alerté par une supérieure bénédictine de la situation du monastère de Sovu à Butare 379. La conséquence écrite de la supplique est une note adressée par Louis Joinet
à l’état-major particulier du président de la République le 6 juillet380.
De même, le 28 juin, monseigneur Tauran, secrétaire pour les relations
avec les États à la secrétairerie d’État du Saint-Siège, saisit l’ambassadeur
de France près le Saint-Siège pour attirer son attention sur le sort des
religieuses de Butare, l’ecclésiastique recommandant leur évacuation

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vers Goma381. En parallèle, le 4 juillet, la cellule humanitaire du PCIAT
est saisie d’une demande d’information concernant les sœurs382. Cette
demande conduit à une réponse manuscrite du Det COS au PCIAT :
« Les 10 bénédictins et les 18 bénédictines ont été mis à l’abri à l’évêché
de Bukavu (Zaïre). Il reste à Murambi (Gikongoro) 10 religieuses de
Sovu avec le père Plissart »383.
Sur le terrain, le souci des communautés religieuses est aussi central.
Au cours de l’opération, un rapport du colonel Tauzin a signalé un pressant désir exprimé par des religieux à partir de renseignements obtenus
dans sa zone d’opération384.
5.3.5.2 butare, un lieu de rencontre entre les forces françaises et
les forces miliciennes ou une action au contact des belligérants
Le soir du 30 juin, l’état-major de la force Turquoise rapporte dans
ces termes à Paris le risque de tension avec les FAR à Butare385.
L’opération d’évacuation est en cours. Le FPR est présent sur l’axe Gikongoro
Butare. Pas d’incident sur le passage du COS […] Il y a un problème avec les
FAR sur place qui ont repris le combat. Sur demande pressante du FPR nous
envisageons de les arrêter pour éviter une dégradation de la situation »386.

Les Français connaissent le détail de la ligne de front et de la situation
du commandement des FAR secteur par secteur y compris les combats qui se poursuivent à Butare. Présents à Butare, les officiers français
des forces spéciales assistent à l’arrivée de miliciens en nombre et qui
s’accompagne de la venue d’extrémistes hutu :
Hier soir arrivée en ville d’un groupe de miliciens déjà vu à l’hôtel Ibis de
Butare où ils gardaient le chef des miliciens à l’échelon national (Kajuga).
équipés de treillis FAR, armés de KV, s’affichaient bruyamment avec des prostituées. Ils se sont installés à l’hôtel Dallas. Ce matin, ils ont menacé une vingtaine de tutsis à l’hôtel ce qui a nécessité notre intervention387.

Les Français semblent avoir envisagé dans un premier temps de durs
combats pour eux à Butare du fait de la présence du FPR. Cette anticipation avait par exemple conduit à renforcer les moyens d’appui aériens
pour les troupes engagées au sol dès le 2 juillet. Il avait ainsi été commandé au détachement Air de la force Turquoise de préparer « une couverture sur itinéraire de repli de Butare à Gikongoro » tout en rappelant la
consigne : « ordre de pénétration sur Rwanda sera donné par chacal »388.

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Le 3 juillet, le FPR est aux portes de la ville. Cette situation est concomitante d’une montée en puissance des moyens d’appui au sol389.
L’opération sur Butare est aussi l’occasion d’un accrochage avec les
forces du FPR qui accroît la tension entre le Front et la force Turquoise.
Ainsi, les unités de forces spéciales qui s’aventurent au nord de Butare
pour reconnaître des communautés religieuses, se retrouvent face au
FPR. Entre le 3 et le 5 juillet, la tension au sein des unités des forces
spéciales françaises en général et du 1er RPIMa en particulier semble à
son comble et marquée par le rappel en métropole du colonel Tauzin
chef de corps du 1er RPIMa390. La volonté de désescalade semble cependant partagée. Ainsi, l’ambassadeur de France à Kampala rend compte
le 4 juillet de la pression que le président Museveni semble exercer sur
le général Kagame « qui a répondu qu’il ne savait comment l’incident
s’était produit. Le commandant des forces françaises l’avait informé à
l’avance, via le général Dallaire, de l’opération d’évacuation projetée,
Kagame avait donné des ordres pour que le FPR ne la gêne pas »391.
 à partir du début du mois de juillet, la réflexion des Français, en
effet, porte sur la pertinence d’une zone où cesseraient les combats.
Le ministère des Affaires étrangères saisit le secrétaire général des Nations unies392. L’avancée française sur Butare puis son recul marquent
un tournant dans le positionnement de Turquoise au Rwanda. Une
dizaine de jours au contact avec les autorités gouvernementales rwandaises modifient le regard que les Français portent sur le Gouvernement
intérimaire rwandais, d’autant que la faiblesse militaire des FAR engendre une situation problématique, les forces françaises se retrouvant
très rapidement au contact direct du FPR. L’ensemble de ces éléments
conduisent à une évolution française, dont la création de la ZHS est le
pivot.
L’opération sur Butare conduit les forces françaises à entrer directement en contact avec les forces du FPR et à se retrouver sur la ligne de
front en présence des combattants des FAR et des miliciens393. Dans
le même temps, ils font le constat définitif d’un effondrement des capacités des FAR394. Cette proximité est considérée comme une source
majeure d’ambiguïté et donc d’embarras qui impose une reconstruction
du dispositif Turquoise au Rwanda alors même qu’il n’est installé que
depuis une semaine. Dans son rapport de fin de mission, le général

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Lafourcade établit clairement l’enchaînement des faits. Il distingue trois
phases, dont deux avant le repli. D’abord, première phase, la mise en
place de l’opération, et la conduite de l’opération au Rwanda évitant
toute collusion avec le gouvernement provisoire intérimaire et les FAR.
Dans une deuxième phase,
Sous la pression des institutions internationales, des médias et de l’opinion publique, la force s’est engagée plus à l’est à l’intérieur de la zone gouvernementale
pour extraire les personnes menacées, arrêter les massacres en cours et protéger les
populations. La protection presque exclusive de tutsis, l’intervention contre les
milices armées et l’absence de soutien aux FAR ont entraîné une grande désillusion au sein des forces gouvernementales et de la population hutu. La force a dû
composer dans le désarmement des milices afin d’éviter les réactions hostiles395.

Cette phase est marquée par la constitution de la ZHS, zone humanitaire sûre.

5.4 la zhs, d’une idée diplomatique aux
réalités du terrain
5.4.1 Créer une ZHS, pourquoi et avec quelle légitimité ?
La constitution de la ZHS est la réponse française à la poursuite des
combats et à l’avancée du FPR. Le 28 juin, Jean-Bernard Mérimée, représentant permanent de la France aux Nations unies, demande à Kofi
Annan, sous-secrétaire général de l’ONU, responsable des opérations de
maintien de la paix, son « analyse des intentions du FPR après la probable chute de Kigali ». La réponse de ce dernier, qui n’allait pas se révéler exacte, est que le Front n’irait probablement pas au-delà pour deux
raisons : d’une part, « la France ayant indiqué de manière tacite qu’elle
s’interdisait d’aller jusqu’au contact avec le FPR, la poursuite de l’offensive du FPR rendrait ce dernier responsable, aux yeux de la communauté
internationale, d’une confrontation avec les troupes françaises » ; d’autre
part et à son avis, « le FPR ne disposait pas de suffisamment de moyens
pour tenir davantage de territoire qu’il ne le fait actuellement »396.
Trois jours plus tard, le 1er juillet, alors que le FPR continue d’avancer
dans la région de Butare, l’ambassadeur Mérimée est chargé de faire
connaître au secrétaire général les préoccupations françaises à ce sujet

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

et de lui proposer de faire une déclaration qui appellerait de façon pressante à un cessez-le-feu. Elle demanderait également « aux parties de
s’abstenir de tout acte susceptible de faire obstacle à l’exécution des décisions du Conseil de sécurité concernant la protection des populations
civiles au Rwanda »397. Celui ayant accepté, un projet de déclaration
lui est soumis à sa demande et sa publication envisagée le lendemain.
Comme pour le vote de la Résolution 929, le soutien de Boutros Boutros-Ghali aux positions françaises est incontestable, mais le chemin
diplomatique vers l’acceptation de la ZHS, ponctué d’entretiens et de
consultations, encore long.
L’étape suivante intervient le lendemain, 2 juillet 1994. Elle commence par la décision politique. L’amiral Lanxade rédige, à l’intention
des autorités françaises, une note alarmiste à propos de l’avancée du
FPR « sur l’ensemble des fronts, à Kigali, vers Kibuye et Butare ». Il
évoque l’échange de coups de feu, qui s’est déroulé la veille, et les témoignages recueillis sur des « exactions graves [du FPR], sans doute comparables à celles constatées dans la zone gouvernementale et destinées à
faire fuir les populations hutus qui se dirigent en masse vers l’ouest et
le sud du pays »398. La situation impose à ses yeux de choisir entre les
deux options qu’il présente, sa préférence allant à la seconde, même si,
précise-t-il, il ne lui appartient pas de décider. Les deux options sont les
suivantes :
Option 1 : se replier devant la poussée FPR en évitant tout contact comme
nous venons de le faire en quittant Butare. Dès qu’il en prendra conscience,
le FPR sera encouragé à poursuivre. Nos unités devront alors abandonner
progressivement la protection des camps de réfugiés, en essayant d’empêcher tout
massacre avant la prise du contrôle des zones par le FPR. Cette option présente
l’avantage d’éviter tout « affrontement militaire avec le FPR, mais elle nous
conduit logiquement à un retrait total de nos forces au Zaïre. Dès lors, elles ne
pourront plus assurer les missions de protection qui leur avaient été fixées».
Option 2 : faire définir une zone humanitaire protégée par le Conseil de
sécurité à partir de nos propositions (carte jointe). Il serait indiqué clairement
au FPR que ses unités militaires ne doivent pas y pénétrer afin que la sécurité
des différentes populations puisse y être maintenue. Nous sommes en mesure,
avec les moyens actuellement déployés, de contrôler les axes principaux d’accès
à une telle zone. Le choix de cette option comporte le risque d’un affrontement
armé avec le FPR, s’il ne respectait pas les mesures arrêtées par les Nations
unies. On peut cependant penser que l’affichage de notre détermination devrait

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

raisonnablement limiter ce risque. Politiquement, la décision d’imposer une
zone protégée devrait sans doute être accompagnée d’une indication claire que
le gouvernement replié à Gisenyi n’assure plus la représentation officielle du
pays399.

François Mitterrand retient l’option 2400. De leur côté, Édouard
Balladur et les deux ministres concernés – Alain Juppé et François
Léotard – sont également favorables à cette option mais sous réserve
d’obtenir un mandat, ou du moins une autorisation, du Conseil de sécurité401. Ils décident donc d’entrer de nouveau en contact, le jour même,
avec le secrétaire général de l’ONU. Hubert Védrine et Dominique Pin
reçoivent à l’Élysée, « pour accord », la télécopie du télégramme diplomatique du 2 juillet adressé au représentant permanent aux Nations
unies. Jean-Bernard Mérimée est prié de contacter de toute urgence
le secrétaire général de l’ONU pour lui exposer que « compte tenu de
la progression des forces du FPR et des mouvements massifs de population qui en découlent », la France est placée « devant l’alternative
suivante : soit se retirer en dehors du territoire rwandais, soit organiser
une zone humanitaire sûre dans le sud-ouest du pays, en s’appuyant
sur les Résolutions 925 et 929 »402. Il doit lui demander également s’il
soutient le deuxième terme de l’alternative et s’il pourrait le confirmer
par lettre, en réponse à son propre courrier dont un projet est joint au
télégramme. Celui-ci doit être finalisé après l’entretien avec Boutros
Boutros-Ghali. Le cabinet d’Alain Juppé prévoit que l’échange de correspondances sera distribué aux membres du Conseil de sécurité.
Le projet de lettre française décrit une situation en passe de devenir
incontrôlable sur le plan humanitaire dans le sud-ouest du Rwanda,
futur « théâtre de désordres considérables, avec des mouvements de
centaines de milliers de personnes fuyant dans le plus grand désespoir,
et des risques d’élimination physique des minorités sur place »403. Faisant écho aux inquiétudes exprimées par le secrétaire général le jour du
vote de la Résolution 929, elle évoque le risque d’aggraver les fragilités
du Burundi voisin, si les populations y cherchent refuge. Elle souligne
ensuite que, si un cessez-le-feu, condition d’une reprise du dialogue
politique excluant toutefois les responsables des massacres, ne peut être
obtenu immédiatement, la France n’a d’autre choix que de partir ou
d’organiser une zone humanitaire sûre dans laquelle « les populations

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

seraient à l’abri des combats et des conséquences dramatiques qui en
découlent ». L’objectif affiché est de stabiliser les populations sur place et
de faciliter l’acheminement des secours humanitaires. La zone doit être
« suffisamment vaste […] et d’un seul tenant » et sa délimitation, également précisée sur une carte jointe au courrier, « devrait comprendre les
districts de Cyangugu, Gikongoro et la moitié sud de celui de Kibuye,
incluant l’axe Kibuye-Gitarama jusqu’au col de N’Gaba compris »404.
La démarche de l’ambassadeur Mérimée permet d’avancer. La lettre
française est distribuée au président du Conseil de sécurité et à tous ses
membres, le message d’accompagnement du secrétaire général précisant, à la demande de la France qui ne veut pas entrer dans le processus
de vote d’une nouvelle résolution, que la décision de créer une zone de
protection humanitaire « est prise conformément au mandat […] donné
par la Résolution 929 »405. Le représentant permanent de la France, qui
connaît les arcanes du système onusien, s’adresse alors au président du
Conseil, qui ne souhaite cependant pas s’engager à reprendre les termes
du secrétaire général avant d’avoir consulté ses collègues du Conseil.
Pour lever d’éventuelles réserves, les ambassadeurs sont invités, par
un long télégramme diplomatique rédigé par le directeur des Affaires
africaines et malgaches, à présenter aux autorités de leur pays de résidence les raisons de création de la ZHS, un argumentaire différencié
étant proposé ici et là. Ce travail diplomatique ne concerne pas que les
états membres du Conseil de sécurité. Il apparaît nécessaire notamment de convaincre les Belges qui ont promis l’envoi de médecins et
d’infirmiers militaires, d’informer le conseil de l’UEO, de ne pas froisser l’OUA et plus encore d’obtenir son appui. Les arguments à déployer
auprès du secrétaire général de l’Organisation, à Addis-Abeba, et auprès
des autorités tunisiennes qui la président sont les suivants : urgence
d’une reprise des discussions politiques et prise de responsabilité des
pays africains, reconnue par la France, pour œuvrer à une solution. La
rencontre du 1er juillet entre les présidents français et ougandais puis
les points d’accord qui s’en sont dégagés sont également à mettre en
avant406. Yoweri Museveni est de nouveau considéré comme un acteur
clé pour la diplomatie française, convaincre l’OUA, vers qui est dépêché quelques jours plus tard le directeur des Affaires africaines et malgaches407, mais aussi pour tempérer l’hostilité du FPR.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Le 3 juillet 1994, alors que le président ougandais et son ministre des
Affaires étrangères ne sont pas encore rentrés de leur visite aux États-Unis
et en Europe, l’ambassadeur français à Kampala, François Descoueyte, ne
peut que recueillir la réaction positive du secrétaire général de ce ministère quant à la création d’une ZHS et échanger sur l’avenir du Rwanda
où se dessinerait une solution politique à « trois composantes : le FPR,
les Hutus du sud, peu impliqués dans les massacres, quelques Hutus du
nord n’ayant pas soutenu les extrémistes »408. Il fait part également d’une
longue conversation avec ses collègues américain et britannique dont il
retire l’impression « que Washington et Londres sont convaincus que le
président Museveni fait tous les efforts possibles pour encourager le cessez-le-feu, mais que son influence sur le FPR a décru »409. Les autorités
françaises comptent cependant sur sa médiation, d’autant que la tension
entre les forces de Turquoise et les militaires de l’APR est à son comble
dans les premiers jours de juillet410. De retour à Kampala en fin de journée, Yoweri Museveni, qui se dit très content de son entretien avec François Mitterrand, invite Paul Kagame à venir discuter avec lui des points
convenus à Paris. Ils sont présentés sans allusion au gouvernement intérimaire : cessez-le-feu, jugement des coupables, accord politique soutenu
par un sommet régional. Il lui demande dès son arrivée des explications
sur un accrochage avec les forces françaises, Paul Kagame assurant qu’il
« a eu lieu en dépit de ses ordres », « peut-être lié au fait que l’opération
[d’évacuation] avait eu lieu un jour plus tard que prévu »411.
Rapportant les propos du chef militaire du FPR à l’ambassadeur
français qui reste sceptique, le président Museveni lui explique que le
major n’a jamais appartenu à la branche dure du FPR et qu’il espère le
convaincre d’accepter un cessez-le-feu. À la demande de ses autorités
de tutelle, François Descoueyte tente d’obtenir un entretien direct avec
Paul Kagame. Il s’agit, après avoir présenté le projet français, d’éclaircir
la position du FPR, d’apprécier ses intentions sur le terrain, de l’interroger également sur la façon dont il envisage l’avenir politique du Rwanda412. L’entretien a lieu, le 4 juillet, dans le bureau de Museveni, en sa
présence et après un échange entre les deux hommes. La description
qu’en fait l’ambassadeur – un Kagame qui proteste de sa bonne volonté
et donne son numéro de téléphone satellite, un Museveni qui suggère
les grandes lignes d’une annonce du FPR avec déclaration d’un cessez-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

le-feu, soutien à la création de la ZHS, appel aux forces gouvernementales non coupables – le conduit au commentaire rassurant suivant :
Le président Museveni, enchanté de son entretien à Paris avec le président de
la République, dont il a cité plusieurs fois les propos pour convaincre Kagame,
paraît enfin s’engager résolument en faveur d’un règlement de la crise rwandaise. Quant au commandant en chef du FPR, courtois et réservé, son ouverture
à notre égard confirme qu’il se prépare à passer de l’approche militaire à la
politique413.

Le télégramme diplomatique arrive à l’Élysée sous forme de télécopie, notée par Hubert Védrine : « TTU [très, très urgent], copie à Bruno
Delaye et au général Quesnot ». Cependant, le discours du FPR n’est,
une nouvelle fois, pas uniforme. Son représentant à Bruxelles publie le
5 juillet un tract-appel agressif envers la France, intitulé « À l’attention
du peuple français, à toutes les autorités politiques, religieuses, militaires et civiles ». Cet appel, qui invite à construire « un monde fraternel », accuse la France de falsifier l’histoire en qualifiant les membres
du FPR de rebelles, et de prendre « une lourde responsabilité devant
l’histoire et devant l’Afrique en décidant une fois de plus de la vie des
peuples et en se plaçant aux côtés des régimes et des forces du mal »414.
Par ailleurs, si Paul Kagame déclare, ce même jour, « ne pas chercher les
affrontements avec les forces françaises », renoncer à la conquête totale
et rechercher un cessez-le-feu415, et si ses troupes respectent la ZHS416,
elles continuent leur avancée sur le terrain.
Pour les autorités françaises, il est nécessaire également de faire comprendre au gouvernement intérimaire et aux FAR la nature de la future
zone humanitaire sûre. Yannick Gérard, qui avait eu, le 2 juillet et sans
être convaincu de leur sincérité417, un premier contact à Goma avec
Jérôme Bicamumpaka et Ferdinand Nahimana, pour assurer le bon déroulement de Turquoise et faire cesser les attaques contre le général Dallaire par la radio des Mille Collines, rencontre le lendemain le président
Sindikubwabo et quatre autres membres des autorités intérimaires. Selon le diplomate, l’entretien, qui dure une heure trente, se déroule dans
une « atmosphère assez tendue ». En réaction à l’exposé sur les attentes
françaises – « que des instructions soient données aux FAR et aux miliciens de s’abstenir dans cette zone d’activités militaires ou de menaces
contre la population », – les cinq Rwandais dénoncent le projet comme

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« néfaste » et considèrent qu’il vaudrait mieux combattre les causes des
déplacements plutôt que de les empêcher. Ils décrivent la zone prévue
comme une « sélection », alors qu’il faudrait, à leurs yeux, l’étendre à
l’ensemble du territoire où l’opération Turquoise était mise en œuvre
et même à certains quartiers de Kigali et ne pas abandonner à leur sort
Ruhengeri, Kigali, Gisenyi et Gitarama. Ils s’insurgent en outre contre
une prétendue partialité de la communauté internationale et du général
Dallaire et n’hésitent pas à demander des armes, exprimant une nouvelle fois le souhait que la France aide les FAR dans leur combat contre
le FPR. Ils protestent enfin contre l’arrivée prochaine de Belges, rappelant la perception négative des militaires belges au Rwanda418. Les
autorités intérimaires prétendent encore parler au nom de la population
rwandaise mais ces contacts, comme les suivants, conduisent Yannick
Gérard à être parmi les premiers, après la suggestion formulée le 2 juillet par l’amiral Lanxade, à préconiser, le 7 juillet, « de rompre publiquement avec les autorités de Gisenyi »419. Pour l’heure, il craint que leurs
réserves vis-à-vis de la création de la ZHS ne soient source de difficultés.
Le 5 juillet, Boutros Boutros-Ghali fait enfin la déclaration promise :
Le secrétaire général fait sienne (endorses) la proposition française de créer une
zone humanitaire sûre dans l’ouest du Rwanda. Il estime que cette proposition
est conforme à l’alinéa A du paragraphe 4 de la Résolution 925 qui prévoit
spécifiquement la constitution de zones humanitaires sûres ainsi qu’à la Résolution 929, décidant la création de l’opération multinationale humanitaire au
Rwanda, qui s’y réfère également420.

Cette ouverture permet à l’ambassadeur Mérimée de présenter, le
lendemain, au Conseil de sécurité le rôle de la ZHS, d’en souligner le
caractère « neutre et humanitaire », de lier, une fois de plus, son existence
à la relève que devra assumer la MINUAR renforcée421. Si la majorité
des membres reconnaît la conformité de la décision de la France avec la
Résolution 929 et accepte ses assurances, ce n’est pas le cas du Nigéria
plus critique, ni de la Russie qui voudrait un espace plus restreint et une
démilitarisation plus rapide de la zone. Selon l’ambassadeur, l’influence
du représentant du FPR à l’ONU, Claude Dusaidi, s’exerce en faveur
de cette position réservée mais pas hostile. Il l’a cependant rencontré à
sa demande et le juge « plus modéré et ouvert que dans le passé ». Le
FPR n’est pas, ou plus, opposé à la ZHS en elle-même mais craint que

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

les forces gouvernementales ne s’y regroupent pour préparer des offensives et que le gouvernement intérimaire y trouve refuge. Il attend de la
France le désarmement des miliciens, l’arrestation et la mise en détention des criminels. Il indique enfin que les autorités qu’il représente
sont « favorables à un accord politique sur la base des accords d’Arusha
et donc à la formation d’un gouvernement de transition dont toutefois
les criminels devront être exclus »422. Certains de ces points avaient été
abordés lors de la cellule de crise du 3 juillet au ministère des Affaires
étrangères. L’amiral Lanxade avait souligné qu’il fallait faire « attention
que ce ne devienne pas un réduit, un sanctuaire, d’où les FAR repartiraient à l’attaque ». À la question de Dominique de Villepin – Ne faut-il
pas démilitarisation ? –, il avait répondu, selon les notes manuscrites
prises par Jean-Marc Simon : « Ne pas en parler pour l’instant danger ».
Le même aurait également dit – mais il peut y avoir une confusion de
transcription entre FAR et MINUAR – : « Une urgence arrêter les massacres et vite repasser le bébé aux FAR »423. Quelques jours plus tard, la
question des responsables des massacres est évoquée, dans une nouvelle
réunion de la cellule de crise, par le général Germanos qui prend position : « Problème des crimes : nous pouvons donner les renseignements
et ( ?) noter Assassins mais pas arrêter les gens »424.
Dernière étape onusienne : dans la soirée du 6 juillet, le Conseil de
sécurité autorise son président à accuser réception de la lettre du secrétaire général informant de la création de la « zone sûre » au sud-ouest du
Rwanda425. Cela vaut approbation de la ZHS selon la procédure dite de
silence ou de non-objection, comme le précise le général Quesnot dans
sa note à François Mitterrand du 6 juillet 1994. Les autorités françaises
n’ont pas attendu pour activer la ZHS sur le terrain, un télégramme diplomatique du 5 juillet évoquant les premières missions la veille et donnant comme exemple l’arrestation de dix miliciens qui menaçaient la vie
de civils tutsi426. Décrite par les diplomates, la mission est la suivante :
[Les forces françaises] ont pour mission de faire respecter dans cette zone les interdictions des activités de nature à porter atteinte à la sécurité des populations :
usage de la force par tout élément armé à l’intérieur de la zone, pénétration
dans la zone d’éléments armés (FPR, FAR, milices de chaque partie), utilisation
de la zone par les FAR comme base de départ pour des opérations militaires.
[Les] forces protégeront de même les populations civiles contre les agissements
éventuels de milices427.

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(1990-1994)

Qu’en est-il sur le terrain, malgré une première difficulté, la Belgique ayant décidé de reporter l’envoi de son détachement médical « à
la lumière de l’évolution de la situation politique et militaire sur place,
et plus précisément en raison des efforts visant à établir une zone humanitaire sûre » ? En Belgique, note en effet l’ambassadeur de France à
Bruxelles, une grande partie de la population pense que l’intervention
française a « changé de nature et que d’humanitaire, elle [est] devenue
militaire428 », entraînant inévitablement une confrontation avec le FPR
d’une part et une attitude encore plus négative du GIR à l’égard des
Belges, de l’autre.
Avant d’évaluer la mise en œuvre de la ZHS par la force Turquoise, il
est cependant nécessaire d’observer ce qui, pendant ces sept semaines de
juillet-août 1994, est débattu et décidé à Paris sur l’avenir du Rwanda et
des relations entre ce pays et la France. Si la force Turquoise a dû s’adapter aux réalités de terrain et a ainsi disposé d’une marge d’autonomie,
elle n’en est pas moins constituée de militaires qui obéissent aux ordres
des autorités civiles.

5.4.2 Les préoccupations et décisions des autorités politiques
françaises en juillet-août 1994
La France dispose d’un mandat de deux mois des Nations unies pour
arrêter les massacres et protéger les populations civiles ; elle entend être
neutre et impartiale entre « les parties rwandaises » et espère un cessezle-feu suivi d’une négociation sur la base des accords d’Arusha. La prise
de Kigali par le FPR (4 juillet) et la poursuite de combats victorieux
changent la donne politique au Rwanda où un nouveau gouvernement
est constitué le 18 juillet avec à sa tête Faustin Twagiramungu, ancien
premier ministre désigné des accords d’Arusha et la participation de
membres hutu modérés. Tout en gérant la question des réfugiés, qui les
inquiète beaucoup, et en assurant une aide humanitaire de plus en plus
conséquente, les autorités françaises doivent redéfinir leurs relations
avec le GIR et les FAR d’un côté, avec le FPR de l’autre. Elles doivent
également préparer le retrait des troupes de Turquoise et leur relève par
la MINUAR. Si elles parlent d’une seule voix dans les instances internationales pour mobiliser les autres États en faveur de l’aide humanitaire
et d’une contribution à la MINUAR renforcée, ce n’est pas totalement

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

le cas sur la question des alliances politiques et de leur renversement,
du moins dans les premières semaines de juillet où le FPR impose son
tempo et poursuit son projet politique.
Une nouvelle fois, la consultation des archives permet en effet de
mettre en évidence qu’existent sur ces diverses questions des tensions
– ou au moins des différences de sensibilité – entre les membres concernés du gouvernement et entre le gouvernement et le président de la
République. Il est notable également que le premier ministre semble alors
avoir la mainmise sur le dossier rwandais, comme l’atteste la récurrence,
dans les notes du chef de l’état-major particulier (EMP) au président de la
République, de la notation : « Le premier ministre a décidé ». Il est par ailleurs très présent sur la scène internationale. Il se rend aux Nations unies
le 11 juillet et y fait, comme le note l’ambassadeur Mérimée, la « première
intervention d’un chef de gouvernement français devant le Conseil de
sécurité »429. Accompagné de nombreux journalistes, il effectue ensuite fin
juillet une tournée en Afrique, visitant Dakar, Abidjan, Libreville, avant
d’aller à Goma, où il fait un exposé, et en ZHS, où il visite l’hôpital militaire de campagne à Cyangugu, partage un repas avec la Légion, visite une
unité française à Gikongoro et une unité sénégalaise à Kibuye430. Selon
les conseillers du président de la République, qui scrutent ses propos et y
voient l’expression d’ambitions nationales, il cherche à « démontrer que
son gouvernement, contrairement aux critiques (des milieux proches de
la mairie de Paris), n’abandonn[e] pas l’Afrique »431.
Cet été 1994, François Mitterrand est fatigué après son voyage des 4
et 5 juillet en Afrique du Sud, éprouvé par les traitements lourds qu’impose l’évolution de son état de santé. Dans ses carnets de notes privées,
où il mentionne quelques éléments de ses entretiens avec le président de
la République, édouard Balladur écrit en date du 20 juillet : « Opération
sur 7e vertèbre, chimiothérapie qui le fatigue beaucoup »432. Peut-être
François Mitterrand est-il également affecté par ce qui peut être considéré comme un revers de la politique africaine de la France ? Il semble
cependant accepter la victoire du FPR. Ainsi, dans l’entretien accordé,
le 14 juillet, aux journalistes Patrick Poivre d’Arvor et Alain Duhamel,
le président de la République reconnaît que la guerre est en train d’être
gagnée par une « catégorie de gens courageux, organisés, de tradition
militaire », tout en n’attribuant pas ces qualités aux membres d’un mou-

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vement porteur d’un projet politique mais à « l’ethnie tutsie »433.
Aux Nations unies, le 11 juillet, Édouard Balladur, qui est accompagné d’Alain Juppé, délivre un « quadruple message » : nécessité d’une
relève rapide par la MINUAR, gravité de la situation humanitaire,
« volonté de [la France] de soutenir tout ce que pourrait entreprendre la
communauté internationale pour punir les coupables des massacres »,
priorité à la recherche d’un règlement politique au Rwanda434. La question du désengagement français et de la relève par la MINUAR, comme
celle de l’arrestation et de la punition des coupables seront traitées dans
le chapitre suivant de cet ouvrage. Les pages qui suivent abordent celle
des relations des autorités françaises avec les anciennes « parties » rwandaises et présentent la toile de fond de l’opération Turquoise : un drame
humain dans la ZHS et aux frontières du Zaïre.
5.4.2.1 lâcher le gir replié à gisenyi ?
Les 6 et 7 juillet, le conseiller Afrique, Bruno Delaye, et le chef de
l’état-major particulier, le général Quesnot, signent deux notes à François Mitterrand pour exposer les points de vue de divers membres du
gouvernement et présenter les initiatives déjà prises par les uns et les
autres. Avec une ironie réprobatrice, ils évoquent le 6 juillet « la course
au FPR » et placent en tête François Léotard, qui aurait dépêché « à
Kigali, auprès de M. Kagame et sans en avertir personne, cinq militaires
et fonctionnaires de haut rang »435, affirmation précisée le lendemain où
son enjeu politique est atténué : le premier ministre en a été informé
et il ne s’agit que d’installer « un téléphone rouge » avec Paul Kagame,
conformément aux décisions prises lors de contacts récents avec le chef
militaire du FPR436.
Le deuxième ministre dans la course est Alain Juppé qui « multiplie
les démarches auprès du FPR et de ses alliés Hutus, qu’il aborde en
repenti »437. Le 3 juillet, il a envoyé un émissaire, l’ambassadeur Jacques
Warin, rencontrer à Bruxelles Jacques Bihozagara, représentant virulent
du FPR, puis il a demandé à Jean-Michel Marlaud de prendre contact
avec Faustin Twarigamungu qui, réfugié en Belgique, fait également
des déclarations très hostiles à la France. Selon les auteurs de la note, la
position d’Alain Juppé est de sortir du cadre humanitaire et de s’impliquer dès maintenant dans la recherche d’un règlement politique, quali-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

fié d’« évidemment favorable au FPR »438. En conséquence, il « s’interroge sur la nécessité de poursuivre des contacts avec les autorités de
Gisenyi »439 et il est opposé à toute visite ministérielle française dans la
zone d’intervention de Turquoise, visite qui pourrait apparaître comme
ambiguë. Il l’a fait savoir à Édouard Balladur qui a prévu d’envoyer le
ministre de la santé Philippe Douste-Blazy. Le 6 juillet, il prend également la décision d’envoyer Jacques Warin, dont le vol est prévu deux
jours plus tard, rencontrer Paul Kagame440.
Toujours selon Bruno Delaye et le général Quesnot, « Matignon et les
autres ministères sont moins pressés » de s’impliquer dans la recherche
d’une solution politique, édouard Balladur estimant « qu’il faut se contenter pour l’instant de faire de l’humanitaire et laisser à l’ONU, à l’OUA
et aux pays de la région le soin d’engager et d’accompagner les négociations entre les parties »441. François Mitterrand a annoté « d’accord » en
marge de cette phrase cochée par son secrétaire général, Hubert Védrine.
Si le ministre de la Coopération, Michel Roussin, n’est pas expressément
mentionné dans ces notes des 6 et 7 juillet, sa position peut être déduite
des conseils que lui adresse au même moment son directeur de cabinet
adjoint : « Ne pas donner de mauvais signaux en Afrique en reconnaissant et coopérant prématurément avec un régime issu des armes »442.
Cependant, conformément aux recommandations de l’émissaire
Yannick Gérard qui est au Rwanda, le gouvernement intérimaire replié
à Gisenyi n’apparaît plus fréquentable, décision qui paraît actée lors de
la réunion de la cellule de crise du 7 juillet sur laquelle nous disposons
de deux sources. Dans son compte rendu pour le premier ministre,
Philippe Baudillon écrit : « Il est confirmé qu’aucun contact officiel
ne doit être pris avec les autorités hutus réfugiées à Gisenyi, de plus
en plus discréditées ». Évoquant également le rendez-vous avec Paul
Kagame et les négociations politiques en cours, il précise que Faustin
Twagiramungu pose comme condition à la formation du nouveau gouvernement rwandais la participation de membres du MRND, « probablement des ralliements individuels, le parti dans son ensemble ne
s’étant pas dissocié des massacres »443. L’autre source est le verbatim du
directeur de cabinet adjoint du ministre de la Coopération, Jean-Marc
Simon, qui note : « Autorités de Gisenyi, on n’en a pas besoin. Attitude
très pragmatique »444.

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Avec qui les autorités françaises, qui souhaitent un cessez-le feu rapide
et cherchent une solution politique la plus proche possible des accords
d’Arusha et d’un partage du pouvoir avec le FPR, peuvent-elles alors dialoguer ? Dans la journée du 7 juillet, Yannick Gérard reçoit de la Direction des Affaires africaines et malgaches la réponse suivante : « Compte
tenu de l’évolution de la situation et des contacts engagés, il paraît en
effet inutile d’avoir des rencontres avec les autorités de Gisenyi. L’interlocuteur qui s’impose du côté gouvernemental semble de plus en plus nettement l’armée »445. L’émissaire doit, seulement et avec « pragmatisme »,
avoir avec les autorités locales les contacts nécessaires au bon déroulement
de l’opération Turquoise. Le lendemain, il répond négativement à la demande d’entretien formulée par le président par intérim et par le ministre
des Affaires étrangères du GIR446. La rupture est bien consommée.
Lors des jours qui suivent, alors que les troupes du FPR avancent
vers Ruhengeri et Gisenyi, les Forces armées rwandaises (FAR) sont au
centre de l’attention : le général Dallaire tente de nouer le dialogue entre
Augustin Bizimungu, chef d’état-major des FAR dont il attend qu’il se
désolidarise des autorités de Gisenyi, et Paul Kagame447. Par ailleurs
circule une déclaration de huit officiers généraux dont deux généraux de
brigade (Rusatira et Gatsinzi) qui se désolidarisent du Gouvernement
intérimaire et de sa propagande. à Paris, tant l’amiral Lanxade que le
ministère des Affaires étrangères cherchent à, ou du moins s’interrogent
sur « la possibilité de dissocier les Forces armées rwandaises (FAR) du
“gouvernent de Gisenyi” afin que le commandant des FAR puisse être
considéré comme un interlocuteur valable par le général Kagame »448.
Dans sa note du 11 juillet, le général Quesnot n’attribue ce projet qu’au
Quai d’Orsay mais il a été exprimé plus fermement encore par le chef
d’état-major à la réunion du jour de la cellule de crise : « Il faut encourager les militaires à se dissocier des ministres […] il faut consolider les
généraux des FAR » ; ce à quoi le général Germanos a répondu : « Les
FAR ne veulent pas aider »449. Cette tentative de mise en avant des FAR
ne semble pas avoir été poursuivie, ces dernières étant largement compromises dans les massacres et le FPR remportant la victoire militaire.
Malgré la tentation exprimée par le général Germanos le 13 juillet de
leur éviter « la débâcle totale »450.

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5.4.2.2 que faire des suspects de génocide ?
Que faire des suspects de génocide, dont le FPR demande l’arrestation et le jugement ? La question abordée lors de plusieurs cellules de
crise de la première quinzaine de juillet, et particulièrement le 13 juillet,
est traitée dans le chapitre 6. La réponse, qui semble faire l’unanimité
au sein du gouvernement et à l’Élysée, est que l’arrestation des auteurs
de crimes n’entre pas dans le mandat confié à la France par l’ONU mais
que cette dernière entend collaborer avec les Nations unies sur ce point.
Ceci est formulé de manière cavalière par Dominique de Villepin, familier de l’expression : « Il faut refiler le bébé à d’autres »451. La position
officielle, exprimée en langage diplomatique dans une lettre envoyée le
15 juillet au président du Conseil de sécurité des Nations unies, est que
les autorités françaises
ne toléreront aucune activité politique et militaire dans la zone sûre, dont la
vocation est strictement humanitaire, […] prendront toutes dispositions pour
faire respecter les règles applicables dans cette zone, […] se tiennent prêtes à
apporter leur concours à toute décision du Conseil de sécurité concernant les
personnes en cause […] sont à la disposition des Nations unies pour examiner avec elles les décisions auxquelles elles pourraient souhaiter que la France
apporte son concours452.

Le FPR souhaite également que les forces françaises désarment les
FAR et les milices qui sont présentes ou se réfugieraient dans la ZHS.
5.4.2.3 désarmer les far et les milices ?
Dans quelle mesure la force Turquoise a-t-elle désarmé les milices et les
FAR présents dans la zone humanitaire sûre ? Les archives consultées ne
permettent pas de faire toute la lumière sur cet épineux problème.
Au départ, les autorités françaises semblent estimer qu’il ne revient pas à la
France d’endosser cette délicate mission. Elles se réfèrent, comme à l’égard
de l’arrestation des auteurs des massacres, aux limites du mandat accordé
par les Nations unies, ainsi qu’au nombre insuffisant d’hommes sur le terrain. Le 7 juillet, une note signée par le général Quesnot et Bruno Delaye
relate la position du général Germanos sur la question du « désarmement
des milices et des FAR à l’intérieur de la zone humanitaire et l’arrestation
des responsables des massacres » : « Nombreux sont ceux qui demandent
que nous nous en chargions mais cela ne relève pas de notre mandat et

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

nous n’en n’avons pas les moyens »453. Dans le même sens, le Quai d’Orsay
écrit le 9 juillet qu’« il n’est pas prévu de donner à nos forces la mission
de désarmer ni de regrouper les unités militaires situées dans la zone de
protection humanitaire […] Le désarmement n’est pas prévu, étant donné
nos effectifs limités et le mandat confié par le Conseil de sécurité, nous ne
pouvons assumer cette mission à ce stade »454. Ces deux documents précisent néanmoins que toute activité militaire est interdite dans la zone455.
Aussi, « en cas d’attaque contre les civils, nous nous opposerions évidemment par la force aux responsables et serions amenés, comme nous l’avons
déjà fait, à les désarmer »456. Le 10 juillet, un télégramme de l’ambassadeur
Gérard confirme cette attitude générale : « Sauf à provoquer des réactions
générales contre l’opération Turquoise, le désarmement des milices ne peut
être systématisé. Il est actuellement pratiqué ponctuellement dans le cas où
des miliciens menacent des groupes de population »457.
Rapidement, la position française semble néanmoins évoluer. Est-ce
en raison de la forte pression exercée en ce sens par la communauté
internationale et par le FPR ? Le 8 juillet, le représentant permanent de
la France à l’ONU signale « les pressions qui s’exercent déjà sur nous
pour que l’opération Turquoise procède au désarmement des milices et
des groupes armés »458. Dressant la liste des questions susceptibles d’être
posées par la presse au premier ministre lors de sa venue à New York,
Jean-Bernard Mérimée évoque en premier lieu ce problème : « Pourquoi la France ne procède-t-elle pas au désarmement des milices et des
éléments des FAR présents dans la zone de sécurité ? »459. à la même
période, le FPR insiste à plusieurs reprises auprès du Conseil de sécurité
et de la France sur la nécessité de procéder à ce désarmement460.
Par ailleurs, l’incompatibilité entre le caractère sûr et démilitarisé de
la zone et la présence d’armes en son sein pousse peut-être la France
à agir, en particulier d’abord à l’égard des milices. Dans une directive
adressée aux commandements de groupements le 14 juillet, le général
Lafourcade indique de « fixer » les FAR et de désarmer les milices :
Dans ce contexte difficile, il va falloir appliquer progressivement les mesures
prévues dans la ZHS. Le but à atteindre est d’essayer de fixer les FAR sur les
emplacements actuels et d’éviter des mouvements et des déplacements d’armes.
Par ailleurs, il faudra neutraliser et désarmer les milices.
Il est évident que la poursuite des combats rend difficile l’exécution immédiate
de ces dispositions. Mais je vous demande de commencer à faire passer le mes-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

sage aux différents responsables en précisant que c’est la France désormais qui
contrôle la ZHS et en assure la protection. Concernant les milices, le commandement des FAR aurait décidé d’intégrer dans ses rangs les volontaires et de
désarmer les autres. Ceci devrait permettre de faciliter notre action.
La poursuite à terme de mouvements FAR dans la ZHS pourrait servir de prétexte au FPR pour pénétrer dans la zone. Il est donc souhaitable que les unités
FAR restent à leurs emplacements de combat actuels ou dans leurs garnisons en
leur expliquant que c’est la seule solution pour garantir l’intégrité de la ZHS
placée sous notre protection461.

Il semble donc que, dans un premier temps, il soit décidé de désarmer non pas les FAR mais les milices, afin de pacifier la zone humanitaire sûre. Le général Lafourcade le constate deux jours plus tard :
« Les risques d’affrontement sont, pour le moment, contenus par le
désarmement progressif des milices »462. Le 20 juillet, l’ambassadeur
Gérard confirme que « les officiers de Turquoise poursuivent le désarmement de tous les auteurs d’actes de banditisme divers »463. Au mois
de septembre, les documents qui tirent le bilan de l’opération Turquoise
reviennent sur cette difficile entreprise de neutralisation des milices.
Le générale Lafourcade explique que « la force a dû composer dans
le désarmement des milices afin d’éviter les réactions hostiles »464. à
la même époque, le commandement des forces spéciales relate que,
« d’une manière générale, les milices ont pu être désarmées ou dispersées par simple dissuasion », le recours à la force ne s’étant imposé que
pour certains « irréductibles »465. « Les actions menées dans ce registre »,
poursuit le rapport, « ont toutes été d’ampleur limitée et à la mesure des
cas à traiter à savoir de un à quelques individus armés et retranchés qui
refusaient de rendre leurs armes dont ils avaient récemment fait usage
pour commettre quelques méfaits »466.
Si le désarmement des milices s’est donc vite imposé pour des raisons
de sécurité, celui des Forces armées rwandaises (FAR) pose des questions beaucoup plus sensibles politiquement et semble avoir fait l’objet
d’un traitement plus complexe dont ne rendent pas compte certaines
affirmations des autorités françaises. Relatant les événements récents
sous un angle très favorable à la France, le diplomate Jean-Christophe
Belliard, attaché à la cellule diplomatique de Turquoise, assure qu’« en
ZHS, la présence de l’opération Turquoise, longtemps objet de critiques,
fait aujourd’hui l’unanimité. La zone est calme, les soldats français ont
mis un terme au massacre des Tutsi, qui sont désormais protégés par

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

nos soins, [et] ont désarmé les FAR et les miliciens, qui se livraient au
pillage »467. Dans une fiche qui contient des éléments de langage sur
l’opération Turquoise, le Quai d’Orsay assure que « l’essentiel des FAR
et des milices est en dehors de la zone et les éléments qui s’y trouvent
acceptent d’être désarmés ou, dans le cas des miliciens se livrant au pillage, sont maîtrisés par nos forces »468. Au Conseil de sécurité, le représentant permanent adjoint de la France répond aux propos critiques
d’un conseiller du secrétaire général : « Concernant les éléments armés,
j’ai souligné que ceux-ci avaient rendu leurs armes ou avaient été désarmés à leur entrée dans la zone »469. Hervé Ladsous concède néanmoins
que « toutes les armes n’avaient pu être confisquées »470.
D’autres sources le montrent amplement, ce qui conduit à douter
qu’un véritable effort de désarmement total des FAR ait été mené. Le
19 juillet, la DGSE rapporte ainsi que :
Le repli des Forces armées rwandaises se poursuit vers Bukavu. Le camp militaire de Kalembo situé dans la ZHS est complétement vidé de ses occupants. Des
convois transportant le carburant et les armements des FAR passent la frontière
rwando-zaïroise sans incident. L’armement récupéré par les Forces armées zaïroises au passage de la frontière apparaît insignifiant471.

Trois jours plus tard, la DGSE annonce que « les effectifs des FAR
dans la région de Goma seraient supérieurs à 20 000 hommes. Près
de 10 000 hommes doivent bientôt passer au Zaïre. Plus de la moitié
d’entre eux se trouvent encore avec leur armement dans la zone humanitaire sûre »472. Les forces Turquoise ne semblent donc pas s’être attelées de manière méthodique à la tâche difficile de forcer des soldats à
déposer les armes, entreprise d’autant plus sensible en l’espèce que la
France avait passé plus de trois ans aux côtés de cette armée. L’analyse la plus proche de la réalité est sans doute celle qui figure dans un
télégramme diplomatique du 19 juillet : « Progressivement, et chaque
fois que possible, les FAR et les miliciens sont désarmés »473. La veille,
Bruno Delaye et le général Quesnot annonçaient ainsi que « les forces
gouvernementales (FAR) se replient au Zaïre avec armes et bagages »,
sans que les forces Turquoise ne s’efforcent visiblement de les en empêcher, mais sans qu’elles restent pour autant les bras croisés : « Environ
2 500 d’entre eux ont été désarmés dans notre zone »474.
L’ampleur des quantités d’armes saisies est difficilement quantifiable,
en effet, même si des estimations peuvent être faites. Ainsi, les déta-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

chements, particulièrement ceux des forces spéciales dans leur comptes
rendus quotidiens signalent au PCIAT les armes qu’ils saisissent475. Ils
mentionnent le nombre, souvent les numéros de série, la provenance
des armes et les personnes sur qui elles ont été saisies476. Ces comptes
rendus attestent donc l’effectivité de saisies d’armes par Turquoise. Les
saisies ouvrent ensuite un problème nouveau, celui du stockage qui va
être vu comme un souci majeur par les commandants de groupement
et responsables des secteurs de la ZHS car ces stocks représentent le
danger d’une potentielle prolifération. Opérer leur destruction passe
alors par la prévôté de l’opération française qui établit l’inventaire de
ces armes saisies, avant – comme dans le cas du Groupement Nord
– de les faire immerger dans le lac Kivu au moyen d’hélicoptères ; ces
destructions sont alors documentées par des séries de procès-verbaux
rédigés par les prévôts477.
5.4.2.4 des relations difficiles avec le fpr
Le FPR a accepté à contrecœur l’existence de la ZHS et la politique
suivie dans la zone ne répond pas à ses attentes. Il manifeste son mécontentement de diverses façons : manifestations de force, demande irréaliste, propagande antifrançaise. Ces coups de griffe, comme la situation
militaire sur le terrain, sont documentés dans les notes du général Quesnot, très fréquentes au mois de juillet mais pas toutes lues par François
Mitterrand. Informatives, ces notes expriment également, notamment
dans les commentaires finaux, une profonde hostilité envers le FPR,
même ou surtout après la victoire de ce dernier. Les acusations rituelles
sont répétées, sans prendre en compte le fait qu’un génocide s’est produit à l’encontre des Tutsi.
Le 11 juillet 1994, le général Quesnot se félicite de voir que la presse
change d’avis à l’égard de l’opération Turquoise et que certains journalistes « commencent à découvrir la “face cachée” du FPR dont la
progression vide le pays et s’accompagne de massacres sélectifs »478. Le
15 juillet, après une réunion à Matignon, il fait part des préoccupations
du premier ministre qui craint le scénario suivant : un nouveau gouvernement qui, reconnu par la communauté internationale, demande à la
France de quitter le Rwanda alors que son mandat est de rester jusqu’au
21 août. édouard Balladur penche pour le respect du mandat, avec re-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

trait à la date indiquée et départ des premiers éléments fin juillet, tandis
que François Léotard considère qu’il convient de gérer la fin de l’opération Turquoise « en accord avec le FPR » et propose de replier le dispositif « le plus rapidement possible » au Zaïre. De son côté, le général
Quesnot, qui préconise de ne pas reconnaître le nouveau gouvernement
avant l’achèvement du processus de relève par la MINUAR, dramatise
les termes de l’alternative et en souligne les conséquences en termes
d’image internationale de la France et de définition de sa politique africaine : se retirer rapidement déclencherait un exode de trois millions de
Rwandais et laisserait « le FPR maître d’un État dont les trois quarts de
la population seront exilés et n’auront de cesse de reprendre le pouvoir
par les armes ». Il ajoute :
Je suis persuadé que le général Kagame s’inspire totalement des méthodes du
président Museveni lors de sa prise du pouvoir en Ouganda et qu’il n’a nullement l’intention de négocier quoi que ce soit avec le « gouvernement résiduel »
actuel, pas plus qu’avec les chefs militaires des FAR.
Sa volonté est de vider le Rwanda de toute présence étrangère, qu’elle soit française, « onusienne » ou autre, afin d’établir un pouvoir minoritaire sans partage
[expression soulignée] et procéder sans témoins à une complète redistribution
des terres [idem] au profit, en priorité, des émigrés tutsis479.

Ce supposé programme du FPR lui est de nouveau attribué dans
la note du 18 juillet, signée avec Bruno Delaye480, lui reprochant de
surcroît « un objectif complémentaire mais psychologiquement important » – « humilier » la France (le terme est souligné) –, ainsi que l’intention de déconsidérer l’opération Turquoise et de rendre difficile le retrait
de la force française. La note mentionne également des tirs de mortiers
meurtriers sur Goma et un accrochage avec une patrouille française.
Après la formation, à Kigali, du nouveau gouvernement qui a prêté
serment le 19 juillet, le général Quesnot décrit ainsi la situation : un
cessez-le-feu de fait et, d’un côté un gouvernement en exil à Bukavu qui
va organiser « une résistance extérieure hutu », de l’autre une victoire
militaire « totale » du FPR qui « exerce une mainmise politique sans
partage sur le gouvernement »481. Reconnaissant qu’il sort de son rôle,
il conclut toutefois sa note du 20 juillet en écrivant que, par rapport
au nouveau gouvernement, « à titre personnel, il ne [lui] apparaît pas
politiquement urgent de se précipiter »482.
Cette position n’est pas partagée par toutes les autorités françaises,

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

notamment par le premier ministre et, dans une moindre mesure, du
moins selon le général Quesnot, par le ministre des Affaires étrangères.
Ses services reçoivent pourtant des télégrammes de l’ambassadeur Yannick
Gérard, ouvert à une rencontre avec le FPR depuis 1990 et sans indulgence sur l’extrémisme du gouvernement intérimaire génocidaire. Le
18 juillet, dénonçant cet extrémisme qui conduit à l’exode des populations de la ZHS vers Bukavu au Zaïre, il ajoute : « Comme si les
responsables du génocide cherchaient, à présent, à entraîner les populations rwandaises dans une sorte de suicide collectif »483. Le lendemain,
il conseille de travailler avec le nouveau gouvernement de Kigali pour
inciter les populations au retour et appelle la communauté internationale à le reconnaître :
Il [lui] incombe d’être réaliste et de ne pas s’interroger indéfiniment sur le caractère représentatif ou non du gouvernement de Kigali. Si par représentatif, elle
entend que l’état d’esprit du « gouvernement intérimaire » et celui des populations sur lesquelles il a conservé une emprise démoniaque soit représenté dans ce
gouvernent, on risque de ne pas progresser beaucoup484.

Le 19 juillet, le premier ministre décide, lors d’une réunion à Matignon, d’envoyer à Kigali le secrétaire général du Quai d’Orsay, Bertrand
Dufourcq, et le général Germanos pour expliquer les conditions du
retrait des troupes françaises et obtenir des garanties nécessaires pour
le retour des réfugiés, « la visite au Rwanda d’une autorité politique
de haut niveau » pouvant être annoncée en fonction des résultats de
l’entretien485. La mission486 ne peut rencontrer que Faustin Twagiramungu, jugé « constructif », et le FPR émet de nouvelles exigences :
identifier lui-même les coupables et envoyer des ministres dans la ZHS
pour s’adresser à la population, ministres dont les militaires français
devraient assurer la sécurité487. Les sources consultées sont lacunaires
sur la suite de cette demande. Selon un verbatim de la réunion de la
cellule de crise du 22 juillet, Bertrand Dufourcq déclare qu’il n’est pas
possible de s’opposer « à des missions ministérielles conjointes avec le
HCR et le général Dallaire dans la ZHS »488.
La première visite dans la ZHS de membres du nouveau gouvernement de Kigali a lieu le 14 août 1994. La délégation est conduite par
le ministre de l’Intérieur. La protection rapprochée est assurée par la
MINUAR mais la sécurisation générale prise en charge par les militaires
de Turquoise. D’après le diplomate Jean-Christophe Belliard qui rend

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

compte de la visite mais ne semble pas avoir assisté à tous les discours
– usant sur certains points du conditionnel –, le ministre assure que le
FPR ne rentrera pas dans la ZHS après le départ des Français, qu’il « n’y
aura pas de représailles », que les responsables des massacres « seront
déférés devant une instance internationale » et que différence sera faite
entre les commanditaires et les exécutants. Le diplomate note également
des réactions différentes de la part des notables, sensibles au message, et
de la population qui « reste méfiante » et « aurait, dans le stade, éclaté de
rire quand M. Sendashonga avait annoncé qu’il n’y aurait pas de représailles »489. La lente amélioration des relations avec le pouvoir en place à
Kigali se prolonge par des contacts internationaux. Le 17 août, le représentant français aux Nations unies, Jean-Bernard Mérimée, rencontre à
sa demande le représentant du FPR, Claude Dusaidi qui est, à la surprise du diplomate, accompagné du nouveau représentant permanent
du Rwanda, M. Manzi. Le premier avait fait circuler des documents du
FPR critiquant l’action de la France dans la ZHS, le second adopte une
attitude plus positive, souhaitant une coopération franco-rwandaise, notamment en ce qui concerne les suspects de génocide. Il reste toutefois
méfiant, faisant allusion à des rumeurs d’abandon d’armes au profit des
FAR et d’aide future de la France à partir de la base logistique de Goma.
Le compte rendu de Mérimée finit par le commentaire suivant :
Les propos de mon interlocuteur ont quelquefois fait apparaître un raisonnement informulé qui est le suivant : l’aide apportée dans l’avenir par la France
ne sera qu’une juste compensation pour la responsabilité qu’elle porte dans les
malheurs du peuple rwandais. J’ai plusieurs fois dû arrêter l’ambassadeur
Manzi sur cette pente, en lui marquant avec fermeté que cela ferait partir notre
coopération future sur de très mauvaises bases. Il reste que cette façon de voir me
paraît bien ancrée dans l’esprit de mon interlocuteur, qui n’est sans doute pas le
seul responsable à penser ainsi490.

De fait, entre le 20 juillet et mi-août, les relations entre les autorités
françaises et le nouveau gouvernement de Kigali restent tendues : le
FPR accepte mal de voir une partie du territoire rwandais lui échapper et être quasi sous administration étrangère ; les autorités françaises
l’accusent de freiner le retour des réfugiés hutu de la ZHS et du Zaïre,
et d’exercer des représailles à leur encontre. Comme l’écrit le 13 août le
général Quesnot, l’attitude du FPR « reste préoccupante : renforcement
de son dispositif militaire en lisière de la ZHS, déclarations ambiguës,

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

comportement sélectif vis-à-vis des candidats limités au retour »491. Le
commentaire final de la note est de nouveau très négatif pour le général
Kagame, qualifié de « froid et calculateur », « sectaire et intransigeant »,
faisant « fi du facteur humain » et voulant « la totalité du pouvoir ».
Capable aussi de gêner un retrait « honorable » des forces françaises et
d’accuser la France « d’avoir encouragé les Hutus à fuir leur pays »492.
Au-delà de l’expression d’une inimitié personnelle, cette note, comme
les précédentes, fait toucher du doigt la toile de fond de l’opération Turquoise : des flots de réfugiés qui fuient l’avancée du FPR et que fanatisent les extrémistes hutu, un drame humanitaire en ZHS et à Goma
au Zaïre, après la prise de Gisenyi. Mi-août, le départ prochain des
troupes françaises fait aussi craindre que les populations réfugiées en
ZHS ne fuient au Zaïre par Bukavu, créant un « Goma bis »493.
5.4.2.5 la question des réfugiés et le drame humanitaire
Le 7 juillet, Bruno Delaye et le général Quesnot écrivent à François
Mitterrand que « la zone humanitaire tend à devenir le plus grand camp
de réfugiés du monde »494. Trois semaines plus tard, ils citent le hautcommissaire aux réfugiés de l’ONU, qui semble oublier l’horreur du
génocide des Tutsi, et ils donnent des chiffres en forte hausse :
Le drame que vivent les millions de réfugiés et déplacés hutus, regroupés dans
le nord du Kivu et le sud-ouest rwandais, dépasse en horreur ce que le monde a
connu depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Ces populations épuisées et terrorisées (1,2 million à Goma, 500 000 à Bukavu, 1,4 million dans la zone humanitaire sûre) connaissent à la fois la faim, la
soif et les atteintes du choléra. Il en meurt près de 5 000 par jour495.

Les sources disponibles pour cet été 1994 – réunions de cellules de
crise au ministère des Affaires étrangères, réunions à Matignon, entretiens entre le premier ministre et le président de la République – documentent la question de plus en plus vive des « déplacés » et « réfugiés ».
Distincts avant le génocide, les deux termes tendent à se confondre,
pour désigner les Hutu qui ont quitté leurs terres avec l’avancée du
FPR. L’opinion publique est alertée par la presse, la radio et la télévision
qui diffusent des images de plus en plus poignantes.
Les autorités françaises se plaignent d’abord de la méfiance des ONG
à l’égard de la force Turquoise et de leur faible engagement dans la

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(1990-1994)

ZHS. Alain Juppé les reçoit le 8 juillet pour leur rendre compte de la
situation dans la ZHS et les inciter à y intervenir et Lucette MichauxChevry, ministre déléguée à l’Action humanitaire, fait de même autour
du 20 juillet496. Les autorités françaises tentent également de mobiliser
la communauté internationale en faveur des réfugiés : la Commission
européenne, les grandes puissances occidentales mais aussi les organismes compétents de l’ONU, Haut-commissariat aux réfugiés (HCR)
et Programme alimentaire mondial (PAM). Comme le souligne la note
du conseiller Afrique et du chef de l’EMP, en date du 19 juillet, « les
aides internationales et les ONG commencent à se mobiliser, mais se
concentrent sur Goma. La situation en ZHS devient de ce fait très
préoccupante »497. La note, qui rend compte des débats de la cellule
de crise, en lisse le contenu. Le verbatim rédigé par Jean-Marc Simon
(cabinet de Michel Roussin) s’achève par les propos, plus pessimistes,
d’Alain Juppé : « Grandes puissances lâcheté apathie. »
La force Turquoise a donc été confrontée à de grandes difficultés,
dont l’ampleur n’avait sans doute pas été imaginée. Les sources militaires permettent d’entrer dans la ZHS et d’observer le déroulement de
l’opération sur le terrain.

5.4.3 La mise en œuvre de la ZHS par la force Turquoise
et ses conséquences
5.4.3.1 s’éloigner du gir et des far
D’un contact avec les autorités rwandaises
à la prise de conscience des compromissions
Dès le mois de mai, la DGSE et le Quai d’Orsay avaient pointé la responsabilité du gouvernement intérimaire dans les massacres de masse,
qui n’étaient pas encore qualifiés de génocide498. Pourtant, l’opération
Turquoise a été placée sous une exigence de neutralité, ce qui a conduit
son commandement à considérer, au début, que les organisateurs des
massacres de Tutsi sont distincts des institutions gouvernementales. Appelées à ne pas prendre parti entre le GIR et le FPR, les forces françaises
sont invitées à faire confiance aux autorités locales civiles et militaires,
perçues comme extérieures aux massacres499. Au fil de l’opération, entre
la fin juin et la mi-juillet, cette recherche de dialogue apparaît de plus en

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

plus problématique aux soldats français pour mener à bien les missions
qui leur sont confiées500. Ainsi, dès les premiers retours du terrain par
les éléments du commandement des opérations spéciales, il est rapporté
à Goma puis à Paris, ce qui apparaît aux yeux des officiers comme étant,
pour le moins, un jeu trouble de ces autorités politiques et militaires, et
et qui les met de plus en plus mal à l’aise pour remplir les missions501.
Début juillet, les forces françaises commencent à amasser une documentation en vue de la commission d’enquête sur la violation des droits de
l’homme, créée par l’ONU502. Avec la mise en place de la ZHS, la présence
des FAR comme des milices est vue de plus en plus nettement comme une
source de nuisance. Le 9 juillet, cette présence est même décrite comme la
préoccupation prévisible du moment503. Dans une note du 10 juillet, des
officiers français signalent la responsabilité d’un gendarme, d’un instituteur et du préfet de la région de Kibuye qui leur ont été désignés comme
les organisateurs du massacre du Home Saint-Jean à Kibuye504. Il apparaît qu’à mesure que le temps passe, le commandement français en ZHS
exploite les incidents frontaliers comme un argument auprès du GIR pour
accélérer le départ et le désarmement des FAR ; c’est ce que fait le colonel
Sartre le 16 juillet à la suite d’un accrochage à Rambura dans la matinée et
qui pousse le ministre GIR de la Défense à se déplacer505.
Soutien santé de Turquoise et les relations avec les FAR
Les moyens de soutiens de santé de la force Turquoise s’articulent
autour de deux puis trois dispositifs, l’antenne chirurgicale parachutiste (ACP) de Goma qui se déploie avec le poste de commandement
de l’opération, l’établissement médical militaire d’intervention rapide
(EMMIR) qui a un but essentiellement d’appui humanitaire et enfin
la Bioforce face aux risques d’épidémie. L’articulation de ce dispositif n’est pas opérationnelle immédiatement. En effet, d’abord projetée
à Goma avec les premiers éléments, l’ACP constitue la première ressource française. On observe cependant début juillet un souci répété du
commandement de Turquoise pour une meilleure articulation à mesure
que l’EMMIR devient opérationnel à Cyangugu auprès des premiers
camps où les forces françaises se sont positionnées506. Justifiant un refus
d’évacuation sanitaire, le commandement de la force Turquoise rappelle
que : « alpha acp réservée sauf urgence 1 aux personnels Turquoise,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

bravo : évacuation de blessés rwandais à diriger sur EMMIR Cyangugu »507. Cependant, le chef de l’antenne chirurgicale, dans son rapport de mission, souligne que des soldats des FAR sont pris en charge
jusqu’au 17 juillet508.
La question d’un lien humanitaire entre les forces françaises et les
FAR perdure bien après la fin des relations formelles entre Turquoise
et le GIR, quand ce dernier non seulement a été chassé du pays par la
chute de ses derniers réduits, mais encore parce qu’il est définitivement
associé au génocide des Tutsi. Le 17 juillet, le général Lafourcade pose
la question de la relation aux FAR à Goma dans une directive opérationnelle en mettant les deux mille militaires des FAR au nombre des
réfugiés qui viennent à Goma dans des conditions terribles509. Ce choix
du général est discuté par l’ambassadeur Yannick Gérard et il le signale
le 23 juillet, dans un rapport personnel à l’EMA à Paris510. Entre le
général Lafourcade et l’ambassadeur de France se déroule un conflit
d’analyse. Alors que ce dernier tente d’obtenir un infléchissement net
de la politique française pour la détacher du GIR, le geste du général
apparaît comme une forme de contradiction. L’argumentaire du général
pour justifier son geste – signe d’une perceptible difficulté – renvoie à
une pure question humanitaire. Pour lui, il s’agit de mourants et d’affamés dont la situation contribue à la crise sanitaire très grave à Goma.
Cette dernière situation est une préoccupation constante pour le général Lafourcade, qui la mentionne très régulièrement, aussi bien dans les
messages qu’il adresse aux différents groupements de la force qu’à ceux
destinés à l’état-major à Paris511.
La prise de conscience progressive du lien entre
administration rwandaise et génocide
Dès la fin juin, les doutes les plus nets s’expriment dans le camp
français quant à la compromission de leur interlocuteurs sur le terrain
avec les milices génocidaires512. Les forces spéciales de Turquoise, dans
la région de Gikongoro, soulignent à leur tour dans leurs comptes rendus quotidiens les liens qu’elles soupçonnent être de plus en plus étroits
entre les auteurs du génocide et les forces de sécurité rwandaises513. La
conscience de la persistance des menaces entraine aussi de la part des
forces françaises un surcroit d’activités d’évacuation514. Le 7 juillet, le

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

renseignement du groupement sud, commandé par le colonel Hogard,
documente lui aussi l’importance de l’influence des milices génocidaires
sur le territoire où il doit assurer la sécurité515. Les contacts des officiers
de liaison français dans la région de Kibuye permettent de noter l’attitude plus qu’ambiguë des autorités administratives en place et liées à
l’ancien régime vis-à-vis des réfugiés tutsi survivants au génocide516. La
prise de conscience de la responsabilité des cadres civils et militaires
de l’ancien régime dans le génocide accentue la difficulté pour la force
Turquoise à faire face à la possibilité de la présence du GIR dans la zone
dont elle doit assurer la sécurité517. Dans son rapport à l’état-major des
Armées le 14 juillet 1994, le commandant de l’opération Turquoise
rapporte ainsi la présence du GIR dans la ZHS à la suite de la chute de
Gisenyi, et le manque de consignes pour faire face à cette situation518.
Le général Lafourcade expose ainsi avec netteté dans un message pour
Paris, et qui doit être porté à la lecture du chef d’état-major des Armées,
un profond désarroi quant aux objectifs de sa mission. En effet, au
moment où il écrit, il ne fait aucun doute pour lui, d’après les rapports de ses officiers sur le terrain, que la présence du GIR est « un
problème ». Un autre trouble remonte du terrain, celui des hommes
face à l’horreur qui les affecte profondément. Ainsi, le jour du message
du général, arrive de Murambi un rapport sans doute du commandant
Gillier : « Les conditions dans lesquelles nous travaillons deviennent
difficiles à supporter sur le plan humain […] Les témoignages les plus
horribles abondent »519. L’officier de marine souligne toutes les limites
de la mission donnée face à la réalité de la situation des camps où les
commandos français sont implantés. Il ne se limite pas seulement à la
question de l’alimentation et des blessures mais aussi à celle, à la fois,
vague mais aussi plus globale des « témoignages les plus horribles ».
Il apparaît donc, tant dans les rapports qui remontent du Rwanda à
Goma que dans ceux qui partent de Goma vers Paris, qu’une limite du
mandat est atteinte : la dimension de sécurisation n’est plus suffisante,
d’autant qu’est fait le constat de l’effondrement, tant pratique que politique, des interlocuteurs rwandais.
Le FPR demande d’arrêter les dirigeants liés au régime du président
Habyarimana. Le 17 juillet 1994, une rencontre GIR-Turquoise se tient
et « la décision de regrouper les FAR, de les désarmer et de les envoyer
vers Cyangugu a été prise »520. L’application de cette décision apparaît,
dans le détail, plus complexe. En effet, pèsent sur elle l’inexisqtence
d’un ordre de Paris d’arrêter les membres du gouvernement génoci-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

daire, et l’absence d’un mandat de l’ONU donnant aux militaires français le pouvoir d’arrêter sur un territoire étranger. Malgré tout, il s’agit
d’un tournant définitif dans l’attitude française vis-à-vis des anciennes
autorités rwandaises, ce que traduit la lettre sans équivoque qu’écrit, le
18 juillet, le général Lafourcade à ses trois responsables territoriaux sur
l’attitude à adopter face à la poursuite des auteurs de faits de génocide :
Conformément aux directives du gouvernement français, nous devons faciliter
le travail de formation de cette commission et transmettre les informations dont
nous disposons ; nous le ferons par l’intermédiaire de la cellule diplomatique. Je
vous demande de m’adresser pour le lundi 25 juillet les informations que vous
avez pu recueillir sur les faits qui ont pu être constatés (existence de charniers, personnes menacées, activités des milices ou autres, actions des autorités locales)521.

Dans la seconde moitié de l’opération Turquoise, on observe une volonté croissante, au niveau gouvernemental, de prendre ses distances avec
les personnes pouvant être liées à l’ancien régime rwandais. On trouve
la trace de ces efforts dans les conflits entre administrations qu’ils ont
suscités et dont les militaires de l’opération Turquoise, en bout de chaîne
opérationnelle sur le terrain, sont les témoins autant que les agents522.
à la recherche de nouveaux interlocuteurs
Les officiers français sur le terrain sont forcés d’être au contact des cadres
locaux pour éviter ce qui angoisse les militaires français : les déplacements
de population523. Cette fréquentation des élites locales conduit aussi à
l’observation toujours plus précise des traces laissées par le génocide des
Tutsi524. Ainsi, en se rapprochant du terrain et de ses réalités, les militaires
français se trouvent obligés de mesurer les liens entre les cadres locaux et
les massacres, et donc d’envisager la recherche de nouveaux interlocuteurs.
Cette recherche conduit les militaires français à se pencher attentivement
sur toutes les initiatives qui permettraient de se passer du GIR, et d’abord
de ne plus s’afficher comme l’un de ses soutiens car le « rapprochement
des unités des FAR avec notre dispositif alimente le sentiment que nous
pourrions intervenir en soutien des forces gouvernementales », et donc
sur la nécessité dans la ZHS de désarmer FAR et milices525.
Les questions, encore assez théoriques, que se posent les militaires
français et, dans une mesure certaine, l’ambassadeur Gérard sur la possibilité de discuter avec les autorités rwandaises, deviennent au fil des
jours de plus en plus nettes. Le 7 juillet, Yannick Gérard s’exprime de

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

façon très claire après ses échanges avec le général Lafourcade qui s’interroge sur la possibilité de trouver un interlocuteur militaire parmi les
FAR : « Il me paraît urgent de rompre publiquement avec les autorités
de Gisenyi »526. La situation décrite par Gérard et qui est, selon lui,
partagée par le commandement militaire français sur place est l’impossibilité de maintenir des liens avec le GIR du fait de leur implication
dans les massacres. Ce message signe aussi la fin d’une possibilité pour
Turquoise, celle de sécuriser des camps de réfugiés pendant que les différents belligérants se parleraient. Cela ne supprime pas le problème
posé par les Français qui ont besoin d’interlocuteurs rwandais, en particulier localement, d’autant que la tension s’accroît du fait d’un appel
du GIR contre Turquoise527.
Face à cette situation, la question d’un renouvellement des interlocuteurs des Français apparaît plus nettement au fil des messages pendant la
première quinzaine de juillet. Ainsi, dans ce même message, le général Lafourcade insiste sur la nécessité de détacher du GIR, qu’il juge discrédité,
des interlocuteurs d’un niveau suffisant pour obtenir un cessez-le-feu528 ;
le 8 juillet, il rapporte à Paris les difficultés de l’ambassadeur Gérard529.
Une note manuscrite de la Direction du renseignement militaire datée
du 10 juillet, faisant sans doute écho au message du général Lafourcade,
récuse tout contact avec le général Bizimungu, CEM des FAR, du fait de
sa proximité avec le GIR530. Quelques jours plus tard, une fiche d’analyse du colonel Rutayisire le désigne bien comme un « hutu du sud » et
« opposé au colonel Bagosora »531. Ces marques soulignent la volonté
française d’identifier une alternative au GIR et aux personnels militaires
compromis dans le génocide des Tutsi.
Cependant, la correspondance militaire française rapporte, sur le
théâtre des opérations, qu’une forme de lassitude se fait sentir quant
à la possibilité d’obtenir un cessez-le-feu faute d’interlocuteurs crédibles du côté des FAR. Ce constat conduit aussi à renforcer les capacités d’extraction de personnes menacées par la perspective d’un assaut
FPR contre les derniers bastions des anciens gouvernementaux. Dans
un message du 10 juillet, le général Lafourcade exprime à Paris cette
préoccupation du cessez-le-feu et de l’absence d’impunité pour les auteurs « du génocide et autres abominables crimes contre l’humanité »532.
Il estime dans le même temps que le combat ne continuerait que si

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

les anciennes forces gouvernementales ou n’importe qui d’autre rejetait
l’offre de cessez-le-feu533. Cependant, le général Lafourcade ne semble
pas avoir de grands espoirs de cessez-le-feu, ce qui le conduit à anticiper
une augmentation des demandes d’extraction534. Les Français entretiennent des contacts avec les FAR, dans la perspective d’une confrontation
avec le FPR. Le 11 juillet, le détachement Chimère du groupement
d’opérations spéciales rapporte au colonel Rosier un contact avec le
général Rusatira des FAR qui est encore en ZHS. Ce dernier prévient
de possibles « infiltrations du FPR dans la forêt pour couper l’axe Gik/
Cyan et de l’aide humanitaire »535.
C’est le 12 juillet qu’une fiche sur le colonel Rutayisire, directeur
du renseignement extérieur, est établie536. Le rapport décrit un monde
d’officiers supérieurs dont Gatsinzi et Rusatira qui se sont opposés aux
plus radicaux lors des massacres. Le 13 juillet 1994, le commandement
des opérations spéciales procède à l’évacuation de dignitaires des FAR
qui ont signé la déclaration de Kigeme537. On retrouve la trace de cette
opération dans un compte rendu du 18 juillet. Le chef du détachement
des hélicoptères du commandement des opérations spéciales y signale
que le 13 juillet 1994 à 16 h un hélicoptère de manœuvre opère une
extraction d’une « autorité » de Gikongoro vers Bukavu538. Le même
jour à 17 h 30 des généraux et des officiers supérieurs des FAR ainsi
que leurs familles sont extraites de Gikongoro en direction de Bukavu ;
à 20 h 30, une autre extraction a lieu539. Le 14 juillet, à 19 h 30 un
hélicoptère à Gikongoro procède à celle d’une « autorité » vers une
destination non précisée540. Les jours suivants, on ne constate plus
de transport d’autorités ou de militaires des FAR vers le Zaïre depuis
la ZHS.
Les militaires français observent la désagrégation continue de toutes
les autorités politiques liées à l’ancien régime sous la pression des
milices et des génocidaires, alors que les derniers bastions militaires
s’effondrent541. Le 14 juillet, le général Dallaire rencontre le général Lafourcade et met en avant l’idée d’un renouvellement des interlocuteurs
avec les FAR ; les analyses des deux officiers généraux divergent car le
général Lafourcade doute que des officiers rwandais, qui sont considérés comme des traîtres par une partie de leurs troupes, aient l’autorité
suffisante542, mais il pense qu’il est nécessaire d’avoir des interlocuteurs

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

politiques et administratifs locaux. Cette recherche d’interlocuteurs
parmi les élites rwandaises est une constante de la politique française
au Rwanda pendant et après Turquoise, et s’illustre régulièrement par
un intérêt du renseignement pour l’identification de personnalités.
C’est cette démarche d’identification qui pousse, le 15 juillet, le colonel Sartre à adresser au général Lafourcade la copie d’une pétition qui
lui est parvenue depuis un camp car « ce camp abrite quelques personnalités qui pourraient intéresser la France pour une politique de
rechange »543. Le jour même où le général Lafourcade écrit à Paris pour
souligner la grande difficulté à continuer à traiter en ZHS avec ce qui
reste du GIR, le colonel Sartre lui adresse une liste de personnalités
politiques : en les présentant comme des opposants au régime, il les
distingue du GIR et en les qualifiant de modérés, il les distingue du
FPR. Pour lui, elles pourraient favoriser une politique de rechange, car
il faut à tout prix éviter le contact avec le GIR sur le terrain.
5.4.3.2 assurer la sécurité dans la zhs
L’expérience de la fin juin et des tout premiers jours du mois de juillet
contribue à la création d’une zone sous contrôle de plus en plus direct
des forces françaises. Cette zone, qui n’est pas encore définie comme la
zone humanitaire sûre, est le produit de l’effondrement militaire des
dernières unités FAR face au FPR et à la prise de conscience progressive
de la difficulté de trouver un appui parmi les élites restant de l’ancien
pouvoir. La force Turquoise depuis l’opération de Butare est, de fait,
en contact sur la ligne de front entre FAR et Rwandais comme le souligne le général Lafourcade à Paris. Cette situation est problématique
puisqu’elle porte en elle la ruine de tous les discours sur la neutralité
d’une force qui assurerait la sécurité des camps de réfugiés loin d’une
ligne de front dont elle ne se préoccuperait pas544. L’avancée du FPR
est vue comme porteuse de la possibilité d’un mouvement d’exode545.
Aussi, dans une note du 2 juillet, l’amiral Lanxade présente deux options : le retrait de la force française qui ne pourrait cohabiter avec les
forces FPR sur le territoire du Rwanda, ou la mise en œuvre d’une zone
humanitaire qui ne pourrait exister que du fait de l’ONU546.
Aussi, les premiers jours de juillet conduisent-ils à l’élaboration d’un

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

projet de zone dont la neutralité militaire doit prioritairement être assurée. Dès le 1er juillet, une réflexion est conduite par le centre des opérations et qui prévoit « l’hypothèse d’un durcissement de la situation où
des éléments armés quels qu’ils soient menaceraient les populations »547.
L’identification de la cause de ce durcissement varie en fonction des
documents : si dans cette même note il apparaît que la force Turquoise
doit s’organiser « en vue de marquer notre présence et de détecter à
temps tout mouvement suspect des bandes armées comme les FAR »548,
le lendemain, une seconde fiche voit la menace comme résultant toujours de bandes armées mais qui s’infiltreraient de l’extérieur :
Travail demandé : dans le triangle Kibuye Nyarushishi Butare proposer un
dispositif militaire en vue de prévenir et d’interdire toute infiltration de bandes
armées. Les moyens déployés devront être en mesure de faire face à un afflux
massif de réfugiés vers l’ouest549.

La menace qui pousse à la réorganisation de la force Turquoise n’est
donc à aucun moment due au FPR mais toujours aux « bandes armées », un vocabulaire qui devient celui par lequel les milices sont le
plus souvent désignées. Cependant, les menaces viendraient de l’extérieur de la zone et s’infiltreraient, usant d’une tactique le plus souvent
attribuée aux troupes du FPR.
L’effondrement des FAR provoque une panique immense chez les Rwandais réfugiés dans l’ouest du pays, pour qui l’avancée du FPR est perçue
comme une menace vitale. Cette représentation est largement alimentée
par la propagande mise en œuvre par les derniers éléments des autorités
locales encore fidèles à l’ancien régime, ce qui augmente encore la panique
et les tensions. Cette situation place alors les forces françaises face à la
nécessité de prendre en charge ces flux de personnes avec un souci humanitaire et celui d’éviter au maximum la déstabilisation de la région voisine
du Kivu, au Zaïre. Ce constat fait par le commandement français modifie
alors sa perception de la mission et explique pourquoi on trouve, dans
les discours qui sont tenus, l’idée d’un basculement vers une plus grande
dimension humanitaire, comme par exemple le 6 juillet dans la soirée :
Depuis hier la situation ne s’est pas modifiée sur le fond. Le FPR s’est arrêté et
l’annonce faite le 5 juillet du passage à une phase plus politique et diplomatique
semble se traduire par une atténuation des actions militaires.
L’action de sécurisation de nos groupements porte ses fruits. Les zones proches des

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

implantations françaises deviennent des pôles d’attraction pour les réfugiés de
toutes ethnies. Les mises en sécurité des personnes se poursuivent.
La dimension humanitaire de l’opération se précise chaque jour davantage. Le
flot fuyant la zone des combats reste important (6 000 passages comptés en deux
heures sur le pont de Mwaka 15 km w de Gitarama). Il convient à présent de
fixer ces flux. La force Turquoise s’emploie à y pourvoir en attendant que les
ONG s’investissent réellement550.

La frontière de la ZHS avec le reste du territoire rwandais, et des
forces du FPR, est une source de tensions régulière pendant la première
partie du mois de juillet.
Quelles possibilités d’action pour les soldats français en ZHS ?
Les premiers jours du mois de juillet sont l’occasion d’un intense travail
de définition de la ZHS et, en particulier de ce qui y est autorisé ou non aux
belligérants. Il faut sauvegarder la neutralité de la force Turquoise qui est
depuis le 4 juillet la principale force militaire qui se trouve en face des forces
du FPR, alors qu’il apparaît progressivement que FAR et appareil politicoadministratif de l’ancien régime sont compromis dans le génocide des Tutsi.
Le 4 juillet, le centre des opérations de l’état-major des Armées à Paris
envoie au général Lafourcade un ensemble de consignes de communications très claires où la neutralité doit être réaffirmée alors que Butare,
place forte FAR du sud, est tombée551. La ZHS est définie plus précisément encore dans une note de l’état-major des Armées du 6 juillet,
quand il est affirmé qu’il ne sera pas possible au FPR de s’y introduire
sans autorisation française, et où, dans le même temps, il ne sera plus
possible aux FAR d’évoluer en unités militaires constituées, cela rend
difficile l’implication de Turquoise dans la poursuite des génocidaires :
Poursuite des auteurs de massacres : A priori les indications données nous paraissent aller dans le bon sens, dans la mesure où elles suggèrent que des éléments
dépendant de la MINUAR facilitent le travail d’enquête. Il s’agit d’une responsabilité de la MINUAR dans laquelle Turquoise ne devrait pas être impliquée
directement. Cependant, la définition des compétences de ces éléments de la
MINUAR relèvent de décisions à prendre à New York par le Conseil de sécurité
et le secrétaire général552.

Cette fiche du général Rannou qui tente de définir une position évitant les critiques des deux belligérants est immédiatement complétée, le
même jour, par une autre qui dissipe un point :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Le paragraphe 5 (poursuite des auteurs de massacres) de la note citée en référence appelle les précisions suivantes à la demande du ministère des Affaires
étrangères :
Le cadre général de cette mission a été défini par la Résolution 935, qui demande « à tous les intéressés », notamment les États « de coopérer pleinement
avec la commission d’experts dans l’exécution de son mandat, notamment en
lui accordant l’assistance et les facilités d’accès requises pour mener à bien les
enquêtes ; D’une manière générale, la force Turquoise doit donc faciliter la
mise en œuvre des actions liées à ces poursuites, en particulier celles qui seraient
entreprises par la MINUAR553.

Il apparaît alors nécessaire à l’état-major des Armées de préciser qu’il
faut intervenir, non seulement pour faire cesser les massacres, mais
encore pour concourir activement aux enquêtes et le cas échéant aux
arrestations que l’ONU pourrait conduire. Face au génocide, des Tutsi
la position et le rôle de la force française sont donc précisément rappelés le 6 juillet. Le général Lafourcade tente de préciser dans une note
l’« ensemble des comportements qui pourraient faire l’objet d’une intervention de la part des forces françaises afin de protéger la ZHS »554 ; la
liste est à la fois longue et un peu vague. Le lendemain, 7 juillet, le FPR
lance ce qui apparaît rapidement comme un test du dispositif français et
des principes de la ZHS. Dans ce cadre, le sous-chef opération, le général Germanos, donne des instructions afin qu’une dissuasion soit mise
en place, se refuse à donner des ordres qui conduiraient à une escalade
trop rapide entre les deux forces555. Le 12 juillet, l’EMA réaffirme les
consignes données au général Lafourcade : aucune force ne peut pénétrer en ZHS pour ne pas porter atteinte aux populations556. Cependant,
les consignes se concentrent avant tout sur le traitement des « auteurs
de massacres » :
Poursuite des auteurs des massacres : Concernant la conduite à tenir vis-à-vis
des auteurs d’exactions et de massacres vous adopterez l’attitude suivante : Flagrant délit. Vous êtes autorisé à appréhender les contrevenants par la force mais
vous n’êtes pas habilités à les garder sous votre responsabilité. Ils devront être
remis dans les plus brefs délais à la MINUAR.
En effet, il vous appartient de définir, en liaison avec le général Dallaire, les
modalités pratiques d’exécution de cette mission particulière.
Poursuite : La poursuite des auteurs d’exactions et de massacres est de la responsabilité de la MINUAR. Elle pourra être mise en œuvre d’autant plus vite que
la commission d’enquête « sur les actes de génocide commis au Rwanda » dont
nous avons encouragé la création en votant la Résolution 935, sera mise en place.

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Toutefois il vous appartient de fournir tous les renseignements dont vous disposerez aux représentants de l’ONU par l’intermédiaire de notre représentation
diplomatique à Goa557.

La difficulté d’appliquer ces consignes est flagrante, bien qu’elles
tentent de donner un cadre légal et d’offrir au général des options face
à une réalité : les auteurs de massacres sont des miliciens ou d’anciens
miliciens déjà dans la ZHS, bien plus que des troupes du FPR tentant
d’y entrer. La consigne tente alors de répartir les rôles entre Turquoise et
des forces de police. L’objectif affiché est de ne pas placer les militaires
français dans une position où ils deviendraient les agents d’une autorité
difficile à définir à partir du mandat reçu. Le refus de la détention par
les troupes françaises atteste du refus de la France de voir s’ouvrir des
prisons et des camps sous leur garde et leur autorité sur un territoire
étranger. Fort de ce mandat, le général Lafourcade fait passer à ses commandants de groupement la consigne d’affirmer la présence française à
l’échelle locale, ce qui constitue, de fait, une interprétation assez large
des consignes que le général Germanos lui a données : « la France assure
la protection, le contrôle et l’intégrité de la ZHS : il faut fixer les FAR,
désarmer les milices et empêcher toute infiltration FPR »558.
Dans ce même message le général Lafourcade, rendant compte d’un
entretien, souligne que le général Dallaire semble satisfait de la politique française en ZHS559.
La permanence de l’insécurité en ZHS du fait des milices,
groupes et bandes de pillards
Au fil des rapports qui remontent au commandement français de
l’opération Turquoise à partir des différents groupements nord, sud et
COS, la persistance d’une violence propre à la ZHS se fait sentir. Cette
persistance interroge alors directement la mission qui a été confiée aux
forces françaises de la ZHS. En effet, elles ne peuvent pas se substituer
aux autorités locales mais ne peuvent pas non plus laisser faire les violences, et elles sont manifestement trop peu nombreuses pour assurer,
en tout lieu, la sécurité de toutes les populations. Dans son rapport de
synthèse, le colonel Hogard définit d’ailleurs la période du 18 juillet au
30 juillet comme une période sécuritaire, la distinguant de la période
précédente qui, pour lui, relevait de la logique militaire et de la sui-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

vante, jusqu’au départ, qui serait « politico-humanitaire »560.
Les auteurs des violences sont nombreux et d’origine variée. Les observateurs français n’omettent jamais de signaler celles qu’ils attribuent
au FPR. Ainsi le 19 juillet 1994, le chef du détachement Chimère signale
au colonel Rosier une incursion de membres du FPR à Rugarama afin
de procéder à l’enlèvement de trois personnes et de quelques vaches561.
Cependant, les violences du FPR attirent l’attention des soldats français
mais apparaîssent marginales face à l’ampleur de celles engendrées par
les bandes déjà présentes en ZHS.
Il y a toujours des FAR actives dans le pays, ce qui préoccupe le FPR
comme le note la DRM le 19 juillet562. L’auteur de la note considère que
le FPR est à cette date pratiquement le maître du pays mais la reddition et
l’arrestation des FAR restent un enjeu important d’autant qu’elles effectuent des passages incessants des deux côtés de la frontière entre Rwanda
et Zaïre563. D’après les renseignements obtenus par les soldats français,
les menaces persistent : « Des officiers en uniforme, des membres de l’ancienne Garde présidentielle en civil, tireurs d’élite, tenteraient de s’infiltrer dans notre région pour supprimer les signataires de la déclaration de
Kigeme »564. Ces mêmes continueraient de massacrer565.
Les forces spéciales signalent à quel point l’effondrement du régime
de Gisenyi alimente une nouvelle radicalisation des extrémistes hutu
déjà impliqués dans le génocide. Une source décrit la confusion et la
débandade du côté de Ruhengeri. Elle signale aussi que « Robert Kajuga
chef des milices à l’échelon national a été évacué par HL de Cyangugu
à Murumba » auprès du gouvernement. Elle signale également que la
présence d’un « intervenant » belgo-italien « qui s’appelerait rugio », en
fait Ruggiu, qui exhortait aux massacres sur RTLM et qui est un proche
du colonel Bagasora « souvent vu à l’EM FAR »566. Elle signale encore
l’éviction des personnalités jugées trop modérées comme le général Rusatira qui a été destitué et qui est venu faire part aux Français de son
inquiétude se sentant menacé par des éléments venus du nord, tout
comme le général Gasintzi qui se trouve au camp le soir sous la protection des hommes du COS : « Nous avons observé des individus en civil
et militaires qui semblaient attendre devant la gendarmerie, inconnus
jusqu’à ce jour à Gik. Ces gens étaient arrivés à l’ESM lorsque le det est
venu pour faire l’extraction »567.

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

L’identification des auteurs du génocide est plus nettement prise à
mesure que se fait le contact avec la population. Les forces spéciales du
camp de Murambi rendent ainsi compte le 11 juillet du fait que « la
liste des accusés s’allonge (liste jointe). Recoupement sera fait »568. Les
forces spéciales signalent des cas plus précis dans ce camp par la suite569.
Elles attestent encore d’une présence FAR en armes570. La disparition
du GIR et le mouvement de désarmement qu’elle facilite transforment
définitivement des soldats et des miliciens en déserteurs et en pillards.
Leur violence est considérée comme la cause première de l’insécurité
qui sévit en ZHS. Les rapports français s’en font l’écho et la fuite des
soldats rwandais de l’est vers l’ouest entraînent des violences571. Les
forces spéciales françaises sont par ailleurs saisies par les autorités locales
pour les aider à résoudre ce qui apparaît comme une source majeure de
troubles à l’ordre public :
à Kaduha perquisition sur renseignement de six logements. Deux interpellations : Laurent Havugimana Caliste Halindintuali. Ces deux individus ont
participé activement à des massacres et poursuivaient leurs exactions en tant que
gardes barrières. Plusieurs armes ont été récupérées572.

Les jours suivants, la situation reste difficile573. Les forces françaises
doivent intervenir contre des miliciens dans la nuit du 21 au 22 juillet
et extraire quarante Tutsi du camp de Nyarushishi574. Signe du sentiment d’impunité, les militaires français sont eux aussi la cible d’attaques
comme le 22 juillet dans le sud de la ZHS575. La violence qu’exercent
ces « pillards » n’est pas seulement celle d’une armée débandée576. Pour
le général Lafourcade, il ne fait aucun doute qu’elle participe d’une stratégie politique : la destruction des moyens de survie au Rwanda et dans
la ZHS. Cette stratégie est prolongée par l’attaque de camions humanitaires577. Elle prolonge les tentatives gouvernementales visant à l’exil de
la population rwandaise hors du pays tout en s’assurant du contrôle de
celle-ci au moyen de la terreur.
à côté de ces questions d’ordre et de lutte contre les FAR, les militaires, comme ceux du commando Trepel, du lieutenant-colonel Gillier, font le tour des villages de la ZHS pour s’informer des problèmes
de sécurité, des menaces ou des exactions ; ils organisent les soins sur
place, les évacuations sanitaires, ou celles de personnes en danger, ils
entendent assurer les populations de leur neutralité. à une personne

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

qui craint les Inkotanyi, le colonel Gillier répond qu’un hélicoptère
pourra vite arriver si nécessaire, mais réaffirmant sa neutralité, il ajoute :
« nous, on aime tout le monde, les Hutu et les Tutsi578 », à un autre,
réfugié hutu, qui lui demande de l’aide pour sa femme tutsi, il propose
de l’emmener tout en le rassurant sur le niveau de protection dans la
région de Gikongoro579 ; plus loin il explique le rôle de Turquoise :
« Nous, les militaires, on n’a pas de quoi apporter des médicaments et
de la nourriture. Mais si on apporte la sécurité, aussitôt les organisations
humanitaires vont venir580 ». Devant la caméra de l’ECPA, un membre
du 1er RPIMa expose sa journée :
Ce matin, patrouille à Gikongoro. On redescend sur Muramba, Rwamiko,
Kibeho […] comme hier. Au passage, je verrai l’EMMIR [élément médical
militaire d’intervention] de Rwamiko […] On regardera aussi au niveau des
barrières quels sont les gens accrédités. Le maire de Rwamiko m’a dit hier qu’il
allait prévenir les gens et donner des accréditations. Donc on va voir si ça a été
fait, et si ça n’a pas été fait, je passerai le revoir pour lui demander de le faire
comme m’a demandé le préfet. On verra aussi si les gens, si les réfugiés sont
stabilisés un peu, suite à nos différentes patrouilles de tous les jours […] Ça va
faire un grand périple, il y a au moins 60 à 70 km de pistes […] On s’arrête
dans les villages une demi-heure-une heure. Ça permet toujours aux gens qui
ont éventuellement des Tutsi de cachés de venir nous contacter et qu’on puisse
les récupérer581.

Cependant, la présence française n’est pas toujours bien perçue. à
Goma, au milieu d’une foule dense de réfugiés, se détache un homme
assez bien vêtu, qui dit, face à la caméra, sa colère contre les Tutsi soutenus par Museveni, qui ont mis le chaos au Rwanda, et en ont fait « un
abattoir ». « La minorité ne peut pas gouverner la majorité, si ce n’est par
la terreur, par la tuerie, par l’emprisonnement. Vous le savez tous »582
déclare-t-il. Et d’accuser la communauté internationale à qui il reproche
l’embargo sur les armes, l’ONU et les militaires belges. Quand on lui
parle de l’aide de la France, il rétorque : « Quand vous êtes arrivés au
Rwanda, nous avons dansé, nous nous sommes vraiment réjouis. Mais
par après, progressivement, on a constaté que la mission de la France,
bien sûr, était humanitaire […] » mais elle est devenue inutile parce que
les Rwandais ont les moyens de se nourrir. Il reproche surtout la masse
des réfugiés et le soutien apporté aux Tutsi : « Quand il y a un mort
tutsi, toutes les télévisions du monde, toute la presse internationale se

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

mobilisent pour montrer ça sur les écrans […]. Mais quand il y a des
centaines de Hutu qui sont assassinés, qui sont vraiment brûlés vifs
dans les maisons, on ne dit rien, on dit que c’est normal »583.
Organiser la réaction française face aux violences
Les violences exercées visent en particulier les camions humanitaires
chargés de ravitaillement et obligent à des réactions structurées. Ainsi,
le général Germanos prescrit le 25 juillet une escorte pour les convois
humanitaires584. La nécessité de lutter contre les auteurs des violences
qui menacent la sécurité des populations dans la ZHS conduit alors certaines unités françaises à conduire des opérations afin de les neutraliser.
Le capitaine de frégate Gillier présente dans un compte rendu du 23
juillet la réalisation de ce qui reste comme la plus spectaculaire connue :
recherche de trois assassins FAR dans la région de Musange sur demande et
en présence du bourgmestre. La dragonnade menée par le 13e RDP en liaison
avec le GISGN a donné lieu à l’investissement d’un restaurant à Kigoma en
512-505. Un premier soldat s’est enfui par une issue latérale. L’autre, Aloys
Bazasangwe, a tenté d’en faire autant par l’arrière. Il n’a pas obtempéré aux
sommations et a tourné son arme vers les gendarmes qui l’ont abattu. Son G3
(72652) était approvisionné et armé. L’investigation d’une autre maison n’a pas
permis de trouver le troisième homme585.

Le vocabulaire renvoie au statut ambigu de l’opération. Il s’agit
d’abord d’une recherche afin d’identifier des assassins et pour laquelle
les équipiers de recherche aéroportée du 13e RDP et les gendarmes de
l’EPIGN sont les meilleurs spécialistes français. La recherche conduit
à une forme d’interpellation que Marin Gillier décrit alors comme une
« dragonnade ». Ce terme, sous la plume de l’officier, est avant tout une
préciosité mais dit tout de même la difficulté à situer l’opération entre
action militaire, politique et policière586. à n’en pas douter, cette opération marque un tournant dans le positionnement des forces françaises
en ZHS vis-à-vis des populations et des autorités locales dans la mesure
où elle interroge directement les finalités de l’action française sur place.
D’ailleurs, ce rapport fait l’objet d’un suivi attentif à l’état-major à Paris
qui le juge défavorablement, considérant qu’il entraîne la mission française en dehors de ses cadres. Il fait l’objet, par le COIA et la cellule
suivant le Rwanda, d’un commentaire marginal et manuscrit : « Ne pas

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

diffuser. Tel Lafourcade. Nous n’avons pas à faire ce genre d’opération
qui plus est sur demande du bourgmestre »587.
La réaction du général Germanos à l’EMA atteste de la volonté de
maintenir les militaires français à l’écart des structures locales de pouvoir. Ce souci peut relever autant de la volonté d’afficher la neutralité de
la France sur le terrain que de la méfiance que suscitent alors, comme
par un retour de balancier, les tenants des pouvoirs locaux. Cependant,
force est de constater que les scrupules affichés à Paris ne sont pas partagés par le général Lafourcade du fait des réalités qu’il rencontre et
dont il rend compte. Ainsi, dès le 23 juillet, il donne à l’amiral Lanxade
un état de la situation en soulignant le remplacement des structures
locales par les forces françaises pour assurer les besoins essentiels dans
la zone588. Il signale ainsi que la question de la sécurité est devenue centrale sur l’ensemble de la ZHS. De ce fait, cette réalité, qui semble gêner
Paris, infléchit la mission des forces françaises. Le général relie l’implication croissante des forces françaises en ZHS dans la micro-gestion de
la sécurité à un problème majeur à une autre échelle : assurer la sécurité
en ZHS permet d’accroître les chances de limiter un exode massif de la
population vers le Zaïre. Il insiste le lendemain, sur le lien entre l’insécurité des Rwandais et la volonté de les faire partir589. Cette insistance
semble produire de l’effet puisque le 27 juillet, dans une directive de
communication, le cabinet de l’amiral Lanxade reprend ses propos590.
Ainsi, on observe qu’en quelques jours, par une remontée d’informations soutenue, le général Lafourcade a réussi à faire adopter au CEMA
sa position quand le sous-chef opération l’avait condamnée. Afin de
convaincre plus nettement sa hiérarchie, le général Lafourcade explique
le même jour que « les opérations de maintien de la sécurité publique
conduites par les unités ont eu des effets dissuasifs »591.
Cependant, ces opérations de police au service d’autorités locales
intérimaires sont restées délicates. Elles ne sont l’objet que de peu
de mentions même si l’on garde par ailleurs la trace d’une insécurité
continue dans la ZHS. Ainsi, un rapport du chef du bureau renseignement du PCIAT souligne le 7 août que les seules menaces sérieuses qui
pèsent sur la ZHS sont celles des milices quand il pointe des éléments
incontrôlés en ZHS : « reconstitution des bandes armées qui profiteraient de l’absence de forces de l’ordre et récupéreraient des armes ca-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

chées »592. Dans le même rapport, les seules menaces d’infiltrations vers
la ZHS qui sont identifiées sont en provenance de la frontière zaïroise
et burundaise593. Ce constat d’une permanence des bandes armées et
des menaces dans la ZHS contraste un peu avec celui fait en septembre
par le commandement des opérations spéciales qui souligne l’effet dissuasif des forces françaises594. Il est fait mention, dans ce rapport, de
l’usage de munitions subsoniques couplé à un réducteur de son (dit
aussi silencieux), qui permet la production d’un son très étouffé, pratique en particulier dans la neutralisation de sentinelles. Conjugués à
des opérations nocturnes, ces dispositifs mettent avant tout en scène
des commandos qui ne peuvent intervenir sur les miliciens réputés
dangereux en pleine lumière. En fin de compte, le dispositif décrit par
le COS atteste donc plutôt, mais entre les lignes, d’une difficulté à agir
certaine qui doit relativiser la perte d’influence des milices hutu dans
la ZHS.
Les radios, enjeu réel et symbolique d’une lutte
contre la poursuite du génocide
Le problème posé par les radios extrémistes hutu est rapidement pris en
compte. Dès le 23 juin, le gouvernement canadien fait savoir à l’ambassadeur de France à Ottawa qu’elles sont vues comme un danger car elles ont
proféré des menaces contre le général Dallaire595 ; les diplomates présents
à Goma puis les militaires le perçoivent aussi. Cependant la recherche
d’une solution prend un temps considérable, malgré des moyens militaires
et des moyens de renseignement qui y sont consacrés : les marges sont
étroites, car agir de vive force dépasse le mandat de Turquoise, comme le
rappelle le ministère des Affaires étrangères dès le 1er juillet596, malgré les
pressions diplomatiques exercées sur la France pour faire cesser l’action
des radios597. Le Quai d’Orsay ne laisse en fait, comme option militaire,
que la guerre électronique, c’est-à-dire le brouillage des émissions ; et les
analyses produites par le ministère vont peser lourdement sur les choix de
l’EMA au cours du mois de juillet.
Dès le 2 juillet, l’ambassadeur Gérard souligne dans des termes sans
équivoque le danger créé par les radios extrémistes. Il rend compte d’un
entretien avec Jérôme Bicamumpaka, ministre du GIR, et Ferdinand
Nahimana, fondateur de la RTLM, et dit qu’il a « souligné que la pour-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

suite de telles émissions serait considérée par nous comme un obstacle
sérieux au bon déroulement de l’opération Turquoise »598. à Goma,
le commandant de Turquoise a bien conscience du rôle des radios qui
lancent « des appels aux massacres du type de ceux du mois d’avril »599
et en fait part à l’EMA pour pouvoir agir. En même temps, la France
est saisie d’une demande d’aide du gouvernement du Burundi pour
mettre la fin à une radio extrémiste600. L’analyse du chef d’état-major
des Armées, l’amiral Lanxade, est beaucoup plus prudente, puisqu’en
marge du message du général Lafourcade, il note que « la destruction
est difficile car elle semble mobile. à voir aussi »601. Cependant, à sa
demande, une fiche d’analyse est préparée le 8 juillet dont l’objet est la
neutralisation de la Radio des Mille Collines602. La cellule de crise sur le
Rwanda à l’EMA signale qu’en plus du brouillage, une action de force
du COS est envisagée, et pourrait être mise en œuvre directement avec
les moyens présents sur le théâtre des opérations :
Proposition CCR : Cette solution pourrait être intéressante en cas d’urgence,
notamment tant que nous ne disposons pas des moyens de brouillage sur le
terrain. Il est proposé d’agréer la demande du général Lafourcade et de faire
étudier au plus cette hypothèse par le COS603.

L’étude commandée par l’EMA aboutit au choix de la guerre électronique604. Cette option, plus discrète et moins violente, a l’inconvénient
de prendre un temps considérable que ne manque pas de souligner le
chef du renseignement du général Lafourcade, lorsqu’il décrit le devenir
de la Radio Rwanda et rappelle qu’il faut plus d’une semaine pour mettre
en place les moyens de brouillage605. Mais ce choix est rappelé en août
par le même chef du bureau renseignement, à propos de la demande burundaise de destruction de la radio extrémiste automorangino : « Malgré
la demande de l’ambassade de France au Burundi de neutraliser cette radio, la décision de maintenir la surveillance jusqu’à l’arrivée des moyens
de brouillage fut décidée »606. La question est toujours présente, puisque
dans une note du bureau renseignement de Turquoise datée du 2 août, il
est indiqué que la radio extrémiste hutu Automorengino a été localisée,
le 10 juillet, par le commando de recherche et d’action dans la profondeur du 2e régiment étranger parachutiste : « Une action ponctuelle est
alors proposée au COMFORCE, les CRAP du REP étant en mesure de
neutraliser définitivement leur groupe électrogène (alors en panne) de
les remettre à la gendarmerie ou de détruire leur émetteur »607.

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Faute de brouiller, il est alors possible de mieux écouter, car les trois
gonios sont commandées le 6 juillet et livrées le 12 à Goma608. En effet,
les radios reprennent des émissions hostiles, elles font pression sur les
populations et critiquent la France qui s’éloigne du GIR609. Le risque
craint par les Français est une accélération de l’exode des populations de
la ZHS vers le Zaïre, ce qui prolongerait le chaos humanitaire et aboutirait à une déstabilisation politique. Faute de moyens et d’autorisation,
on tente, en vain, de négocier : « Le 17, après un contact direct de
nos forces du groupement sud auprès de ses responsables, elle tempère
son discours, n’émettant plus que des messages personnels et de la musique »610. Mais l’influence des radios persiste comme le note le colonel
Rosier dans un bulletin de renseignement quotidien : « La population
surtout à Gik obéissant aux mots d’ordre de radio Rwanda de faire
échouer l’opération Turquoise a, par endroit, commencé à faire mouvement vers l’ouest »611. Le général Lafourcade ne veut pas que cesse
l’effort sur le suivi des radios612. L’analyse est prolongée directement,
à sa demande, le 20 juillet, car il voit les radios comme l’instrument
majeur de l’influence du GIR sur le territoire de la ZHS613. L’effort est
d’autant plus nécessaire que le renseignement reste inquiétant quant à
la fréquence de la RTLM614. Toutefois, des moyens nouveaux sont arrivés615 : outre l’équipe de l’armée de Terre arrivée en renfort, les moyens
de la marine nationale, déjà présente avec un avion Atlantique, sont
mobilisés616. Mais, manifestement, les moyens de brouillage arrivent après
la période d’activité des radios comme le résume le général Lafourcade dans
un point de situation le 19 juillet617. Le renseignement militaire pointe
fin juillet, ce qui lui semble être la fuite de la RTLM au Zaïre : « Des
miliciens interahamwe venus du Zaïre font pression sur les populations
de Bugarama et Gishoma pour les obliger à quitter le Rwanda. Les
matériels de radio Milles Collines ont été saisis par les FAZ au passage
de la frontière à Bukavu »618.
En fin de compte, l’arrivée tardive des moyens de guerre électronique
permet donc surtout d’écouter le silence des radios avec des moyens
devenus considérables comme le chef du bureau renseignement le met
en évidence dans une note de synthèse, le 2 août 1994 : « Il est très peu
probable que des émissions de cette radio n’aient pas été captées […]
Depuis le 17, hormis des émissions signalées aucune action n’a été entreprise de la part de ces trois radios »619.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Au détour d’une défense contre des accusations d’une forme de tolérance envers les radios extrémistes, le général Lafourcade rappelle que
la force Turquoise semble au début du mois d’août avoir maintenu un
dispositif significatif de guerre électronique afin de les surveiller620. Cela
atteste de la prise de conscience du problème des radios. Cette compréhension se poursuit tout au long de l’opération Turquoise et par la suite.
Ainsi mi-septembre, le SIRPA analysant le rôle des médias pendant
Turquoise, revient sur les radios hutu dans des termes sans équivoque :
Les discours officiels affirmant que la radio avait cessé d’émettre dès le 19 juillet
ne seront pas repris par les médias. En effet de nombreux articles consacrés bien
au-delà de cette date aux responsabilités de la station dans l’organisation de
l’exode, et au fait qu’elle continuait à émettre. Il aurait pu être judicieux de
faire cesser ces émissions, unanimement reconnues comme dangereuses et au
grand impact621.

Turquoise face au besoin d’administration locale
Dans la ZHS, la présence d’une population très nombreuse de réfugiés et de déplacés se trouvant dans des conditions précaires, celle,
continuelle de groupes violents et menaçants, la fuite d’une grande partie des responsables administratifs et politiques laissent les troupes françaises face à un dilemme : administrer ou non la zone ? Cette alternative
est résolue progressivement de fait - mais non de droit – à la fin du
mois de juillet quand la ZHS est stabilisée, si ce n’est reconnue, et que
les dernières autorités issues du gouvernement intérimaire sont définitivement en fuite. Ainsi, à partir d’une interprétation large du mandat
pour assurer la sécurité des populations de la ZHS, les forces françaises
s’impliquent progressivement, en soutenant et en conseillant la mise
en place de structures intermédiaires transitoires afin de répondre aux
besoins élémentaires des populations.
L’engagement des forces françaises s’explique d’abord par la disparition, pour des raisons variées, des autorités locales. Le 22 juillet, le
colonel Rosier souligne que, dans la zone dont il exerce le contrôle, ses
hommes doivent assurer la sécurit66é quotidienne car la police a disparu : « patrouilles de nuit dans Rukondo puisqu’avant de fuir des policiers locaux vont jusqu’à nous remettre leur armement (7 armes) »622.
Le même jour, dans son compte rendu, au sud de la ZHS, le colonel
Hogard fait le même constat : « Le groupement se substitue peu à peu aux

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

structures locales »623. Le 24 juillet, il rapporte au général Lafourcade que
dans sa zone « la préoccupation principale reste – outre la sécurité – la restauration des fonctions indispensables à la vie des populations (eau courante structures sanitaires) »624. Pour lui, la restauration de ces fonctions
essentielles répond au besoin de la population qui craint les violences
du FPR rapportées par des récits625. La ZHS est aussi parcourue de violences réelles et qui sont l’œuvre des anciens soldats gouvernementaux :
« les FAR continuent de racketter les Rwandais à la frontière dans un
sens comme dans l’autre. »626. Le colonel Hogard se réjouit de ce renouveau administratif auquel il tente de faire octroyer des moyens pour
améliorer son efficacité627.
 à la suite du constat initial, la priorité est la restauration des structures sécuritaires628. La mise en place de ces comités vise en particulier à
permettre l’instauration d’institutions et de procédures capables de faire
répondre à la menace qu’exercent les pillards. Le colonel Hogard détaille
alors, dans un long message au général Lafourcade, les dispositions qu’il
a prises : elles visent d’abord à contrôler les hommes en armes grâce à
un port d’arme délivré par Turquoise. Ensuite sont distinguées les situations où sont rencontrés des individus, des militaires et des gendarmes,
des pillards et des barrages. Dans chacun des cas, le désarmement est
envisagé de même que l’interrogatoire, avant de les relâcher hors de la
zone faute de pouvoir les emprisonner629. Le camp des FAR apparaît
comme une zone difficilement atteignable directement par Turquoise :
« Jusqu’à nouvel ordre, la zone camp des FAR, préfecture reste la seule
zone ‘contrôlée’ par les FAR, aucune action en dehors des liaisons ne
doit y être effectuée »630.
Le 29 juillet, le général Lafourcade rend compte de la mise en place
de structures administratives, ce qui est vu comme à la fois l’aboutissement d’un travail de Turquoise sur le terrain autant que comme une
condition d’efficacité :

Toutefois les structures intermédiaires ou provisoires de gestion des villes se
mettent en place sous l’impulsion des commandants de groupement et donnent
d’excellents résultats. C’est ainsi que le groupement sud a pu faire réactiver
quelques gendarmeries et que le dispensaire de Kamembe rouvrira ses portes
avec l’aide d’un médecin rwandais et de la sécurité civile631.

Devant l’amiral Lanxade, en tournée d’inspection à Goma et dans la
ZHS, les 27 et 28 juillet, le colonel Sartre fait le point sur l’organisation

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(1990-1994)

de structures locales632. Il en justifie l’urgence par les sérieux problèmes
de sécurité que Turquoise ne peut assumer seule ni durablement. Le
colonel explique clairement la diversité des tâches et leur lourdeur, ainsi
que les conséquences problématiques à terme. L’armée a la charge de soigner, de nourrir, d’empêcher les massacres (éventuellement en utilisant
des armes et au risque d’être critiquée, « mais cela passe tant que l’on est
dans l’émotion »). Elle doit empêcher les pillages, enquêter sur les vols,
les meurtres, ce qui n’est pas faisable633. Ce type d’actions constitue un
danger, juge-t-il, car cela pousse l’armée à intervenir trop profondément
dans des problèmes quotidiens qui ne sont pas de sa mission et « nous
sommes dans une situation néocoloniale, on ne va pas tarder à nous le
reprocher […]. Nous finirons par déraper un jour ou l’autre »634.
Le colonel Sartre ajoute que « le pays ne va pas pouvoir vivre longtemps avec cette absence totale d’administration, en particulier d’administration communale » : cela attire le FPR, aussi faut-il réorganiser l’administration et l’armée s’y emploie, comme il l’expose. Outre
les comités des camps, un « comité d’initiatives » est mis en place à
Gikongoro pour relancer la vie publique, informer les ONG et veiller
aux problèmes de sécurité. Les militaires de Turquoise soutiennent les
bourgmestres, souvent de tendance PSD, qui sont restés sur place car
ils ne se sentaient pas trop menacés par le FPR ; d’autres sont nommés
à titre provisoire ; tous sont reconnus par la population et beaucoup
demandent aux militaires de les mettre en relation avec le FPR635.
Ce sujet est délicat, notamment pour les risques d’accusation d’ingérence, mais il est indispensable de le soulever : le général Lafourcade est
favorable à une intervention, mais « en limite de la ZHS » car l’armée ne
peut pas cautionner les nouveaux cadres ; l’amiral Lanxade est, lui aussi,
très réservé. Pourtant à ces craintes s’ajoute celle d’une amplification de
l’exode que l’on veut limiter, et la question de la passation de commandement à la MINUAR et au général Dallaire636.
Les structures administratives provisoires mises en place en ZHS occupent une part importante des efforts de contact entrepris par le général
Lafourcade avec Paul Kagame. L’importance que revêtent ces structures
pour les Français se mesure à la déception que suscite l’absence d’intérêt
que leur porte le FPR : « Ses seules préoccupations étaient les suivantes :
Punir les auteurs des massacres, Récupérer les armes gardées par Tur-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

quoise, Dénoncer l’entraînement des FAR organisé par Turquoise en
ZHS »637. Ainsi, le 3 août dans un message, le général Lafourcade rappelle les grandes actions de Turquoise, évoque la transition que le retrait
des Français rend nécessaire et revient à la charge :
Les prises de contacts entre les responsables administratifs provisoires et les autorités civiles du nouveau gouvernement rwandais peuvent s’envisager en ZHS
avec la caution de l’ONU c’est-à-dire sous la responsabilité de la MINUAR638.

Alors que le dispositif Turquoise a amorcé son repli, à la fin du mois
de juillet, le commandement de la Force donne les grandes lignes de
l’administration provisoire de la ZHS639 :
En ZHS les commandants de groupements se sont d’emblée efforcés en étroite
collaboration avec les populations de mettre sur pied des organismes de gestion
et d’administration régionaux dans le but essentiel de créer un environnement
propice au retour rapide à une vie normale […] Les structures ainsi mises en
place n’ont bien évidemment qu’un caractère intermédiaire. Elles pourraient
avoir vocation à assumer la transition avec la MINUAR puis avec les autorités
gouvernementales rwandaises640.

Dès les premiers paragraphes, le document, pourtant long de plusieurs
pages, souligne toutes ses limites qui tiennent d’abord au mandat de Turquoise
qui n’a pas vocation à durer et encore moins à administrer mais qui, dans les
faits, ne peut fonctionner sans interlocuteurs, même transitoires, faute de quoi
la force deviendrait une puissance politique d’occupation de fait641. Ainsi, la
force Turquoise est présente à tous les échelons administratifs642, pour servir
de relais et être au contact des populations643, restaurer la sécurité publique, la
santé publique et les services publics. Le bilan est évoqué :
C’est pourquoi à la demande des comités, les forces Turquoise ont : Assuré la
garde des centrales électriques, des génératrices des stations de pompage des
eaux ; Participé aux travaux de remise en état des réseaux de distribution ;
Relancé les transports en commun publics en réquisitionnant les véhicules volés ;
Assuré la sécurité des marchés locaux644.

5.4.3.3 organiser les échanges avec le fpr
à la frontière de la zhs
à Butare, l’effondrement de la ligne des FAR, derrière laquelle les
forces françaises comptaient se déployer, les met en difficulté face au
FPR. Ce scénario est à la fois celui que le commandement français a

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cherché à éviter et qu’il a néanmoins préparé.
Ainsi, les éléments de planification de l’opération Turquoise montrent
que la confrontation directe avec le FPR n’est pas recherchée. C’est
même la volonté d’éviter la proximité avec lui qui fonde les précautions
avec lesquelles les forces vérifient les renseignements sur les massacres
en cours à Bisesero. Mais dès la planification de l’opération, la possibilité de dissuader, au besoin par les armes, un adversaire engagé dans
une confrontation avec une certaine intensité est aussi retenue. Ainsi
la directive logistique du 23 juin 1994 retient l’hypothèse – nécessairement haute – d’une vingtaine de blessés par jour dans les forces françaises ainsi que des pertes. Cette prévision, qui ne sera jamais vérifiée,
permet à la force Turquoise de bénéficier d’une capacité à soutenir un
engagement militaire important.
L’ordre d’opération du 22 juin permet sans ambiguïté au commandement français du théâtre de s’engager militairement pour accomplir
sa mission. S’opposer, au besoin par la force, au FPR a toujours été
prévu par les ordres initiaux qui ont mis en œuvre l’opération Turquoise
par le général Germanos.
La panique de début juillet 1994
Comme nous l’avons vu, jusqu’au début du mois de juillet, la force
Turquoise, suivant en cela les négociations de l’État avec le FPR, a fait
de l’évitement des contacts sur le terrain une priorité645. L’effondrement
des FAR à partir des premiers jours de juillet est perçu comme très problématique par le commandement646, car il laisse les forces françaises au
contact avec celles du FPR, non seulement à Butare, mais encore sur
l’ensemble de la zone où les Français continuent leur déploiement647,
dans un contexte d’incertitude sur les intentions qui oblige à prendre
des précautions, c’est-à-dire à prévoir l’éventualité d’un rapport de
force. Ainsi, le colonel Sartre décrit une « ambiance à la yougoslave qui
peut soit se calmer si mes patrouilles impressionnent soit exploser si une
extraction tourne mal »648. Cette ambiance est alimentée, dans l’esprit
du commandement français, par la perspective de voir le FPR avancer
jusqu’à la frontière zaïroise et pousser, volontairement ou non, devant
lui des populations entraînant une déstabilisation du Kivu. Par ailleurs,
au début juillet, la position du gouvernement français sur le GIR n’est

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

pas encore totalement tranchée et pèse dans le regard porté sur le FPR.
Penser une opposition au FPR apparaît comme le moyen d’éviter que
les positions françaises ne soient prises par les soldats du Front, et de
maintenir ouvertes des options de négociation.
Dans l’ordre donné par le sous-chef opérations de l’EMA à Paris, la
défense d’une ligne pour empêcher le FPR de passer est explicitement
liée à l’exécution de la mission humanitaire de protection des réfugiés.
« Je vous confirme l’accord pour tenir la ligne Gikongoro-Kibuye et de
rester notamment à Gikongoro pour protéger les réfugiés conformément à la mission humanitaire qui vous a été confiée »649. Dans l’esprit
du général Germanos, l’avancée du FPR est donc une menace sur les
camps de réfugiés.
L’idée de la menace que représente le FPR est alimentée par les
contacts des Français avec les représentants des FAR, du GIR et des
organisations de jeunesse. Ainsi, le commandant du groupement Sierra,
le colonel Hogard, signale le 3 juillet un contact qu’il qualifie de « fortuit » avec le ministre des Transports du GIR à Cyangugu650. à cette
occasion, le ministre aurait fait part de son inquiétude sur la capacité
des FAR à tenir à Kigali mais aussi à Butare. Ainsi, la perspective de
l’arrivée du FPR à Gikongoro se précise ; la lettre d’un étudiant de
Butare signale l’avancée du FPR et la menace que cela entraîne, est
remise par le colonel Hogard à l’EMMIR651. La chute, dans la nuit, des
deux villes de Kigali et de Butare, confirme l’incapacité des FAR à faire
face aux troupes du FPR, et transforme les forces françaises en principal
obstacle à sa progression vers le sud-ouest. En effet, Butare étant tombée, cela conduit à un renforcement considérable des moyens français
sur place, à Gikongoro, plus menacée652. Le général Lafourcade donne
des ordres en ce sens : « groupement COS : poursuivre la présence sur
zone en mesure de s’opposer à la progression du FPR dans la région de
Gikongoro »653.
En affirmant explicitement qu’il faut pouvoir s’opposer à la progression du FPR vers l’ouest, le général Lafourcade transpose en ordre pour
ses hommes les consignes qui ont été envoyées la veille de Paris par
le général Germanos, ce qui donne au groupement du colonel Rosier
et des forces spéciales, des moyens qui sont, à l’origine éloignés des
missions de reconnaissance : « Renforcement du groupement COS

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

deux pelotons AML et une demi-SML plus deux équipes CRAP et un
commandement CRAP »654. Le colonel Rosier est donc doté de deux
groupes de soldats d’élite issus des commandos de recherche et d’action dans la profondeur des régiments de la 11e division parachutiste.
Il bénéficie alors d’une amélioration de ses moyens de renseignement
humains puisque la reconnaissance des lignes adverses est l’une des
toutes premières missions de ces parachutistes, mais aussi de plus nombreux soldats aguerris à un combat de haute intensité. Les deux pelotons AML lui permettent de disposer d’un fort élément blindé sur roue
avec de l’artillerie. Le renforcement des moyens d’artillerie est prolongé
par l’envoi de la demi-SML qui lui procure des mortiers. Ainsi, le 4 juillet, à Gikongoro, le colonel Rosier se trouve en position d’opposer une
puissance de feu significative au FPR. L’importance des moyens dont il
dispose est explicitée par le général Lafourcade : « Le FPR disposerait de
canons de 106, de mitrailleuses lourdes et de mortiers de 82 et de mines
que des éléments infiltrés poseraient sur les itinéraires et aux carrefours
sur les arrières »655. L’artillerie du FPR exerce alors une pression – au
moins psychologique – sur le commandement français qui souhaite éviter de prendre des risques.
Le renforcement des moyens français à Gikongoro a aussi pour
conséquence l’affaiblissement du Groupement Nord du colonel Sartre,
puisque les moyens blindés et d’appui sont prélevés sur les forces du
régiment d’infanterie chars de marine qu’il commande et qui constitue
l’ossature de son groupement : « actuellement si le FPR pousse vers
Kibuye je n’ai plus que 6 AML sans une seule clé à molette à lui opposer car j’ai mis mon maigre soutien au profit de ce détachement. Nous
savons que Kibuye sera l’objectif du FPR »656.
En signalant que, selon lui, Kibuye va être le prochain objectif du
FPR, le colonel Sartre précise que cette menace militaire imminente
du FPR est fortement ressentie sur l’ensemble des positions françaises.
La montée des tensions entre Turquoise et le FPR
Les annonces de la création de la ZHS ne semblent pas profondément
modifier la situation et les sentiments des forces françaises. Ainsi, le 6 juillet, le général Lafourcade s’interroge sur la situation et les velléités du FPR :
Depuis hier, la situation ne s’est pas modifiée sur le fond. Le FPR s’est arrêté

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

et l’annonce faite le 5 du passage à une phase plus politique et diplomatique
semble se traduire par une atténuation des actions militaires657.

Son doute et ses interrogations semblent céder la place à de plus
grandes certitudes dans la mesure où, le lendemain, la planification d’un
appui aérien sur les positions du COS à Gikongoro est ordonnée658. Si
la préparation d’un appui aérien ne signifie pas son emploi, il atteste
d’une méfiance certaine quant aux projets du FPR et de la volonté de
se doter de moyens efficaces de réplique si ce n’est de dissuasion. La
recherche de la dissuasion comme instrument de gain de temps apparaît comme la stratégie dictée au général Lafourcade par Paris. Ainsi,
le 8 juillet, alors que des unités du FPR passent la ZHS vers l’ouest, il
reçoit cette instruction : « Les consignes données par le sous-chef OPS
sont les suivantes : Préciser le renseignement. Marquer notre volonté
et les dissuader en avançant un élément français sur l’axe de progression FPR. Mettre en alerte les moyens aériens au-dessus du Zaïre »659.
Le FPR pénètre dans Birambo660 et les Français pensent que sa stratégie est d’avancer, malgré la ZHS, d’où la volonté de dissuasion, et la
nécessité des moyens de communication avec le FPR. Ainsi, un autre
incident, le 10 juillet, se règle par un échange de message, avec le général Dallaire et permet l’envoi d’un officier de liaison du FPR à Goma661.
Dans un courrier daté du 11 juillet, et adressé au général Lafourcade,
le général Kagame se réjouit de cette situation : « Comme vous, je
continue à me réjouir qu’il n’y ait pas eu d’incidents entre nos forces et
j’espère que l’installation d’un officier de liaison équipé de moyens de
communication ne pourra que renforcer ce climat »662.
Malgré ces satisfactions, le général Kagame rappelle qu’il ne tient pas
l’opération Turquoise pour une opération à but avant tout humanitaire.
De fait, la situation reste tendue puisqu’entre le 10 et le 12 juillet, les
forces françaises signalent des tentatives FPR d’infiltration de la ZHS663.
Ce qui peut apparaître comme une amélioration continue des relations
avec les forces du FPR à la frontière n’empêche pas la mise en œuvre de
positions défensives de manière à parer à de nouvelles tentatives d’entrée
dans la ZHS. Ainsi, le 12 juillet, le lieutenant-colonel de Stabenrath rapporte au COMFORCE la façon dont il organise les positions du Groupement Nord afin d’être en capacité de faire face au FPR au niveau de la
crête Nkoto664. Dans ce cadre, il demande des consignes au cas où le FPR

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

« continue à tirer sur les civils travaillant à l’intérieur de la ZHS »665, tout
en signalant qu’une équipe CRAP tient « en visuel » les positions du FPR
à la frontière de la zone666. On assiste d’ailleurs à ce qui semble être, pour
les Français, un mouvement de fortification de la frontière de la ZHS
comme l’indique un rapport du groupement COS667.
Aux yeux du commandement français, le FPR change de tactique
face à la ZHS668 : les opérateurs des forces spéciales interceptent un raid
du FPR dans la ZHS à Kamana tout en signalant que deux personnes
ont été enlevées la veille à Gikongoro669 . Un autre indice de ce changement de tactique : l’incident du 16 juillet à la hauteur de l’église de
Rambura quand un groupe du FPR poursuit des FAR et se heurte à des
éléments français du RICM670, faisant un blessé français du fait des tirs
de mortiers et d’armes légères671. L’affaire est réglée par une intervention du colonel Sartre mais elle a suscité une mise en alerte de moyens
aériens672. L’officier de renseignement du Groupement Nord conclut :
« Le FPR ne semblait pas très sûr des limites exactes de la ZHS. La ligne
de front a rejoint la ZHS entre le col de Ndaba et la cote 523 depuis ce
soir »673.
Cet incident, ainsi que la montée des tensions autour de la plateforme de Goma où le commandement français est installé, et où les
flux de réfugiés venant du Rwanda croissent chaque jour, conduisent le
général Lafourcade, dans son bilan quotidien, à rester très prudent dans
son analyse de l’attitude du FPR qui est toujours jugée belliqueuse et
visant le contrôle de la ZHS674. Le même jour, le commandement français à Paris envisage la possibilité d’un passage en force du FPR, comme
le souligne le général Germanos dans une note :
Que faire si le FPR tente une entrée en force dans la zone humanitaire avant
le 21 août ? […] En cas d’attaque du FPR, il y aura donc lieu de riposter fermement en employant de préférence des moyens de « frappe » (mortiers lourds,
frappes aériennes) de façon à marquer clairement notre détermination sans
pour autant nous laisser fixer par le FPR. Le niveau de notre réaction doit
dissuader le FPR de poursuivre dans cette voie675.

La réponse à cette situation serait, selon lui, fondamentalement de
nature politique, impliquant une mobilisation de l’ONU. Le 17 juillet,
le général Lafourcade fait le constat que, dans un contexte où « le FPR ne
paraît pas décidé à négocier ni avec les membres du gouvernement provisoire ni avec les autorités militaires »676, les tensions risquent de monter

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

très vite. Il rappelle encore à Paris qu’« un incident avec nos troupes
le 16 juillet en limite de ZHS témoigne de l’ardeur belliqueuse de ses
troupes »677. On remarque au passage que le rédacteur du compte rendu
quotidien tempère nettement son analyse en n’attribuant pas directement
au FPR dans son ensemble et, plus particulièrement à sa direction, « l’ardeur belliqueuse » qu’il limite aux troupes en insistant sur le pluriel678.
Alors même que la permanence de la menace militaire du FPR se lit
toujours, une forme de résolution des Français à Goma apparaît implicitement, celle de n’avoir que le FPR comme interlocuteur rwandais.
Malgré tout, la pression croissante du FPR devient un sujet critique de
préoccupations pour le commandement comme le note, le 19 juillet,
dans son ordre de conduite, le général Lafourcade679.
Cette lecture pessimiste conduit à un renforcement de la position des
Français à Goma680. Ce renforcement s’accentue le 19 juillet, d’abord
par la mise en alerte de moyens aériens681, puis quand le général Lafourcade demande la mise en place d’une section de mortiers du 35e
régiment d’artillerie parachutiste682. Cette section doit être en capacité
de conduire un raid aéroporté « Ordre donné à la SML et au detalat
[Détachement aviation légère de l’armée de Terre] de Goma : « être
en mesure d’effectuer un raid d’artillerie à deux mortiers au profit des
groupements avec préavis de deux heures »683. Le dispositif que le général entend mettre en place est une combinaison très maîtrisée par
l’armée française, qui allie la mobilité accordée par les hélicoptères de
manœuvre et la puissance des feux qu’un groupe de mortier peut appliquer. Le raid d’artillerie permet donc d’atteindre très rapidement un
dispositif adverse, et de rembarquer immédiatement sans prendre le
risque d’une riposte ou d’un tir de contre-batterie. Il s’agit d’une technique très sophistiquée mais qui vise à donner au commandant de la
force Turquoise une supériorité décisive sur ce qui lui apparaît comme
une menace potentielle sur Goma. Dans le même temps, il annonce
le renforcement des capacités de renseignement électronique afin de
surveiller les échanges du FPR et de mieux connaître ses intentions684.
Ainsi, au 20 juillet, la force Turquoise s’est mise en l’état de s’opposer
à toute tentative FPR de passage en force dans la ZHS ou à Goma.
Force est de constater que, peut-être du fait du caractère dissuasif de ces
mesures, il n’y a plus de tensions majeures sur la ligne de contact entre

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(1990-1994)

le dispositif français et les forces du FPR. Les dispositions relatives à la
mise en œuvre du raid d’artillerie sont vite annulées. D’ailleurs, dans
un message à l’ensemble de la force Turquoise, daté du 24 juillet, le
général Lafourcade annonce à ses personnels ce qu’il désigne comme
la fin d’une ambition militaire du FPR contre la ZHS qui permet aux
Français de basculer vers la préparation du désengagement en août685.
L’attente comme tactique : FPR face à la ZHS
La réalité de l’effet dissuasif recherché n’est pas précisée par le général Lafourcade qui observe cependant une inflexion dans la tactique du
FPR vis-à-vis de la ZHS : « Dans le même temps, le FPR accentue sa
pression à la périphérie de la ZHS, voire à l’intérieur et tente de rallier à
sa cause les populations qui y sont réfugiées en les invitant à participer
à des réunions d’information à proximité des limites ZHS »686. Tout en
euphémisme, il s’agit du constat d’une forme définitive de dégel des relations françaises avec les forces du FPR en bordure de la ZHS. Un télégramme diplomatique du 22 juillet, envoyé par l’administration centrale
confirme l’accord du FPR sur les limites de la ZHS687.
« Au plan militaire la situation se stabilise voire se normalise »688. Le
renseignement militaire français constate que le FPR s’établit le long
de la ligne de la ZHS, mais cela n’est pas interprété comme la source
de menaces, mais comme une forme de normalisation : il consolide
ses positions le long de la ZHS. La normalisation s’accompagne d’un
changement de tactique et d’une bascule du FPR vers une sorte d’agiprop689. L’auteur de la note souligne que le gouvernement de Kigali,
qui souhaite le retour des réfugiés, doit aussi régler la question des maisons réquisitionnées par le FPR. Le lendemain, Paris informe le général
Lafourcade qu’à la suite de la visite d’une délégation française à Kigali,
il est prévu que le gouvernement de Kigali visitera la ZHS, mais il ne revendique plus le contrôle du col de Ndaba, sujet de tension les semaines
précédentes690. Plus localement, le 24 juillet, le groupement COS fait
état de contacts entre l’évêque de Gikongoro et un représentant du FPR
qui cherche manifestement l’apaisement691.
Comme la tension générale baisse autour de la reconnaissance de
la frontière de la ZHS avec le reste du territoire rwandais, les rapports
des différents détachements français insistent sur les exactions du FPR.

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

De manière générale, les officiers français relient ces informations au
climat de tension alimenté d’une part par les incursions du FPR en
ZHS et d’autre part par la perspective du départ des Français. C’est ce
que rapporte le colonel Hogard le 25 juillet692. Ces faits sont présentés
par les rédacteurs français au conditionnel car les témoignages sont difficilement vérifiables. D’ailleurs, quand des enquêtes plus approfondies
sont conduites, la difficulté à conclure n’est jamais cachée, tout comme
l’absence de systématicité ; c’est ce que montre la synthèse proposée par
des opérateurs du 13e RDP :
Si ces témoignages sont exacts restent ouvertes trois hypothèses : élimination de
responsables de massacres - Fautes de comportement d’une seule unité - Rivalités
à l’occasion de retour de réfugiés - Enquête MINUAR hautement souhaitable693.

Il apparaît par ailleurs que l’essentiel des violences attribuées au FPR, y
compris incursions et enlèvements de personnes en ZHS, s’inscrivent
dans le cadre de la recherche des responsables et acteurs du génocide,
comme le souligne, par exemple, un rapport du Groupement Nord qui
évoque des barrages, des filtrages et des exécutions694. On signale aussi
des pillages et des infiltrations du FPR qui sont cependant faits sans
armes, dont « le but serait de prendre des renseignements sur les responsables toujours présents dans la zone et pour encourager les populations
à revenir à l’est »695.
Malgré un pic de tension entre la fin juillet et le mois d’août du fait
d’une propagande anti-française par des radios liées au FPR et une tentative de contrôle de la barge française sur le lac Kivu696, les actions du
FPR à la frontière sont moins vues comme des menaces, comme l’atteste
une analyse du général Lafourcade le 4 août697. Le 7 août, la menace a
même disparu des analyses du bureau renseignement de l’état-major à
Goma698. Les seules qui sont identifiées sont des infiltrations venues du
Burundi ou du Zaïre699, qui semblent d’ailleurs tout autant perçues par
le FPR qui fortifierait dans le même temps sa frontière700.
Le 14 août 1994, le ministre de l’Intérieur du gouvernement de
Kigali visite la ZHS et un compte rendu est établi par l’état-major de
Turquoise701, visite déjà décrite à partir d’une source diplomatique.
Le ministre rappelle, lors d’une réunion, le principe d’une non-entrée
du FPR dans la ZHS avant le retrait de Turquoise et d’un relais par la
MINUAR. Il réaffirme l’opposition du FPR à une présence française

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dans la MINUAR à cause du soutien de la France au gouvernement
précédent lié aux massacres702. L’auteur français du rapport pointe
que « le ministre aurait reconnu l’utilité des comités intermédiaires
ainsi que des polices municipales bien qu’étant provisoires »703.
Les 19 août, l’élysée et Matignon publient un communiqué commun qui souligne que « la France a rempli son devoir et fait prendre
conscience du sien à la communauté internationale » : « un terme a
été mis aux massacres ; une aide humanitaire massive ([…] a pu être
distribuée ». Le communiqué souligne également que le terme assigné à
l’opération Turquoise par la résolution 929 est respecté et qu’il revient
désormais « aux autorités rwandaises et à la communauté internationale
d’assumer […] toutes leurs responsabilités »704. Le 21 août, les troupes
françaises quittent définitivement le Rwanda. Le 25 août, le président
de la République adresse à François Léotard, ministre d’État, ministre
de la Défense, une lettre où il lui exprime « son entière satisfaction pour
le déroulement exemplaire de l’opération Turquoise »705. Quel bilan
peut-on en dresser ?

5.5 bilan de l’opération turquoise
Selon les notes manuscrites de Jean-Marc Simon, le 29 juin, lors de
la réunion de la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères,
Bernard de Montferrand, conseiller diplomatique d’Édouard Balladur,
a déclaré : « Nous serons jugés sur le résultat »706. Ce point dresse un
bilan à multiples facettes de l’opération Turquoise. Il souligne d’abord
que, à la différence de la politique antérieure de la France au Rwanda
dont certains éléments étaient volontairement dissimulés707, l’opération Turquoise a été fortement médiatisée dans le but d’en défendre la
légitimité. Il montre également que, si la France a été critiquée, elle a
également été remerciée pour son action. Il donne ensuite la plume à
des acteurs qui ont tiré des conclusions, différentes, de leur expérience :
deux diplomates et plusieurs militaires. Avant de tenter, conformément
à l’objectif de l’opération, un bilan humanitaire.

5.5.1 Une opération fortement médiatisée
Lors de cette même réunion et toujours selon les notes de Jean-Marc
Simon, le général Germanos a ajouté : « Nous craignons que les journa-

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

listes nous tirent par l’avant »708. Deux jours auparavant, un télégramme
diplomatique faisant le point, à l’intention des ambassadeurs, sur la mise
en œuvre de l’opération Turquoise, insistait sur la nécessaire publicité
de l’intervention humanitaire709. Cette intervention a en effet été, dès le
départ, fortement médiatisée. Début marqué sur le terrain par la protection, sous les caméras et les appareils photographiques, des 8 000 Tutsi
du camp de Cyangugu710. Début marqué à Paris par de longs points
presse, tel celui du 24 juin où le ministre de la Défense, François Léotard, le CEMA, l’amiral Lanxade, et son adjoint, le général Germanos,
présentent devant un parterre de journalistes les raisons de l’opération
avant de répondre à leurs questions, parfois critiques et inquiètes711.
La médiatisation de l’opération Turquoise a été voulue par les autorités politiques pour désarmer les critiques à son encontre, en France
comme à l’étranger, et pour en justifier la légitimité. Lors du conseil
restreint du 22 juin, Alain Juppé s’était inquiété de la perception médiatique de l’opération Turquoise et des risques encourus pour l’image
de la France : « Si nous réussissons, on saluera notre courage mais si,
dans une deuxième phase, cela s’aggrave après notre retrait, nous serons
accusés. Il faut donc que tout le monde comprenne qu’il s’agit d’une
opération de sauvetage »712. « Désarmer les critiques » en donnant « un
écho médiatique » à une décision ou une action : ces expressions sont
fréquemment utilisées, par exemple dans le télégramme diplomatique
adressé, le 23 juin 1994, au représentant permanent de la France à
l’ONU pour qu’il fasse largement connaître l’offre d’assistance de la
France au rapporteur spécial pour les droits de l’homme au Rwanda, assistance pour entrer sur le territoire rwandais et accomplir sa mission713.
La médiatisation a été acceptée et organisée sur le terrain par les militaires qui parlent, pour les uns, de « manœuvre médiatique », pour
d’autres d’« environnement médiatique ». Le premier terme apparaît
dans les fiches « point de situation » de l’état-major des Armées, à côté
d’entrées sur les activités opérationnelles, le déploiement des troupes
ou les participations étrangères. Celle du 26 juin, par exemple, indique
qu’« une trentaine de journalistes, dont Monsieur Poivre d’Arvor, ont
rejoint ce matin ceux déjà présents à Bukavu avant d’être intégrés dans
le dispositif opérationnel ; une partie d’entre eux a accompagné le
détachement héliporté à Kibuye, les autres ont rejoint ultérieurement

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Cyangugu et Kibuye »714. Le second terme apparaît notamment sous
la plume de Stanislas d’Arbonneau, adjoint Marine au chef de cabinet
militaire du premier ministre. Dans une note du 25 juillet 1994, il souligne sous ce titre que « l’intérêt des médias pour Goma est croissant et
on compte 150 journalistes sur place »715. Fin juin, son collègue Terre,
Jean-Louis Georgelin notait, en se trompant sur la suite :
Le nombre de journalistes et de techniciens semble se stabiliser à une centaine de
personnes. Les journalistes, qui continuent à accompagner les missions de reconnaissance, sont très satisfaits des rapports qu’ils entretiennent avec les militaires
mais leur volume important constitue une gêne pour les troupes716.

Ces journalistes français et internationaux, présents en nombre au
Zaïre et dans la ZHS, produisent de très nombreuses dépêches d’agences
– AFP ou Reuter notamment –, de multiples articles de presse, ainsi
que des reportages pour la radio et la télévision. Dépêches d’agence et
articles de journaux sont collectés et rassemblés dans des dossiers de
presse par les chargés de communication des ministères, notamment au
ministère de la Coopération717. Ils sont aussi étudiés à l’Élysée, parfois
annotés – paragraphes soulignés ou cochés, ajout de commentaires en
marge ou de simples points d’exclamation ou d’interrogation –, par le
conseiller Afrique, Bruno Delaye, ou par Hubert Védrine qui soumet
à François Mitterrand ceux ou celles qui lui semblent problématiques.
Les rapports entre les militaires, qui ont été invités à organiser sur
le terrain des points presse pour expliquer leur mission et couper court
aux fausses nouvelles ou à celles considérées comme telles, et les journalistes, dont la plupart ont en mémoire la politique antérieure de la
France au Rwanda et ont écrit des articles critiques sur le sujet, n’ont
pas toujours été faciles. Le 6 juillet, le général Germanos vient en inspection. Dans un point presse organisé avec le général Lafourcade pour
« afficher clairement la finalité d’une mission », il salue particulièrement
les journalistes, parfois hostiles, présents dans les endroits difficiles. Il
n’hésite pas cependant à interrompre l’un d’eux pour répéter ce qui, à
ses yeux, n’a pas été entendu : « Le problème est que nous ne sommes
pas venus ici, et je le répète, et je le répéterai autant de fois que vous me
poserez la question, pour prendre ou aider telle ou telle partie. Nous
sommes venus ici pour faire face à un besoin humanitaire évident »718.
Autre exemple : dans un débriefing avec le chef d’état-major, venu en

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

visite les 27 et 28 juillet, le colonel Sartre lui dit qu’il faut « améliorer la
communication », car les camps de réfugiés sont comparés par certains
à des « camps de concentration à la Pol Pot »719. Par ailleurs, la présence
d’un grand nombre de journalistes peut être gênante, notamment pour
les médecins militaires confrontés à des situations sanitaires d’urgence.
Ainsi, un médecin de l’EMMIR de Cyangugu se plaint le 12 juillet de
la pression médiatique720. De son côté, le capitaine de frégate Marin
Gillier, rentré en France le 30 juillet, souligne, lors de l’envoi à son
supérieur d’un compte rendu de fin de mission, que « la présence de
journalistes imposait au personnel des restrictions de comportement
ou de tenue, ce qui fut accepté bien volontiers mais au prix d’un effort
certain ». Il pointe également la difficulté à cerner « la limite entre le
renseignement à protéger et l’élément à divulguer en priorité »721.
Cependant, le bilan apparaît positif au général Lafourcade qui justifie, à la fin de Turquoise, la médiatisation :
Je suis particulièrement satisfait […] de la manière dont on a travaillé dans
cette opération, dans la transparence. Je crois que l’opinion a le droit d’être
informée. C’est difficile pour nous souvent, [dans] des opérations et des activités
difficiles, d’avoir cette charge que vous représentez quand même, car vous représentez une charge : il faut vous emmener sur le terrain pour voir ce qui se passe.
Et la conclusion que j’en tire, est qu’il est plus important que vous voyiez ce qui
se passe que l’inverse722.

L’armée, elle-même, produit ses propres images et reportages sur
l’opération Turquoise. C’est le rôle de l’établissement cinématographique de l’armée723 (ECPA), qui envoie successivement deux équipes
sur le terrain724. L’une d’entre elle suit de près les autorités militaires,
filme et interviewe le général Lafourcade et les différents éléments de
l’armée. Chacun explique ses responsabilités et ses tâches et se montre
en action. À l’occasion de la visite d’un membre du gouvernement – le
ministre de la Défense et la ministre déléguée à l’Action humanitaire
le 29 juin, le ministre de la Santé le 23 juillet – ou de celle du chef
d’état-major des Armées, la presse est bien sûr présente mais l’équipe de
l’ECPA bénéficie d’une plus grande proximité qui lui permet de filmer
quelques entretiens. Ces reportages, même très formatés, constituent
des sources originales pour les historiens, notamment les rushes avant
coupures et montage. Ils ont été utilisés à plusieurs reprises dans cet
ouvrage.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

La médiatisation ne produit pas toujours l’effet escompté. Une opinion informée est aussi une opinion critique et la France a été à la fois
remerciée et critiquée pour l’opération Turquoise.

5.5.2 Une opération à la fois critiquée et louangée
Il ne peut être question de proposer ici une analyse exhaustive des
réactions des contemporains de l’opération Turquoise, tant en France
qu’à l’étranger. Elle nécessiterait une longue étude de contenu de la
presse nationale et étrangère, celle des télégrammes diplomatiques envoyés des diverses capitales, celle encore de toutes les déclarations des
organisations internationales, des ONG et de nombreuses personnalités politiques. Ce point présente seulement quelques éléments pour
souligner, qu’au cours de cet été 1994, les critiques ne sont pas unanimes, bien au contraire, et que se dessine même une évolution vers une
appréciation positive de l’opération, ponctuée toutefois d’accusations
qui reprennent celles formulées par le FPR, par exemple concernant
la mise en place d’une administration dans la ZHS725. Ainsi, lors de
l’entretien accordé le 14 juillet par François Mitterrand, les journalistes
Patrick Poivre d’Arvor et Alain Duhamel ouvrent ce qu’ils appellent « le
gros dossier international très sanglant » du Rwanda par ces propos :
« L’opération Turquoise se passe plutôt bien par rapport aux prévisions
pessimistes, en tout cas il n’y a pas d’accrochage avec le FPR, des vies
humaines sont sauvées. » Interrompu par le président de la République
qui justifie la politique française et déroule l’histoire du Rwanda, ils
mentionnent toutefois la réticence des ONG à participer à l’opération,
considérée comme une façon pour la France « de se refaire une virginité
après avoir soutenu pendant des années le gouvernement »726.
La France a réagi tardivement face au génocide mais elle a été la seule
à tenter de faire quelque chose, « à ses risques et périls » comme le dit
encore François Mitterrand ce 14 juillet 1994, répétant une nouvelle
fois que c’était d’abord le rôle des Nations unies. Plusieurs instances ont
exprimé des remerciements, notamment et à plusieurs reprises l’ONU
en la personne de son secrétaire général, Boutros Boutros-Ghali, qui
avait été d’un grand soutien pour l’adoption de la Résolution 929. Le
11 juillet, il remercie une première fois le gouvernement français de
son initiative, lors de la visite aux Nations unies d’Édouard Balladur

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

et Alain Juppé. Le 22 juillet, alors qu’il appelle la communauté internationale à faire face à « un nouveau génocide par la faim, par la soif,
par la maladie » et à accélérer le déploiement de la MINUAR, il profite
de cette circonstance pour souligner que « la présence française dans
le sud-ouest [du Rwanda] a été utile » et remercier la France pour son
action humanitaire727. Quatre semaines plus tard, le 19 août, le représentant de la France à l’ONU informe que :
M. Boutros-Ghali a tenu d’abord à remercier publiquement le gouvernement
français pour l’action qu’il avait entreprise au Rwanda. Il a précisé que le courage avec lequel avait été conduite l’opération française dans la Zone Humanitaire Sûre avait permis de sauver des milliers de vies humaines et d’accélérer
l’arrivée des troupes de la MINUAR qui allaient relayer les soldats français au
Rwanda728.

Son représentant spécial au Rwanda, Shaharyar Khan, que rencontre
l’ambassadeur François Descoueyte à Kigali le 6 août, ne tarit pas non
plus d’éloges sur l’opération Turquoise et son commandant en chef,
le général Lafourcade, « un pilier » dont le sang-froid sait déjouer les
provocations et qui a su mettre en place une bonne coordination avec
la MINUAR. Le problème, à ses yeux, est alors d’assurer la relève des
forces françaises « de première classe » par des unités de la MINUAR
« à bout de souffle »729. Même le général Dallaire reconnaît, début août,
le succès de l’opération Turquoise, tout en considérant impératif « pour
la stabilité future du pays » – signe d’une méfiance persistante ? – le
respect de la date de départ des militaires français730. Quant à l’OUA,
elle fait preuve de retenue et ne montre pas d’hostilité à l’opération731.
Les ambassadeurs s’empressent de signaler à leur autorité de tutelle
toute manifestation positive recueillie auprès de leurs interlocuteurs.
Ainsi, le 10 août, l’ambassadeur à Washington, qui rend compte d’une
conversation avec Douglas Bennet, secrétaire d’État adjoint pour les
Organisations internationales, rapporte qu’« il a rendu hommage à
l’opération Turquoise », affirmant qu’« il fallait que quelqu’un intervienne » et que « l’action de la France avait été très importante »732.
Les éloges viennent aussi de gouvernements à l’origine très réservés sur
l’opération : c’est le cas, par exemple, du gouvernement britannique qui
ne partage pas les critiques de sa presse nationale et considère, fin juillet,
que la France a sauvé des centaines de milliers de vies humaines et que
ses motivations sont « uniquement humanitaires »733.

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(1990-1994)

Les ambassadeurs rapportent également la tonalité de la presse dans leur
pays de résidence, signalant plus en détail les articles qui expriment une
certaine hostilité, notamment en Belgique ceux de Colette Braeckmann
dans Le Soir. Le 10 juillet, la journaliste, tout en reconnaissant que la
France a permis de sauver quelques milliers de Tutsi et que la ZHS
constitue un abri pour les personnes déplacées, dénonce une « tromperie », la mission humanitaire se doublant à ses yeux d’une mission de
sauvetage des forces gouvernementales734. Des articles postérieurs font
l’éloge du FPR tout en commençant à lui reprocher de ne pas être assez
attentif à la vie des civils. Le 6 août, le quotidien fait paraître la « libre
opinion » d’un ancien coopérant qui estime que « la France a eu raison de tenter d’arrêter le massacre », même si l’opération Turquoise n’a
pas eu l’effet escompté735. Deux jours plus tard, Colette Braeckmann
qualifie la ZHS de nouvelle « colonie française » et accuse les forces de
Turquoise de ne rien faire pour encourager les réfugiés à retourner au
Rwanda736. Mais mi-août, son journal, relayant la crainte des humanitaires d’une fuite massive des réfugiés vers le Zaïre et le Burundi, titre :
« Compte à rebours angoissé au Rwanda et au Burundi »737.
Aucun article du Soir sur Turquoise n’est conservé dans les archives
du conseiller Afrique de l’Élysée, peut-être parce que, traditionnellement hostile à la politique française en Afrique, son contenu est sans
surprise. Par contre, on y trouve l’interview publiée dans le Corriere
della Serra de Jean Birara, ex-gouverneur général de la Banque du
Rwanda, réfugié à Bruxelles depuis avril, pressenti pour devenir ministre de la Planification économique à Kigali. Sous le titre « Rwanda,
paradis pour la drogue et les armes », l’interviewé présente « Mitterrand
junior » comme un trafiquant d’armes et de drogue, affirme que la
France était au courant de l’attentat et n’a rien fait pour l’empêcher,
considère l’opération Turquoise comme « un mystère » mais souligne
que la ZHS est un territoire « littéralement couvert de cultures de marijuana et de coca »738. Se trouvent également dans ces archives l’article
de Stephen Smith – « Retour sur un attentat non élucidé » (Libération,
29 juillet 1994) –, article noté « très signalé » par Hubert Védrine, ainsi
que le dossier du Point intitulé « Rwanda, la peur ou le choléra » (30
juillet 1994). Le dossier comprend un article de Mireille Duteil qui reprend la « si longue histoire » des relations entre la France et le Rwanda,

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

un portrait politique du ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy –
portrait illustré d’une photo prise à Goma le 24 juillet au milieu d’un
alignement de corps –, et une interview de l’anthropologue Georges
Balandier. Ce dernier revient sur « les vraies raisons du génocide », dont
« une histoire postcoloniale mal faite », « peu regardante sur la nature
des régimes en place ». À la question sur l’intervention de la France, il
répond :
La France a eu le tort de ne pas s’y maintenir au moment crucial et, surtout,
de ne pas prévoir le drame. Les signes existaient bien avant. Les Hutus les plus
radicaux empêchaient la mise en place du pluralisme. La France, qui avait la
responsabilité de l’encadrement militaire, aurait dû proposer un marché au
pouvoir. Elle a appuyé les Hutus et finalement laisser se constituer des milices
armées. Sa position apparaît mal compréhensible. Maintenant, il y a trop de
morts, trop de réfugiés. La politique humanitaire est la seule actuellement possible739.

Une opération qui fait honneur à la France ou une opération aux
motivations douteuses ? Les parlementaires français sont également
divisés sur le sujet, les députés communistes étant les seuls véritablement opposés à l’intervention au nom de l’anticolonialisme et usant
de tous les moyens à leur disposition pour condamner l’intervention et
réclamer un débat sur le sujet. Dans l’ensemble, les élus exercent peu
leur fonction de contrôle sur la politique française au Rwanda durant
les deux mois que dure Turquoise, dont une période de vacances parlementaires : une seule question écrite à l’Assemblée nationale740 où se
tiennent cependant une séance de questions au gouvernement le 23 juin
avec plusieurs prises de parole741 et un débat le 30 juin ; au Sénat, six
questions écrites. Le sénateur du Rhône Emmanuel Hamel (RPR) pose
deux questions sur la relève par la MINUAR – les 7 et 21 juillet – et
une autre ce même jour pour signaler « que le génocide qui se perpétue
au Rwanda et la participation de l’armée française à la protection des
populations menacées font concurrence dans la presse, à la télévision,
à la radiodiffusion, aux commentaires, reportages et informations sur
l’action des militaires français […] en Bosnie »742. Des trois autres questions, aucune n’émane de la gauche sénatoriale, aucune n’exprime de
critiques sur l’opération Turquoise : l’une demande si l’on peut exiger
une « neutralité silencieuse » de la part d’un réfugié politique rwandais
du FPR qui s’exprime avec virulence dans les médias743 ; l’autre souhaite

599

600

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

connaître les initiatives du gouvernement pour « que soient recherchés
et jugés les auteurs des actes de génocide »744 ; la dernière s’étonne de la
volonté des États-Unis d’intervenir à Haïti au lieu de « suivre l’exemple
de la France, qui a investi ses hommes, ses avions et tout le matériel
disponible dans cette grande œuvre humanitaire » qu’est l’opération
Turquoise745.
Plusieurs parlementaires font cependant le voyage au Rwanda pour
rencontrer les militaires de la ZHS, s’informer de la situation et des
besoins en aide humanitaire : une commission sénatoriale est ainsi filmée le 11 juillet par une équipe de l’ECPA746. L’opération Turquoise est
également souvent citée a posteriori dans les débats budgétaires de l’automne au sujet des crédits de la Défense ou de la Coopération, certains
députés rappelant les vies sauvées grâce à l’intervention747 et rendant
hommage aux militaires envoyés au Rwanda, d’autres son caractère illégitime comme l’ensemble de la politique rwandaise de la France.

5.5.3 L’opération vue par
deux diplomates et des militaires
Yannick Gérard748 et Jean-Christophe Belliard, envoyés en mission
à Goma par le ministère des Affaires étrangères, ont livré le compte
rendu de leur mission. Yannick Gérard est arrivé à Goma le 30 juin
1994 et est reparti le 25 juillet. Il rappelle le contenu de sa mission
qui était d’entretenir à Goma des relations avec les « autorités constituées rwandaises », ajoutant « qu’il était entendu, cependant que ces
contacts devaient être limités au minimum nécessaire au bon déroulement de l’opération Turquoise. C’était le critère. Tout autre contact
utile avec des personnalités rwandaises modérées qui se seraient trouvées à Goma, était, par ailleurs encouragé ». Il ajoute qu’il lui était
« demandé de superviser la mise en œuvre de l’action humanitaire ».
On notera deux points saillants dans son rapport. En premier lieu, et
c’est le premier point abordé, l’attention qu’il a apportée aux radios
dont il juge « l’importance déterminante » : « Radio Rwanda et Radio
des Mille Collines aussi gouvernementales l’une que l’autre. » Il précise : « J’étais abasourdi par les flots de haine ethnique qu’elle [RTLM]
déversait sur les auditeurs, l’assimilation qui y était faite entre FPR et
MINUAR, et l’excitation des esprits contre l’ennemi, les Tutsi, dont il

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

fallait se débarrasser. » Dans cette volonté de comprendre et d’agir sur
le terrain, Yannick Gérard comprend le rôle clé de ces médias : « j’ai
immédiatement demandé que nos moyens soient mis en œuvre pour
me permettre, au moins, de suivre ces émissions de jour en jour. » Il
rappelle avoir demandé au ministre des Affaires étrangères rwandais
et au conseiller du président « fondateur de la Radion (sic) des Mille
Collines » que les autorités « fassent cesser la propagande des Mille
Collines et exercent leur influence dans le bon sens ». Les engagements
« n’ont pas été respectés ». Concrètement, cela signifie qu’il demande
des moyens pour capter les émissions mais aussi en faire traduire le
contenu, ce qui montre une volonté d’autonomie certaine mais aussi
des progrès par rapport à la politique suivie par l’ambassade de France
fin 1993 et début 1994. D’autre part, il indique que « parallèlement,
je recueillais des témoignages accablants et crédibles sur le comportement qu’avaient eu personnellement certains de ces interlocuteurs,
pendant les mois antérieurs et qui me convainquaient qu’ils étaient
bien parmi les principaux responsables du génocide, ne serait-ce que
par leur emprise sur la radio des Mille Collines ».
Le rapport de Jean-Christophe Belliard est d’une tonalité différente.
Il ne porte pas sur les aspects politiques de la mission, mais sur ses
conditions matérielles. Toutefois, il révèle des éléments d’interprétation
sur les rapports entre diplomates et militaires français sur le terrain.
Jean-Belliard note que
[…] Le point faible de notre dispositif a cependant été Bukavu, dans le sudKivu, où avait été détaché un agent de la cellule d’urgence. Or Bukavu, à
proximité de la « ZHS », était le lieu idéal pour récolter des informations sur
ce qui se passait dans le sud-ouest du Rwanda, zone où a évolué l’opération
« Turquoise ». Ce travail n’ayant guère été réalisé, la mission de Goma s’est, en
permanence, trouvée tributaire des informations de nature humanitaire que
l’armée française voulait bien lui transmettre. Je pense par conséquent qu’il
aurait fallu envoyer à Bukavu un diplomate qui aurait été en mesure de nous
donner les informations essentielles qui ont fait défaut vers la fin de l’opération
« Turquoise »749.

Il note par ailleurs que le « travail effectué par nos militaires a été
remarquable en tous points. La France, par son expérience du continent, était la seule à pouvoir intervenir de cette manière ». Il ne s’agit
donc pas pour Jean-Christophe Belliard d’opposer le ministère des

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Affaires étrangères au ministère de la Défense, mais d’en revendiquer
la spécificité et d’affirmer, comme il le faisait lors des négociations
d’Arusha en 1993, la nécessité d’une autonomie de moyens.
Quels textes ont, de leur côté, produit les militaires ? Le rapport de
fin de mission est un passage obligé de l’écriture militaire dans la mesure
où il permet à un officier pourvu d’une responsabilité de rendre compte
de la mission qui lui a été confiée. La fin d’une opération comme l’opération Turquoise est donc l’occasion de la production de très nombreux
rapports à tous les échelons de l’opération. Genre imposé, le rapport de
fin de mission répond à des codes assez stricts. En premier lieu, il se permet très rarement un commentaire général ou stratégique concernant
la mission, dans la mesure où cela pourrait en discuter les fondements.
Par ailleurs, il conserve le plus souvent une tonalité très positive, soulignant aux autorités supérieures la réussite de la mission confiée. Enfin,
la production de ces rapports alimentant un cycle de réflexion interne,
ou retours sur expérience, ils peuvent être l’occasion de suggestions ou
de remarques afin d’améliorer certains points.
Le principal rapport de fin de mission concernant l’opération Turquoise est celui signé par le général Lafourcade750. Il est présenté à
l’EMA en septembre 1994. Il s’organise en trois volumes et passe en revue l’ensemble des éléments majeurs de l’opération Turquoise. Ce rapport s’appuie sur les contributions des différents services, commandements et unités qui ont participé à l’opération, ainsi que sur les comptes
rendus des différents responsables. Sa tonalité positive correspond à
l’analyse française du moment, alimentée par la reconnaissance internationale exprimée entre août et septembre 1994. Elle permet également de mettre en exergue le statut particulier de l’opération Turquoise
dans l’histoire militaire française : première opération interarmées de
grande ampleur après la fin de la Guerre froide ; occasion de valider des
concepts militaires que l’opération Daguet, la contribution française à
la première guerre du Golfe, avait pointés, comme la difficulté et la nécessité pour les différentes armées françaises de travailler dans un même
poste de commandement interarmées. Il y a donc un enjeu politique
à souligner la réussite réelle de l’opération Turquoise qui intervient à
l’issue d’un des plus grands cycles de transformation du ministère de la
Défense à partir de 1992, cycle porté par Pierre Joxe.

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

Au rapport de fin de mission du général commandant la force s’ajoute
une série de rapports de fin de mission particuliers qui restent pour
l’essentiel dans la même tonalité positive et technique. Ainsi, le rapport
du médecin-chef Pons, qui commande la 14e antenne chirurgicale parachutiste qui arme l’antenne santé de Goma, souligne la réalité de l’effort
sanitaire français, détaille les soins prodigués sans s’attarder cependant
sur la question des populations soignées (par exemple les FAR)751. Seule
irruption du sentiment et de la psychologie dans un rapport technique,
des lignes où le médecin-chef explique pourquoi il a demandé la venue
d’un expert en hygiène mentale pour soutenir les soldats de Turquoise
face aux horreurs qu’ils constatent. Le rapport est aussi l’occasion de
l’expression d’une perception singulière. Par exemple, la temporalité de
l’opération Turquoise que note le colonel Hogard dans son rapport est
sensiblement différente de celle du général Lafourcade752.
Parce qu’il fait un bilan, des points forts et des faiblesses, et engage
donc l’avenir, le rapport de fin de mission est aussi un lieu de fixation des rapports de forces internes aux forces armées. C’est de cette
manière qu’il faut lire le rapport du colonel Rosier, chef du groupement du commandement des opérations spéciales pendant l’opération753. Il s’articule en deux parties, une première destinée à l’usage
général et une annexe avant tout destinée à un usage interne au général Le Page, commandant les opérations spéciales. La première partie,
reprend le satisfecit général sur l’opération mais vise avant tout une
défense du jeune commandement des opérations spéciales et de ses
spécificités au sein des armées françaises. Le colonel Rosier défend en
particulier vigoureusement les moyens aériens propres à ce groupement
– hélicoptères de manœuvre (transport de troupes et de matériels) et
avions de transport tactique C-130 – et distincts des moyens aériens
de la force Turquoise. La détention de moyens autonomes de mobilité
est un trait majeur des opérations spéciales et représente à l’époque
une innovation majeure, un réel privilège aussi, qu’il faut défendre
pour justifier la concentration exceptionnelle de moyens. De son côté,
l’annexe du rapport vise un usage interne au commandement des
opérations spéciales qui, pour emploi, a la tutelle sur plusieurs unités de
l’armée de Terre, de la marine nationale, de l’armée de l’Air. La réunion
de toutes ces unités sous une même tutelle opérationnelle engendre

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

des rapports de force dans un commandement qui, à ce moment, est
largement dominé par le principal régiment de l’armée de Terre des
forces spéciales, le 1er RPIMa. C’est ce régiment en particulier qui a
fourni au COS pendant Turquoise une grande partie de ses moyens
de commandement et de transmission, lui conférant de fait une place
centrale, ce que le colonel Rosier ne manque pas de souligner.
En regard du rapport du colonel Rosier, celui d’un autre officier supérieur des opérations spéciales, le capitaine de frégate Marin Gillier, est
éclairant sur la fonction des rapports de fin de mission754. Ce dernier rédige un rapport qu’on retrouve dans les archives de l’opération Turquoise
mais qui est avant tout destiné à son chef organique, l’amiral commandant les fusiliers et commandos marine à Lorient. À ce dernier, il présente à son tour le succès de l’opération mais pointe en même temps les
manques qui ont limité l’action du détachement des commandos marine
au sein du groupement des opérations spéciales. Il souligne en particulier
le manque de moyens sécurisés de communication et la dépendance à
ceux du 1er RPIMa. Il souligne également le manque d’officiers supérieurs issus des commandos marine, ce qui a placé le détachement dans
une position d’infériorité par rapport à l’armée de Terre qui a mobilisé un
nombre bien plus important d’officiers supérieurs, lui permettant d’avoir
de nombreux contacts locaux à un niveau élevé.
Enfin, une dernière variation dans le genre que constitue le rapport de fin
de mission est constituée par le rapport d’étonnement755, mémoire écrit
dans un style assez libre qui vise moins le bilan précis que l’ouverture
d’une réflexion. C’est dans cette catégorie qu’il est possible de ranger le
rapport rédigé par le lieutenant-colonel Lebel qui dirige le renseignement
de la force Turquoise756. Il brosse dans un style plus libre que les rapports
précédents un tableau assez riche du fonctionnement du PCIAT – poste
de commandement interarmées de théâtre – et des difficultés ponctuelles
à intégrer un renseignement très volumineux, en particulier celle de le
transmettre, du fait des limites des systèmes de communication. Ce rapport s’inscrit dans le cadre de l’évolution de la fonction du renseignement
militaire, en France en général et dans l’armée de Terre en particulier
dont les moyens de renseignement et de guerre électronique ont été regroupés en 1993. Ce rapport atteste encore, à son niveau, du caractère de
laboratoire militaire de l’opération Turquoise.

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

5.5.4 Bilan humanitaire et médical
Quand les derniers militaires français quittent le territoire rwandais
en août 1994, un premier bilan de l’action humanitaire est dressé ; il
interroge immédiatement la nature de l’action humanitaire des soldats
français. Cette action humanitaire dans le cadre de la force Turquoise
est d’abord conçue comme un préalable à une action des ONG dans
des camps de réfugiés, ONG réticentes pour certaines à travailler avec
les militaires, du moins au début. Une note du 22 juin, rédigée par le
conseiller technique de la ministre déléguée à l’Action humanitaire et
aux Droits de l’homme et adressée au cabinet du ministre des Affaires
étrangères, en précisait les modalités. Les militaires entendaient « se
limiter à sécuriser les zones de trouble » et non pas « se substituer aux
acteurs humanitaires », dont ils attendaient la prise en charge des « populations libérées et protégées ». Cependant, face à la réalité des camps
où la situation sanitaire est déplorable et les blessés nombreux, face à la
multiplicité des sites et des menaces, le projet initial qui répond aussi à
une volonté politique française de réduire au maximum sa présence au
Rwanda semble dépassé au tournant des mois de juin et de juillet. En
effet, cette période est aussi celle de la prise de conscience par le commandement français de la permanence et de l’omniprésence des menaces génocidaires sur les populations tutsi au Rwanda. Dans le même
temps, un nouvel objectif se forme à mesure que les derniers moyens
militaires du GIR sont écrasés : empêcher les populations majoritairement hutu de passer la frontière du Zaïre comme les autorités génocidaires le souhaitent pour aller constituer des camps. Cette urgence est
d’autant plus grande qu’à Goma au Zaïre se déclenche une épidémie de
choléra au mois de juillet.
Revenons d’abord sur l’organisation mise en place à Goma et dans
la ZHS. Elle s’appuie administrativement sur deux organismes : l’un,
militaire, la cellule « Affaires civiles », et l’autre, civile, issue du ministère des Affaires étrangères : la « cellule de liaison humanitaire/militaire » installée à Goma auprès du général Lafourcade757. Toutes deux
ont la charge d’évaluer la situation et les besoins sur le terrain ; elles
participent à la distribution de l’aide humanitaire gouvernementale,
et assurent la liaison et la coordination avec les organismes de l’ONU,
les différentes agences, les ONG et les communautés religieuses. La

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cellule « Affaires civiles » recueille aussi des informations sur les droits
de l’homme et doit informer les médias et l’EMA. Les questions sanitaires et médicales sont essentielles, la mobilisation des hommes
et des moyens est impressionnante, et les opérateurs de l’ECPA en
rapportent des images saisissantes. Les évacuations sanitaires vers
l’EMMIR – établissement médical militaire d’intervention rapide –
de Goma ou de Cyangugu ont commencé tôt, les militaires parcourant quotidiennement la ZHS pour s’informer, évacuer les cas graves,
apporter sur place les soins les plus sommaires ou les plus urgents.
Dans la ZHS, l’EMMIR, qui permet de prendre en charge les réfugiés
sur place, s’est installé à Cyangugu le 5 juillet et son fonctionnement
est bien documenté par un reportage de l’ECPA758. Il est doté d’un
matériel chirurgical et de soins important. Le corps médical, constitué
de militaires et de réservistes, prend en charge toutes les pathologies :
plaies par balle, par coups de machette ou de pioche des victimes de la
guerre et du génocide ; pathologies locales et maladies infectieuses (paludisme, tuberculose, dysenterie…) qui sont les plus nombreuses ; mais
les médecins et infirmiers pratiquent aussi bien des accouchements et
accueillent des bébés et leurs mères dans une nurserie759. Les espaces
prévus – 32 lits de pédiatrie et 32 lits pour la médecine adulte – sont
vite saturés et il est difficile d’accueillir plus d’une soixantaine de patients. La salle d’opération est une véritable « ruche » où plusieurs interventions sont pratiquées en même temps par un personnel qui travaille
jusqu’à quatre-vingts heures par semaine760, malgré le renfort médical
de Mauritaniens à partir du 10 juillet et l’aide de médecins rwandais qui
peuvent accueillir les patients ayant reçu les soins d’urgence761. Le rôle
humanitaire de l’EMMIR fut tel qu’il a été envisagé de maintenir son
action, au Rwanda d’abord, puis au Zaïre. Le bilan de l’opération Turquoise présenté au ministre de la Défense le 11 octobre 1994 donne les
précisions suivantes : 10 956 journées d’hospitalisation, 14 656 consultations médicales, 77 900 actes de soins dont 1 086 actes chirurgicaux.
Les chiffres sont élevés mais doivent également être mis en balance avec
l’ampleur des besoins d’une population nombreuse et affaiblie.
L’épidémie de choléra, qui se déclare au cours du mois de juillet à
Goma, est un fléau contre lequel l’armée s’emploie. Les rapports quotidiens du général Lafourcade signalent régulièrement, et la détresse des

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5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

populations qui s’entassent à Goma dans des conditions très difficiles,
et les moyens que les forces françaises mettent en œuvre pour leur venir
en aide : la Bioforce du service de santé des Armées tente d’endiguer
l’épidémie et les sapeurs du génie de l’air creusent des fosses communes
et enterrent des corps à la pelleteuse pour éviter la propagation de la
maladie. Les images recueillies par l’ECPA montrent les cadavres ramassés le long des routes, emballés, chargés sur des camions. Il faut
trouver le meilleur endroit à l’extérieur des villes (de Goma ou Kisangani), creuser des fosses de plusieurs mètres pour pouvoir enterrer entre
850 et 1 000 corps par jour, même si le décompte des victimes est difficile à faire. Cette tâche est si particulière que le général Lafourcade et
l’amiral Lanxade se font un devoir de se déplacer pour soutenir ceux qui
y travaillent762. « Ce sont les Français qui font le sale boulot, c’est l’honneur de l’armée française […] » dit le CEMA devant la presse, ajoutant
que « nous sommes venus, chacun peut comprendre aujourd’hui, à des
fins humanitaires763 ». De même, Bruno Delaye et le général Quesnot
décrivent le 26 juillet à François Mitterrand – note déjà citée – des
« populations épuisées et terrorisées (1,2 million à Goma, 500 000 à
Bukavu, 1,4 million dans la zone humanitaire sûre) [qui] connaissent à
la fois la faim, la soif et les atteintes du choléra ». La note précise qu’il
meurt près de 5 000 personnes par jour et que la tâche est « éprouvante »
pour de jeunes militaires764.
Faisant le bilan de son action, la cellule Affaires civiles de la force
Turquoise souligne d’abord le caractère très limité de ses moyens765.
Ayant eu à traiter les « demandes d’interventions et d’évacuations », elle
recense 3 716 personnes qui « ont été extraites et mises hors de danger
dont 515 évacuées sur Goma »766. Cette comptabilité se retrouve dans
les différents comptes rendus quotidiens, en particulier des forces spéciales françaises qui mentionnent souvent ces « extractions ». Le chiffre
avancé par les affaires civiles du PCIAT montre que si l’opération pour
Butare a mis en sûreté – dans des camps au Rwanda ou à l’extérieur
– pas moins d’un grand millier de personnes, l’ensemble des autres extractions et protections représentent environ 2 700 personnes sur deux
mois, soit un peu moins de 45 par jour en moyenne.
Le projet humanitaire français dans le cadre de l’opération Turquoise
se mesure sans doute avant tout par la sécurisation des camps de réfu-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

giés au Rwanda qui a préoccupé les soldats dès les premiers jours de
l’opération, tant atteindre ces camps était un objectif politique stratégique767. La médicalisation dans les camps a permis de rendre des
soins accessibles à une population que la force Turquoise dans ses bilans
estime à plusieurs milliers768. Elle a eu aussi comme objectif, majeur, la
stabilisation des populations qui reste cependant difficilement quantifiable. En effet, face à la progression militaire du FPR, les autorités
génocidaires poussent à un exode massif vers le Zaïre. Cet exode est
vu comme une double menace, à la fois pour la stabilité du Rwanda et
celle de son voisin, mais aussi comme le vecteur d’une dégradation de
conditions de vie déjà particulièrement difficiles.
Le bilan humanitaire se chiffre enfin par des données concernant
les dépenses consacrées à l’aide durant l’opération Turquoise ainsi que
le tonnage transporté puis distribué – équipements, médicaments,
nourriture. Cette aide arrive à Goma grâce à des rotations continues,
elle est acheminée par l’armée au Rwanda, vers Kibuye et Cyangugu,
puis distribuée. Des largages de médicaments et de vivres sont parfois
effectués par hélicoptère, comme le montrent des images conservées
à l’ECPA. Filmé par ce même organisme, le colonel commandant la
base aérienne de Goma aligne des chiffres qui semblent souligner l’ampleur de l’aide : « En deux mois, nous avons réceptionné jusqu’à 900
tonnes de fret humanitaire en une seule journée, au total, 9 000 tonnes
de fret logistique chargées à Goma et 18 000 tonnes de fret humanitaire »769. Celle-ci est cependant toujours restée insuffisante par rapport
au nombre de personnes à secourir et à l’ampleur des besoins. Elle a
mis aussi du temps à se déployer, une note du général Quesnot en date
du 19 juillet soulignant qu’elle « se met progressivement en place mais
est loin de correspondre aux besoins »770. Les bilans chiffrés fournis par
le ministère de la Coopération ou précisés dans des notes à destination
du président de la République n’isolent pas la période de l’opération
Turquoise et récapitulent l’aide apportée depuis avril 1994. Celui établi fin août chiffre le coût financier de l’aide (hors dispositif militaire
Turquoise) à 84,6 millions de francs et précise sa répartition : aide alimentaire d’urgence, aide médicale et pharmaceutique, hébergement
et réinstallation, opérations de transport aérien, opérations de transport routier, financements accordés à des ONG et à des organismes de

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

l’ONU, plan d’accompagnement post-Turquoise. Le plus gros poste
de dépenses est l’aide alimentaire, livrée le plus souvent au Programme
alimentaire mondial. Elle est évaluée à un peu plus de 13 000 tonnes,
soit une quantité relativement faible par réfugié pour plusieurs mois771.
La France n’est cependant pas la seule à apporter de l’aide, notamment
à partir de fin juillet où une mobilisation internationale se déploie sous
l’égide du HCR doté de 300 millions de dollars, plus de la moitié provenant de l’Union européenne. Les États-Unis annoncent également
une aide conséquente, ce qui irrite Bruno Delaye et le général Quesnot
qui leur reprochent, dans une note du 26 juillet, de vouloir « rafler la
mise » médiatique et contrôler l’ensemble de l’aide internationale772.
Dans cette même note, le conseiller Afrique de l’Élysée et le chef de
l’état-major particulier écrivent que, vu le contexte décrit précédemment, « la mission du détachement Turquoise a été réorientée quasi
exclusivement vers l’aide humanitaire ». Filmé au même moment en
visite à Goma, l’amiral Lanxade reconnaît également qu’il y a eu une
longue phase opérationnelle préparatoire – « phase militaire […] qui
s’est matérialisée par des échanges assez durs sur le terrain » – mais
que « cette période […] est achevée » : « On va pouvoir se concentrer,
ajoute-t-il, sur les aspects humanitaires et durer, en même temps qu’on
va essayer progressivement de replier notre dispositif au Rwanda »773.
De son côté, le général Lafourcade, filmé par l’ECPA peu avant la fin
de l’opération, ne sépare pas le militaire et l’humanitaire :
Il n’y avait pas deux missions, une de sécurisation et une mission humanitaire,
décalées dans le temps. Dès le début, nous avons assuré une mission humanitaire, c’est-à-dire que, quand nous sommes arrivés au Rwanda, nous avons
trouvé des populations en détresse, nous nous sommes immédiatement occupés
d’elles. Donc vous comprenez, sécurisation et humanitaire allaient de pair […].
Mais c’est un tout : militaire-humanitaire, humanitaire-militaire774.

Quelle est donc la nature de l’opération Turquoise et que conclure de
cette plongée dans les archives ?
L’histoire de l’opération Turquoise, le dernier engagement français
au Rwanda, commence avant Turquoise, avec la prise de conscience de
la France qu’il est nécessaire d’intervenir face aux massacres en cours
au Rwanda et à la situation humanitaire. S’impose alors la nécessité

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de protéger les populations, Tutsi menacés d’être massacrés mais aussi
Hutu fuyant face aux combats et à l’avancée du FPR, qui porte avec
elle la menace, savamment entretenue par le Gouvernement intérimaire, de représailles contre tous ceux – ils sont nombreux – qui ont
été impliqués dans le génocide. Cependant, agir, même dans cette perspective, impose d’intervenir à proximité d’une guerre civile et interroge
directement la relation que la France entretient avec ce qui reste de
l’État rwandais et avec le FPR. C’est pourquoi, il apparaît indispensable d’obtenir un mandat international par une résolution de l’ONU.
L’opération Turquoise repose initialement sur d’importantes
contraintes et sur des hypothèses. Ainsi, édouard Balladur impose
de limiter au strict minimum la présence de la France sur le territoire
rwandais et s’oppose à un projet d’intervention dans la profondeur du
pays, même si cela limite les capacités d’action française auprès des
populations. Le mandat de l’ONU oblige la force à la neutralité vis-àvis des belligérants même si l’entrée au Rwanda par le Zaïre, à Goma
et à Bukavu, place de fait les forces françaises sur les arrières des FAR et
dans l’ambiguïté. L’arrivée des forces françaises sur le terrain permet de
mesurer des réalités que les réflexions initiales avaient largement négligées : l’ampleur des massacres et leur nature génocidaire – il y a notamment un avant et un après Bisesero –, l’activité continue des groupes
génocidaires, l’implication très fréquente des structures administratives
et politiques. Au début du mois de juillet, l’effondrement des FAR,
la fuite du gouvernement intérimaire rwandais et la victoire militaire
du FPR placent la France dans une situation complexe. Il lui faut un
interlocuteur auprès du nouveau gouvernement de Kigali, alors que le
FPR ne souhaite pas reconnaitre la présence et l’action françaises au
Rwanda. Dans le même temps, la force Turquoise se trouve à la fois au
contact des forces du FPR et en situation de devoir empêcher un exode
massif de populations hutu vers le Zaïre, pour éviter de le déstabiliser
et d’entraîner une catastrophe humanitaire, alors que le GIR incite ces
populations à partir. La mission de la force Turquoise se transforme
donc par la force des choses ; il apparaît nécessaire, à la France mais
aussi à la communauté internationale, de créer une zone humanitaire
sûre, sous contrôle français d’abord puis sous celui de la force de l’ONU
– la MINUAR II – quand cette dernière sera prête.

chapitre

5 : l’opération turquoise (22 juin-21 août 1994

À ce stade, se pose la question du mandat dans le cadre duquel la
France agit. Le flou conceptuel dans la rédaction de la Résolution 929 a
contribué à rendre incertain le positionnement de la mission confiée à
la France. Alors que peu de missions onusiennes s’inscrivent dans cette
configuration, elle a exigé une opération sous chapitre VII qui permet
l’usage de la force et confère un pouvoir de cœrcition. Mais elle interprète son mandat de façon restrictive, préférant opter pour un juridisme
prudent. Certes, la force Turquoise intervient en cas de flagrant délit de
massacre, s’interpose contre les milices, crée un minimum d’ordre qui
évite les batailles entre les réfugiés et procède partiellement au désarmement des anciennes forces armées rwandaises. Cependant, elle ne reçoit
pas l’ordre précis d’arrêter les personnes suspectes de génocide, en particulier les membres de l’ancien gouvernement intérimaire qui ne sont
pas inquiétés et fuient au Zaïre. La position des autorités politiques françaises sur cette question est étudiée dans le prochain chapitre.
La France a-t-elle mis fin au génocide comme l’ont très rapidement
affirmé les autorités politiques ? Certes, le nombre de Tutsi encore menacés fin juin, extraits de situations dangereuses et sauvés, se compte
en milliers, mais la France, longtemps aveugle devant la réalité du génocide, est intervenue trop tard pour des centaines de milliers d’autres,
exterminés lors des deux mois et demi précédents. Pourquoi est-elle
intervenue, alors que la communauté internationale se dérobe et qu’il
lui est difficile d’obtenir des partenaires ? Elle semble ne pas vouloir
rester inactive, mais elle sait plus ce qu’elle ne veut pas faire – affronter le FPR – que ce qu’elle veut faire : sauver des vies mais aussi sans
doute retarder le FPR et obtenir un règlement politique qui n’élimine
aucune des « parties » rwandaises, gage à ses yeux de l’instauration
d’une paix et d’une stabilité dans la région des Grands Lacs. L’évolution de la situation au Rwanda lui impose cependant constamment
de s’adapter.
Conséquence de la question précédente : l’opération Turquoise
n’était-elle animée que d’une volonté d’arrêter les massacres et de réagir à la situation humanitaire, et a-t-elle été efficace sur ce plan ?
Elle a été principalement humanitaire mais pas seulement, le devenant
strictement lorsque, avec la victoire militaire du FPR, il n’y a plus de
cessez-le-feu à obtenir et de négociations à favoriser. La protection

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

des populations civiles a été efficace pour un petit nombre de Tutsi
et pour les communautés religieuses. L’action humanitaire a permis
également de répondre à des pénuries alimentaires massives et à une
épidémie de choléra. Cependant, déployée à l’ouest du Rwanda où
les forces françaises arrivent par le Zaïre, inscrite dans le contexte du
déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes qui fuient
l’avancée du FPR, elle bénéficie à des populations très majoritairement
hutu et qui comptent parmi elles, non seulement des tueurs, mais aussi
des commanditaires du génocide.

chapitre 6

L’après-Turquoise

L

a réunion qui rassemble, le 22 juillet 1994, le premier ministre édouard Balladur, Alain Juppé, Philippe Douste-Blazy, Michel Roussin ainsi que l’amiral Lanxade, Hubert Védrine, le général
Quesnot, Bertrand Dufourcq et des collaborateurs de Matignon a un
double but : entendre le compte rendu de la mission de M. Dufourcq,
secrétaire général du Quai d’Orsay et du général Germanos à Kigali et
« décider de nouvelles mesures dans le domaine humanitaire compte
tenu de l’ampleur de la catastrophe annoncée ». Reçu par le premier ministre rwandais nouvellement désigné – le 18 juillet 1994 –, Bertrand
Dufourcq a trouvé l’entretien constructif. Trois points sont à noter :
Notre zone humanitaire sûre, sa délimitation, notre action stabilisatrice ont été
acceptées et reconnues.
La relève de nos troupes par la MINUAR II en trois phases, comme je vous
l’avais décrit dans une note précédente a été agréée, la participation d’unités
francophones ne fait pas l’objet d’objection de principe.
L’assurance formelle qu’il n’y aura pas de représailles sur les populations hutus
ainsi que l’acceptation de la procédure internationale pour juger les coupables
a été donnée1.

Cette réunion de haut niveau a permis de poser les bases d’un dialogue direct entre les autorités françaises et les nouvelles autorités rwandaises. La prise de décision de l’envoi a été rapide : Édouard Balladur
a convoqué une réunion le mardi 19 juillet à 18 h 45 dans laquelle il
décide l’envoi de deux missions. La première est à destination de New
York « pour présenter la planification de notre retrait du Rwanda et
la mise en place d’unités de la MINUAR, en accord avec le général
Dallaire », la seconde à Kigali « pour expliquer au général Kagame les
conditions de notre départ et obtenir les garanties nécessaires (prise en
compte des populations en particulier et non reprise des massacres »2.
Avec l’envoi de cette mission, le gouvernement Balladur prend acte
du changement de pouvoir à Kigali et entend poser les bases d’une

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

discussion avec le nouveau pouvoir. Il fait un acte politique important
et entend régler un certain nombre de problèmes qui perdurent3. Sans
doute plusieurs éléments ont joué. En premier lieu, il n’est pas permis
d’ignorer la situation de fait : Kigali est aux mains du FPR depuis le 4
juillet, un nouveau gouvernement vient d’être nommé ; l’ancien pouvoir
est en déroute. Il y a d’autres enjeux. Ils sont éclairés par les notes de
Bruno Delaye, « Mr Balladur se montre très préoccupé de voir cette opération se terminer rapidement et dignement pour l’image de la France »
note le général Quesnot le 19 juillet 19944. Le gouvernement rwandais
souhaite une coopération active avec le gouvernement français sur certains points précis. C’est ce qu’énonce Bertrand Dufourcq, le secrétaire
général du Quai d’Orsay. Il rapporte qu’il a « eu l’impression de trouver un gouvernement en grand désarroi devant l’ampleur de sa tâche,
angoissé en termes d’image si un nouvel exode devait se produire à partir
de notre zone »5. Si les grandes lignes d’un accord sur plusieurs questions
sont tracées, un certain nombre d’inconnues restent en suspens : en premier lieu la question des contraintes notamment logistiques – mais qui
sont autant politiques – liées au renforcement en hommes et en matériel de la MINUAR II. Il faut également prendre en considération que
le pouvoir à Kigali n’est pas monocéphale. La note de Bruno Delaye
et du général Quesnot en date du 21 juillet 1994 signale bien que la
« mission spéciale Affaires étrangères (secrétaire général B. Dufourcq) et
Défense (sous-chef des opérations de l’état-major des Armées, général
Germanos), partie hier à Kigali, a pu rencontrer le ministre rwandais des
Affaires étrangères mais n’avait pu, à midi, s’entretenir avec le général
Kagame, vice-président », ce qui est une forme de camouflet. La mission
confiée par Édouard Balladur6 à ces deux hommes précisait nettement
l’interlocuteur principal et le sens de la mission : « expliquer au général
Kagame les conditions de notre départ et obtenir les garanties nécessaires »7. Existe-t-il une ligne ou deux lignes politiques à Kigali ? Cet enjeu se rejoue au niveau de l’ONU. Comment mobiliser la communauté
internationale pour ce projet de paix ? Si les termes de l’accord entre les
deux gouvernements sont posés, les modalités de leur mise en œuvre
restent à préciser. Par ailleurs, il ne faut pas négliger les enjeux symboliques, notamment ceux posés par le sommet franco-africain de Biarritz
(7-8 novembre 1994) où le sujet de l’invitation du Rwanda est posée.

chapitre

6 : l’après-turquoise

Plusieurs questions émergent. Comment régler en droit et en fait le
remplacement de Turquoise par la MINUAR II ? Les deux parties ontelles la même conception de ce que doit être la justice internationale ?
Enfin dans la période qui s’étend du 15 juillet environ jusqu’à la fin de
l’année 1994, l’accord posé entre les deux parties exclut-il les jeux de
puissance à l’échelle régionale et internationale ?
Les sources mobilisées pour ce chapitre sont principalement des
sources diplomatiques, notamment les télégrammes diplomatiques
émanent de la DFRA New York, ainsi que militaires et les fonds de la
présidence de la République.
Nous étudierons en premier lieu la question de la relève de Turquoise et de son remplacement par la MINUAR puis dans un second
temps la question du TPIR avant d’aborder la question des relations
entre la France, le Rwanda et l’Afrique à l’automne-hiver 1994.

6.1. se désengager :
le retrait de la force turquoise
Dans la Résolution 929, la durée de l’opération Turquoise a été
limitée à deux mois, du 22 juin au 22 août 1994, en relais de la
MINUAR II.

6.1.1. La MINUAR II : effectifs, nationalités et moyens
Le débat sur la composition de la MINUAR II précède la mission
envoyée par le gouvernement Édouard Balladur à Kigali. Dès le début
juillet, des négociations sont entamées et sont suivies précautionneusement par Jean-Bernard Mérimée. Avant l’accord politique entre la
France et le nouveau gouvernement du Rwanda, les négociations patinent, ce que Mérimée déplore : « La communauté internationale ne
fait pas montre d’un empressement particulier à nous relever dans de
brefs délais. » Un premier comptage des moyens, le 5 juillet, permet de
faire le maigre bilan de ceux qui seront prochainement disponibles :
478 hommes, 99 observateurs militaires, et une réserve de onze observateurs militaires à Nairobi, ce qui est loin des contingents déployés
par Turquoise. Ces troupes seraient déployées, suite à la demande de
S. Khan, le représentant du secrétaire général, de chaque côté de la

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

limite orientale de la ZHS. Les moyens matériels ne sont guère plus
grands : 23 véhicules de transport de troupes blindés seraient disponibles et 50 autres sont destinés au continent ghanéen8. Le 8 juillet, on
ne peut compter que sur 1 200 à 1 300 personnes aussi faut-il réitérer
les demandes pour accélérer le déploiement des contingents9. Les prévisions restent sombres : il risque de n’y avoir que 2 800 personnes, en
étant optimiste, au moment du départ de Turquoise le 21 août, alors
que la mission onusienne risque de n’être opérationnelle qu’en octobre
dans le meilleur des cas10. La composition de la MINUAR II est un
point d’achoppement entre la France et le FPR. Le FPR ne souhaite pas
avoir de contingents d’Afrique francophone notamment du Sénégal, du
Togo, dont les forces sont jugées trop peu respectueuses des droits de
l’homme (sauf comme observateurs militaires)11, ainsi que du Congo.
Le FPR indique sa préférence pour des militaires éthiopiens12.
La situation évolue à partir des 19-21 juillet 1994, sous une triple
influence. En premier lieu, les signes de déblocage de la situation entre
Paris et Kigali sont de plus en plus évidents. D’autre part, l’ONU reprend l’initiative en se montrant insistante auprès de la France pour
obtenir des moyens. Le 19 juillet 1994 le secrétaire général suggère que
la France laisse son matériel en location, notamment des blindés, car
malgré les améliorations, « la MINUAR pourrait bien faire les frais de
situations conflictuelles entre Hutus et Tutsis réinstallés ». Le 21 juillet,
une réunion de concertation est organisée avec une délégation militaire française et des représentants du Département des opérations de
maintien de la paix13 pour penser le remplacement de Turquoise par la
MINUAR et pour réfléchir aux dotations en hommes et en moyens. Si
la France est réticente à laisser des moyens lourds sur place, le général
Dallaire sur le terrain et les autorités de l’ONU sont d’un avis différent.
Un télégramme diplomatique, émanant de la DFRA New York, daté du
21 juillet 1994 indique :
Le sentiment du Secrétariat est que, compte tenu du niveau d’entraînement
des troupes françaises, de leur détermination, du niveau de leur équipement et
de leur perception par la population « hutu » leur remplacement nombre pour
nombre par des casques bleus moins bien entraînés, moins déterminés et surtout
perçus comme amis du FPR, risque d’être insuffisant14.

Le général Dallaire souhaite des moyens importants : le remplace-

chapitre

6 : l’après-turquoise

ment de plus de 2 000 hommes de Turquoise par le double ainsi que la
fourniture d’armes lourdes. Il lance un cri d’alarme et rappelle que les
pays contributeurs sont comptables des vies humaines15. Cette position
est appuyée par d’autres instances de l’ONU notamment à l’occasion
d’une réunion entre le HCR et les conseillers militaires français et américains, le 17 août 1994. Le HCR souhaiterait des moyens militaires
français pour soutenir l’action humanitaire après le retrait de Turquoise.
Cette organisation souhaiterait également pouvoir utiliser les C130
français16. Le secrétaire général, Boutros-Ghali, espère que la France
équipera un contingent interafricain, avec l’accord du nouveau gouvernement de Kigali. Celui-ci pourrait utiliser le matériel laissé par la force
Turquoise. Le même jour, le 21 juillet 1994, Chinmaya Gharekhan, le
représentant spécial du secrétaire général pour le Rwanda, annonce que
la France laissera son matériel au moment du départ de la ZHS17. Il est
aussitôt démenti. Il a conscience de l’insécurité dans les régions où les
Hutu sont très présents et note l’activité des mouvements extrémistes à
Kibuye et Cyangugu.
Le déploiement de la MINUAR est difficile à planifier pour plusieurs raisons. L’ONU attend les dotations ; dans la ZHS « des réactions d’hostilité [sont] prévisibles à l’égard de la MINUAR18 » ; enfin
pour Gharekhan, cette opération est « un cauchemar logistique »19.
Il faut également compter avec les hésitations et les revirements du
gouvernement rwandais. Après avoir refusé les contingents africains
francophones, le FPR accepte les Sénégalais, ce qu’il conteste presqu’aussitôt, accentuant les difficultés de la transition20.
La France est consciente de l’imbrication des problèmes. Le 25
juillet 1994, un télégramme diplomatique émis par la DFRA à New
York relève combien le retrait de Turquoise et le déploiement de la
MINUAR posent à la fois un problème de fond dans les relations
franco-rwandaises mais également un problème pratique :
Nous sommes l’objet depuis la semaine dernière d’allusions de plus en plus précises concernant la nécessité de maintenir des troupes françaises aussi longtemps
que celles-ci n’auront pas été remplacées par les casques bleus de la MINUAR.
Jusqu’à présent, il ne s’agissait que de réflexions dont on nous faisait part à titre
bilatéral. Les retards pris dans le recensement des moyens devant permettre le
déploiement d’une MINUAR élargie sont cependant tels que les responsables
du secrétariat ne cachent plus en public que les Nations unies ont besoin d’un

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

délai supplémentaire pour rassembler leurs troupes et les équiper, et que ce délai
implique que la France fasse preuve de flexibilité, ainsi que l’a encore souligné
M. Riza lors de la réunion des contributeurs de troupes d’aujourd’hui. J’ajoute
que les pressions en faveur d’un maintien des troupes françaises, hypothèse que
nous écartons avec vivacité à chaque fois qu’elle est évoquée, risquent de se faire
encore plus pressantes s’il se confirme que le FPR refuse le maintien dans le
cadre de la MINUAR des contingents africains francophones21.

Conformément aux engagements internationaux pris, la France par
l’intermédiaire de Hervé Ladsous, représentant permanent-adjoint aux
Nations unies, présente le plan de retraite des troupes françaises22. à
Paris, comme dans la ZHS, l’organisation du plan de désengagement
de la force Turquoise est minutieusement préparée en fonction des
contraintes locales, des rapports avec la communauté internationale
mais également du souhait de la France de garder jusqu’au dernier moment un certain nombre de moyens militaires en cas d’évolution rapide
de la situation.

6.1.2 L’organisation et la mise en œuvre
du désengagement de la force Turquoise
6.1.2.1 L’organisation du désengagement
L’organisation du retrait de la force Turquoise est une préoccupation
majeure des autorités françaises et du gouvernement d’Édouard Balladur.
Le PCIAT (Poste de Commandement Interarmées de Théâtre) prépare
cette opération dès la première quinzaine de juillet. Il y a dans cette préoccupation une dimension multiple : d’une part, un enjeu logistique
propre à l’importance de l’opération. L’autre enjeu est politique voire
géopolitique : il s’agit de donner des gages progressifs du désengagement français. Enfin, le troisième enjeu est symbolique. Le retrait français découvre la frontière est du Zaïre. Or, c’est à partir des postes frontières de Goma et de Bukavu que des populations en très grand nombre
fuient le Rwanda. Le commandement de Turquoise craint le moment
du départ dans la mesure où il pourrait signifier la reprise de l’exode
de ces populations vers le Zaïre et l’extension de l’instabilité régionale.
Dans ce cadre, on assiste à un retrait en trois temps. Il y a d’abord une
phase de conception au sein du PCIAT puis de validation par l’EMA à
Paris. Pour mener à bien cette première opération, il est nécessaire pour

chapitre

6 : l’après-turquoise

les prespectives d’offrir des hypothèses sur l’évolution de l’opération
Turquoise et même sur la présence militaire française dans la région. Il
y a ensuite une phase de mise en œuvre qui va constituer, entre la fin
juillet et le début du mois d’août, une réduction progressive des effectifs et des moyens de la Force. Enfin, le temps du repli, qui est apparu
aux acteurs comme le plus délicat, a constitué en une relève des forces
Turquoise par la MINUAR II et la fin de la ZHS.
6.1.2.2 la planification du désengagement
La planification du désengagement est organisée dès la première
quinzaine du mois de juillet 1994 alors que l’opération Turquoise est
encore dans une phase de renforcement de ses effectifs. Ainsi, le 14 juillet, le centre des opérations à Paris adresse au général Lafourcade une
directive lui demandant de préparer un projet de désengagement23. La
note en pose déjà les grandes orientations. Il doit être articulé en trois
phases, une première avant juillet, une deuxième qui verra l’importance
croissante donnée aux bataillons africains et une troisième organisant
une relève définitive par la MINUAR. Le même jour, une autre note,
destinée au premier ministre, évoque la possibilité d’un maintien de
Turquoise, si la MINUAR II n’arrivait pas à se mettre en place à temps.
Le risque géopolitique est pesé, celui d’un afflux de deux à trois millions
de réfugiés rwandais au Zaïre.
Compte tenu de la lenteur réelle de ce renforcement, nous serions très vraisemblablement conduits à maintenir au-delà du 21 août un dispositif minimum
composé de l’EMMIR à Cyangugu et surtout des unités de soutien logistique
au bataillon interafricain que nous aurons équipé et déployé, soutien qui serait
réalisé à partir du Zaïre24.

Deux jours plus tard, dans une fiche préparatoire, le général Lafourcade affirme son souhait d’un désengagement des forces françaises par
enlèvement d’unités organiques. Le but est d’organiser le plus rapidement possible le retour de ces unités françaises prépositionnées en
Afrique et qui constituent une part importante des effectifs de Turquoise25. Le souci de garder des capacités françaises opérationnelles est
présent chez les militaires. Toutefois les modalités du désengagement
montrent une volonté de garder des moyens importants et permettant une réaction rapide : le général Lafourcade rappelle la nécessité de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

conserver aussi longtemps que possible une grande capacité héliportée en conservant pas moins de cinq hélicoptères de manœuvre Puma.
Ce souhait est justifié par l’anticipation du commandant de Turquoise
d’avoir à se projeter rapidement en un point du théâtre des opérations26.
Les militaires français sont largement dépendants des discussions en
cours à l’ONU portant sur la composition de la MINUAR. Le 18 juillet, le commandement logistique de l’opération Turquoise table encore
sur un début de désengagement vers le 20-25 juillet pour finir début
août27. Les questions logistiques, notamment les questions de matériels
que la France pourrait laisser à l’ONU, sont encore en discussion28.
Cette hypothèse d’un désengagement début août est largement abandonnée dans la lettre que le général Lafourcade adresse au CEMA le 26
juillet29.
Les objectifs de désengagement pour la première phase ont un caractère symbolique évident30. Ainsi, le premier départ doit concerner le
groupement du commandement des opérations spéciales, cela en conformité avec sa doctrine d’emploi qui en fait un instrument d’ouverture
de théâtre et non une ressource d’unité qui doit assurer une présence
territoriale durable contrairement aux unités régulières. Au même moment, le 26 juillet, le général Lafourcade propose au CEMA le départ de
l’essentiel des moyens aériens de chasse et d’appui, car un appui aérien
important n’est plus jugé utile. La situation militaire s’est transformée
en profondeur par rapport à l’état initial du mois de juin. Des questions
restent en suspens. La première concerne la capacité de la MINUAR à
être déployée. Le général Lafourcade s’interroge également, le 26 juillet,
sur la place qu’occuperait dans la MINUAR II les contingents africains.
Le FPR n’y est pas favorable. La note aborde ensuite une dernière question qui apparaît à ce moment très sensible, celui du maintien en dehors
des frontières du Rwanda de l’EMMIR, donc de la nécessité d’un détachement de soutien et surtout d’une force capable d’assurer la sécurité
de cet élément médical.
Le désengagement des forces françaises de Turquoise possède un caractère stratégique compte tenu aussi bien de l’importance du dispositif
que de son impact politique et médiatique. à cette occasion, le suivi au
plus près de l’opération par les plus hautes instances militaires transparait encore. Alors qu’est élaborée une réflexion sur l’usage d’avions

chapitre

6 : l’après-turquoise

cargo, il est rappelé que conformément à l’organisation retenue pour
le commandement, toute décision relative au désengagement de Turquoise est du ressort du CEMA commandant opérationnel sur proposition du Comfor contrôleur opérationnel31. Les dernières actualisations du désengagement ont lieu en août32.
6.1.2.3 premières mises en œuvre du désengagement
Le départ des troupes est organisé localement par la mise en place
d’une cellule de désengagement au sein du PCIAT33, installée à Goma,
effective à partir du 28 juillet, et un pont aérien est programmé34. C’est
également le 28 juillet qu’est réalisé le départ des premières troupes
françaises suivant une programmation qui ne laisse rien au hasard.
C’est le commandement des opérations spéciales35 qui part le premier.
Les opérateurs du 13e régiment de dragon parachutiste, au contraire,
restent jusqu’à la fin pour fournir au commandement des capacités de
renseignement humain36. Le commandement de la force Turquoise
conserve jusqu’au bout la tutelle directe sur quatre équipes de recherche
humaine provenant de ce régiment. Il tient particulièrement à la conservation de ces moyens de recherche humaine de renseignement électromagnétique37. Jusqu’au dernier moment, les responsables de l’opération
Turquoise veulent se laisser la possibilité de chercher et d’exploiter des
renseignements. Le retrait des moyens aériens est planifié à peu près au
même moment, le 27 juillet38.
Un certain nombre de points restent à trancher en fonction de l’évolution des rapports politiques internationaux et des décisions prises à
l’ONU. Les interrogations de la note du PCIAT du 31 juillet diffèrent
peu de celles du 27 juillet : maintien ou non des Sénégalais et des autres
Africains avec maintien ou non du DSL (détachements de soutien logistique) à Goma ; confirmation du maintien de l’EMMIR ; maintien
d’un détachement logistique MINUAR, si maintien d’un DSL à Goma
jugé souhaitable avec le détachement de liaison (DL) à Kigali39. Ces
questions alimentent à Paris une fiche rédigée par le COIA à l’intention
du ministre de la Défense. La question du maintien de l’EMMIR à
Cyangugu au-delà de la date du retrait est mentionnée. Cependant le
coût financier ainsi que la nécessité de préserver des moyens militaires
pour la protéger sont mis en balance. Le général Germanos suggère que

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

si la France souhaite maintenir un dispositif militaire d’aide humanitaire, il conviendrait alors de le redéployer au Zaïre40. Plusieurs questions restent en suspens début août : faut-il maintenir un dispositif
humanitaire sur la zone ? Comment va s’effectuer la relève de Turquoise
par la MINUAR ?
6.1.2.4 passer le relais
Passer le relais à la MINUAR pour éviter que le FPR pousse immédiatement les populations vers l’ouest et déstabilisent la zone frontière
est un sujet évoqué depuis le début du mois de juillet par les étatsmajors français. Ainsi, dès le 12 juillet, le général Janvier, en charge
de la planification opérationnelle française, souligne dans une lettre à
l’amiral Lanxade que la force Turquoise est face à deux scénarios quant
à la relève des forces. Le premier serait une relève du nord au sud avec
l’avancée des forces de l’ONU. Le second serait une relève du nord avec
celle du sud qui est jugée plus difficile techniquement, cependant elle
est appréciée ; elle permet de relever des forces françaises « placées dans
la situation politiquement inconfortable »41. Ce qui est souligné en filigrane par le général Janvier, c’est que la proximité avec le gros des forces
du FPR qui sont au nord définit l’urgence de la relève par la MINUAR.
C’est sans doute la raison de l’important effort diplomatique déployé
par la France à l’ONU pour faire en sorte que le secrétaire général obtienne des contributions militaires notamment en termes de matériels :
J’ai effectué la démarche prescrite au sujet du déploiement de la MINUAR auprès du directeur des Opérations de maintien de la paix, M. Kofi Annan, qui
était entouré de son adjoint M. Riza et du général Baril. Tous se sont montrés
très sceptiques sur l’idée de provoquer une nouvelle réunion de contributeurs
de troupes à ce stade, estimant qu’aucun nouvel engagement ne pourrait être
pris dans ce cadre. Le problème principal restait celui de l’équipement de ces
contingents […] Le Secrétariat s’avoue découragé par les mauvaises volontés.
à titre d’exemple le général Baril a indiqué que les Américains avaient refusé
de fournir 50 vieux véhicules blindés supplémentaires et que l’Afrique du Sud
n’avait pour sa part accepté de fournir que 50 véhicules à deux roues motrices
dont elle n’avait plus l’usage et pour un montant de 50 000 dollars pièce 42.

La question de l’intégration des forces africaines dans la MINUAR II
progresse lentement. Il faut attendre le 2 août pour que le FPR accepte
« sans restriction » l’intégration de contingents africains de Turquoise à

chapitre

6 : l’après-turquoise

la MINUAR43. Par ailleurs, le FPR n’indique pas non plus son souhait
de bénéficier de l’aide matérielle de la France44. Ce tournant du FPR sur
cette question45 permet de relancer la planification de désengagement.
Cette évolution prend en compte plusieurs données : la mise en place
d’une opération avec des moyens conséquents dans une zone qui risque
de connaître un « vide de puissance ». C’est aussi donner des gages à la
communauté internationale46. à l’élysée, le général Quesnot rédige, le
13 août, une note à l’attention de François Mitterrand dans laquelle il
se montre sceptique quant aux intentions du FPR : « Il est sans doute
favorable à un exode des réfugiés de la ZHS vers le Zaïre pour récupérer
une zone vide où il pourra, comme dans le reste du Rwanda, procéder à
une redistribution sélective des terres et nous accuser d’avoir encouragé
les Hutus à fuir leur pays »47.
Le 16 août, un premier relais entre troupes françaises et troupes de
la MINUAR a été effectué à Gikongoro et à Kibuye sans heurt48. Les
troupes françaises rendent compte de l’état d’esprit des populations sur
le terrain, dans la ZHS : « La population est cependant inquiète quant à
la perspective de notre départ et la prise de contrôle de la ZHS à terme
par le FPR que la rumeur publique crédite de nombreuses exactions
et même de massacres dans la zone qu’il contrôle »49. Les troupes françaises en rendent compte à leurs supérieurs.
La fin de l’opération Turquoise et la transformation des éléments restants en moyens de soutien aux ONG présentes à Goma sont marquées
par un certain nombre de changements. Un nouveau commandant
d’opération50 est nommé et l’officier désigné est le colonel Le Flem qui
était le chef d’état-major de l’opération Turquoise et du général Lafourcade. Le dispositif n’est plus dénommé Turquoise, ce sont des éléments
français au Zaïre. Dans les instructions qu’il reçoit du chef d’état-major des Armées, l’amiral Lanxade, sa mission est précisée. L’opération
Turquoise au Rwanda est terminée : « Sauf contre-ordreparticulier du
CEMA vous n’êtes en aucun cas autorisé à vous rendre au Rwanda, pas
plus que quiconque placé sous vos ordres »51. Le départ des forces françaises du Rwanda, le repli de quelques unités au Zaïre créent une nouvelle situation stratégique dans cette zone de l’Afrique.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

6.1.3 La France et l’enjeu zaïrois (juillet-août 1994)
Le Zaïre a joué un rôle crucial dans la politique française en Afrique
centrale et orientale et plus particulièrement vis-à-vis du Rwanda en
autorisant tout d’abord les avions français à survoler son territoire dans
le cadre de l’opération Amaryllis puis en accueillant les troupes françaises sur son sol à Goma et à Bukavu. Ce rôle assigné au Zaïre par
la France est cependant critiqué par un analyste avisé, Jean-François
Bayart, auteur de la note sur « L’engrenage rwandais » en octobre 1990.
Ainsi dans une interview au magazine Croissance, en juin 1994, interrogé sur les conséquences « d’un tel afflux de réfugiés dans la région des
Grands Lacs », il livre ses conclusions :
L’implosion générale de la région, le développement d’une structure complexe de
conflits à l’échelle régionale.
Le maillon suivant c’est le Burundi, où la situation devient de plus en plus préoccupante. Je dois ajouter que la France, qui n’est jamais en retard d’une responsabilité dans ce genre de dérapage, a une attitude véritablement criminelle
en réintroduisant dans le jeu régional le maréchal Mobutu. La région zaïroise
du Kivu est une véritable poudrière. En légitimant l’intervention politique et
militaire du Zaïre dans la guerre du Rwanda, nous favorisons l’extension du
conflit au Kivu. Inciter Mobutu à intervenir, un Mobutu qui patronne depuis
deux ans un processus de purification ethnique dans la région du Shaba, c’est
convier le pyromane en chef à l’incendie […]

à la question « que peut-on faire aujourd’hui au Rwanda ? », il répond : « Je suis dans un tel état de consternation que je n’en sais vraiment rien. Je sais en revanche ce qu’il ne faut pas faire : réintroduire
Mobutu dans le jeu régional et le reconsacrer comme acteur légitime à
Kinshasa »52.
La position française à partir des 13-17 juillet 1994 environ prend
acte de plusieurs facteurs, dont l’un des principaux est la question internationale des réfugiés. Le 13 juillet 1994, Jean-Marc de La Sablière
indique la ligne à suivre à l’ambassadeur de France à Kinshasa qui doit
prochainement avoir une entrevue avec le maréchal Mobutu. Après
l’avoir remercié, pour « l’esprit de coopération témoigné par le Zaïre et
qui a grandement facilité la mise en œuvre de l’opération Turquoise »,
il indique que la ZHS a permis « de stabiliser les populations et d’éviter
leur fuite vers le Zaïre et le Burundi ». Il avertit qu’il est essentiel que la
sortie de la crise ne porte pas en elle les germes d’une résistance armée

chapitre

6 : l’après-turquoise

adossée au Zaïre »53. Son message est renforcé par un télégramme diplomatique émanant du cabinet et envoyé à l’antenne diplomatique française à Goma quelques jours plus tard, le 17 juillet 1994 et qui insiste
une nouvelle fois sur la question des réfugiés :
Le Département partage votre préoccupation sur la concentration de l’aide
internationale au profit des réfugiés rwandais au Zaïre alors même que les
populations présentes dans la ZHS sont toujours plus nombreuses et que leurs
besoins ne sont pas satisfaits. Le Département saisira dès lundi les Nations
unies et les principales agences onusiennes en attirant l’attention sur le danger
d’une aide massive à Goma qui encourageait les populations à rejoindre le
Zaïre plutôt que de les stabiliser sur le territoire rwandais. Dès aujourd’hui,
vous pourriez faire part de notre analyse aux journalistes présents à Goma en
rappelant que la zone humanitaire sûre concentre 1,6 million de personnes
déplacées (à comparer aux 800 000 » réfugiés à Goma), qu’il faut secourir pour
qu’elles restent au Rwanda 54.

La note pour le cabinet du ministre datée du 13 août 1994 est beaucoup plus alarmiste : « Le risque, que nous ne pouvons négliger, d’un
exode massif des populations de la ZHS, au départ de nos forces le 21
août ou dans les jours qui suivront, doit être pesé. Un tel phénomène
effacerait les effets positifs de l’opération Turquoise »55.
François Descoueytes, ambassadeur de France en Ouganda, rappelait, fin avril 1994, le rôle profondément déstabilisant, sociologiquement et géopolitiquement, des flux de réfugiés :
La problématique des relations Ouganda-Rwanda, pour être comprise doit être
replacée dans un contexte historique et géographique élargi. Dans une région
où les groupes humains sont entremêlés et mobiles, où les frontières nées de la
colonisation sont encore plus artificielles que dans d’autres régions d’Afrique,
où les réseaux d’échange traversent des ensembles nationaux auxquels la notion
de « champ » se superpose, le maître mot des questions bilatérales est en définitive l’interdépendance. Chaque choc social est ressenti dans toute la région
par le biais des réfugiés, que de multiples solidarités poussent les pays et les
groupes humains, pourtant parmi les plus pauvres de la planète, à accueillir
néanmoins, mais dans la limite de leurs moyens, qui est vite atteinte à défaut
d’être internationale. Il y a donc moins un problème ougando-rwandais qu’un
problème de stabilité régionale et de développement économique à une échelle
viable. Je reviendrai sur ce dernier point dans une prochaine correspondance 56.

L’opération Turquoise a-t-elle joué un rôle de dissuasion vis-à-vis
du FPR en lui coupant la route vers le Zaïre ? La documentation ne

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

permet pas de répondre à cette question. Toutefois, les forces françaises
sont sollicitées par le Zaïre. Ainsi C. Boivineau relève le 10 août que
le premier ministre zaïrois a fait une demande de transfert aérien de
parachutistes zaïrois à l’intérieur du Zaïre : « La demande […] suscite de notre part une grande réserve : l’opération est d’envergure (500
hommes), les conditions de ce transfert ne sont pas claires, la destination, le Shaba, soulève un problème dans la mesure où, si les intéressés
y créaient des troubles, notre responsabilité ne manquerait pas d’être
dénoncée. D’autre part, rien n’est dit quant à l’éventuelle relève de ces
troupes. Dans ces conditions le Département ne juge pas opportun de
répondre favorablement à la requête »57. Quelques jours plus tard, la
situation a évolué puisque C. Boivineau indique : « Le Département
vous précise que la question du transport par les forces françaises, ou
avec leur aide d’un bataillon de la 31e brigade parachutiste zaïroise de
Goma au Shaba58 est en cours de discussion localement à Goma »59.
Le désengagement militaire français du Rwanda et son remplacement par la MINUAR se sont bien déroulés. Les bases en ont été posées
politiquement. La mise en œuvre onusienne et française a nécessité de
la souplesse du côté français et certainement du côté rwandais l’acceptation d’amodier sa volonté (présence de troupes africaines notamment).
Le génocide des Tutsi, la présence massive de réfugiés, la désorganisation de la ZHS par disparition des cadres territoriaux et le départ des
troupes françaises créent un point d’instabilité à la frontière rwandozaïroise qui inquiète la France. Cependant à l’ONU un autre enjeu
retient l’attention des diplomaties : la question du TPIR.

6. 2. juger le génocide : la france et le tpir
Dès le mois de mai 1994, un rapport du secrétaire général évoque les
poursuites qui pourraient être intentées contre les auteurs d’actes de génocide
et d’autres violations graves du droit international humanitaire60. Le 8 juillet, le rapporteur spécial nommé par la Commission des droits de l’homme,
René Degni-Ségui, identifie un génocide contre les Tutsi et conclut notamment à la création d’une juridiction internationale ad hoc ou à l’extension
de la compétence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie61.
Ce précédent très proche est dans tous les esprits. Adopté en 1993,

chapitre

6 : l’après-turquoise

l’article 4 du statut du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie62 a incorporé les articles 2 et 3 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948. L’article 4 établit la
liste des actes qui sont constitutifs de génocide s’ils ont été commis
dans « l’intention de détruire en tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Ces actes comprennent le
meurtre des membres du groupe et le fait de porter une atteinte grave à
l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe. L’article 4 vise
également l’entente, l’incitation à commettre le génocide, ainsi que la
tentative de génocide et la complicité dans le génocide.
La France ayant participé directement à la rédaction de ce statut,
son expérience est déterminante dans la réflexion menée pour juger les
présumés responsables du génocide au Rwanda. Ce dossier est suivi de
très près par les autorités françaises.

6.2.1 La perspective d’un tribunal international
6.2.1.1 le soutien de la france
Si les archives contiennent quelques signes isolés de réticence à la
création d’un tribunal international, le soutien du gouvernement à ce
projet est exprimé tôt et de manière constante.
Lors de la discussion de la Résolution 918 qui devait renforcer la
MINUAR et édicter un embargo sur les armes, le Nigéria suggère d’inviter le secrétaire général à présenter « un rapport sur les poursuites
qui pourraient être diligentées au plan international contre les auteurs
d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international
humanitaire »63. Le représentant permanent de la France, Jean-Bernard
Mérimée, observe qu’en l’absence d’une Cour pénale internationale,
un tel objectif contraindrait le secrétaire général à inviter le Conseil
à envisager de « mettre sur pied une juridiction spécialisée analogue à
celle qui existe pour l’ex-Yougoslavie »64. La perspective ne semble guère
convenir à Mérimée, dès lors qu’une telle juridiction est par nature très
onéreuse. « Dans ces conditions » conclut-il « on peut […] se demander
s’il ne serait pas préférable de renoncer purement et simplement à cette
disposition »65.
Trois mois plus tard, alors que l’opération Turquoise est en cours,
la punition des génocidaires ne semble pas non plus figurer au premier

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

plan des préoccupations d’un autre représentant de la France. à un
membre du gouvernement américain qui exprime son souhait d’une
création rapide d’un tribunal international, l’ambassade de France aux
États-Unis répond, « sans le contredire », en soulignant « nos préoccupations juridiques et pratiques, en insistant sur la nécessité de ne rien
faire qui puisse dissuader les réfugiés de regagner le Rwanda »66.
En dépit de ces manifestations de réticences, de fortes déclarations
appellent à juger les responsables des « massacres », même si leur identité n’est guère précisée. Le 8 juin, lors du vote de la Résolution 925 qui
reconnaît enfin explicitement le génocide, le représentant permanent
adjoint de la France aux Nations unies déclare que « la poursuite des
massacres et de ce qui n’a pas d’autre nom que celui de génocide est
intolérable et les responsables devront être jugés »67. Le 29 juillet, la
représentation permanente à New York est informée du fait que « le Département souhaite qu’un tribunal pénal international pour le Rwanda
soit mis en place rapidement, et permette effectivement d’arrêter, juger
et condamner les auteurs de massacres »68. Cette position est également
exprimée par Alain Juppé dans son discours devant l’ONU le 20 septembre 1994 :
Il faut aussi que la justice s’exerce vite mais dans la sérénité à l’égard des responsables des massacres. Nous sommes, à cet égard, favorables à la constitution
d’un tribunal international fondé sur le chapitre VII, disposant de juges et
d’un statut propres, mais s’appuyant sur les structures de celui créé pour la
Yougoslavie69.

Avant d’étudier les discussions qui vont mener à la création de ce tribunal, il convient d’examiner deux types de mesures susceptibles d’être
prises dans cette perspective.
6.2.1.2 rassembler des informations
Dès le 13 mai 1994, alors qu’est discutée la future Résolution 918
sur le renforcement de la MINUAR qui priera le secrétaire général
d’enquêter sur les violations graves du droit international humanitaire
commises au Rwanda, le Département estime que « le mandat de la
MINUAR pourrait comporter une disposition lui permettant d’apporter un soutien à la collecte d’informations » sur le sujet70. Le 1er juillet, la Résolution 935 demande aux États de compiler et de commu-

chapitre

6 : l’après-turquoise

niquer à la commission d’experts les informations qu’ils ont recueillies
concernant de telles violations du droit international humanitaire et
notamment de la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide71. La France, présente sur le terrain dans le cadre
de l’opération Turquoise, signale à plusieurs reprises qu’elle agira en
ce sens72. Le 18 juillet, le général Lafourcade répercute les instructions
du gouvernement : « Je vous demande de m’adresser pour le lundi 25
juillet les informations que vous avez pu recueillir sur les faits qui ont
pu être constatés (existence de charniers, personnes menacées, activités
des milices ou autres, actions des autorités locales) »73.
Fin juillet, le nouveau gouvernement de Kigali semble se réjouir de
la « promesse faite par les Français de communiquer à la commission
d’enquête les témoignages sur les massacres qui pourront être recueillis »74. Le Département confirme une semaine plus tard que ces informations sont « à la disposition des enquêteurs de l’ONU »75. à la mi-août,
suite à la demande du représentant du FPR à l’ONU, le Département
informe Jean-Bernard Mérimée qu’il lui fait parvenir,
par la prochaine valise, les éléments d’informations recueillis par la France en
vue de leur transmission à la commission d’experts créée par la Résolution 935.
Pour officialiser cette transmission, le Département vous serait reconnaissant de
l’adresser, dès réception, au secrétaire général des Nations unies avec une lettre
de couverture, soulignant qu’il s’agit d’informations et de témoignages recueillis
dans le cadre de l’opération Turquoise, mais dont les troupes françaises – dont
ce n’était pas la mission – n’ont pu vérifier la véracité et qu’en aucun cas ces
documents n’ont valeur probante76.

La promesse faite au FPR est donc tenue : la France a bien communiqué à l’ONU les témoignages relatifs « aux massacres ». Elle avait simplement omis de préciser que, si la majorité de ces documents concerne
le génocide contre les Tutsi77, une bonne partie porte sur des massacres
imputés au FPR78.
6.2.1.3 le refus d’arrêter les suspects
Si la France rassemble donc volontiers des témoignages, elle refuse
catégoriquement d’arrêter les personnes suspectées des pires atrocités.
Comme l’explique le général Germanos lors d’une cellule de crise du
7 juillet, « nous pouvons donner les renseignements et [illisible] noter

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assassins mais pas arrêter les gens »79. Le 14 juillet, le général Lafourcade
informe l’état-major de la présence de membres du gouvernement intérimaire dans la ZHS, et regrette l’absence de directive claire :
Le problème le plus délicat à résoudre reste celui du Gouvernement intérimaire.
J’apprends ce soir qu’une partie de ce dernier s’est réfugié à Cyangugu (dont
le président). Je cherche à préciser l’information. Il est regrettable que cette
situation, sensible, et qui avait fait l’objet de demande de conduite à tenir de
ma part et l’ambassadeur, n’ait pas été prise en compte à temps par notre diplomatie. J’attends désormais les ordres, mais la force Turquoise aura un problème
de plus à résoudre80.

Dans la matinée du 15 juillet, la France n’est pas encore en mesure
de confirmer au Conseil de sécurité que d’anciens ministres se trouvent
dans la ZHS81, mais l’information lui parvient dans l’après-midi et le représentant permanent adjoint de la France prévient aussitôt le Conseil :
Monsieur le Président,
D’ordre de mon gouvernement, j’ai l’honneur de vous faire connaître ce qui suit.
La présence du “président” du “gouvernement intérimaire” du Rwanda et de
quatre de ses “ministres” a été constatée à Cyangugu dans la Zone humanitaire
sûre du sud-ouest du Rwanda. Les autorités françaises ont fait savoir officiellement qu’elles ne toléreront aucune activité politique ou militaire dans cette zone
sûre, dont la vocation est strictement humanitaire, et qu’elles prendront toutes
dispositions pour faire respecter les règles applicables dans cette zone.
Les autorités françaises se tiennent prêtes à apporter leur concours à toute décision du Conseil de sécurité concernant les personnes en cause. Elles sont à la
disposition des Nations unies pour examiner avec elles les décisions auxquelles
elles pourraient souhaiter que la France apporte son concours82.

Le 15 juillet au plus tard, la France est donc consciente que des
membres du gouvernement intérimaire se trouvent dans « sa » zone.
Une fiche de la DGSE du 20 juillet 1994 indique avec précision la localisation des membres de l’ancien gouvernement intérimaire et signale
que certains d’entre eux, parmi lesquels Jean Kambanda ou Augustin
Bizimana, « se trouvent parfois au cours de la journée dans la Zone
humanitaire sûre et retournent à Bukavu [au Zaïre] dans la soirée, où
ils restent sans sortir dans leurs lieux de résidence »83. Plus tard, une
autre fiche largement diffusée auprès de l’Élysée et du gouvernement
signalera que « la majeure partie de l’ex-Garde présidentielle (GP) serait
réfugiée dans la Zone humanitaire sûre (ZHS) »84.
Les responsables du génocide ne seront néanmoins pas appréhen-

chapitre

6 : l’après-turquoise

dés par les forces françaises. Le 15 juillet, le premier ministre Balladur
déclarait pourtant que si des membres du gouvernement intérimaire
« viennent à nous et que nous en sommes informés, nous les internerons. […] Nous ne les mettrons pas tout à fait en prison, mais sous la
garde de soldats français afin de les empêcher de poursuivre leurs activités et de les remettre aux Nations unies si cela nous est demandé ».
Le désaccord de l’Élysée est indiqué en marge de ce document par
Hubert Védrine : « Lecture du Président. Ce n’est pas ce qui a été dit
chez le Premier ministre »85. En effet, les archives montrent que les autorités françaises n’ont jamais envisagé sérieusement de procéder à des
arrestations, en dépit des forts appels adressés depuis Goma par l’ambassadeur Yannick Gérard. Elles se sont plutôt efforcées de convaincre
les membres du gouvernement intérimaire de quitter la Zone humanitaire sûre.
Le 14 juillet, la France fait savoir aux membres du gouvernement
intérimaire que leur présence n’est « pas souhaitable » dans la zone humanitaire sûre86. Le lendemain, l’ambassadeur Gérard, envoyé du Quai
d’Orsay à Goma, relaye les interrogations du général Lafourcade : dès
lors que ces individus sont déjà sur place, quelles sont les modalités de
mise en œuvre de cette position ? Yannick Gérard se propose d’aller
à Cyangugu pour insister sur le message de la France auprès de hauts
responsables de l’ancien gouvernement rwandais. « Mais il faut que
ce message soit crédible », ajoute-t-il, « c’est-à-dire assorti de mesures
effectives telles qu’au moins une mise en résidence surveillée des intéressés à défaut d’arrestation »87. Dans le message suivant, l’ambassadeur
informe le Département des projets de reconstitution du gouvernement
intérimaire à Cyangugu. Il défend une position de principe :
J’estime que notre réaction à cette nouvelle situation doit être parfaitement
claire, publique et transparente. Puisque nous considérons que leur présence
n’est pas souhaitable dans la zone humanitaire sûre et dans la mesure où nous
savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous
n’avons pas d’autre choix, quelles que soient les difficultés, que de les arrêter
ou de les mettre immédiatement en résidence surveillée en attendant que les
instances judiciaires internationales compétentes se prononcent sur leur cas88.

Le ministère des Affaires étrangères publie alors un communiqué qui
rappelle qu’aucune activité politique ou militaire ne sera tolérée dans
la Zone humanitaire sûre, et annonce que les Nations unies ont été

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

informées de la localisation des membres du gouvernement intérimaire.
La France « se tient prête à apporter son concours à toute décision des
Nations unies les concernant »89. Dans la foulée, le Département prie
simplement l’ambassadeur Gérard de prendre contact indirectement
avec le gouvernement intérimaire. Alors que « la communauté internationale à New York est en train de définir l’attitude à adopter à leur
égard », elle lui indique d’
utiliser tous les canaux indirects et notamment vos contacts africains, en ne
vous exposant pas directement, afin de transmettre à ces autorités notre souhait
qu’elles quittent la zone humanitaire sûre. Vous soulignerez que la communauté internationale et en particulier les Nations unies devraient très prochainement déterminer la conduite à l’égard de ces soi-disantes autorités90.

En réaction, Yannick Gérard marque une forte opposition personnelle :
Notre position est désormais publique et parfaitement claire. Je ne vois plus
la nécessité d’aller mettre en garde indirectement les personnes visées. Diverses
déclarations apparemment de sources autorisées françaises laissent entendre que
ces membres du « gouvernement intérimaire » sont en résidence surveillée. Certains journalistes, ici, déduisent de notre communiqué du 15 juillet (« D’ores et
déjà elle saisit les Nations unies et se tient prête à apporter son concours à toute
décision des Nations unies les concernant ») que nous nous opposerions donc
à présent à leur fuite éventuelle de la Zone humanitaire sûre. Je vous serais
reconnaissant de bien vouloir m’indiquer si cette interprétation est la bonne.
Pour ma part, je persiste à penser que ces membres du gouvernement intérimaire sont bien parmi les principaux responsables du génocide et que notre
devoir, à présent, est de ne pas les laisser s’égailler dans la nature. Cette opinion,
bien sûr n’engage que moi, mais je souhaiterais compte tenu de la mission
dont le Département m’a chargé, qu’elle soit bien enregistrée au dossier de cette
affaire91.

Cet appel ne convainc pas sa hiérarchie :
Pour votre information strictement personnelle, conformément à notre déclara-

tion du 15 juillet et à notre correspondance au président du Conseil de sécurité,
nos forces ont instruction de veiller à faire respecter les règles applicables dans
la zone sûre et donc d’y interdire toute activité politique ou militaire. Comme
nous l’avions dit le 14 juillet, les membres du Gouvernement intérimaire
savent que leur présence « n’est pas souhaitable » ni souhaitée dans la zone sûre.
On peut penser qu’elles en tiendront compte92.

Les propositions de l’ambassadeur Gérard ne rencontrent donc pas

chapitre

6 : l’après-turquoise

l’assentiment du Département. La position du Quai d’Orsay est en effet
exprimée clairement dès le 15 juillet, en réponse aux interrogations du
premier ministre. La Zone humanitaire sûre ne saurait servir de refuge
aux membres du gouvernement intérimaire, mais il est exclu de les placer en détention. Il faut donc les faire partir rapidement, avant qu’un
nouveau gouvernement à Kigali n’exige leur arrestation. Une note non
signée trouvée aux archives diplomatiques le dit sans ambages :
Si, comme il est probable, certains membres du gouvernement sont déjà présents dans la zone, il est souhaitable de les en faire partir dans les plus brefs
délais : leur présence ne sera pas longtemps cachée ; nous n’aurons pas la possibilité de les remettre aux Nations unies, qui n’ont à ce stade créé qu’une commission d’enquête sur le génocide, sans pouvoir de contrainte de type policier.
Nous risquons aussi, dès la formation d’un nouveau gouvernement par le FPR,
d’être invités à remettre les intéressés aux nouvelles autorités. Mieux vaut prévenir ce risque en faisant partir les intéressés, ce qui dissuadera aussi les autres
de rejoindre la zone sûre93.

Le 17 juillet, dans le compte rendu d’une cellule de crise qu’il adresse
au premier ministre, Jean-Pierre Lacroix, conseiller technique au cabinet du ministre des Affaires étrangères, fait part d’une certaine inquiétude : « Le “gouvernement intérimaire” a fait des déclarations publiques
annonçant qu’il resterait au Rwanda pour y mener une action politique
malgré notre position. » Mais d’autres messages transmis aux forces
Turquoise assurent que les ministres se sont engagés à rejoindre le Zaïre
dans les quarante-huit heures. L’urgence de ce départ est soulignée avec
la plus grande clarté :
La difficulté est que, si le nouveau gouvernement est formé à Kigali, l’une de
ses premières demandes pourrait être la remise des membres du « gouvernement
intérimaire ». Il est très important que celui-ci ait déjà quitté notre zone à ce
moment car, dans le cas inverse, nous ne pourrons justifier de ne pas les arrêter
ou de les laisser fuir. L’attention du ministre de la Défense est fortement attirée
sur l’importance de pousser le « gouvernement intérimaire » à quitter la zone
au plus vite94.

Ce document est extrêmement clair : les différents arguments soulevés pour refuser d’arrêter les membres du gouvernement intérimaire
semblent être avant tout des moyens de justifier à l’extérieur une réticence de principe. Ces arguments sont au nombre de trois. Dans un
premier temps, la France explique que l’arrestation des suspects ne re-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

lève pas de son mandat et devrait être confiée à la MINUAR. Ensuite, la
France refuse l’extension de son mandat. Enfin, elle freine l’attribution
de cette mission à la MINUAR.
Le refus d’intervenir se présente d’abord comme le strict respect du
mandat qui a été confié à l’opération Turquoise. Comme l’explique le
Département le 14 juillet 1994, « en ce qui concerne l’attitude à avoir
au Rwanda envers les personnes soupçonnées d’être les auteurs de massacres et de violations des droits de l’homme (identification, appréhension, détention), l’actuel mandat accordé par le Conseil de sécurité aux
forces françaises ne nous permet pas d’agir »95. Hubert Colin de Verdière, à la tête de la Direction des Nations unies et des organisations
internationales, renchérit le lendemain : « La France agit dans la zone au
nom de la communauté internationale. Il appartient à celle-ci de définir
la conduite à tenir vis-à-vis des autorités de Gisenyi »96. Le 16 juillet,
il rappelle à Yannick Gérard que l’arrestation des personnes suspectées
d’être responsables du génocide ne relève pas du mandat de la France :
Nous sommes comme nous l’avons répété hier, prêts à apporter notre concours
aux décisions que prendraient les Nations unies à l’égard de ces personnes.
Mais, notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre autorité
et il n’est pas envisageable que nous ayons à le faire. En effet, compte tenu du
mandat qui nous est confié et de la nature strictement humanitaire de notre
mission, une telle tâche en raison du milieu environnant, pourrait être de
nature à nous faire sortir de notre neutralité et qui est la meilleure garantie de
notre efficacité97.

Le Quai d’Orsay est cependant aussi capable d’avoir une lecture plus
large du mandat de la force Turquoise. Après avoir utilisé l’argument
du mandat pour refuser de désarmer les Forces armées rwandaises, la
France a choisi de s’atteler à cette tâche98. Une note non signée considère par ailleurs que pousser les membres du gouvernement intérimaire
vers la sortie de la zone humanitaire sûre « n’est pas incompatible avec
notre mandat : la présence de ces personnes dans la zone sûre dénature
le concept humanitaire de la zone et fait courir, à terme peut-être rapproché, des risques graves aux populations, que nous ne pourrions plus
être en état de protéger »99.
Quoi qu’il en soit, le caractère restrictif du mandat confié par
les Nations unies semble en réalité très bien convenir à la France,
puisqu’elle repousse la proposition américaine de l’élargir afin d’auto-

chapitre

6 : l’après-turquoise

riser les forces Turquoise à se saisir des responsables présumés du génocide. Le 16 juillet au matin, J.-B. Mérimée informe le ministère des
Affaires étrangères que « nos collègues américains nous ont fait savoir
à l’issue du conseil qu’ils seraient prêts à nous soutenir dans l’adoption d’une résolution élargissant le mandat de la force multinationale
pour lui permettre l’arrestation et la détention des criminels ». Dans les
archives de Bruno Delaye, ce passage est entouré en rouge et marqué
d’un point d’exclamation100. Hubert Colin de Verdière signale immédiatement à Yannick Gérard l’opposition du Département : « La suggestion de diplomates américains qu’une résolution du Conseil de sécurité élargisse à cette fin le mandat des forces Turquoise ne nous paraît
pas mériter d’être explorée »101. Le compte rendu de la cellule de crise
tenue au Quai d’Orsay le 16 juillet exprime clairement cette position :
« Nous ne pouvons […] pas nous transformer en policiers dans notre
zone. Nous ne sommes pas favorables à l’extension de notre mandat à
l’arrestation des responsables des massacres »102. Dans une note adressée
au président de la République le 18 juillet, Bruno Delaye et le général
Quesnot signalent que « M. Balladur exclut que nos forces effectuent
un travail de police dans la zone humanitaire pour livrer des criminels
présumés au FPR »103.
Le même jour, l’ambassadeur de France à Washington rapporte
néanmoins que « l’administration américaine nous a indiqué qu’elle
travaillait à un projet de résolution des Nations unies appelant à la
détention des personnes que l’on pourrait raisonnablement considérer comme impliquées dans la responsabilité des massacres, au Rwanda
mais aussi dans les pays voisins »104. Le lendemain, la représentation
française à l’ONU signale que « Washington insist[e] toujours pour
l’adoption » d’une telle résolution105.
Le 20 juillet, une réunion à la direction des Affaires africaines et malgaches ainsi qu’un nouveau télégramme de Hubert Colin de Verdière
adressé à New York et Washington, affirmant diplomatiquement que la
France n’est pas « fermé[e] à l’examen d’une telle question », explicitent
son refus. Trois arguments sont avancés. D’abord, « il paraît extrêmement difficile » de procéder à de telles arrestations tant que la Commission d’enquête créée par la Résolution 935 n’a pas rendu son rapport
et qu’une juridiction internationale compétente n’a pas été créée106.

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(1990-1994)

Ensuite, « nous n’avons aucune raison de souhaiter l’élargissement de
notre mandat alors que nous préparons déjà notre départ »107. Enfin,
les précédents n’incitent guère à confier une telle mission à une force
de maintien de la paix. La direction des Affaires africaines et malgaches
affirme que cela n’a jamais été fait108, tandis que H. Colin de Verdière
rappelle le fiasco somalien : « Le seul précédent d’une force de maintien
de la paix ayant eu pour mandat d’arrêter des criminels est celui de
l’ONUSOM à laquelle la Résolution 837 avait confié une mission de ce
type à Mogadiscio : l’expérience ne s’est pas avérée concluante et nous
croyons qu’il convient d’en tirer les leçons »109.
Pour écarter une telle mission, la France signale aussi à l’occasion que
seule la MINUAR pourrait procéder aux arrestations. Yannick Gérard
le souligne dès le début du mois de juillet, mais en insistant sur l’aide
que doit apporter la France :
Si notre intérêt évident est de nous tenir à l’écart d’une telle opération, il
serait souhaitable, me semble-t-il, et urgent de faire confier ce mandat à la
MINUAR I ou éventuellement à la MINUAR II puisque la mission de cette
dernière devra nécessairement être actualisée par rapport à la première. Il nous
incombe, me semble-t-il, de bien démontrer que l’opération Turquoise n’est pas
venue pour protéger les coupables et qu’au contraire, nous faisons tout pour
qu’ils soient effectivement traduits en justice110.

Deux jours plus tard, il ajoute que les responsables qui ont « les
mains toutes couvertes de sang […] devront, le moment venu, et aussi
rapidement que possible, être arrêtés par la MINUAR qui devrait en
recevoir le mandat, pour être traduits en justice. Il nous appartiendra de
faciliter le travail de celle-ci selon les modalités à venir »111.
Dominique de Villepin emploie une formule lapidaire lors de la cellule de crise du 13 juillet : « Il faut refiler le bébé à d’autres »112. Dans
son télégramme du 16 juillet, H. Colin de Verdière insiste sur ce point :
« Si des arrestations au niveau en question devaient être opérées, il reviendrait à des forces relevant directement du secrétariat général des
Nations unies d’y procéder »113. Néanmoins, si la MINUAR est invoquée pour décharger les forces de Turquoise, la France ne s’investit pas
beaucoup pour que la mission d’arrêter les responsables présumés soit
réellement confiée aux casques bleus. Le 20 juillet, la direction des Affaires africaines et malgaches « dout[e] que la MINUAR puisse recevoir

chapitre

6 : l’après-turquoise

un tel mandat alors que le tribunal compétent n’est pas encore créé »114.
Deux semaines plus tard, alors que les Américains insistent pour que
« les États disposant de forces dans la région », c’est-à-dire la France
et les Nations unies, soient chargés d’arrêter les suspects afin d’éviter
« que des responsables importants des massacres [disparaissent] dans la
nature », la réticence de la France prend la forme d’une protection des
droits de la défense qui concerne aussi toute arrestation réalisée par la
MINUAR.
à qui seraient remis les suspects, étant entendu que les autorités rwandaises
auraient de bons arguments à faire valoir au soutien de leur compétence pour
les poursuivre et compte tenu des déclarations récentes des autorités de Kigali
sur la nature des procès à venir ? De quelles garanties serait assortie la détention
qui, en principe, ne devrait pas pouvoir se prolonger au-delà de quelques jours
en dehors d’un contrôle judiciaire ? Qui apprécierait, et selon quels critères,
le caractère raisonnable des soupçons portant sur tel ou tel ? Que ferait-on des
personnes détenues si la création du tribunal chargé de les juger tardait à entrer
dans les faits ? Qui déterminerait les conditions de la détention en l’absence de
règles de procédure applicables devant la nouvelle juridiction ? Les forces de la
MINUAR s’acquitteraient-elles volontiers d’une telle mission ?115

Cinq jours plus tard, les Américains reviennent à la charge sans
convaincre davantage les Français. Les États-Unis, explique J.-B. Mérimée,
insistent sur la nécessité de
s’assurer de la personne de criminels qui risquaient de devenir incessamment
introuvables. En revanche, les Américains sont apparus plus indifférents aux
observations relatives aux conditions dans lesquelles les détenus seraient incarcérés. Pour eux, il suffirait de prévoir, dans une résolution du chapitre VII, des
visites aux détenus par la Croix-Rouge et de mentionner le caractère provisoire
de la détention. Compte tenu du caractère exceptionnel de la situation, le fait
que les personnes détenues ne puissent ni se défendre ni être présentées à un juge
avant plusieurs semaines ou plusieurs mois ne leur apparaîssait pas comme un
obstacle majeur. Les forces américaines seraient en tout cas disposées à procéder
à cette “sélection” des suspects. Il y aurait nécessairement des erreurs, et des
innocents incarcérés, mais c’était le prix à payer116.

Ce souci des droits de la défense est très honorable, mais la succession des arguments invoqués laisse transparaître le peu d’empressement
de la France pour l’arrestation des personnes suspectées de génocide,
quand bien même elles n’obtempèrent pas au souhait français de les
voir quitter la Zone humanitaire sûre. Les membres du gouvernement

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638

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

intérimaire sont d’ailleurs conscients qu’ils n’ont rien à craindre de la
France : alors que la fin de l’opération Turquoise approche, la DGSE
rapporte que plusieurs anciens ministres rwandais souhaitent s’éloigner
du Kivu : « En effet, le départ des forces de l’opération Turquoise, notamment celles déployées au sein de la Zone humanitaire sûre, pose un
grave problème de sécurité pour les collaborateurs de l’ancien gouvernement rwandais »117.
6.2.2 les désaccords entre la france et le rwanda
lors de la création du tribunal
Une histoire complète de la création du Tribunal international pour
le Rwanda devrait analyser les positions divergentes des membres du
Conseil de sécurité sur un certain nombre de questions. Convient-il,
par exemple, d’étendre les compétences du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ou bien de créer une nouvelle juridiction ad
hoc118 ? Nous nous concentrerons pour notre part uniquement sur les
sujets de friction entre le Rwanda et certaines autres représentations,
au premier rang desquelles se tient la France. Paris s’investit en effet
fortement dans les négociations sur la création du tribunal pénal
international. Elle défend des positions qui sont parfois partagées par
l’essentiel des autres délégations, parfois isolées, mais presque toujours
opposées à celles du Rwanda.
6.2.2.1 la france et la création du tribunal :
s’investir pour l’image et le contrôle
La France est consciente que son attitude à l’égard de la création du
tribunal est scrutée avec attention. Lorsque, fin septembre, les Américains présentent un projet, Jean-Bernard Mérimée connaît les difficultés d’organisation budgétaire liées à une nouvelle juridiction et craint
que l’ONU ne répète l’erreur commise à propos du financement du
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie119. Il ajoute néanmoins aussitôt :
Si nous faisions obstacle à la création de cette instance par la voie d’objections
d’ordre budgétaire, ceci ne manquerait pas d’être interprété comme une manifestation sournoise de la partialité de la France dans cette affaire. On nous
soupçonnerait d’avoir accepté au plan politique la création d’un tribunal en

chapitre

6 : l’après-turquoise

faisant le calcul de la bloquer au stade de la négociation budgétaire. Nous
perdrions alors tout l’avantage politique de la contribution que nous avons
apportée jusqu’ici aux efforts destinés à punir les auteurs d’actes de génocide120.

Ce sont d’abord la Nouvelle-Zélande et les états-Unis qui sont à la
manœuvre dans la conception du futur tribunal. Mais le 26 octobre,
alors que les discussions vont bon train, Mérimée suggère d’associer
plus étroitement la France aux travaux de rédaction, pour deux raisons
exprimées avec la plus grande clarté :
J’observe enfin que le Royaume-Uni fait partie depuis le 16 octobre de la liste
des coauteurs des documents, avec les États-Unis et la Nouvelle-Zélande. Vu de
New York, il paraîtrait éminemment souhaitable que nous puissions également
nous joindre à cette liste dès demain, c’est-à-dire avant les discussions en séance
informelle de jeudi. Ceci présenterait deux avantages principaux :
Un droit de regard plus grand sur le texte et de pouvoir parer à d’éventuelles
demandes d’amendements déraisonnables de façon plus efficace.
Celui de manifester clairement que nous avons été étroitement associés à l’élaboration du texte (comme à celui pour l’ex-Yougoslavie dont nous étions à
l’origine) et donc que les allégations répandues par certains représentants rwandais selon lesquelles nous mettrions des obstacles à l’adoption des statuts sont
rigoureusement infondées121.

Cette stratégie allait s’avérer payante. Le lendemain de l’adoption
de la résolution qui crée le tribunal, en réponse à l’ambassadeur de
France aux États-Unis qui s’interrogeait sur l’opportunité de rejoindre
un groupe des « amis du Rwanda » destiné à coordonner les aides à la
reconstruction du pays122, Mérimée observe qu’
il est souhaitable, vu de New York, que la France en fasse partie, au moins pour
des raisons préventives. Notre participation à un tel groupe empêcherait en
effet l’adoption de positions ou décisions qui pourraient nous gêner. Le cas s’est
d’ailleurs présenté récemment lors des discussions sur la création du tribunal
pénal international : notre qualité de co-auteur du texte nous a permis de faire
valoir nos positions et d’empêcher que soient retenues des dispositions qui nous
auraient posé problème123.

Lors des négociations en vue de la création du tribunal, la France
est en effet parvenue le plus souvent à écarter les souhaits du gouvernement rwandais, exprimés par un tout nouveau représentant, Manzi
Bakuramutsa, dont la nomination est annoncée le 1er août et qui entre
en fonction à la fin du même mois124.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

6.2.2.2 malentendu sur la justice internationale
et isolement du rwanda
Dès le départ, la position du Rwanda envers un futur tribunal international est marquée par l’ambiguïté voire par l’incompréhension. à la
fin du mois de juillet, le Département signale que « le gouvernement
rwandais accepte l’idée d’une constitution d’un tribunal pénal international pour juger les responsables des massacres mais se réserve le droit
d’identifier lesdits criminels »125, ce qui est quelque peu contradictoire.
Lorsque le président Bizimungu s’exprime le 6 octobre devant les
Nations unies, il déclare clairement qu’« il est plus qu’urgent de mettre
sur pied le tribunal international destiné à juger les responsables du
génocide en toute transparence »126. Mais un revirement s’opère le 18
octobre. Les représentants du Rwanda expliquent n’avoir pas compris « tout ce qu’impliquait la création d’un tribunal international. Ils
avaient surtout escompté un appui international à la création d’une
instance rwandaise pouvant contribuer à la restauration dans ce pays
de la confiance et de l’État de droit »127. Le représentant permanent du
Rwanda invoque une mauvaise compréhension des enjeux juridiques et
conte aux membres du Conseil la fable de la fourmi et de l’éléphant :
« La fourmi avait demandé de l’eau à l’éléphant pour l’aider à creuser
ses galeries et l’abondante obligeance de l’éléphant, loin de l’aider, avait
abouti à l’inondation de la fourmilière »128. Le Rwanda demande dès
lors un certain nombre de modifications au projet de statut du tribunal
international.
Certaines de ces revendications sont écartées par la grande majorité
des autres représentations, au motif qu’elles témoignent d’une méconnaissance du fonctionnement d’une juridiction internationale. Il en
va par exemple ainsi à l’égard du siège du tribunal, que les Rwandais
souhaitent voir installé à Kigali comme en témoignait déjà le discours
du président Bizimungu le 6 octobre129 et encore celui du représentant
permanent à la fin du même mois130. La perspective de situer le tribunal
en Afrique ne semble en revanche pas rencontrer d’hostilité au sein du
Conseil131.
Parmi les revendications du 18 octobre figure la consultation du
gouvernement rwandais avant toute décision relative à l’exécution des
peines, à la grâce ou à la commutation de peine. Pour la France, un

chapitre

6 : l’après-turquoise

tel mécanisme ne saurait être accepté. Premièrement, il est contraire à
l’indépendance du tribunal international. Deuxièmement, il risquerait
de conduire les états de l’ancienne Yougoslavie à exiger une modification similaire du statut de « leur » Tribunal pénal international132.
En conséquence, les Américains s’engagent à « rédiger et “soumettre
aux Rwandais” (selon leurs termes) une nouvelle rédaction qui n’ait pas
pour effet de donner au gouvernement du Rwanda un droit de regard
permanent sur l’exécution des peines »133.
Le 26 octobre, le Rwanda paraît dans un premier temps reconnaître
que ses demandes sont incompatibles avec la nature internationale du
tribunal134. Néanmoins, alors que le projet devait être adopté le 29 octobre, le représentant permanent fait part de l’opposition de Kigali. Selon le résumé de ses propos envoyé par Mérimée, « les peines ne devraient
être exécutées qu’au Rwanda et sous le contrôle des autorités rwandaises,
le droit rwandais s’appliquant à d’éventuelles mesures de commutation
ou de grâce »135. Le Rwanda regrette également l’absence de la peine de
mort ainsi que la compétence matérielle du tribunal qui inclut les crimes
contre l’humanité et les crimes de guerre, au lieu d’être concentrée sur
le génocide. Il souhaiterait en outre être consulté sur la nomination des
juges « pour parer à des manœuvres tendant à nommer des juges originaires d’États impliqués dans le conflit d’une manière ou d’une autre »136.
Le représentant permanent du Rwanda termine « en indiquant que l’on
avait fait une erreur en cherchant à adapter le cas du tribunal pour la Yougoslavie au lieu de construire une entité de nature nouvelle »137.
Jean-Bernard Mérimée rapporte la fermeté avec laquelle l’opposition
rwandaise est accueillie : « Les membres du Conseil ont dans l’ensemble
laissé entendre au Rwanda qu’il avait le choix d’accepter le statut ou
d’apparaître comme ayant refusé la création d’une juridiction internationale et d’en supporter les conséquences politiques ». Diplomate, le
Royaume-Uni assure que « la position rwandaise repose sur certains
malentendus et invite M. Manzi Bakuramutsa à rassurer ses autorités ».
Pédagogue, la Nouvelle-Zélande explique à nouveau qu’« un tribunal
international ne peut pas être un tribunal rwandais, et ne [peut] pas
être placé sous le contrôle du gouvernement rwandais ». Plus ferme, la
France indique
qu’entre une juridiction internationale et des tribunaux nationaux, il n’y avait

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

pas de formule intermédiaire. Si le Conseil était fondé à agir sur le fondement du chapitre VII pour créer un organe judiciaire international dans une
situation d’urgence, il n’en allait pas de même dès lors que l’on envisageait des
formules apparentées à la coopération judiciaire ou à l’assistance financière ou
technique. Dans ce dernier cas, la compétence relevait plutôt de l’Assemblée
générale ou de la coopération bilatérale138.

L’adoption du statut du tribunal est donc repoussée de quelques
jours, et une délégation du service juridique des Nations unies est envoyée dans l’intervalle à Kigali « afin d’expliquer aux autorités rwandaises ce que représente exactement une juridiction internationale »139.
Cette mission confiée à Hans Corell se soldera par un échec140. Il apparaît donc que, sur un certain nombre de questions, la France se joint au
chœur des autres délégations pour rejeter les revendications rwandaises.
Mais tel n’est pas toujours le cas.
6.2.2.3 compétence territoriale, compétence temporelle
et isolement de la france
La France paraît plus isolée à propos de deux questions. Elle doit
faire une concession, mais obtient un compromis qui la satisfait à l’issue
de la principale bataille.
Parmi les modifications proposées par le Rwanda le 18 octobre figure un élargissement de la compétence territoriale du tribunal, qui
devrait également pouvoir être saisi des crimes commis par des Rwandais sur le territoire d’états voisins. La France ne paraît pas enchantée
par cette perspective, mais elle n’est accompagnée que de la Chine et de
l’Espagne lorsqu’elle demande un délai de réflexion. Les états-Unis ont
immédiatement fait part de leur accord, au motif que les juridictions
pénales nationales sont fréquemment compétentes pour connaître des
infractions commises à l’étranger par les ressortissants de leur état. L’argument ne convainc pas Mérimée : « Cette transposition n’a en l’espèce
guère de sens puisque la juridiction créée n’est pas un tribunal rwandais
mais une instance internationale dont la seule règle de compétence est
celle que pose le texte fondateur »141. Mais on lui indique depuis Paris
de céder sur ce point : « Nous sommes disposés à accepter l’extension de
compétence aux territoires des pays voisins sous réserve, comme vous
l’avez suggéré, que cette modification ne soulève pas d’objection formelle de la part d’un des États concernés »142.

chapitre

6 : l’après-turquoise

La résistance française sera beaucoup plus farouche sur la compétence temporelle. Ce problème est sans doute le plus débattu tout au
long de l’élaboration du statut du futur tribunal. Cette compétence
est immédiatement abordée fin septembre, lors des premières discussions entre le secrétaire général et les membres permanents du Conseil
de sécurité. Les états-Unis proposent que le tribunal soit compétent
pour les actes commis à partir du 1er avril 1994. Les Britanniques sont
favorables au 1er janvier pour inclure les préparatifs du génocide, ce qui
séduit le secrétaire général qui hésite entre ces deux propositions. La
Chine suggère pour sa part de retenir une date plus reculée afin d’intégrer les actes de génocide qui ont, selon elle, visé tant les Tutsi que les
Hutu, une telle solution étant susceptible de favoriser la réconciliation
nationale143. Le projet préparé par la Nouvelle-Zélande et les états-Unis
retient la date du 1er janvier, et rencontre pour cette raison l’opposition de la France. Jean-Bernard Mérimée dénonce la politisation d’une
question judiciaire, arguant que l’inclusion des quatre premiers mois
de l’année 1994 conduira à mettre en cause la politique du gouvernement rwandais plutôt que de juger les massacres. L’intérêt d’une telle
remontée dans le temps est très faible, dès lors que les circonstances qui
ont précédé les crimes pourront de toutes les façons être évoquées lors
des procès de leurs auteurs. Mais l’opposition de la France ne rencontre
guère d’écho : seul le Brésil la soutient. Mérimée est conscient que la
France risque d’être accusée de partialité, et il reconnaît à demi-mots
qu’un tel reproche ne serait pas tout à fait infondé : « Le risque de procès du régime Habyarimana et de mise en cause de la France est évident,
mais il paraît impossible à ce stade de le contrer par la simple force de
la persuasion »144.
La date du 1er janvier semble donc acquise. Néanmoins, l’opposition
inattendue du Rwanda, le 18 octobre, rouvre le débat. Le Rwanda, avec
l’appui des États-Unis, souhaite en effet remonter au 1er octobre 1993, en
invoquant les appels au génocide diffusés à cette date sur la RTLM145. La
France s’oppose aussitôt à « cette brusque remontée dans le temps » qualifiée d’« arbitraire »146. Le Département demande à la représentation française à l’ONU de trouver des alliés pour rejeter une telle modification :
Il conviendra de vous concerter avec nos partenaires les plus sensibles à nos
arguments, afin d’éviter de nous trouver isolés sur ce point. Vous rappellerez

643

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

notamment que les membres du Conseil ont déjà fait preuve à plusieurs reprises
d’esprit de compromis à l’égard des Rwandais, y compris en ce qui concernait
le choix d’une date antérieure au début des massacres de manière à couvrir la
période de planification du génocide147.

 à New York, la France est rejointe par d’autres délégations pour écarter la date du 1er octobre 1993, jugée « arbitraire »148. Elle s’enquiert
des raisons de la remise en cause du compromis du 1er janvier auprès
des Américains, selon lesquels « il n’y avait pas d’autre motif que celui
d’avoir une période de six mois avant l’attentat du 6 avril et de permettre les poursuites contre l’auteur d’une émission sur radio “Mille
Collines ” ». Les états-Unis s’engagent à informer le Rwanda que « la
date du 1er octobre risquait d’être difficilement acceptable pour plusieurs délégations »149.
Le représentant permanent de la France se réjouit donc, le 26 octobre,
que le compromis du 1er janvier 1994 figure toujours sur le dernier projet.
Il n’est néanmoins pas certain qu’il résiste aux nouveaux amendements
proposés par le Rwanda « qui paraissent tous inacceptables. En particulier, ils voudraient que le tribunal soit compétent pour la période allant
du 1er octobre 1990 (bien lire : 1990) au 18 juillet 1994, date de la fin
des hostilités »150. Or, les principaux promoteurs du statut, la NouvelleZélande et les états-Unis, ne paraissent guère envisager de passer outre
l’opposition du Rwanda. Les Américains, en particulier, « indiquent que
leurs autorités n’ont pas l’intention de se battre énergiquement pour
conserver la date de départ du 1er janvier 1994 et qu’il nous appartient
sans doute d’intervenir directement de notre côté pour défendre le compromis sur ce point, faute de quoi ils pourraient offrir à titre de concession aux Rwandais une certaine remontée dans le temps »151. C’est à
cette date que Mérimée suggère fortement que la France rejoigne les
co-auteurs du texte, afin « de pouvoir parer à d’éventuelles demandes
d’amendements déraisonnables de façon plus efficace »152. Le Département déclare aussitôt partager son sentiment153.
La première réunion à laquelle participe la France introduit deux
modifications majeures. Le terme de « génocide » est davantage mis en
valeur dans les projets de résolution et de statut du tribunal. Par ailleurs,
la compétence temporelle du tribunal est assortie d’une date de fin154.
Jusqu’ici, toute l’attention portait sur le début de cette compétence.

chapitre

6 : l’après-turquoise

Jamais la fin de la période n’était véritablement évoquée. Le 10 octobre,
on indiquait encore qu’elle serait déterminée en fonction du rapport
de la commission d’experts155. Au 25 octobre, le projet de résolution
précisait que la fin de la période de compétence du tribunal serait indiquée par le Conseil de sécurité dans les trois mois suivant l’adoption de
la résolution156. Une modification subite intervient lors de la réunion
du 26 octobre. Les participants retiennent une période qui s’étend du
1er janvier au 31 décembre 1994. Cette fenêtre est désormais indiquée
partout où le projet de statut évoquait les crimes commis « depuis le
1er janvier 1994 »157.
Le point de départ d’abord proposé par le Rwanda, le 1er octobre
1990, fait l’unanimité contre lui158. Kigali propose alors de clore la période au 15 juillet et, peut-être dans un effort de convaincre les autres délégations, offre une concession majeure en avançant le point de départ au
6 avril. Le terme de la compétence temporelle du tribunal est en effet un
point essentiel : la prolonger au-delà du mois de juillet paraît placer sous
surveillance le nouveau régime de Kigali, en vertu d’un raisonnement qui
annonce la thèse du « double génocide », conformément au pronostic
posé par l’amiral Lanxade dès le mois d’avril : « Maintenant, ce sont les
Tutsi qui massacreront les Hutu »159. L’argument de la « neutralité », suggéré par le Royaume-Uni pour justifier la date du 31 décembre va également dans ce sens. La France approuve ce « compromis » à l’appui d’une
remarque d’ordre esthétique qui passe sous silence l’enjeu politique :
retenir l’ensemble de l’année 1994 évite une « clôture sèche de fin »160.
Le gouvernement de Kigali ne s’y trompe pas : selon une source
confidentielle, c’est avant tout cette extension de la compétence temporelle qui justifie le vote négatif qu’il s’apprête à exprimer à l’ONU.
Une source proche du premier ministre relate à l’ambassadeur Jacques
Courbin, le chargé d’affaires à Kigali, les échanges lors d’un conseil du
gouvernement tenu au début du mois de novembre :
Le vote décidant de la position rwandaise n’avait été acquis que d’extrême justesse : les partisans (FPR pour la plupart) du vote négatif (et non d’abstention)
ont justifié leur attitude par un refus obstiné de voir la compétence rationae
temporis du tribunal international étendue à la période postérieure à juillet
1994. Le fait que la peine de mort soit exclue de l’échelle des peines pouvant
être décidée par le tribunal international avait certes joué un rôle, mais dans
une moindre mesure161.

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646

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Après avoir lu le télégramme de Jacques Courbin, Jean-Bernard Mérimée observe néanmoins que le représentant permanent du Rwanda
aux Nations unies ne mentionne pas la question du prolongement de
la compétence temporelle au-delà du 15 juillet162. Publiquement, seule
la date de début est critiquée par le Rwanda. Dans un article du New
York Times signalé par l’ambassadeur de France aux états-Unis, Paul
Kagame explique pourquoi le Rwanda votera contre la création du tribunal : « Le fait que le tribunal ne soit pas compétent pour la période
antérieure au 1er janvier 1994 protégera ceux qui ont planifié le génocide, ainsi que les Français qui sont “complices” du génocide. Il ajoute
qu’un jour nous devrons accuser les Français d’avoir été impliqués dans
le génocide »163.
La France doit batailler jusqu’au bout pour maintenir la date du
er
1 janvier. En effet, le jour du vote, « les états-Unis comme la Nouvelle-Zélande se montr[ent] prêts à proposer une révision de la période
de compétence du tribunal ». La Nouvelle-Zélande entend proposer
« une avancée de la date de départ jusqu’en 1990 », sans doute, selon
Mérimée, pour « offrir aux Rwandais un moyen de sauver la face en
mettant d’autres qu’eux en difficulté ». Le représentant permanent de
la France intervient énergiquement : « Pour obtenir que ne soit pas fait
état des propositions de modifications de la période, j’ai dû me montrer
très direct avec les autres co-auteurs sur le caractère inacceptable à nos
yeux d’une remontée supplémentaire dans le temps »164. Seuls la Russie
et le Royaume-Uni ont soutenu d’emblée la France sur ce point, mais
la Résolution 955 du 8 novembre 1994 finit par être adoptée, malgré
l’opposition du Rwanda et l’abstention de la Chine, avec treize voix
favorables.
Jean-Bernard Mérimée juge « habile » l’explication de vote du représentant permanent du Rwanda, qui dresse la liste des motifs du vote
négatif du Rwanda. S’il critique les dates « inadéquates » fixées pour la
compétence du tribunal, M. Manzi n’insiste que sur le 1er janvier, et non
sur le 31 décembre165. Il en va autrement de Mérimée, dont la concession sur la compétence territoriale du tribunal a changé de signification
avec l’extension de la compétence temporelle. Comme il l’explique : la
date du 31 décembre permet « de ne pas dessaisir le Tribunal s’agissant
des forfaits graves qui ont pu continuer à être commis après le mois de

chapitre

6 : l’après-turquoise

juillet 1994, sur le territoire du Rwanda et sur le territoire des États voisins, c’est-à-dire en premier lieu dans les camps de réfugiés »166. Comme
le lui avait suggéré le Département, conformément à ce qui est décrit
comme « le point de vue américain »167, Mérimée va jusqu’à ajouter
qu’« il va de soi que, dans le cas où des troubles majeurs accompagnés
de violations du droit humanitaire viendraient à se reproduire après la
fin de l’année 1994, le Conseil de sécurité serait fondé à étendre la compétence temporelle du Tribunal au-delà du terme actuellement fixé »168.
Dans le compte rendu qu’il adresse au Département, Mérimée observe que le discours du représentant rwandais contenait « plusieurs
allusions voilées mais franchement hostiles aux États qui auraient soutenu et qui continueraient à protéger les artisans du génocide ». Un
nouveau report du vote aurait sans doute abouti à une mise en cause
« de plus en plus nette du rôle joué par la France au soutien du régime
du président Habyarimana ». Aussi Mérimée insiste-t-il sur le rôle qu’il
a joué pour faire adopter la résolution : « Ce n’est qu’au prix d’une
intervention énergique et directe auprès des co-auteurs que nous avons
pu obtenir le vote du texte aujourd’hui sans modification significative
de sa portée »169.

6.3. la france, le rwanda et l’afrique
Les relations diplomatiques entre le Rwanda et la communauté internationale sont complétement bouleversées par le génocide. La relève
de Turquoise puis son remplacement par la MINUAR II sont à mettre
au crédit des deux États et de l’ONU. Cependant la question du TPIR,
de ses compétences, reste un point de désaccord profond et d’accrochages entre la France et le Rwanda.
Dans le rapport de force qui se poursuit entre la France et le FPR, le
Rwanda dispose de moins de capacités. Le nouvel État rwandais doit reconstruire le pays. Les ressources économiques et sociales sont minces.
L’aide économique est une nécessité pour le nouveau pouvoir rwandais.
La France a des capacités et une expérience de la coopération avec le
Rwanda, ce qui pourrait aider à retisser des liens entre les deux États. Au
niveau international, le nouveau pouvoir doit acquérir une légitimité.
La conquête du pouvoir par le FPR s’est faite par les armes. Il importe
désormais de donner des gages à la communauté internationale et de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

montrer une volonté d’apaisement. Dans l’établissement de nouvelles
relations entre les deux états, quelle est la part des héritages, quelle est
la volonté d’établir de nouvelles relations ? Quelle est la part des représentations et des postures ?

6.3.1 Une difficile normalisation diplomatique
La normalisation diplomatique qui a été acceptée par la France et les
autres États au Conseil de sécurité de l’ONU se poursuit dans les mois
suivants. La France a une « antenne diplomatique » limitée à Kigali
composée d’un diplomate de rang élevé, un chargé d’affaires et quatre
gardes de sécurité. Les Rwandais demandent l’accréditation d’un nouvel ambassadeur à Paris. Cependant, au-delà des formes de la diplomatie, les rapports entre les deux États restent marqués par une certaine
tension.
Les nouvelles autorités de Kigali tiennent des propos particulièrement négatifs à l’égard de la France qui ne peut les accepter sans réagir, mais qui souhaite cependant améliorer les relations entre les deux
États. Aux Nations unies, par exemple, Jean-Bernard Mérimée s’entretient avec son homologue rwandais dès le mois d’août. Après avoir rencontré l’ancien et le nouveau représentant du Rwanda, le représentant
permanent conclut notamment que, implicitement, ses interlocuteurs
considèrent que « l’aide apportée par la France ne sera qu’une juste
compensation pour la responsabilité qu’elle porte dans les malheurs du
peuple rwandais170 ».
La France se trouve dans une situation contradictoire : préoccupée
par sa place au Rwanda qu’elle ne veut pas céder à d’autres, elle se sent
prisonnière des attaques permanentes venant du Rwanda ou d’ailleurs.
Elle ne souhaite pas laisser passer ces accusations. Plusieurs notes de la
DAM en octobre 1994 à l’attention du chef de la diplomatie française
posent la question d’un apaisement diplomatique, et des occasions à
saisir, car la France ne doit pas perdre sa place ni son rôle dans l’Afrique
francophone ; la crainte, toujours présente, de l’influence croissante des
Anglo-Saxons, incite à défendre la francophonie et le « pré carré » d’une
façon ou d’une autre. Les occasions existent pour « nous mettre en
position d’influencer dans le bon sens le cours des événements »171 : la
France pourrait inviter le ministre de l’Agriculture rwandais à l’occasion

chapitre

6 : l’après-turquoise

de la signature de la Convention sur la désertification, prévue à Paris,
le 15 octobre ; le chargé d’affaires français pourrait être nommé
ambassadeur ; la coopération culturelle peut reprendre assez vite, la
coopération technique restant entre les mains de l’Union européenne.
Le ministre Alain Juppé n’est « pas hostile à ces orientations. Mais il faut
exiger la cessation de toutes les attaques et mises en cause de la France
par les autorités de Kigali »172 indique Jean-Michel de La Sablière le 21
octobre 1994.
Les piques et attaques rendent difficile la coopération. Chacun s’observe. Toutefois, le Rwanda est demandeur notamment sur les questions
d’aide au développement qui sont des questions urgentes. L’ONU joue
un rôle central dans cette aide en attendant la reprise de la coopération
bilatérale. Ainsi le 21 octobre le PNUD propose le financement d’une
mission de l’ADETEF (Assistance au développement des échanges en
technologies économiques et financières), un organisme français qui
dépend de l’Inspection générale des Finances. Accepter serait en contradiction avec la ligne choisie par le gouvernement, mais le risque de voir
la mission confiée à un autre organisme, anglo-saxon par exemple, et les
perspectives d’avenir pour la France dans l’Afrique francophone mis en
balance poussent alors la DAM à ne pas s’opposer à la mission173.
Par ailleurs, à la fin octobre 1994, la question de l’invitation du
Rwanda au sommet de Biarritz reste posée pour les responsables français alors que le sommet est prévu début novembre. Une note retrouvée
dans les archives de Bruno Delaye montre les questions que se posent
les conseillers du président Mitterrand174. La note en deux parties pose
les arguments en faveur d’une invitation avec les remarques suivantes :
« tourner la page », « ne pas l’aider c’est augmenter le risque d’une
nouvelle guerre ethnique, de nouveaux massacres ». Cependant d’autres
arguments, défavorables, sont avancés : « Le FPR et le gouvernement
rwandais, malgré des déclarations apaisantes restent très hostiles à
la France […] ils n’ont pas manifesté officiellement le souhait d’être
présents à Biarritz ». La note pointe les divisions au sein du pouvoir
rwandais. Si Faustin Twagiramungu et Pasteur Bizimungu seraient
très demandeurs, ce ne serait pas le cas de Kagame qui cherche « des
ouvertures du côté des Belges, des Israéliens, des Libyens et des AngloSaxons ». Enfin, « la présence du Rwanda à Biarritz risque de « détour-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ner » le sommet et de faire de la crise rwandaise l’unique préoccupation
des médias. Il est précisé qu’un avis a été demandé au Quai d’Orsay
« qui est hésitant ». La note comporte une mention « très signalé » de la
part d’Hubert Védrine et « non » accentué par deux traits en dessous de
la part de François Mitterrand175.

6.3.2 Les relations franco-rwandaises à l’aune
du sommet de Biarritz, 7-8 novembre 1994
6.3.2.1 le sommet de biarritz
Le sommet de Biarritz qui a lieu les 7 et 8 novembre 1994 est le
dix-huitième sommet franco-africain. Il rassemble 35 états africains et
la France et est articulé autour de trois thèmes : « démocratie, développement, sécurité ». Quatre États n’ont jamais été invités : il s’agit de
l’Afrique du Sud, du Zimbabwe, de l’éthiopie et de l’érythrée. C’est le
dernier sommet franco-africain de François Mitterrand dont le mandat
se termine en mai 1995. Une certaine solennité l’entoure.
Quatre ans après le sommet de La Baule (20 juin 1990), l’heure d’un
premier bilan a sonné en termes de démocratisation des pays du continent, mais aussi d’aide au développement. Une autre question cependant est présente de façon sous-jacente, l’évaluation des effets de la dévaluation de 50 % du franc CFA qui a été réalisée en janvier 1994 et qui
était demandée de longue date par le FMI. Cette dévaluation a été accompagnée de plans d’ajustement structurel pilotés par le FMI et la
Banque mondiale.
Le discours prononcé par François Mitterrand porte « sur la démocratisation de l’Afrique, la proposition de créer une force d’intervention
interafricaine pour la prévention des conflits et l’organisation du développement et de la croissance ». Après avoir salué ses invités, François
Mitterrand structure son propos autour de trois questions: « Comment
y [en Afrique] bâtir et comment y consolider l’état de droit ? voilà une
question fondamentale » ; « Comment y prévenir les conflits, comment
arrêter les guerres et les violences ? » ; « Comment y organiser d’une
façon continue le développement et la croissance car, c’est une évidence
maintes fois répétée, trop souvent ignorée, aucun de ces termes ne va
sans les autres ». à l’occasion de ce discours, le président Mitterrand

chapitre

6 : l’après-turquoise

revient à deux ou trois occasions sur la question du Rwanda. Il rappelle
les efforts déployés par la France dans la recherche des efforts de paix :
Nous étions proches des solutions. Après les négociations d’Arusha commencées
en juillet 1992, conclues en août 1993, les conditions de la mort du président Habyarimana, la guerre civile et les génocides qui s’en sont suivis, ont
interrompu un processus de rétablissement de la paix qui était approuvé par
l’ensemble des parties […]
Après avoir décidé le retrait de la MINUAR, dès les premiers massacres, les
Nations unies adoptèrent, le 17 mai dernier, la Résolution 918 autorisant
l’envoi d’un nouveau contingent à Kigali. Un mois après ce vote, aucun soldat
n’était arrivé sur place et les premières troupes n’étaient annoncées que pour la
mi-août. C’est à ce moment-là que nous avons pris la décision de procéder à
l’opération Turquoise. On voulait nous retenir au point de départ et ensuite
on voulait nous garder. Le mandat de la mission Turquoise, approuvé par
le Conseil de sécurité, était de sauver des hommes, des femmes, des enfants,
jusqu’à ce que la Force des Nations unies arrivât au Rwanda176.

La conférence de presse qui clôture le sommet permet, comme souvent, de revenir sur certains points. Dans un article du Monde daté
du 11 novembre 1994, François Mitterrand revient sur l’absence du
gouvernement de Kigali : « Son désir de venir n’a pas été clairement
exprimé devant moi », puis il ajoute « mais, il n’y a aucune objection de
principe à la présence du Rwanda par nous », présence qui « s’impose et
s’imposera ». L’article revient sur son discours. La version orale diffère
de la version écrite. à l’oral, il a parlé « du génocide » rapporte le journal. François Mitterrand ajoute dans la conférence de presse : « Par écrit
c’était au pluriel et oralement c’était au singulier. Ce sont les mystères
de l’éloquence. » En répondant au journaliste qui lui demande quelle
est la bonne version, F. Mitterrand répond « eh bien, je m’interroge moi
aussi » avant d’ajouter, plus tard dans la conférence de presse « ce qui
m’engage, c’est ce que je dis ».
Sans doute cette question, symbolique, mais importante n’est pas
perçue de la même façon par les autorités rwandaises. Le chargé d’affaires à Kigali relate, une dizaine de jours après le sommet, la conversation qu’il a eue avec M. Khan. Celui-ci a rencontré, quelques jours
auparavant, le général Kagame qui lui a fait part de son incompréhension à l’égard de la position française :
Il semble que le gouvernement français cherche à nous humilier : nous avons essayé
d’avoir avec la France de meilleures relations mais, à chaque fois, la réponse a

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

été négative (il a fait référence au refus de Paris de recevoir le premier ministre) .

Puis le général Kagame a poursuivi : « Que nous reproche-t-on ? »
M. Khan, indique Jacques Courbin, « m’a indiqué avoir été surpris par
l’insistance de son interlocuteur à le convaincre de sa bonne foi dans la
volonté d’établir avec notre pays de meilleures relations »177. Le sommet
de Biarritz ne marque pas un apaisement des relations entre la France
et le Rwanda. La confusion entre l’écrit et l’oral n’aide pas à dissiper les
sources de tensions entre les deux états.
6.3.2.2 le blocage des relations franco-rwandaises
Les questions qui étaient pendantes avant Biarritz demeurent : niveau de représentation de la France au Rwanda, question de l’aide internationale.
à la fin novembre, alors que les États-Unis, l’Allemagne, la Belgique
et la Chine ont désigné un ambassadeur au Rwanda, et que l’ambassadeur rwandais est arrivé à Paris le 13 novembre, une réflexion s’engage
à nouveau au Quai d’Orsay sur le niveau des relations entre la France
et le Rwanda. Une note du directeur des Affaires africaines et malgaches du 15 novembre178 reprend les propositions d’amélioration des
relations diplomatiques, sans beaucoup de changement. D’autres notes
sont envoyées. L’une, conjointe de la DAM et de NUOI datée du 28
novembre179 et l’autre du directeur de cabinet du ministre des Affaires
étrangères du 8 décembre180 attestent de cette activité ; avec quels arguments et pourquoi y a-t-il un retard de la France alors qu’elle a été le
deuxième pays après la Chine à agréer un ambassadeur du Rwanda ?
La situation intérieure du Rwanda est inquiétante, le retour des réfugiés est trop lent, l’état des camps se dégrade, et les autorités de Kigali
demandent avec insistance une aide internationale pour faire face aux
différents problèmes. La France, en retrait sur le plan diplomatique
du fait de sa représentation limitée, est accusée de freiner le déblocage
de l’aide que la communauté internationale est prête à accorder. La
dynamique internationale et le soutien à la réhabilitation du Rwanda
risquent de la laisser en retrait alors qu’« elle se doit d’être présente
sur certains secteurs clefs pour le maintien de notre influence dans
la région : éducation, culture, santé, environnement légal181 » affirme
Dominique de Villepin.

chapitre

6 : l’après-turquoise

à ces justifications liées aux intérêts de la France, sont joints des
arguments concernant la demande pressante du Rwanda. La communauté internationale, dont la France, se mobilise. Le Conseil de développement de l’Union européenne se réunit le 25 novembre et décide
de débloquer 67 millions d’ECUS pour la réhabilitation des infrastructures et des secteurs sociaux, et 5 millions d’ECUS sont destinés
aux observateurs européens pour l’opération du Centre des Nations
pour les droits de l’homme182 et elle approuve le déblocage d’une première tranche de 440 MF183 ; à cela s’ajoutent ses contributions par
l’intermédiaire des ONG184.
Or, les autorités de Kigali jugent insuffisante l’aide internationale
indispensable au redressement, et en rejettent la responsabilité sur la
France qu’elles accusent d’imposer ses conditions. Paris s’en défend
nettement, car le principe de conditionnalité et de progressivité de
l’aide est une décision de l’Union européenne et des instances internationales, il est lié au retour des réfugiés, et « notre appui à la décision du Conseil de développement de l’Union européenne du 25
novembre répond à ceux qui nous accusaient de bloquer l’aide. Nous
pouvons le faire valoir »185 affirment H. Colin de Verdière et J.-M. de La
Sablière. De son côté, à New York, Jean-Bernard Mérimée corrige son
homologue : « Ce que nous disions c’est que la réconciliation nationale
et la restauration de la confiance au Rwanda étaient nécessaires pour
permettre à la communauté internationale de s’investir plus largement
dans le règlement de la crise rwandaise »186.
Au ministère des Affaires étrangères, les propositions de NUOI et
de la DAM, ainsi que celle du directeur de cabinet vont dans le même
sens. Pour les premiers, il faut maintenir une approche progressive,
mais être ouverts en accélérant la date de présentation des lettres de
créance de l’ambassadeur du Rwanda, féliciter le nouveau ministre des
Affaires étrangères, Anastase Gasana, et lui suggérer une rencontre avec
Alain Juppé. Il importe de poursuivre le dialogue dans les autres secteurs : agriculture, travaux publics, santé187. La proposition, déjà faite,
transmise par Dominique de Villepin, que le chef de poste, Jacques
Courbin, soit élevé au titre d’ambassadeur, et qu’il soit accompagné
d’un attaché humanitaire issu du ministère de la Coopération, est
réitérée. Le ministère de la Coopération et la cellule diplomatique du

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

premier ministre y sont favorables, il faut que le chef de gouvernement
saisisse la présidence de la République de la question « afin de recueillir
son accord188 » : la formule montre que le sujet a déjà été évoqué et qu’il
faut une approbation189. Au-delà, dans le cadre multilatéral, et à l’heure
où le Rwanda préside le Conseil de sécurité190, il est indispensable que
les relations de travail dans l’enceinte des Nations unies soient apaisées :
« Ceci va de soi et pourra être mis en valeur si nécessaire. » La coordination doit aider à améliorer le sort des réfugiés, et à travailler à la réconciliation nationale en favorisant « l’élargissement du gouvernement de
Kigali par une négociation avec un groupe d’exilés qui toutefois exclurait les responsables du génocide ». C’est ce que tente de faire Mérimée
auprès de Manzi qui juge regrettable l’insuffisance du dialogue et que le
Rwanda n’ait pas été invité au sommet de Biarritz, et qui maintient sa
suspicion à l’égard de la France dans les événements passés191.
Après Biarritz, les relations entre la France et le Rwanda sont rentrées
dans une nouvelle phase de refroidissement. La question du niveau de
représentation diplomatique de la France au Rwanda n’est que le révélateur de désaccords profonds. D’autre part, si l’aide est nécessaire la
France souhaite la déployer dans le cadre européen. La question de sa
conditionnalité est avancée. Il faut reconnaître une certaine continuité
à la politique française : dès le début 1993, cette conditionnalité, en
dehors du cas de l’aide exceptionnelle dans le cadre de l’aide humanitaire, guide la politique française. Elle y ajoute des conditions politiques. Côté rwandais, la question de l’aide est l’occasion d’affirmer sa
pleine souveraineté et de réclamer à Paris une forme de reconnaissance
de responsabilité dans le génocide.
Dans cette période où la diplomatie française cherche une posture
vis-à-vis du Rwanda, émerge l’idée d’une force rapide interafricaine de
maintien de la paix, solution possible aux futures crises du continent.

6. 4 la question d’une force rapide
interafricaine de maintien de la paix
L’expérience du Rwanda, la faiblesse de l’OUA à l’ONU du fait de la
difficulté de ses membres à s’entendre, la lenteur de la mobilisation de la
communauté internationale pour alimenter la MINUAR II poussent la
France à réfléchir à un instrument plus rapide pour favoriser l’implica-

chapitre

6 : l’après-turquoise

tion des États africains dans les opérations de sécurité et de maintien de
la paix sur le continent. Alors que l’opération Turquoise est en action, une
réflexion est menée au sein de la DAS, au ministère de la Défense, au cours
de l’été 1994 : deux notes sont adressées au ministre François Léotard192,
complétées par une troisième qui s’appuie plus directement sur l’expérience
rwandaise193.
L’idée de créer une « force rapide de maintien de la paix » est reprise
par le premier ministre, Édouard Balladur à Dakar le 27 juillet : « Il
me paraît urgent d’étudier la mise sur pied d’une structure proprement
africaine qui soit capable d’intervenir rapidement en Afrique pour des
opérations de maintien de la paix. La France et les institutions européennes, mais aussi d’autres contributeurs, pourraient apporter leur
coopération à un tel projet. » Il met en avant la nécessité que les pays
africains soient plus impliqués dans la prévention et le règlement des
conflits, que l’OUA en soit le principal pivot, et que l’UE et l’UEO
soient nettement parties prenantes pour soutenir les actions préventives
et celles de maintien de la paix194.
Il ressort de la réflexion et des projets que la force rapide devrait
être organisée par l’OUA, l’Union européenne et l’UEO : du côté de
l’Europe, l’Union européenne serait l’interlocuteur entre l’Organisation
de l’Union africaine et l’Organisation de l’Europe occidentale, pour des
raisons politiques et financières ; l’UEO interviendrait comme « conseil
en organisation et prestataire de service » et assurerait la liaison avec
l’OUA195. Cette force rapide serait composée de deux ou trois modules
de 5 000 hommes au total ; l’aide logistique immédiate viendrait de
l’Europe, le temps que les unités spécialisées africaines soient opérationnelles196. L’ONU est favorable à ce projet. Elle doit accorder un mandat
pour permettre à cette force rapide d’intervenir en première urgence, le
temps que soit créée une force multinationale.
Cette idée française doit convaincre les partenaires européens de la
France, dans le cadre de l’Union européenne, en mettant en avant la
PESC, et l’UEO : il faut intéresser l’Italie et l’Espagne disposées à doter
l’UEO de nouvelles compétences. Le Royaume-Uni qui a un passé africain doit être approché ; toutefois les anciennes relations coloniales de
ces deux États font apparaître quelques réticences – et le soutien de
Londres à la France pour le Rwanda a été limité. « Certains y verront

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

une résurgence d’une concurrence plus globale dans cette région
[…]Nous pourrions souhaiter du moins, développer les échanges
politico-militaires sur l’évolution du continent et l’information réciproque sur les opérations militaires et humanitaires conduites par les
deux pays »197. Pourtant, cette coopération est d’autant plus nécessaire
que la force interafricaine aura besoin de contingents de pays anglophones. Le chancelier Kohl suggère la formation d’un « corps d’intervention “humanitaire” »198, et le couple franco-allemand peut servir de
moteur pour « attirer d’autres pays membres sensibilisés aux questions
africaines199 ». Mais surtout, il ne faut pas laisser penser, en proposant de
faire participer les organisations européennes, que la France se décharge
sur elles des crises à venir200.
Si les Européens apportent un soutien matériel, financier, logistique
important, ainsi que leur savoir-faire, la nouvelle force doit être africaine et cela relève de l’OUA qui doit en assumer la paternité. « Politiquement, il est indispensable que cette force soit ouverte à tous les pays
africains. Il ressort cependant, d’une première évaluation, que seuls
quelques rares pays de l’OUA, surtout anglophones, seraient raisonnablement en mesure de contribuer à cette force »201 : Égypte, Maroc (qui
n’est pas membre de l’OUA), Afrique du Sud, sont les trois pays les plus
à même de fournir des personnels compétents et du matériel. Il faut
éviter « une logique trop exclusivement francophone »202.
Quelles sont les réactions en Afrique ? Lors de la conférence de
Biarritz, le projet de la force interafricaine est à nouveau mis en avant
et plutôt bien accueilli. En marge du sommet, le président du Togo,
Gnassingbé Eyadéma, est chargé par ses homologues francophones de
faire des propositions203, avec le soutien de la France. Au Sénégal, les
autorités reconnaissent la faiblesse des moyens de protection du continent et soutiennent le projet de force interafricaine204. Le ministère des
Forces armées avance des propositions, mais pose la question des modalités de déclenchement, de la zone d’intervention, des missions et du
financement. Yannick Gérard, le directeur-adjoint des Affaires africaines
au Quai d’Orsay y revient dans un long télégramme le 14 décembre
1994205. Il recommande le maintien d’un contact étroit avec l’OUA qui
n’est pas assez associée aux projets des Occidentaux et qui veut coordonner les actions de prévention et de gestion de crises en Afrique. Pour

chapitre

6 : l’après-turquoise

conforter l’OUA, Yannick Gérard doit se rendre à Addis-Abeba où siège
l’OUA et à Tunis.
Enfin, la question matérielle est essentielle, encore plus à la lumière
de l’expérience du bataillon interafricain soutenu par la France et déployé d’abord avec l’opération Turquoise et ensuite avec la MINUAR.
Ce bataillon a fait l’objet d’un soutien continu par l’armée française
avant et pendant l’opération Turquoise, faute de quoi ces unités n’auraient pas pu intervenir au Rwanda. L’absence de matériels en quantité
et en qualité suffisante est l’un des principaux obstacles à toute projection militaire. Ainsi, dès le départ, le projet de force interafricaine se
heurte au mur de la réalité. Par ailleurs, les questions pratiques : quelles
bases et quels centres de stockage sélectionner, s’opposent directement
à la souveraineté des états.
Face à ces questions de voir les États africains intervenir en Afrique
plutôt que des États occidentaux, les analystes mesurent tôt que la
question logistique est vitale pour la mise sur pied de cette force. Ainsi, dès le 2 juillet, le colonel Mourgeon, dans la note qu’il rédige pour
la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, en
souligne toute l’ampleur206. Le point 5 du chapitre sur les principes
d’organisation d’une force interafricaine traite non seulement du matériel mais aussi des aspects connexes et tout aussi importants du stockage et de la mobilité stratégique. En effet, la constitution de centres
de ressources apparaît comme une nécessité si l’on souhaite permettre
« l’équipement complet d’une force et assurant leur maintien [celui
des centres] en condition »207. De même, le colonel Mourgeon pointe
l’importance de capacités stratégiques de transport à disposition de
cette force putative, ce qui interroge immédiatement quant à la question du financement. Enfin, au plan des transports stratégiques, le
maintien en condition de certains matériels existant dans les pays africains (Batral-C 130 par exemple au Gabon, Tchad, Nigéria, etc.) pourrait être pris en charge par les pays donateurs208.
Ainsi, la DAS souligne dès le début du mois de juillet que la question matérielle et avec elle la question financière allaient directement
poser problème dans la mesure où il faudrait mettre sur pied ces centres,
entretenir les moyens de transports nécessaires tout en trouvant des
financeurs pour qui ce projet relèverait d’une politique pertinente.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Par ailleurs, la question du statut des centres permanents, condition
nécessaire pour une disponibilité optimale des stocks, reste en suspens.
Cette réalité est rappelée à l’ambassadeur de France à Dakar par le
ministère des Forces armées sénégalaises et ce dernier en rend compte
dans un TD du 4 novembre 1994209. Le ministère sénégalais, tout
en approuvant le principe d’un secrétariat général et d’un état-major
pour soutenir cette force putative pointe, cependant, que la présence
de forces militaires étrangères sur le territoire d’autres États apparaît
comme largement irénique. Derrière cette interrogation qui s’étend du
début juillet à la fin de l’année 1994, un problème en creux est évoqué par la DAS. Dans l’après-Guerre froide, quel type d’intervention
militaire la France peut-elle réaliser de son propre chef ? La solution
multilatérale est certes préférable mais encore faut-il avoir les moyens
et la volonté. D’autre part, cette réflexion qui est contemporaine de
l’opération Turquoise, pose la question de sa duplication à d’autres
États ou d’autres régions en cas de crise internationale, notamment
humanitaire, majeure. Poser la question, c’est sans doute déjà apporter
une partie de la réponse.
La mission qui avait été assignée par le gouvernement d’Édouard
Balladur à Bernard Dufourcq et au général Germanos le 19 juillet auprès du nouveau gouvernement rwandais a été, à bien des égards, un
succès. Les forces françaises ont été remplacées par la MINUAR II. La
question d’une justice internationale a été acceptée par les deux parties.
Au sein du cadre de l’ONU, le TPIR a été créé. à bien des égards ,la
période qui s’étend du 18 juillet à la fin décembre 1994 est le temps des
diplomates. La France a montré un certain talent à l’ONU pour faire
prévaloir ses vues.
Après avoir refusé d’arrêter les responsables du génocide, la France
s’est fortement investie à l’ONU dans la création du tribunal pénal international. Elle s’est souvent opposée aux souhaits du nouveau gouvernement rwandais, et a en particulier bataillé pour éviter que le tribunal
se prononce sur des faits trop anciens, au risque de mettre en cause le
soutien qu’elle avait apporté au régime du président Habyarimana.
Par ailleurs, si les autorités françaises à l’ONU emploient le mot «
génocide », elles n’en nomment jamais les auteurs. Le prolongement
de la compétence temporelle du futur tribunal pour des faits commis

chapitre

6 : l’après-turquoise

jusqu’au 31 décembre 1994, période dont la France souligne qu’elle est
susceptible d’être étendue, montre que dans l’esprit des autorités françaises, le FPR aussi doit être jugé.
Ces relations difficiles avec le nouveau gouvernement rwandais
transparaissent aussi dans la conférence de Biarritz, moment de représentation diplomatique par excellence pour la France – c’est un
sommet franco-africain – et pour François Mitterrand. C’est une illustration de la capacité de la France à exister et à exercer sa puissance
en dehors de ses frontières. Dans ce jeu des représentations de la puissance, la non-invitation du nouveau pouvoir rwandais le prive d’une
scène internationale mais aussi, et peut-être surtout, de la reconnaissance internationale de la France et des autres chefs d’État africains.
Dans cette mise en balance d’une exigence de justice et d’une aussi
grande exigence de reconnaissance, le Rwanda s’estime lésé. L’hésitation de François Mitterrand sur la question du ou des génocides,
la volonté vacillante de nommer un ambassadeur à Kigali en sont la
marque.
Plusieurs questions demeurent sur laquelle la France n’a sans
doute pas complément tranché : quelle est désormais sa place en
Afrique centre-orientale alors que le Zaïre, État exsangue économiquement et financièrement, apparaît menacé par l’instabilité politique en son sein et à ses frontières ? Le cadre multilatéral est-il
désormais privilégié pour agir dans cette région de l’Afrique ? La
réflexion qu’amorce la DAS sur une force inter-africaine d’intervention bute sur des problèmes sérieux : la question des moyens certes
mais aussi des relais de la France en Afrique, capables d’exercer une
action diplomatique et militaire. Pour répondre à cette question la
France est bien dépourvue. D’autres questions s’inscrivent dans une
logique historique plus longue, celle d’une justice internationale qui
ne saurait être expéditive et dont les conceptions divergent selon les
États. Enfin, sur quelles bases et comment négocier avec celui qui
était hier l’ennemi désigné, le FPR, et qui est désormais à la tête du
Rwanda ?210

659

troisième partie

Gouverner l’état
dans la crise rwandaise

chapitre 7

Dérives des institutions,
impensé du génocide
et liberté républicaine

C

ette partie conclusive, sous la forme d’un chapitre unique,
rassemble, synthétise et prolonge les constats et analyses établis
dans les chapitres précédents. Ceux-ci épousent la chronologie des cinq
années de référence. À cette fin, certaines archives exploitées précédemment peuvent être re-convoquées pour ce chapitre final, sans effet de
répétition néanmoins puisqu’elles sont mobilisées à des fins d’études
transversales ou sur la durée.
Dans ce chapitre se déploient également de nouvelles recherches
à partir d’ensembles d’archives non traitées ou jamais exploitées
sous la forme de corpus cohérents, en particulier les notes de l’étatmajor particulier du président de la République complétées par des
correspondances retrouvées, ainsi que la série reconstituée des comptes
rendus des conseils de défense 1993-1994, et un ensemble le plus complet possible de rapports émanant d’institutions d’État, proposant une
réflexion générale, souvent critique ou distanciée, sur l’engagement de
la France au Rwanda et le repli de l’action publique face au génocide.
Dans cet ensemble figure un intéressant prolongement comprenant des
notes, fiches et analyses produites dans le cadre des travaux préparatoires
des « cellules Rwanda » créées pour la Mission d’information parlementaire de 1998. L’usage des archives publiques se conforme à la pratique
des chapitres antérieurs où l’analyse repose sur les informations contenues dans les documents mais aussi les représentations qu’ils dévoilent
et ce qu’ils révèlent du rapport des institutions avec les archives.
Trois grandes parties structurent ce chapitre, correspondanr à l’étude
des institutions et des autorités en responsabilité ou en charge des politiques françaises au Rwanda, à celle des institutions au regard d’un cor-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

pus d’analyses internes courant sur la période de référence, enfin à un
essai de compréhension d’un pouvoir politique et d’un État républicain
mis au défi du dernier génocide du xxe siècle, se produisant dans un
continent qui fut l’espace de la puissance coloniale européenne.
Cette analyse transversale, critique et documentée, conduit à trois
constats : l’ampleur des dérives institutionnelles qui résultent de multiples écarts à la norme dont chacune ne porte pas nécessairement à
conséquence mais dont l’accumulation et la systématisation finissent
par créer un système aux responsabilités accablantes ; une impossibilité
de penser le génocide qui vient, confinant à l’effondrement intellectuel qui témoigne d’une inquiétante faiblesse conceptuelle de l’action
publique et même d’un blocage cognitif profond ; une conscience enfin
chez une minorité d’acteurs de la gravité des problèmes révélés, une tentative pour certains de réagir et de combattre comme l’enseigne l’éducation républicaine des serviteurs de l’État, pour d’autres une volonté de
penser en termes d’éthique de l’action et de l’intérêt général.

7.1 approche des institutions
en responsabilité ou en charge
des politiques françaises au rwanda
7.1.1 Une politique « de président à président »
L’étude détaillée de l’engagement de la France au Rwanda souligne
le poids majeur de la présidence de la République et l’intérêt particulier
de François Mitterrand pour cette politique d’assistance et de coopération en faveur d’un pays du continent africain. La possibilité de faire
du Rwanda un « laboratoire » des nouvelles orientations pour l’Afrique,
comme l’expose le chapitre premier, se double d’une relation directe de
« président à président » : cette relation a un impact immédiat et important sur la relation politique entre les deux pays.
7.1.1.1 une relation directe entre françois mitterrand
et juvénal habyarimana
Les échanges épistolaires, les communications téléphoniques et les

663

664
entretiens qu’accorde le président Mitterrand à son homologue rwandais sont nombreux et fréquents. Ils confirment les relations étroites
entre les deux hommes et, dans une certaine mesure qu’il revient d’apprécier, le niveau de pouvoir auquel se situe la décision de la politique
française au Rwanda.
 Étudier l’organisation de ces relations, leur concrétisation, leur
rythme et leur teneur permet de voir dans quelle mesure ces liens personnels jouent dans la politique de soutien de la France au Rwanda. Si
François Mitterrand s’affranchit des procédures régulières pour décider
ou si son cabinet, l’état-major et le conseiller Afrique interviennent,
influencent, infléchissent les décisions du chef de l’État. La question se
pose d’évaluer l’impact de la perception de cette relation de « président
à président » sur l’échelon de cabinet – et au-delà, sur les responsables
administratifs – et si cette dernière signifie une attention particulière accordée au Rwanda par le chef de l’État. Le chapitre premier du Rapport
et les suivants répondent à cette interrogation en constatant le caractère
de « laboratoire » de ce petit État d’Afrique entré tardivement dans les
pays dits « du champ ».
Les conversations se font au cours de rendez-vous à l’occasion de
voyages, d’entretiens téléphoniques1, et d’échanges épistolaires. Entre
1990 et 1993, Juvénal Habyarimana rencontre cinq fois, à sa demande,
François Mitterrand à l’Élysée, et deux fois à l’occasion de conférences
internationales (lors de la conférence des chefs d’État d’Afrique et de
France de La Baule du 19 au 21 juin 1990 et du sommet de la francophonie au palais de Chaillot du 19 au 21 novembre 1991), en faisant
escale à l’occasion de déplacements à New York ou en Belgique, et spécialement pour rencontrer le chef de l’État français. Les échanges épistolaires reflètent leurs relations privilégiées2 : outre les lettres protocolaires,
à l’occasion de la fête nationale de chacun des deux États3, les courriers
sont assez nombreux, directement envoyés ou transmis par un tiers,
ambassadeur ou ministre. Le président Habyarimana demande à rencontrer son homologue ; cela fait généralement l’occasion de notes auxquelles François Mitterrand répond systématiquement par un « oui »
dans la marge. Ainsi, son cabinet est averti et les entretiens sont préparés par des fiches transmises au président.
Les questions abordées concernent le processus de démocratisation

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

et de négociation d’une part, sur lesquels le président français insiste,
et d’autre part sur les questions de sécurité et donc de soutien militaire que demande le président rwandais de façon insistante à partir
d’octobre 1990. Quelques mois avant, en mai, au cours d’un entretien
à l’Élysée, François Mitterrand annonce une aide pour créer une télévision au Rwanda, – ce n’est qu’en 1992, que le ministère de la Coopération débloque une aide de 15 millions de francs4. C’est à partir de
l’attaque du FPR, le 1er octobre 1990, qu’Habyarimana compte sur le
secours de la France et le président Mitterrand d’agir. À cette occasion,
il s’adresse à lui en deux temps, d’abord le 4 octobre par le truchement
du président tchadien, Hissène Habré qu’il charge d’un message : « Le
président du Rwanda “souhaitait un appui militaire de la France, si
possible sous la forme d’une intervention aérienne”5 ». Le 16 octobre,
c’est un président « très inquiet, voire affolé » qui reçoit l’ambassadeur
Georges Martres et l’attaché de défense, le colonel Galinié, pour demander l’aide de la France6. Pour obtenir ce qui lui semble indispensable,
Juvénal Habyarimana envisage de se rendre à Paris le 14 octobre. Il ne
le fait pas mais demande à joindre François Mitterrand par téléphone le
plus rapidement possible avec la liste de ses requêtes en matériel militaire, outre le soutien aérien déjà demandé par Hissène Habré7. Seules
les munitions dont l’urgence se fait sentir lui sont accordées8, mais le
président rwandais insiste fortement sur les promesses faites par le président de la République9.
Paris, escale obligée
La France ne cesse d’inciter à la démocratisation du Rwanda, ce que
le président rappelle expressément en février 1991, dans un message à
Juvénal Habyarimana dans lequel il entend « l’inciter à négocier avec le
FPR, à respecter les droits de l’homme et à participer à une conférence
sur les réfugiés, tout en accentuant le processus d’ouverture politique
intérieure. C’est à ce prix seulement que l’aide militaire française sera
poursuivie10 ». En avril 1991, Juvénal Habyarimana se rend en Belgique
et en profite pour rencontrer le président français le 23 avril11. Le président
rwandais fait un compte rendu de son entretien à son ministre des Affaires
étrangères, Casimir Bizimungu, qui, à son tour, en livre la teneur à
Georges Martres, rapportée sans recul par l’ambassadeur à la DAM12.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

L’intérêt de François Mitterrand semble très grand. Il promet de faire
pression sur Museveni, mais surtout il est disposé à apporter une aide
militaire importante : le DAMI deviendra un détachement permanent,
Noroît restera au Rwanda jusqu’au cessez-le-feu, le colonel Canovas
sera maintenu un an et un conseiller technique permanent sera disponible ; enfin le président promet un matériel militaire conséquent. La
liste est longue et semble sans contrepartie si l’on en juge par le rapport de l’ambassadeur : le président Mitterrand ne réagit pas quand son
interlocuteur dit son opposition à un partage du pouvoir avec les Tutsi,
parce que, dit-il, il ne veut pas du FPR. Manifestement le compte rendu donne un éclairage totalement favorable au régime rwandais et en
partie contradictoire avec la note de François Mitterrand, du 2 février
précédent. Est-ce un engagement irréversible ? Une note de l’état-major
des Armées, vue par l’amiral Lanxade, suggère des assouplissements à
propos de Noroît : « il faut absolument éviter une “installation”13 ». Une
remarque supplémentaire rappelle les « excellentes relations », les « relations privilégiées » entre les deux présidents14 qui empêchent de contrer
la décision, ajoutant que la situation difficile au Rwanda ne permet pas,
de toute façon, de retirer le DAMI. Cet entretien montre l’efficacité
des tête-à-tête et la sympathie du président français qui ne consulte pas
avant de faire ses promesses.
La rencontre suivante, dont on possède la trace, se déroule le 17 juillet 1992 à Paris, et sa préparation reflète les méthodes du président
rwandais pour rester très présent. Sylvestre Nsanzimana, ancien premier ministre et conseiller d’Habyarimana, fait une tournée en Europe
pour présenter la situation du Rwanda et obtenir de l’aide15. Dans
cette perspective, Juvénal Habyarimana transmet un long message
daté du 6 mai pour le président Mitterrand qu’il remercie pour son
appui « ferme », « inestimable » et très utile16. Il présente la situation
du Rwanda et ses progrès en matière de démocratisation ainsi que
l’insécurité et les difficultés économiques, aussi attend-il de François
Mitterrand une intervention en direction de l’Ouganda, du FMI et de
la Banque mondiale. À cette occasion, il annonce sa venue prochaine à
Paris. Le 16 juin, une note est transmise avec une demande d’audience
à laquelle le président répond positivement17. Les deux présidents se
rencontrent le 17 juillet. Une note préparée auparavant pour un entre-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

tien qui n’a pas eu lieu, transmise par le général Huchon, permet de
connaître les points qu’aborde François Mitterrand : encouragements à
la démocratisation, aide militaire, protection des ressortissants français.
« La France continue d’ailleurs à rechercher comment renforcer l’appui
qu’elle peut donner au Rwanda sans engager directement ses moyens
militaires »18. Les promesses du président français valent engagements.
Ainsi quelques jours après la rencontre, il écrit à son homologue une
lettre transmise par l’ambassadeur Martres. Après les encouragements
à poursuivre dans la voie de la démocratisation et de la recherche du
cessez-le-feu, il rassure son correspondant : « Je souhaite vous confirmer, en tout état de cause, la volonté de mon pays de ne pas laisser
déstabiliser le Rwanda19 » : l’envoi d’une seconde compagnie qui assure
la protection des ressortissants français et étrangers l’atteste. Pourquoi
cette confirmation écrite est-elle nécessaire ? Habyarimana sait les réticences que cette aide suscite. À l’occasion de la remise de la lettre
par Georges Martres, celui-ci rapporte les propos d’Habyarimana : il a
conscience « que le soutien que le président Mitterrand lui avait accordé
sans réserve à chacune de leurs rencontres ne paraissait pas partagé en
France à tous les niveaux »20. Mais il sait pouvoir compter sur le général
Quesnot, le chef de l’état-major particulier.
Un échange de correspondances éclaire les relations entre les deux
présidents et leurs conséquences. « Ainsi que nous en avons convenu,
lors de ma visite à Paris, j’ai l’honneur de vous écrire cette lettre pour
vous tenir au courant de l’évolution au Rwanda »21. Ce 5 décembre
1992, Habyarimana adresse une longue lettre à François Mitterrand et
lui expose la situation du pays, avec les menaces persistantes du FPR, les
problèmes que suscitent la mise en œuvre des accords d’Arusha, et les
profondes difficultés économiques, tout en mettant en avant son souhait de réconciliation nationale. « Devant la gravité de la situation, et
son caractère potentiellement explosif, je ne puis que vous demander de
continuer à maintenir la présence militaire française actuelle, au moins
jusqu’aux élections. Cette présence est un facteur de stabilisation […]
et permet d’assurer pour la communauté française et internationale une
garantie de protection extrêmement appréciée »22. À cette occasion, il
demande la prolongation du dévoué ambassadeur Georges Martres qui
a atteint la limite d’âge.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

François Mitterrand lit attentivement cette lettre qu’il prend le temps
de souligner avec son habituel crayon bleu. Désireux de défendre la démocratisation du pays, de soutenir Habyarimana et de préserver l’image
de la France, Mitterrand rappelle son attachement aux accords d’Arusha.
« Je ne veux pas qu’on puisse reprocher à la France d’avoir nui à une bonne
application de l’accord, mais je souhaite vous confirmer que, sur la question de la présence du détachement de Noroît, la France agira en accord
avec les autorités rwandaises23 ». Alors qu’Habyarimana joint à sa lettre
deux discours qu’il a prononcés dans lesquels, en bon élève, il insiste sur
la démocratisation de l’Afrique24, la teneur de la lettre du président français le rapproche du sage, du maître qui encourage et incite son disciple
à la patience et au respect de la démocratie : « La réconciliation nationale au Rwanda passe, me semble-t-il, par une période de transition au
cours de laquelle toutes les communautés et forces politiques devraient
être associées au sein du gouvernement jusqu’à la tenue d’élections dans
des délais raisonnables25. Des pas importants ont été faits, je tiens à
vous réitérer mon soutien dans cette voie26 ». Habyarimana complète
la formule de politesse protocolaire par un mot manuscrit marquant sa
« constante amitié » ; Mitterrand conclut de la même manière par une
formule d’encouragement avec : « [l’assurance] et [de] mon souhait de
pouvoir vous aider au mieux dans votre tâche. À vous »27. Et il accepte de
le recevoir lors de son prochain passage à Paris28.
Au début de 1993, à l’occasion d’un voyage aux États-Unis, Habyarimana fait une escale de deux jours à Paris. François Mitterrand le reçoit
le 8 février à 18 heures, après ses rencontres avec plusieurs autorités,
comme précisé lors de l’organisation de sa venue : Bruno Delaye, le
conseiller diplomatique de l’Élysée, Marcel Debarge, ministre de la
Coopération, et le CEMP, le général Quesnot29.
Le contexte de l’automne 1993 inquiète Habyarimana : après les
accords d’Arusha et la constitution d’un gouvernement de coalition, et
après le vote à l’ONU d’une force internationale qui induit le départ de
Noroît, le chef de l’État rwandais craint le désengagement de la France
d’autant que le FPR s’oppose à la présence de casques bleus français.
Sur le chemin du retour des États-Unis où il s’est rendu à l’occasion
de l’assemblée générale des Nations unies, Habyarimana s’arrête à Paris.
Bien qu’il s’agisse d’« une visite privée30 », le président français le reçoit le

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

11 octobre31. L’ambassadeur Jean-Michel Marlaud signale qu’il veut remercier François Mitterrand et « s’assurer que notre intérêt pour son pays
ne faiblira pas après la mise en œuvre de l’accord de paix. À cet égard, il
devrait évoquer notre participation à la reconstruction mais plus encore
à l’avenir de notre présence militaire, dans laquelle il voit une garantie
de sécurité et de stabilité32 ». Habyarimana demande aussi à rencontrer
Alain Juppé. Le cabinet du ministre appuie une réponse positive33.
Ce nouveau voyage d’Habyarimana est l’occasion pour lui d’avoir
également des entretiens avec « le chef d’état-major des Armées, le
conseiller diplomatique du Premier ministre, le directeur des Affaires
africaines et malgaches, le directeur adjoint du cabinet du ministre de
la Coopération, et le général Huchon, chef de la mission militaire de
coopération »34. Le président rwandais sait comment mobiliser les autorités, y compris au plus haut niveau, qui décident de la politique française dans son pays. Ses efforts portent sur la poursuite d’une action à
son profit, en particulier le maintien d’ un dispositif militaire. Comme
l’écrit le Quai d’Orsay, « le président Habyarimana a vivement remercié
la France pour l’aide qu’elle ne cesse d’apporter au Rwanda. Il se montre
particulièrement sensible aux efforts consentis (DAMI Noroît) pour
éviter une solution militaire, à notre accompagnement actif des négociations d’Arusha et à notre action diplomatique en faveur d’une implication des Nations unies jusqu’à l’adoption de la Résolution 872 »35.
Bruno Delaye suggère au président de la République de donner certaines assurances à son interlocuteur36 : la France pourra adapter son
dispositif et continuer à apporter un soutien au Rwanda, et à cette
fin le futur gouvernement de transition à base élargie doit exprimer
rapidement ce qu’il attend en matière d’aide militaire et économique.
Juvénal Habyarimana apparaît très satisfait de ce séjour. Il « se félicite des
conclusions heureuses qui se sont dégagées de notre rencontre », écrit-il
à François Mitterrand en exprimant une fois encore sa gratitude37. Cette
appréciation laudatrice est paradoxale puisqu’à ses demandes de maintien de puissants moyens militaires au Rwanda, « il a été répondu au président Habyarimana que, fidèle aux dispositions des accords d’Arusha, la
France retirerait ses troupes lorsque le déploiement de la force internationale aurait été effectué à Kigali. Sa participation à cette force ne pouvait
être envisagée »38. Mais la contradiction peut être levée si l’on relève dans

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le compte rendu de Jean-Marc de La Sablière une phrase apparemment
sibylline mais aussi lourde de sens : « D’une façon générale, le président
Habyarimana a reçu l’assurance que la France n’entendait pas se désintéresser du Rwanda à l’avenir et qu’elle continuerait à lui apporter son
soutien »39. La France représentée par de tels interlocuteurs, à commencer par le président de la République, est accueillante et compréhensive,
aussi le président rwandais saisit-il d’autres occasions pour le rencontrer.
Un usage par le président Habyarimana d’une proximité
personnelle avec le chef d’État
Les décisions présidentielles ne sont pas toujours discutées en amont,
ce qui laisse voir une politique plus personnelle, le chef de l’État ne
prenant pas toujours la peine d’informer ses conseillers ni ses ministres.
Ceux-ci doivent s’en accommoder comme le montrent plusieurs
exemples qui soulignent, à l’inverse, combien son homologue rwandais utilise cette proximité, invoque des promesses que lui aurait faites
François Mitterrand pour s’imposer aux émissaires français.
En octobre 1990, Habyarimana insiste sur la promesse de François
Mitterrand d’une aide importante, au point que le conseiller Afrique
semble s’en étonner. Il souligne cette mention, insistante, de promesses sur le télégramme émanant de Martres avant de le transmettre
au président40. Après la rencontre des deux chefs d’État à la mi-juillet,
le Département informe tardivement les diplomates concernés par la
saisine du Conseil de sécurité promise par François Mitterrand : « Pour
votre intervention personnelle, lorsque le président de la République a
reçu le président Habyarimana, il lui a indiqué qu’en cas d’implication
directe de l’Ouganda dans le conflit, la France appuierait la saisine du
Conseil de sécurité par le Rwanda »41.
Dominique Pin signale dans une note que les accords signés par le gouvernement et le FPR, à Arusha le 10 janvier 1993, sont très mal reçus par
le président Habyarimana : celui-ci regrette que ses observations n’aient
pas été prises en compte comme si on voulait l’écarter du pouvoir ; il se
considère mis devant « le fait accompli » et menace de rejeter ce qui a déjà
été négocié. Après avoir lu cette note, François Mitterrand demande que
l’on traite directement avec son homologue42, signifiant ainsi que cette
affaire n’est pas du ressort du Quai d’Orsay mais de l’Élysée. Est-ce cette

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

note et la réaction d’Habyarimana qui poussent Mitterrand à répondre, le
lendemain, à la lettre que le premier lui avait envoyée début décembre et
qu’il avait lue de très près ? De son crayon bleu, il mentionne deux pages
de la lettre dont certains points doivent recevoir une réponse : à propos
de la présence militaire et de l’aide alimentaire de la France, et au sujet de
la prolongation de l’ambassadeur Georges Martres. C’est bien l’Élysée qui
prolonge la mission de l’ambassadeur, très à l’écoute du pouvoir de Kigali,
alors qu’il doit partir à la retraite et que son successeur est déjà nommé43.
Le 12 février, le conseiller Afrique de François Mitterrand et le directeur des Affaires africaines et malgaches sont à Kigali auprès du président et du premier ministre rwandais. « À toutes ces rencontres »,
est-il précisé dans la correspondance diplomatique, sont présents, outre
l’ambassadeur et l’attaché de défense, le colonel Delort qui commande
les forces françaises au Rwanda. Dès la première entrevue avec le chef
de l’État, celui-ci « a rappelé que le président Mitterrand lui avait dit
qu’il “n’était pas question de permettre au FPR de prendre le pouvoir
par les armes” »44.
Le rituel des entretiens entre les présidents
C’est à l’Élysée aussi que les entretiens des deux chefs d’État sont préparés, par Bruno Delaye principalement. À l’occasion de celui qui est
prévu pour le 11 octobre 1993, il établit une longue note pour François
Mitterrand. Très précises et fermes, les suggestions laissent penser que
le conseiller Afrique de l’Élysée dessine la ligne politique à suivre : « Le
président pourra insister sur l’importance que nous attachons au strict
respect par les deux parties de l’accord de paix et sur la responsabilité
qui leur incombe dans le déroulement satisfaisant de la transition45 ».
Sensible à la rhétorique du président rwandais, y compris dans ses excès, le président contraint finalement son entourage à se déjuger et à
s’accommoder plutôt que de laisser choir Habyarimana.
Traditionnellement, les deux présidents échangent des vœux pour la
nouvelle année. Pour 1994, François Mitterrand rappelle la fidélité de la
France qui aidera au développement du pays. « Je vous renouvelle mon
souhait de favoriser le resserrement des liens qui unissent si étroitement
les peuples français et rwandais46 ». L’étroitesse des liens entre les deux
présidents semble naturelle au successeur d’Habyarimana. Le 17 avril,

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le président du Gouvernement intérimaire Théodore Sindikubwabo
écrit une longue lettre au chef de l’État français, pour « exprimer les
remerciements les plus profonds du peuple rwandais pour le soutien
inestimable […] surtout pendant les moments difficiles consécutifs à
l’agression provoquée en octobre 1990 par le Front Patriotique Rwandais
(FPR) avec le soutien actif du gouvernement ougandais »47. Ce propos
est remarqué par un point d’exclamation dans la marge, à l›endroit où le
président rwandais signale que la France a empêché la « déstabilisation
irréversible du Rwanda ». Théodore Sindikubwabo fait une demande
embarrassante car il souhaite qu’au sein de la MINUAR, la France
remplace la Belgique contre laquelle il porte de lourdes accusations :
elle est suspecte d’avoir aidé sinon participé à l’attentat, et « il est établi
que beaucoup d’éléments du contingent belge épaulent le FPR dans les
assauts contre les Forces armées rwandaises en mettant notamment à
sa disposition des armes lourdes et des hommes. La population affirme
que des troupes belges ont tué beaucoup de civils innocents »48, accusation remarquée par le lecteur par un point d’interrogation. Rien ne
dit que le président français a lu cette lettre transmise par la DAM au
cabinet du ministre des Affaires étrangères et de là à Bruno Delaye,
mais elle a été lue de près. Le 22 mai, le président du GIR s’adresse à
nouveau à François Mitterrand : « Je prends la liberté de vous informer […] ». Alors qu’Alain Juppé a dénoncé, le 16 mai, le génocide
des Tutsi, Sindikubwabo se dit satisfait d’avoir stoppé les « massacres
interethniques » dans la partie du pays sous le contrôle du gouvernement et il demande que la France poursuive l’aide qu’elle apporte
depuis 1990. « Je fais encore une fois appel à votre généreuse compréhension et celle du peuple français en vous priant de nous fournir
encore une fois votre appui tant matériel que diplomatique49 ». Même
si le président Sindikubwabo s’inscrit dans la continuité des relations
franco-rwandaises, il occulte la spécificité de la situation et le regard
nouveau que porte la France sur la politique du régime, comme si les
relations personnelles étaient le seul facteur dans le jeu diplomatique et
politique. Or, la relation entretenue par François Mitterrand et Juvénal
Habyarimana était personnelle et non institutionnelle ; le soutien
inconditionnel qu’apportait le président de la République française ne
peut se transmettre, surtout dans le nouveau contexte de violence et

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

alors que le génocide est dénoncé par le chef de la diplomatie française.
Un avantage décisif sur le terrain rwandais
Il est certain que le président Habyarimana maîtrise l’avantage que
lui donne sur ses interlocuteurs français, au Rwanda aussi bien que lors
de ses rencontres à Paris, la ligne directe dont il estime disposer avec le
président de la République. Il y insiste fréquemment, la met en scène,
l’utilise comme moyen de pression pour obtenir des décisions en sa
faveur dont il considère qu’elles ont déjà été tranchées par François
Mitterrand. Il se peut que Juvénal Habyarimana lui prête des choix ou
des intentions qui vont au-delà de la réalité. Toutefois jamais dans les
archives consultées par la Commission, un document n’atteste que le
président rwandais ait été désavoué par son homologue français. Il a
perçu le potentiel de pouvoir que contient le nom de François Mitterrand
et la possibilité de s’en réclamer, de l’invoquer. L’exemple à cet égard de
la question du prolongement du DAMI de Ruhengeri au début de l’été
1991 est symptomatique de ce système, comme l’expose l’ambassadeur
Martres qui devient l’obligé de son interlocuteur :
Le lendemain de notre entrevue du 28 juin (cf/mon TD 466), le président
Habyarimana m’a téléphoné pour insister à nouveau sur la nécessité de prolonger
le séjour du détachement d’assistance militaire et d’instruction de Ruhengeri,
prolongation qu’il pensait avoir obtenue du président Mitterrand le 23 avril
dernier. […] Dans ces conditions, il me paraît souhaitable que le DAMI de
Ruhengeri ne soit pas retiré brutalement mais maintenu au moins en partie
pour une durée supplémentaire de deux mois50.

7.1.1.2 une approche d’une politique présidentielle en afrique.
Les nominations et promotions dans l’ordre de
la légion d’honneur des dignitaires du régime rwandais
La consultation des fonds d’archives français sur le Rwanda a pu permettre d’identifier certains dignitaires du régime décorés de la Légion
d’honneur. Ces marques de haute distinction à l’égard des représentants du régime de Kigali, surtout du président Habyarimana et de ses
proches, ont été massivement accordées par le président Valéry Giscard
d’Estaing, dont la « visite officielle en République rwandaise »51 date du
18 mai 1979. La dynamique se poursuit, comme le montrent des documents conservés au Service historique de la Défense. La Commission

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de recherche a souhaité accéder aux dossiers des décorés devant exister
à la Grande Chancellerie. Celle-ci a émis une réponse d’attente et il n’a
pas été possible, compte tenu des délais de remise du Rapport et de la
lenteur de l’instruction de la part de la Grande Chancellerie, d’obtenir
une autorisation d’accès à ces archives. Ce manque de coopération,
alors même que la Commission agit dans le cadre d’une mission qui
lui a été confiée par le président de la République, également Grand
maître de l’ordre de la Légion d’honneur, est regrettable. Il l’est d’autant
plus qu’il a empêché la Commission d’accéder aux dossiers validant
l’obtention par des Français de décoration rwandaise comme l’exige
le code de la Légion d’honneur52. Une « cérémonie de remise de décorations aux militaires de la coopération militaire française au Rwanda » se tient le 28 juin 1991 au camp Colonel-Mayuya, sous l’autorité
du président Habyarimana, grand maître des ordres nationaux, et en
présence des colonels Serubuga et Rwagafilita, respectivement chef
d’état-major adjoint de l’armée rwandaise et chef d’état-major adjoint
de la gendarmerie nationale. Vingt-six officiers et hommes de troupes
sont décorés pour certains de l’ordre national des Mille Collines, pour
d’autres de l’ordre national de la Paix53.
Il demeure malgré tout possible, grâce aux fonds d’archives français
consultés, d’établir que Juvénal Habyarimana est Grand Croix de la
Légion d’honneur depuis le 8 juillet 197754. Elie Sagatwa a été promu
officier en 1977 puis commandeur le 7 octobre 198255. Laurent Serubuga est également commandeur depuis le 19 décembre 197756. Une
fiche biographique du centre d’exploitation du renseignement militaire
précise que Pierre-Célestin Rwagafilita n’est titulaire d’aucune décoration française57, mais un document retrouvé aux archives diplomatiques
de Nantes lui attribue le grade d’officier depuis 1979, en compagnie
de Protais Zigiranyirazo58. Ces trois personnalités seront, plus tard,
des extrémistes hutu reconnus. On trouve également trace dans les
archives d’une cérémonie organisée en présence de Bagosora, Sagatwa
et Rusatira pour remettre la Légion d’honneur à Déogratias Nsabimana59. Un modéré, Charles Uwihoreye, est également décoré. Ne pouvant accéder aux archives de la Grande chancellerie, la Commission
de recherche n’a pas pu vérifier si une procédure de retrait a été appliquée à certaines de ces personnalités dont plusieurs étaient membres

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

du « réseau Zéro » ou se sont fortement impliquées dans le génocide60.
L’importance, le nombre et la qualité des distinctions traduisent l’attention des deux présidents de la République pour les dignitaires du
régime d’Habyarimana. Si l’implication personnelle de Valéry Giscard
d’Estaing semble probable au vu de la série de décorations attribuées,
celle de François Mitterrand est plus difficile à estimer faute d’un accès
aux sources. Un indicateur précieux est en conséquence hors de portée.
D’autres attentions, d’autres vigilances sont en revanche mieux documentées, en particulier sur l’exigence de loyauté absolue demandée aux
ministres traditionnellement en charge de l’Afrique, à savoir ceux de la
Coopération et du développement.
7.1.1.3 la vigilance présidentielle à l’égard des ministres
de la coopération et du développement
Deux titulaires du poste de ministre de la Coopération ont montré,
durant la période, des velléités d’indépendance voire de prise de distance avec la politique suivie, mettant en cause, directement ou indirectement, François Mitterrand. La réaction ne s’est pas fait attendre.
Le 6 février 1991, Jacques Pelletier, qui est ministre de la Coopération
du gouvernement de Michel Rocard, lui adresse une lettre personnelle :
Monsieur le Président,
L’évolution du Rwanda m’inquiète de plus en plus. Le Président Habyarimana ne donne pas les gages d’ouverture qui lui ont été conseillés à plusieurs reprises…. Il est, du reste, de plus en plus critiqué même chez certains Hutus. Les
modifications gouvernementales semblent privilégier les éléments durs hostiles à
la discussion avec les rebelles.
Mme Habyarimana et son clan ont repris les choses en main…
Si cette évolution se poursuit, je crains que le régime ne puisse pas tenir très
longtemps. Cela pose le problème de notre degré d’engagement dans ce conflit
interne. Je suis à votre disposition pour en parler.
Jacques Pelletier61.

Conservée dans le fonds présidentiel, la lettre est accompagnée d’une
note manuscrite de François Mitterrand : « M. cl. P. donner RV. FM ».
L’explication a eu lieu de toute évidence, Jacques Pelletier n’exprimant,
ensuite, plus de réserve, ni publique ni privée – du moins en l’état de la
documentation.
Le deuxième incident concerne le ministre Bernard Debré. Proche

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

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d’Édouard Balladur comme de François Mitterrand, le député d’Indreet-Loire et chef de service de l’hôpital Cochin est nommé rue Monsieur
le 12 novembre 1994 en remplacement de Michel Roussin contraint
à la démission en raison d’une mise en examen. Une dépêche AFP
du 19 novembre rend compte d’un entretien du nouveau ministre à
RFI où il déclarait notamment, à propos de l’engagement français au
Rwanda, que « cette politique est difficile à cerner pour une raison relativement simple, c’est que l’Élysée et plus particulièrement le président
Mitterrand est attaché à l’ancien président rwandais Juvénal Habyarimana », ajoutant qu’il est « très attaché à tout ce qui était l’ancien
régime [rwandais] ». Pour cette raison, conclut-il, « il est difficile d’avoir
une politique consensuelle »62. Il annonce en conséquence avoir décidé
« de faire la semaine prochaine une réunion sur le Rwanda avec tous les
acteurs politiques, sociaux et économiques sur le Rwanda. Nous allons
en parler avec le pdt (Mitterrand). Je réunis les ONG. Il y aura la définition d’une politique ».
Le lendemain, Bernard Debré adresse une lettre manuscrite à
François Mitterrand qu’il convient de citer intégralement tant elle
infirme ses propos de la veille et montre un strict alignement sur
les positions du président. L’insistance sur les exactions du FPR,
la minimisation des massacres anti-tutsi qui ne sont pas qualifiés
de génocide, le soupçon sur le nouveau régime et la tentation de le
mettre sous tutelle internationale caractérisent la ligne présidentielle
publiquement affirmée au sommet de Biarritz :
J’aimerais vous donner quelques précisions sur mon sentiment vis-à-vis du
Rwanda, éléments qui ont été mal transmis par l’AFP. Le Pdt Habyarimana a
été le seul à avoir accepté des accords qui auraient pu entraîner la paix pour son
pays, mais il n’a pas été en mesure de les appliquer. Actuellement, les exactions
des Hutus sont bien connues, mais celles des Tutsis commencent à être légion
et sont relevées par les ONG. J’ai demandé à mes conseillers de se réunir pour
m’éclairer sur la situation. Je pense qu’il faudrait reprendre les accords d’Arusha
– Certaines conditionnalités devraient être proposées
– Des observateurs de l’ONU pourraient s’assurer de l’arrêt des exactions actuellement dénoncées
– Le retour des réfugiés devrait pouvoir être garanti par ces mêmes observateurs
– Un gouvernement à base élargie devrait représenter toutes les tendances
– Des élections devraient être proposées pour les Rwandais de toute ethnie, dans
les 2 à 3 ans à venir

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

– La justice, siégeant pour punir les exactions, devrait être impartiale
Voici, Monsieur le Président, mon sentiment sur le Rwanda63.

Les dossiers du conseiller Afrique ne contiennent pas de réponse à la
lettre de Bernard Debré. En revanche, une note assez sévère de Bruno
Delaye, du 9 décembre 1994, alerte sur un projet de voyage au Rwanda
du ministre, une semaine plus tard, dans le cadre d’une tournée en
Afrique centrale : « Il devrait vous en entretenir prochainement », écrit
le conseiller au président, ajoutant :
Il est clair, à la lecture des premières déclarations, que M. Bernard Debré, sensible aux arguments des ONG très critiques à l’égard de la politique française
au Rwanda, souhaite marquer sa différence et apparaître comme l’homme de
la normalisation de nos relations avec les nouvelles autorités en étant le premier
ministre français à se rendre à Kigali. Le gouvernement rwandais et le FPR
qui n’ont pas manqué de relever que M. Debré leur était plus favorable que
M. Juppé, accueilleront évidemment avec joie ce projet de visite. Alors que le
général Kagame, en voyage en Europe et aux États-Unis, multiplie les déclarations désagréables à l’égard de la France, ce séjour au Rwanda du ministre de
la Coopération sera perçu par les autorités rwandaises comme une victoire et
ne les poussera vraisemblablement pas à plus de concessions pour favoriser la
réconciliation nationale et le retour des deux millions de réfugiés qui campent
aux frontières du pays64.

Ainsi, à deux reprises, il s’avère que deux ministres de la Coopération
et du Développement, tentés par des velléités de politique différente de
celle suivie par l’Élysée pour le Rwanda sont clairement recadrés par
le chef de l’État ou son entourage. Cette pratique de soumission des
titulaires d’un portefeuille stratégique dans les relations franco-africaines
semble assez habituelle. On garde en mémoire que le ministre délégué
en charge de la Coopération du premier gouvernement de la présidence
de François Mitterrand, Jean-Pierre Cot, est contraint à la démission le
8 décembre 1982 par désaccord avec la politique de François Mitterrand.
Un article du Monde contenu dans les archives de Bruno Delaye, du
10 juillet 1990, rappelle un autre épisode du bras de fer entre des diplomates progressistes et le pouvoir élyséen : « Un rapport à l’index », de
Jacques de Barrin, évoque le destin mort-né du rapport de Stéphane
Hessel qui fut remis à Michel Rocard, premier ministre, en 199065.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.1.1.4 un secrétaire général présent/absent
Hubert Védrine occupe les fonctions de conseiller pour les questions
stratégiques et le désarmement à la présidence de la République de
mai 1988 à mai 1991, avant de succéder à Jean-Louis Bianco au poste
de secrétaire général. Il est destinataire de toutes les notes adressées au
président de la République sur le Rwanda et la région des Grands Lacs,
produites par l’état-major particulier et le conseiller Afrique. Il les annote, signale qu’elles ont été vues par le chef de l’État, communique les
instructions de ce dernier aux deux services qui sont en charge du sujet.
Il s’agit souvent de quelques mots. Rares ou même inexistantes sont
les notes du président à ses conseillers. François Mitterrand s’exprime
en marge des notes de ses conseillers, lors d’entretiens qui ne laissent
aucune trace écrite, à travers des lettres au premier ministre ou aux
ministres, durant les conseils restreints de défense lorsqu’ils sont instaurés en février 1993. Hubert Védrine en revanche produit des notes,
adressées à François Mitterrand mais aussi, au nom du président, à des
personnalités extérieures66. Durant l’opération Turquoise, l’activité du
secrétaire général est soutenue comme le restituent les archives du fonds
présidentiel67.
Le 15 juin 1994, il soumet au président « une liste d’actions ponctuelles que pourrait mener la France au Rwanda (protection d’hôpitaux
ou autres) ». Le 22 juin, il adresse une lettre à Daniel Jacoby, président
de la FIDH, en réaction à la mise en cause, « en des termes extrêmement partisans et violents » de « la politique de la France au Rwanda
ces dernières années et depuis la tragédie qui ensanglante ce pays ». Il
renvoie aux deux communiqués du samedi 18 juin. Le 26 juin probablement, il rédige une note manuscrite à destination du président de la
République pour signaler le problème que pose le souhait du général
Quesnot demandant d’accompagner le ministre de la Défense au Zaïre
et au Rwanda : « Les journalistes connaissent trop ses positions très
anti-FPR »68. Les notes du 27 juin et du 15 juillet portent sur des initiatives d’Édouard Balladur, la seconde, du 15, réagissant à une dépêche
Reuters qui annonce des arrestations de responsables du génocide :
« Lecture du Président. Ce n’est pas ce qui a été dit chez le Premier
ministre. Hubert Védrine ». Celle du 11 août 1994 s’intéresse au retrait
des 850 militaires français encore présents au Rwanda.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Hubert Védrine est actif sur le sujet à un moment où le Rwanda et
l’intervention française sollicitent fortement le président de la République, particulièrement dans un exercice où le premier ministre est en
pointe. Le sujet accapare aussi l’attention des médias français et étrangers. Auparavant, le secrétaire général s’est intéressé, en raison de son
expérience et de sa compétence diplomatique, aux accords d’Arusha. Il
est perçu comme l’autorité à qui l’information sur le Rwanda doit parvenir. Ainsi reçoit-il du directeur de cabinet du ministre de l’Économie
et des Finances, le 29 janvier 1993, un rapport sur une mission financière française de retour de Kigali, laquelle a constaté « une profonde
détérioration de la situation […] cela exige l’aboutissement rapide des
négociations d’Arusha »69.
7.1.1.5 deux services de l’élysée en pointe dans la décision présidentielle. l’état-major particulier et la cellule afrique
Président de la République, chef de l’État, François Mitterrand dispose d’un cabinet civil et militaire dont il côtoie quotidiennement les
membres, avec lesquels il effectue ses voyages officiels, dont il lit et
commente les notes via le secrétaire général70 qui assume les tâches de
régulateur de la machine élyséenne. Avec l’EMP, la proximité est encore
plus forte du fait de la responsabilité de ce service chargé de maintenir
en tout temps et en tout lieu la disponibilité de l’arme nucléaire pour
le président. C’est l’EMP qui assure pour cette raison toutes ses communications lorsque le président est en déplacement en France comme
à l’étranger. Le chef de l’état-major particulier est l’amiral Jacques Lanxade, arrivé à ce poste le 17 avril 1989 et qu’il quitte le 24 avril 1991
pour prendre la tête de l’état-major des Armées. Il est remplacé par le
général Quesnot71. Le colonel (devenu général de brigade) Jean-Pierre
Huchon assure la continuité du suivi de l’armée de terre. Nommé adjoint de l’EMP en 1989, il quitte le 14 rue de l’Élysée en 1993 pour
succéder au général Jean Varret, évincé de la coopération militaire.
François Mitterrand accorde une grande importance à la cellule
Afrique. Elle est localisée au 2 rue de l’Élysée dans les anciens bureaux de
Jacques Foccart. Il y nomme à sa tête en 1986 son propre fils, Jean-Christophe Mitterrand. Celui-ci est sans compétences particulières sur le sujet
ni en matière diplomatique. Sa principale qualité est sa proximité avec

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

le chef de l’État et son expérience, acquise entre 1983 et 1986 lorsqu’il
est adjoint de Guy Penne à ce poste officiellement intitulé conseiller
pour les affaires africaines. L’ambassadeur Bruno Delaye lui succède et
prend comme adjoint un autre diplomate de carrière, Dominique Pin,
qui était premier conseiller à l’ambassade de France à Kinshasa.
Pour le Rwanda en particulier, l’Afrique en général avec le bloc francophone des pays dit « du champ », l’essentiel des tâches réalisées par
ces deux pôles de conseil militaire et diplomatique porte sur la rédaction de notes d’une à deux pages adressées « à l’attention de Monsieur
le Président », sous couvert du secrétaire général de la présidence de
la République. Les archives du fonds présidentiel les conservent sans
qu’il soit possible toutefois de certifier que la collection est complète
dans la mesure où il n’existe pas d’enregistrement formalisé dans un
« chrono »72. Ces notes sont le fruit d’une synthèse d’informations de
toute nature, d’exposé des situations et de propositions de solutions.
Aussi est-il très important de pouvoir accéder aux documents bruts
ayant permis l’élaboration de ces écrits. Les archives de Bruno Delaye
les conservent à l’inverse des archives de l’EMP. Les archives de JeanChristophe Mitterrand sont introuvables. Les notes de l’EMP, comme
de la cellule Afrique, parviennent au président comme en atteste le
« vu » porté de sa main souvent accompagné de ses initiales, ou « lecture du Président » inscrite de la plume du secrétaire général.
L’étude des politiques françaises au Rwanda a mis au jour à la fois
l’emprise de l’EMP sur la cellule Afrique, sa production de notes et une
activité de nature irrégulière du 14 rue de l’Élysée – des faits qui sont
constatés et analysés dans une section à part entière de ce chapitre. Ces
constats et analyses font ressortir la responsabilité du politique dans
cette autonomie des services. Couvert par le président sans que, nécessairement il soit informé de tous les tenants et aboutissants de cette
autonomie, l’EMP se donne sur le Rwanda un pouvoir d’action qui
excède ses fonctions de conseils.
7.1.1.6 l’emp au centre de la décision présidentielle
Sous la Ve République, l’état-major du président de la République
est placé sous l’autorité du chef de l’état-major particulier (CEMP),
membre du cabinet du président de la République et deuxième dans

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

l’ordre protocolaire de la présidence de la République après le secrétaire
général. Il est secondé par des officiers supérieurs de chaque armée et
rattaché à des services interarmées. Cette institution officie comme un
état-major dont le rôle est d’opérer comme interface entre le président
de la République et les différentes forces armées, et de conseiller le chef
de l’État dans son rôle de chef des armées. Il a pour charge, en outre,
la permanence opérationnelle des forces de dissuasion nucléaires. Il
prépare les conseils de défense et se charge de la liaison avec le ministère
de la Défense et l’état-major des Armées (EMA). Les documents mis à la
disposition des chercheurs de la Commission sont la série des notes au
président de la République sur le Rwanda extraites de l’ensemble réunis
sous la cote AG/5(4)/12456. Il existe d’autres notes au sujet de différentes
crises internationales contemporaines mais qui n’apparaîssent pas dans les
extraits mis à disposition de la Commission. Ces notes sont régulièrement
citées, à la pièce, dans les ouvrages, tribunes, articles de presse voire
sites internet portant sur le rôle de la France au Rwanda. L’intérêt de ce
dépouillement, inédit car systématique, a été de réunir ces documents
dans une série cohérente permettant une analyse fine ainsi qu’une remise
en contexte de chacune de ces notes dans leur environnement archivistique
et dans leur contexte. Elles permettent une analyse, sur le temps long,
du rôle joué par le CEMP dans le processus de décision concernant la
nature des interventions françaises au Rwanda. Chronologiquement, la
dynamique de production peut être représentée sous forme de tableau :
Années

1990

1991

1992

1993

1994

Total

Nombre de
notes produites
par l’EMP

13

13

11

10

30

77

Entre 1990 et 1993, le nombre de notes EMP reste stable à l’échelle
annuelle tandis que l’année 1994 voit leur nombre tripler. L’échelle
annuelle est toutefois insatisfaisante, car elle ne permet pas d’observer
les variations intermédiaires. En affinant l’analyse, cette fois au niveau
mensuel, il est justement possible de remarquer des fluctuations :
La production des notes EMP épouse la chronologie des crises au
Rwanda et des différentes interventions de la France73. Trois périodes
peuvent être identifiées :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

– La période initiale de l’intervention française au Rwanda et de l’installation de son dispositif. Elle concerne les mois d’octobre 1990 à la fin
du premier semestre 1991.
– Une période intermédiaire de janvier 1992 à avril 1993, avec un
ultime soubresaut en octobre, où les notes transcrivent les différentes
réactions françaises aux crises successives au Rwanda jusqu’au désengagement de son dispositif. Il est assez remarquable qu’aucune note
ne soit produite, versée ou conservée au sujet du 2e semestre 1991 ni
durant la fin du printemps et l’été 1993.
– La période « climax » d’avril à août 1994, du début du génocide des
Tutsi au Rwanda jusqu’à la fin de l’opération Turquoise. L’absence de
note produite, versée ou conservée dans ce fonds au sujet de la période
janvier à avril 1994 peut être constatée.
7.1.1.7. un exécutif à une tête ?
les premiers ministres et le rwanda
Entre 1990 et 1994, Michel Rocard, Édith Cresson, Pierre Bérégovoy
et Édouard Balladur occupent tour à tour le poste de premier ministre.
Les deux premiers sont presque absents du sujet ou ne l’abordent qu’à
rebours. Le dépouillement systématique des archives de Michel Rocard, pour la période qu’il passe à Matignon, montre l’absence totale
d’une quelconque implication. Il ne se préoccupe du sujet qu’à rebours,
comme le montrent ses archives privées, notamment lorsqu’il est premier secrétaire du Parti socialiste en 1993. Peu après avoir participé à
un colloque pour Médecins du monde au début de l’année 1993, où il
semble avoir été interpellé sur la question, il commande – preuve de son
intérêt et de sa méconnaissance de la question – à son ancienne conseillère à Matignon pour les questions géostratégiques Marisol Touraine,
une note relative au Rwanda. Celle-ci se renseigne auprès du Quai
d’Orsay, et lui transmet le texte suivant :

À l’issue de votre intervention au colloque organisé par Médecins du
Monde, vous m’avez demandé une note sur le Rwanda. Vous trouverez, cijoint, l’analyse que m’a transmise le Quai d’Orsay. Il me semble utile d’attirer
votre attention sur les quelques points suivants qui informent l’ancien Premier
ministre des problèmes posés par la politique française au Rwanda et des causes
d’un engagement si poussé en faveur du régime Habyarimana :
– Le Rwanda connaît l’une des situations les plus confuses d’Afrique. Trois

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

problèmes se superposent : le problème ethnique de l’affrontement entre les
Hutu et les Tutsi ; le problème démocratique, les Hutu majoritaires ayant accaparé le pouvoir depuis 1959 et le processus d’ouverture politique engagé par
le Président Habyarimana en 1990 étant resté des plus limités ; le problème
régional, enfin, l’Ouganda anglophone soutenant l’opposition Tutsi contre le
régime rwandais francophone, la communauté rwandaise d’Ouganda ayant
elle-même largement favorisé l’installation du régime Museveni.
– La France a de facto relayé la Belgique au Rwanda il y a une dizaine d’années. Surtout, F. Mitterrand a eu un « coup de cœur » pour Habyarimana, en
qui il a vu un démocrate potentiel : l’avis unanime est qu’il s’agit incontestablement d’un homme « jovial et charmant » (sic) ; ses sentiments démocratiques,
eux, sont davantage mis en doute. L’opportunité de notre engagement politique
au Rwanda est très discuté : il n’y a aucun doute que c’est l’Élysée, et lui seul,
qui a pesé en ce sens. Cela dit, on ne peut nier qu’en nommant, en avril 1992,
un premier ministre d’opposition, Habyarimana a semblé incarner un espoir
démocratique, aujourd’hui déçu.
– L’envoi de nos troupes au Rwanda, il y a environ 28 mois, a été décidé par
l’Élysée seul. L’objectif initial était la sécurité des ressortissants, français et belges,
expatriés. Il est vite devenu le soutien au régime Habyarimana, et des militaires
français ont participé aux opérations contre les rebelles. Aujourd’hui, la présence
française fait l’unanimité contre elle. C’est pourquoi Paris vient de demander
que le relais soit pris par des casques bleus de l’ONU et espère pouvoir se dégager
très vite. La Grande-Bretagne est réticente et ne nous aide pas beaucoup.
En bref, le Rwanda est un cas compliqué à la fois par sa situation intérieure et
par les motivations de la politique qu’y mène la France. Il n’est pas illégitime d’y
déceler, au moins pour une part, les traces de soutien à un régime non démocratique même si celui-ci a la particularité d’avoir incarné, pendant quelques
mois, l’espoir d’un progrès démocratique74.

Par la suite, le Rwanda réapparaît dans les préoccupations de Michel
Rocard, mais postérieurement à 1994, lorsqu’il mène une mission au
Rwanda en 1997.
 Édith Cresson, qui lui succède, ne semble pas davantage avoir été
mêlée aux affaires rwandaises, si on en croit l’absence de traces dans
les archives consultées. Les rares fois où elle mentionne le sujet, c’est
pour renvoyer son interlocuteur au ministre des Affaires étrangères.
Par exemple, les archives de son secrétariat particulier montrent qu’au
milieu d’une dizaine de milliers de lettres figure notamment une interpellation de la part de deux personnalités politiques : Georges Colombier, député de l’Isère, vice-président du Conseil général et maire de
Meyrieu-les-Étangs et André Borel, député du Vaucluse, également

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

vice-président du Conseil général et maire de Pertuis. Ils font remonter une démarche effectuée par le Comité français pour la défense des
droits de l’homme et de la démocratie au Rwanda, et notamment par
Jean Carbonare. Son secrétariat leur adresse cette réponse dans le style
convenu pour ce genre d’échange :
Monsieur le Député.
Vous avez bien voulu appeler mon attention sur la démarche effectuée auprès
de vous par le Comité Français pour la Défense des Droits de l’Homme et la
Démocratie au Rwanda.
J’ai pris connaissance avec soin de la situation évoquée par Monsieur Jean
Carbonare.
Sensible aux préoccupations exprimées par l’intéressé, j’ai aussitôt transmis cette
correspondance à Monsieur Roland Dumas, Ministre d’État, Ministre des Affaires Étrangères, en lui demandant de vous apporter des éléments répondant
aux interrogations de votre interlocuteur75.

Pierre Bérégovoy est plus actif sur le dossier, même si sa participation se borne à être informé, plus que ne le sont ses prédécesseurs, des
intentions de l’Élysée. Cela se traduit par la production de plusieurs
notes successives dont les archives des conseillers gardent la trace. Il ne
s’agit pas de notes appelant à des décisions, mais d’information. L’une
d’entre elles montre que cette implication du premier ministre est voulue directement par l’Élysée. Ainsi, une rencontre est organisée en septembre 1992 entre Pierre Bérégovoy et le premier ministre du Rwanda,
ce qui est un revirement manifeste de la politique suivie jusqu’alors.
Son conseiller diplomatique Jean-Claude Cousseran écrit que « cette
audience, qui ne s’imposerait pas dans un autre contexte, est jugée
maintenant très opportune, tant au Ministère des Affaires étrangères,
qu’à la cellule africaine de l’Élysée »76. Elle « revêt de l’importance » car :
Elle ne peut que renforcer M. Nsengiyareme, membre de l’opposition modérée
au Président Habyarimana qui est chargé d’une délicate transition politique
qui l’amène à se heurter parfois à la volonté présidentielle. Elle s’inscrit donc
dans le cadre de notre action visant à consolider la politique d’ouverture au
Rwanda. Elle intervient quelques jours avant un rdv important. Les discussions menées par les autorités rwandaises avec le Front Patriotique Rwandais
à Arusha qui ont donné lieu le 18 août dernier à la signature d’un protocole
d’accord sur l’État de droit doivent en effet entrer dans une phase décisive à
compter du 7 septembre, avec les négociations sur le partage du pouvoir et la
formation d’une armée nationale avec absorption d’éléments rebelles. Grâce au

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

renforcement de notre coopération militaire, la situation est actuellement gelée
sur le terrain mais nous avons tout intérêt à ce qu’une solution politique soit
trouvée et donc à ce que les négociations d’Arusha réussissent77.

Cependant, le premier ministre n’est pas invité à se prononcer sur
le fond de la politique française au Rwanda, mais à consolider, par son
implication qui n’est que symbolique, celle suivie par l’Élysée et la cellule Afrique. Son conseiller, Jacques Maire, assiste à plusieurs cellules
de crise en février 1993, mais la décision de Pierre Bérégovoy n’est formellement jamais requise, sauf quand il s’agit de soutenir, en conseil
restreint notamment, les positions du président de la République78.
La cohabitation permet de redistribuer les cartes, puisqu’Édouard
Balladur souhaite, et obtient, une plus grande capacité à agir et influer
sur la politique française au Rwanda. Contrairement à ses prédécesseurs qui appartenaient à la majorité du président de la République,
Édouard Balladur vient de la droite et porte un projet qui, comme on
l’a vu dans le chapitre 5, se veut plus prudent sur l’engagement français
au Rwanda, et même en rupture, notamment sur les questions économiques et financières, avec la politique de la France traditionnellement
suivie en Afrique depuis la décolonisation. Cependant, il est manifeste
qu’en juillet 1994, il est au cœur du processus de décision. Cela se
manifeste, bien sûr, par son voyage au Rwanda, mais aussi par l’intermédiaire des notes de l’EMP qui – retournement de situation – informent le président de la République des décisions prises par son premier
ministre. Ce point est particulièrement notable dans des notes du
général Quesnot qui informent que c’est à Matignon que s’est tenue
la réunion sur le Rwanda les 15 et 18 juillet 1994, présidée par le premier ministre, qui « demande », qui « estime » qui « est prêt à accepter »
ou qui « exclut » ce que doit être la politique française envers la situation
que connaît le Rwanda79.

7.1.2 Des ministères harcelés
La période de cohabitation ne met pas seulement aux prises les deux
têtes de l’exécutif sur le dossier du Rwanda. Ce dossier affecte aussi les
relations entre les ministères et les relations des ministères avec la présidence de la République au travers de conflits qui peuvent prendre un
tour exacerbé. Cette situation n’est pas limitée au temps de la cohabita-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

tion. Dès 1991 et surtout en 1992 et 1993, le Rwanda devient un enjeu
des relations entre le ministère Joxe à la Défense d’une part, le ministère
des Affaires étrangères et l’Élysée de l’autre. François Léotard qui succède à Pierre Joxe80 affronte des hostilités comparables. Le ministère
de la Coopération subit lui aussi de sévères attaques durant toute la
période, sa politique civile comme militaire apparaîssant comme un
obstacle aux visées de l’Élysée mais aussi aux efforts de modernisation
tant du ministère de la Défense (pour la coopération militaire) que
du Trésor (pour la coopération civile). Les affrontements menées entre
départements peuvent se révéler impitoyables.
7.1.2.1 l’opposition du ministre joxe
à la politique élyséenne
Successeur de Jean-Pierre Chevènement au ministère de la Défense
le 29 janvier 1991, Pierre Joxe quitte l’hôtel de Brienne le 9 mars 1993.
Il s’oppose sur trois plans à la politique menée par l’Élysée au Rwanda, d’abord sur le fond, à travers des lettres adressées au président de
la République réclamant le désengagement militaire de la France, en
raison notamment de l’absence de garanties politiques sérieuses avec
le président Habyarimana81. Le Rwanda par ailleurs révèle les graves
dysfonctionnements de la prise de décision militaro-diplomatique à
l’Élysée : Pierre Joxe s’emploie, en vain, à réformer un système dont il
n’est pas loin de penser qu’il est problématique au regard de la pratique
républicaine des institutions. Enfin, il aspire à donner au ministère de
la Défense les moyens de son indépendance comme de son autorité,
envers les Affaires étrangères ou l’état-major des Armées particulièrement. La création de la Délégation aux affaires stratégiques (DAS), de
la Direction du renseignement militaire (DRM), du Commandement
des opérations spéciales (COS) répondent à ces impératifs.
Par la voix de son directeur de cabinet François Nicoullaud, le ministre Joxe avertit solennellement son homologue Roland Dumas sur
les risques de la politique française alors suivie au Rwanda82. Il insiste
même sur un point essentiel de l’argumentaire des autorités en responsabilité du dossier, à savoir que le soutien militaire est la clef de la solution au Rwanda. Or, d’après cette note, il n’en est rien. Cette politique
mène à une impasse, parce que la solution politique est absente :

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Le déploiement de l’opération Noroît et la mise en place d’un DAMI, s’ils ont
permis de stabiliser la situation militaire, n’ont pas suffi à la rétablir définitivement. En fait, elle se dégrade sensiblement depuis plusieurs semaines. L’envoi
d’une mission d’observateurs français (MOF) à la frontière ougando-rwandaise
n’a pas produit les résultats escomptés. En l’absence de solution politique, le
risque existe donc d’un enlisement militaire français au Rwanda. Il me paraît
nécessaire d’attirer votre attention sur cette situation. De proche en proche, la
crise actuelle pourrait, à terme, déstabiliser l’ensemble de la sous-région des
Grands Lacs. Je vous serais reconnaissant de m’indiquer si le ministère de la
Défense serait favorable à une concertation interministérielle sur ce pays83.

Au vu de l’aggravation de la situation, la proposition du ministre
de la Défense d’ouvrir la réflexion au niveau interministériel répond
clairement à la nécessité d’aborder le dossier rwandais dans le cadre des
institutions régulières et de le sortir d’une gestion opaque et irrégulière.
La réponse du ministre des Affaires étrangères, sous la plume de son
directeur de cabinet84, consent à cette proposition de « concertation
interministérielle » mais affirme d’emblée une position radicalement
contraire à celle du ministre de la Défense. À l’inverse du désengagement, le ministère des Affairs étrangères prône le renforcement : « La
France ne semble avoir d’autre solution que d’accentuer son appui, en
particulier militaire, au Gouvernement du Rwanda ».
Un an plus tard, Pierre Joxe échoue dans une nouvelle confrontation,
cette fois directement avec la présidence de la République où l’Élysée
contrôle la décision sur le Rwanda. Le 19 février, il adresse au président
de la République une note contestant la logique d’un renforcement
de l’aide militaire au Rwanda tout en reconnaissant la difficulté de la
situation. Il conteste la suprématie du Quai d’Orsay en matière de décision stratégique et demande que le président de la République prenne
une décision claire et en donne la signification85.
Faut-il, pour marquer sans attendre notre détermination, envoyer immédiatement ces deux compagnies supplémentaires ?
– Si nous annonçons clairement qu’elles sont là pour l’évacuation des expatriés,
leur arrivée poussera à cette évacuation et accélérera la décomposition du régime.
– Si nous laissons planer l’ambiguïté sur la signification de ce mouvement, la
présidence rwandaise ne manquera pas de le présenter comme un soutien à la
France.
Je pense que cette problématique, suivie quotidiennement par la « cellule de
crise » interministérielle qui siège au Quai d’Orsay devrait à présent être exami-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

née sous votre présidence. Pour ma part, je demeure convaincu que nous devons
nous cantonner strictement à la protection de nos ressortissants86.

À la suite de cette note, et dans la même journée, survient la réponse de l’Élysée, qui est un cinglant désaveu pour le ministre aussi
bien que la démonstration du pouvoir de l’EMP. Le général Quesnot
informe le chef du cabinet militaire du ministre de la Défense de la
décision du président de la République de « l’envoi d’urgence de deux
compagnies supplémentaires au Rwanda afin d’assurer dans l’immédiat la sécurité sur place de nos ressortissants et si nécessaire des autres
expatriés »87. Refusant de concéder sa défaite, Pierre Joxe ré-adresse à
François Mitterrand une nouvelle note, en date du 26 février 199388.
Cette dernière insiste plus encore que la précédente sur le piège de
l’engagement français au Rwanda, où le partenaire principal n’est
forcé à aucune concession sur le plan politique. Sa responsabilité est
lourde dans ce que le ministre nomme un « fiasco actuel » et elle
compromet en conséquence ceux qui le soutiennent aveuglément le
président rwandais. Pierre Joxe avance « l’éventualité de notre désengagement » :
Quant à Habyarimana, l’envoi de deux compagnies supplémentaires, après
beaucoup d’autres démonstrations de soutien, fait qu’il se sent à présent l’un des
dirigeants africains les mieux protégés par la France. Ce n’est pas la meilleure
façon de l’amener à faire les concessions nécessaires. Or, il est, par son intransigeance politique, et par son incapacité à mobiliser sa propre armée, largement
responsable du fiasco actuel89.

Entre-temps, le ministre, par l’entremise de son directeur de cabinet,
adresse à son homologue des Affaires étrangères une note du 6 août
1992 sur l’« application de l’accord de cessez-le-feu au Rwanda »90.
Je sollicite, en conclusion, d’urgence vos instructions quant à la conduite à tenir
sur les trois points en question :
1. fourniture, ou non, des matériels militaires ;
2. maintien de coopérants militaires (volume, statut)
3. maintien, ou non, des deux compagnies Noroît.

Dominique Girard, directeur-adjoint du cabinet du ministère des
Affaires étrangères, répond le 12 août 1992. Il refuse de suspendre
les approvisionnements, donne l’ordre d’intégrer les personnels du

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

DAMI dans le satut des coopérants militaires afin de le faire échapper aux clauses des accords d’Arusha et refuse l’allègement immédiat
de Noroît91. En dépit de sa fermeté auprès de l’Élysée, de la pression
qu’il exerce sur le Quai d’Orsay, Pierre Joxe n’obtient que des résultats
très partiels, rapidement infirmés ou aussitôt annulés. Le ministère de
la Défense est contraint de s’exécuter sur le Rwanda. Ainsi une note
du 19 juin 1992 de François Nicoullaud accorde-t-elle tout ce que
les Rwandais demandent, à la suite du déplacement d’une « mission
conjointe d’officiers de l’état-major des Armées et du ministère délégué
à la Coopération et au Développement »92.
L’agression du ministère de la Défense se poursuit lors de la cohabitation, preuve du caractère structurel des pratiques de l’EMP. Pour
autant, contrer l’EMP, c’est s’opposer au président de la République.
L’EMA quant à lui se cantonne dans une prudente réserve.
7.1.2.2 le ministère de la défense de françois léotard
L’arrivée de François Léotard au ministère de la Défense, le 30 mars
1993, relance l’opposition l’hostilité de certaines institutions militaires
pour l’hôtel de Brienne. Ces dernières n’auraient pas agi de leur propre
initiative si elles n’avaient pas été mises sous tension par l’Élysée d’une
part et secondairement par le Quai d’Orsay de l’autre, toujours très hostile comme l’EMP au ministère issu des réformes de Pierre Joxe. Dans
un tel contexte d’affrontement, François Léotard dispose de conseillers
expérimentés et solides.
Le conseiller diplomatique adjoint en charge du dossier, le diplomate Laurent Bili, rattaché au cabinet civil, exige des réunions de travail communes avec le cabinet militaire en convoquant l’EMA, comme
c’est le cas le 21 juin 1993. La rencontre est destinée à « apporter les
précisions suivantes concernant le point de vue actuel du ministère
de la Défense sur l’avenir de notre présence au Rwanda ». Les colonels Rigot et de Delort sont présents. « Il s’agit pour nous, résume
Laurent Bili, d’éviter de voir déposer par la force le gouvernement
légitime d’un État francophone ; de nous désengager progressivement
en impliquant au maximum l’ONU et l’OUA, afin de sauvegarder le
travail que nous avons accompli »93. La réalisation du premier objectif
n’implique cependant en aucune façon de différer ou de retarder le

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690

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

désengagement français. Toutefois le ministère souhaite disposer des
assurances quant à l’avenir politique du Rwanda : « Après l’entrée en
vigueur effective94 des accords d’Arusha, Panda n’aura plus de raison
d’être dans ses missions actuelles. Il n’est d’ailleurs pas envisageable de
maintenir la présence de ce DAMI, dès lors que le dispositif Noroît
aura été retiré95 ». Cette dernière précision est importante compte
tenu des manœuvres, tant à Kigali chez Habyarimana, qu’à Paris au
ministère des Affaires étrangères, pour assurer une pérennité au DAMI
en donnant à ses personnels le statut de coopérants (ce qui permet de
sortir des clauses en discussion des accords d’Arusha). L’intervention
du directeur adjoint de cabinet du Quai, le 12 août 1992, citée plus
haut, les illustrait. Chef du cabinet militaire du ministre de la Défense,
le général de corps aérien Jean Rannou, ancien pilote de chasse, veille
sur la régularité du dispositif. Le 6 avril, il adresse à son ministre une
note très ferme sur le sujet, à l’issue d’une cellule de crise réunie le
même jour. À lire son propos, on mesure la force des velléités bellicistes et l’ampleur des divisions au sein de l’exécutif. L’analyse du
général Rannou a le mérite de la clarté :
1. – Monsieur de La Sablière, directeur Afrique, a fait une présentation de la
situation. Il a estimé que les mesures diplomatiques fortes, décidées la semaine
dernière en conseil restreint, ont permis de gagner du temps mais le risque
d’offensive du FPR n’est pas écarté (cf. note du général Fruchard).
2. – Après discussion, il est apparu qu’il était préférable de continuer à faire
pression sur le président ougandais Museveni plutôt que d’entamer le dialogue
avec le FPR comme ce dernier semble le souhaiter.
3. – À la question de savoir si l’on pouvait renforcer de 50 à 75 l’effectif des
divers détachements d’assistance militaires et d’instruction (DAMI), le directeur de cabinet du ministre de la Coopération a demandé que cette discussion
ait lieu entre les ministres concernés. Vous devez aborder ce point car il ne serait
pas cohérent de prévoir un renfort de 1 400 hommes et de refuser 25 coopérants
supplémentaires, alors que leur mission est d’éviter l’engagement des 1 400.
4. – Dans le cas précis de la mise en place de nos troupes, plusieurs des participants pensent que la décision d’emploi de la force est automatique ; je ne
partage pas ce point de vue, la décision d’emploi de la force doit être clairement
formulée au niveau du Premier ministre et du président de la République96.

La note du général Rannou est, dans son ton, ferme, sans concession, symptomatique d’un dossier où les obscurités, les irrégularités
sont fréquentes. Elle atteste aussi de la co-souveraineté PM-PR sur le

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

dossier rwandais. Enfin elle révèle que la défiance à l’égard du FPR
continue d’être profonde et que la main tendue par le mouvement est
rejetée.
Après le 4 août 1993, l’application des accords et le repli du dispositif
français sont suivis de très près par l’hôtel de Brienne, probablement pour
éviter des tentations contraires de maintien d’éléments français hors du
cadre d’Arusha. Le 16 novembre, le directeur de cabinet François Lépine
rappelle fermement, dans une note au premier ministre, « les étapes successives du règlement de la crise rwandaise ; ce sont dans l’ordre » :
– la mise en place à Kigali d’une force internationale neutre,
– le départ du détachement français chargé d’assurer la sécurité des ressortissants
étrangers résidant à Kigali,
– la mise en place d’un gouvernement de transition à base élargie97.

Le préfet Lépine précise que l’arrivée d’un premier élément belge
de la force internationale, « supérieure en nombre au détachement
français, nous permet d’envisager le repli de notre dispositif à partir du 1er décembre. Cette opération se ferait dans un premier temps
vers Bangui en utilisant les moyens aériens habituellement présents en
Afrique centrale. Les délais d’exécution seront de l’ordre de quelques
jours dès lors que la décision aura été prise. Il serait souhaitable que le
Premier ministre puisse s’entretenir au plus tôt avec le président de la
République »98.
Aux prises avec l’Élysée, incertain sur le chef d’état-major des Armées,
le ministre de la Défense s’appuie résolument sur son cabinet civil et
militaire et, en son sein, sur le bureau réservé (BR). Cette petite cellule
animée par des officiers des forces spéciales est chargée, pour le compte
du ministre, de nouer des contacts avec le représentant du FPR en Europe, dont Jacques Bihozagara basé à Bruxelles, et d’enquêter sur les responsables du génocide99. Le BR organise également, avec la DRM, le
déplacement de toute urgence au Rwanda, auprès du chef militaire du
mouvement Paul Kagame, du conseiller Jean-Christophe Rufin, accompagné du chercheur au CNRS Gérard Prunier, début juillet 1994, en
pleine opération Turquoise. Durant l’opération Turquoise, le BR est destinataire d’informations du PCIAT de Goma faxées à Paris comme des
« retranscriptions des émissions de Radio Mille Collines »100.

691

692

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.1.2.3 la coopération sous la pression du
ministère de la défense et de l’emp
En octobre 1990, quand se déclenche l’offensive du FPR contre le
Rwanda qui va conduire à un engagement considérable de la France
dans ce pays jusqu’en 1994, le général Jean Varret commande la mission
militaire de coopération qui supervise l’ensemble des coopérations militaires que la France entretient avec les pays dits « du champ », c’est-à-dire
relevant du ministère de la Coopération. À ce titre, la France entretient
une coopération militaire avec le Rwanda. Cette dernière est avant tout
centrée sur des conseils de formation en direction de la gendarmerie
rwandaise mais aussi sur un appui technique concernant l’emploi d’hélicoptères ou d’engins blindés. La « guerre d’octobre 1990 » va engager
une nouvelle forme de coopération militaire visant à donner au régime
rwandais les moyens de ne pas s’effondrer face au FPR puis, en 1992,
de négocier, dans des conditions favorables, la paix. La MMC, du fait
qu’elle est à la fois le commandement militaire des éléments de coopérations et l’administration centrale chargée de proposer une politique
d’assistance militaire, se retrouve progressivement dans une situation
problématique : elle doit à la fois répondre à des commandes politiques
urgentes dictées par l’actualité et à un calendrier qui n’est pas maîtrisé par
la France. Elle doit, dans le même temps, opérer un contrôle de l’efficacité et de la pertinence des projets français de coopération militaire avec
le Rwanda. Aussi la MMC apparaît-elle comme un obstacle à la politique
que l’Elysée veut conduire, en toute souveraineté, au Rwanda.
La localisation du DAMI Panda et l’emprise rwandaise
La décision de mettre en œuvre un DAMI Panda devant renforcer les capacités de certaines unités militaires rwandaises d’élite est
prise entre janvier et mars 1991, pour être mise en œuvre dès avril
de la même année (chapitre 2 et chapitre 3). Ce DAMI, armé essentiellement par des opérateurs du 1er RPIMa, devient l’instrument
principal de l’action militaire de coopération de la France au Rwanda
en dehors des fournitures massives d’armement et de la force de
dissuation représentée par Noroît. Son positionnement géographique
initial, à Ruhengeri, le place au centre du principal dispositif militaire

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

rwandais mais à relativement bonne distance du front nord. Le DAMI
est ainsi proche des concentrations d’unités FAR sans risquer d’être
mêlé accidentellement aux combats, et sans pour autant être loin
des ressortissants français résidant hors de la région de Kigali – leur
protection étant le prétexte justifiant l’aide militaire accrue apportée au
président Habyarimana. Celui-ci ne cesse de faire pression pour obtenir
de tels moyens dont il sait qu’ils conforteront son pouvoir de plus en
plus fragilisé par la contestation intérieure et les offensives du FPR. Son
insistance porte sur la localisation du DAMI à portée de la ligne de
front. En demandant d’abord le déplacement du DAMI de Ruhengeri à
Mukamira, les autorités rwandaises tentent une première pression. Elle
suscite une réponse négative jusqu’à l’automne 1991, quand celle-ci est
finalement acceptée contre les avis de la division emploi de l’EMA et de
la MMC : « Le général Varret, connaissant bien les lieux, émet un avis
défavorable à ce détachement et estime que l’instruction peut très bien
continuer à Ruhengeri dans les conditions actuelles »101.
Les risques d’implication française dans des combats sont trop élevés
et la logique de protection des ressortissants s’étiole102. Mais l’insistance
des autorités rwandaises, notamment relayée par le colonel Cussac, l’attaché de défense103, emporte la décision. Dans cette acceptation, on retrouve le poids de la relation bilatérale de haut niveau entre la France et
le Rwanda qui permet de renverser les avis des administrations et étatsmajors français. On retrouve ce même mécanisme quand les autorités
rwandaises demandent à l’automne 1991 le détachement d’un groupe
du DAMI sur le site de Gabiro dans le nord-est du pays à la proximité
du front avec le FPR : d’abord refusé par la MMC, le détachement est
décidé par l’amiral Lanxade fin décembre 1991 lors de son déplacement
au Rwanda. Dès le 13 juin, l’état-major de l’armée de terre tente d’imposer, dans le cadre de la relève des EFAO en RCA, « trois précurseurs
DAMI 1er RPIMa Kigali ». Sur le message de « Guerre Paris » reçu par
la MMC, le général Varret a écrit : « J’ai téléphoné à EMAT/EMPLOI
pour dire que nous n’étions pas d’accord pour les 3 précurseurs du
1er RPIMa. Ce qui a fait bondir le colonel Galinié ! »104.
Le ministère de la Coopération perd un autre arbitrage, un an plus
tard, au sujet de « la mise en place d’un conseiller technique français,
attaché de défense adjoint ». Le 10 avril 1992, un « aide-mémoire »

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’une réunion interministérielle « Afrique » tenue la veille expose la
décision prise à cet égard, mentionnant qu’elle a été retenue « malgré
l’opposition du ministère de la Coopération qui estime que le colonel
Serubuga, CEMGA, est un homme dangereux »105. La dangerosité de
ce militaire hutu extrémiste est connue du général Varret, en particulier
depuis le message de fin de mission du colonel Galinié106, et, comme il
en a été informé personnellement, de celle du chef d’état-major de la
gendarmerie rwandaise107. La décision d’affecter un officier supérieur
français auprès d’un « homme dangereux » est donc prise en connaissance de cause. Mais l’objectif prioritaire est la soumission du ministère
de la Coopération et du chef de la mission militaire de coopération.
A posteriori, on peut mesurer les conséquences tragiques de ce type de
choix purement fonctionnel, animé par des conflits internes aux institutions. La décision prise amène à conforter le clan extrémiste du régime
entourant le chef de l’État rwandais comme l’a établi le colonel Galinié
dans son message de fin de mission du 19 juin 1991108.
Le rapport Varret du 27 mai 1992 : critique de la coopération sans limite
Le rapport du général Varret du 27 mai 1992, qui est analysé en
détail dans le chapitre 2, pose un diagnostic critique de la coopération
militaire française avec le Rwanda. Constatant l’inflation des moyens
accordés et la faiblesse des résultats obtenus, il établit la nécessité d’une
politique de coopération qui ne serait pas fondée seulement sur l’aide
militaire. Le général Varret dans son rapport souligne à quel point la
réponse aux demandes même urgentes formulées par les autorités (président et premier ministre rwandais) en vue de coopérations supplémentaires ne devaient pas être faites immédiatement mais devaient, au
contraire, attendre une décision politique française. Par ce geste, qu’on
pourrait croire dilatoire, il redonne au pouvoir politique français la
possibilité de faire les choix qui lui reviennent. Cette logique qui vise
à redonner au pouvoir politique le choix de sa politique est encore à
l’œuvre dans la fiche qu’il rédige pour le ministre de la Coopération le
6 avril 1993. Dans le contexte d’un regain de tension entre les FAR et
le FPR, il est demandé une augmentation des moyens du DAMI Panda,
c’est-à-dire d’accroître le nombre de conseillers de fait qui assistent les
FAR. Tout en conseillant au ministre de ne pas refuser cette augmenta-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

tion de 25 personnels, le général Varret propose de relancer une coordination entre l’EMA et la Coopération pour définir leur cadre d’emploi.
De ce fait, il propose à son ministre de prendre le temps de la réflexion
sans s’opposer sur le principe. Dans le même temps, il replace aussi
l’EMA comme un acteur central de la définition de l’emploi des coopérants militaires français. Celle-ci passe par une connaissance précise de
terrain impliquant des missions sur place.
L’adjoint du général Varret rue Monsieur, le colonel Capodanno, effectue un déplacement au Rwanda du 3 au 6 novembre 1992. Il relève
que les efforts demandés par le partenaire rwandais « s’appliquent en
priorité à des formations qui devraient être peu touchées par la déflation à venir et dans lesquelles il sera difficile d’intégrer les éléments du
FPR : c’est le cas de la Gendarmerie, du Bataillon Para et du Bataillon
Ruhengeri qui, comme son nom l’indique, est composé d’originaires de
cette région, fief du président Habyarimana », concluant aux « quelques
arrière-pensées »109 que nourrissent les responsables rwandais. Le colonel s’ouvre également à son chef du problème que constitue la Garde
présidentielle qui bénéficie elle aussi d’un DAMI :
La Garde présidentielle est critiquée. On lui reproche notamment sa participation aux actions de déstabilisation de l’opposition. Nous avons prévu de supprimer le DAM de 2 sous-offciers et de transformer le CEN n... en poste de
conseiller au Groupement mobile. C’est-à-dire de cesser nos activités au profit de
la Garde présidentielle. Cette décision pourra être éventuellement réétudiée au
printemps 1993 en fonction de l’évolution politique du Rwanda110.

Cette volonté du général Varret de s’assurer que l’affectation de coopérants dans un pays particulièrement sensible reste à la fois un choix
politique et un dispositif maitrisé, rencontre de vives oppositions au
sein du gouvernement. Des clarifications sont exigées. Le cabinet du
ministre de la Coopération s’exprime sur le sujet et se veut alarmiste
sur la politique menée au Rwanda. Une note au ministre fait le point à
l’issue de la réunion Afrique du 9 avril 1992111. Elle est très explicite sur
les risques de l’engagement français, sur l’implication du président de la
République, et sur les alertes que peuvent recevoir les autorités :
Les ministères de la Défense et des Affaires étrangères souhaitent un renforcement de notre assistance militaire au Rwanda pour aider le gouvernement à
contrer le Front patriotique rwandais (FPR). Pour cela, ils souhaitent, avec le
gouvernement, que nous prenions en charge : – un conseiller militaire du pré-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

sident de la République et un conseiller militaire « opérations » de l’état-major ;
– du matériel d’aide au combat de nuit.
Devons-nous nous impliquer plus en avant dans ce conflit alors que notre présence militaire est déjà mal comprise et mal interprétée ? Ce ministère estime
que la réponse doit être négative sauf si l’option d’un soutien sans faille du
président Habyarimana était reconfirmée par le président de la République.
En l’absence d’une telle décision et d’une confirmation du processus d’ouverture
démocratique, il ne nous paraît pas souhaitable : 1/ d’affecter un coopérant militaire auprès d’une armée commandée par un chef d’état-major dont nous ne
pouvons cautionner les méthodes ; 2/ de renforcer les moyens de combat de nuit
alors que la principale cause des défaites gouvernementales réside dans l’absence
de volonté des troupes de combattre dans ces circonstances ; 3/ d’acquérir du
matériel très perfectionné et extrêmement coûteux112 hors de proportion avec
nos moyens et qui nécessiteraient une introduction importante, que les matériels
soient servis par des assistants militaires français113.

Cette dernière et forte réticence renvoie à l’activité de formation
d’un peloton CRAP au sein du bataillon Para. Dans son rapport de novembre 1992, postérieur donc à la réunion Afrique du 9 avril, le colonel
Capodanno décrit le stage de formation. Il s’agit bien des missions que
contestait le ministère de la Coopération. On peut donc en déduire que
le président de la République, via le général Quesnot qui est déjà intervenu pour la station Gonio, a donné son accord. Il est explicitement
mentionné dans le programme de stage : « Combat. J + N »114. Deux
sessions sont prévues à Bigogwe, du 30 novembre au 26 décembre et du
4 au 30 janvier 1993. La remarque du cabinet du ministre de la Coopération sur les besoins réels de l’armée rwandaise s’impose :
But du stage. Donner au peloton CRAP du bataillon Para la capacité d’intervenir avec tout ou partie de ses moyens, au-delà des lignes ennemies ou au sein
de son dispositif pour renseigner. Harceler ou détruire. Les modes d’action de
ses équipes pourront s’inspirer de la guerre conventionnelle mais également de la
guérilla, la contre-guérilla voire la clandestinité115.

Le DAMI Génie d’octobre 1992 : le refus d’une coopération peu pensée
La mise en œuvre du DAMI Génie en octobre 1992, documentée
dans le chapitre 2, illustre un cas de refus de la part du chef de la mission de coopération militaire et de son contournement pour mettre en
place, malgré lui, ce dispositif de formation. Le choix d’un tel DAMI est
décidé, d’après les sources, par le général Quesnot, chef de l’état-major

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

particulier du président de la République à l’occasion d’une rencontre
avec le président rwandais à Kigali entre les 13 et 14 octobre. Ceci
conduit le 5 novembre 1990 la division emploi de l’EMA à prendre
acte par écrit que l’envoi de ce DAMI relève d’une décision du CEMP.
Son déploiement doit s’entourer « de toute la discrétion qui convient
en période de négociations » 116. L’attaché de défense, suivant en cela la
Mission militaire de coopération, a soulevé les difficultés qu’une instruction des FAR à trop grande proximité du Front allait créer117.
La rapidité de mise en œuvre du DAMI génie est remarquable. Elle
s’explique sans doute rétrospectivement par une décision prise au plus
haut niveau mais aussi en réaction à une demande spécifique rwandaise. À
titre de comparaison, la mise en œuvre du DAMI Panda prend plusieurs
mois. Ainsi l’idée d’un DAMI, en lieu et place d’une compagnie parachutiste, est-elle évoquée dès janvier 1991 dans le cadre d’une stratégie
d’allégement du dispositif militaire français au Rwanda. L’arrivée des militaires français prend plusieurs mois et nécessite des réunions régulières
pour affiner les objectifs et les missions assignés au DAMI. Les premiers
militaires du DAMI ne sont opérationnels sur le terrain qu’en avril 1991.
En 1993, le général Varret subit, en tant que chef de la MMC, un
nouveau camouflet lorsqu’un rapport de l’attaché de défense – et chef
de la MAM à Kigali sous son autorité – adresse au chef d’état-major des
Armées un rapport détaillé sur l’évacuation des expatriés français et occidentaux de la ville de Ruhengeri du 8 au 11 février. Il s’agit de l’opération « Volcan ». Le colonel Cussac joint en annexe des « propositions
de récompenses ». Par une note manuscrite accompagnant la copie de
ce rapport conservé dans les archives du ministère de la Coopération, le
général Varret proteste :
J’ai téléphoné au chef cab CEMA pour lui exprimer mon désaccord sur la façon
de faire de Cussac. Le colonel […] demandera au CEMA la conduite à tenir
vis-à-vis de cette affaire qui ne lui a pas été encore soumise. Je trouve effectivement superbe d’envoyer directement au CEMA des propositions de récompense
pour des AMT sans avis du chef de la MMC. Les AMT peuvent être placés sous
les ordres de l’EMA via un COMOPS, leur chef direct reste le chef de la MAM
et leur gestion (récompenses, sanctions) reste du domaine exclusif de la MMC118.

La note du général Varret est sévère pour le colonel Cussac. Comme
son prédécesseur à Kigali, l’attaché de défense et chef de la MAM subit
de très fortes pressions pour se soumettre à l’autorité directe du CEMA,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

lequel favorise les choix de l’EMP contre la chaîne hiérarchique qui
l’attache au ministère de la Coopération. Il a tenté de résister, en témoignent certains messages et notes pour protester contre le développement d’un système de commandement parallèle marginalisant la coopération militaire. Début 1993, le colonel Cussac n’a plus les moyens
de lutter comme il sera montré plus bas.
À travers la situation du chef de la MAM à Kigali se dessine le sort du
général Varret dont les jours sont comptés, à la fois parce qu’il n’a jamais
été accepté à un poste qui revient traditionnellement à un général des
troupes de marine, et parce que le respect de l’esprit et de la lettre qu’il
exige dans les pays liés par des accords de coopération contrecarre la
mainmise de l’EMP sur la politique militaire de la France au Rwanda.
De plus, il ne peut compter sur le ministère de la Défense dont le titulaire veut particulièrement mettre fin à l’indépendance de la coopération militaire dirigée par le ministère de la Coopération, ni sur l’EMA
qui s’aligne aussi bien sur la Défense que sur l’Élysée.
La prégnance de l’Élysée sur l’action française au Rwanda, le général
Varret l’observe et tente de s’y opposer, du moins de la faire connaître
et reconnaître – ce qui est une manière de la repousser car cette prise
de contrôle doit rester discrète. Les directives en la matière sont nettes.
L’outil principal de la politique élyséenne réside dans l’activisme de
l’état-major particulier du président de la République, ses responsables
voulant contrôler l’action de la France au Rwanda, usant de moyens
d’influence, de pression, d’intimidation et de domination. L’analyse de
la façon de procéder de l’état-major particulier du président montre
comment le dossier rwandais, parce qu’il s’inscrit dans des logiques de
pouvoir au sein de l’état, suscite des pratiques irrégulières et des dérives
institutionnelles.

7.1.3 Des services sous tension
L’analyse des politiques françaises au Rwanda entre 1990 et 1994
révèle la place singulière de certains services importants, essentiels au
fonctionnement de l’exécutif mais placés sur des orbites particulières,
parfois en concurrence et souvent sous-utilisés voire marginalisés au
regard des principales institutions à l’œuvre dans le dossier rwandais :
la présidence de la République, le ministère des Affaires étrangères,

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

l’état-major des Armées (EMA) flanqué de la Direction du renseignement militaire (DRM) et du Commandement des opérations spéciales
(COS), le ministère de la Défense. La Commission de recherche s’est
penchée sur le cas de la Direction générale de la sécurité extérieure
(DGSE) et du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) auxquels il convient de joindre des institutions d’analyse et de prospective
comme le CAP pour le ministère des Affaires étrangères et la DAS pour
le ministère de la Défense. S’y ajoute l’Établissement public du cinéma
des armées (ECPA). D’autres secteurs seraient à inclure dans le champ
institutionnel couvert par le dossier rwandais, à savoir ceux de l’économie et des finances.
Ces institutions sont sous tension car écartelées entre l’impératif de
leur mission et le commandement parallèle qui prévaut dans le dossier rwandais. La DGSE est particulièrement vulnérable : elle analyse le
conflit avec le FPR et la crise interne au pays dans un sens très différent
voire opposé aux conceptions des acteurs dominants sur le sujet.
7.1.3.1 la direction générale de la sécurité extérieure (dgse)
L’activité de la DGSE est particulièrement intense au Rwanda à partir
d’avril 1994. Deux agents sont présents à l’ambassade de France du 9
au 12 avril (mission Mufetti). À partir du mois de juillet, le Service est
présent aux côtés des forces Turquoise et surveille de près les activités
du « gouvernement intérimaire » en zone humanitaire sûre et au Zaïre
(mission Muquoise). Un émissaire est également envoyé auprès du FPR
afin de le convaincre du caractère humanitaire de l’opération et d’éviter
tout malentendu.
La « production brute » des services n’a pas pu être déclassifiée en
intégralité, ce qui interdit de proposer ici une étude de l’action des
agents de la DGSE. Il est en revanche possible d’examiner les analyses
produites par le Service dans des fiches largement diffusées au sommet
de l’État. La DGSE n’échappe pas à certaines idées reçues très répandues chez un certain nombre de responsables français, telle la lecture
purement ethnique des rapports de force politique au Rwanda119. Mais,
de manière générale, ses analyses tranchent avec les conceptions dominantes en haut lieu. La DGSE offre une vision différente, qui ne semble
pas avoir été vraiment prise en compte.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

En 1993, la DGSE renvoie une image critique de Juvénal Habyarimana.
Elle indique sa responsabilité dans les massacres de Tutsi et exprime des
doutes sur sa bonne foi. Le 18 février 1993 une très longue note de la
DGSE, conservée dans les archives de l’élysée, analyse les massacres qui
suivent la signature du protocole de partage du pouvoir, signé à Arusha en
janvier. Il existe dans ce document une tension entre deux analyses. La
première, qui utilise le terme « purification ethnique » se rapproche de
la notion de génocide et est portée par le rapport de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme. La seconde, bien développée dans la
note, parle de massacres, note l’implication des milices armées, des partis, de l’administration locale et du pouvoir, et s’inscrit dans un cadre
d’interprétation plus spécifiquement politique. La note de la DGSE
ne tranche pas entre les deux mais il faut noter qu’elle présente bien
clairement, et à au moins deux reprises, l’interprétation de la FIDH,
donnant à son lecteur, s’il le voulait, la possibilité de s’émanciper de
l’interprétation réductrice en vigueur à la présidence à ce moment. évoquant les accords de partage au Rwanda ,la DGSE écrit :
Les risques de dérapage qu’impliquaient de tels résultats se sont rapidement
transformés en massacres inter-ethniques dans l’est du pays, perpétrés par les
milices armées du MRND et de la CDR avec la complicité de certaines autorités locales. Ces massacres ont eu lieu le lendemain du départ d’une mission de
la Fédération Internationale des Droits de l’homme (FIDH) qui n’hésite pas à
parler, dans son rapport qui sera rendu public le 22 février, de « purification
ethnique » et dénonce l’implication de l’entourage du chef de l’état 120.

La DGSE propose ensuite deux interprétations entre lesquelles elle
laisse le soin au lecteur de la note de trancher.
L’explication de ces massacres est double. Selon la première, il s’agirait d’un élément d’un vaste programme de « purification ethnique » dirigé contre les Tutsis,
dont les concepteurs seraient des proches du chef de l’état, ou tout au moins des
personnalités influentes du MRND et de la CDR, relayés par les préfets et les
bourgmestres. La seconde explication tient dans l’opposition des anciens tenants
du pouvoir au processus démocratique qui n’hésitent pas à réveiller les vieux
démons ethniques pour faire capoter les avancées dans ce domaine 121.

Un parallèle est alors fait avec ce qui s’est passé au Bugesera en mars
1992 et la question de la purification ethnique est à nouveau évoquée
dans une formulation prudente qui laisse cependant entendre que la
DGSE fait sienne cette interprétation : « Si aucune preuve tangible n’a,

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

jusqu’à ce jour, été recueillie sur une “purification ethnique” et l’implication du pouvoir concernant cette dernière, le rapport de la Fédération
Internationale des Droits de l’Homme sur le Rwanda, qui sera rendu
public le 22 février semble faire exception ». Les massacres de Tutsi et la
responsabilité de l’entourage du président sont encore clairement indiqués en mars 1993123. Plus tard, le Service produira des fiches détaillées
sur le « réseau Zéro » et son rôle dans l’organisation de ces massacres124.
En 1993, en plus de signaler les massacres de Tutsi orchestrés par
l’entourage d’Habyarimana, la DGSE exprime ses doutes sur l’implication du président dans le processus de démocratisation. « Sa volonté
réelle d’aboutir à un règlement négocié du conflit, où il perdrait une
partie de son pouvoir au profit du FPR, n’est pas évidente. Ainsi, en
continuant à armer une partie de sa population civile sous prétexte que
le FPR va attaquer, il tendrait à montrer que ses actions ne rejoignent
pas forcément ses prises de position »125. « Tous les subterfuges sont
utilisés par le président Habyarimana pour ne pas signer les accords »,
prévient plus tard la DGSE. « Il est en effet convaincu qu’ils entraîneront sa perte »126. Quelques jours avant l’assassinat d’Habyarimana, le
Service observe que « depuis le mois de janvier 1994, le chef de l’État
essaie par tous les moyens de contourner les accords d’Arusha qui lui
sont défavorables »127.
Après le 6 avril, la DGSE signale rapidement les massacres : « Munis
de listes préétablies, les militaires de la Garde présidentielle ont entrepris de massacrer tous les Tutsi, ainsi que les Hutu originaires du sud
ou soutenant les partis d’opposition. Le plus souvent, ces liquidations
n’épargnent ni les femmes ni les enfants »128. Les plus hautes autorités
françaises sont immédiatement alertées sur la « nature réactionnaire du
gouvernement intérimaire »129. Cette situation pose un problème à la
France, que le Service expose le 2 mai. La conception ethniciste des
rapports de pouvoir, dont la DGSE ne parvient pas à s’affranchir, interdit de rester neutre face au FPR : « Alors que même l’Afrique du sud
vient de mettre fin à la domination d’une minorité, il n’est plus possible
de voir à peine 14 % de la population rwandaise dominer 85 % de
hutu »130. Par ailleurs, faire « table rase de quatre années de coopération
franco-rwandaise » risquerait de remettre en cause « toute la crédibilité
de l’action spécifique de la France en Afrique »131. Néanmoins, le Service

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

n’oublie pas pour autant les massacres orchestrés par le gouvernement
intérimaire : « Toute action spécifique au Rwanda est en fait confrontée
à un véritable dilemme : comment aider le Rwanda – notamment sur le
plan politique – alors que le seul interlocuteur véritablement représentatif de l’ethnie majoritaire, le gouvernement intérimaire, a une responsabilité patente dans les massacres actuels ? »132 La DGSE préconise de
commencer par dénoncer clairement les membres les plus extrémistes
de ce gouvernement : « Pour se révéler véritablement efficace, l’action
de la France pourrait peut-être commencer par une condamnation sans
appel des agissements de la Garde présidentielle et plus particulièrement
du colonel Bagosora, directeur du cabinet du ministère de la Défense,
considéré comme l’instigateur principal des assassinats – très ciblés – du
début de la crise »133. Le 11 mai, la DGSE souligne à nouveau que le
pouvoir rwandais paraît être « entièrement sous la coupe de la fraction
hutu la plus extrémiste »134. Plus tard, à l’aube de l’opération Turquoise,
le Service avertit à nouveau : « Le danger est grand pour la France […]
de passer pour complice de l’actuel gouvernement rwandais »135.
À l’égard du FPR, les positions exprimées par le Service sont certes
empreintes de méfiance136, mais sans jamais tomber dans une diabolisation simplificatrice. En fondant ses analyses sur les renseignements
qu’elle obtient, la DGSE est conduite à démentir la vision du FPR
adoptée par un certain nombre de responsables français. Elle affirme
ainsi dès le 2 mai que le FPR est « très certainement étranger à l’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana »137, attentat qu’elle
attribuera aux extrémistes hutu138. Le 12 juillet, si elle rapporte des
« exactions » commises par le FPR contre des Hutu, en particulier des
membres de milices Interahamwe, elle affirme que « dans Kigali, occupée par le front patriotique rwandais, on ne peut parler de représailles
massives contre les populations hutu »139. Mais c’est surtout à l’égard
de la question cruciale du soutien apporté au FPR par l’Ouganda que
la DGSE ne craint pas, tout au long de la période étudiée, de décevoir
les autorités françaises. Une fiche de novembre 1990 indique que si
le FPR dispose bien de « complicités dans l’armée ougandaise », il ne
bénéficie pas d’un « soutien institutionnel ougandais »140. En mai 1992,
une mission de la DGSE est requise par le général Quesnot avec pour
mission claire de démontrer que le FPR est soutenu par l’Ouganda.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

L’agent rapporte qu’il n’a pu en obtenir la preuve formelle141. L’étude
de l’EMP, dans la suite du chapitre, démontre que la vision du FPR
n’a pas été modifiée par les résultats de l’enquête de la DGSE dûment
communiqués au général Quesnot. Ce constat est réitéré en février142
puis en mars 1993, où la DGSE décrit « l’aide militaire » apportée par
l’Ouganda comme « quasiment certaine », bien qu’elle « n’a pas encore
pu être établie par des faits probants »143. Face à cette absence de preuve,
l’appréciation de la DGSE se fait a encore plus prudente en mai 1994 :
Concernant un soutien extérieur, aucun élément tangible ne permet d’affirmer
l’engagement des forces armées ougandaises aux côtés des troupes du FPR. Les
autorités de Kampala leur fournissent vraisemblablement une aide logistique
mais n’ont aucun intérêt à s’investir davantage. Le caractère minoritaire de
l’ethnie tutsi ne leur permet pas, en effet, de miser sur la prise du pouvoir
par [le] FPR mais simplement sur une intégration de ce mouvement dans les
institutions rwandaises, [telles que définies] par les accords d’Arusha. De son
côté, le gouvernement intérimaire fait circuler de nombreuses rumeurs visant à
prouver le contraire144.

Les analyses de la DGSE tranchent donc avec ce qui semble être,
tout au long de la période étudiée, l’opinion dominante d’un certain
nombre de responsables politiques et militaires français. Le Service
émet des alertes sur les massacres de Tutsi orchestrés par des proches
du président Habyarimana, met en doute la sincérité de ce dernier
dans le processus de démocratisation. Il ne confirme pas la vision du
FPR comme instrument sanguinaire d’une offensive « ougando-tutsie ». Les destinataires de ces fiches ont-ils volontairement ignoré des
analyses contraires à leurs visions ? La DGSE a-t-elle insuffisamment
insisté pour les faire connaître ? Les analyses de la DGSE ne semblent
en tous cas pas avoir eu une grande influence.
7.1.3.2 l’établissement public du cinéma des armées (ecpa)
En 1993 et 1994, les opérateurs son et image de l’Établissement cinématographique et photographique des armées (ECPA) interviennent au
Rwanda. Ils couvrent la dernière phase de l’opération Noroît, la brève
opération Amaryllis au début du génocide et l’opération Turquoise visant à l’« arrêt des massacres ». Héritier des sections photographique et
cinématographique des armées créées pendant la Première Guerre mon-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

diale, l’ECPA a une double mission de production et de conservation
d’images témoignant des activités des armées françaises dans les grands
conflits contemporains. Les missions des « soldats de l’image » comme
on les appelle dans les armées ont notamment pour but d’illustrer et
de documenter les nombreuses opérations extérieures effectuées par les
troupes françaises hors de la métropole. Les images photographiques
et cinématographiques produites par l’ECPA alimentent les services de
communication des armées dont les SIRPA, d’autres services gouvernementaux. Elles sont aussi commercialisées au profit des grands médias.
Elles servent également à la réalisation de reportages montés, ou de
produits finis, qui portent la marque de l’ECPA. Ces activités reposent
sur l’existence d’images brutes, séries de photographies ou rushes de
films au sein desquels plusieurs sélections peuvent être réalisées jusqu’à
aboutir aux produits finis, diffusés ou commercialisés. La Commission
de recherche a pu accéder à un ensemble très important de rushes cinématographiques, lesquels ont été mis à sa disposition dans le contexte
d’un accueil des personnels scientifiques. Une part importante de ce
matériau a été transcrite pour être rendue accessible au public146.
Les deux premières missions de l’ECPA au Rwanda, pendant les
opérations Noroît et Amaryllis, ont eu un champ d’exercice spatial et
surtout temporel limité : du 9 au 16 mars 1993 pour la première, et
du 10 au 13 avril 1994 pour la deuxième – uniquement à Kigali pour
cette dernière. Ces restrictions permettent aux équipes de l’ECPA une
prise de vues illustrative – ne manquant pas de risques pour l’opération
Amaryllis. Elle sort peu des rails convenus de la communication institutionnelle pour Noroît comme l’illustre le réquisitoire contre le FPR et
ses agents infiltrés147. En revanche, les cadres beaucoup plus amples de
l’opération Turquoise (23 juin 1994-5 septembre 1994), ainsi qu’une
volonté affirmée de médiatisation de l’opération ont permis aux opérateurs de l’ECPA un travail bien plus ambitieux et fécond en archives
audiovisuelles d’importance. Tout particulièrement, l’équipe de filmage
menée par l’adjudant-chef opérateur, fait, dans le premier temps de sa
mission, non seulement un grand travail de documentation sur les actions des forces militaires françaises dans l’opération Turquoise ; mais
aussi une grande œuvre de documentation du génocide, en filmant et
en interviewant – souvent avec beaucoup d’acuité – nombre d’acteurs,

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

de victimes, et de témoins du drame génocidaire148. à partir du 8-9 juillet 1994, et de la mise en place de la ZHS, les tournages des équipes de
l’ECPA s’attachent beaucoup plus à filmer les actions humanitaires de
Turquoise – dont la mise en terre de milliers de morts du choléra – qu’à
documenter les traces du génocide.
Les questions qui se posent sur l’utilisation de ces images de l’ECPA
sont nombreuses : qui, à l’époque, voit ces images et ces témoignages149 ?
D’après les témoignages de l’adjudant-chef opérateur, les cassettes vidéo
tournées sont envoyées tous les jours à l’ECPA à Paris (ou au SIRPA)
par avion. Les images tournées sont accessibles gracieusement pour les
différentes chaînes de télévision françaises pendant un mois.
7.1.3.3 la direction des archives de france et
les conservateurs en mission
Institués par l’ancien directeur des Archives de France Charles
Braibant en 1945, des conservateurs agissent au sein des ministères et
des grands établissements afin de préparer le versement des archives
produites par les services. Cette création fonctionnelle, associée à la
promulgation de la loi sur les archives du 3 janvier 1979, dote les
Archives nationales, chargées des fonds des administrtaions centrales,
d’un pouvoir accru. Cependant, à cette époque encore et en dépit des
avancées certaines, l’autorité des archivistes sur les services producteurs
reste fragile, réduite au bon vouloir des institutions et de leurs responsables150. Les responsables du dossier rwandais n’ont pas à craindre des
missions d’une instance pourtant placée en position de contre-pouvoir.

7.1.4 Les parlementaires face au gouvernement
Le système parlementaire de la Ve République permet aux élus de
s’adresser aux membres du gouvernement sur des sujets d’actualité selon des
procédures bien établies. Députés et sénateurs posent des questions orales
au président de l’Assemblée nationale et à celui du Sénat qui les notifient
au gouvernement ; depuis 1974, ils peuvent poser des questions d’actualité
non notifiées et non publiées à l’avance pour garantir la spontanéité des
échanges. Dans tous les cas, la question, la réponse et éventuellement
la réplique ne doivent pas dépasser quatre à six minutes dans chaque
Chambre. Il n’y a donc pas de débats de fond . Les parlementaires peuvent

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

aussi adresser des questions écrites auxquelles les réponses des ministres ou
de leur cabinet arrivent de façon décalée de plusieurs semaines parfois151.
Ce n’est qu’à partir de la guerre d’octobre 1990 que des interrogations
apparaîssent à propos de la politique de la France au Rwanda152, mais plus
encore en 1994. Les débats peuvent se situer dans le registre de l’émotion ou de la colère, sans que l’appartenance politique, le changement de
majorité et la cohabitation n’interfèrent véritablement. L’ensemble montre
l’intérêt et les préoccupations des élus et de leurs électeurs qui leur fournissent parfois une documentation et des informations précises puisées à
d’autres sources que les médias habituels. Les interventions peuvent être
aussi bien des interrogations que la transmission d’informations de terrain.
Les parlementaires écrivent parfois directement aux ministres, parce qu’ils
sont sollicités par leurs électeurs ou des associations. Le gouvernement
peut ainsi prendre la mesure de ce qui est transmis : interrogations, informations, inquiétudes.
Les réponses des ministres – le plus souvent les ministres des Affaires
étrangères – sont très générales ; elles sont donc formalisées et identiques
pendant plusieurs mois et parfois quel que soit le ministre qui répond et
le thème abordé. Elles sont davantage des justifications qui s’adossent à
l’histoire de la coopération militaire entre les deux pays, et n’apportent pas
d’information qui serait absente des médias. Celles qui sont envoyées par
le cabinet sont identiques : elles sont l’expression d’éléments de langage
du Quai d’Orsay, voire du gouvernement. Les sujets abordés concernent
essentiellement le rôle de l’armée française et la question des droits de
l’homme.
7.1.4.1 des questions sur le rôle de l’armée au rwanda (1990-1993)
Le Rwanda n’appartient pas aux pays du « champ ». Il est méconnu :
sa situation politique, ses composantes ethniques ne suscitent pas de
curiosité particulière jusqu’en octobre 1990 et la reprise de la guerre ;
quand la présence militaire de la France se fait plus visible, des questions
de plus en plus critiques sur le rôle de l’armée dont « l’ambiguïté »
préoccupe sont posées. En mars 1991, le député communiste, André
Duroméa, interpelle le ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas :
loin de l’analyse ethniciste très couramment apportée, il rappelle que les
Tutsi, considérés comme des « rebelles », sont des Rwandais d’une autre

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

ethnie, chassés du pays il y a trente ans153. Un an plus tard, après les
massacres du Bugesera, ce député est plus critique et incisif car, à ses
yeux, « l’armée française participe, par sa présence, à la poursuite des
massacres et des atrocités qui se commettent en ce pays154 ». Il demande
que les troupes françaises partent et que les négociations reprennent.
Son collègue, Jean-Pierre Brard, communiste lui aussi, se référant au
Monde, pose une question similaire, quelques jours plus tard. Il s’interroge sur le processus de paix, alors que le contingent militaire français
soutient le régime en place155.
La suspicion sur le rôle de l’armée n’est pas le fait des seuls députés de
gauche. Sans prendre lui-même position, le député RPR, Roland Nungesser transmet, en avril 1992, un dossier très étayé, de 23 pages, constitué par un Rwandais qui l’a envoyé aussi aux députés européens, français
et belges. Le dossier est très sévère à l’égard des officiers français qui
planifient les opérations contre le FPR, et principalement à l’égard du
colonel Chollet, « proconsul militaire de Paris à Kigali »156. Il demande
que la France cesse, comme l’a fait la Belgique, ses interventions militaires au Rwanda pour laisser la place à l’OUA157. Alain Cousin, lui aussi
député RPR, constate que « de diverses sources, chacun peut entendre,
ici ou là, que l’armée française combat aux côtés des soldats rwandais qui
se livrent très fréquemment à des exactions ». Il demande au ministre de
la Défense des informations précises sur son rôle158.
7.1.4.2 la préoccupation du parlement
pour les droits de l’homme
Les massacres de Tutsi suscitent des réactions de particuliers et d’élus
qui interpellent les membres du gouvernement. Ces massacres touchent
les Bagogwe au nord depuis le début de 1991, le Bugesera à l’est et
Gisenyi à la frontière zaïroise, provoquant plusieurs centaines de morts
et des milliers de déplacés parmi les Tutsi. Le député socialiste, président de la Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales,
Jean-Michel Belorgey, est sollicité à plusieurs reprises par diverses associations. L’Association des Banyarwanda en Auvergne lance un appel
pour l’arrêt des massacres : « Par la présence prolongée des légionnaires
français à Kigali, le nom de la France risque d’être associé aux atrocités commises par le régime de plus en plus répressif du président
Juvénal Habyarimana159 » ; l’association Communauté rwandaise de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

France demande à l’élu de présenter une question écrite au gouvernement : « Pour préserver l’avenir des relations entre nos deux pays,
pourriez-vous conduire dans les plus courts délais une action claire et
énergique ? »160. De son côté, le président du Comité français pour la
défense des droits de l’homme et la démocratie au Rwanda récemment
créé, Jean Carbonare, lui envoie un dossier qui montre l’ampleur des
exactions. Alors que l’armée française a réagi rapidement pour soutenir
l’armée rwandaise, rien n’est fait sur le plan humanitaire, regrette-t-il ;
il demande une intervention du député à l’Assemblée nationale « pour
que notre armée cesse de protéger un régime qui ne respecte pas les
Droits de l’Homme161 ». Tous s’accordent, en 1991-1992, à déplorer
les arrestations arbitraires, les rafles, les exils forcés, la propagande de
Kangura. Tous dénoncent la position de la France à l’égard du régime
de Kigali et comptent sur les élus pour intervenir eux-mêmes auprès du
gouvernement. Jean-Michel Belorgey fait une synthèse sévère du courrier de Jean Carbonare pour Roland Dumas, avant de mettre en garde
très sévèrement contre la politique de la France :
Il ne faudrait pas que la France, par sa seule présence militaire, puisse être
regardée comme apportant une contribution ; or c’est bien ainsi qu’il faut dans
certains cas admettre qu’on la perçoit. […] C’est précisément l’image offerte au
monde, d’une présence militaire française passive au centre du théâtre des persécutions ethniques, dont se prévalent les autorités rwandaises pour convaincre
leurs nationaux et les États africains de l’excellence d’une politique de répression
à laquelle la France, patrie des droits de l’homme, apporte son aide et la caution
morale162.

Le député demande au chef de la diplomatie française que le gouvernement prenne position en faveur des ethnies persécutées. Quelques
mois auparavant son collègue Alain Vivien demandait à Roland Dumas
ce que « notre représentation diplomatique sur place a pu effectuer et
avec quels résultats » à propos d’un procès qui s’est tenu au Rwanda le
4 février 1991. Celui-ci « ne semble pas avoir été conduit selon les règles
permettant à la défense d’exercer la plénitude de ses droits »163.
Les élus peuvent avoir des informations très précises de ce qui se passe
dans les collines du Rwanda. Ainsi, le Rwandais, auteur du dossier que
Roland Nungesser transmet au ministre, donne des informations issues
de son expérience personnelle et de ses lectures164. Originaire de la commune de Kibilira, dans la sous-préfecture de Ngororero, dans l’ouest

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

du pays, l’auteur fait le récit de deux conseillers municipaux l’ayant
contacté, sans préciser la date, pour organiser un « comité chargé de
l’extermination des Tutsi de la commune ». Une récompense sera accordée à ceux qui auront obéi dans un délai de quatre à cinq jours, alors
que les Hutu qui refuseront seront exécutés. L’auteur de ce courrier signale que plus de quatre cents personnes ont été exécutées sous le regard
de « militaires européens (sans doute français) » qui ne sont pas intervenus. Ce ne sont pas les responsables de sa commune, responsables des
massacres, que l’auteur dénonce, mais la France qui ne les condamne
pas, contrairement à la presse rwandaise, aux organisations internationales, et aux chercheurs165. Cette micro-histoire a son importance : elle
rappelle aux élus et au gouvernement que la question du Rwanda est
une question humaine, individuelle et pas uniquement un instrument
à la disposition d’une politique globale.
Les réponses apportées aux questions, aux accusations et aux informations qui sont transmises par les élus restent très générales. Roland
Dumas répond très longuement à Alain Vivien qui l’interrogeait sur le
respect des droits de l’homme. Il fait l’historique des relations francorwandaises, des accords militaires de 1975 à l’intervention décidée par
François Mitterrand le 4 octobre 1990 et du rappel du respect des droits
de l’homme, objet de la lettre de l’élu : « Outre la situation générale des
droits de l’homme au Rwanda, ces diverses interventions ont particulièrement concerné les conditions des procès politiques qui ont commencé le 3 janvier 1991 à Kigali ». Il signale une nouvelle fois les rappels de
la France en la matière, ainsi que son émotion à l’annonce des peines.
« En tout état de cause, la France restera vigilante sur ce point comme
sur les autres et continuera ses efforts auprès des autorités de Kigali afin
de les convaincre de l’importance de la démocratisation comme préalable à la résolution du conflit qui affecte le Rwanda aujourd’hui »166.
Comme à son collègue, à Roland Nungesser qui rapporte le témoignage
de l’appel aux massacres167 et à d’autres tel Théo Vial-Massat, député communiste, qui s’interroge sur la nature politique et militaire de
l’aide française, Roland Dumas reprend l’historique de l’intervention
militaire. Il rappelle le rôle de Noroît et du DAMI qui permettent de
lutter contre « l’exacerbation des tensions interethniques », de soutenir
la démocratie, de rassurer la population et d’éviter des incidents graves

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

à Kigali168. Lors d’une séance de questions au gouvernement, le député
UDF Jean-Paul Fuchs se pose la question des raisons du maintien des
« légionnaires français » au Rwanda et des moyens diplomatiques qui
permettraient de ramener les parties sur le terrain de la négociation
pour aboutir à des élections libres169. Il lui est répondu que l’accord
de paix élaboré progressivement aboutira à des élections « à échéance
rapprochée ».
À partir de 1993, la question des massacres devient centrale, la mise
en cause plus radicale. La FIDH enquête au Rwanda du 4 au 21 janvier et son rapport constitue une alerte. Sa médiatisation à partir du
passage de Jean Carbonare sur Antenne 2, le 24 janvier 1993, a-t-elle
un impact sur les débats ? Les dénonciations de violences, massacres,
voire de génocide sont plus fréquentes chez les élus, les particuliers et
les associations.
Certains élus restent mobilisés. Le sénateur des Français de l’étranger,
Guy Penne, socialiste, ancien conseiller de François Mitterrand pour les
Affaires africaines, demande que le gouvernement cesse toute coopération
avec le Rwanda, comme il l’a fait avec le Togo, tant que la Commission
des droits de l’homme n’a pas rendu de rapport sur la situation. Il souhaite
que la présence militaire soit réduite et limitée à la protection des ressortissants français170. La sénatrice communiste, Danielle Bidard-Reydet,
s’appuie sur le rapport de la FIDH et sur des sources ecclésiastiques, pour
dénoncer, de façon très incisive, la situation (« au moins 15 000 morts et
plus de 400 000 blessés », souligne-t-elle). Elle va plus loin que Guy Penne
en mettant en question la présence de l’armée par la seule justification de
protection des ressortissants français, « [la France] agit-elle en accord avec
les autorités rwandaises, comme M. le président de la République française
l’a assuré à M. le chef d’État du Rwanda ? 171 ». La sénatrice demande aux
autorités françaises de reconsidérer la politique de coopération.
Les réponses du Quai d’Orsay aux députés et aux sénateurs, qu’elles
émanent de Roland Dumas ou d’Alain Juppé après le 30 mars 1993, sont
identiques, parfois lénifiantes 172. Il ne s’agit pas de mettre en question la
présence militaire, si centrale, car elle est conforme aux accords bilatéraux de coopération. L’armée protège les ressortissants français, rassure
les populations et protège Kigali173. Dans le domaine politique, la France
affirme sa « volonté de stabilisation et un souci d’apaisement », défend

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

l’instauration du multipartisme et demande la fin de l’État-parti ; elle
soutient le processus de paix initié par les accords de la N’Sele, signés le
19 mars 1991. Si Roland Dumas salue les discussions entre les parties, il
constate avec satisfaction que « des observateurs étrangers ont pu assister
aux procès des personnes soupçonnées de collaborer avec le Front patriotique rwandais174 ». En même temps, il juge encourageante la nomination
d’un membre de l’opposition, Dismas Nsengiyaremye, à la tête du
gouvernement de coalition le 2 avril 1992. « La France souhaite donc
vivement que le nouveau gouvernement rwandais, qui a pour premiers
objectifs de négocier la paix et de régler le problème des réfugiés, puisse
rapidement mener à bien la mission qui lui a été impartie175 ».
7.1.4.3 face à l’attentat et au génocide
Après l’attentat et face à l’ampleur des massacres, certaines lettres ont
une portée particulière et concernent la situation de quelques personnes
ou d’une famille, à la demande d’une association ou d’un élu. Si elles
apportent une information locale ou individuelle, elles n’obtiennent
pas davantage de réponses individualisées qu’auparavant : le ministre
des Affaires étrangères ou son cabinet, parfois le premier ministre, répondent dans le même sens. La France fait le maximum, elle n’a pas
vocation à intervenir à Kigali, elle respecte la neutralité de sa mission.
Au Parlement, les élus expriment leurs inquiétudes avec un vocabulaire qui montre l’importance des massacres, jusqu’à dénoncer le
génocide. Dès le 13 avril 1994, au Palais-Bourbon le député UDF,
Jean-Claude Lenoir, s’adresse au ministre de la Coopération, Michel
Roussin, pour évoquer « les morts [qui] se comptent par milliers », et
pour regretter que la France ait « laissé le champ libre à un massacre
programmé et annoncé176 ». Soutenu par les applaudissements de son
groupe, il compte sur le gouvernement pour faire agir la communauté
internationale. Le ministre de la Coopération répond que la France « ne
peut être le gendarme de l’Afrique » et ajoute, à propos d’Amaryllis et
des perspectives : « Nous sommes partis après avoir, en vain, essayé
de rapprocher les points de vue. Pour l’instant notre priorité a été les
nôtres, mais la France ne lâche pas l’Afrique »177. Quinze jours plus tard,
Michel Roussin communique à nouveau sur la politique de la France.
Après avoir évoqué le « drame », les « violences sans précédent » au

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Rwanda, il ajoute :
Notre ambassadeur au Rwanda a été chargé d’une mission d’évaluation et de
contact pour obtenir un cessez-le-feu et la reprise du dialogue entre les Rwandais. Aujourd’hui même, il rencontre toutes les parties : gouvernement intérimaire et dirigeants du Front patriotique rwandais. La France reste en relation
étroite avec le secrétaire général des Nations unies pour étudier les contributions
de la communauté internationale à la normalisation de la situation178.

Ainsi, la France, selon le ministre, reste-t-elle active, vigilante et ne
cesse d’agir dans la continuité de la politique qu’elle mène depuis longtemps. Dès le 16 mai, le sénateur socialiste Marcel Vidal mentionne
« ce génocide inacceptable179 » car « chaque jour, des hommes, des
femmes, des enfants sont décimés par familles entières, pour leur seule
appartenance à une ethnie ». Deux jours plus tard, lors des questions
au gouvernement, le député UDF Charles Millon évoque l’Afrique,
« théâtre d’un véritable génocide ! Du Rwanda nous parviennent
aujourd’hui des images insupportables, avec leur cortège de violences,
d’horreurs et de massacres180 ». Le ministre Alain Juppé, qui a
utilisé l’avant-veille, le 16 mai, le terme de génocide, répond : « Les
troupes gouvernementales rwandaises se sont livrées à l’élimination
systématique de la population tutsie, ce qui a entraîné la généralisation
des massacres181 », et la France dénonce la situation, demande une
enquête internationale et l’intervention d’une force internationale. Au
fil des semaines, les interrogations reviennent sur les « atrocités de la
guerre civile du Rwanda dont les victimes se comptent par centaines de
mille182 » et « la situation insoutenable183». Un mois plus tard, le RPR
René-Georges Laurin, intervient au Sénat à l’occasion des questions
d’actualité ; il parle de « l’horrible tragédie […] qu’il n’est pas excessif d’appeler un génocide », mais il semble particulièrement frappé par
le meurtre de l’archevêque de Kigali et de nombreux religieux, mentionnant bourreaux et machettes – mention peu fréquente184. Après la
publication du rapport de la Commission des droits de l’homme de
l’ONU, le sénateur Républicains indépendants José Balarello demande
que l’on recherche et que l’on juge les auteurs d’actes de génocide185.
Ainsi, les massacres sont qualifiés de génocide. Si ce terme n’est pas
utilisé dans son sens juridique, il répond le plus souvent à sa définition,
puisque outre sa massification sa planification est rappelée et l’horreur
dénoncée. Cependant, lors de la séance de question au gouvernement,

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

le 22 juin, le premier ministre, Édouard Balladur ne mentionne pas
le génocide, mais évoque les « luttes internes », les « massacreurs », au
moment où il justifie l’opération Turquoise186.
Les réponses des ministres sont toujours décalées dans le temps. Elles
évoquent « le drame rwandais187 » « la tragédie rwandaise188 ». Le ministre
des Affaires étrangères ne mentionne de nouveau le terme génocide qu’à
la fin septembre : « Ce qui s’est passé au Rwanda est tragique ; rien ne
saurait justifier le génocide commis dans ce pays et ses conséquences
dramatiques. Il faut que les coupables de massacres soient identifiés,
punis et exclus de l’avenir politique du pays189 ». Le 17 juin, Alain Juppé
répond aux sénateurs : « Il est évident qu’il n’y aura pas de solution
militaire. Les 20 % de Tutsis, même s’ils sont armés par certains pays de
la région, ne pourront pas imposer leur loi à 80 % de Hutus, et l’inverse
est également inconcevable. Il faut donc trouver, avec les modérés de
tous bords, les voies d’une réconciliation190 ». Cela est en partie l›aveu
d›un échec après que la France équipé et soutenu l’armée du régime
d’Habyarimana.
La critique ou les interrogations sur la politique de la France au
Rwanda n’empêchent pas que l’on se préoccupe des Rwandais. Les élus
continuent de relayer des associations de leur circonscription auprès du
ministère des Affaires étrangères, pour demander un soutien191 ou seulement pour informer192. Vraisemblablement ces élus soutiennent ceux
dont ils se font les intermédiaires sans passer par les questions au gouvernement. S’appuyant sur un document d’Amnesty International, le
Collectif Rwanda-Nord-Pas-de-Calais utilise le truchement du député
Divers gauche Jean Urbaniak, pour s’informer plus précisément sur le
rôle de la France dans le génocide et sur les liens de l’armée française
avec les escadrons de la mort193. D’autres sont vigilants et sceptiques
quant aux relations de la France avec les autorités rwandaises, anciennes
et nouvelles.
La politique menée à l’égard des nouvelles autorités de Kigali est
parfois jugée trop peu amicale194. Le député communiste Jean-Claude
Lefort adresse plusieurs lettres au ministre des Affaires étrangères.
Au retour d’une mission parlementaire à Kigali, il critique « la cécité
de notre pays qui a soutenu, jusqu’au bout les anciens responsables
de ce pays qui ont commis et programmés (sic) un véritable géno-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cide195 ». Il s’inquiète du message que « la politique d’attente » de la
France donne à l’Afrique « quand, après un génocide perpétré par les
anciennes autorités rwandaises la France donne plus que l’impression
de boycotter le nouveau gouvernement en place196 » au lieu d’aider
à la reconstruction du pays. Après une autre lettre du député, Alain
Juppé répond, comme à d’autres, qu’il a les mêmes préoccupations
mais qu’il défend l’action de la France. Tout dépend de l’attitude de
la communauté internationale : « La France, tout au long de la crise
que vient de traverser le Rwanda, a rempli son devoir et s’est efforcée
d’amener la communauté internationale à prendre conscience du
sien197 ». Il rejette les accusations de contact avec les anciennes autorités.
Alors que la veuve du président Habyarimana et sa famille sont
accueillies en France, suscitant interrogations et critiques, le sénateur
des Français de l’étranger, le socialiste Guy Penne, tout en regrettant
que cet accueil soit dénoncé comme un acte de complicité, demande au
premier ministre que la famille quitte la France198.
7.1.4.4 l’exercice d’une liberté d’expression républicaine
Les échanges, qu’ils se tiennent à l’Assemblée nationale ou au Sénat,
ou qu’ils soient le fait de correspondances diverses adressées directement
aux cabinets, traduisent la liberté d’expression que les parlementaires
entendent exercer dans leur relation avec l’exécutif. Sont-ils pour autant
un moyen d’éclairer la politique et d’argumenter, de l’expliquer ? Ontils permis au pouvoir d’enrichir son information et de la prendre en
compte ? Les débats parlementaires et les questions au gouvernement
apportent un regard multiple sur la politique de la France au Rwanda.
Les élus sont informés par les médias, les autres sources sont plus rares,
jusqu’à ce qu’une mission parlementaire soit envoyée au Rwanda au
cours de l’été, et une autre à l’automne. Les particuliers et les associations s’expriment également et sollicitent leurs députés davantage que
leurs sénateurs. Les premiers sont, de ce fait, mieux informés que les seconds199. On demande des éclaircissements sur la politique en Afrique,
et au Rwanda notamment ; des informations sur le rôle de l’armée que
les élus ne pensent pas toujours neutre. Ce sont surtout les massacres
qui éveillent la suspicion et des réactions négatives à l’égard de la politique militaire et de la diplomatie de la France. à partir de l’attentat,

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

leur ampleur nouvelle conduit à demander davantage d’explications
et à dénoncer le génocide, plus souvent nommé. Si les critiques sont
nombreuses, elles ne sont pas toujours accusatoires. La demande de
retrait de la France est exceptionnelle. La politique française et l’armée
sont aussi saluées, surtout à droite et au centre, sans que le clivage
traditionnel droite/gauche ne soit nettement dessiné, car la sensibilité
humanitaire l’emporte bien souvent. Le député RPR Hervé Gaymard
salue l’action des troupes françaises dans l’évacuation des ressortissants
français et belges, mais avoue « notre impuissance face aux déchirements ethniques, au-delà des interventions d’urgence et de l’aide humanitaire »200. Le sénateur RPR, René-Georges Laurin souligne l’action
bénéfique du gouvernement auprès de la communauté internationale :
« Nous sommes très sensibles aux initiatives déjà prises par le gouvernement français et à la déclaration que vous nous avez faite, monsieur
le ministre, sur une éventuelle intervention de la France, avec ses partenaires ». Quand, évoquant Turquoise, il remercie le ministre des Affaires
étrangères pour « cette généreuse initiative », il est suivi par des applaudissements du RPR, des Républicains indépendants et de l’Union centriste201. Il en est de même après l’intervention d’Édouard Balladur le
22 juin suivant202. Cependant il n’y a, au Parlement, ni satisfecit total
donné à la France, ni désapprobation catégorique massive.
Le gouvernement est-il attentif et réactif ? Les réponses stéréotypées sont-elles le reflet d’une politique aveugle ou sur la défensive ?
Quelques courriers sont annotés et circulent entre les services car ils ont
suscité interrogations ou recherche de justification, certains sont rendus publics, quand il s’agit de questions d’élus au gouvernement. Les
réponses évoquent des éléments de langage du Quai d’Orsay, un devoir
de réserve. Ils sont marqués par la continuité malgré le changement de
majorité et la cohabitation, puisqu’il s’agit de défendre la politique de
la France. La France est le pays qui a fait le plus d’efforts depuis 1990,
y compris pour que les accords d’Arusha aboutissent, elle a mobilisé la
communauté internationale et elle a respecté sa neutralité malgré les
accusations portées contre le FPR. Après l’attentat et pendant le génocide, le ministère use d’un vocabulaire moins diplomatique, plus incisif.
Il condamne le génocide. C’est ce qu’Alain Juppé répond à plusieurs
lettres à la mi-juin : « Ce qui se passe au Rwanda est tragique. Rien ne

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

saurait justifier le génocide et les exactions de toutes sortes203 ». Il s’agit
systématiquement de défendre et de justifier la politique de la France, le
rôle de l’armée dans sa mission de protection des ressortissants français,
rarement plus. La cohabitation change peu de choses – et certaines
réponses sont identiques quelle que soit la majorité : c’est la France et
non un gouvernement qui répond. La mention du génocide par Alain
Juppé le 16 mai lui permet de rappeler que « dans ces circonstances
intolérables, le gouvernement français a été le premier à dénoncer le
génocide en cours. La France a aussi été parmi les premiers à exiger que
les responsables des massacres soient recherchés, jugés et châtiés »204.
7.1.4.5 les parlementaires et l’opération turquoise
Cette opération humanitaire menée sous mandat de l’ONU suscite
quelques débats chez les élus, le jour de l’adoption de la résolution par le
Conseil de sécurité. Le député communiste Maxime Gremetz estime que
cette intervention aurait dû être débattue : « Devant une décision aussi
grave qu’une intervention militaire, qui ne peut qu’aggraver le drame que
vit le Rwanda, nous estimons que la représentation nationale doit débattre
et décider en toute connaissance de cause chacun prenant ses responsabilités »205. « Décision courageuse » de la part d’une France seule sans
soutien des ONG, pour le député Pierre-André Wiltzer206. Le premier
ministre justifie cette intervention par « des considérations morales », il
en rappelle les principes et désigne, indirectement, les responsables du
génocide en évoquant les « populations qui sont menacées, sont pour
l’essentiel, des populations tutsies dans les zones contrôlées par le gouvernement »207. À son tour, Alain Juppé intervient pour dire que le FPR
est dorénavant pris en compte, même si son historique depuis avril ne
l’exonère pas des critiques, mais signale que Jacques Bihozagara, vicepremier ministre désigné du gouvernement de transition, personnalité
importante du FPR, a été reçu le matin même au Quai d’Orsay pendant
trois heures. Le ministre l’a rencontré pendant une heure.
Après Turquoise, le Rwanda est moins présent dans les débats. Pourtant, le 19 septembre 1994, Robert Galley l’évoque encore pour dénoncer « la chape de plomb » du nouveau pouvoir et saluer encore l’action
de la France : « Si les Français connaissaient le nombre de massacres
qui ont été évités grâce à l’opération Turquoise et à la création de la

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

zone humanitaire sûre, ils auraient encore plus d’estime pour le gouvernement », déclare-t-il208. Alors que les relations sont difficiles avec le
nouveau gouvernement de Kigali, Michel Roussin rappelle la présence
d’une antenne diplomatique à Kigali (« Cela permet de constater les
progrès sur lesquels s’est engagé le gouvernement rwandais, qui nous a
promis une réconciliation nationale […]. Lorsque cette réconciliation
nationale sera effective […], la France reprendra avec un interlocuteur
cette coopération qu’elle est tout à fait disposée à reprendre, comme elle
va le faire dans les jours qui viennent avec Haïti »209.
La politique de la France au Rwanda ne tient pas une place particulièrement dense dans les débats parlementaires, mais elle est réellement
présente. Les élus s’y intéressent pour des raisons diverses, mais la question des droits de l’homme est capitale. Ils y sont sensibilisés parfois
par leurs élus ou par des associations qui les interpellent. Les réponses
écrites sont rédigées par le cabinet sur un modèle qui varie peu : il s’agit
de se montrer à l’écoute et de justifier, de façon très large, la politique
menée. Les membres du gouvernement répondent soit dans le cadre des
questions au gouvernement, soit par écrit quand ils sont directement
interpellés. Ils peuvent l’être aussi par d’autres biais, personnes privées
ou associations, par lettres ouvertes ou pétitions, documentation étayée
ou non. Mais la posture partagée est celle de la satisfaction du travail
accompli, comptant que le FPR au pouvoir reconnaisse la bonne volonté de la France.

7.1.5 L’institutionnalisation des conseils restreints de défense.
Une évolution partielle dans la prise de décision
en matière militaire
7.1.5.1 la réforme joxe de la décision militaire.
des « comités restreints » à l’élysée
Par une « note confidentielle pour le président de la République […]
remise en conseil210» le 2 février 1993 211, le ministre de la Défense
Pierre Joxe propose une réorganisation de la prise de décision militaire
qu’assume en totalité le chef de l’État. Mais la perspective d’une cohabitation entre le président de la République et le premier ministre,
semble vraisemblable à cette date au vu de la situation de la majorité
parlementaire qui doit affronter les prochaines élections législatives212.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Cela oblige Pierre Joxe à cet effort de formalisation et d’institutionnalisation. Le futur premier ministre peut en effet invoquer la constitution
afin d’exiger un partage des domaines réservés dans le respect des prérogatives premières du chef de l’État. Pierre Joxe expose à cette fin un
projet de « comités restreints ». Il y voit de toute évidence – une autre
note destinée au président en témoignant213 – l’occasion de réformer
des pratiques d’opacité, de communication orale et des phénomènes
de déresponsabilisation tant politique qu’administratives qu’il constate
particulièrement sur le dossier rwandais. Il les réprouve manifestement
en vertu de son sens républicain de l’État.
La Constitution fait du président de la République le chef des armées
et à ce titre « il préside les conseils et comités supérieurs de la défense
nationale » (art 15) et l’ordonnance du 7 janvier 1959 précise ses pouvoirs en la matière. Le premier ministre « détermine et conduit la politique de la nation » (art 20) et « il supplée, le cas échéant, le président
de la République dans la présidence des conseils et comités prévus par
l’art. 15 », c’est-à-dire les comités de la défense nationale (art. 21).
Sous la présidence de François Mitterrand, à la suite des conseils des
ministres, se tiennent des réunions sur les questions de défense. Leur
composition est plus lâche que les comités de défense et les comités restreints de défense prévus par la Constitution et l’ordonnance du 7 janvier 1959.
En effet, les comités de défense composés de divers ministres et experts
civils et militaires, sont réunis sous la présidence du chef de l’État, pour
prendre les décisions en matière de « direction générale de la défense »
(article 7 de l’ordonnance) ; les comités de défense restreints, chargés des
décisions en matière de « direction militaire de la défense », sont réunis
au gré du chef du gouvernement, avec un ordre du jour et des intervenants choisis par lui-même. Si le président de la République les préside,
il est davantage en retrait. Le secrétariat de ces comités est assuré par
l’EMP pour l’Élysée, par le secrétaire général du gouvernement (SGG)
pour Matignon. Le rôle du Secrétariat général de la défense nationale
n’est pas encore stabilisé.
Dans le contexte de 1993, le ministre de la Défense, Pierre Joxe, propose à François Mitterrand des modifications qui permettent à l’Élysée
de garder au moins un contrôle sur la défense. Pierre Joxe veut préser-

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

ver le pouvoir présidentiel dans ce domaine. Les réunions hebdomadaires seraient remplacées par des comités de défense restreints, lesquels
seraient toujours convoqués par le premier ministre et présidés par le
chef de l’État, conformément à la Constitution et à l’ordonnance du
7 janvier 1959. Il propose de prendre ces dispositions très rapidement
pour les faire entrer dans les faits avant la cohabitation probable ; en cas
d’opposition du chef du gouvernement à l’organisation des comités restreints, Pierre Joxe suggère que le président de la République convoque
des comités de défense, comme l’autorise la Constitution, à ce même
moment.
En effet, il convient que le chef de l’État puisse conserver toute son
autorité sur les questions de défense, qu’il soit parfaitement informé
dans un contexte politique complexe voire hostile, d’une situation internationale toujours marquée par l’après-guerre froide et le leadership
américain. La place de la France face à l’OTAN mais aussi la politique de
la France en Afrique sont des sujets cruciaux pour François Mitterrand,
et il importe que ses choix puissent s’imposer à l’exécutif.
7.1.5.2 une mise en place immédiate
des conseils restreints de défense
La proposition de Pierre Joxe, du 2 février 1993, est reçue positivement, puisque des conseils restreints sont convoqués dès le 24 février.
Ils sont documentés par différentes versions des comptes rendus et verbatim, déposés aux Archives nationales214. Comme ceux des conseils
des ministres, les comptes rendus des conseils restreints sont établis par
le secrétaire général du gouvernement (SGG), Renaud Denoix de Saint
Marc et sont transmis au secrétaire général de l’Élysée, Hubert Védrine.
Du côté de l’Élysée, le général Huchon de préférence, adjoint au chef
de l’état-major particulier, assure le secrétariat de ces réunions215. Le
général Henri Bentégeat lui succédera. Les comptes rendus du SGG
et ceux de l’Élysée accessibles dans les archives se complètent et permettent de voir les propos supprimés par l’un ou l’autre secrétaire : la
rédaction du secrétaire général du gouvernement est officielle, celle du
représentant de l’Élysée est très éclairante. Afin de compléter la série
des comptes rendus des conseils restreints dont l’ordre mentionne le
Rwanda, la Commission de recherche a pu accéder sans difficulté à la

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

collection conservée à l’EMP.
Conformément aux institutions, les participants aux conseils restreints de défense, présidés par le président de la République, sont le
premier ministre, les ministres des Affaires étrangères, de la Défense,
et de la Coopération, le chef d’état-major des Armées (CEMA), le chef
de l’état-major particulier (CMP) et le secrétaire général de la Défense
nationale (SGDN). Chaque ministre est accompagné de hauts-fonctionnaires, membres de son cabinet : secrétaire général, directeur de
cabinet ou chef de cabinet par exemple. Contrairement, à ce qui est inscrit dans l’ordonnance de 1958, ni le ministre des Finances ni celui de
l’Intérieur ne sont présents. Comme pour les conseils des ministres, il
incombe au SGG d’envoyer les convocations de ces réunions hebdomadaires dont l’ordre du jour se limite à l’indication de la question ou des
questions abordées : Rwanda (ou Afrique), ex-Yougoslavie ou Bosnie216,
sont les sujets les plus fréquemment traités. Il n’y a parfois que l’un de
ces thèmes soumis à la discussion. Il peut y avoir autant de convocations que de questions : les ministres ne participent qu’à la partie de
la réunion qui les concerne217. Les interventions peuvent éventuellement prolonger ce qui a été discuté en conseil des ministres juste avant.
Ainsi, le 22 juin 1994, François Mitterrand introduit la discussion en
disant que « le problème rwandais a été longuement évoqué ce matin
au conseil des ministres. Je voudrais maintenant qu’on parle des dispositions pratiques »218. Le président de la République préside les conseils
restreints qu’il ouvre, assez brièvement le plus souvent, puis il donne la
parole au premier intervenant qui n’est pas nécessairement le premier
ministre ni les tenants de ministères régaliens, puisque le ministre de la
Coopération est le premier sollicité pour parler du Rwanda et le chef
d’état-major des Armées (CEMA) l’est aussi très fréquemment.
Le déroulement des conseils ressemble à celui des conseils des
ministres. Le chef de l’État qui les préside fait une introduction très
brève, pour annoncer le premier sujet abordé219, elle est exceptionnellement plus précise et il donne la parole au ministre qui doit intervenir.
Quand le sujet le requiert, le CEMA, l’amiral Lanxade, intervient
plus longuement et le plus souvent, il répond aux questions de François Mitterrand ou d’un ministre. Très exceptionnellement le chef de
l’état-major particulier (l’EMP), le général Quesnot, ou le conseiller

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Afrique, Bruno Delaye, interviennent220.
Les inquiétudes ou les préoccupations de Pierre Joxe, qui a suggéré
cette formule de conseils restreints de défense, étaient-elles fondées ? À
travers le déroulement de ces conseils dont les échanges sont toujours
très policés, le rôle du président de la République, ses relations avec les
membres du gouvernement n’apparaîssent pas très différents avant et
pendant la cohabitation : ni dans la prise de parole, ni dans les prises de
décisions ou les directives.
Les cinq conseils restreints221 qui précèdent les élections législatives
aboutissent à des comptes rendus synthétiques du SGG indiquant des
échanges rapides qui tiennent sur quelques lignes, et se terminent par
les conclusions et les décisions du président de la République222. Le premier conseil restreint de la cohabitation qui se tient le 2 avril 1993 ne
voit pas sa composition totalement bouleversée : le changement de ministres n’implique pas, dans l’immédiat, un changement de l’ensemble
des participants puisque plusieurs hauts-fonctionnaires restent encore
à leur poste. C’est le cas du secrétaire général à la Défense nationale,
Guy Fougier, qui n’est remplacé que le 18 juin par le général Lerche ;
à Matignon, le chef du cabinet militaire est encore l’amiral Lecointre ;
mais Nicolas Bazire, le directeur de cabinet, l’accompagne ; au Quai
d’Orsay, le secrétaire général Serge Boidevaix est remplacé par Bertrand
Dufourcq au conseil du 13 avril ; au ministère de la Défense, François
Nicoullaud est encore directeur de cabinet de François Léotard et le
général Rannou son chef de cabinet militaire jusqu’au 10 mai quand
il est remplacé par le général Mercier. Cela montre une certaine continuité chez les hauts-fonctionnaires ou au moins une absence de précipitation dans les changements qui se font progressivement.
Les tensions ne sont pas perceptibles au cours de cette première réunion ni des suivantes : aucune complicité entre les membres du gouvernement face au président de la République n’est perceptible. La
cohabitation ne se fait pas sentir. « Le Premier ministre et moi-même
ainsi que l’ensemble des ministres partageons la même analyse223 » dit
le président Mitterrand en introduisant le conseil restreint du 22 juin
1994, jour du vote de la Résolution 929 pour Turquoise ; cela signifie
aussi que des échanges de vue ont eu lieu précédemment. Cependant le
premier ministre peut donner nettement une direction politique. Lors

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

du conseil restreint du 15 juin, la discussion s’étend sur le sauvetage
des orphelins, les possibilités d’évacuations avec diverses hypothèses.
Édouard Balladur finit pas prendre la parole pour dire sa volonté d’agir :
« Nous ne pouvons plus, quels que soient les risques, rester inactifs.
Pour des raisons morales et non pas médiatiques224 », avant d’ajouter que
« dans des cas aussi affreux, il faut savoir prendre des risques225 » ; dans ce
cas aussi, le président de la République dit aussitôt son approbation, tout
en souhaitant limiter l’intervention. à la fin des échanges de ce conseil
du 15 juin, qui portent sur la future opération Turquoise, il conclut :
« Si d’autres sont défaillants, on doit y aller seuls avec les Africains. On
prend un risque d’une efficacité moindre mais notre action a un caractère
urgent et limité. C’est l’honneur de la France qui est en cause »226. Enfin,
à ce moment crucial, il semble cependant que le ministre de la Coopération, Michel Roussin, tienne sa place et entende jouer un rôle. Il est
parfois le premier à avoir la parole et s’exprime assez souvent.
7.1.5.3 la raison d’être du conseil.
une direction générale de la défense
Lors de ce même conseil, les débats portent précédemment sur une éventuelle intervention. Alors que François Léotard émet quelques réserves, ou
plutôt pointe des difficultés ; après une longue intervention de François
Mitterrand, le premier interroge : « Monsieur le président de la République,
dois-je comprendre que cette opération est une décision ou qu’il s’agit seulement d’en étudier la possibilité ? », et le président répond : « C’est une
décision dont je prends la responsabilité227 ». Le président de la République
fait entendre ainsi qu’il est le chef des armées, et qu’il a en responsabilité « la
direction générale de la défense ». Puisque les comités restreints de défense
sont chargés des décisions en matière de « direction militaire de la défense »,
le chef de l’État s’adresse au CEMA et lui précise : « Ce que j’approuve, c’est
une intervention rapide et ciblée, mais pas une action généralisée. Vous êtes
maître des méthodes, Amiral »228. Il lui faut néanmoins être tenu informé229.
Sans avoir à rappeler les principes, chacun est dans son rôle, et les ministres attendent la décision du chef de l’État. Par exemple, le 15 avril, Alain
Juppé demande si la France peut accueillir une partie de la famille d’Habyarimana que la République centrafricaine ne veut pas garder. Le chef de l’État
répond : « S’ils veulent venir en France, la France les accueillera, naturel-

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

lement »230.
Cette unité de vue, est-elle une réalité ou une façade ? Le verbatim du
secrétaire général du Gouvernement est celui qui fait autorité231. Renaud
Denoix de Saint Marc rédige des textes neutres, clairs et, s’ils ne sont
pas véritablement succincts, ni ne rendent pas la totalité des propos des
intervenants, ils sont aseptisés. Les notes prises du côté de l’Élysée, par
le général Huchon, chef de la MMC, ou par un membre de l’EMP, le
colonel Bentégeat ou l’amiral de Lussy, sont beaucoup plus précises et
éclairantes sur l’état d’esprit des participants car les notes reprennent
l’ensemble des propos.
Entre avril et juin 1994, les questions abordées portent sur des opérations militaires ou diplomatiques, sur des hommes et sur les origines du
drame rwandais. Le principe du peuple majoritaire, l’opposition à l’égard
des Tutsi et du FPR sont évoqués à l’occasion. En quels termes les Hutu
et les Tutsi sont-ils évoqués ? Comment les massacres sont-ils présentés ?
Pour François Mitterrand, l’attentat est le point de départ de la violence et il faut protéger le régime en place : « il serait quand même étonnant que le gouvernement d’Habyarimana ne trouve pas un endroit
sûr dans le pays où il puisse tenir quelque temps »232. Pour le président
Mitterrand, le régime d’Habyarimana reste légitime et il protégeait le
pays contre le déferlement de violence qui se fait jour après le 6 avril.
« On voit bien de quelle manière cet attentat meurtrier contre le
président Habyarimana a donné le signal du massacre collectif », ditil le 15 avril, une semaine après l’attentat et à la fin de l’opération
Amaryllis ; et il s’enquiert auprès de l’amiral Lanxade pour savoir si
ces massacres vont s’étendre233. Celui-ci lui répond qu’ils « sont déjà
considérables. Mais maintenant ce sont les Tutsis qui massacreront
les Hutus dans Kigali234 ». L’analyse du président s’affine et se modifie
puisque le 22 juin, il note qu’« il ne faut pas manquer de dénoncer
le génocide perpétré par les Hutus. La folie s’est emparée d’eux après
l’assassinat du Président Habyarimana »235. Une semaine après le début
de l’opération Turquoise, le 29 juin, après que le CEMA a fait le point
sur la situation et la violence des massacres, François Mitterrand nuance
encore son propos : il y a toujours, pour lui, un avant et un après la
mort d’Habyarimana : « Historiquement, la situation a toujours été périlleuse. Avant l’assassinat du président Habyarimana on ne m’avait pas

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

signalé de drames à l’intérieur du pays. Son assassinat a créé des réflexes
de peur et a déchaîné les massacres. La faction extrémiste hutue, dont
certains responsables étaient dans l’avion du président, se sont livrés
à d’inexcusables représailles ». Ces propos font apparaître une évolution de son analyse de la situation, puisqu’il ne semble pas émettre une
hypothèse : les responsabilités du génocide sont les Tutsi et les Hutu
extrémistes. Il est cependant difficile de penser que le président Mitterrand n’ait pas eu connaissance des éléments du dossier, qu’il ait été
mal informé sur les massacres, leur ampleur, leurs auteurs et les victimes ; cela peut être aussi un biais pour évoquer le double génocide.
Cependant, le débat n’a pas sa place dans ces conseils, et le secrétaire
général du Gouvernement ne reprend pas cette remarque du président
dans son compte rendu236. On peut se demander si c’est le fait d’une
gêne, ou si ce propos est considéré de peu d’importance.
La question de l’avenir est posée, toujours en termes ethniques. En
avril, l’amiral Lanxade évoque la poursuite des « massacres interethniques »237 et tous s’accordent à penser que si l’une ou l’autre partie ne
l’emporte pas, il faudra appliquer les accords d’Arusha238. Cette idée est
réitérée, car il n’est pas question que se mette en place « une dictature
reposant sur dix pour cent de la population gouvernera [qui] avec de
nouveaux massacres239 » selon les mots consignés par l’EMP. Les Tutsis
imposeront une dictature « pour tenir en main une très forte majorité
de Hutus »240 suivant le SGG. Pour Mitterrand, les ethnies ont-elles
toujours le même poids ? Lorsqu’Alain Juppé demande ce qu’il faut faire
des Tutsi, les protéger ou les évacuer, il répond : « on pourra les remettre
aux représentants de leur ethnie »241, peut-on lire dans le compte rendu
du SGG, alors que celui de l’EMP évoque la « zone FPR »242. Il ne s’agit
pas uniquement de différences dans l’expression, car la connotation
politique, ethniciste est bien plus présente sous la plume du secrétariat
général du Gouvernement, alors qu’elle est plus nuancée sous celle de
l’état-major particulier, paradoxalement, puisque le général Quesnot est
bien connu pour ses sympathies à l’égard des Hutu. Rien ne permet de
dire, ici, si les rédacteurs ont été influencés au moment de la mise au
propre de leurs notes.
Ces conseils restreints de défense favorisent des échanges de vue plus
précis qu’au cours des conseils des ministres qui précèdent. Le déroule-

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

ment et les propos sont conformes aux institutions : le président prend
les décisions d’ordre général tandis que « la décision militaire », revient
au gouvernement. Il semble cependant que ces conseils restreints soient
préparés à l’avance, puisque le président évoque, à l’occasion, l’accord
avec le premier ministre et les membres du gouvernement ; ils sont l’occasion de préciser une information ou une décision. S’il tranche seul, la
décision n’est pas nécessairement uniquement la sienne. La courtoisie
des échanges n’empêche pas toutefois des comptes rendus parfois divergents qui peuvent favoriser des analyses différentes des propos tenus par
les responsables politiques.

7.1.6. La cohabitation au sein de l’exécutif à partir d’avril 1993
 à la veille des élections qui devaient conduire à une nouvelle cohabitation, Bruno Delaye, le conseiller Afrique de l’Élysée, soumet une
note sur « l’opposition et la politique africaine de la France »243, dans
laquelle il présente les « multiples équipes » et les « multiples points
de vue » (souligné par Hubert Védrine, ou par François Mitterrand
qui a écrit « Vu ». Il en ressort, qu’à ses yeux, à part l’équipe FoccartWibaux-Cazanave, la plus sérieuse mais qui ne comprend pas l’importance stratégique du Rwanda, les autres sont peu étoffées, peu instruites
des questions africaines, ou préoccupées par des intérêts particuliers. En
définitive, la nouvelle équipe qui viendra aux affaires veut donner l’impression de « renouveau », de « moralisation » (souligné) en prévoyant
des états-généraux de la coopération pour en réorganiser la politique,
mais il n’y aura pas de changements majeurs : il n’y a donc pas trop de
crainte à avoir.
Toutefois, la cohabitation est un combat de tous les jours où rares
sont ceux qui peuvent être entendus par le président de la République
comme par le premier ministre. Pour l’essentiel, les analyses et les
décisions sont prises sur un fond de divergence persistante entre les
constances du président de la République et les ruptures du premier
ministre. Le président de la République veille à se faire obéir même
si le débat préalable avec le premier ministre montre qu’il n’y a pas de
consensus.
Concernant le Rwanda, l’exemple des échanges lors du conseil restreint du 15 juin 1994, décidant de l’opération Turquoise, est, à cet

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

égard, exemplaire244. Le président de la République décide de commencer par le Rwanda « car la situation exige que nous prenions d’urgence
des mesures », et les échanges sont inaugurés par le ministre de la Coopération, Michel Roussin ; François Léotard, ministre de la Défense,
marque ses réticences à une opération de la France : « nous ne pourrions
intervenir qu’en zone Hutu. Nous serions condamnés par le FPR et
victimes de manœuvres médiatiques. Je suis donc très réticent. Mais
si nous devions y aller quand même, il faudrait des moyens lourds ».
François Léotard demande : « Monsieur le président de la République,
dois-je comprendre que cette opération est une décision ou qu’il s’agit
seulement d’en étudier la possibilité ? ». Le président de la République
répond : « c’est une décision dont je prends la responsabilité […] Ce
que j’approuve, c’est une intervention rapide et ciblée mais pas une
action généralisée. Vous êtes maître des méthodes, amiral », termine-t-il
à l’adresse de l’amiral Lanxade, le CEMA. Les échanges se poursuivent
avec l’intervention du premier ministre : « mais avec qui irons-nous ?
Il n’est pas question d’y aller seuls ». Le président Mitterrand répond :
« nous avons les Africains, Et puis les Hutus sont favorables à la France
et les Tutsis aux Belges. Si les autres sont défaillants, on doit y aller
seuls avec les Africains. On prend le risque d’une efficacité moindre
mais notre action a un caractère urgent et limité. C’est l’honneur de la
France qui est en cause ».
Derrière ces arbitrages présidentiels traditionnels, la cohabitation
montre toute la palette des divergences plus ou moins maîtrisées et plus
ou moins exprimées : être le premier, profiter des silences de l’autre,
avoir un intermédiaire, jouer la « coopération » tout en guettant le faux
pas de l’autre.
7.1.6.1. rester le premier plutôt que décider ensemble
Chacun des acteurs sait exprimer son accord, ou son désaccord plus
encore, tant pour conserver et accroitre sa propre marge de manœuvre
que pour le bon fonctionnement des institutions.
En apparence, les deux têtes de l’exécutif restent unies, soucieuses
seulement des intérêts du pays, au-delà des irritations protocolaires.
En ce sens, le communiqué commun est l’affichage, en principe utile
aux deux autorités, de leur capacité à travailler ensemble dans l’intérêt

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

national : il en va ainsi du communiqué commun le 18 juin à 20 h
concernant la création de Turquoise : « la France souhaite que soit mise
sur pied au Rwanda une opération internationale à but humanitaire,
destinée à sauver des vies humaines et à mettre fin aux massacres qui
sont perpétrés dans ce pays »245.
L’expression de « l’accord » est souvent si chargée de réticence que
celui-ci équivaut à un désaccord ferme, et la presse ne s’y trompe pas.
Ainsi Libération du 22 juin 1994 commente : « les raisons d’un revirement français : si le principe de l’intervention est acquis, l’accord n’est
pas total entre le Quai d’Orsay, Matignon et l’Élysée. ». La veille, le 21
juin, le premier ministre avait écrit au président de la République :
nous sommes tombés d’accord pour considérer que la France ne pouvait rester
passive devant le drame du Rwanda parce qu’il s’agit de l’Afrique, parce qu’il
s’agit d’un pays francophone, parce qu’il s’agit d’un devoir de morale. Nous
avons donc décidé ensemble d’envoyer des soldats français dans la région. Les
conditions de réussite de l’opération me paraissent être les suivantes […] 246.

Le premier ministre affiche le respect formel de la primauté du président de la République, mais sous l’apparence de l’accord, le désaccord
est présent et détaillé.
 Édouard Balladur avertit :
Je crois que toutes les précautions examinées doivent être prises et que toutes

les conditions que nous avons posées doivent être respectées, faute de quoi nous
serions entraînés beaucoup plus loin que nous ne le voulons et avec des risques
incalculables, dans un conflit qui risque d’avoir des répercussions dans toute la
région. Je suis frappé de notre isolement. Certes les bonnes paroles et les encouragements ne font pas défaut. Mais il ne faut à aucun prix nous embourber seuls
à 8 000 kms de la France, dans une opération qui nous conduirait à être pris
pour cibles dans une guerre civile247.

Ce désaccord entre le président de la République et le premier ministre se manifeste encore au sujet de la réception du FPR par le ministre des Affaires étrangères. Le 22 juin, Bruno Delaye présente au
président, une note importante ayant pour objet « Rwanda : entretien à
Paris avec des représentants du FPR : Reçus par Alain Juppé ». La note
expose les échanges avec Théogène Rudasingwa et Jacques Bihozagara
(le représentant du FPR à Bruxelles) qui ont très largement critiqué la
politique de la France au Rwanda y compris l’opération Turquoise qui

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ne serait pas humanitaire. Ce qui importe ici, c’est le ton et les propos
tenus par le représentant de Matignon, Philippe Baudillon.
Au cours de cette réunion, le représentant de Matignon (Philippe Baudillon)
a tenu à préciser aux responsables du FPR que, depuis un an, la France s’est
dotée d’une nouvelle politique africaine. Il est intervenu en ces termes : « le
souci permanent de M. Balladur qui dirige le gouvernement depuis un an est
d’établir avec l’ensemble des pays africains des relations claires et de coresponsabilité. Depuis un an, nos actes le prouvent. Votre interprétation des intentions
françaises au Rwanda n’est pas la bonne. Elle est en contradiction avec ce qui est
fait depuis un an. Les Français ne comprendraient pas que notre intervention soit
autre qu’humanitaire. Les temps changent, votre analyse de la politique française
actuelle est influencée par une période passée. C’est ce que le premier ministre
tenait à vous faire savoir ». Le représentant du cabinet de la Défense est allé
dans le même sens en ajoutant que les militaires dans le cadre de l’intervention
envisagée, souhaitaient être en liaison permanente avec le FPR. Le SG du FPR
leur a répondu « vous parlez de changement de politique de la France en Afrique
mais, d’évidence, dans le cas du Rwanda, rien n’a changé […] vous voulez mettre
en place une liaison permanente avec nous mais vous mettez la charrue avant les
bœufs. Nous vous avons indiqué que nous étions opposés à votre intervention248.

Ce compte rendu attire l’annotation rageuse du président de la République à l’encontre du ton utilisé par Matignon, avec une mention
manuscrite soulignée deux fois par François Mitterrand : « inadmissible ! [souligné une fois] le dire à [souligné deux fois] Matignon [souligné 3 fois], le tout accompagné de points d’exclamation dans la marge.
Et au début de la note « Inadmissible, protester à Matignon. F.M. ».
Hubert Védrine demande à Bruno Delaye de « le dire » et ajoute « je le
dirai aussi à M. Bazire ». Les autres suites ne sont pas connues.
De son côté, le porte-parole de l’Élysée, Jean Musitelli, ne dit pas
autre chose : « On a observé un clivage entre le président de la République et Alain Juppé d’une part ; Édouard Balladur, François Léotard
et Michel Roussin d’autre part : ces derniers freinent. Édouard Balladur
a publié hier une liste comportant 5 conditions, c’est une restrictive »249.
Le président de la République, servi par le secrétaire général de l’Élysée, Hubert Védrine, maintient la pression en passant de fermes instructions au gouvernement, comme le montre une note du 15 juin 1994
avec réponse manuscrite du président de la République : « oui » :
Suite à ce que vous avez dit au conseil restreint sur le Rwanda, j’ai confirmé
au ministère de la Défense, au MAE, et au ministère de la Coopération qu’il

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

fallait vous soumettre très rapidement une liste d’actions ponctuelles [souligné
par HV] que pourrait mener la Franceau Rwanda (protection d’hôpitaux ou
autres)/ Quand ce choix aura été effectué, voulez-vous qu’une annonce soit
faite par exemple par un communiqué, d’ici à la fin de la semaine pour faire
connaître ces actions de la F (et si possible celles d’autres pays)/ Il me semble que
cela répondrait à une attente de l’opinion250.

Dans cet exemple d’affichage de la primauté du président, certains
mots importants décrivent les clés de la politique que le président entend conserver : « soumettre » (la procédure constitutionnelle), « actions
ponctuelles » (seul le président calibre le volume de l’action militaire),
« rapidement » (il est le maître des horloges) et « communiqué » (élu par
le peuple, il lui rend compte directement. Il s’agit bien d’un concentré
de pratique de la cohabitation.
7.1.6.2. empiéter sur les silences de l’autre
En cohabitation, il faut être le premier à prendre position pour mettre
le partenaire en situation de devoir se justifier. Face au président de la
République campé sur la Constitution, le premier ministre de cohabitation est tenté d’occuper le terrain par des propositions ou des initiatives,
pour mieux s’imposer au centre du débat ; son arme est la publication
du programme et de la vision globale de Turquoise, ce qui lui permet de
tenter de se hisser au niveau du président de la République. Ainsi dans
sa lettre au président de la République du 21 juin 1994251, Édouard
Balladur pose unilatéralement les conditions à l’opération au Rwanda :
Autorisation par le Conseil de sécurité
Limitation de l’opération dans le temps à quelques semaines en attendant
l’arrivée de la MINUAR. C’est également décidé mais il ne faut pas nous
dissimuler qu’il nous sera très difficile de partir si la MINUAR n’arrive pas, et
que son arrivée n’est pas certaine.
Limitation des opérations à des actions humanitaires (mettre à l’abri des enfants, des malades, des populations terrorisées) et ne pas nous laisser aller à ce
qui serait considéré comme une expédition coloniale au cœur même du territoire
de Rwanda. Toute occupation durable d’un site ou d’une partie du territoire
rwandais présenterait de très grands risques, compte tenu de l’animosité qu’elle
susciterait et de l’interprétation politique qui lui serait donnée.
Positionnement de nos forces à proximité de la frontière en territoire zaïrois, le
seul qui nous soit disponible.
Déclenchement des opérations, dès lors que des contingents significatifs nous

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

seraient fournis par d’autres pays.

Ce programme est à la fois un mémento et un avertissement ; peutêtre vise-t-il aussi le général Quesnot lorsqu’il écrit qu’il ne faut pas se
« laisser aller à une expédition coloniale » ? Au demeurant, François
Mitterrand ne répond pas. Le silence laisse à penser que le président de
la République entend être souverain.
7.1.6.3. préserver un intermédiaire reconnu
par les deux interlocuteurs
Les rendez-vous en tête-à-tête entre le président de la République et
le premier ministre soulèvent des difficultés par la tension qui les caractérise et le souci de chacun de ne pas reculer sous le regard évaluateur
de ses partisans. Dans de telles conditions, l’intermédiaire de référence
que constitue le secrétaire général de la Présidence est précieux pour
les deux. Il tient un rôle d’intermédiaire et de gardien du maintien des
contacts nécessaires y compris pendant les périodes des plus vives tensions. Il transmet les messages entre les deux autorités en y insérant les
nuances d’approbation, de réserve ou de mise en garde qu’il a perçues.
Ainsi, Hubert Védrine annote une dépêche de l’AFP du 21 juin 1994
pour le président de la République : « le premier ministre me demande
de vous dire que le groupe RPR est très réticent, malgré l’appel récent de
Jacques Chirac, à une intervention (propos qu’il n’a d’ailleurs pas répétés
devant le groupe RPR »252. Une semaine plus tard, le 27 juin, le secrétaire général transmet au président « l’idée que le premier ministre vous
soumet253 » relative à la présence de délégués du ministère des Affaires
étrangères pour mener les contacts avec notamment le « gouvernement
rwandais qui s’est réfugié » à Gisenyi. Le président sera d’accord mais
l’important est que la proposition gouvernementale lui soit « soumise ».
Le secrétaire général de l’Élysée porte aussi les volontés et les décisions
du président de la République comme le montre la note précitée pour
la mise en œuvre du conseil restreint de juin 1994254. Il remplit aussi
un rôle de représentation et de porteur de parole : par lettre du 22 juin
1994, il répond au président de la Fédération internationale des droits
de l’homme qui vient de critiquer la politique française. Contestant les
« termes extrêmement partisans et violents »255 du rapport, le secrétaire
général affirme son rôle de rempart du président de la République.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

7.1.6.4. mener la « coopération » en guettant
le faux pas de l’autre
Chacun est prudent car le premier qui manifeste de la réticence à
coopérer peut perdre. Mais les « chocs » ne sont pas rares. Les deux têtes
de l’exécutif savent afficher leur distance, l’art de marquer leurs différences et ne pas être emportés par les initiatives de l’autre. Ainsi le général Quesnot ne reçoit pas l’autorisation d’accompagner un ministre en
Afrique : président de la République et premier ministre, chacun joue
son jeu; chaque collaborateur a tendance à renforcer les convictions de
son patron. Le président de la République reçoit quotidiennement les
éléments recueillis et présentés par le général Quesnot qui n’hésite pas à
critiquer la stratégie choisie par le gouvernement.
à ce jour seuls un détachement sénégalais et une équipe médicale mauritanienne
ont rejoint la base de Goma [...] notre détachement poursuit sa montée en
puissance. à la fin de la journée, ses effectifs devraient atteindre 1 500 hommes.
La reconnaissance des camps de réfugiés et des communautés menacées se
poursuit à proximité de la frontière zaïroise. Quelques religieuses et la famille
de M. Twagiramungu ont été évacuées […]
Pour la suite de notre action, le premier ministre, qui craint toujours l’enlisement et le contact de nos troupes avec le FPR, a donné hier comme consigne à
l’amiral Lanxade d’interdire toute implantation de plus de 24 h de nos unités
sur le territoire rwandais et de limiter les patrouilles à la région frontalière. Il
s’est notamment opposé au maintien d’un élément de surveillance et de dissuasion au Col de N’Gada qui contrôle l’accès de Kibuye en venant de Gitarama et
dont la saisie permettrait de couper en deux l’ouest du Rwanda.
commentaire [souligné dans le texte] Le succès de notre intervention serait
remise en cause si des massacres reprenaient dans des secteurs où notre présence est très fugitive et surtout en cas de rupture du front qui provoquerait le
déferlement de millions de réfugiés que nous ne pourrions maîtriser. La seule
réponse technique consisterait à contrôler quelques points clés (et notamment le
col de N’Gada) en poursuivant le recensement et en assurant la protection des
camps de réfugiés les plus menacés en particulier dans la région sud (Gikongoro, Butare) afin de geler les mouvements de population en attendant l’aide
logistique promise et l’arrivée de la MINUAR. Cela nécessite davantage qu’un
va-et-vient de quelques hommes et de quelques femmes à partir de la frontière
zaïroise256.

Cette note du chef de l’état-major particulier, du 27 juin 1994, est
annotée par Hubert Védrine : « signalé Rwanda et débarquement de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Provence ». Cette note exprime le fort différend entre le général Quesnot et le premier ministre. Les termes utilisés (« va-et-vient ») montrent
une sorte de distance sinon de mépris pour ce dernier.
Les conseillers confortent les deux autorités dans leurs différences.
L’opposition entre les deux acteurs de la cohabitation se précise et se
conforte, jour après jour. Le contact de chacun avec ses propres conseillers supplante méthodiquement les échanges directs entre président de
la République et premier ministre. Les vigies des deux camps surveillent
l’initiative d’en face. En ce sens, une note de Hubert Védrine du 15
juillet 1994 informe le président de la République que « le premier
ministre a présidé vendredi matin une réunion sur le Rwanda… »257.
Cette première phrase est la plus importante, avant même la précision
que « le premier ministre a demandé au ministre de la Défense qu’il y
ait un premier retrait même s’il est symbolique (200 à 300 hommes
avant le 31 juillet », car le premier ministre « préside » une réunion
générale sur le Rwanda. Quand l’AFP du même 15 juillet annonce que
les membres du gouvernement génocidaire seront arrêtés par les forces
françaises, Hubert Védrine annote « lecture du président, ce n’est pas
ce qui a été dit chez le premier ministre »258. La cohabitation est une
vigilance et, en l’espèce, l’Élysée a trouvé un faux pas gouvernemental.
7.1.6.5. tenter d’exercer une pression sur l’autre
sans en subir en retour
Pendant la cohabitation, le premier ministre et les ministres s’expriment pour faire pression sur le président de la République, voire pour
poser publiquement des conditions ; cela déroge nettement aux règles
de comportement entre un président de la République et ses ministres.
A la mi-juin, de multiples prises de position sont destinées à prouver
que Matignon gouverne. C’est d’abord Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, qui déclare le 16 juin 1994 dans Libération vouloir
« intervenir au Rwanda ». Il énonce quatre affirmations : la crise a des
origines autant politiques qu’ethniques ; la communauté internationale
a fait preuve d’une passivité coupable ; la diplomatie française est mobilisée en faveur d’un règlement politique ; enfin, l’avenir du Rwanda
nécessite que l’on conforte les modérés de toutes les parties. Le message
sonne comme une prescription, et le président de la République ne

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

saurait accepter une telle injonction indirecte.
D’autres exemples montrent cette volonté de prééminence du gouvernement : le 21 juin, dans sa lettre au président Mitterrand, le premier ministre expose les conditions de réussite de l’opération Turquoise,
après avoir rappelé leur accord259. Enfin Edouard Balladur s’explique
lors des questions du Parlement le 22 juin260.
Les effets de cette lutte souterraine mais constante se font sentir.
Ainsi dans l’échange entre le président de la République et les ministres
sur l’opportunité et la possibilité de venir en aide aux soldats belges,
la capacité de réaction de la France est ankylosée par des hésitations
et des procédures de concertation. Pour écrire sa note au président de
la République le 15 avril 1994, Hubert Védrine recueille l’avis d’Alain
Juppé et de Michel Roussin sur la possibilité de venir en aide aux soldats qui veulent se dégager. Alain Juppé « ne voit pas comment, si les
Belges en font la demande, nous pourrions leur refuser notre assistance.
En revanche, Michel Roussin est plus réticent, car cela nous remettrait
dans l’engrenage qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour
nous dans la région. Il arrive quand même à la même conclusion : « si
les Belges font officiellement la demande, on ne pourra pas refuser »261.
Mais le même jour, le 15 avril, le général Quesnot écrit au secrétaire
général de l’Élysée que les Belges sont partis et que « le problème belge
est donc, en ce qui nous concerne, réglé dans l’immédiat »262.
7.1.6.6. permanence et mutations sous la cohabitation
La cohabitation n’a pas fondamentalement modifié la politique de
la France au Rwanda. Le président de la République et son entourage
ont veillé à conserver les axes des années précédentes. Pourtant, d’une
certaine manière, inattendue, elle a obligé les deux têtes de l’exécutif à
discuter et à s’écouter. Le président de la République a pu poursuivre sa
politique de confiance et de soutien aux institutions marquée par la prédominance des Hutu. Le premier ministre a pu esquisser des contacts
avec le nouveau pouvoir issu du FPR et inciter aux adaptations nécessaires de la politique française.
La question se pose toutefois de savoir si la cohabitation a modifié,
pour le Rwanda, le processus de décision tel qu’il se réalise au sommet
de l’exécutif. Ce dossier est l’un des grands sujets de politique étran-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

gère et il a pour caractéristique, comme avec la Bosnie, d’impliquer
la France à travers une situation d’engagement militaire. De fait, le
Rwanda mobilise d’importants moyens et l’attention constante des
autorités politiques et des services de l’État à de nombreuses reprises.
La fréquence des questions sur le Rwanda dans les conseils restreints
de défense en témoigne particulièrement. Les comptes rendus qui en
émanent traduisent aussi les relations constructives et compréhensives
entre les deux têtes de l’exécutif, contraintes de partager la décision sur
ce dossier.
Les domaines réservés du président de la République deviennent des
domaines partagés, le premier ministre invoquant sa responsabilité de
mise en œuvre de la politique pour demander ce partage de la décision.
Pour François Mitterrand, habitué à décider seul ou avec ses conseillers, le changement est profond. Des procédures permettant effectivement l’exercice de ces responsabilités partagées, sont instaurées : à
l’hôtel Matignon chaque mardi soir, avec l’accord du président de la
République, se tient une réunion de préparation du conseil restreint
du lendemain, avec une représentation de la présidence et sans pouvoir
de décision. Si la décision de lancer l’opération Turquoise est prise par
François Mitterrand, elle est proposée par le ministre des Affaires étrangères et soutenue par le premier ministre qui s’investit fortement dans
sa mise en œuvre sur le terrain et dans l’effort d’explication tant nationale qu’internationale. Le déplacement qu’Édouard Balladur effectue
aux Nations unies le 11 juillet 1994 pour exposer les raisons de l’action
de la France, celui qu’il réalise à Goma avec la ministre déléguée Lucette
Michaux-Chevry, sont la traduction de sa responsabilité en matière diplomatique et militaire. Le cas du Rwanda l’exprime particulièrement.
Néanmoins, les tensions peuvent être vives entre les deux têtes de
l’exécutif. Elles s’expriment en interne, entre les deux dirigeants et leur
cabinet, et rarement à l’extérieur comme le montre la pratique des communiqués communs sur le sujet. L’affirmation de cette ambition régalienne du premier ministre tranche avec la situation antérieure, au cours
de laquelle le président de la République exerçait une autorité indiscutable et, d’une certaine manière, indiscutée, sur la politique française
au Rwanda. Les premiers chapitres de ce Rapport, ainsi que les pages
précédentes, ont établi la ligne directe caractérisant l’emprise de l’Ély-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

sée sur le dossier, avant que le présent chapitre ne soit amené à approfondir le rôle crucial de l’état-major particulier dans la mise en œuvre
de cette politique présidentielle. L’entrée dans la cohabitation modifie
les pratiques du président et pose la question de l’EMP dans le nouveau dispositif. François Mitterrand a besoin d’un tel service de conseil,
et parfois aussi d’action, en face d’un premier ministre très présent sur
le domaine militaire, comme en témoigne par exemple l’initiative du
« Livre Blanc » précédé de la commande d’un rapport au sénateur Trucy
sur la Participation de la France aux opérations de maintien de la paix263.
Le général Quesnot est ainsi chargé de marquer le territoire et les principes du président en matière militaire, et il s’acquitte de sa tâche avec
détermination.
Sur le Rwanda, la situation est plus complexe dans la mesure où la
partie opérationnelle des activités de l’EMP est maintenant conduite
rue Monsieur au ministère de la Coopération où le général Huchon
a remplacé le général Varret. Arrivé à l’Élysée le 4 mai 1993, le nouvel adjoint du général Quesnot, le colonel Bentégeat semble moins
impliqué que son prédécesseur dans le travail d’influence et le commandement de terrain - du moins aucune trace archivistique ne l’indique
dans les fonds consultés par la Commission. Si François Mitterrand perd
une capacité opérationnelle sur le Rwanda, il conserve avec son chef
d’état-major particulier un fort pouvoir d’influence, notamment dans
les conseils restreints où siège et s’exprime le général Quesnot.
Matignon n’exerçait avant la cohabitation aucun rôle sur le Rwanda
qui relevait doublement (voire triplement puisque c’est l’Afrique) des
domaines réservés du chef de l’État. Il s’agit donc d’un changement
notable dans la fonction de premier ministre, et plus prononcé encore
que durant la première cohabitation. Ce rôle nouveau exige de la part
de Matignon des moyens accrus, des conseillers expérimentés, des services d’analyse et de documentation. Le SGDN pourrait faire fonction
de cellule diplomatico-militaire auprès du premier ministre. On verra
plus loin que les notes produites ne sont pas celles que Matignon pouvait légitimement attendre.
Cette reconfiguration intellectuelle et institutionnelle du périmètre
du premier ministre concerne aussi les ministères clefs du dossier rwandais. Proche de Matignon, le ministère de la Défense avec François Léo-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

tard travaille étroitement avec Édouard Balladur, ainsi que le ministère
de la Coopération, du moins durant la période de Michel Roussin. A
l’inverse les relations sont parfois tendues entre Matignon et le ministère des Affaires étrangères, ce dernier épousant davantage les visions
de l’Élysée. Le face-à-face de l’hôtel de Brienne et du Quai d’Orsay
reproduit la situation de la période précédente doublée d’un clivage
politique, François Léotard se révélant « balladurien » et Alain Juppé
demeurant « chiraquien ».

7.1.7 Pratiques irrégulières et dérives institutionnelles au sommet de l’État. L’archétype de l’EMP
7.1.7.1. l’emp, une énigme archivistique
Les fonds d’archives publics auxquels la Commission de recherche a
pu avoir accès n’ont concerné que très partiellement l’état-major particulier du président de la République. En effet, pour la période donnée,
les archives relatives au Rwanda ne forment qu’un seul carton constitué
essentiellement des notes adressées sur le sujet au chef de l’État via le
secrétaire général de la présidence. Ces notes signées du chef de l’étatmajor particulier ou de son adjoint sont assez fréquemment co-signées
par le conseiller aux affaires africaines ou par son adjoint.
Ce carton d’archives est loin de représenter la production archivistique
d’un service très mobilisé sur le Rwanda, endossant des responsabilités
non seulement de conseil du président mais aussi opérationnelles comme
le démontrent différents éléments relevés tant au ministère de la Défense
et à l’état-major des Armées que sur le terrain. Ils sont produits dans la
suite du chapitre. Des courriers de l’EMP, arrivés dans d’autres services
mais non retrouvés dans ses archives, attestent également d’une abondante production archivistique que ne restitue donc pas l’unique carton
d’archives disponible. Ces courriers auraient dû de toute évidence faire
l’objet d’un archivage par le service puis d’un versement au fonds présidentiel de François Mitterrand. Tel n’a pas été le cas, comme la Commission a pu le constater. Son président a sollicité l’archiviste de l’Élysée
qui l’a dirigé vers l’actuel état-major particulier dont les autorités n’ont
pu que certifier l’absence matérielle dans les locaux du 14 rue de l’Élysée
d’archives relatives à cette période et à ce sujet. Les seuls documents per-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

tinents disponibles à l’EMP sont une collection de comptes rendus des
conseils restreints de défense que la Commission, libéralement accueillie
par les EMP qui se sont succédé à cette période (2019-2021), les amiraux
Roegel et Rolland, a pu consulter264.
Les quelques archives de l’EMP retrouvées dans différents fonds des
armées, de la diplomatie et même du cabinet du chef de l’État témoignent
pourtant de l’intense activité de l’état-major particulier sur le dossier
rwandais. Elles permettent d’établir une série de faits qui interrogent sur
le fonctionnement du service et l’action de ses responsables. Une fois ces
faits établis dont les six premiers chapitres du Rapport rendent régulièrement compte, il convient de poser une question fondamentale sur le
degré d’autonomie de l’état-major particulier et sur la nature des ordres
reçus de la part du chef de l’État.
La question est même cruciale sachant qu’à un certain niveau de décision politique, il semble que le recours à « l’ordre par la voix » soit fréquent. Il est fort probable que cette pratique était visée par le ministre
de la Défense, Pierre Joxe, lorsqu’en février 1993, il s’efforce de remettre
à Hubert Védrine, pour le chef de l’Etat, un mémorandum de réorganisation de la prise de décision en matière militaire à la présidence de
la République. Semble-t-il habituel et toléré, l’« ordre par la voix » pose
incontestablement un problème, en particulier parce qu’il ne laisse pas
de trace et qu’il transfère sur l’exécutant – qui, lui, documente la mise
en œuvre de l’instruction – la paternité de la décision. Il reviendrait à ce
dernier de demander une confirmation écrite de « l’ordre par la voix »,
mais cette exigence peut risquer de fortement déplaire. Tout du moins
une consignation écrite par l’exécutant de l’ordre reçu aurait été nécessaire, et utile à l’historien contraint alors de rechercher d’autres indices
pour identifier le processus de décision.
Les notes de l’EMP attestent, en creux, d’ordres reçus. Des archives retrouvées montrent une très forte activité de l’EMP sur le Rwanda. Ces documents exhumés de l’EMP concernent essentiellement l’adjoint Terre
de l’amiral Lanxade puis du général Quesnot, le général Huchon. Ils
portent sur deux ensembles. Le premier est constitué des courriers confidentiels, hors circuit officiel, généralement adressés aux responsables de
la DAM, et dont l’objectif avoué est de faire pression sur les diplomates
pour soutenir l’orientation maximaliste de l’intervention française au

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Rwanda. Le deuxième ensemble est formé d’une collection de télécopies adressées confidentiellement, et toujours hors circuit officiel,
à l’attaché de défense à Kigali pour requérir de l’information et faire
pression sur l’attaché de défense afin qu’il endosse cette direction maximaliste. Il est vraisemblable que le volume de cette correspondance non
officielle – qui exige même pour certaines pièces, de la part des destinataires, une « destruction après lecture » – devrait être bien supérieur au
nombre de documents qui ont pu être retrouvés par la Commission de
recherche. D’autres investigations seraient souhaitables.
Pour apprécier l’action de l’EMP, il est possible également d’analyser
des documents plus officiels émanant du chef de l’État et du secrétaire général, ainsi que du ministre de la Défense. Enfin, l’intervention
directe sur le terrain est prouvée par d’autres archives fonctionnelles qui
documentent ces actions de nature irrégulière, présentées plus bas. En
effet, l’état-major particulier du président de la République n’a pas de
fonction opérationnelle, exception faite de l’interface de la dissuasion
nucléaire. Le dossier rwandais démontre l’inverse. Ces pratiques répétées d’écart à la norme et de chaînes parallèles se mettent au service
d’une politique que défendent les responsables de l’EMP et qui correspond à celle du président de la République. S’éloignant de la fonction
de conseil, ils jouent également un rôle d’exécutants directs.
7.1.7.2 l’emp, un contrôle de l’information
au sein de la présidence
Ainsi, au sein de l’Élysée, les circuits de circulation de l’information
font l’objet de tensions et d’arbitrages qu’il faut considérer lorsqu’est
étudiée la position française dans la crise rwandaise et le génocide des
Tutsi. Les archives du secrétaire général Hubert Védrine265 révèlent la
lutte sourde, dès 1990-1991 au sein de l’Élysée, pour l’accès aux notes
de la DGSE entre le directeur du cabinet, le secrétaire général et le
chef de l›état-major particulier. Le rôle du directeur du cabinet pour
l’analyse de ces notes, y compris sur l’Afrique, reste mal documenté en
l’absence d’une consultation de ses archives. Fin 1990, on constate un
intéressant rappel de l’EMP dans une note adressée à Gilles Ménage le
21 décembre 1990. L’amiral Lanxade demande au directeur de cabinet
que les notes DGSE lui soient transmises et pas seulement à la cellule

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

africaine : « La règle était autrefois que la DGSE adressait toutes ses
productions à l’EMP qui en assurait la répartition ».
Le 20 juin 1991, François Mitterrand adresse une note DGSE
(que lui a apportée le directeur) à Gilles Ménage, ce dernier l’adressant à Hubert Védrine « pour information ». La note porte sur le
Sénégal et la Mauritanie, sur la recherche économique, sur le terrorisme… Il est écrit sur post-it que J.-L. Bianco « gardait toutes les
notes de M. Silberzahn » , un dossier est ouvert et ces notes mises
« dans le coffre »266.
7.1.7.3 des « positions anti-fpr »267 marquées.
la constante ethniciste de l’emp
L’EMP porte une responsabilité très importante dans l’installation
d’une hostilité générale de l’Élysée envers le FPR très vite caractérisé
par l’ethnie supposée de ses combattants, hostilité qui ne se dément
jamais tout au long de la période. Cette constante ethniciste n’a jamais
été infirmée par le chef de l’État, ni même récusée et démentie, par
exemple dans le retour des notes que lui adresse son chef d’état-major
particulier ou son adjoint. Les « positions anti-FPR » du général Quesnot sont relevées par le secrétaire général dans une note au président
de la République de fin juin 1994, le problème qu’elles posent étant
traité d’un point de vue d’image, et non de fond. François Mitterrand
s’accommode de telles positions. On peut en déduire qu’il s’agit des
siennes. L’obsession ethniciste dénaturant les objectifs politiques du
FPR et son appartenance à la nation rwandaise (en exil) éclate jusque
dans les notes transmises au président de la République sous couvert du
secrétaire général, Jean-Louis Bianco puis Hubert Védrine. Pour l’EMP,
les adversaires du régime de Kigali sont des « rebelles » d’Ouganda.
Ils sont surtout les membres d’une ethnie minoritaire ambitionnant
la conquête du pouvoir par les armes, menaçant en conséquence une
démocratie définie par un « peuple majoritaire », les Hutu, qui forment
selon les statistiques 85 % de la population rwandaise hors Tutsi et
Hutu démocrates en exil. Cette conception de la démocratie écrasée
par la logique ethnique traduit une faille intellectuelle majeure dans le
processus de décision française.
En octobre 1990, l’EMP est dans l’incapacité de caractériser concrè-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

tement l’offensive militaire du FPR, d’abord « ougando-tutsie » puis
« ougando-FPR ». Le colonel Huchon puis l’amiral Lanxade forgent
en quelques jours la notion très floue, qui ne sera jamais vraiment définie, d’offensive « ougando-tutsie », pour signifier une collusion entre la
nationalité et l’ethnie supposée des attaquants268. L’expression revient
sous la plume de l’amiral Lanxade puis du général Quesnot dans neuf
notes rédigées du 3 février 1991 au 27 avril 1992269. Il est significatif
qu’au mois de juillet 1992, le général Quesnot remplace, dans ses notes,
l’expression « ougando-tutsie » par celle de « ougando-FPR »270 pour
qualifier les différentes offensives. En revanche, suite à l’offensive du
8 février 1993 revient l’expression « ougando-tutsie » dans une note au
président de la République271, preuve de l’incapacité de l’EMP à pousser sa réflexion plus loin que ses représentations ethnicistes.
En fait, il n’y aura jamais d’abandon de cette lecture ethniciste du
conflit par l’EMP qui, au contraire, désigne les Tutsi, « ethnie minoritaire », comme les adversaires à combattre pour préserver le pouvoir du
« peuple majoritaire » hutu. Un certain flottement est déjà perceptible
au sujet de l’identification de l’adversaire à combattre, parfois simplement résumée à l’appartenance ethnique du côté de l’amiral Lanxade.
En janvier 1991, la référence ougandaise disparaît significativement
dans les notes de l’EMP. L’ennemi n’est plus défini que par sa réduction stricte à une ethnie. Ainsi, l’amiral Lanxade parle des « incursions
tutsies »272, puis d’une « nouvelle offensive tutsie »273 contre le Rwanda,
expression qui est d’ailleurs le titre de la note qu’il adresse au président
de la République. Pour son successeur, le général Quesnot, les choses
sont plus affirmées. La composition ethnique du FPR désigne l’ennemi
à combattre pour préserver le pouvoir du « peuple majoritaire hutu ».
Il met systématiquement sous les yeux du président de la République
des notes insistant sur le fait que le FPR est un mouvement tutsi ethniquement minoritaire pour mieux plaider pour le renforcement du
pouvoir de Kigali, représentant « le peuple majoritaire ». Au moment
de l’installation du multipartisme en avril 1992, peu après les massacres
du Bugesera, le chef de l’EMP écrit ainsi : « Celui-ci [le FPR], essentiellement composé par l’ethnie minoritaire tutsie (10 % de la population
rwandaise), considère avec réticence un processus démocratique qui
confortera inéluctablement l’ethnie majoritaire hutue du Président Ha-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

byarimana (85 % de la population rwandaise) »274. Les combattants du
FPR ne sont pas que des « rebelles », dont le général Quesnot est « sûr de
la mauvaise foi »275, ils sont « à dominante tutsie »276 écrit-il avec Thierry
de Beaucé en mai 1992 et surtout, ils sont les adversaires de la démocratisation du Rwanda : « Cette évolution gêne considérablement la rébellion
armée du Front Patriotique Rwandais (FPR), ethniquement minoritaire
(les tutsis ne représentent que 10 % de la population rwandaise) »277.
Le général Quesnot, en fait, notifie régulièrement sa crainte au président de la République qu’une minorité ethnique puisse se trouver en
position de gouverner le pays, et que des massacres en résultent. Au
moment de l’offensive du FPR de l’été 1992, il s’alarme devant la prise
de pouvoir possible de cette « ethnie minoritaire » et des conséquences,
pas tant pour le Rwanda que pour les Hutu : « La population, à majorité hutue, fuit devant les combats, refusant de rester dans les territoires envahis par le FPR essentiellement composé de tutsis »278. En
février 1993, s’il s’alarme contre « la voie tragique des affrontements
ethniques hutus-tutsis » au Rwanda, c’est bien le FPR qu’il désigne
comme le massacreur en puissance, qui aurait programmé une « purification ethnique », expression qu’il répète dans deux notes au président
de la République, la première fois le 18 février 1993279, la seconde le
3 mars 1993 lorsqu’il plaide pour que le conseil restreint du même
jour aborde « les graves atteintes aux droits de l’homme du FPR : massacres systématiques de civils, purification ethnique, déplacement de
population… »280. Réciproquement, le chef de l’EMP aborde peu, dans
ses notes, les massacres perpétrés par les Hutu contre les Tutsi durant
toute la période de 1990 à 1993, sauf par le biais de l’expression « massacres interethniques », utilisée peu après le massacre des Tutsi dans la
région du Bugesera en mars 1992 dans lequel il efface le fait que les
morts sont exclusivement des Tutsi : « De part et d’autre281, les tensions
sont attisées. Des massacres interethniques ont été perpétrés. L’armée et
la gendarmerie rwandaise évitent d’intervenir. L’opinion internationale
est alertée »282. Il n’y a guère, non plus, de mention des massacres de
janvier 1993 ni du rapport de la FIDH publié au même moment.
Durant la période de juillet à août 1994, les notes de l’EMP contribuent à éclaircir le regard que porte cette institution concernant les
événements en cours au Rwanda, et notamment dans la ZHS. De ma-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

nière générale, il ne s’agit que de notes d’information à destination du
président de la République, épuisé par son voyage en Afrique du Sud,
et elles actent la mainmise du premier ministre Édouard Balladur sur
ce dossier. Plusieurs thèmes émergent : l’hostilité profonde de l’EMP
envers le FPR, la question des relations avec les génocidaires et enfin
celle des réfugiés dans les camps.
Le 6 juillet 1994, au retour de son voyage en Afrique du Sud, le
président de la République François Mitterrand doit s’entretenir avec
son premier ministre Édouard Balladur à propos de la situation au
Rwanda et en Yougoslavie, ce qui donne lieu à la rédaction d’une note
préparatoire du général Quesnot283. Celle-ci est l’occasion de faire le
point sur les déclarations d’apaisement de Paul Kagame prononcées au
moment où François Mitterrand se trouve en Afrique du Sud. Le chef
du FPR déclare ne pas souhaiter l’affrontement avec les forces françaises
de l’opération Turquoise ni conquérir totalement le pays. Enfin, il souhaite œuvrer pour l’instauration d’un cessez-le-feu. Le chef de l’EMP
écrit que ces déclarations « pourraient constituer un tournant dans le
conflit rwandais et faciliter notre action »284. Il se félicite par ailleurs que
le projet de la ZHS soit approuvé par le Conseil de sécurité de l’ONU,
avec le soutien de son Secrétaire général. Dans la ZHS, précisément, les
forces françaises « continuent de regrouper et d’évacuer les tutsis menacés. Une quinzaine de miliciens qui attaquaient un hôtel à Gikongoro
ont été désarmés par le détachement Turquoise »285. Selon le général
Quesnot, les principales préoccupations du premier ministre seraient
« la faiblesse de l’engagement des ONG dans notre zone humanitaire
où se trouvent pourtant plus de 400 000 réfugiés » et « les perspectives
médiocres de relève de nos forces à la fin du mois de juillet »286. La
question de la gestion des réfugiés en ZHS est le problème central pour
l’EMP, qui revient sur le sujet dès le lendemain dans une nouvelle note,
cosignée par le général Quesnot et Bruno Delaye. La ZHS y est décrite
comme « le plus grand camp de réfugiés du monde »287, et, à ce titre,
Michel Roussin a chiffré l’aide alimentaire française à 50 millions de
francs, ce qui est largement inférieur aux besoins nécessaires sur place.
En conséquence, l’atonie des ONG est une nouvelle fois dénoncée et
il est signalé que le ministère des Affaires étrangères doit recevoir leurs
représentants le lendemain.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Cette note pose également pour la première fois le refus, acté par
Édouard Balladur, de reconnaître l’autorité du gouvernement formé
par Faustin Twagiramungu ainsi que l’idée que l’arrestation de ce que
l’EMP nomme « les criminels » – et non les génocidaires – ne fait pas
partie du mandat confié à l’opération Turquoise. Les soldats doivent se
contenter de transmettre leurs informations à l’ONU288. Précisons que
la question de l’arrestation des génocidaires est développée dans le chapitre 6 du présent rapport. Du côté de l’EMP, en tout cas, l’arrestation,
ou non, des génocidaires est un sujet qui revient à plusieurs reprises
dans les notes du mois de juillet 1994. Il y a un glissement terminologique, les notes parlent donc d’abord de « criminels » puis d’« actes de
génocide » dès le 9 juillet, reprenant ici l’expression de l’ONU. Surtout,
il y a une volonté manifeste de rappeler continuellement que les soldats
de Turquoise n’ont pas de mandat pour procéder à des arrestations mais
qu’ils collaboreront pleinement avec les Nations unies. L’EMP revient
ainsi sur cette question le 9 juillet 1994289 puis le 18 juillet 1994 où il
note que « M. Balladur exclut que nos forces effectuent un travail de
police dans la zone humanitaire pour livrer des criminels présumés au
FPR »290. Notons que le refus du premier ministre, tel que rapporté par
le chef de l’EMP, concerne non pas un refus de l’arrestation des génocidaires, en tant que telle, mais de leur remise au FPR.
En dépit des bonnes intentions affichées par Paul Kagame, rapportées dans la note du 6 juillet 1994, et de la satisfaction du premier
ministre au sujet de l’évolution de son attitude291, l’hostilité de l’EMP à
son égard et celui du FPR apparaît clairement dans les termes et les expressions utilisées. Dès le lendemain, 7 juillet 1994, le général Quesnot
dénonce les allégations de la presse française selon laquelle l’opération
Turquoise faciliterait l’infiltration armée de soldats du FPR à l’intérieur
de la ZHS, qu’il qualifie de « fantasmes de journalistes qui appellent de
leurs vœux pour des motifs divers des confrontations que nous faisons
tout pour éviter »292. Le chef de l’EMP est préoccupé par le risque d’un
soupçon de collusion des troupes françaises avec le FPR. Il signale, qu’au
contraire, les deux armées se font face au nord de la ZHS, ce qui provoque une démonstration de force orchestrée par le général Lafourcade
qui « a donné ordre à son détachement de manifester visiblement sa
présence et a demandé au général Dallaire, commandant la MINUAR

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’intervenir auprès du FPR pour que cette progression cesse. Le message
a été reçu et la progression a cessé »293. Le 11 juillet 1994, il se félicite
de voir que la presse change d’avis à l’égard du FPR : « Certains journalistes commencent à découvrir la “face cachée” du FPR dont la progression vide le pays et s’accompagne de massacres sélectifs »294. L’expression
de « massacres sélectifs » interroge, surtout que, s’il rapporte les propos
des autres sur les criminels et les actes de génocide comme nous l’avons
vu, il ne qualifie pas lui-même les violences commises contre les Tutsi
de génocide. Le général Quesnot semble reprendre une nouvelle fois la
terminologie, déjà utilisée par lui en 1993295, renvoyant le programme
du FPR à la mise en œuvre d’une « purification ethnique » contre les
Hutu. Il ne perd, en tout cas, aucune occasion de documenter auprès
du président de la République les violences perpétrées par le FPR sur la
population des camps et les réfugiés hutu. Ainsi, le 18 juillet, il informe
François Mitterrand que le FPR a procédé à « des tirs de mortiers sur
la ville de Goma, au Zaïre, faisant 60 à 100 morts sur la population
civile »296. Il mentionne un « accrochage » avec les forces françaises et
surtout revient sur le supposé programme du FPR de « vider le pays du
reste de sa population afin d’opérer à une redistribution des terres au
profit des Tutsis dont les paysans hutus deviendraient les fermiers »297.
Le chef de l’EMP et le conseiller Afrique épousant, une nouvelle fois,
l’idée du lien entre « ethnie » et « classe sociale » installée par les colonisateurs. Selon eux, l’objectif de Paul Kagame serait de revenir à la situation d’avant la révolution de 1959, soit qu’une minorité d’aristocrates
écraserait la majorité paysanne sous sa domination. Mais les auteurs
mentionnent un objectif complémentaire, venant blesser l’orgueil national, à savoir « de nous humilier »298 et de décrédibiliser Turquoise.
En juillet 1994, l’EMP ne pense pas le génocide en cours, il ne mesure pas l’ampleur du drame vécu par les Tutsi du Rwanda : ses regrets
se focalisent sur la victoire du FPR, les souffrances des réfugiés dans les
camps, l’impossibilité d’une réconciliation de la société, sans prendre en
compte qu’un million de personnes viennent de mourir, tuées par leurs
propres voisins. Le 20 juillet 1994, le général Quesnot écrit ainsi au
président de la République que la victoire du FPR est totale. Reconnaissant qu’il sort de son rôle, il écrit que, par rapport au nouveau gouvernement, « à titre personnel, il ne m’apparaît pas politiquement urgent

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

de se précipiter »299. Selon lui, ce succès entraînera l’instabilité de la
région des Grands Lacs du fait de l’organisation d’une « résistance extérieure » hutu bien armée et apte à déstabiliser le nouveau pouvoir300.
La comparaison avec la guerre de 1939-1945 est plus explicite – mais
aussi plus étonnante dans la formulation et le contexte – lorsque l’EMP
rapporte à François Mitterrand l’appréciation du HCR selon lequel « le
drame que vivent les millions de réfugiés et déplacés hutus regroupés
dans le nord du Kivu et le sud-ouest rwandais, dépasse en horreur ce
que le monde a connu depuis la deuxième guerre mondiale ».
Le désengagement de l’opération Turquoise est l’objet d’une nouvelle
note en date du 13 août 1994, préparatoire à un nouvel entretien avec
le premier ministre Édouard Balladur301. Le général Quesnot affiche
les différentes hypothèses plausibles concernant le retrait acté pour le
21 août 1994, date qui verrait l’installation de la MINUAR II. Pour le
chef de l’EMP, la réussite du retrait est conditionnée à « l’arrivée du bataillon éthiopien dans la région de Cyangugu pour assurer notre ultime
relève et la crédibilité de la MINUAR II auprès des populations »302
et par « la mise en place d’un flux alimentaire suffisant pour fixer les
populations »303. Les démarches diplomatiques en cours sur ces sujets
sont qualifiées de « vigoureuses ». La crainte majeure étant la reprise de
l’exode des populations notamment vers le Zaïre du fait des représailles
du FPR contre les réfugiés hutu dans la ZHS et d’être obligé de rester
au Rwanda sous la pression internationale :
Nous serons confrontés à l’une des 3 hypothèses suivantes :
– Relève le 21 août par le bataillon éthiopien, consignes brèves et pas d’exode
massif, ce serait le mieux mais le plus improbable,
– Départ le 21 sans arrivée du bataillon éthiopien mais redéploiement de la
Minuar présente : bataillons interafricain et ghanéen. Le risque d’exactions est
réel et entraînera un exode des populations,
– Maintien pour quelque temps de Turquoise dans la région de Cyangugu pour
répondre à la pression internationale (notamment américaine). Cette dernière
hypothèse nécessiterait une décision de l’ONU, l’accord du gouvernement rwandais, l’acceptation de nos conditions pour répondre à la mission fixée304.

Même si le général Quesnot se méfie de « la propagande des extrémistes hutus », il manifeste une nouvelle fois son hostilité profonde envers Paul Kagame et le FPR dont il suppose qu’ils souhaitent perturber
« l’honorabilité » de notre retrait »305. Le chef de l’EMP est pessimiste :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Le FPR, à l’image de son chef le Général Kagame, est froid et calculateur, fait
fi du facteur humain et veut la totalité du pouvoir. Sectaire et intransigeant,
il amadoue l’opinion internationale par d’habiles manœuvres de propagande
politique relayée par une brillante diaspora et qui ont un bon impact dans le
monde anglo-saxon.
Il est sans doute favorable à un exode des réfugiés de la ZHS vers le Zaïre pour
récupérer une zone vide où il pourra, comme dans le reste du Rwanda, procéder
à une redistribution sélective des terres et nous accuser d’avoir encouragé les
Hutus à fuir leur pays306.

Il est notable qu’il est indiqué en manuscrit que cette note est « non
vue par le PR ». Celle du 18 août 1994, en tout cas, porte le « vu »
mitterrandien. Elle montre que le désengagement de Turquoise suit le
scénario qui a la préférence des Français et le calendrier prévu, à savoir
le transfert du secteur de Gikongoro aux Ghanéens et celui de Kibuye
au bataillon africain francophone, tandis que les Éthiopiens s’apprêtent
à prendre en charge, le 20 août, celui de Cyangugu : « Le 21 août au
soir, les 350 militaires encore présents au Rwanda devraient avoir quitté
le pays »307. Aucun exode massif vers Goma n’est par ailleurs constaté
par les auteurs de cette note, qui cite l’avis contraire des ONG. La position des Français au moment de ce retrait est particulièrement inconfortable, car ils se trouvent en butte à des positions contradictoires de
la communauté internationale et des ONG d’un côté, et du FPR de
l’autre. Les premiers « font pression sur nous pour que le détachement
Turquoise soit maintenu au Rwanda pendant quelques semaines. Les
Américains, en particulier, semblent vouloir nous imputer par avance
la responsabilité d’un exode qui se produirait après notre départ »308.
Cette dernière phrase, soulignée dans le document original, est accompagnée d’un « ! » mitterrandien dans la marge. Les auteurs de la note
estiment que cette position est « inacceptable » et critiquent finalement
l’hypocrisie, selon eux, des États-Unis qui « n’exercent aucune pression
réelle sur le nouveau gouvernement rwandais, dont ils sont proches,
pour que celui-ci fasse le nécessaire pour éviter un nouvel exode »309. De
l’autre côté, le nouveau gouvernement rwandais presse en revanche les
troupes françaises de quitter la ZHS, tandis que Paul Kagame s’oppose
à un soutien logistique français depuis le Zaïre au profit des bataillons
africains intégrés à la MINUAR II. La position du nouveau régime
de Kigali est présentée comme particulièrement opportuniste. D’un

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

côté, il « cherche à discréditer l’opération Turquoise, fût-ce au prix d’un
nouvel exode », de l’autre, il souhaite le maintien de relations diplomatiques avec la France qui “selon les termes du nouvel ambassadeur
rwandais à New York, « doit participer à la reconstruction d’un pays
qu’elle a contribué à ruiner” »310. L’EMP est en tout cas conscient de
la faiblesse de sa position, notamment en termes de communication,
et souhaite la publication d’un communiqué signifiant que le départ
des forces françaises s’est fait en dépit de l’ONU et des États-Unis et en
raison de l’opposition du gouvernement de Kigali. Le 25 août 1994, la
dernière note relative au Rwanda conservée dans les fonds de l’EMP est
un message de félicitations à destination de François Léotard « pour le
déroulement exemplaire de l’opération « Turquoise »311. Jusqu’à la fin de
l’année 1994, l’EMP n’aborde plus le sujet du Rwanda.
7.1.7.4 l’emp, un système discret d’influence,
de pression et de désinformation
Le général Jean-Pierre Huchon, « Adjoint au Chef de l’État-Major Particulier du Président de la République » comme l’indiquent ses
cartes de visite, procède à l’envoi de courriers – souvent accompagnés
de documents – à des autorités ministérielles directement en charge
du dossier rwandais, ainsi qu’à des messages à celles qui agissent sur le
terrain et représentent la France au Rwanda. Ces envois s’écartent du
circuit officiel de la correspondance administrative. Ainsi les courriers
et messages du colonel puis général Huchon ne sont-ils pas enregistrés,
ils ne transitent pas davantage par le Secrétariat général de la présidence
de la République par lequel passe théoriquement la correspondance des
conseillers avec les ministères. Ils sont adressés en direct à des agents
de l’État aux fins de les influencer voire d’exiger d’eux un alignement
sur la politique élyséenne. Bien que destinées à ne pas être conservées,
puisque produites de manière irrégulière, certaines de ces archives de
l’EMP ont pu être retrouvées par la Commission de recherche qui a
établi le relevé de ces documents. Celui-ci n’est que très partiel puisqu’il
ne dépend que de la conservation aléatoire des courriers en arrivée, les
courriers en départ, si tant est qu’un double ait été conservé, restant
introuvables comme l’ensemble des archives de fonctionnement de
l’EMP312. La disparition de ces archives est d’autant plus problématique

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(1990-1994)

que des preuves certaines des agissements irréguliers de cette institution
existent en nombre.
Deux ensembles de documents ont pu être retrouvés dans les fonds
d’archives des destinataires de ces messages officieux et confidentiels. Ils
concernent d’une part, des envois de documents, accompagnés d’une
explication manuscrite portée sur une carte de visite grand format, à
destination des responsables de la direction des Affaires africaines et
malgaches pour la période 1991-1993 ; de l’autre, des fax adressés au
premier attaché de défense à Kigali (pour la période octobre 1990juin 1991).
La collection d’envois confidentiels et hors procédure de documents
rassemblent les pièces suivantes :
1991. À l’attention de M. Paul DIJOUD313. Monsieur le Ministre, Je vous
joins officieusement, un compte rendu du Ltcol CHOLLET, commandant le
DAMI de RUHENGERI. Son appréciation, vue d’un homme sur le terrain,
me paraît intéressante. Je souhaite qu’aucune mention de ce texte ne soit faite
vers Min Def. Avec mes sentiments respectueux.
1992. Mme Boivineau. Confidentiel. Monsieur le Ministre. Je vous fais parvenir ce petit dossier pour éclairer un peu la situation des forces armées rwandaises. Vous comprendrez immédiatement, à la lecture de ces notes, qu’on ne
peut pas demander à l’Armée rwandaise de « coller » à la frontière, sinon elle
va se faire écraser par les mortiers qui tirent depuis l’OUGANDA. Le dilemme
actuel est simple :
– ou bien on neutralise les mortiers ougandais (soit en pénétrant en Ouganda,
soit en faisant de la contre-batterie précise à condition d’avoir des radars de
trajectographies anti-mortiers qui restituent [ ?] instantanément l’origine des
coups) et l’Armée va à la frontière,
– soit l’armée rwandaise s’installe à distance de la frontière, hors de portée des
mortiers (5 à 7 km) mais alors le FPR dispose d’une zone de liberté sur une
frange de la frontière côté rwandais.
Conclusion : vos ambassadeurs ont raison de réclamer des radars de trajectographie. Dans un premier temps, ils peuvent servir à la MOF314 pour prouver l’origine ougandaise des tirs. Dans un 2e temps, on peut les donner aux Rwandais
qui ajusteront leurs tirs de contre-batterie (surprise désagréable côté FPR !).
Respectueusement315.
1993. [19 février] M. de la Sablière. Monsieur le Directeur, Pour votre information. Lecture extrêmement instructive pour l’histoire et la situation locales.
Amicalement316.
[27 février] M. de la Sablière. Monsieur le Directeur, Pour votre information.
Amicalement317.

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

7.1.7.5 l’emp, son emprise sur la cellule afrique
Comme le montre la titulature officielle de Bruno Delaye –
« conseiller à la Présidence » –, il n’y a pas à proprement parler de « cellule
Afrique » à l’Élysée, mais seulement quelques personnes en charge des
questions concernant la politique africaine de la France, sujet particulièrement sensible pour François Mitterrand. Ces deux trois personnes
n’appartiennent pas à la cellule diplomatique, et elles sont vite dépassées
par l’état-major particulier, selon l’adage qu’a l’Élysée à cette époque,
« lorsque les choses deviennent sérieuses, les militaires reprennent la
main »318.
Les deux premiers conseillers Afrique de François Mitterrand sont
des proches par l’engagement politique ou le lien familial. Entre 1981
à 1986, Guy Penne assure la fonction et il est assisté, à partir de 1983,
par Jean-Christophe Mitterrand, le fils aîné du président. Ce dernier,
qui n’a pas versé d’archives aux services compétents, lui succède et reste
conseiller jusqu’en juillet 1992. Il est alors remplacé par un diplomate,
Bruno Delaye, ancien ambassadeur à Lomé, dont les archives sont présentes dans le fonds François Mitterrand aux Archives nationales. Dans
quelques courriers manuscrits présents dans ce fonds, Bruno Delaye se
désigne ou est désigné comme « conseiller pour les Affaires africaines
et malgaches », du nom de la Direction compétente du ministère des
Affaires étrangères. Le conseiller prend ses fonctions le 20 juillet 1992
et demande un mois, plus tard le recrutement, en détachement, de
jeunes cadres du Quai d’Orsay et de la Coopération : Dominique Pin,
numéro deux de l’ambassade de Kinshasa, et Georges Serre319.
Une note du 5 avril 1993 décrit le fonctionnement de la concertation
interministérielle sur l’Afrique avant la cohabitation. Elle s’appuie sur
des réunions informelles régulières d’échange d’informations – chaque
mercredi après-midi à la cellule Afrique –, sur des réunions formelles
au Quai d’Orsay lorsqu’un problème nécessite une décision politique
– décision ensuite formalisée par le Cabinet du ministre qui a recueilli
l’avis de la Présidence et des principaux ministres concernés –, enfin sur
la tenue de conseils restreints en cas de crise, ce qui est le cas à plusieurs
reprises au sujet du Rwanda. Cette organisation, dont le conseiller loue
« la transparence et l’harmonie »320, n’est que peu remise en cause par la
cohabitation. Comme l’explique Édouard Balladur à la mission Quilès,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

la réunion hebdomadaire se tient désormais alternativement à l’Élysée
et à Matignon où la présidence est assurée par Bernard de Montferrand,
son conseiller diplomatique, et les conseils restreints restent fréquents
lorsque des décisions importantes doivent être prises321. En période de
crise, les télégrammes diplomatiques les plus importants sont soumis
pour avis à l’Élysée.
Bruno Delaye rédige des notes au président de la République, sous
couvert du secrétaire général Hubert Védrine qui les annote brièvement
et signale au président les points qui lui paraissent importants. Il rédige
également à partir de décembre 1992 des « Points hebdomadaires sur
l’Afrique ». Parmi les notes signalées par Hubert Védrine, deux proposent une analyse des relations de la droite avec l’Afrique : la première, rédigée peu avant la cohabitation, décrit l’existence de « multiples équipes, multiples points de vue » et souligne « le désir de se
démarquer » en matière de politique africaine »322 ; la seconde, rédigée
le 5 mai 1994 détaille longuement les « divisions et luttes de réseaux »
de cette famille politique323.
La cellule Afrique est une structure autonome mais l’observation des
signatures apposées sur les notes, parfois doubles, révèle une proximité
grandissante avec l’état-major particulier (EMP), ou du moins la mise en
retrait de la cellule derrière l’approche militaire en période de crise. En
avril 1992, le conseiller Thierry de Beaucé, qui travaille aux côtés de JeanChristophe Mitterrand, réagit à une note du général Quesnot, chef de
l’état-major particulier, par ces mots : « Mon général, amendé mais amendable. Ne faut-il pas s’interroger comme l’ambassadeur [Georges Martres]
sur notre assistance à la Garde présidentielle ? »324 En 1993, il n’y a, à
propos du Rwanda, que quelques notes signées conjointement par Bruno
Delaye et le général Quesnot, quatre sur papier à en-tête du conseiller,
aucune sur papier à en-tête de l’EMP. Ces notes à double signature sont
beaucoup plus nombreuses en 1994, plus de 15 %. Elles concernent quasi exclusivement la période de l’opération Turquoise et elles sont écrites
sur papier à en-tête des deux institutions. Parallèlement, les analyses sur
la question rwandaise, que propose Bruno Delaye en son nom propre,
épousent de plus en plus les thèses défendues par le général Quesnot.
Une dernière question peut être posée sur la liberté que s’accorde
le conseiller Afrique dans ses analyses : joue-t-il le rôle d’un conseiller

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

critique ou écrit-il ce qu’il pense être la pensée du président sur tel ou
tel sujet ? S’il n’est pas possible de répondre précisément à la question,
on peut constater une certaine admiration envers François Mitterrand,
admiration qui conduit parfois à la flatterie. Le 25 octobre 1993, dans
une note à Hubert Védrine, Bruno Delaye écrit : « Lors du sommet
de la Francophonie, le président de la République est apparu comme
le seul véritable connaisseur des réalités africaines et le seul capable de
rassembler “la famille” »325. Le 31 janvier 1994, alors qu’il prépare une
intervention de François Mitterrand sur la question du développement
et en propose trame et modalités, il encense le président : « Depuis le
Général de Gaulle, vous êtes le seul chef d’État à disposer d’une véritable
dimension africaine. Vos pairs africains le reconnaissent comme tel, à la
différence de tous les autres chefs d’État occidentaux ou chefs politiques
français contemporains »326.
7.1.7.6 d’un cabinet militaire à une action de terrain
Une collection de télécopies confidentielles, dont certaines marquées « À détruire après lecture », a été retrouvée par la Commission
de recherche au Service historique de la défense. Ces messages émanent
des numéros de fax de l’Élysée et sont adressés à l’attaché de défense
à Kigali327. À l’origine, le colonel Galinié s’applique à répondre aux
demandes de l’Élysée quand bien même celles-ci ne suivent pas la voie
hiérarchique. Progressivement des doutes s’instaurent chez l’attaché
de défense, sur le fond des requêtes comme sur la forme. Le colonel
Huchon pèse de tout son poids pour obtenir du colonel Galinié, qu’il
connaît personnellement et avec lequel il use d’une ancienne solidarité d’armes, des preuves conformes à sa thèse de l’attaque extérieure,
seule possibilité de justifier d’un fort engagement français en faveur du
président Habyarimana. Cet engagement se concrétise dans l’urgence
et massivement, avec un commandement venu de l’Élysée tout à fait
manifeste, insistant et destiné à être dissimulé – la forme des instructions en témoignant.
19 octobre 1990328
Le président Habyarimana a affirmé hier soir à notre autorité que les crédits
pour les munitions de 90 [ill.] étaient mis en place depuis le 18 octobre matin
en France. Il s’avère que c’est faux. Nous avons prévu un avion demain matin

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

pour emporter ces obus, qui sont à faire venir de Lyon à Orléans. Il est urgent
qu’on sache où est passé cet argent […]
24 octobre329
1. La réunion de ce matin s’est passée au mieux. La ligne de conduite demeure
la même : aide résolue, mais discrète330.
2. Il faudrait poursuivre l’amélioration de l’image de marque du gouvernement
rwandais en faisant un effort dans 2 directions prioritaires (mais non exclusives
des autres).
21. Bien montrer aux médias francophones, y compris celles à impact belge, que
les 4/5e du pays sont calmes et que, a contrario, la seule zone troublée est celle
tenue par l’offensive ougando-tutsie. Thème à privilégier: « vous voyez bien que
ce n’est pas une rebellion du pays, c’est une agression extérieure ». Faire proproser
des tournées de province aux journalistes.
22. Faire un réel effort pour montrer des preuves de l’origine ougandaise de
l’attaque [...]
3. Amitiés. Le point 22 est urgent et important pour moi.

Suivent les fax du 25 octobre 1990331, du 27 octobre 1990332, du
28 octobre 1990333, du 31 octobre 1990334. Le colonel Huchon
demande instamment à l’attaché de défense de contribuer à l’entreprise
de propagande contre le FPR et d’en fournir les moyens, exigeant qu’il
recherche les « preuves » de la participation de l’Ouganda à l’offensive du
1er octobre et de son soutien massif à l’APR. Des guillemets encadrent
effectivement le mot « preuves ». Ils sont apposés par le colonel Huchon
dans le fax cité du 27 octobre. Cela signifie-t-il que l’adjoint au CEMP
sait pertinemment qu’il n’existe pas de preuves de l’implication forte de
l’Ouganda, et qu’il s’agirait alors d’en fabriquer, ou du moins de donner
une présentation très univoque de certains éléments non probants ? On
est en droit de se poser la question d’autant qu’il précise ce qu’il attend
de l’attaché de défense et qui ne se limite pas à démontrer l’« agression
extérieure ». La manipulation doit s’étendre aussi au domaine intérieur
en travestissant la démocratisation voulue au Rwanda. Les « quelques
points à ne pas rater » consécutivement à la victoire des FAR sur le FPR
doivent organiser la manoeuvre que l’on peut qualifier d’intoxication :
Traitement magnanime des prisonniers, avec visites d’humanitaires pour dis-

créditer tout mensonge de la partie adverse,
Présentation à la presse internationale des « preuves » de l’agression extérieure, prisonniers en tenue ougandaise, documents irréfutables, matériels avec
marques d’origine (attention : ce point suscite des réserves chez nos pro-Libyens. Faire discret).

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Ouverture politique vers des personnalités d’opposition sur le thème : « A
présent que l’agression étrangère est repoussée, discutons ensemble de notre
avenir ».
Transparence affichée des intentions « démocratiques ».

Ce qu’exige le colonel Huchon du colonel Galinié, dans ce fax « Personnel et confidentiel » du 27 octobre 1990, transmis depuis les lignes
téléphoniques de l’élysée et à « détruire après lecture », pourrait s’apparenter à des pratiques d’officine. Le fax du 25 octobre était déjà très
insistant sur la manoeuvre engagée, dont le colonel Galiné se devait
d’être le complice : « Nous avons absolument besoin d’explique à l’opinion internationale [début de phrase soulignée] qu’il s’agit bien d’une
offensive de l’armée ougandaise (déserteurs ou non) et non pas d’une
rébellion armée. Sinon, nous allons être mis en porte-à-faux et être obligés, politique oblige, de nous aligner sur les Belges ». Ce fax, toujours
« à détruire après lecture », laisse clairement entendre que l’objectif
recherché est l’engagement français au Rwanda que seule une menace
d’agression extérieure peut justifier. Si elle n’est pas constituée (et c’est
le cas), il suffit de convaincre l’opinion internationale que telle est la
réalité, et de trouver les preuves pour la démontrer.
L’attaché de défense à Kigali se trouve placé dans un conflit de
loyauté entre l’éthique de vérité et le principe d’obéissance Il est
fortement sollicité par le colonel Huchon qui n’est pas son supérieur
hiérarchique, au moyen de comunications directes et suspectes, pour
une mission des plus troubles, contraire à l’éthique de l’officier et son
attachement à la République. Le colonel Galinié tranche-t-il alors le
conflit en choisissant de quitter son poste au début de l’été 1991 ?
La DGSE, elle aussi, subit la pression de l’EMP en vue de fournir les
preuves de l’implication de l’Ouganda. Le général Quesnot en personne
exige l’envoi d’une mission sur place comme il a été déjà indiqué. Le
sous-directeur opération lui apporte les éléments recueillis par la « mission T. »335 qui conclut à l’absence de faits massifs et avérés. Le rapport
de la DGSE ne modifie pas la vision du dossier tel que le chef de l’EMP
le communique au président de la République. Le 21 mai 1991, le dernier fax connu du colonel Huchon demande au colonel Galinié de lui
fournir « tout élément d’identification permettant de retrouver l’origine
du SAM 16 trouvé dans l’Akagera »336.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Outre la caractérisation des pratiques constatées à l’EMP, celles-ci
interrogent sur les capacités des généraux Huchon et Quesnot à remplir
leur rôle de conseil auprès du président de la République. Toutefois, ce
dernier a bien autorité sur les officiers de son état-major particulier
7.1.7.7 de l’emp à la coopération militaire. une entreprise
d’intégration fonctionnelle et idéologique au système élyséen
L’absence d’archives constituées de la MMC durant le temps où le
général Huchon en est le chef, limite la connaissance dont il est possible
de bénéficier. Après le retrait du colonel Galinié, l’éviction du général
Varret de la MMC aboutit à un alignement de cette direction sur l’EMP.
Le général Varret s’opposait à l’intervention directe de l’Élysée dans la
coopération et luttait pour conserver la maîtrise de la coopération militaire, comme les institutions lui en donnaient la mission. Devenu chef
de la MMC, le général Huchon met la coopération militaire au service
d’une politique au Rwanda justifiant de sortir des procédures et même
d’en changer grâce aux pouvoirs que confère l’autorité élyséenne. Une
radicalisation de la MMC s’ensuit après le départ du général Varret
comme le révèle l’analyse, plus bas, de notes du général Huchon rue
Monsieur.
7.1.7.8 la cellule afrique de l’ema. une réplique de
l’emp au service du cema ?
Avec le colonel Delort que l’amiral Lanxade installe auprès de lui
comme conseiller Afrique, le chef d’état-major des Armées dispose
d’une réplique à moindre échelle de l’EMP. L’un des secteurs d’intervention privilégié est le Rwanda, comme pour l’EMP. L’étude d’une
série de messages envoyés entre mai et juin 1993 par le titulaire du poste
renseigne sur l’activité, voire l’activisme du conseiller Afrique sur le
Rwanda. Ces messages atteignent toute une série d’interlocuteurs bien
choisis mais souvent en dehors des liaisons hiérarchiques normales, permettant de mettre évidence un effort d’influence pour renforcer une
lecture dramatique du FPR et des accords d’Arusha.
À l’époque des notes étudiées, le colonel Delort est revenu du Rwanda
où il a occupé une position opérationnelle des plus élevées, le comman-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

dement des « forces françaises au Rwanda ». À la faveur de la nouvelle
offensive du FPR de février 1993, il a été en effet dépêché d’urgence sur
le terrain, avec autorité sur tous les militaires français, y compris ceux de
la coopération. Bénéficiant d’une « instruction personnelle et secrète »
(IPS) signée de l’amiral Lanxade, il concentre de grands pouvoirs en
toute légalité puisque la situation militaire autorise l’EMA à décharger
l’attaché de défense de ses responsabilités de commandement, y compris sur les personnels de la coopération (AMT). Le commandement
du colonel Delort l’amène à protéger la ville de Kigali et à opérer des
contrôles à ses portes, ce que le premier attaché de défense avait refusé
au président Habyarimana qui lui en avait fait la demande337.
Le colonel Delort quitte le Rwanda le 26 mars 1993. Il retrouve son
poste de conseiller auprès du CEMA. Son implication dans le dossier
rwandais sort renforcée de cette expérience de commandement en chef
d’unités de combat, dont la présence et la manœuvre ont été essentielles
aux FAR pour stopper l’offensive du FPR sur Byumba. Sa production
écrite témoigne de cette implication renforcée et du souci qui est le sien
de défendre la logique de l’intervention militaire française au Rwanda.
Ainsi, le 7 mai 1993, rend-il compte du rendez-vous organisé entre les
représentants en Europe du FPR et le directeur des Affaires africaines
et malgache du ministère des Affaires étrangères, Jean-Marc de La Sablière338. Cette note vise d’abord a enlever au FPR l’argument selon lequel la France ne souhaite pas de contact avec ses représentants et ensuite
à faire passer le message que la France n’acceptera pas le renversement
du régime légal à Kigali. Il s’agit donc à la fois d’une menace, celle de
poursuivre le renforcement militaire français au Rwanda mais aussi d’une
invitation à s’investir encore plus dans le processus de négociation. À la
suite de ce compte rendu, le colonel propose un « avis du rédacteur »
en guise de « commentaire, comme c’est l’usage dans ce type de fiche.
Dans cet avis, il commente : « Le représentant du FPR est resté fidèlement dans la ligne politique fixée par son mouvement. Cela montre une
fois encore le monolithisme de ces néo-marxistes »339. Le colonel fait le
choix d’un vocabulaire connoté à des schémas décalés. Ainsi, le thème du
néo-marxisme renvoie explicitement à un retour du schéma de la Guerre
froide pour décrire un mouvement vu par le poste français à Kigali
comme le symbole de l’influence anglo-saxonne avec un chef militaire

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

formé aux États-Unis. Dans le même temps, le commentaire marque
aussi la déception, comme s’il était attendu à l’occasion de cette prise de
contact que le FPR manifeste la volonté de rapprochement. L’effet de
l’avis semble avoir été réussi puisque le chef de cabinet du chef d’étatmajor des Armées qui est un lecteur de la note, de même que le général
major général, le n° 2 de l’EMA, commente à la main « vu cela est peu
encourageant »340. Dans cette note, un mode d’action peut être mis en
évidence : la mise en scène de la radicalité du FPR pour mieux contribuer
à en faire des interlocuteurs de négociation à qui on ne voudra rien céder.
On retrouve le mode d’action quelques semaines plus tard en direction non plus de la hiérarchie militaire française mais en direction de
la sous-directrice Afrique centrale et orientale, Catherine Boivineau341.
Le message daté du 1er juin 1993 s’affranchit de toutes les règles de
la correspondance administrative qui voudrait que le courrier transite
par le CEMA au mieux, par le directeur de cabinet du ministère de la
Défense dans l’idéal pour être adressé ensuite au secrétaire général du
Quai d’Orsay avant qu’il ne parvienne à la sous-directrice. Celle-ci est
informée de manière irrégulière et donc confidentielle d’une lettre du
FPR au premier ministre rwandais dans lequel le FPR dénonce non
seulement les accusations faites contre lui mais surtout des violations
des droits de l’Homme qui auraient lieu au Rwanda. Dans sa missive,
le FPR demande au premier ministre rwandais de prendre position.
L’information qu’il fournit ainsi à la diplomate vise à souligner que
le FPR se place dans une position de négociation plus dure puisqu’il
pointe de la part du gouvernement des « violations inadmissibles des
accords »342. Le colonel ne fait que transmettre une information en sa
possession à une diplomate travaillant sur le dossier. Cependant, une
semaine plus tard, il fait remonter au chef de cabinet du CEMA une
nouvelle fiche appelant explicitement, du fait des positions du FPR, à
une remise au centre du jeu du président Habyarimana. Le 10 juin, le
colonel Delort rédige à la main une fiche dont l’objet est « un accord
dangereux »343. Sur la foi d’une information RFI qui annonce un partage 50/50 pour le commandement des forces armées entre les FAR et
le FPR, il pointe qu’il s’agit là d’une condition inacceptable pour « une
partie de l’armée (la partie efficace) »344 et donc porteuse du risque de
coup d’État. Ce qui implique, à ses yeux, afin d’éviter cela, de remettre

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

le président Habyarimana dans les échanges pour qu’il fasse pression à
son tour sur l’armée. Si le colonel pressent à juste titre qu’une partie des
FAR risque de se radicaliser contre le FPR et les accords d’Arusha, il en
fait un instrument pour remettre le président Habyarimana au centre
du jeu.
Dans une note non datée envoyée à l’attaché de défense à AddisAbeba, le colonel Delort développe sur deux pages manuscrites ce qu’il
définit comme des « remarques personnelles ». Ces remarques sont supposées être une réponse à un document envoyé par son correspondant :
« Voici quelques remarques personnelles pour le document qui nous a
été transmis. Vous pouvez les utiliser sans pour autant engager l’institution au titre des conseils à un camarade francophone»345. Si le premier
document n’a pas été trouvé dans les archives, la réponse du colonel Delort permet de voir qu’il s’agit d’un message concernant le futur groupe
d’observateurs militaires neutres (GOMN) en charge de l’application
des accords d’Arusha concernant la zone démilitarisée entre le FPR et
les FAR au nord du Rwanda. Si le colonel souligne, à raison, la nécessité de préciser la mission et les modes opératoires du groupe d’observateurs, il relève plusieurs points qu’il juge dangereux à commencer
par le commandement du groupe allant à une personne qui n’est pas
« francophone », considérant qu’il souhaiterait y voir « un sénégalais ».
De même, il souhaite s’assurer que le GOMN ne sera pas localisé dans
la ville de Byumba où se trouve le siège d’un « important PC FAR »346.
Ces remarques doivent être dissimulées aux parties prenantes des négociations. L’instruction est claire : il ne faut pas « engager l’institution »,
c’est-à-dire l’armée française et l’ambassade de France. Il s’agit donc
de renforcer, par ces conseils, la position du gouvernement rwandais
face au FPR. En creux, l’officier suggère que les accords d’Arusha ne
sont pas une occasion pour la France de permettre un renouvellement
du pouvoir au Rwanda en faisant cesser une guerre civile mais plutôt
de prolonger une confrontation et un rapport de force. À cette lecture rwandaise de ce qui se joue à Arusha, il faut ajouter une clef de
lecture essentielle : la francophonie, qui est mentionnée trois fois dans
la note. Ainsi, les représentants du Rwanda sont-ils désignés comme
des « camarades francophones », tandis qu’il est nécessaire que le chef
du GOMN soit relevé par un « francophone ». Et le colonel Delort

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d’avertir : il faut faire « plus attention au poids relatif du Nigéria dans
un pays francophone »347. Le Rwanda est donc décrit en creux comme
le territoire d’une confrontation directe entre le monde francophone et
le monde anglophone et ainsi, le renforcement des positions du gouvernement rwandais participe d’une lutte pour l’espace francophone.
Sur une séquence de deux mois, celui qui a été le commandant de
l’opération Noroît de février à mars 1993, et qui est un observateur
français et discret aux accords d’Arusha, accompagné de transmetteurs du 1er RPIMa348, apparaît comme le producteur d’un argumentaire puissant sur le caractère non fréquentable du FPR qui est à la
fois une réminiscence du bloc de l’Est, et l’incarnation d’une forme
de négation de la francophonie au Rwanda, c’est-à-dire un cheval de
Troie du monde anglophone. Cette vision de la radicalité du FPR
alimentant ensuite la radicalisation des extrémistes hutu au sein de
l’armée rwandaise limite drastiquement les choix politiques français
au moment où l’on cherche une alternative : l’opposition au FPR est la
condition pour maintenir sous contrôle les Hutu radicaux. Les analyses
développées par le colonel Delort empêchent de donner une légitimité
à une solution de partage du pouvoir.
Ces analyses sont le produit d’une représentation largement antérieure aux accords d’Arusha. La vision de l’impossibilité d’un accord
entre le FPR et l’État rwandais en tant qu’il serait la représentation des
Hutu habitant dans les frontières du Rwanda est au cœur des analyses
qu’il développe au profit du chef d’état-major des Armées depuis de
long mois déjà. Dès le 17 juin 1992, de retour d’une mission d’expertise au Rwanda, il opposait la zone contrôlée par le FPR au reste du pays
en pointant que les « 8/10 du pays vit en paix, que la population, nombreuse, travaille avec calme et un certain fatalisme caractéristique de ce
monde paysan opposé à une ethnie par nature plus guerrière »349. La
lecture monolithique par ethnie associée à une caractéristique : guerrier
violent ou paysan calme et fataliste, empêche non seulement l’émergence d’une analyse politique des rapports de force mais encore invite
aussi à négliger des éléments majeurs comme la radicalisation raciste
au sein des cercles du pouvoir hutu à Kigali ou, à tout le moins, à ne
les voir que comme un phénomène incident et lié au FPR ainsi que le
colonel Delort le pointe en juin 1993350.

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

7.1.7.9 justifier la centralité de l’ema dans la stratégie
indirecte. Le rapport Tauzin du 2 avril 1993
Le 2 avril 1993, le chef de corps du 1er RPIMa rédige un rapport de
synthèse de six pages classé secret défense et diffusé à quatre exemplaires,
un étant archivé au régiment à Bayonne, les trois autres envoyés à Paris
à l’état-major des Armées351. Le rapport décrit la mission qu’il a réalisée du 22 février au 28 mars en prenant en charge le renforcement
du DAMI par des éléments nombreux venus de son régiment et dont
il a pris personnellement la tête. Le modèle opérationnel est celui de
l’intervention de juin-juillet 1992 dirigée par le prédécesseur du colonel
Tauzin, le colonel Rosier. Il s’agit d’abord du renforcement d’un soutien
opérationnel sur des volets techniques : le DAMI Génie reçoit la mission
de conseiller tour à tour les trois commandants de secteurs en matière
d’organisation défensive de terrain ; le DAMI Artillerie est maintenu
dans sa mission de conseiller auprès des batteries de 122D 30 et de
105 mm.
À côté de ce renforcement technique, il y a un appui au commandement et à l’encadrement. Sur ce point, le colonel Tauzin s’exprime
très clairement, tant sur la mission que sur les résultats. La mission que
lui confie le colonel Delort est
De rehausser le niveau technique opérationnel de l’état-major des FAR et d’au
moins deux commandements de secteurs ; […]
– L’objectif qui m’est fixé est d’aider les FAR à se ressaisir, à arrêter la percée
du FPR en direction de Kigali, et à desserrer la menace qui pèse sur la poche
Byumba.
Il s’agit donc, pour mon détachement, d’encadrer indirectement une armée
d’environ 22 000 hommes et, pour moi, de la commander, toujours indirectement. […]
Après avoir pris contact avec le chef d’état-major des FAR et effectué une reconnaissance héliportée des secteurs les plus menacés, je place, dès le 23 matin, une
équipe d’officiers conseillers auprès de l’état-major des FAR, puis, le 24, une
équipe de conseillers-instructeurs auprès de chacun des commandants des secteurs de Ruhengeri, Rulindo et Byumba, […]
De l’avis des personnels du DAMI et de l’avis des officiers rwandais eux-mêmes,
les seules unités FAR qui se sont comportées correctement au combat sont celles
qui avaient été instruites par le DAMI Panda depuis plus de deux ans ; 4 de
ces unités, au premier rang desquelles le Bataillon Para, se sont très bien comportées.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

La mission du colonel Tauzin est donc à la fois très précise et très
vaste et répond à la fois à l’urgence de l’offensive FPR, à la conscience
française de la faiblesse militaire des FAR et au souci général de maintenir les rapports de force en l’état dans le cadre des négociations entre le
FPR et le gouvernement rwandais. La réalisation de la mission conduit,
comme le souligne le colonel, les forces françaises à se rapprocher considérablement du front. Les trois équipes de secteurs, le DAMI Génie
et le DAMI Artillerie ont opéré à proximité, souvent immédiate des
contacts. Les risques qu’ils ont encourus – embuscade par des éléments
infiltrés, tirs d’artillerie notamment – ont été très réels pendant toute
l’opération ; la plupart ont d’ailleurs été pris au moins une fois sous le
feu ennemi ; mais leur grande dilution sur l’ensemble du front, l’utilisation correcte du terrain et l’application stricte des consignes de sécurité
édictées ont permis d’éviter tous dommages, hormis un blessé léger lors
d’un tir ennemi qui a entraîné une riposte du côté français.
Fort de ce constat de succès, le colonel Tauzin souligne qu’il y a dans
la réussite de cette opération un enjeu de méthode : « Le coût global
(financier, humain, médiatique) de cette opération de stratégie indirecte
me paraît extrêmement faible en regard des résultats obtenus, et en comparaison de ce qu’aurait été le coût d’un engagement direct contre le
FPR ». En faisant ce rappel, on peut penser qu’il s’inscrit seulement
dans la tradition d’intervention française au Rwanda. Cependant, il
s’agit en fait d’une démonstration en faveur des capacités de l’EMA à
concevoir et conduire ce type d’opération. Le rapport n’est destiné qu’à
l’EMA, à la division emploi, à la division des relations extérieures et au
nouveau commandement des opérations spéciales. Il ne remonte pas à
la Coopération dont pourtant les DAMI relèvent. La mission du colonel Tauzin ayant été demandée par le colonel Delort qui lui-même agit
pour l’amiral Lanxade, chef d’état-major des Armées, il faut voir dans
ce rapport, non seulement un compte rendu, comme tout chef militaire
en produit, mais aussi une démonstration de la capacité de l’EMA, sans
la Coopération, de conduire directement ce genre d’opération. Ce rapport semble donc aussi s’inscrire dans le cadre d’une tentative de prise
en charge plus directe par l’EMA du contrôle des opérations françaises
au Rwanda et donc de manifester une volonté d’autonomie vis-à-vis de
tous les autres acteurs français du dossier rwandais. Et, de fait, s’essayer

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

à contrer la toute-puissance de l’état-major particulier du président de la
République sur le dossier.

7.1.8 La présidence de la République, le Rwanda et l’état-major particulier du président de la République. Des interrogations
justifiées
Agir militairement au Rwanda est un souci majeur de la présidence
de la République française. Ses causes sont, on l’a vu, nombreuses. Elles
tiennent aussi bien à la relation personnelle que François Mitterrand
entretient avec le général-président Juvénal Habyarimana qu’à un imaginaire stratégique mondial, où le Rwanda tient autant du confin-laboratoire que de la marche avancée engagée dans des rapports de forces
majeurs entre monde francophone et monde anglo-saxon. Ainsi, tout
en étant, somme toute, une préoccupation parmi d’autres pour les Affaires étrangères françaises, le Rwanda occupe une place signalée qui le
place directement au centre de l’attention de la Présidence française.
L’intervention régulière voire permanente de la présidence de la
République dans le soutien militaire au président Habyarimana est
attestée par de nombreux documents officiels ou officieux d’origine
variée. Y est mentionné explicitement le rôle, suivant les cas, du président de la République, de l’Élysée, du général Quesnot, du général
Huchon qui agissent en son nom et qui amènent sur le terrain l’entité
« l’Élysée ». Cette capacité d’intervention, concrète et puissante, qu’une
série de sources mentionne précisément, doit sa force à l’organisation de
l’état-major particulier sur lequel il est nécessaire de s’arrêter. Ce service
semble s’être transformé en acteur direct du dossier rwandais, au moyen
de pratiques irrégulières. Mais il ne s’agit pas d’un système factieux au
sein de la présidence, mettant en question un fonctionnement démocratique, avec des officiers qui prendraient le contrôle de la décision
politique sur un champ d’intervention, tel le Rwanda. Ils obéissent au
premier élu de la République. Aucun document ne montre ainsi une
volonté du chef de l’État de sanctionner ces militaires ou de les retenir
dans leurs initiatives.
À la suite de l’engagement français au Rwanda en octobre 1990, dont
on a vu qu’il a été personnellement décidé par François Mitterrand avec

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

son chef de l’état-major particulier, les responsables de l’EMP apparaîssent comme les garants de la volonté et du projet présidentiel, mais
aussi de son exécution, marginalisant de fait les institutions légalement
en charge du commandement opérationnel, l’état-major des Armées et
la Mission de coopération militaire. L’année 1991 est celle de l’installation du dispositif français dans la durée au Rwanda. Elle est aussi celle
de la mise en place de liaisons parallèles, de communications directes
et donc de renseignements mais aussi d’influence – la suite du chapitre l’atteste. Tout de suite, il apparaît que l’EMP suit de très près le
dossier du Rwanda, mettant en place, pour ce faire, des dispositifs de
communication avec le terrain. L’ouverture même de canaux de communication reliant le terrain à l’Élysée – car l’EMP n’est en fait que la
porte d’accès à l’Élysée tout entier et donc au chef de l’État –, est pour
les fonctionnaires et militaires français sur le terrain, source de pression
considérable.
Le Rwanda étant un dossier très suivi par la présidence de la République française mais aussi de plus en plus complexe à partir de l’année 1992, on observe l’implication ponctuelle mais très forte, décisive
même, du chef de l’état-major particulier à quelques moments cruciaux.
Cet engagement a une valeur politique qui est liée directement à l’autorité dont il dépend. Comme c’est l’usage, un voyage du CEMP permet
au président de la République de faire passer des messages directs à ses
homologues étrangers et, dans le même temps, constitue pour tous les
acteurs le signe évident d’une volonté présidentielle sur le dossier. Ainsi,
dans la gestion française des questions rwandaises, l’EMP est toujours
apparu comme l’institution qui pointait la direction dans laquelle le
président souhaitait aller et, du même coup, était la principale institution de l’interprétation de la volonté présidentielle, lui donnant en
retour un poids considérable, jamais démenti, ou presque, auprès de
tous les autres acteurs tant français qu’étrangers.
Nonobstant la connexion évidente entre l’EMP et le président de
la République qu’il conseille, mais aussi dont il assure l’expression si
ce n’est l’interprétation auprès de nombreuses institutions françaises, il
s’est trouvé, concernant le Rwanda mais aussi de manière plus générale,
des critiques virulentes de cette articulation entre le pouvoir politique
et les administrations. Il est ainsi possible de distinguer dans l’action de

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

l’EMP sur le dossier rwandais plusieurs points saillants. L’EMP apparaît d’abord comme un pôle doté d’une forte autonomie apparente dans
un système où pourtant le contrôle présidentiel est très fort. Il apparaît, ensuite, exercer une surveillance précise, de proximité, sur tous
les acteurs du dossier en particulier en s’inscrivant dans des réseaux de
communications qui relient l’Élysée au terrain rwandais. Cette situation où l’EMP se trouve être placé, de manière consentie par le président de la République dans une fonction de relais très actif de l’action
publique n’a pas été sans être radicalement discutée au sein même de
l’exécutif français. Ainsi, Pierre Joxe pose, en 1993, de manière crue, la
question de la responsabilité dans ce système où le président délègue de
fait à des militaires des fonctions qui sont de nature profondément politiques, alors même que ces derniers ne peuvent pas les assumer comme
le peuvent et le doivent les ministres.
7.1.8.1 une forte autonomie de l’emp dans un système de fort
contrôle présidentiel
La forte autonomie de l’EMP n’aurait pas pu exister, sans l’accord
formel ou l’adhésion tacite du président de la République dont on
connaît l’attachement à ses prérogatives et à son autorité. Il n’est pas
certain toutefois que François Mitterrand ait été informé des pratiques
de service parallèle de son EMP, ni le secrétaire général dont c’est, par
fonction, le rôle, le contrôle de la présidence de la République lui revenant. Dans les faits, l’autorité exercée par le secrétariat général sur l’étatmajor particulier est moins évidente, la tradition accordant une large
autonomie de fonctionnement au « cabinet militaire » du président de
la République qui serait placée sous son autorité directe – bien qu’au
deuxième rang protocolaire, après le secrétaire général.
Le suivi par l’EMP du dossier rwandais n’a pu échapper non plus
à François Mitterrand. Il est destinataire via son secrétaire général, de
toutes les notes sur le Rwanda émanant de son chef de l’état-major
particulier et/ou de l’adjoint de ce dernier, avec fréquemment une cosignature avec le conseiller ou le conseiller adjoint. Les « Notes à l’attention de Monsieur le président de la République » sont le canal principal
mais non exclusif par lequel les collaborateurs du chef de l’État l’informent. C’est en tout cas la voie officielle qui aboutit à une production

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de documents écrits qui ont été conservés dans une collection du fonds
présidentiel et in situ à l’actuel EMP rue de l’Élysée352.
Le président de la République est donc informé de l’analyse du dossier
et il bénéficie du conseil que celui-ci apporte à la décision présidentielle.
François Mitterand annote parfois ces documents standardisés d’une à
deux pages. En l’absence d’annotations, il porte souvent un « vu » pour
signifier qu’il en a pris connaissance, et Hubert Védrine ne manque pas
non plus d’indiquer sur certaines notes mais aussi sur d’autres documents transmis par l’EMP comme des télégrammes diplomatiques :
« lecture du président ». Il est très rare que le président retourne les
notes avec une réserve sur l’analyse produite. On peut en déduire, faute
d’autres éléments écrits accessibles, qu’il adhère à l’analyse du dossier
par son EMP dont on a vu l’hostilité permanente pour un des acteurs
du dossier et l’insistance pour un soutien militaire toujours plus fort
du régime d’Habyarimana. On a constaté aussi les nombreuses erreurs
d’appréciation et la géopolitique de l’« ennemi » (« ougando-tutsi »,
« anglophone ») qui limite la portée de la fonction de conseil mais qui
a l’avantage de complaire à la vision mitterrandienne de la France dans
le monde. Le Rwanda apparaît à cet égard comme une ligne de front
internationale de la France. Sans conteste, le chef de l’État en a informé
son EMP compte tenu de l’identité des vues stratégiques. Cependant, il
n’existe pas de trace de telles directives du président à son subordonné.
Le secrétaire général de la présidence est le personnage en relation
directe et constante avec le chef de l’État. Les notes d’Hubert Védrine
montrent de la même manière que rien n’échappe à François Mitterrand
sur le sujet. Sans être très nombreuses, celles-ci montrent que le sujet est
suivi de très près par le secrétaire général et, de fait, par le président. Les
interventions de ce dernier en conseil restreint de défense témoignent
encore de son acuité sur le dossier et de la grande fermeté de sa pensée
sur un sujet qui ne prête pas, selon lui, à débat. Or, à peu de choses près,
cette vision très engagée est celle qui est développée dans les notes de
l’EMP et du conseiller Afrique qui lui apparaît subordonné.
Avec les déclarations publiques de François Mitterrand et les communiqués de l’Élysée – qui portent davantage la marque du secrétaire
général –, les interventions en conseil restreint sont la source unique, en
l’absence de notes du président lui-même, de la marque présidentielle sur

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

le dossier. Les rares décisions de François Mitterrand concernant les activités de son chef de l’état-major particulier, comme celle, sur proposition
d’Hubert Védrine, de refuser la demande du général Quesnot d’accompagner le ministre de Défense François Léotard au Zaïre et au Rwanda le
29 juin 1994 à la rencontre de l’opération Turquoise353, traduisent la précision de son information et l’attention portée à son EMP dans le dossier
rwandais. Cet exemple permet de conclure sur la délégation d’autorité et
de signature dont bénéficie l’EMP. Lorsque le général Quesnot adresse
à « l’attention du chef du cabinet militaire du ministre de la Défense »
une note informant que « le président de la République a décidé l’envoi
d’urgence de deux compagnies supplémentaire au Rwanda »354, il transmet une décision du chef des armées qui répond à une note du même
jour de Pierre Joxe à François Mitterrand s’interrogeant sur l’opportunité
de l’envoi de ces deux compagnies355. La note de l’EMP correspond à
une décision présidentielle, le chef des armées de l’infirme pas, signifiant
qu’un ordre a été donné. Les archives à notre connaissance ne font pas
état d’un document écrit de François Mitterrand au général Quesnot.
Et pourtant la décision est prise et notifiée à un ministre régalien qui se
retrouve désavoué dans ses fermes convictions. La communication de la
décision du président à l’EMP s’est donc faite à la voix.
7.1.8.2 l’assurance d’une action directe sur le terrain
En théorie, l’Élysée n’intervient pas sur le terrain, au niveau du déploiement des unités comme de la commande des armements. Toute une série
d’institutions et de services gouvernementaux sont en charge des décisions qui peuvent être prises au sommet, toutefois dans des cadres réglementaires, ceux-là mêmes que Pierre Joxe comme ministre de la Défense
s’était efforcé de codifier et de rationaliser. Or, et les chapitres précédents
l’ont abondamment constaté, « l’Élysée » exerce un pouvoir direct et permanent sur l’engagement militaire français au Rwanda jusqu’à ses aspects
matériels et opérationnels, au plus près du terrain. Les uns après les autres,
les documents retrouvés dans les archives de la Coopération, de l’étatmajor des Armées et de la direction des Affaires africaines et malgaches
attestent de ce poids de « l’Élysée » dont le nom s’écrit souvent explicitement, en lien à des décisions qui ne se discutent pas, qui s’imposent du
fait même de l’idée d’autorité indiscutée qui s’attache au commanditaire.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Dès l’offensive du FPR du 1er octobre 1990, le président de la
République et le chef de l›état-major particulier s’engagent dans
un soutien militaire au Rwanda qui, bien qu’indirect et dissuasif, se
révèle décisif. Cet engagement se traduit par un pouvoir de décision
de l’Élysée jusqu’à la question des livraisons d’armes. Un courrier de la
firme Thomson Brandt adressé au ministère de la Défense en atteste, le
24o ctobre 1990. La chaîne de décision va de la commande par l’Élysée
à sa réalisation, la DGA et la MMC étant seulement tenues informées :
Le lundi 8 octobre nous avons été avisés par la DGA/DRI, M. […], et la
MMC (Mission militaire de Coopération), qu’un message, d’origine l’Élysée,
pour information, leur avait été adressé, pour information, stipulant que 100
roquettes de 69 mm pour hélicoptères devaient être mises à la disposition de
l’état-major des Armées pour embarquement immédiat, par voie aérienne militaire française vers le Rwanda. Cette information nous a été confirmée par le
cabinet du ministre de la Défense (colonel Fruchard). Ce type de roquette n’est
pas en service dans l’armée française. Notre société a livré 100 roquettes à la
base d’Orléans Bricy le 2 octobre 1990. Nous vous demandons de bien vouloir
mettre en œuvre une procédure de commande auprès de la MMC afin qu’elle
puisse effectuer le paiement des 100 roquettes expédiées356.

Le 10 juin 1991, le général Varret, à la tête de la coopération militaire,
écrit au colonel Galinié qui le représente au Rwanda en qualité de chef
de la mission militaire de coopération. Il estime nécessaire d’« annoncer
le départ du DAMI en deux fractions comme prévu », et il ajoute en
toute clarté, rappelant l’antériorité du problème :
Si le président Habyarimana est opposé à cette application des conditions de
mise en place du DAMI, il est probable qu’il interviendra auprès du président
français. Cette intervention sera l’occasion de préciser le contenu exact des promesses faites de président à président. Si la décision de maintenir le DAMI est
prise au niveau de l’Élysée, vous me préciserez s’il convient de relever cette unité
ou de prolonger sa mission de 1 à 2 mois357.

Au sujet du DAMI et de l’avenir du dispositif Noroît, l’EMA constate
combien le président du Rwanda a d’excellentes relations avec l’Élysée
et obtient – de lui-même – le maintien voire le renforcement d’éléments
français358. Du côté de la Coopération qui a autorité, en théorie, sur le
déploiement des forces, sa légitimité est brisée en deux temps. L’attaché
de défense et chef de la MAM quitte son poste début juillet 1991 non
sans avoir adressé un message de fin de mission, du 19 juin 1991, souli-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

gnant les dangers de l’alignement français sur le président Habyarimana
et les extrémistes qui le dominent. Par ailleurs, un déplacement au Rwanda du directeur de la DAM et de l’adjoint à l’EMP officialise le maintien
du DAMI comme l’écrit son chef le 26 juillet 1991. Dès cette époque,
le général Varret est écarté du Rwanda qui devient l’exlusive de l’Elysée :
Primo : Suite visite Mr Paul Dijoud et Gal Huchon décision a été prise de
maintenir DAMI et det. Noroît pour permettre M.E.P. processus démocratique.
Secundo : Relevé DAMI toujours prévu fin septembre à effectif constant contrairement à souhait exprimé antérieurement par MMC. Tertio : en ce qui me
concerne, chef MAM adresse à Msg à MMC demandant mon maintien au
Rwanda jusqu’au retour au calme dans le pays (c’est pas demain la veille)359.

L’intervention de l’EMP dans les dossiers de la coopération militaire au Rwanda apparaît quasi systématique, pouvant concerner par
exemple des prêts et des cessions de matériel comme le relève l’adjoint
du général Varret, chef de la Mission d’assistance militaire, dans un
rapport de mission au Rwanda en novembre 1993 :
Demandes de matériels. Seules méritent d’être prises en compte les mitrailleuses
12,7 et leurs cartouches (cession Défense ?), les parkas et le prêt d’une station
GONIO (au titre de Noroît ?). Cette dernière demande aurait reçu l’aval du
général Quesnot360.

L’insistance du chef d’état-major pour équiper les forces de combat
d’un tel matériel interroge sur leur mission réelle au Rwanda et les liaisons directes qu’elles pourraient entretenir avec le 14 rue de l’Élysée.
7.1.8.3 un système de communication direct élysée-dami
Dans la mesure où la situation au Rwanda est perçue par l’état-major
particulier du président de la République comme une ligne de front
d’un grand jeu auquel François Mitterrand est particulièrement attentif, le laboratoire des projets politiques français énoncés à La Baule et
enfin le lieu d’une action militaire indirecte de soutien à un régime ami
en Afrique, un suivi très précis de la situation est réalisé à la fois au plus
près du terrain et au plus haut niveau.
À cette fin, il est mis en place des dispositifs de communication
entre les unités sur le terrain, c’est-à-dire le DAMI Panda, armé par
les opérateurs du 1er RPIMa, et une chaîne de commandement qui

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

apparaît au premier regard polycéphale. La description de ces liaisons
ou du moins, dans un premier temps, de leur projet d’établissement, se
trouve dans un certains nombre de documents de synthèse datant de
l’année 1991 concernant la mise en place du DAMI Panda. Un premier
document est un fax chiffré du 26 juillet 1991 envoyé de Ruhengeri
par le « chef Panda » au « chef BOI »361. Il s’agit donc d’un message
envoyé par le lieutenant-colonel Chollet au chef du bureau opération
instruction du 1er RPIMa à Bayonne. Le BOI d’un régiment assure la
préparation, l’entraînement des hommes mais aussi la planification et
le suivi des opérations que le régiment pourrait être amené à conduire
par lui-même. Ici, la situation est singulière car le DAMI Panda, tout
en étant constitué de soldats venus de Bayonne, relève pour emploi de
la mission d’assistance militaire à Kigali, donc de l’attaché de défense
et, ensuite, à Paris, de la Mission militaire de coopération qui dispose
elle-même de son propre bureau opération. Deux types de liaisons sont
évoqués dans ce schéma. Il s’agit d’abord des liaisons radioélectriques,
communications passant par des moyens chiffrant, en particulier les
stations INMARSAT, et ensuite des liaisons téléphoniques qui passent
sans aucun doute par des téléphones cryptés. Le projet de liaison
radioélectrique met le DAMI Panda en communication avec Noroît à
Kigali. Au travers de Noroît, avec l’attaché de défense, avec les DAMI
du Tchad et de Madagascar et puis avec La Réunion, mais surtout, en
premier, avec le 1er RPIMa à Bayonne mais aussi avec Paris. Pour Paris,
il s’agit d’une part de l’EMA et d’autre part de la « Coop », c’est-à-dire
la Mission militaire de coopération au ministère de la Coopération,
et son chef de l’époque, le général Varret. Dans ce schéma, le DAMI
est positionné en lien avec les dispositifs locaux mais surtout il laisse
apparaître la double tutelle qui pèse sur un tel détachement, d’une part
l’EMA, qui couvre l’ensemble des opérations dans lesquelles les soldats
français sont engagés et d’autre part, le ministère de la Coopération qui
emploie directement ces soldats.
Cette proposition estivale qui préfigure le déménagement du DAMI
du site initial de l’université de Ruhengeri, favorisé par la MMC comme
par l’EMA, vers le camp militaire rwandais de Mukamira362 est modifiée significativement. Ainsi, un fax chiffré expédié depuis Mukamira
le 9 octobre 1991 comporte-t-il à nouveau les deux schémas de com-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

munication sous le même titre « Liaisons possibles pour DAMI Rwanda »363. Les deux schémas sont identiques à une nuance près qui donne
plus d’importance aux autorités parisiennes dont le DAMI semble dépendre. En effet, les liaisons téléphoniques vers Paris indiquent : « Élysée EMA ». Ainsi, entre juillet et octobre, la liaison avec la Coopération
disparaît au profit de l’Élysée, à savoir l’EMP.
Ce schéma est désigné comme possible en octobre 1991 mais on
trouve la confirmation de sa réalité dans les archives militaires. Ainsi,
le chef du détachement rédige très régulièrement des comptes rendus
de ses activités pour Bayonne. L’ensemble de ces messages a été collecté dans le cadre de la cellule dirigée par le général Mourgeon en
1998364. Le contenu de ces messages reste assez neutre. Les chefs successifs traitent avant tout des problèmes de gestion de personnels, des
rappels, des relèves et des permissions. Dans une moindre mesure, il
peut être parfois fait une sorte de petit tableau de l’état d’esprit et de
l’ambiance politique locale. Ainsi ces messages ont pu d’une manière ou
d’une autre constituer une source de renseignement d’ambiance dont il
faut se demander dans quelle mesure elle a pu alimenter un cycle plus
vaste du renseignement ou bien si elle était en fait la copie d’une production de renseignement extérieure au DAMI365.
Ces schémas, analysés et commentés par l’EMA dans le cadre de la
préparation des travaux de la mission Quilès, ont été vus comme le
signe le plus évident d’une liaison directe entre l’EMP et le DAMI,
traduisant, de la part du premier une volonté d’instrumentalisation du
second. Les analystes militaires de 1998 ont fait de cette entreprise de
contrôle, une répétition générale d’un projet de transformation de la
MMC en un laboratoire d’action spécialisée en Afrique, que la création
du commandement des opérations spéciales a partiellement entravé366.
7.1.8.4 l’emp est-il gouverné ou se gouverne-t-il lui-même ?
François Mitterrand et Hubert Védrine ont un regard précis sur les
notes de l’EMP qu’ils annotent, signalent et qu’on retrouve dans les
archives. L’EMP fournit donc régulièrement au président de la République et au secrétaire général de la présidence des analyses sur la situation au Rwanda. Pendant toute la période, l’EMP intervient pour
proposer des lectures radicales et puissantes de la situation rwandaise.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

à chaque moment de crise, une note vient radicaliser les options, cliver
les situations, qui certes obligent alors le pouvoir politique au choix,
mais atténuent tout autant la possibilité de penser les nuances et donc
les alternatives. Il existe donc un flux montant d’écrits en provenance
de l’EMP à destination de présidence, qui, dans l’ensemble, dressent
l’image d’une marche en situation de guerre et qu’il faut défendre.
Cependant, on constate aussi l’absence de documents descendants
par lesquels le président communiquerait ses décisions à l’EMP. Dès
lors que des documents émanant de l’EMP informent de décisions ou
remontent vers le président, il est légitime d’envisager que des instructions ont été données par le président au chef de l’état-major particulier de manière orale, soit par téléphone, soit dans le cadre d’entretiens. L’attention portée au dossier par François Mitterrand et Hubert
Védrine et le formalisme des notes interdisent d’imaginer que l’EMP a
agi sans ordre. La preuve a contrario de ces ordres à la voix provient de
la note écrite du 9 février 1993 « rédigée par PJ [Pierre Joxe] pour être
remise au PR » selon la mention manuscrite du directeur de cabinet du
ministre de la Défense. Cette note vise à « réfléchir aux procédures et
précautions devant entourer les décisions opérationnelles majeures ». Le
document a été analysé plus haut. Les procédures imaginées par le ministre comprennent en particulier l’impérieuse obligation d’un enregistrement écrit des propositions soumises au président de la République,
des analyses des objectifs visés et des moyens envisagés, enfin – et c’est
le point capital ici – des « décisions » elles-mêmes du chef des armées :
Vos décisions en ce domaine devraient être écrites et porter aussi bien sur l’opération, ses objectifs et ses moyens, que sur le commentaire et l’action médiatique à
entreprendre – car nous vivons de plus en plus nos affaires sous l’œil des caméras
et parfois en direct, comme dans la dernière affaire irakienne. Ainsi libellées
elles devraient être diffusées sans délai aux intéressés367.

Pierre Joxe ajoute dans la partie des « précautions », qu’il conviendrait « de ne pas utiliser le téléphone, qui peut présenter plus d’inconvénients que d’avantages » et si tel est le cas, « que toutes les conversations
internationales d’intérêt opérationnel soient enregistrées, déchiffrées et
transcrites [en vue de] leur diffusion partielle ou éventuellement totale,
aux intéressés et en tout cas leur archivage pour exploitation ultérieure ».
Pierre Joxe insiste pour finir sur la nécessité d’organiser « en cas de

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

crise », sous l’égide du « secrétaire général avec compte rendu écrit », la
« mise en commun des informations, qu’il s’agisse d’instructions ou de
renseignements ».
Lorsque l’on sait que cette note n’a pas été remise à François Mitterrand comme l’écrit sur l’original Pierre Joxe : « H. Védrine. Note non
remise au PR, par peur de déplaire… »368, on peut en déduire que les
propositions risquaient d’ébranler en profondeur le mécanisme de la
prise de décision opérationnelle tel qu’il s’imposait à la présidence de
la République à cette époque. Le contenu de la note pouvait apparaître
comme une protestation contre le système régissant la décision présidentielle en matière militaire, et même une dénonciation de ce système
que Pierre Joxe a pu observer pendant plus de deux ans à l’hôtel de
Brienne et auquel il s’est heurté à plusieurs reprises et particulièrement
sur le Rwanda. Il propose des solutions à des défaillances qui émergent
en creux de la note au président de la République : absence d’enregistrement écrit notamment pour les propres décisions du chef de l’État et
manque de coordination documentaire par le secrétaire général. Il est
possible que cette double réalité ait caractérisé un type de fonctionnement au sommet de l’état. On en observe en tout cas la matérialisation
pour le dossier rwandais.
Ces données supplémentaires permettent d’attester de la transmission par la voix, de la part du président de la République à son chef
d’état-major particulier, d’ordres ou de directives. La forme et le degré
de précision de ces instructions présidentielles nous sont inconnus. Il
est possible toutefois de déduire de la forte autonomie technique de
l’EMP et de son dogmatisme idéologique, la nature imprécise de ces
instructions qu’il s’agirait pour les intéressés de traduire le plus fidèlement possible. Le maintien en poste dépendrait de l’intelligence dans
la traduction et de la loyauté à l’égard d’un chef dont les ordres se
discuteraient d’autant moins qu’ils sont donnés oralement et transmettent des lignes directrices plus que des ordres précis. L’hypothèse
de l’imprécision pourrait expliquer cette grande autonomie de l’EMP
qui ne s’affranchirait pas du respect de l’autorité civile et qui l’amplifierait même, tout l’objectif de l’EMP étant de servir le président quels
qu’en soient les moyens. Les pratiques ainsi observées dans le fonctionnement de ce service alors même qu’elles semblent pour le moins

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

singulières attesteraient non pas d’une indépendance de l’EMP mais
bien plutôt d’une soumission absolue à une autorité supérieure. Aussi
l’EMP se gouverne-t-il dans la même mesure où il est gouverné. À tout
moment, théoriquement du moins, le président de la République et le
secrétaire général de l’Élysée pouvaient mettre fin à ces pratiques.
Si un tel système a perduré à l’Élysée jusqu’à la fin du septennat – et
sans que l’échec français au Rwanda ne vienne apparemment l’ébranler –, l’explication viendrait d’une convergence d’intérêts entre les deux
parties. D’une part, l’EMP voit là l’occasion de se doter d’une importance et d’une force bien supérieures à sa fonction ordinaire qui est de
conseil sauf pour la partie opérationnelle relative à la mise en œuvre
de l’arme nucléaire. À la faveur particulièrement du Rwanda, l’EMP
peut élargir cette capacité opérationnelle au détriment de l’EMA et en
contradiction avec les institutions. Sur le dossier rwandais proprement
dit et sur la présence française en Afrique en général, l’EMP semble se
positionner comme un instrument permettant d’apporter une réponse
au défi de la réduction des moyens militaires affectés au continent telle
que la réclame le ministère de la Défense et à celui des crises politiques
menaçant les régimes alliés de la France.
Enfin, le président de la République dispose avec un EMP renforcé et interventionniste, d’un outil puissant de pouvoir et d’action,
d’abord contre les ministères de la Défense et de la Coopération qui
appellent souvent à la prudence dans le dossier rwandais, ensuite face à
l’EMA dont les options atlantistes, surtout celles de l’amiral Lanxade,
inquiètent l’Élysée, et enfin pendant la cohabitation durant laquelle
le président doit résister à l’empiétement caractérisé de ses domaines
réservés par le premier ministre. L’EMP se projette donc sur le terrain,
au Rwanda et ailleurs.
7.1.8.5 sur la ligne des fronts élyséens
En décembre 1993, le président de la République François Mitterrand fait connaître au premier ministre, édouard Balladur, ses observations sur les points essentiels qui, à ses yeux, doivent être pris en
compte dans la rédaction finale du Livre Blanc sur la Défense – Livre
Blanc préparé par une Commission présidée par le conseiller d’état
Marceau Long. Cette réflexion approfondie sur les fondements de la

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

politique de défense de la France a été lancée à l’initiative d’Édouard
Balladur et avec l’accord du président de la République. Ce dernier
évoque les points concernant la dissuasion nucléaire, la politique industrielle de l’armement, la distance nécessaire envers l’Alliance atlantique, la prévention des conflits et le rétablissement de la paix en relation avec les hautes responsabilités de la France au Conseil de sécurité.
Il défend également l’indépendance de la France en rappelant l’importance de ses intérêts nationaux outre-mer, ou en Afrique, arguant du
respect des accords conclus ; ce qui peut justifier la politique élyséenne
au Rwanda, surtout telle que la conçoivent les militaires entourant
François Mitterrand.369.
Le Rwanda a montré que l’action militaire de la France pouvait aussi
se faire hors du cadre des accords conclus. Sur le terrain, la pression
est élevée pour contourner la chaîne régulière de commandement et
installer une chaîne parallèle pour le Rwanda. A Paris, ses promoteurs
ne craignent pas tant l’état-major des Armées sous l’autorité du chef
de l’Etat chef des Armées que du ministère de la Défense et de son
titulaire intransigeant sur le droit et la procédure. A son arrivée rue
Saint-Dominique, Pierre Joxe a exigé des réunions interministérielles
afin de mettre à plat toute l’assistance militaire française avec les pays
du « champ » en Afrique, et rompre avec des politiques de forte opacité, au grand déplaisir du ministère de la Coopération et plus encore
de l’Elysée370.

7.1.9 Résistance et défaite de la chaîne
de commandement régulière
L’installation d’un réseau de communication reliant directement
l’Élysée et le Rwanda traduit la marginalisation de la chaîne réglementaire de commandement identifié par son premier représentant, l’attaché de défense et chef de la mission militaire de coopération, rendant
compte respectivement aux deux ministères de la Défense et des Affaires étrangères, et à la Mission d’assistance militaire du ministère de
la Coopération et du Développement. Le premier titulaire de ce poste
commun, le colonel de gendarmerie René Galinié, commence par obéir
aux directives de l’EMP bien qu’aucun lien hiérarchique ne les associe,
puis il en comprend les dangers et finit par s’opposer au colonel Hu-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

chon jusqu’à se résigner à demander, probablement, son départ volontaire du Rwanda. Son successeur, également officier de gendarmerie,
le colonel Cussac tente, lui aussi, de résister mais il est contraint à la
soumission comme son adjoint, le lieutenant-colonel de gendarmerie
Michel Robardey. Au sein des unités de combat déployées au Rwanda,
tant dans le cadre de Noroît qu’au sein des DAMI, il arrive aussi qu’un
certain malaise s’exprime devant une politique trouble et systématiquement drapée dans la confidentialité. Le mot d’ordre de la discrétion
est omniprésent et celle-ci doit couvrir des engagements indirects aux
limites du soutien direct. Voire, pour certains cas, une cobelligérance
dans la planification ou dans l’action.
7.1.9.1 l’échelle des valeurs d’un attaché de défense
Les rapports réguliers de l’attaché de défense à Kigali, René Galinié
(en poste de juin 1988 à juillet 1991) constituent une documentation
unique qui permet d’examiner dans la durée l’évolution de la réflexion
d’un officier supérieur français ayant acquis une solide expérience des
arcanes militaires et politiques du pouvoir rwandais. L’évolution de son
regard sur ses pratiques, de ses dérives aux conséquences prévisibles,
est particulièrement perceptible en octobre 1990, lors de la première
offensive du FPR en territoire rwandais. Le colonel Galinié semble alors
avoir, par touches successives, pris la mesure des dangers qui pèsent
sur l’avenir des Tutsi du Rwanda et le pays lui-même. Le 8 octobre, il
signale une répression organisée à Kigali, l’arrestation de suspects « parfois fusillés ». Il note surtout que « cette chasse pourrait, en cas d’aggravation, dégénérer en tueries »371. Le 10 octobre, son message du jour
mentionne sa crainte « que ce conflit finisse par dégénérer en guerre
ethnique ». Il rapporte d’autre part que le MRND, « parti unique »,
« semble reprendre en main le pays hors de la zone des combats »372. Le
13 octobre, le même témoin constate que « les paysans hutus organisés
par le MRND ont intensifié la recherche des Tutsis suspects dans les
collines ; des massacres sont signalés dans la région de Kibilira, à 20 kilomètres nord-ouest de Gitarama »373. Ce faisant, il a pris la mesure de
l’impact du conflit sur les équilibres politiques internes du Rwanda et,
déjà, pointé le rôle du parti présidentiel dans l’organisation de la répression anti-tutsi.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Peu après, sans doute sur la base de ses observations et de contacts
avec ses relations rwandaises, le colonel Galinié note qu’un quelconque
« abandon territorial dans cette région déclencherait de graves exactions
à l’encontre des populations tutsi », lesquelles seraient « soit spontanées,
soit directement encouragées par les plus durs du régime actuel, jouant
ainsi leur va-tout »374. Quelques jours plus tard, l’attaché de défense
précise sa pensée et fait l’hypothèse que le président « Habyarimana,
contraint par ses “faucons” et la quasi-certitude que tout abandon territorial déclencherait sur l’ensemble du territoire le massacre des Tutsis de l’intérieur, s’oppose à ce qu’il considère comme une occupation
intolérable ». L’officier note surtout que ces violences de masse, si elles
s’étendaient, pourraient mettre Paris devant un dilemme : « Celui de la
demande de protection de la part des Tutsis et Hutus qui leur sont favorables, qui pourrait être présentée à la France »375. Il s’agit probablement
là de la première mise en garde adressée à Paris sur les conséquences de
son soutien à un régime en cas de massacres généralisés. Anticipant les
événements qui vont ponctuer l’histoire du Rwanda des années 1990, il
adresse aux autorités françaises une invitation à bien évaluer les risques
qu’elles encourent en soutenant le président Habyarimana. Un message
envoyé deux jours plus tard va encore plus loin et insiste sur le risque
d’« élimination physique à l’intérieur du pays des Tutsis, 500 000 à
700 000 personnes, par les Hutus, 7 000 000 d’individus »376. Autrement dit, en octobre 1990, l’attaché de défense mesure déjà pleinement
le poids considérable des radicaux au sein du système rwandais et leur
détermination à conserver le pouvoir à n’importe quel prix. Ce faisant,
il interpelle Paris en lui soumettant des éléments susceptibles de lui
faire réévaluer sa politique de soutien au Rwanda, qui est alors portée
par l’Élysée.
Le rapport de fin de mission du colonel Galinié, daté du 19 juin
1991377, donne une analyse fouillée du pouvoir dominant au Rwanda.
Il note tout d’abord que bon nombre de ministres, désignés pour justifier une forme d’ouverture du régime, sont en fait « contrôlés dans
leurs actions et décisions par le groupe restreint de dirigeants, parmi
lesquels comptent particulièrement quelques militaires de haut rang
qui forment le premier cercle autour du président »378. Il dresse une
liste des principaux cadres de ce « premier cercle » connus de tous et

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

« honnis » de la population car ils « paralysent l’action du chef de l’État
et minent ses éventuelles velléités de transformation en profondeur ».
Il y distingue l’épouse du président, le colonel Bagatwa, « véritable cerbère de la présidence », le ministre de l’Industrie Tsirobera, les colonels
Serubuga, Rwagafilita et Nsekalije qui décident pratiquement de toutes
les nominations importantes au sein de l’administration, de l’armée et
de la justice379.
Ce rapport final, qui conclut quatre ans de présence au Rwanda du
colonel Galinié, met en exergue l’impossibilité dans laquelle se trouve le
président Habyarimana de s’extraire de la pression du « premier cercle »,
le Clan du Nord, qui a systématiquement torpillé les tentatives de dialogue ou de règlement politique avant, finalement, de s’engager dans un
programme génocidaire. Certes, des diplomates ou d’autres attachés de
défense ont évoqué dans leurs correspondances avec Paris des massacres
survenus au Rwanda, en les relativisant souvent, de même qu’ils ont
donné quelques indications sur les activités du « premier cercle »380. Mais
aucun n’a apparemment voulu ou osé dresser un bilan de la situation
aussi net que celui livré par René Galinié. Dans la dernière partie de son
mandat à Kigali, l’attaché de défense a livré les principales clefs de compréhension de la société rwandaise et, malheureusement, anticipé avec
justesse le génocide dont le programme murissait dans les cercles radicaux entourant le chef de l’État rwandais. Le colonel Galinié s’est efforcé
aussi de mettre en garde personnellement le président Habyarimana, lors
des nombreux tête-à-tête qui le réunissaient avec le chef de l’État rwandais, contre toute élimination d’opposants, de Tutsi et de prisonniers. Un
message adressé en télécopie au colonel Fruchard, de l’EMA rappelle l’insistance du colonel Galinié auprès des forces armées rwandaises « pour
qu’on fasse enfin des prisonniers - surtout ougandais - et qu’ils cessent
‘de mourir de leurs blessures’ »381. Auprès de tous ses interlocuteurs de
la présidence, des FAR et de la gendarmerie, l’attaché de défense répète,
comme il s’en ouvre au colonel Fruchard dans ce même message du 6 juin
1991, qui lui « était impossible de faire passer le message de l’implication
directe de l’Ouganda dans le conflit, comme venaient à nouveau de [lui]
demander avec insistance le président et eux-mêmes, sans être en mesure
de présenter un dossier étayé par des preuves matérielles irréfutables ».
Je leur indiqué que cette procédure était indispensable et ai regretté que jusqu’ici

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

mes démarches en ce sens n’aient pas été suivies de résultats. Il m’a paru nécessaire, pour avoir quelques chances d’aboutir, de leur rappeler de façon abrupte
que, pour le moment, ils ne présentaient que des assertions juridiquement invérifiables. Mes propos ayant pour but de leur faire connaître clairement que c’est
à eux de faire la démonstration de l’implication et non pas à nous. J’ai toutefois
précisé que j’étais tout à fait disposé à les aider dans cette recherche.
Je crois que j’ai éré entendu. Maintenant il convient d’attendre, d’observer et
de maintenir la pression. A la réflexion, je pense que cette démarche était, en
effet, indispensable. Elle aura eu au moins le mérite de ‘responsabiliser’ les partenaires, ce qui devrait les amener à comprendre la nécessité d’instruire euxmêmes avec détermination le dossier pour devenir crédibles (et accessoirement à
montrer plus d’objectivité et de mesure dans leurs déclarations).

étrangement, cette détermination du colonel Galinié à peser sur les
autorités rwandaises afin de les contraindre à cesser leur politique de
violence et de mensonge ne le sépare du premier d’entre elles. L’attaché
de défense est même très apprécié du président rwandais en dépit de sa
compréhension avancée du « premier cercle » et de la dangerosité qu’il y
repère. Le président Habyarimana demande à plusieurs reprises, les TD
de l’ambassadeur Martres l’indiquant clairement, que le colonel Galinié
poursuive sa mission. Il est possible, c’est une hypothèse, qu’Habyarimana recherchait des alliés pour contrer l’emprise que les extrémistes
exerçaient sur lui. Le colonel Galinié parti, le président rwandais se
retrouve prisonnier plus encore des « durs » du régime.
Est-il besoin de dire que les lieux de décision sont informés de la
situation au Rwanda et des lourdes menaces s’accumulant sur les Tutsi,
dès les jours suivants l’attaque du FPR d’octobre 1990 et la répression
massive du pouvoir sur les « ennemis » intérieurs du régime, Tutsi et
Hutu les soutenant ? Le colonel Galinié a averti, son successeur le fera,
contre l’avis des chaînes parallèles de désinformation et d’intimidation.
Les messages en télécopies, les TD attaché de défense ou ambassadeurs
rayonnent largement, de l’Elysée aux Affaires étrangères et à l’EMA. Le
ministre de la Défense Pierre Joxe les lit assidûment. Mais on constate
que les démarches comme les alertes de l’attaché de défense sont ignorés de Paris. On peut se demander si, finalement, les décideurs français
voulaient vraiment entendre une analyse qui venait, au moins en partie,
contredire la politique mise en œuvre au Rwanda, misant entre autres
sur une réconciliation nationale pour le moins hypothétique, dominée
par l’ascendance des extrémistes hutu et susceptible pour cette raison de

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(1990-1994)

basculer vers l’extermination de l’« ennemi » tutsi. Le colonel Galinié
n’a cessé d’alerter sur la menace d’une telle politique favorisant les extrémistes hutu, précipitant le président Habyarimana dans leurs bras plutôt que de l’en extraire, lui accordant les moyens militaires qu’il réclame
plutôt que de les conditionner à des mesures réelles de démocratisation
comme la fin des mentions ethniques sur les cartes d’identité rwandaises.
À son niveau et avec le soutien de son chef direct, le général Varret, il
plaide pour un engagement français qui n’accorde pas tout et tout de
suite au pouvoir rwandais de manière à ce que la France, qu’il représente
avec l’ambassadeur, conserve des moyens d’action au Rwanda.
C’est ainsi que le colonel Galinié demande que la mission du DAMI,
installé à Ruhengeri après l’offensive du FPR des 23 et 24 janvier 1991,
soit « fixée à 4 mois » et qu’il refuse « la mise en place par ailleurs du
DAO » plus offensif, ajoutant : « la MMC me soutient382 ». À son niveau
également, comme commandant de l’opération Noroît, il s’emploie à
imposer aux Forces armées rwandaises des « règles de comportement »383,
un souci d’ « indispensable mesure »384. Cette politique de modération
dans l’assistance aux FAR et de contrôle du partenaire politique se heurte
à l’intransigeance de l’EMP à Paris, aboutissant au constat, par le colonel
Galinié, qu’il doit se démettre compte tenu de son isolement croissant. Ses
relations avec le colonel Huchon, excellentes au départ – les deux officiers
sont de la même promotion à Saint-Cyr – se dégradent progressivement
jusqu’à devenir très difficiles, la raison en étant que les réponses de l’attaché de défense à l’adjoint CEMP contredisent ses attentes. D’homme de
confiance, le colonel Galinié finit par devenir un élément menaçant dans
la politique parallèle conduite par l’EMP au Rwanda. Les archives sont
muettes sur les raisons de son départ du Rwanda qui n’est pas souhaité par
le président rwandais. Le dernier message de Galinié, le TA Kigali du 19
juin 1991, ne montre aucune concession à la ligne de l’Elysée sur le sujet.
Le retrait du colonel Galinié lui permet de conserver la pleine maîtrise de
sa liberté intellectuelle et de son éthique d’officier face à des injonctions
de pensée et des sollicitations d’actions douteuses.
7.1.9.2 le retrait du colonel galinié, étape clef
dans une prise de contrôle du terrain
Dès son arrivée au Rwanda, et surtout avec l’engagement militaire

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

français d’octobre 1990, le colonel Galinié reçoit en effet des demandes
pressantes de la part du colonel Huchon dont une trace a été conservée
dans les archives du SHD à Vincennes, celle des fax manuscrits adressés
depuis l’Élysée, destinés à être détruits après lecture comme l’attestent
les mentions relevées. On a noté le caractère triplement problématique
de ces messages, qui doivent matériellement disparaître, qui dérogent
de la voie régulière puisqu’en théorie un adjoint du chef de l’état-major particulier du président de la République n’a aucune légitimité ni
autorité à s’adresser directement à un attaché de défense en poste et qui
plus est pour lui imposer une lecture des événements dont il est témoin.
Le signe d’une disgrâce amorcée se matérialise, pour le colonel Galinié, par l’affectation à ses côtés d’un adjoint, le colonel Canovas, en
prise directe avec l’état-major des FAR puisque sa mission principale
et officieuse est de conseiller le chef d’état-major adjoint. Autorisée par
l’état-major des Armées à Paris, la mission du colonel Canovas semble
piloter étroitement par l’état-major particulier du président de la République qui a les moyens politiques et matériels de ce contrôle irrégulier.
Le successeur du colonel Galinié ne pourra, pas davantage que celui-ci,
contrer cette ligne parallèle de commandement, pas plus aussi que le
général Varret en dépit de leur détermination à s’y opposer.
Arrivé à Kigali fin juillet 1991, le colonel Cussac, également officier
de gendarmerie, se bat de la même manière, avec le soutien du chef de
la coopération militaire, pour imposer un respect de la procédure, pour
empêcher les empiétements de la voie non officielle et pour alerter sur
la radicalisation de FAR. En vain. Contrairement au colonel Galinié, il
accepte toutefois de rester au Rwanda et d’obtempérer à une politique
dont il perçoit les grands dangers.
7.1.9.3 le colonel cussac, d’une résistance esquissée
à une participation contrainte
Le 27 avril 1992, le colonel Cussac adresse à l’amiral Lanxade, chef
d’état-major des Armées à Paris, un rapport relatif à l’implication française dans les structures de commandement de l’armée rwandaise, en
particulier l’affectation auprès du CEM rwandais du lieutenant-colonel
Maurin. Cette décision, qui a échappé à l’autorité du ministère de la
Coopération et à celle du ministère des Affaires étrangères, veut renfor-

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(1990-1994)

cer l’aide directe de la France au président Habyarimana. L’arrivée au
pouvoir de l’opposition amène des interrogations fortes sur cet engagement unilatéral et périlleux car trop en faveur des extrémistes comme
l’avait signalé, un an plus tôt, son prédécesseur. L’attaché de défense
rend compte à Paris du sentiment du premier ministre nouvellement
nommé, « dès le 18 avril 1992, en glissant à un de nos ressortissants,
sachant fort bien que cela nous serait immédiatement rapporté : “Nous
sommes en train de devenir un département français ! Le contexte n’est
plus le même avant il n’y avait que le président, maintenant il y a un
gouvernement. Nos amis (sous-entendu les Français) vont travailler
dans un autre contexte”. Il nous est ainsi clairement indiqué que le
nouveau gouvernement n’a pas l’intention de faire de la simple figuration et que la politique du Rwanda ne se fera plus uniquement à la
présidence »385.
Le colonel Cussac estime qu’il est nécessaire de profiter de la formation de ce nouveau gouvernement indépendant du pouvoir présidentiel pour modifier la politique de la France au Rwanda et de la faire
revenir, pour ce qui est des processus de décision, à des pratiques plus
conformes à la règle des institutions :
Ces réactions, nuancées sur la nomination d’un conseiller du CEM en raison
de l’absence de concertation qui a présidé à sa nomination (ni le gouvernement rwandais ni l’ambassadeur de France en poste n’ont été consultés), sont
attentistes et intéressés quant à la mise en place de matériels qui pour eux, ne
pourraient être que décisifs …et gratuits. […] Dans ce contexte, il serait souhaitable que l’action du lieutenant-colonel Maurin ne soit effective, tant au plan
de ses conseils qu’à celui de la proposition de matériels nouveaux, que lorsque le
gouvernement de transition, dans sa globalité, aura pris position quant à son
attitude vis-à-vis du FPR dans le cadre des négociations à venir. Il mettrait ce
laps de temps à profit pour appréhender la situation militaire et s’imprégner du
contexte local386.

Le colonel Cussac suit les analyses de l’opposition qui rencontre ses
propres inquiétudes. Le 27 mai 1993, il envoie à la DRM « la copie
d’une note adressée par les partis MDR387, PSD, PL au psdt de la République »388, en insistant sur le contenu d’un paragraphe qu’il souligne.
Afin de contrer la dérive meurtrière du régime du président Habyarimana désormais allié aux milices extrémistes, il convient de prendre
des « mesures énergiques » pour arrêter l’emploi des forces armées dans

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

les assassinats et les violences, écrivent les partis d’opposition qui mentionnent le soutien de la France à une dictature sanglante :
1°. La réforme des états-majors de l’armée rwandaise et de la gendarmerie
ainsi que le commandement des unités militaires et de la gendarmerie. 2°. Le
démantèlement de la Garde présidentielle réputée pour sa participation aux
actes de violence et de vandalisme qui se commettent dans tout le pays et particulièrement dans la capitale. 3°. Le départ des militaires français si ces derniers
sont dans le pays pour ne veiller que sur la sécurité des expatriés et du seul président et non sur la sécurité de la population rwandaise389.

L’attaché de défense identifie à travers ce document le risque d’un
soutien militaire aligné sur un pouvoir présidentiel en voie de radicalisation, et il constate que ce risque est compris par l’opposition rwandaise.
Il s’efforce alors de mettre la coopération au service d’un gouvernement
plus représentatif de la société en l’éloignant de son instrumentalisation
à des fins extrémistes.
Le chef de la MMC, le général Varret, défend cette réorientation
de la politique militaire au Rwanda qui présente selon lui deux avantages : une prise de distance avec le pouvoir présidentiel noyauté par les
extrémistes, et le rétablissement de procédures régulières au sein de la
coopération militaire, en lieu et place des lignes parallèles développés
par l’EMP sans que personne d’autre ne réagisse à ce dévoiement des
chaînes hiérarchiques. Ces lignes parallèles l’emportent sur la défense
des lignes régulières tenues jusque-là par le colonel Cussac.
Le 2 mars 1993, alors que l’autorité sur les militaires déployés au
Rwanda est passée au colonel Delort, l’attaché de défense faxe à l’Élysée,
au général Huchon (ainsi qu’à la DPM et au ministère de la Défense)
un communiqué du parti MDR soutenant la présence des coopérants,
des expatriés et des troupes françaises », et la lettre du « groupe des
Intellectuels rwandais à Butare » adressée à « son excellence Monsieur le
président de la République française » alertant sur le risque de “somalisation” du Rwanda par la désagrégation des structures de l’État suite à
une possible prise du pouvoir du FPR par les armes » en cas de départ
des troupes françaises du pays390. Avec cette communication directe à
l’Élysée, sans qu’elle ne soit semble-t-il transférée à la MMC, le colonel
Cussac acte sa soumission à la ligne parallèle.

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(1990-1994)

7.1.9.4 la lucidité d’un chef de corps
Si les chefs de corps des unités de combat déployées au Rwanda à partir d’octobre 1990 échappent progressivement à l’autorité de l’attaché de
défense pour se voir subordonnés à une autre chaîne de commandement,
ils n’en restent pas moins, pour certains, des officiers attachés à l’analyse
et à sa transmission. Le colonel Thomann qui commande le détachement Noroît envoyé d’urgence après l’offensive du FPR du 1er octobre
1990, constate ainsi, dans un rapport du 9 novembre à l’EMA, les « maladresses tactiques de l’armée rwandaise dont la principale qualité n’est
visiblement pas l’art de la manœuvre »391. Seul un homme de terrain
peut observer une normalité sociale, politique, qui cède insensiblement,
en laissant le voie libre au processus génocidaire. La radicalisation de la
population accrue par l’effet de l’offensive FPR est de nature à faire basculer le pouvoir en place dans une lutte implacable contre l’« ennemi »
– terme que le militaire français prend bien soin de mettre entre guillemets. Les options de combat contre l’ennemi extérieur peuvent très
rapidement s’ouvrir à la chasse à l’ennemi intérieur dès lors qu’un « quadrillage » social existe et qu’une volonté politique émerge.

Compte tenu du quadrillage du pays résultant de l’organisation de la population en collines, de la densité de cette population dans toutes les zones autres que
le Nord-Est (réserve de l’Akagera, quasi inhabitée) – population au demeurant
majoritairement hostile aux rebelles –, ces derniers paraissent avoir un champ
d’action bien étroit. […] Par contre demeure un risque d’embrasement interethnique, dans la mesure où la population est vivement incitée à la « vigilance »
pour contrer la rébellion et déceler les suspects. Cette vigilance se traduit pas des
réflexes assez agressifs dans les villages (barrages, contrôle locaux) qui peuvent
dégénérer en règlement de compte sous couvert de sécurité, les principales victimes étant bien sûr les Tutsi minoritaires ou les Hutu qui leur seraient inféodés.
Il ne faudrait sans doute pas beaucoup pousser pour mettre le feu aux poudres392.

L’élément déclencheur pourrait être alors la rupture de l’ambiguïté
par le régime d’Habyarimana et le président lui-même.
Dans l’ensemble le président rwandais a eu une attitude très positive mais il
craint qu’une politique d’ouverture vis-à-vis de la rébellion soit mal admise par
une population très « motivée » et peu soucieuse de compromis avec l’« ennemi ». Une certaine ambiguïté demeure donc, car il faudra concilier la volonté
d’ouverture, officielle, avec le souci de conserver l’appui d’une population « vigilante ». La marge de manœuvre du président paraît donc relativement étroite393.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Il semble que le général Guignon, destinataire de ce « Thomfax »,
n’ait pas perçu l’importance de l’information et ne l’ait pas transmise
à qui de droit, notamment à l’EMP qui a pris en charge la décision
présidentielle d’intervention militaire française au Rwanda. Le rapport
du colonel Thomann est à l’inverse transféré au chef d’état-major de
l’armée de Terre, ce qui ressemble tout de même à une voie de garage394.
Le rédacteur militaire de l’analyse insiste sur la « perspective » du désengagement à venir, qui est « une affaire sensible qui ressortit plus du
politique que de l’efficacité militaire ». Il préconise un mouvement en
deux temps, une première étape limitée afin de rassurer le président
rwandais qui appelle au maintien de Noroît, et « le retrait définitif à
l’horizon d’un mois environ pour tenir compte des problèmes engendrés par une durée excessive de notre présence395 ». L’analyse du colonel
Thomann fondée sur une observation critique de terrain, témoignant
d’une réelle hauteur de vue, conclut à la nécessité du désengagement
contre le souhait du président Habyarimana. Il ignore probablement
qu’il s’oppose également à la politique de maintien militaire et de
soutien politique au régime décidé à l’échelon présidentiel.
La création des DAMI et les étapes de renforcement de Noroît – en
particulier par le déploiement de moyens d’artillerie conséquents – que
décrivent les premiers chapitres du Rapport suscitent de la part des acteurs qui en sont chargés différents questionnements et même un certain
malaise devant le rôle qui est exigé des forces françaises. Ces positions
critiques comme celle du colonel Rosier sont minoritaires, elles n’en soulignent pas moins les risques de solutions strictement militaires sans perspectives politiques affirmées, cohérentes et durables. L’ambiguïté n’étant
jamais levée entre un alignement sur les durs du régime, un soutien à la
voie de l’opposition et l’acceptation de négociations directes avec le FPR,
il est logique que le tout-militaire continue de s’imposer jusqu’aux accords d’Arusha d’août 1993. Cette logique renforce l’emprise de l’EMP
sur l’action française au Rwanda. La formation du gouvernement de
cohabitation en France modifie profondément ce schéma puisque des
options politiques fortes sont défendues, d’une part avec la signature des
accords sur le désengagement de la France et l’internationalisation de
la prise en charge du Rwanda durant la phase transitoire, et de l’autre,
face au génocide reconnu, la décision d’une aide massive aux populations

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

pour les soustraire aux « massacres ». La physionomie sur le terrain est
donc radicalement transformée.
7.1.9.5 la position des coopérants civils
Le chef de la mission de coopération civile Michel Cuignet396 apparaît dans les archives comme personnellement réfractaire à la politique
de son pays conduite au Rwanda. La magistrate Odette-Luce Bouvier,
détachée auprès du ministre libéral de la Justice, mène une action de
fort soutien à l’instauration d ’un état de droit au Rwanda. Elle ne peut
rejoindre son poste après les congés de l’été 1993, les responsables du
régime présidentiel ayant obtenu son renvoi – comme celui du ministre
démocrate qu’elle a assisté397 Aucune archive ne mentionne une protestation du gouvernement français qui obtempère.

7.1.10 Les livraisons d’armes au Rwanda
des processus de décision à l’œuvre
« Nous n’avons pas intérêt à ce que les tutsis puissent avancer trop vite
=> livraisons d’armements et de munitions »398. Le fonds du conseiller
Bruno Delaye conserve la trace de cette phrase prononcée par François
Mitterrand et retranscrite par lui-même, conseiller Afrique du président.
Elle n’est pas datée, mais la mention des participants (le ministre de la
Défense, Pierre Joxe, l’Amiral Lanxade et le ministre de la Coopération, Marcel Debarge) et des quatre compagnies Noroît dans le même
document incite à penser que ces propos ont été tenus lors du conseil
restreint du 24 février 1993, au moment où se pose la question du degré
d’engagement de la France face à l’offensive du FPR399. Si le président
de la République précise immédiatement après que « la mission de nos
soldats n’est pas de faire la guerre »400, ce propos illustre un aspect de la
politique française menée au Rwanda entre 1990-1994 : pour empêcher
le FPR de se retrouver en position de force, il faut fournir massivement
des armes aux FAR afin qu’elles puissent tenir la ligne de front.
7.1.10.1 un dossier complexe et de nombreuses questions
La politique française en matière de livraisons d’armes au Rwanda
suscite de très nombreuses interrogations et accusations. Quelles armes
la France a-t-elle livrées au Rwanda entre 1990 et 1993 ? La France

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

a-t-elle contribuée à armer des génocidaires ? A-t-elle outrepassé l’embargo décidé par l’ONU en mai 1994 ? Le sujet a été abordé au fil
des chapitres précédents. Notre objectif, ici, n’est pas de prétendre à
l’exhaustivité et il est difficile, faute d’archives significatives, d’apporter
des réponses précises sur tous les questionnements. Il est en revanche
possible de replacer ce commerce et ce flux dans le cadre de l’étude des
processus de décision et de leur application, d’après les séries archivistiques que la Commission a pu réunir en deux ans.
Les livraisons d’armes au Rwanda doivent être comprises dans le
contexte plus général de la politique française en la matière à l’échelle
internationale. Livrer des armes est un acte politique et diplomatique.
Même s’il n’entre pas dans le cadre des travaux de la Commission de
présenter en comparaison le détail des pratiques développées en la matière par la France envers d’autres pays du monde à la même époque,
il faut souligner qu’elle vend et cède des armes de différentes natures à
différents pays dans le monde avant, durant et après l’époque qui nous
intéresse ici. Le Rwanda ne dispose d’aucune exclusivité en la matière,
la France ne commence pas à livrer des armes à l’étranger en 1990 et
elle n’arrête pas de le faire en 1994. Cependant, la France participe au
surarmement non seulement du Rwanda mais aussi de la région des
Grands Lacs dans la période qui nous concerne, comme en témoigne la
demande du président de la République401.
Il faut enfin distinguer ce qui concerne la politique française officielle,
décidée par l’État, encadrée par des procédures précises qu’il convient
de présenter, et les trafics illégaux et illicites, impliquant des acteurs et
entreprises privées n’agissant formellement qu’en leur propre nom au
service d’un État étranger. Dans ce cas, les traces infimes apparaîssant
dans les archives consultées ne permettent d’obtenir qu’une connaissance lacunaire.
L’étude synthétique des livraisons d’armes représente un défi scientifique et méthodologique, au sens où elle nécessite une recherche transversale, lourde et approfondie dans la totalité des centres d’archives
investis par les membres de la Commission depuis deux ans. Elle implique une observation fine du rôle joué par les diverses institutions de la
Ve République en la matière : l’Élysée, Matignon et également différents
ministères (Affaires étrangères, Défense et Coopération notamment,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

mais aussi le ministère du Budget ainsi que celui de l’Économie et des
Finances). Les sources qui les rendent visibles, même partiellement,
sont produites à différentes périodes. Ce peut être au moment de l’événement par différents acteurs au sein de ces différentes institutions :
télégrammes diplomatiques, messages émanant des services concernés
des différents ministères, rapport et bilans annuels, procès-verbaux de
réunions interministérielles statuant sur des demandes d’agrément formulées par des industriels, voire documentation conservée dans des
dossiers au titre surprenant. Par exemple, dans le fonds du Cabinet de
Marcel Debarge, ce sous-dossier intitulé « petit matériel de bureau »
contenant des documents concernant, non pas des taille-crayons, des
gommes ou des stylos, mais des informations sur le transport d’armements à destination du Rwanda (mitrailleuses, obus, grenades, et munitions diverses)402. Les sources peuvent aussi être produites a posteriori
notamment en 1998 dans le cadre des travaux préparatoires de la MIP
par la cellule Mourgeon et au moment où un nouveau gouvernement
de cohabitation s’inquiète des pratiques de leurs prédécesseurs en la
matière face aux accusations portées notamment dans la presse. Dans le
cadre de ce travail, nous nous sommes attachés à faire la synthèse de ces
sources à la fois différentes et complémentaires. Néanmoins, signalons
qu’elles ont un point commun, à savoir le biais qu’elles engendrent.
Elles ne permettent de retracer que ce qui a nécessité la production d’un
écrit versé et conservé, les pratiques orales échappant totalement à notre
regard. Il est parfois fait mention d’appels téléphoniques, mais dont le
contenu n’a pas laissé de traces. De même, il est difficile d’affirmer que
la documentation conservée est complète et rend fidèlement compte
du sujet.
Les livraisons d’armes vendues ou cédées par la France ou des entreprises installées en France sont régies par un règlement précis qu’il
convient de présenter et dont il faut interroger le respect dans la pratique du processus de décision. Il faut tout d’abord rappeler la manière
dont ces livraisons sont encadrées pour faire émerger les acteurs à la
manœuvre, puis observer la nature des armes livrées et enfin interroger
l’existence ou non de livraisons d’armes postérieures au déclenchement
du génocide des Tutsi et à l’embargo décidé par l’ONU.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

7.1.10.2 vendre des armes. une décision politique et militaire
Les livraisons d’armes peuvent être de deux natures : cessions (gratuites ou onéreuses) provenant des stocks de l’armée française, ou ventes
par l’intermédiaire d’industriels. L’ensemble de ces pratiques sont règlementées au niveau national, mais leur mise en pratique diffère parfois
du cadre prévu : l’Élysée décide assez tôt de prendre la main.
Des pratiques encadrées en 1990
En 1990, il n’existe pas de règlement international relatif au commerce
des armes conventionnelles. La priorité est, depuis 1945, le contrôle
des armes de destruction massive dont on ne trouve nulle trace dans le
commerce entretenu entre la France et le Rwanda entre 1990 et 1994.
Les Natiosns unies, en revanche, peuvent intervenir par la mise en place
d’embargo sur les ventes d’armes pour certains pays. La seule initiative,
dans la période qui nous intéresse, relève d’un souci de transparence par la
création d’un registre qui intègre des informations relatives aux transferts
d’armes en 1991. Concernant les livraisons d’armes au Rwanda sur cette
période, ce sont donc les procédures françaises qui sont le cadre référent.
Peu connu, volontairement opaque et échappant au contrôle parlementaire, il convient de présenter brièvement son fonctionnement en 1990.
Les livraisons d’armes s’inscrivent tout d’abord dans le cadre des cessions gratuites ou onéreuses consenties par l’État et mises en œuvre par
les services des différents ministères. Il s’agit de prélever sur les stocks
à disposition dans les réserves des Armées, les matériels qui doivent
être exportés. Chose intéressante, sur une fiche détaillant la procédure
pour les cessions gratuites, quelques mots sont barrés : « la cession
gratuite relève toujours d’une décision personnelle du ministre et de
lui seul »403. Quoi qu’il en soit, d’après la procédure, c’est pourtant bel
et bien le ministre de la Défense qui délivre l’autorisation de cession
comme le prouvent les lettres à sa signature, ou à celle de son directeur
de cabinet, au fil des dossiers. Durant la période qui nous intéresse
ici, les quatre ministres de la Défense sont Jean-Pierre Chevènement
(12 mai 1988-29 janvier 1991), Pierre Joxe (29 janvier 1991-9 mars
1993), Pierre Bérégovoy (9 mars 1993-29 mars 1993 conjointement à
sa fonction de premier ministre) et François Léotard (29 mars 1993-11
mai 1995). La cession onéreuse, elle, est décidée par la Commission des

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cessions présidée par la Direction des Relations Internationales. Elle
est demandée par un opérateur de vente qui sert d’intermédiaire entre
l’acheteur potentiel et l’administration cédante (Direction Générale de
l’Armement ou DGA et état-major). Pour les pays d’Afrique, cet opérateur est le plus souvent la Mission militaire de coopération (MMC).
La cession gratuite est demandée, selon les cas, par les pays eux-mêmes
par l’intermédiaire de l’attaché de défense sur place, par le pouvoir politique en guise de cadeau diplomatique suite à des visites, par la DGA
ou les états-majors, au titre de levier à l’export en amorce d’un grand
contrat. Il faut noter que la question ne se pose pas – ou très rarement –
de savoir si une cession doit être gratuite ou onéreuse, l’origine de la
demande étant très différenciée et motivée dès le départ404.
Des industriels spécialisés dans la production et la vente d’armements
vendent également des armes au Rwanda sous réserve d’avoir obtenu
un agrément de niveau vente par la Commission Interministérielle
pour l’Étude des Exportations de Matériels de Guerre (CIEEMG). Elle
délivre les agréments à destination des industriels désireux de fournir
des armes et du matériel à un pays étranger. Elle est créée par le décret
49-770 du 10 juin 1949. Son organisation, en 1990, est définie par le
décret 55-965 du 16 juillet 1995. C’est donc une commission interministérielle qui réunit mensuellement – généralement le troisième
jeudi du mois – des représentants des ministères concernés (Affaires
étrangères, Défense, Économie et Finances notamment) habilités au
Secret défense et sous la présidence du Secrétaire Général à la Défense
Nationale (SGDN) dans la période qui nous intéresse405. Le SGDN
est un service rattaché au premier ministre qu’il a pour tâche d’assister
dans toutes les décisions liées à la Défense nationale et à la Sécurité du
territoire. Du 9 juin 1988 au 18 juin 1993, il s’agit de Guy Fougier,
conseiller d’État. Il est remplacé par le général Achille Lerche, également conseiller d’État, qui reste en poste jusqu’au 6 juillet 1995.
La CIEEMG a pour mission d’étudier et éventuellement de fournir
à un industriel qui en fait la demande une autorisation de prospection
(dans certains cas associée à une exportation temporaire), de négociation
ou de vente de matériels de guerre. L’autorisation au niveau vente ouvre
la voie à la signature d’un contrat commercial permettant la livraison de
matériels de guerre ou de services associés. L’agrément préalable CIEEMG

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

ne vaut pas autorisation d’exporter un matériel, et l’exportation peut
concerner aussi bien tout ou une seule partie des matériels cités. Une fois
le contrat commercial signé, l’industriel doit obtenir une Autorisation
d’Exportation de Matériels de Guerre (AEMG) délivrée par les Douanes
après accord de services spécifiques au sein des ministères de la Défense
d’une part (Direction Générale de l’Armement, ou DGA, et la DRI) et
de la Direction économique au sein du ministère des Affaires étrangères
d’autre part. Les données concernant la sortie du territoire national des
matériels ayant reçu une AEMG sont recueillies par les Douanes (DGDDI – Direction Générale des Douanes et des Droits Indirects). Ici, nous
ne nous concentrons que sur les agréments au niveau « vente ». Les PV
CIEEGM ne sont significatifs que des intentions de l’industriel et, en cas
d’acceptation, de ce que cette commission trouve acceptable d’accorder.
Les AEMG, eux, ne montrent que les ventes véritablement effectuées
tandis que les douanes confirment, ou non, le passage de la frontière.
7.1.10.3 l’élysée à la manœuvre
Les cessions sont donc, théoriquement, de la responsabilité du ministère de la Défense, dont le principal responsable signe une note décrivant l’objet de la cession et indiquant l’autorisation d’exportation.
La procédure n’est pas toujours exactement suivie et il est notable que
c’est l’Élysée qui prend en main, dans les faits, la politique des cessions
d’armements tandis que le ministère de la Défense exécute ses ordres,
même quand il semble réticent à les appliquer. L’activité est particulièrement intense surtout en période de crises graves au Rwanda, lorsque
la capitale, siège du pouvoir d’Habyarimana, est supposée directement
menacée par une offensive du FPR. Le président de la République intervient pour accélérer les livraisons. De même, des militaires français
se montrent particulièrement soucieux de l’état des stocks disponibles
du côté de l’armée rwandaise. Plusieurs missions d’évaluation actent
l’insuffisance de ces stocks, la France s’engage à combler les vides de
manière régulière.
Dès 1990, l’Élysée répond aux demandes pressantes du président
Habyarimana et de l’attaché de défense à Kigali406. Dans les faits, le
ministre de la Défense ne semble guère avoir voix au chapitre sur toute
la période en ce qui concerne les cessions d’armes. Dès octobre 1990,

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(1990-1994)

l’Élysée donne les ordres, les ministères les exécutent et financent le
transport. Ainsi, un courrier émanant de la société Thomson Brandt,
daté du 24 octobre 1990, décrit bien le processus de décision qui est
à l’origine des premières livraisons d’armes. Le rôle central de l’Élysée
dans la décision apparaît clairement tout comme le fait qu’il est possible
de faire appel à des industriels pour régler une cession décidée par l’État
et que l’Armée ne peut honorer. Par ailleurs, la régularisation administrative, et le paiement, peuvent n’être effectués que postérieurement :
Mon colonel.
Le lundi 8 octobre [1990] nous avons été avisés par la DGA/DRI, Monsieur
Chabriol et la MMC (Mission militaire de Coopération), qu’un message,
d’origine Élysée, leur avait été adressé, pour information, stipulant que 100
roquettes de 68 m pour hélicoptère devaient être mises à la disposition de l’Étatmajor des Armées pour embarquement immédiat, par voie aérienne militaire
française vers le Rwanda.
Cette information nous a été confirmée par le Cabinet du Ministre de la Défense (Colonel Fruchard).
Ce type de roquette n’est pas en service dans l’Armée française. Notre Société a
livré 100 roquettes à la base d’Orléans Bricy le 12 octobre.
Nous vous demandons de bien vouloir mettre en œuvre une procédure de commande auprès de la MMC afin qu’elle puisse effectuer le paiement des 100
roquettes expédiées407.

En juin 1992, une mission d’évaluation au Rwanda est organisée
par l’état-major des Armées pour faire le point sur les besoins rwandais peu après l’offensive du FPR408. Le constat est sans appel : il faut
une intervention forte de la France comme le constate une réunion
interministérielle « de crise » le 18 juin 1992. Le ministère de la Coopération est appelé à jouer un rôle important, seulement celui-ci ne
dispose pas des crédits nécessaires du fait du blocage de ces derniers
par le ministère du Budget. Le directeur de cabinet du ministre de la
Coopération, Dominique de Combles de Nayves, sollicite en conséquence Matignon pour pouvoir faire droit au vœu du président de la
République. Cette note montre la manière dont la volonté du président
de la République s’impose en dépit des obstacles, mêmes budgétaires.
Elle montre aussi comment les différentes institutions s’efforcent de
surmonter quoi qu’il en coûte les obstacles et de satisfaire les exigences
de François Mitterrand.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

À la suite d’une récente mission d’évaluation de la situation
militaire au Rwanda, conduite par l’état-major des Armées, la réunion
interministérielle de crise tenue le 18 juin au ministère des affaires
étrangères a convenu de soumettre à l’appréciation du Président de
la République une proposition visant à accroître sensiblement l’appui
humain et matériel que la France apporte au gouvernement rwandais
dans le conflit armé qui l’oppose au Front Patriotique Rwandais.
Le chef de l’État ayant apporté une réponse positive à cette proposition, le ministère de la Coopération et du Développement est amené à mettre en œuvre une
part importante de ce programme.
Si ses moyens actuels lui permettent de faire face en 1992 à l’envoi de 25 personnels supplémentaires, il ne lui est en revanche pas possible de prendre en
charge les besoins prévisibles en matériels sur ses disponibilités jusqu’à ce que le
ministère du Budget renonce au blocage des crédits de report de l’exercice 1991,
notifié par la circulaire du ministre du Budget en date du 12 mai 1992.
Compte tenu de l’urgence extrême s’attachant à la mise en œuvre des décisions
du président de la République, je vous serais obligé de bien vouloir intervenir
dès que possible auprès des services du ministère du budget en vue d’autoriser le
ministère de la coopération et du développement à bénéficier de la totalité des
crédits de reports de l’exercice 1991 attendus sur le chapitre 41-42, article 10,
soit 47.436.734 F409.

La volonté de l’Élysée bouscule les réticences concernant l’engagement français en faveur du Rwanda, notamment au sujet des cessions
en 1992, lorsqu’il devient important de préserver la solidité de l’armée
rwandaise pour ne pas affaiblir la position de la délégation à Arusha410.
Elle s’impose aux plus réticents, y compris à Pierre Joxe qui doit s’incliner. Celui-ci utilise néanmoins des formulations intéressantes notamment durant l’été 1992 lors de la cession des canons de 105 mm et de
leurs munitions aux Forces armées rwandaises. Citons un exemple : la
Décision ministérielle n° 2403 du 17 juillet 1992 :
Par fiche citée en référence, l’EMA fait état de la situation difficile que connaît
le Rwanda à la frontière ougandaise et estime indispensable de procéder d’urgence à un nouveau recomplètement des munitions d’artillerie mises en place
auprès des FAR.
Cette demande entre dans le cadre de la politique arrêtée par le Président de la
République, de soutien indirect aux FAR. En conséquence, j’autorise la cession
gratuite, au profit des FAR, de 1 000 coups complets explosifs de 105 mm HM2
au prix unitaire de 650 francs. La valeur totale de cette cession gratuite est de
650 000 francs411.

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(1990-1994)

D’autres décisions ministérielles suivent dans le mois412.
Le ministre de la Défense est dans son rôle quand il accorde l’autorisation, mais il la justifie par le fait qu’elle correspond d’abord et avant
tout au vœu et à la politique définis par le président de la République.
En août 1992, François Nicoullaud est lui plus simpliste, se contentant
d’énumérer la nature de la cession et de formaliser son autorisation.
Cette cession, en l’occurrence, est la conséquence de la visite du président Habyarimana à Paris les 16 et 17 juillet 1992 et de l’entretien
qu’il a eu avec François Mitterrand au milieu du mois de juillet. Cet
entretien est préparé en amont par une note préparatoire présentant les
différents thèmes de l’entretien, et notamment celui de l’aide militaire
et des livraisons d’armes :
Le Président de la République pourrait indiquer qu’il suit avec une particulière
attention l’évolution de la situation au Rwanda et qu’il est soucieux de ne pas
laisser déstabiliser ce pays. Il pourrait rappeler que l’envoi d’une deuxième compagnie pour la protection des expatriés, la livraison de matériels et d’équipements
et le renforcement de notre action de coopération auprès des armées et de la gendarmerie ont été des signes de cette volonté et du souhait de la France de renforcer
son appui au Rwanda sans engager directement ses moyens militaires413.

L’entretien se déroule en présence du général Quesnot dont les notes
manuscrites prises à l’occasion sont conservées dans les fonds du cabinet
Debarge. Dans le cadre de cette visite du président rwandais en France,
celui-ci a exprimé des demandes en termes de livraisons d’armements.
Le général Quesnot a pris des notes et les a photocopiées à destination
du MinCoop. Sont mentionnés :
a) 2 batteries 105 mm (12 pièces).
30 mortiers 12,7 mm
10 mortiers 120 mm rayés
20 mortiers 80 mm
b) Munitions (2 000 chaque série)
Roquettes hélicoptères 2 000
Obus canon 20 mm (hélicoptères) 10 000
c) Riposte contre canon 122 mm de la NRA (éventuellement avec passage avion
de combat)
d) Appareils de vision nocturne pour 5x Bu

Deux autres feuilles sont conservées sur lesquelles le nom du général
Quesnot et la date du 17 juillet 1992 sont mentionnés. Il s’agit de notes

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

prises sur le vif par le chef de l’EMP de François Mitterrand durant la
discussion entre celui-ci et Habyarimana. Il le décrit comme « cordial »
et rapporte son analyse sur la situation « tendue » de son pays. Puis, il
rapporte ses demandes, sa « Shopping list » comme il est noté dans le
document, qui lui est accordée par le président de la République. Celuici explique que ces armes servent à préserver l’équilibre des forces au
moment où se déroulent les négociations d’Arusha :
Shopping list : 105, roquettes… Réponse : munitions 105 + 2 autres canons et
éventuellement batterie à terme. Formation artilleur 122. […]
FM : on aide à colmater et à tenir position pendant négociations sous forme
actuelle. Nous ne sommes pas en guerre414.

Livrer des armes est une affaire politique. Elle est aussi, et surtout,
une politique élyséenne. Elle implique également d’autres acteurs au
contact des Forces armées rwandaises.
7.1.10.4 le rôle d’acteurs militaires
Certains militaires peuvent aussi aller au devant de la volonté élyséenne, et alerter leurs supérieurs sur les besoins présentés par eux ou
par leurs interlocuteurs au Rwanda comme impératifs pour renforcer la
défense des FAR. Les demandes peuvent être transmises par l’intermédiaire du poste diplomatique de Kigali de la part de l’ambassadeur et de
l’attaché de défense, retranscrivant le plus souvent des demandes leur
ayant été exprimées, ou bien de responsables militaires déployés sur le
terrain rédigeant des notes et des rapports. Ainsi, au printemps 1992,
le colonel Delort, de retour de sa mission d’analyse, mentionne explicitement, dans son rapport du 17 juin 1992, les demandes formulées
par le colonel Nsabimana, chef d’état-major des FAR qu’il retransmet
à sa hiérarchie :
Les demandes. De la part du colonel Nsabimana CEM/FAR
– Formation des 270 sous-lieutenants sortant de l’ESM en un stage de
mise en condition opérationnelle avant leur envoi sur le front.
– La fourniture des moyens de liaison – dossier ancien ;
– Les stocks de munitions – éviter le problème grave des interruptions notamment pour les 120 mm ;
– La fourniture d’une vingtaine d’équipements de vision nocturne pour en
affecter un par unité des quatre bataillons « de choc ». L’arrivée rapide des 3
RASURA en état de marche ;
La participation de NOROÎT dans une action dissuasive pour rassurer les populations de l’arrière415.

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(1990-1994)

Le colonel Delort ne se contente pas de transmettre les desiderata de
ses interlocuteurs. Il prend position et propose de
Former une batterie de 105 mm en mesure de constituer la réserve de feux de
l’armée dans un délai de quatre semaines. Pour se faire céder 5 ou 6 pièces de
105 mm et des unités de feux actuellement en place en RCA. Compte tenu des
spécialistes déjà présents, un seul officier supplémentaire est nécessaire 416.

Les batteries de 105 mm seront effectivement livrées au Rwanda à
l’été 1992417.
En février 1993, peu après l’offensive du FPR qui menace directement Kigali418, une nouvelle évaluation effectuée au sein des stocks
rwandais remonte au directeur du cabinet civil et militaire du ministère
de la Défense. Au-delà du dédain manifeste pour la MMC, l’auteur de
la note pointe la fragilité des réserves rwandaises, alertant ainsi sur les
difficultés probables que les FAR risquent de connaître pour protéger la
capitale du Rwanda :
Par télécopie, notre mission d’évaluation au Rwanda rend compte de la situation critique des FAR dans le domaine des munitions.
1. La Défense a pourvu a certains besoins – 100 000 cartouches de 12,7 mm
arrivées à KIGALI le 14 février, – 4 000 obus de 105 mm dont la plus grosse
partie sera acheminée le 17 février, le reste étant convoyé le 24 février.
2. La MMC vient d’acquérir 200 roquettes de 68 mm pour hélicoptère. Elles
seront acheminées sur KIGALI le 24 février en même temps que le reliquat
d’obus de 105 mm.
3. Reste que le niveau des stocks des FAR est alarmant en ce qui concerne
– les obus de 122 mm,
– les obus de mortier de 120 mm,
– les obus de mortier de 82 mm,
– les obus de mortier de 81 mm,
– les obus de mortier de 60 mm à terre,
– les obus de mortier de 60 mm sur AML.
La MMC commence enfin à s’occuper du problème mais fera certainement
appel à la Défense pour certaines catégories de munitions419.

Pour faire face à la situation, il y a urgence à compléter les stocks.
Ainsi, l’auteur de la note fait le bilan des capacités de l’Armée française
et ce qui est disponible pour aider à combler les déficits rwandais :
Capacités des Armées
– Les obus de 122 mm et de 82 mm (soviétiques) ne sont pas en dotation.
– Stock d’obus de mortier de 120 mm : 35 000 munitions qui constituent la

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

dotation guerre. En cas de demande, 2 000 obus pourraient être cédés à titre
onéreux (prix unitaire : 4 827 F).
– Stock d’obus de mortier de 81 mm : 20 000 munitions. 400 000 sont interdites d’emploi à l’instruction. Cependant, les risques d’accident étant très faibles
(une chance sur un million de coups tirés), l’utilisation sur le théâtre rwandais
est tout à fait envisageable. Deux options sont possibles : une cession à titre gratuit ou une cession onéreuse (prix unitaire : 945 F).
– Stock d’obus de mortier de 60 mm : important, cette munition n’étant plus
employée dans l’Armée de Terre. De plus, elle est frappée des mêmes restrictions
d’emploi que la munition de 81 mm. Une cession gratuite serait normale (prix
unitaire : 408 F).
– Stock d’obus de mortier de 60 mm sur AML : 20 000 destinés aux besoins de
la Gendarmerie. Les FAR ont passé une commande de 1 000 obus de la société
Thomson-Brandt Armements qui n’est pas en mesure de les fournir avant dix
mois. Une avance remboursable en nature pourrait être consentie à la société
pour lui permettre d’honorer la commande immédiatement […]
Au cas où la situation continuerait à se détériorer et où la MMC se déciderait
à remettre à niveau les stocks rwandais en demandant l’aide de la Défense,
je vous propose les réponses suivantes : – cession onéreuse d’obus de mortier de
120 mm, – cession onéreuse d’obus de mortier de 81 mm, – cession gratuite
d’obus de mortier de 60 mm, – avance remboursable en nature d’obus de mortier de 60 mm sur AML, étant entendu que le transport doit être financé par
la MMC420.

La situation des FAR au début de l’offensive du 8 février 1993 est en
tout cas jugée suffisamment inquiétante pour déclencher une série de
cessions et de ventes d’armes à destination du Rwanda421. C’est insuffisant selon le colonel Delort, à ce moment commandant opérationnel du
dispositif Noroît en ce début d’année 1993 qui se charge de transmettre
à sa hiérarchie les demandes – extrêmement importantes en terme de
volumes puisqu’elle permettent d’équiper plusieurs bataillons pour un
temps conséquent – qu’il juge lui aussi utile aux FAR après avoir précisé
les cessions déjà consenties et le ministère à l’origine du financement,
principalement le ministère de la Défense.
J’ai l’honneur de vous adresser une demande de munitions au profit de l’armée
rwandaise qui connaît des difficultés sur le terrain mais aussi, pour des raisons
financières, dans le domaine des approvisionnement (sic).
Je ne peux qu’insister sur la nécessité de fournir une aide substantielle aux FAR
s’il est souhaité que celles-ci arrivent à contenir le FPR et éventuellement améliorent ses positions pour rétablir une ligne de front cohérente. […]
Bilan du matériel fourni aux FAR du 8 février au 4 mars :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

50 mitrailleuses (MINDEF)
100 000 cartouches 12,7 (MINDEF)
4 000 obus 105 mm (MINDEF)
200 roquettes 67 mm pour hélicoptère (Mincoop)
Rappel d’une demande déjà exprimée auprès de la MMC
1 000 obus de mortier de 120 mm
Décision MINDEF du 5 mars :
2 000 obus de 81 mm cession gratuite
1 000 obus de 60 mm cession gratuite.
Annexe II. Demande de munition
100 000 cartouches 50 sur maillon (4-1)
100 000 cartouches 50 sur maillon (2-2-1).
1 000 grenades à fusil HE (5-56)
1 000 (en plus des 1 000 déjà demandés) obus mortier 120 HE (KT)
200 obus 105 mm, Smk
1 000 grenades à main422.

Rien n’indique, dans les documents à notre disposition, que ce matériel a été effectivement livré.
7.1.10.5 Livrer des armes au Rwanda
Quelles armes livre-t-on au Rwanda et à quelles périodes ? L’objectif
est de faire un inventaire des armes fournies par la France au Rwanda
entre 1990 et 1994 et de les réinscrire dans leur temporalité. Deux
aspects majeurs apparaîssent : les armes sont majoritairement livrées au
moment où le régime d’Habyarimana est en grave difficulté et elles ne
s’arrêtent pas en dépit des dispositions des premiers accords d’Arusha à
l’été 1992. La question se pose de la politique française en la matière en
1994 au moment du génocide des Tutsi du Rwanda.
Les livraisons connues par la MMC (1990-1992)
La MMC est présentée, comme on l’a vu, comme le cessionnaire principal en Afrique. Certains responsables français dressent occasionnellement des bilans concernant les armes vendues ou cédées au Rwanda dans
leur rapport, mélangeant les cessions onéreuses, gratuites, et les ventes par
les industriels. Le général Varret, chef de la MMC jusqu’en avril 1992,
mentionne, par exemple, dans son rapport du printemps 1992 les différents matériels livrés au Rwanda dont il a eu connaissance en tant que
chef de la MMC. Si on suit le général Varret, le coût chiffré de ces livrai-

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

sons s’élève à 9 572 006,95 francs. Selon ces informations, l’armement
n’y occupe qu’une place infime et le matériel livré dont il a été informé
représente davantage la formation et l’entretien des véhicules rwandais :
Annexe 2. Aides en matériels. L’aide directe fixée à 4 MF depuis de nombreuses
années, a atteint 8,34 MF en 1991. L’effort consenti est poursuivi dans l’exercice actuel.
2.1. Principales livraisons entre octobre 1990 et mai 1992.
Octobre 1990. 100 roquettes de 68 mm (437 000FF) ; 135 000 cartouches de
9 mm ; 2 040 obus explo de 20 mm ; 2 040 obus explo de 60 mm (1664269FF) ;
10 postes TRC 340 (CGIE) (800650FF)
Décembre 1990 : Cours VHS vidéo ALAT) (2450FF)
Janvier 1991 : Matériel transmission (44783 FF) ; 30 machines à écrire,
duplicateur (3363 FF) Outillage de contrôle (58000 FF) ; Blanc test Rhode
et Schwartz (Gie) (229167 FF) ; Malette PJ et matériel MO (283696 FF) ;
Lampes électrovalves, etc (3800FF) ; Matériel audioviduel (28925 FF).
Février 1991. Jumelles, rétroprojecteurs, écran, etc… (10373 FF) ; Récepteur
VOR, banc d’essai (52 500 FF)
Mars 1991. Pièces détachées PM (Gie) (5805 FF) ; Matériel de transmission
(Gie) (99 280 FF)
Parachutes (359075 FF)
Avril 1991. Matériel TAP et CRAP (28444 FF) ; 400 grenades lacrymogènes
(Gie) (99280 FF)
Habillement (3749 FF) Matériel TAP et CRAP : 1 195 900 FF
Mai 1991. 6 carabines STEYR MANNLICHER (78546 FF) ; 5000 cartouches 7,62 mm (23 165 FF)
Juin 1991. 50 machines à écrire (Gie) (92263 FF) ; Vêtements chauds Goretex
(79052 FF). Révision Nord Atlas (pradier : 547 281 FF ; véritas 255 000).
Matériel de transmission (Gie) : 32 920 FF). 1 hélicoptère alouette II Artouste
(500 000 FF)
Juillet 1991. Modules photowatts (Gie) 6 900 FF. 1 000 ensembles parkas,
gants et mis bas (328 000 FF). Jumelles nocturnes STEYR (327 700 FF). 30
sacs à dos Chamois (10 500 FF)
Août 1991. Pièces détachées AML (454608 FF)
Octobre 1991. 6 Renault 4L (Gie) (210564 FF)
Novembre 1991. Réparation carburateur Nord (46 980 FF)
Janvier 1992. 10 VL tactiques SOWAMAG (129 300). 2 E/R TELERAD
(74 060 FF)
Février 1992. Réparation appareil E/R SOCRAT (24722 FF). Réparation
dégivreur Nord 2501 (17 500 FF)
Mars 1992. Ensemble transmission (Gie) (732 000 FF)
Mai 1992. Artifices de 27 cm (7 500 FF) ; Documents d’instruction ALAT

797

798

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

1 626 FF ; Pièces de rechanges SOWAMAG 336 ; Support MAG 7,62 + 12,7
(231 000 FF)423.

Selon le général Varret, les livraisons annoncées pour le deuxième
semestre de 1992, à savoir : « Alouette II Artouste (500 000 FF),
Lot d’entretien 3e et 4e ech hélico (135 000 FF), 3 radars RASURA
490 000 FF ; Matériel transmission 21 355 FF ; 3 Peugeot 309
(175 179 FF ; Matériel parachutiste : 333 469,58 FF »424 pour un coût
de 1 655 003, 58 francs. Le coût total s’élevant 11 227 010,53 francs
pour la période 1990-1992.
Début 1993, alors qu’il a quitté la Mission militaire de coopération
rue Monsieur, le général Varret produit une fiche à destination de son
successeur, Huchon, dans laquelle il livre un panorama similaire des
cessions dont il a eu connaissance, en chiffrant leur coût. Celui-ci est en
hausse constante, occasionnant d’ailleurs un réel dépassement budgétaire notamment à cause du transport pris en charge par la France qui
loue occasionnellement des Antonov : de 4 millions de francs dépensés
en 1990, l’aide en matériel et munitions est passée à 9 millions de francs
en 1991 et 14,2 millions de francs en 1992 tandis que, pour les prévisions de 1993 : « Montant initial prévu : 11,5 MF ; Montant incompressible déjà engagé ou à engager en 1993 : 14,9MF ; Dépassement :
3,4 MF »425.
Ces documents, qui ne donnent qu’une vision partielle de la question, sont significatifs dans le sens où ils montrent ce que le chef de
la MMC connaît du sujet au printemps 1992. Le général Varret ne
fait pas le distinguo entre les différentes natures des livraisons, dont
le contenu interroge. Sauf en octobre 1990, le général Varret ne cite
que du matériel logistique, dédié à la formation ou à l’entretien ou des
armes de poing. Or, cela ne rend compte que de manière très imparfaite
des faits. La comparaison effectuée avec les documents du SHD montre
que, durant la même période, la France livre massivement du matériel
lourd426 que le général Varret ne cite pas. Deux explications possibles :
le général Varret est sincère, il rend compte de ce qu’il connaît, et ces
envois, pourtant massifs, lui ont échappé ou bien le général Varret ment
et a falsifié le document. La première solution est la plus plausible car,
à l’étude de la documentation réunie dans les fonds de la cellule Mourgeon, il apparaît que la MMC n’intervient que très rarement comme

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

cessionnaire, contrairement à l’usage habituel que cela a été souligné.
Au mois d’octobre 1990, la France procède aux premières cessions
onéreuses – en l’occurrence 135 000 cartouches 9 mm, 2 040 cartouches 20 mm et 2 004 obus pour mortiers de 60 mm. Le cessionnaire
est la MMC par l’intermédiaire du ministère de la Défense. La cession
est effectuée pour un montant de 1 664 269,44 francs. Le matériel est
transporté depuis Orléans les 5 et 12 octobre 1990. La régularisation est
effectuée a posteriori427. Le même mois, une nouvelle cession onéreuse
concerne cette fois 1 000 cartouches de 90 mm à obus explosifs pour
AML. Le cessionnaire mentionné est cette fois la société Luchaire428 qui
en assure également le transport le 24 octobre 1990 pour un coût de
1 634 490 francs.
Il n’y a pas de cessions onéreuses ou gratuites indiquées pour l’année 1991, mais plusieurs agréments CIEEMG429. En revanche, l’année
1992 est un climax en termes de cessions. Les premières cessions gratuites sont mises en œuvre en février 1992. Il s’agit des trois radars
RASURA réclamés par Kigali et d’un « lot d’aménagement de terrain »,
euphémisme pouvant désigner des réalités larges allant des pelles et
pioches aux barbelés en passant par des mines antipersonnel. Ici, il s’agit
de 20 mines éclairantes fixes, modèle 50, de 30 mètres de mèche lente,
de 20 détonateurs pyrotechnique et de 300 mètres de barbelés430. La
période de juin, juillet et août 1992 est assez chargée concernant les
cessions d’armes, au moment où l’engagement français pour bloquer les
prétentions militaires et diplomatiques du FPR avant et pendant Arusha
se fait significatif431. La France opère deux cessions gratuites : trois radars
RASURA432 avec équipements d’environnement par l’intermédiaire de
la MMC et surtout les six canons de 105 mm avec 2 400 obus explosifs
et 300 obus éclairants réclamés par les Rwandais de longue date. Les
stocks de munitions sont renforcés durant tout le mois de juillet 1992,
notamment dans le cadre de la décision ministérielle du 21 juillet 1992,
répercutant en fait une décision présidentielle dont il a déjà été question,
accordant deux canons de 105 mm supplémentaires, 5 000 obus mais
aussi 20 mitrailleuses de 12,7 mm et 32 400 cartouches de 12,7 mm433.
Trois cessions onéreuses accordées en juin 1992 viennent s’ajouter : 1 300
cartouches de 90 mm à obus explosifs pour AML sont accordés en juin
et transportés le 17 juillet 1992 par Giat Industries tandis que la MMC

799

800

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

est cessionnaire de 270 cartouches de 90 mm pour AML en provenance
des Éléments Français d’Assistance Opérationnelles434. En juin 1992, la
MMC livre également des pièces de rechange pour l’Alouette II.
7.1.10.6 passer outre les accords d’arusha
Les premiers accords d’Arusha, qui prévoient la suspension des livraisons d’armes, n’entravent pas les circulations futures car les Français
trouvent le moyen de contourner ces dispositions.
Le sujet inquiète les autorités françaises dès le début du mois
d’août 1992 au moment où le contenu des accords est connu.
Dominique de Combles de Nayves écrit ainsi à Daniel Bernard,
directeur de cabinet de Roland Dumas, que les accords d’Arusha
« concernent directement la présence française sur le terrain ». Il s’agit
des articles II-2 prévoyant l’entrée en vigueur du cessez-le-feu et « la suspension des approvisionnements en munitions et tout autre matériel de
guerre sur le terrain »435. Le ministère de la Défense s’empare également
du sujet. François Nicoullaud rédige ainsi une note où il écrit, au sujet
de l’application des accords d’Arusha, que « la première de ces dispositions pourrait remettre en cause les cessions envisagées par le Ministère
de la Défense aux forces armées rwandaises, soit 2 000 obus de 105 mm
et 20 mitrailleuses de 12,7 mm, avec 32 400 cartouches »436. À noter
que l’accord prévoyant le retrait des troupes étrangères, les compagnies
Noroît sont de fait, invitées à sortir du territoire rwandais tout comme
l’ensemble des DAMI. Pour régler la question, une réunion interministérielle est aussitôt convoquée, dont Paul Dijoud, le directeur des
Affaires africaines et malgaches, donne les principales conclusions dans
un télégramme diplomatique : il annonce la signature d’un avenant à
l’accord particulier de 1975, la transformation du statut des militaires au
Rwanda en coopérant et la poursuite des livraisons d’armes nonobstant
les dispositions prévues par ces premiers accords d’Arusha. Les munitions et les mitrailleuses peuvent encore être livrées au Rwanda sous réserve que le transport se fasse « dans la plus grande discrétion possible » :
La signature d’un avenant à l’accord particulier d’assistance militaire francorwandais du 18 juillet 1975, comme proposé par les autorités rwandaises, et
qui fait l’objet d’un télégramme séparé, permettra de donner un statut juridique
à l’ensemble des coopérants militaires français et personnels du DAMI présents

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

au Rwanda qui pourront ainsi répondre aux dispositions de l’accord d’Arusha.
S’agissant des artilleurs, le Ministère de la Défense va progressivement et discrètement en diminuer le nombre afin de réduire la visibilité de leur présence. La
petite équipe qui subsistera pourrait être, si besoin était, à nouveau complétée
rapidement par des éléments de nos forces en RCA.
Les autorités françaises ne considèrent pas que les termes de l’accord d’Arusha
sont de nature à remettre en cause les cessions de mitrailleuses et de munitions
diverses qui étaient envisagées par le Ministère de la Défense. Leur acheminement vers le Rwanda, qui se fera dans la plus grande discrétion possible, devrait
intervenir à bref délai.
L’accord d’Arusha lie le retrait des troupes étrangères à la mise en place effective
du GOMN. La France qui veut, sur ce point en particulier, n’agir qu’en accord
avec les autorités rwandaises, souhaiterait savoir comment elles envisagent l’évolution de la présence du détachement Noroît une fois le GOMN opérationnel.
La France ne veut pas en effet qu’on puisse lui reprocher d’avoir nui à une
bonne application de l’accord d’Arusha437.

Le 14 août 1992, 2 000 obus de 105 mm, 20 mitrailleuses de 12,7 mm
supplémentaires et 32 400 cartouches s’envolent vers le Rwanda438.
7.1.10.7 les dernières cessions (septembre 1992-avril 1994)
La dernière cession gratuite de l’année 1992 concerne des rechanges
pour les canons de 105 mm qui sont livrés à la fin du mois d’octobre.
La dernière cession onéreuse concerne des rechanges pour les appareils
de transmissions439. Il faut l’offensive du FPR le 8 février 1993 pour que
les cessions gratuites et onéreuses reprennent une importance significative, dans le cadre de la stratégie développée pour empêcher le FPR de
prendre Kigali440. Quelques jours après le début de l’attaque, le ministère de la Défense entérine la cession de 4 000 obus explosifs de 105 mm
puis de 25 affûts pour les mitrailleuses de 12,7 mm. Dans ce dernier
cas, il est notable qu’une livraison supplémentaire est demandée par
le colonel Delort dans un message adressé à Saint-Astier où il réclame
l’ajout de pièces manquantes pour des mitrailleuses livrées une semaine
auparavant, et qui ne sont pas citées dans les documents à notre disposition parmi les matériels ayant fait l’objet d’une cession, « dans le cas
contraire, ces mitrailleuses qui sont au Rwanda depuis maintenant neuf
jours seraient toujours inutilisables »441. Les stocks sont complétés, en
mars 1993, par 2 000 obus de mortiers de 81 mm à quoi il faut ajouter
du matériel divers comme des scies à chaîne, un lot de pointage d’artil-

801

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

lerie et quatre théodolites et des pièces de rechanges diverses442. Les
cessions onéreuses, elles, concernent notamment 1 000 obus explosifs
de 120 mm RTF1, des tissus pour parachutes et des pièces de rechange
pour l’Alouette II443. Au total, l’ensemble des cessions gratuites représentent un coût de 19 530 165,62 francs et celui des cessions onéreuses
de 11 917 988,48 francs d’après les documents à notre disposition.
D’après les documents à notre disposition, il n’y a plus de cession onéreuse ou gratuite au-delà de mars 1993. En revanche, il existe des miettes
de traces dans les archives françaises montrant que des demandes rwandaises transitent par des canaux officiels faisant état de souhaits d’obtenir
des armes après le début du génocide des Tutsi. Une fiche de la Direction
du Renseignement Militaire fait remonter des demandes précises formulées par le colonel Ntahobari qui charge l’agent de « transmettre au
« gouvernement français » les requêtes suivantes qui ont été formulées
par l’état-major rwandais, toujours en place et en état de fonctionner
à Kigali »444. La demande, formulée comme une « urgence absolue »,
mentionne des munitions de 7,62 mm, des munitions de 5,56 mm et
des obus de mortier de 60 mm. La DRM est dans son rôle en faisant
remonter cette information, la réponse apportée n’est pas connue.
7.1.10.8 l’armement du rwanda. une affaire industrielle
Les agréments délivrés par la CIEEMG
Les livraisons d’armes au Rwanda impliquent également des industriels français. Par l’intermédiaire des entreprises agréées pour l’exportation de matériel de guerre, elles relèvent d’une procédure différente de
celle concernant les cessions onéreuses ou directes qui viennent d’être
mentionnées. Le rapport de la MIP s’est penché sur cette question,
tout en restant dans le flou de la nature des documents qu’elle a utilisés par l’intermédiaire d’une expression laconique : « Sur la base des
informations qu’elle a pu obtenir… »445. Dans le cadre des travaux de la
MIP, deux cellules agissent en amont en tant que filtres pour rassembler
les documents, en analyser les conclusions, recueillir les éléments jugés
les plus significatifs, et les transmettre à l’échelon suivant. Les conclusions de la MIP sont en fait tributaires des informations transmises
par la cellule Mourgeon. Deux cartons conservés au SHD et divisés
en treize dossiers nous occupent principalement446. Les douze premiers

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

dossiers sont constitués par différentes institutions de l’armée, le treizième est un dossier « bilan » faisant état des informations transmises
à Bernard Cazeneuve. Nous avons comparé, ensuite, ces données avec
celles détenues dans les fonds du Secrétariat général de Défense nationale (SGDN) à l’Hôtel des Invalides et au SHD.
Théoriquement, la CIEEMG ne se réunit qu’une seule fois par mois,
rythme incompatible avec les besoins des Rwandais, essentiellement
dictés par les nécessités du temps court. Aussi, voit-on apparaître une
« procédure accélérée » dès octobre 1990, et conformément à une modification des règles suivies par la CIEEMG. Cette procédure, qui raccourcit de fait les délais, conduit parfois à accorder une autorisation
d’exportation et à régulariser à rebours, marquant l’urgence de l’obtention des agréments sans souci du respect des procédures administratives
classiques. L’intensité de l’activité de la commission interministérielle
sur les premiers mois de la guerre au Rwanda se mesure grâce au temps
long. Entre 1990 et 1994, il y a 51 PV CIEEMG qui font état d’agréments pour un total d’armement chiffré à 406 millions de francs.
Bernard Cazeneuve s’est vu remettre ce tableau qui synthétise l’évolution des agréments délivrés par la CIEEMG, et qui est retranscrit
dans le rapport de la MIP447 :
1987

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

Nombre
de PV
CIEEGM

4

3

4

16

11

17

6

1

Total en MF

50

19

116

191

48

122

44

1

Nous avons traduit ces données sous forme de plusieurs graphiques.
Le premier concerne l’évolution du nombre de CIEEGM par année
(période 1987-1994).
La principale limite de cette approche, tributaire uniquement des
moyens mis à disposition des membres de la Mission d’information
parlementaire, est qu’elle ne permet d’opérer une analyse qu’au niveau
annuel. En conséquence, elle laisse de côté la chronologie fine des événements au Rwanda. Notre propre consultation de la totalité des PV
relatifs aux agréments de la CIEEMG dans les fonds du SGDN et de la
Cellule Mourgeon permet d’affiner notre connaissance par la prise en

803

804

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

compte de l’évolution mensuelle de ces agréments entre 1990 et 1994.
Le graphique laisse apparaître que, tout comme pour les cessions, c’est
au moment où le Rwanda est le plus en difficulté que le rythme de la
délivrance des agréments s’accélère.
Les mois de septembre à décembre 1990 apparaîssent comme la
première vague significative dans l’évolution des agréments CIEEMG
accordés à des industriels, et c’est notoirement la plus haute. La courbe
oscille ensuite entre période de décroissance, quand on négocie, et de
croissance quand Kigali menace d’être prise par le FPR.
Les matériels livrés
Les industriels cités parmi ceux qui livrent des armes au Rwanda
par l’intermédiaire de cette procédure sont : Aérospatiale, Eurocopter,
Euromissile, Thomson Brandt armements, Thomson CSF, la société
Panhard et Levasseur, la société Luchaire Défense, fabricant de Giat
Industries, Sopelem-Sofretec. La consultation des travaux préparatoires
de la cellule Mourgeon à destination de la MIP qui synthétisent les types
de matériels ayant reçus une AEMG aboutit, de fait, au même bilan
concernant les AEMG accordées. Concernant le matériel de transport
aérien : trois hélicoptères Gazelle, six radars Rasura, quatre postes de
tirs Milan, six lance-roquettes 68 mm SNEB, six mortiers de 120 mm,
50 mitrailleuses 12,7 mm. Concernant les munitions : 5 550 munitions de mortiers de 60 mm, 2 000 munitions de mortiers de 81 mm,
6 000 munitions de mortiers 120 mm, 1 300 obus de 90 mm pour
AML, 800 roquettes 68 mm, 100 000 munitions de 12,7 mm, 5 000
munitions de 7,62 mm, 700 000 munitions de 5,56 mm448. Sur la
répartition chronologique, 13 AEMG sont datées de 1990, 9 de 1991,
33 en 1992, 23 en 1993 pour un coût total de 130 MF449.
La CIEEMG n’a pas attendu le mois d’octobre 1990 pour accorder
des agréments à des industriels afin qu’ils puissent obtenir, ensuite, une
AEGM. En 1987, quatre sont déjà mentionnés. Ils concernent du matériel relatif au système radio et à la surveillance ainsi que des matériels
HF, VHF de transmission et de radiocommunication, pour un coût
total de 50 millions de francs. En 1988, trois autres sont mentionnés
pour un coût de 19 MF : il s’agit de jumelles et, pour la première fois,
d’armements pour les hélicoptères Gazelle, en l’occurrence de 3 000 ro-

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

quettes Air-sol 68 mm SNEB450. L’année suivante, il y en a quatre nouveaux pour un coût de 116 MF. Le niveau monte en gamme puisqu’à
part du matériel de transmission, il s’agit de quatre postes de tir Milan
2 et de 16 missiles Milan 2 antichar451 puis de 500 roquettes 68 mm
SNEB, toujours pour les Gazelle452. Le même jour, l’agrément est accordé pour 10 mortiers 120 mm rayé, 1 000 munitions 120 mm explosif,
1 000 munitions 120 mm fumigène et 100 munitions 120 mm préclair. En 1990, des agréments CIEEGM (niveau vente acceptée) apparaîssent avant l’offensive du FPR. On relève ainsi 12 000 grenades à
main défensives le 20 septembre 1990. Le même jour, 15 mortiers de
60 mm, 15 mortiers 60 mm commando et 4 postes de tir Milan 2 ainsi
que 16 missiles et des pièces relatives à leur maintenance.
Concrètement, le mois d’octobre 1990 montre déjà la nature des
armements faisant l’objet d’une demande d’agrément et la façon dont
la procédure peut être court-circuitée pour faire face aux demandes du
Rwanda et à l’urgence de la situation. De 1990 à 1993, les délais entre
agrément CIEEMG et AEMG, qui peuvent en temps normal être de
plusieurs semaines, voire de mois, raccourcissent parfois significativement. Les matériels recevant un agrément CIEEMG et une AEMG
concernent du matériel de transmission radio ou des équipements radiogoniométriques, du matériel de transport terrestre ou aérien, des
mortiers, des roquettes pour hélicoptère et des munitions. Les industriels se servent parfois sur les stocks de l’armée française pour remplir
leur commande. C’est le cas, par exemple, des munitions de 7,62 mm
dont l’agrément est daté du 18 octobre 1990 et la livraison du 29 octobre 1990 : « munitions prises sur les stocks de l’armée française »453.
Ce n’est pas le seul exemple . Il est noté sur le PV de la CIEEMG du
18 juin 1992 au sujet de la demande d’agrément de Giat Industries
pour 3 000 munitions de 90 mm explosif F1 pour AML : « matériel
ancien dont la cession est demandée à l’Armée de Terre par l’intermédiaire de la DGA/DRI »454. L’AEMG n° 921264 mentionne par ailleurs
la livraison de 1 300 munitions de 90 mm le 15 juillet 1992455. Par
ailleurs, l’urgence de la situation engendre parfois un court-circuitage
de la procédure normale. Par exemple, les 400 roquettes 68 mm SNEB
pour hélicoptère reçoivent une AEMG datée du 17 octobre 1990 mais
le PV portant agrément de la CIEEMG est daté du 18 octobre 1990

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

avec pour seule restriction de ne pas dépasser le chiffre de 400456. Parfois,
la CIEEMG freine sur certaines demandes d’agréments. Par exemple,
toujours le 18 octobre 1990, elle refuse l’agrément pour des munitions
de 90 mm obus charge creuse (OCC). L’AEMG lui, ne mentionne que
1 000 munitions 90 mm HE/AP et 100 artifices fumigènes à condition que le paiement soit comptant457. Il peut arriver que la CIEEMG
formule un refus pur et simple. C’est le cas, par exemple, concernant
l’agrément donné le 16 avril 1992 à GIAT Industrie, dont la presse s’est
fait l’écho en octobre 1999458. Giat Industries souhaitait exporter 5 000
mines antipersonnel APMB 51-55, 15 000 mines antipersonnel APDV
59, 200 allumeurs à traction, 200 allumeurs à pression, 200 allumeurs
à rupture de fil. Dans les renseignements, il est noté : « Ces matériels
existent en stock à l’Armée de Terre française qui peut nous les céder.
Demande de cession faite ce jour ». Sur le PV, l’avis de la CIEEMG est
indiqué comme défavorable et l’agrément est refusé459.
Formellement, le dernier PV de la CIEEGM recevant un avis favorable date du 20 janvier 1994 porte sur du matériel de transmission460.
La demande d’agrément formulée par Thomson CSF concernant 2 500
munitions de mortiers 120 mm explosif et 800 munitions pour mortiers
de 120 mm mise à l’ordre du jour le 17 février 1994 est ajournée deux
fois461 avant d’être refusée, là aussi par deux fois462. Quelques AEMG
sont encore délivrées, portant sur un pistolet 7,65 mm, des pièces détachées pour mortier de 120 mm, des rechanges pour Alouette III et
pour les AML à destination de la MAM, un pistolet 9 mm para et trois
chargeurs. Le dernier est daté du 6 avril 1994 et porte sur un nouveau
pistolet 9 mm qui, semble-t-il, n’est pas passé en douane463.
7.1.10.9 les livraisons d’armes au rwanda.
comment y mettre fin ?
Dès le 8 avril 1994, au lendemain de l’attentat et au début d’une
vague sans précédent de violences que la France peine à analyser, une
note signée du général Achille Lerche, SGDN, indique au ministère du
Budget qu’« à titre conservatoire, et en attente d’une décision susceptible d’intervenir à court terme, je vous prie de suspendre la validité des
AEMG délivrées pour le Rwanda et le Burundi »464. Elle est adressée en
copie à Matignon au conseiller diplomatique Bernard de Montferrand,

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

du conseiller technique Dana et du chef du cabinet militaire, le contreamiral Lecointre ; au ministère de la Défense (cabinet et DGA/DRI) ;
au cabinet du ministère des Affaires étrangères ; au directeur de cabinet
du ministre de l’Économie ; au directeur de cabinet du ministre de
la Coopération et à différents services du SGDN. Chose intéressante,
l’Élysée n’est pas mentionnée dans les destinataires.
Le SGDN ne s’adresse directement au premier ministre que le 25 avril
1994 : « à la suite des premiers événements qui se sont déroulés au
Rwanda et au Burundi, j’ai pris, par lettre citée en référence [il s’agit de
la note au ministre du Budget], des mesures conservatoires visant à suspendre la validité des autorisations d’exportation de matériels de guerre
à destination de ces pays »465. Il argumente ensuite auprès de Matignon
sur le bien-fondé de cette initiative : les risques « de bouleversements
des équilibres politiques et ethniques demeurent grands dans ces deux
pays » mais sont minimes pour les entreprises françaises et une partie du
matériel a déjà été expédiée466. Elle est avalisée par le premier ministre
le 5 mai 1994 suite au conseil restreint du 3 mai 1994 : « Comme décidé lors du comité restreint du 3 mai 1994, les autorisations préalables
d’exportation et les autorisations d’exportation relatives au Rwanda,
en cours de validité, sont provisoirement suspendues. Aucune nouvelle
autorisation ne sera accordée jusqu’à nouvel ordre »467. Rien n’indique,
dans les archives consultées, que des AEMG ont été accordés après la
première note du SGDN du 8 avril 1994.
Ce même 25 avril, le directeur des Affaires africaines et malgaches
adresse une note au ministre des Affaires étrangères qui avance une
double recommandation. Sur un plan politique il relève qu’« il ne revient pas à la France de se placer, en première ligne. […] tout doit être
fait pour conforter les seuls acteurs extérieurs encore actifs, c’est-à-dire
les 4 pays de la région ». Sur un plan militaire, ajoute-t-il, « nous devons
éviter d’être accusés d’alimenter le conflit en armes. Aussi conviendraitil de donner une réponse négative à la demande de fourniture d’armement formulée par le Ministre des Affaires Étrangères rwandais, de
passage actuellement à Paris »468. Il est pour le moins surprenant qu’au
25 avril la question puisse encore se poser de la réponse à donner à une
demande de fourniture d’armement – qui plus est du gouvernement
intérimaire.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Il n’est pas étonnant, alors qu’éclatent rapidement des polémiques
sur le maintien de la circulation de matériels de guerre après le début du
génocide des Tutsi et l’embargo décrété le 16 mai 1994 par l’ONU. Plus
tard, ces polémiques ont visiblement inquiété les autorités françaises,
notamment au moment des travaux de la MIP en 1998, provoquant en
retour la production de notes de synthèse469 destinées essentiellement à
rassurer l’exécutif sur cette question, inquiet à l’idée que l’État français
soit désigné responsable. Ainsi, les responsables des « cellules Rwanda »
lancent-ils des enquêtes pour en savoir plus sur les agissements de sociétés
privées, telles les sociétés SOFREMAS ou Dyl Invest. Cette dernière fait
l’objet d’un sous-dossier particulier dans les fonds conservés au SHD, lequel relève que des contrats ont bel et bien été passés, mais que la société
a été dans l’incapacité de les honorer, ce qui déclenche, d’ailleurs, une
procédure pénale470.
Le cas de la SOFREMAS a déclenché dès 1996 une passe d’armes
entre le SGDN et le contrôleur général aux Armées (CGA), le premier
condamnant les agissements de la société, le second argumentant que le
droit français n’a pas été transgressé. De fait, les autorités françaises ne
trouvent rien à engager sur le plan pénal d’après le PV de la CIEEMG
du 11 décembre 1996471. Le CGA publie trois fiches dédouanant l’entreprise, effort motivé possiblement à cause du trait d’union établi entre
cette société et l’État français dans la presse qui exhume un document
« proforma » montrant des commandes adressées par le GIR à l’entreprise et l’offre reçue en réponse. Dans une première fiche transmise au
cabinet du ministre de la Défense le 20 novembre 1996472, le CGA rappelle tout d’abord le droit applicable à la SOFREMAS et la nécessaire
distinction à opérer entre le négoce international – qui concerne les
échanges commerciaux entre deux pays étrangers – et l’exportation de
matériel de guerre, « pour laquelle il y a exportation (ou réexportation),
c’est-à-dire franchissement vers l’extérieur de la frontière française ».
Selon le CGA, la prospection, de la part d’une société, est parfaitement
libre : « Elle ne serait soumise à autorisation que si elle conduisait à
diffuser des informations favorisant la fabrication ou la reproduction
de ces matériels », ou en « compromettant l’efficacité ». L’autorisation
préalable décidée par la CIEEMG n’est nécessaire que s’il y a exportation ou réexportation selon le décret-loi du 18 avril 1939. S’il s’agit de

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

seul négoce, celle-ci est inutile, conformément au même décret-loi et à
la circulaire Hernu du 3 octobre 1983. Il en est de même pour la livraison. Toujours selon l’analyse du CGA, dans le cas où il s’agit de négoce
international, le ministère de la Défense doit, certes, être informé selon
le décret du 12 mars 1973, mais « il n’est pas indiqué que cette déclaration doive être préalable, ni même à quel moment elle doive intervenir ». Dans le cas de la SOFREMAS, le CGA souligne que toutes
ses opérations ont été réalisées avant l’embargo et qu’elle « n’avait pas
d’obligation en matière de prospection, à laquelle peut être assimilé le
premier contact pris par les autorités rwandaises en février-mars 1994 ».
Le CGA rattache l’activité de la SOFREMAS au négoce international,
aucune autorisation du gouvernement français n’était donc nécessaire,
et il réfute l’existence d’une livraison. Le CGA conclut :
La SOFREMAS a donc pu licitement conduire des négociations, et notamment présenter son offre, en l’absence de toute autorisation […]. À analyser
attentivement les propos du responsable de la société, il est clair qu’il s’apprêtait
à commettre une erreur, volontaire ou non, en matière de négociation : il estimait, et estime toujours, qu’une négociation portant sur une exportation vers
un pays non soumis à embargo ne doit pas donner lieu à autorisation préalable.
S’il avait trouvé en France un fournisseur pour le Rwanda, il n’aurait sans
doute pas hésité à déposer une offre sans autorisation. Mais cela n’est qu’une
supputation473.

Selon le CGA, les activités de la SOFREMAS en 1994 portent donc
potentiellement la marque d’une erreur de jugement, au pire une faute
morale, mais il ne s’agit nullement, selon lui, d’une transgression du
droit.
Cet effort se poursuit les jours suivants avec la production de deux
fiches qui complètent son raisonnement474. Au sujet de la date de l’embargo qu’il mentionne la veille, le 26 juin 1994 (ce qui n’est pas la bonne
date), il note qu’elle correspond à sa mise en application, « alors qu’il
a été décrété le 17 mai 1994 (Résolution 918 de l’ONU). Ce décalage
calendaire, important, n’a pas de conséquence pour la SOFREMAS :
elle a suspendu ses opérations dès le 6 mai »475. Il note que la DRI n’a
pas pu documenter l’existence de négociations ou de livraisons d’armements en direction de l’Afrique du Sud, au sujet de laquelle l’embargo a
été levé le 25 mai 1994 par la Résolution 919 de l’ONU : « L’affirmation
de la SOFREMAS relative à l’origine sud-africaine des matériels qu’elle

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

envisageait de livrer au Rwanda, dans son offre « pro-forma » du 5 mai
1994, est donc plausible », écrit-il. Le CGA n’exclut pas l’intervention
d’un tiers pour effectuer la livraison, en tout cas la SOFREMAS nie
qu’un fournisseur se soit substitué à elle mais elle ne peut le prouver
formellement. La troisième fiche, datée du 27 novembre 1996476, revient
une nouvelle fois sur le sujet. L’auteur précise cette fois-ci que « la date
du 26 juin ne correspond à rien, et que c’est bien à partir du 17 mai qu’il
était interdit de livrer au Rwanda ». Il ne nie pas l’existence de la décision du SGDN du 8 avril 1994 interdisant la livraison d’armements.
S’il admet qu’« au regard de cette décision, la SOFREMAS serait en
infraction, même pour avoir seulement négocié une offre après la date »,
il en conteste toute valeur légale : « D’une part, en effet, le président du
CIEEMG n’a pas de pouvoir réglementaire propre, et ne pouvait donc
exprimer un avis personnel, ou encore son intention de s’opposer à toute
demande d’exportation ; d’autre part, lui échappe, en vertu du décretloi du 18 avril 1939, la possibilité de s’exprimer sur les transferts d’État
étranger à État étranger, c’est-à-dire sur le négoce international. La décision qu’il a prise le 8 avril 1994 n’a donc pas de portée juridique »477.
En l’absence d’archives significatives dans les fonds consultés en
France478, il est impossible de rendre compte avec certitude de l’existence de flux d’armes transitant de la France vers le Rwanda après le
début du génocide des Tutsi. Toutefois les accusations ont considérablement gêné les autorités françaises a posteriori, notamment au moment
du travail de la MIP. Ainsi, Louis Gautier479, conseiller pour la défense à
Matignon, rédige une note datée du 15 avril 1998 à l’attention de Lionel Jospin. La fébrilité du premier ministre socialiste est palpable dans
ses annotations480. La décision du SGDN de suspendre les AEMG le 8
avril 1994 est systématiquement rappelée481.Sur les cessions de matériel des armées françaises à titre gratuit, une information sur ce « point
sensible » est demandée au cabinet du ministère de la Coopération.
Est indiqué à la main, dans la marge : « Il faut faire le point là-dessus
– qu’on se renseigne sur cette pratique – que fait-on aujourd’hui ? » La
note fait le bilan des exportations et rappelle la décision du SGDN de
suspendre les AEMG le 8 avril 1994, ce qui appelle un nouveau commentaire manuscrit : « Les massacres commencent le 6 avril ». La note
rappelle que, sur la vente de matériel étranger sans transit par la France

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

ou le trafic illicite par des sociétés françaises, les opérations ne sont pas
soumises au contrôle :
Par ailleurs, les investigations menées jusqu’à présent par les services n’ont
apporté la preuve, ni de la réalité, ni de l’inexistence de trafics illicites […]
la communication à la mission d’information de renseignements relatifs aux
livraisons autorisées par la CIEEMG ou sur procédure simplifiée (DAEMGS),
ne retracent cependant pas l’ensemble des mouvements licites effectués par la
France, en particulier les cessions gratuites de la mission militaire de coopération, ni a fortiori les mouvements licites ou les détournements482.

Ce dernier passage est commenté à la main : « On vérifie avant le cadre
juridique procédural » tandis que la suite de la note reconnaît qu’« en
tout état de cause, les simples renseignements provenant de l’examen
de documents de la CIEEGM diffèrent des déclarations publiques de
MM. Balladur et Juppé ». Cet aspect est confirmé par une nouvelle
note manuscrite : « Il y a eu quelques livraisons après les accords d’Arusha » et sur une information traduisant sa volonté de se renseigner à la
source : « J’ai appelé au téléphone A. Juppé et E. Balladur »483.
Toutes les enquêtes postérieures à 1994 concluent qu’il n’y a pas eu de
cessions ou de ventes d’armes aux génocidaires après la suspension des
AEMG et après l’embargo. Rien dans les archives consultées ne vient
fermement contredire ce constat. Il est certain, en revanche, que le GIR
a cherché à se procurer des armes auprès de l’État frabçaisn, de sociétés
privées et à l’étranger. Certaines de ces armes ont été vues au Zaïre ou au
Rwanda au moment du génocide, il est difficile d’en établir avec certitude l’identité du vendeur484.

7.1.11 Trois institutions face à la crise rwandaise. pour un respect de la réglementation financière
et des politiques de développement
L’aide française au développement connaît à la fin des années 1980
des signes de crise assez manifestes. Le rapport Hessel qui est remis
au premier ministre Michel Rocard en 1990, mais non publié, en est
l’illustration. Il n’est que le prolongement d’une longue série de rapports
commandés sur ce sujet qui furent parfois publiés et parfois mis sous
le boisseau. Cette aide repose sur trois institutions : le ministère de la
Coopération et du Développement, la Caisse centrale de coopération

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

économique et le ministère de l’Économie et des Finances avec notamment en son sein la direction du Trésor485. Deux problèmes fondamentaux sont posés au dispositif français.
Le premier problème est celui du décrochage de la zone franc en
termes macro-économiques, nous l’avons déjà évoqué. Les performances
de la zone franc sont inférieures aux performances d’autres pays africains
et bien inférieures aux Nouveaux Pays Industrialisés (Corée du Sud,
Taïwan) qui ont su s’extraire de la misère dans les années 1960 et 1970.
À l’heure où de nouveaux chantiers s’ouvrent – notamment en Europe
de l’Est mais aussi dans l’ancienne Indochine –, la question des moyens
et du périmètre des différentes institutions évoquées est un des enjeux.
Il faut par ailleurs ajouter que dans la période post-guerre froide qui
s’ouvre au début des années 1990, le Fonds monétaire international et la
Banque mondiale montent en puissance, prônant des politiques d’ajustement structurel (PAS) draconiennes. Celles-ci se traduisent par une
forte conditionnalité : réduction des dépenses publiques contre nouveaux prêts. Dans cette perspective la zone franc et les pays du « champ »
sont très scrutés. La France entend, à cette époque, rester maîtresse de
ses grandes orientations économiques mais les besoins de financement
des États africains sont énormes.
En second lieu, l’État français prend un certain nombre de décisions
importantes en matière de développement. Ainsi au sommet francoafricain de Dakar en 1989486, François Mitterrand décide de mesures
d’annulation de la dette pour 35 États d’Afrique jugés « très pauvres ».
En juin 1990, il décide de la transformation des prêts en dons pour
les Pays les Moins Avancés, c’est-à-dire les pays les plus pauvres. La
question des dons, notamment monétaires, n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Est-ce de « l’argent facile » pour un certain
nombre d’États précautionneusement choisis ? Quel rôle doivent tenir
certaines institutions, notamment la Caisse centrale de coopération
économique qui est spécialisée dans l’aide-projet ?
Ces questions sont loin d’être purement théoriques pour l’objet qui
est le nôtre. Le 1er octobre 1990, Juvénal Habyarimana est à Washington
pour négocier un plan d’ajustement structurel avec le FMI et la Banque
mondiale. La période 1990-1994 connaît une profonde dégradation
socio-économique pour le peuple rwandais pendant laquelle l’aide

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

internationale – bilatérale ou multilatérale – est très sollicitée par le
pouvoir rwandais. Quelle a été l’attitude de ces trois institutions, ministère
de la Coopération et du Développement, Caisse centrale de coopération
économique et ministère de l’Économie face à ces demandes ? Quel regard ont-elles porté sur l’évolution du Rwanda ? Enfin, quel a été leur
pouvoir de décision dans un environnement en profonde mutation ?
Si les archives du ministère de la Coopération et du Développement
présentent des manquements importants, notamment pour la période
Jacques Pelletier, les archives de la Caisse centrale de coopération économique et du ministère de l’Économie et des Finances conservées au
SAEF, ainsi qu’un certain nombre de télégrammes diplomatiques émanant du poste de Kigali permettent de mieux comprendre le rôle de ces
différentes institutions et la politique qui a été menée.
La période 1990-1991 est caractérisée par une compétition entre les
institutions pour la définition de leur périmètre d’action et une certaine
limite de leur action face au pouvoir politique. Cependant en 1992 et au
début 1993, ces institutions se raidissent face à la politique d’aide et de
développement menée au Rwanda. L’année 1993 et le début de l’année
1994 sont caractérisées par le processus d’Arusha, son achèvement et
son blocage. Celui-ci est interne, propre aux différentes forces rwandaises et notamment à l’action d’Habyarimana. Il existe un deuxième
verrou, celui posé par le FMI et la Banque mondiale, auquel s’est ralliée
à la France. L’aide internationale ne peut être que conditionnée à un
plan d’ajustement structurel et à la mise en place effective des accords
d’Arusha. Durant cette période, les alertes lancées par le poste de Kigali
dessinent pourtant un tableau saisissant des conditions économiques et
sociales du Rwanda et du délabrement le plus complet de l’État rwandais.
7.1.11.1 la définition de nouveaux périmètres d’action et
les limites de l’approche institutionnaliste face
au pouvoir politique (1990-1991)
Les décisions annoncées par le président François Mitterrand à La
Baule (juin 1990), notamment du point de vue de l’action économique
en faveur du développement, entraînent une interrogation profonde
sur le rôle du ministère de la Coopération et du Développement, de la
Caisse centrale de coopération économique et du ministère de l’éco-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

nomie et des Finances. On notera que ces différentes institutions sont
complémentaires (la CCCE accorde des prêts financiers pour des projets de développement ; le ministère de la Coopération et du Développement apporte une expertise en matière de développement ; le
ministère de l’Économie et des Finances assure le financement487), ce
qui n’empêche pas certaines tensions entre elles.
La transformation des prêts aux PMA en dons introduit un bouleversement. Cela risque de ruiner l’action de la CCCE qui toutefois
bénéficie de mesures qui lui sont favorables, notamment l’extension du
« champ »488 à un certain nombre de pays africains comme par exemple
la Namibie en mai 1990. Un fax adressé par Jean-Michel Severino,
chef du service des Affaires financières et de coordination géographiques (FEC) précise bien les dangers qui pointent à l’horizon. JeanMichel Severino indique l’importance des montants qui sont en jeu
soit 3,8 milliards de concours hors-projet dont un milliard par la voie
d’aide budgétaire « que le ministre de la Coopération et du Développement ordonnance sous son autorité seule ». Après avoir rappelé que
« les concours financiers sont un élément déterminant de la politique
envers nos partenaires africains : en ce sens, motivés par des considérations politiques autant qu’économiques », il indique que « financés
entièrement sur des fonds budgétaires, il est logique que ce soient des
administrations d’État qui les gèrent ». Il se prononce donc pour la
nécessité de « construire une procédure d’instruction et de gestion qui
associe l’ensemble de ces interlocuteurs, tout en réservant aux autorités
de l’État leurs responsabilités et leurs devoirs dans des financements
qui sont placés sous leur inspiration directe ». Ainsi, il souhaite une
organisation de type « séparation entre ordonnateur et comptable qui
est une des caractéristiques de la gestion des aides budgétaires actuelles,
une sécurité à laquelle tant les financiers que les autorités politiques
(dans la ligne du président de la République à La Baule) devraient
être sensibles ». Il préconise une instruction des concours tripartite
(CCCE, MCD, Trésor) et un suivi précis « (vérification des conditionnalités et réalisation des affectations), qui donnerait les instructions
de paiement conséquentes à l’agence locale de la CCCE […]. Un avis
préalable du directeur d’agence de la CCCE peut être imaginé »489.
Pour Jean-Michel Severino, il s’agit assurément de rationaliser la coo-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

pération française, de mettre en avant les critères d’une conditionnalité
réaffirmée et assumée et de profiter de La Baule pour refonder la coopération française.
La correspondance de Philippe Jurgensen490 montre un égal souci
de fermeté : « Le recours à des dons pour des opérations de ce genre
[c’est-à-dire hors projet] risque d’avoir des effets très pervers quant à
la bonne utilisation des moyens mis en œuvre […] les pays les plus
pauvres ont besoin d’argent, mais plus encore d’une gestion saine ».
Dans l’optique de Philippe Jurgensen, la coopération française a pour
but d’insérer les pays aidés dans la mondialisation : « Le danger serait
alors de faire de ces pays des assistés définitifs, se détournant des mécanismes de marchés alors qu’ils doivent au contraire se préparer, certes
progressivement à y être compétitifs ». Il insiste également sur les règles
de conditionnalité : « Elle correspond au souci de ne pas accompagner
la générosité accrue de nos financements d’un relâchement des règles
sur la bonne utilisation des fonds ». Dans le cadre d’une réflexion sur
une possible Agence de coopération qui centraliserait l’ensemble des
acteurs de la coopération, l’auteur d’une note, non signée, datée du
22 octobre 1990 et destinée sans doute au ministre de l’Économie et
des Finances, dessine bien quels sont les risques politiques et économiques qui pèsent sur la manne de coopération française : « Contrairement à certaines vues des services de la coopération, il ne peut y avoir
de “fongibilité” des instruments financiers : les enveloppes attribuées
d’une part au FAC [Fonds d’Aide et de Coopération], d’autre part
aux dons “caisse centrale” doivent être respectés, faute de quoi aucune
prévision efficace des interventions de la caisse centrale ne pourrait
être assurée ».
Le 26 octobre 1990, un relevé de décisions émanant du ministère
de l’Économie, des Finances et du Budget ainsi que du ministère de
la Coopération et du développement détaille les procédures relatives
à l’attribution des dons aux pays du champ de la coopération. Il détaille la procédure relative aux dons hors-projet. Il précise les pays
concernés (« les pays du champ de la coopération ayant bénéficié de
la mesure d’annulation de la dette, annoncée par le Président de la
République à Dakar ») et la méthode : « instruction du don par une
mission conjointe comprenant un chargé de mission du ministère de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

la Coopération, un représentant de la Caisse centrale et le conseiller
financier, chef de mission », « décision du conseil de surveillance de la
Caisse centrale, sur la base du rapport de mission » […] « contrôle du
respect de la conditionnalité et des points d’application des dons [qui]
est assuré conjointement par le chef de mission de coopération et le
directeur local de la caisse centrale ». Il est signé par Pierre Bérégovoy
et Jacques Pelletier491.
Si les instruments de la coopération française n’ont pas connu de
« grand soir » sous la forme d’une refonte au sein d’une Agence de coopération, sans doute faut-il considérer comme un progrès la création
de textes administratifs coordonnant l’action des trois institutions en
charge du développement. Les décisions qui vont être prises en matière
d’aide économique et financière au Rwanda vont heurter ce processus
de décision savamment élaboré.
L’aide économique et surtout financière que demande le Rwanda à
la France ,fin 1990 et début 1991, répond à un besoin désespéré de
devises. Fin 1990, le Rwanda ne dispose plus de devises pour importer les matières et produits finis nécessaires à son économie492. L’aide
qu’elle demande à la France n’est pas la première. : en 1989, le Rwanda
avait déjà demandé une aide à la balance des paiements qui avait été
refusée493. Nous avons souligné précédemment que la mission avait été
envoyée, a posteriori, ce qui n’est pas l’usage. La mission « d’évaluation
française tripartite [est] programmée du 9 au 12 avril 1991 »494 et « suite
à la mission interministérielle tenue le 15 avril au soir au ministère de
la Coopération et du Développement, le mémorandum préparé par la
mission financière et consacré à l’aide à la balance des paiements de
70 millions de FF est accepté en l’état »495. Dans ce télégramme diplomatique signé par Jean-Michel Severino, « comme prévu le projet sera
présenté au conseil de surveillance de la CCCE le 19 avril 1991 ». Trois
conclusions peuvent être tirées de cette chronologie. Nous avions remarqué le fait peu ordinaire qu’une mission soit envoyée après la décision
d’octroyer les fonds dont la nouvelle est annoncée à l’ambassadeur de
France à Kigali, charge à lui de transmettre la nouvelle, le 9 mars 1991496
au gouvernement rwandais. La réunion interministérielle se tient après
la mission interministérielle qui a eu lieu au ministère de la Coopération
et du Développement. Enfin, la CCCE entérine le projet a posteriori.

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

La procédure de décision, très précipitée, répond bien au relevé d’instructions édicté par le ministère de l’Économie et des Finances ainsi que
le ministère de la Coopération et du Développement mais il ne respecte guère les processus de décision et la liberté de choix de la CCCE.
Enfin, à titre personnel, Jean-Michel Severino endosse une décision peu
conforme à l’esprit de ce qu’il écrivait quelques mois plus tôt à Philippe
Jurgensen. Ce recul des institutions économiques et financières françaises chargées du développement n’est cependant que provisoire.
7.1.11.2 le raidissement des institutions françaises face à la
situation rwandaise (avril 1991-début 1993)
La situation économique, sociale et financière du Rwanda, ainsi que
l’application du Plan d’Ajustement Structurel vont être évaluées par
plusieurs missions. Des notes retrouvées au SAEF témoignent de l’état
d’étonnement de certains des envoyés, notamment à l’occasion de la
mission du printemps 1991 :
Rien n’est informatisé. Il y a du matériel IBM mais ne sert que pour le traitement de texte. Benzaïd497 fâché par les Rwandais. Pas de véritable Trésor
public. Le coop fait un projet de nomenclature budgétaire. A lancé un plan
comptable de l’État. Projet PNUD pour introduire Sydonia et informatisation
de la dette498.

Un rapport datant de la fin 1991 réévalue l’état de l’économie rwandaise et la crise de la fin des années 1980 : « une grande crise a frappé en
1989/90 » le pays. Les estimations chiffrées montrent des évolutions très
préoccupantes. En effet, « en 1991, le PIB s’élève à 181 Mds FRW soit,
en monnaie constante, une baisse de 3,5 % par rapport à 1990. Plus
gravement, le PIB per capita enregistre, sur les trois dernières années
une diminution d’environ 22 % ». étudiant plus précisément les grands
agrégats économiques, le rapport note combien la guerre déséquilibre
le fragile État rwandais : « Le dérapage le plus important est celui des
dépenses militaires qui ont représenté en 1991, 37 % des dépenses courantes de l’État contre 14 % en 1989. à l’opposé, les ministères de la
Santé et de l’éducation ont été très pénalisés puisque leur part relative
est passée de 30 % du budget en 1989 à 15 % en 1991, alors que les
dépenses courantes du budget 1991 augmentaient de 14,5 % par rapport à 1991 ». Le fragile état rwandais ploie devant les exigences du

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ministère de la Défense rwandais et du gouvernement499.
Le rapport de la mission financière conduite par Michel Oblin500,
conseiller financier pour l’Afrique à la direction du Trésor, assisté de
M. Jean-Baptiste Fournier, chargé de mission géographique au ministère de la Coopération et du développement et de Mme Fernandez de
la CCCE au mois de décembre 1992, est plus sévère encore. Il pointe
les limites de l’ajustement structurel et énonce que
[…] la dernière mission FMI-Banque mondiale n’a pas été en mesure de s’engager sur un calendrier de négociation d’un programme et a conditionné son retour à la signature d’un accord de paix. Les autres bailleurs de fonds rencontrés
(CEE, Belgique, Allemagne, USAID) se montrent circonspects, soulignant que
l’économique devient très dépendante du politique […]. Beaucoup soulignent
le rôle de la France qui, en maintenant ses soldats, apparaît à certains comme
un soutien du régime […]
La situation des réserves, suffisantes jusqu’à ce jour, du fait de l’atonie totale des
milieux économiques, ne justifie pas une aide à la balance des paiements. Un tel
apport pourrait même libérer des devises pour des achats d’armes.
[…] le versement immédiat d’une aide française ne serait pas compris des autres
bailleurs de fonds, voire de certains leaders politiques rwandais. La réserve de la
France aura une signification diplomatique certaine501.

Ce télégramme signé Georges Martres diffère un peu dans le ton des télégrammes régulièrement envoyés par l’ambassadeur français. Les archives
révèlent que le brouillon en a été écrit, mot pour mot, par Michel Oblin et
accepté en tant que tel par l’ambassadeur Martres. Ce télégramme diplomatique est important car il marque une prise de position forte : le refus
d’une aide hors-projet à la balance des paiements appuyé sur le consensus
des bailleurs fonds présents au Rwanda. Enfin, il dit explicitement à quoi
peuvent servir les transferts de fonds directs vers la Banque Nationale du
Rwanda. Les notes prises par Michel Oblin sont édifiantes. De son entretien avec le représentant de la CEE, il tire les analyses suivantes :
L’économique est lié au politique. Certains ne veulent pas perdre le pouvoir.
Arusha. Impasse totale.
[…] il y des règlements de compte sanglants toutes les nuits. Il y a de la terreur.
[…]
Tout est lié au politique. France est la seule qui peut amener l’État à la raison.
L’armée française est perçue comme un soutien du régime en place502.

Les Belges tirent le même constat : « Le politique submerge tout. Cela

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

empêche tout avancement, toute relance ». Pour l’Allemagne, « Arusha
dans l’impasse. Tous les moyens sont affectés aux projets […] achat
d’armes et de vivres dont 50 % sont détournés par les chefs militaires
[…] l’Allemagne confirme que les projections montrent qu’il n’y a pas
besoin de devises. De son entretien avec les « banques », le 17 décembre,
il relève : « La BNR achète des armes avec les devises apportées par les
bailleurs et FMI ; les soldes avec les avances ». La réunion qui précédait
l’envoi de la mission et réunissant Jean-Michel Severino, Jean-Baptiste
Fournier, Alain Chetaille503 ainsi que le représentant du Quai d’Orsay
relève les réflexions du premier nommé : « Remonter à Matignon et
l’Élysée. Il faut un feu vert diplomatique très clair. Faire le lien avec
Arusha. Si on met des devises, cela va à l’armement […] ».
La décision de la mission financière reçoit un soutien très appuyé
de Jean-Claude Trichet, directeur du Trésor, daté du 26 janvier 1993.
La lettre qu’il écrit, destinée au ministre de l’économie et des Finances
s’appuie sur le consensus établi par les bailleurs de fonds :
L’ensemble de la communauté financière a décidé de suspendre son aide tant
que les conditions macro-économiques ne seront pas réunies pour permettre une
reprise de la politique de redressement. Cela exige l’aboutissement des négociations d’Arusha […] permettant de rétablir la paix, la stabilité politique intérieure et l’autorité du gouvernement, et de ramener les dépenses militaires à un
niveau supportable pour le budget de l’État […].

La mission conclut dans ces conditions à l’impossibilité pour la
France d’accorder une aide à l’ajustement. Jean-Claude Trichet conclut :
J’ai le sentiment que les répercussions économiques et financières du conflit
rwandais sont insuffisamment prises en compte dans la définition de la politique française vis-à-vis du Rwanda. L’engagement politique et militaire français au Rwanda donne du poids à sa parole. Il me paraît de notre responsabilité
de tenir sur ce plan un langage de la plus grande fermeté et de mettre le président Habyarimana ainsi que l’ensemble des parties rwandaises, en face des
responsabilités qu’elle prennent quant à la dérive économique et financière de
leur pays si elles ne parviennent pas rapidement à un accord de paix, dûment
respecté et permettant une reprise du soutien de la Communauté financière
internationale504.

Enfin, il propose au ministre de transmettre au secrétaire général de
l’Élysée l’aide-mémoire de la mission financière qui « pourrait à cette
occasion être remis aux autorités rwandaises, avec une note lui faisant

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

part de ces préoccupations »505. Quelques jours auparavant, le 15 janvier 1993, Jean-Marie Bruno et Christian Szersnowicz avaient reçu au
ministère de la Coopération l’ambassadeur du Rwanda en France ainsi
que François Kanimba, directeur du programme d’ajustement structurel. Ils leur rappellent l’importance que la France accordait au « processus actuel de paix et de réconciliation nationale » et la nécessité d’obtenir de « Bretton-Woods un nouvel accord cadre macro-économique ».
Ils énoncent que « la France sera également présente au côté des Rwandais avec les autres bailleurs de fonds pour contribuer à la réussite du
programme de démobilisation et d’intégration des militaires »506 . Pour
les représentants du ministère de la Coopération, il est bien certain que
la contribution française ne peut se faire que dans le cadre d’un processus de paix et d’ajustement structurel. La lettre de Jean-Claude Trichet
ne fait que confirmer leur déclaration et l’appuyer. Les représentants
des deux institutions sont sur la même ligne. Le directeur du Trésor ne
s’engage pourtant pas autant sur la question de la mobilisation et de
l’intégration des militaires. L’heure est à la conditionnalité appliquée
avec la plus grande rigueur.
7.1.11.3 le processus de paix d’arusha à l’aune du blocage
rwandais et de l’ajustement structurel
(printemps 1993-début 1994)
Les « chèques en blanc »507 d’Arusha
La signature de l’accord d’Arusha, le 4 août 1993, est le terme d’un
processus de négociation entre le FPR et le gouvernement rwandais entamé dès le printemps 1991. Si l’accord est accueilli avec soulagement,
notamment à Paris, il faut relever que la lecture de l’accord n’a pas été
univoque. Ainsi on notera le télégramme diplomatique de Jean-Michel
Marlaud, ambassadeur de France à Kigali, qui se montre sceptique sur les
conséquences de cet accord, notamment au niveau économique et social :
Bien que la question des réfugiés est en principe la cause de la guerre, la négociation du protocole n’a pas été la plus difficile, son application risque en revanche
de susciter de multiples conflits. Le nombre de réfugiés potentiellement concernés par l’accord est difficile à estimer. […] le HCR estime à 5 ou 600 000 le
nombre de personnes potentiellement concernées mais le FPR parle d’un million
et essaiera sans doute d’obtenir un chiffre maximum dans un but électoral508.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Pour résumer sa pensée sur la question du retour des réfugiés et des
conséquences futures qui peuvent en découler, il pose une parole forte :
« Les signataires de l’accord ont multiplié les chèques en blanc : centres
de logement provisoires, assistance médicale, aide à la scolarité, matériaux de construction, outillage agricole, biens de première nécessité
et petite somme d’argent remise aux réfugiés »509 et indique que les
donateurs n’ont pas été consultés. Le mois suivant, il chiffre le « coût de
la démobilisation qui est estimé à 32 millions de dollars pour les seules
primes de démobilisation », précisant également que « nul ne connaît
aujourd’hui le montant des dettes militaires qui ont été contractées,
tant par le gouvernement rwandais que par le FPR, et qui devront être
honorées »510. à ce plan de démobilisation, il sera nécessaire d’ajouter
la réforme de la fonction publique et les privatisations exigées dans le
cadre de l’ajustement structurel « notamment celle d’Electrogaz (1 400
licenciements sur 2 700 employés) »511. Enfin, il relève que « les employés communaux ne sont plus rémunérés depuis plusieurs mois ».
Les alertes sur la dégradation de plus en plus profonde de la situation économique, financière et sociale du Rwanda
L’ambassadeur Marlaud alerte avec constance son administration
sur la dégradation continuelle de la situation économique, financière
et sociale du Rwanda. Début juin 1993, il souligne combien l’arrêt
de la coopération canadienne d’un montant total de 21,2 millions de
dollars US de versements nets soit « 10 % de l’aide bilatérale et 6 %
de l’aide totale » [….] officiellement « prise pour des raisons purement
économiques » va handicaper le pays512. Le refus du premier ministre
canadien à François Mitterrand qui sollicitait une aide en faveur des
« déplacés de guerre au Rwanda »513 est net. La référence à ce document
a déjà été évoquée (cf. supra). Il importe également de citer son appréciation sur la situation générale du pays :
Mon gouvernement est sensible aux souffrances de ces malheureuses victimes. Il
considère que le pays glisse dangereusement vers une désarticulation politique,
économique et sociale, au point où l’absence des conditions propices à un développement soutenu neutralise les bénéfices de tout investissement visant le moyen
et le long terme514.

Il importe d’être lucide sur l’aide extérieure et son impact. En
août 1993, l’ambassadeur français rapporte le contenu la mission de

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

M. Trevor Page, envoyé du directeur exécutif du PAM (Programme Alimentaire Mondial) qui est resté deux semaines au Rwanda. Sa mission
était de vérifier les informations sur « l’aggravation de la malnutrition,
malgré l’ampleur de l’aide alimentaire » et d’apprécier « l’importance
des détournements et voir quelles mesures pourraient être prises pour
les limiter ». Sur ce second point, M. Page, note-t-il est « très sévère :
il estime qu’ils portent sur 30 à 50 % de l’aide acheminée par le PAM,
dont le montant total est estimé à 70 millions de dollars, versés essentiellement en 1993 ». Cette aide est souvent revendue par les bénéficiaires situés dans les camps ou vient du « gonflement des listes de bénéficiaires »515. Avec une aide moindre et trop souvent pillée, le Rwanda
s’enfonce dans la crise.
Fin août 1993, le bilan est catastrophique : « Le PIB par habitant, qui
n’a cessé de diminuer au cours de ces dernières années, devrait connaître
une nouvelle réduction en 1993 et ne dépasserait pas 153 dollars
(186 dollars en 1992) »516. Le PIB était estimé à 250 dollars par habitant et par an en 1990. La baisse est donc de 38,8 % depuis 1990.
L’État rwandais est aux abois : fin août 1993 l’ambassadeur français
relève que les « réserves de change ne dépasseraient […] pas 17 millions
de dollars, soit 2,8 semaines d’importation »517. Ces réserves remontent
un peu : elles sont « de moins d’un mois d’importation »518 le 6 octobre
1993. Le même jour, le 6 octobre 1993, Jean-Bernard Mérimée, depuis
New York, relate sa rencontre avec le président Habyarimana. Celui-ci
a mentionné son souhait de rencontrer le premier ministre édouard
Balladur « pour évoquer notamment les questions économiques ».
Nous n’avons pas trace de cette rencontre519. La mission conjointe de la
Banque mondiale et du Fonds monétaire international qui séjourne au
Rwanda du 21 octobre au 4 novembre souligne la gravité de la situation
et note que « les besoins du Rwanda sont immédiats, alors que la négociation du programme d’ajustement structurel prendra encore de nombreuses semaines, voire des mois »520. Jean-Michel Marlaud plaide pour
que « les bailleurs de fonds se mobilisent très rapidement, sans attendre
un accord formel du gouvernement avec les institutions de BrettonWoods ». Jean-Michel Marlaud préconise une intervention communautaire notamment les fonds du STABEX [Fonds de stabilisation des
recettes d’exportation sur les produits agricoles] qui « ne sont pas liés à

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

la conclusion d’un accord avec les institutions de Bretton-Woods » ainsi
qu’une action de sensibilisation auprès de nos partenaires européens.
Enfin, le 13 décembre 1993, l’ambassadeur Marlaud signe un télégramme très alarmiste sur la situation économique et sociale du pays et
sur ses prévisions pour l’année 1994. Il relève que le premier ministre
du Rwanda a réuni le même jour les « bailleurs de fonds et les ONG
pour les sensibiliser à la gravité de la situation alimentaire du Rwanda et
leur présenter une demande d’aide d’urgence ». J. M. Marlaud évoque
qu’« outre les insuffisances structurelles, aggravées par la situation de
guerre et l’arrivée massive des réfugiés du Burundi », un phénomène
nouveau touche le Rwanda. Le pays est « actuellement frappé par une
sécheresse inhabituelle : la pluviométrie en septembre et octobre était
de moins de 50 % de la moyenne 1958-1992, dans la moitié des préfectures ». Il rappelle un fait déjà évoqué à la fin 1990 : « l’absence quasi
totale de devises rend à peu près impossible le recours à des importations » et chiffre le besoin d’aide alimentaire521. La ligne de la France
est claire. Il ne saurait y avoir d’aide française, en dehors des aides à
caractères humanitaires, que dans le cadre d’un accord d’ajustement
structurel porté le FMI et la Banque. Ces institutions réclament en
préalable la mise en place des accords d’Arusha et notamment la nomination du Gouvernement de Transition à Base élargie (GTBE). Le
gouvernement d’édouard Balladur entend s’appuyer sur les institutions
internationales, FMI et BM, pour mener à bien l’ajustement structurel
des pays africains ainsi que leur modernisation. Il n’en changera pas.
Avec la dévaluation du franc CFA de 50 % le 11 janvier 1994, cela
constitue les deux piliers de la « doctrine Balladur »522.
L’action du ministère de la Coopération et du développement, de la
Caisse centrale de coopération économique et du ministère de l’Économie et des Finances dans ses relations avec le Rwanda peut être perçue
selon un triple prisme. En premier lieu, il faut noter le rôle d’un certain
nombre de hauts fonctionnaires du ministère de la Coopération et du
Développement, de la CCCE et du ministère de l’Économie. Ils ont
perçu en 1990 et dans les années suivantes les failles importantes du dispositif de coopération à destination des PMA africains notamment et
les usages qui pouvaient être faits des fonds publics français, détournés
aisément vers des achats d’armements notamment523. Il existe dans ce

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

groupe sans doute deux courants, un courant modernisateur qui souhaite rationaliser la coopération autour de Jean-Michel Séverino et un
courant plus soucieux de maîtrise de la dépense publique nationale et
de la cohérence des politiques publiques au sein de l’UE, autour de
Jean-Claude Trichet.
En second lieu, il existait fin 1990 et début 1991 une marge de manœuvre et des outils de pression extrêmement puissants de la part du
ministère de la Coopération et du développement, de la CCCE et du
ministère de l’Économie et des Finances envers le Rwanda. La décision
d’aider financièrement Habyarimana est éminemment politique. Elle
tord le bras à ces trois institutions. Une autre lecture serait d’avancer que
cette aide serait une « compensation » pour les efforts d’Habyarimana
qui trouve un accord avec ses partenaires régionaux en février 1991 à
Dar-es-Salam sur la question des réfugiés et signe le cessez-le-feu de
N’Sele fin mars 1991. Cette hypothèse est également plausible.
Enfin, il existe une normalisation ou un alignement de la France sur
la position du FMI et de la Banque mondiale. La situation a profondément changé entre avril 1991, date à laquelle la France a renfloué la balance des paiements du Rwanda et janvier 1993 où Jean-Claude Trichet
marque un désaccord profond envers toute aide hors ajustement structurel avec accord des institutions internationales. Un double équilibre
est modifié. Premièrement au niveau interne: le rôle des trois institutions – et peut-être fondamentalement de la direction du Trésor – n’est
plus marginal dans le jeu français mais devient clef. En second lieu, cette
montée de la direction du Trésor repose sur une nouvelle configuration
internationale. Le tournant économique « réaliste » envers l’Afrique de
la présidence Mitterrand retarde d’une dizaine d’années par rapport au
tournant de la rigueur nationale. Cette approche, qui s’appuie sur le
FMI et la Banque mondiale, est à double face. En s’arc-boutant sur la
conditionnalité et sur l’approche institutionnaliste – la mise en place du
GTBE et l’adoption d’un plan d’ajustement structurel –, les trois institutions étudiées et les institutions internationales, FMI et Banque mondiale ont tenté un pari audacieux : faire plier Habyarimana pour hâter
une solution de paix. Bien au contraire, il y a eu déliquescence de l’État
rwandais – qui était déjà bien avancée – et appauvrissement considérable
de la société rwandaise. Les défauts d’Arusha, les « chèques en blanc »

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

pour reprendre l’expression de l’ambassadeur Marlaud, deviennent début 1994 extrêmement patents. La question de la démobilisation ou le
licenciement d’une partie l’armée rwandaise et de l’armée FPR avant
fusion est restée en suspens, sans financement. Cette question est un
facteur de déstabilisation extrêmement puissant d’un des rares corps
organisés de l’État et dont la spécificité est la maîtrise des armes.

7.1.12 éléments sur l’action de la justice
Les archives de la documentation et du patrimoine de la justice
mises à disposition des chercheurs de la mission sont établies par la
Direction des Affaires criminelles et des Grâces (DACG)524. Elles nous
montrent que les différents ministres qui se succèdent ont tous suivi
avec un grand intérêt les affaires judiciaires en lien avec les événements
du Rwanda en 1994.
7.1.12.1 un viol constaté mais non poursuivi
Le 3 mars 1993, des hommes du 21e RIMa, présent au Rwanda
au titre de l’opération Noroît, commettent un viol collectif sur une
jeune femme rwandaise, à Kigali, à bord d’un camion militaire. Les
circonstances du crime sont particulièrement atroces selon une fiche du
20 mars 1998. Les gendarmes français (prévôts) se portent immédiatement sur les lieux, interpellent les présumés coupables, et l’autorité
militaire demande leur poursuite devant le tribunal de grande instance
compétent. La procédure n’aboutit pas. Mais l’institution militaire n’a
pas étouffé ce cas de viol. Les archives des prévôts français de Kigali525
exposent leur enquête sans que toutes les circonstances n’aient été toutefois retracées. Elles sont rétablies dans la fiche du 20 mars 1998526.
Le cas du viol collectif du 3 mars 1993 renvoie à la présence et l’activité des prévôts au Rwanda, ces gendarmes officiers de police judiciaire
déployés avec les unités. Les archives de la prévôté montrent le détail
des activités de ces gendarmes. Des infractions –au sens judiciairepourraient leur échapper. Compte tenu de l’application des gendarmes
à enregistrer les faits – comme les nombreux accidents de la route impliquant des militaires français – il est difficile d’imaginer qu’ils aient
décidé à leur propre initiative de passer sous silence un autre crime
de viol. Ils auraient pu en être dissuadés par leur hiérarchie. Ce type

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’intervention laisse, en général, des traces archivistiques, celles-ci sont
conservées par les intéressés afin de se protéger.
Les archives de prévôté auxquelles la Commission a accédé ne documentent que ce seul cas de viol. Ces éléments n’indiquent pas que les
nombreux militaires français présents au Rwanda527 n’aient pas commis
d’autres viols ou agressions sexuelles, dès lors que les faits sont dissimulés par leur (s) auteur (s).Les chefs civils et militaires des nations
démocratiques connaissent la réalité de ces actes au sein des unités, et
leur probabilité accrue dans un contexte d’absence de combat et de
forte proximité avec la population. On notera que le colonel Patrice
Sartre insiste, dans son rapport de fin de mission528 en qualité de chef
du Groupement Nord de l’opération Turquoise, sur l’importance à ses
côtés des officiers de gendarmerie. Notamment pour ces situations dont
la loi retient, dès cette époque, la qualification criminelle. Le témoignage des victimes doit donc être recueilli.
7.1.12.2 l’assassinat des deux gendarmes alain didot
(et sa femme gilda) et rené maier
Le 26 juin, le Parquet de Paris est contacté au sujet de la disparition le 8 avril 1994 à Kigali des adjudants-chefs René Maier, Alain
Didot, et l’épouse de ce dernier née Gilda Lana. Le procureur de la
République de Paris établit fin juillet un rapport destiné au Procureur
général de la cour d’appel de Paris. Une enquête a été diligentée par
l’officier supérieur de gendarmerie chargé des questions de terrorisme.
Reprenant cette enquête, le procureur de la république indique : « La
fiche datée du 22 juillet 1994 mérite attention »529.
L’objet de cette fiche porte sur la disparition de deux sous-officiers de
la gendarmerie et de l’épouse de l’un d’eux le 8 avril. L’enquête établit
que cinq sous-officiers et quatre officiers de gendarmerie participaient à
des missions d’assistance militaire technique auprès de la gendarmerie
du Rwanda. Ils se trouvaient alors dans une zone où se déroulaient des
combats et c’est à cette occasion que l’adjudant-chef Alain Didot et
son épouse, ainsi que l’adjudant-chef René Maier ont été portés disparus, les autres militaires de gendarmerie et leurs familles ayant pu être
évacués. Les corps ne sont retrouvés que le 12 avril dans la cour de la
demeure des époux Didot. Mais les officiers de gendarmerie présents à

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Kigali recueillent des renseignements très contradictoires de la part des
témoins, contradictions qui n’ont pas échappé au procureur de Paris.
Des témoignages de réfugiés rwandais apportent des précisions sur la
date et l’heure du décès de l’adjudant-chef Didot et de son épouse tués
par balle le 8 avril vers 16 h, en revanche, « les auteurs ne peuvent
être identifiés » (souligné dans le texte). Cinq autres témoins, « selon
des informations concordantes » précise l’enquêteur, ont indiqué qu’ils
étaient réfugiés chez M. et Mme Didot « lorsque des soldats du “FPR”
sont entrés, les ont fait sortir et ont abattu les Didot ». Un ressortissant
allemand (chef de l’assistance allemande) quant à lui, aurait été informé
par le voisin des Didot des mêmes faits mais il n’a pas vu les assaillants
et attribue le meurtre à des militaires rwandais en représailles de la protection accordée à des Tutsi. Cette version « semble incompatible avec
le fait que les cinq rwandais aient pu sortir du domicile des Didot et
gagner le Méridien. La situation sur le terrain n’a permis aucune vérification (souligné dans le texte)»530.
Le procureur de Paris émet donc un doute quant à la véracité de ces
témoignages qui se contredisent et le souligne dans son rapport. Mais
un autre document, daté du 9 avril 1994, interfère et produit le témoignage de l’amiral Lanxade qui déclare qu’
Un sous-officier français et sa femme ont très probablement été tués par des
hommes du Front patriotique rwandais…On est également sans nouvelle d’un
troisième coopérant militaire à Kigali, ajoute-t-il. Des éléments hutus (l’ethnie
majoritaire) s’étaient réfugiés chez eux. Des gens du FPR sont venus et c’est à
cette occasion qu’ils ont très probablement été tués, a-t-il dit. L’amiral Lanxade
a aussi indiqué qu’un prêtre français a été assassiné mercredi soir dans le nord
du Rwanda par les forces du FPR. Le chef d’état-major des Armées françaises
a indiqué samedi, disposer d’informations comme quoi des troupes du front
patriotique rwandais (FPR, la rébellion armée de la minorité Tutsie) feraient
mouvement vers la capitale Kigali. Ceci conduit à engager un mouvement de
repli de nos coopérants situés dans le nord du pays, a ajouté le chef d’état-major
au cours d’un point presse visant à exposer l’opération française au Rwanda,
baptisée Amaryllis. Arès une nuit calme, la situation s’est dégradée, il y a des tirs
dans la ville et on ne circule pas convenablement, a souligné l’amiral Lanxade
en faisant valoir que l’arrivée de militaires français la nuit passée à Kigali était
une opération exclusivement destinée à permettre le départ des ressortissants
français531.

Pour lui, le responsable ne peut être que « très probablement » le

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

FPR qui est aussi à l’origine de l’assassinat d’un prêtre français. De plus,
les troupes du FPR, selon des informations qu’il juge crédibles, font
mouvement vers Kigali. Tout semble concorder. Cela justifie donc la
décision d’évacuation des ressortissants par l’opération Amaryllis.
Des zones d’ombre s’ajoutent à cette affaire. Le 21 juillet, le chef
du bureau action publique, affaires générales de la DACG, dans un
message dont l’objet porte sur l’homicide volontaire au Rwanda des
adjudants chefs Didot et Maier, et de trois pilotes d’avion laisse perplexe car il signale que le procureur de Paris « n’a trouvé aucune plainte
concernant MM. Didot et Meier et le doyen des juges d’instruction
ne l’a pas informé de la réception de la plainte se rapportant à des faits
concernant des pilotes d’avion… » La procédure est donc engagée et
n’est finalement découverte par le Parquet de Paris que grâce à la constitution de partie civile dont l’auteur du message souligne « que j’ai faxée
[cette constitution de partie civile] ce midi de crimes contre l’humanité
pour des faits commis au Rwanda »532.
7.1.12.3 l’attentat du 6 avril 1994 dans les archives du ministère de la justice
Les premières mesures ont consisté à mettre la législation en concordance avec la Résolution 955 votée le 8 novembre 1994 par le Conseil
de sécurité pour la création du Tribunal pénal international pour le
Rwanda (TPIR). Ensuite, la législation a été modifiée afin de permettre
la mise en place de la compétence universelle et l’arrestation en France
des présumés génocidaires. La question de la compétence des juridictions françaises, du tribunal qui pouvait être saisi, de la qualification des
faits, a pris du temps. De ce fait, certaines plaintes déposées avant que
la législation soit effective, n’ont pu trouver de réponse. Les premières
plaintes concernent des faits de « terrorisme ».
Le 28 juin 1994, le député de la Haute Vienne Alain Marsaud (ancien magistrat de la section anti-terroriste de Paris) fait un communiqué dans lequel il demande qu’une enquête soit menée afin de permettre d’identifier et de traduire les responsables de l’attentat contre
l’avion des présidents du Rwanda et du Burundi le 6 avril 1994 devant
les juridictions françaises et surtout que la vérité, quelle qu’elle soit, ne
puisse être occultée533.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Le 1er juillet, le Conseil de sécurité crée une commission d’enquête sur
les actes de génocide commis au Rwanda. Le souci est d’éviter une nouvelle structure lourde et coûteuse « pour des résultats qui avec le temps
et l’évolution des choses s’avèrent lents et incertains »534. Le 11 juillet
1994, une note en provenance de la mission de lutte contre le terrorisme est adressée au chargé de mission auprès du garde des Sceaux. Elle
porte sur l’assassinat de ressortissants français au Rwanda et en Algérie.
Le point commun entre ces deux pays dont l’histoire ne permet aucune
comparaison, relève de la qualification retenue.
La caractérisation de la circonstance de terrorisme nécessiterait une discussion
particulière en raison de la symbolique inhérente à ce choix technique qui doit
être pris en compte dans la perspective des probables évolutions de la situation
politique de ce pays535.

Du point de vue de l’auteur de cette note, le dossier des ressortissants
français assassinés lors de l’attentat au Rwanda le 6 avril est à « harmoniser » avec l’enquête sur plusieurs ressortissants français assassinés en
Algérie. Ce n’est que le 9 décembre 1997 qu’une première plainte avec
constitution de partie civile des chefs d’« assassinat et de destruction de
bien par substance explosive ayant entraîné la mort d’une ou plusieurs
personnes, complicité » est déposée par Sylvie Minaberry, la fille d’un
des pilotes de l’avion présidentiel. Une note de la DACG à destination
du cabinet de la garde des Sceaux la renseigne sur les problèmes majeurs
de cette plainte liés à la fois à la compétence de la juridiction et à la
qualification demandée.
La compétence de la juridiction française se trouve juridiquement
acquise mais le lieu de la juridiction, Paris ou Brest, dépendra de la
qualification retenue. Or, le principal problème porte sur la qualification d’acte de terrorisme attachée aux faits dénoncés par la plaignante.
En effet, l’explosion ou la destruction en vol d’un aéronef entraînant la
mort de chefs d’État étrangers dans un contexte d’insécurité générale et
de graves troubles politiques internes affectant leurs pays n’emporte pas
d’évidence la qualification d’acte de terrorisme :
De fait, le décès ou l’élimination physique de personnes à l’étranger s’inscrivant
dans le cadre de luttes de pouvoir ou d’affrontements territoriaux ou ethno-politiques de type militaire (coup d’État, putschs militaires, guerres civiles, conflits
locaux ou régionaux, massacres interethniques…) ne sauraient au risque par

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la

Ffrance, le rwanda et le génocide des tutsi (1990-1994)

un tel système d’établir de facto une compétence universelle au profit de la
juridiction parisienne spécialisée, s’apparenter automatiquement à la notion
d’entreprise terroriste entendue par le législateur et les praticiens français comme
recouvrant des pratiques individuelles ou collectives visant à terroriser et intimider des populations innocentes à des fins politiques.536

En conclusion de cette première étude aux fins de comprendre le
gouvernement de l’État dans la crise rwandaise, l’examen des institutions en responsabilité ou en charge des politiques montre en premier
lieu la place et l’importance qu’occupe le Rwanda dans leur fonctionnement. Sont mobilisés ainsi, au-delà de l’Élysée et du système de pouvoir
que représente la présidence de la République, non seulement le ministère de la Défense et l’état-major des Armées, de très nombreuses unités
militaires, la direction du renseignement militaire, la direction générale
de la sécurité extérieure, mais aussi le ministère des Affaires étrangères
comme le ministère de la Coopération, tout autant que le ministère de
l’économie, celui du Budget et la Caisse centrale de coopération économique. Cette mobilisation s’inscrit dans la durée ; les moyens sont
considérables ; l’implication des fonctionnaires et des militaires français
immense. Ainsi, si la dimension militaire est majeure dans l’action de la
France au Rwanda, la politique française ne peut être réduite à ce qu’on
a pu voir comme une « aventure » au Rwanda mais doit, au contraire,
être vue comme une politique globale. Le chemin qui a conduit à un tel
déploiement ne s’explique que par la présence initiale d’une puissante
volonté politique qui ne peut être que celle du chef de l’État lui-même,
François Mitterrand. Les raisons qui animent cette volonté sont multiples, elles tiennent autant à des conceptions géopolitiques globales
qu’à un imaginaire du Rwanda peuplé de paysans sous la menace d’une
restauration royaliste par une classe aristocratique et guerrière, qu’à une
relation personnelle, privilégiée, avec le général-président rwandais,
Juvénal Habyarimana.
En deuxième lieu, l’examen de ces institutions et de leur fonctionnement révèle, au moyen d’une lecture critique des archives produites,
un clivage prononcé, entre celles qui s’appliquent à agir dans le respect des pratiques publiques, et celles qui s’affranchissent des normes
et imposent des rapports de force jusqu’à faire exister un système dérogatoire. Ce fonctionnement irrégulier des institutions franchit la ligne

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

qui les séparerait du droit et de la constitution. Ces écarts à la norme
se justifieraient peut-être si les intérêts vitaux de la France étaient en
question. Est-ce le cas pour le Rwanda ?
La troisième conclusion invite à constater la faiblesse des contre-pouvoirs en France dans le cadre d’un dossier comme celui du Rwanda.
Ainsi, le Parlement joue-t-il un rôle réduit, les ministres n’expriment
que rarement une voix dissonante. Si à partir de 1993, certaines administrations financières tendent à prendre leurs distances, il faut réellement attendre la cohabitation d’avril 1993 et l’émergence, du fait de
l’application stricte de la Constitution, d’un interlocuteur puissant face
au président de la République pour déterminer et conduire la politique
de la nation. La faiblesse des contre-pouvoirs est aussi liée à une forme
de faillite intellectuelle des élites administratives et politiques dans leurs
entreprises de définition d’une stratégie française au Rwanda. Cette
faillite a plusieurs causes : organisation des administrations, difficulté
à faire émerger des opinions discordantes sans risque pour ceux qui
les porterait, pesanteur générale des représentations concernant cette
région de l’Afrique et les enjeux qui lui sont propres mais aussi des
préconceptions globales concernant les pays africains, le poids de considérations ethnologiques ou politiques.

7.2 les institutions au regard d’un corpus
contemporain d’analyses internes et de
retours d’expérience

Le travail de la Commission de recherche dans de nombreux centres
d’archives, dont les trois principaux de Pierrefitte (Archives nationales),
Vincennes (Service historique de la Défense) et La Courneuve (Archives diplomatiques), a permis d’identifier et de rassembler un corpus
d’analyses produites par des institutions administratives – aussi bien
d’exécution que de prospective et de conseil. Bien qu’émanant d’instances différentes dans leurs fonctions, leurs missions et leur place dans
l’État, bien que de formes ou de statuts variés, ces analyses forment un
corpus cohérent dans la mesure où leurs auteurs s’appliquent à penser
les événements et les politiques dans leur durée, leurs objectifs et aussi
leurs résultats. Il ne s’agit pas de notes ponctuelles sur un sujet ou une
orientation précise mais davantage d’un exercice plus libre et parfois

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

personnel de réflexion en vue de guider l’action future. Les analyses
fonctionnelles produites par les institutions d’exécution ont rarement
une vocation de réflexion critique.
Ce corpus de réflexion critique s’est efforcé d’être exhaustif, appuyé sur
le dépouillement réalisé dans les fonds d’archives publics. Certaines des
analyses ont pu déjà être mentionnées ou analysées dans les chapitres précédents. Nous les reprenons tout de même pour conduire au plus proche
« l’analyse de l’analyse ». Internes aux institutions, ces documents sont
communiqués aux échelons supérieurs et atteignent parfois le niveau des
cabinets ministériels, très rarement celui de la présidence de la République. Il est rare, concernant les cabinets, que de tels exercices de pensée,
se rapprochant inégalement de la démarche – ou lui appartenant quand
des chercheurs sont détachés au sein des institutions –, soient encouragés.
Ces analyses sont au contraire souvent combattues, particulièrement sur
le sujet de l’engagement français au Rwanda où les doutes ne doivent pas
être permis, où les grilles présidant à l’action se veulent rigides, dogmatiques même comme on l’a constaté. La partie trois du chapitre montre
ce rejet fréquent de la réflexion distanciée, tenue pour dissidente, tandis
que la carrière de leurs auteurs peut en porter les stigmates.
Certaines de ces analyses internes ont pu sortir de la sphère administrative et sont connues désormais du public comme la note produite par
la Délégation aux affaires stratégiques en avril 1993, « Plaidoyer pour
un réexamen de la politique française au Rwanda ». D’autres ont pu
être commentées au sein des administrations civiles et militaires avant
que la réflexion sur le Rwanda et le génocide des Tutsi ne deviennent
impossible au sein de l’État, compte tenu des procès d’opinion faits
aux institutions et des procès judiciaires faits à certains de leurs responsables. Il convenait à ce moment d’offrir un front uni face aux attaques
et d’écarter tout travail de vérité qui présentait un risque tactique. Isolées les unes des autres, ces notes, fiches et réflexions n’ont qu’une portée relative et peuvent être réduites à la seule pensée de leur auteur que
l’on a pu s’employer alors à marginaliser. Réunies dans le cadre d’un
tel corpus, elles révèlent des convergences, elles démontrent l’existence
d’une pensée divergente mais incapable d’agir sur les décisions du fait
de son isolement et de sa fragmentation.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

7.2.1 Les analyses de la période octobre 1990-mars 1994
7.2.1.1 les notes du général schmitt à l’état-major
de l’armée de terre
Sans qu’il soit permis de faire aucun lien entre les analyses politiques
et sociales contenues dans le rapport et l’action de l’état-major de l’armée de terre, il faut constater qu’à la fin du mois de novembre, alors que
la moitié de Noroît a déjà été rapatriée, le chef d’état-major de l’armée
de Terre, le général Schmitt, rédige une note à l’intention du cabinet du
ministre de la Défense faisant des constats et formulant une demande :
Le calme revenant au Rwanda, il est permis d’envisager, dès à présent, le retrait
du détachement Guépard qui s’y trouve. En conséquence, j’ai l’honneur de vous
demander de bien vouloir m’autoriser à transférer de Kigali à Bangui les éléments présents au Rwanda. Cette solution permettrait de ne pas faire appel à de
nouveaux renforts venus de France, en cas de détérioration de la situation dans
la capitale centrafricaine537.

Cette note du CEMAT au cabinet du ministre permet de replacer à l’échelle de l’armée de Terre française l’engagement militaire au
Rwanda. Ainsi, à la fin novembre 1990, il n’apparaît plus opportun de
maintenir des forces françaises qui sont jugées nécessaires ailleurs. Cette
note éclaire donc sur une lecture française mais purement militaire de la
situation rwandaise. Au début de l’année 1991, les efforts d’analyses des
différents ministères, en France, contribuent à faire émerger une position claire non pas tant sur l’action de la France au Rwanda, en général,
que sur la nécessité de maintenir un dispositif militaire conséquent au
Rwanda. Ces analyses permettent aussi de faire émerger les points de
divergence au sein des instances de décision.
Ainsi, « les ministères français » (Défense et MAE ou Coopération)
envisagent de retirer la compagnie des forces spéciales intervenue en octobre. Son déploiement est destiné à des situations d’urgence et ce n’est
plus le cas, comme l’explique le colonel Thomann dans son rapport du
9 novembre 1990. Cette position se trouve clairement exprimée dans
un nouveau message au ministère de la Défense du 2 janvier 1991 :
L’opération Noroît déclenchée depuis début octobre, visait à protéger nos ressortissants et à garantir leur évacuation, en cas de besoin.
Le retour au calme dans la plus grande partie du pays a permis, à la fin de
novembre, de procéder à un premier allégement du dispositif. Depuis cette date,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

en dépit de la poursuite des accrochages à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, le calme, à l’intérieur du pays, est rétabli et la sécurité de nos ressortissants ne paraît plus menacée.
Par ailleurs, dès le mois de janvier, le renforcement de la mission militaire de
coopération permettra à celle-ci de remplir, seule, la mission d’assistance militaire technique.
Dans ces conditions, la présence de nos troupes ne m’apparaît plus indispensable et
je souhaite leur retour sur la France pour reconstituer nos réserves d’intervention
qui ont été fortement diminuées par le récent renforcement du dispositif Daguet.
C’est pourquoi, j’ai l’honneur de vous demander d’autoriser le retrait de
l’unité restante, soit environ 160 hommes, et le démontage de l’opération Noroît.
J’ajoute que lors du déclenchement de l’opération Noroît, nous avons mis en
place une compagnie à partir de la république centrafricaine en moins de
24 heures. Cette possibilité demeurera538.

Pour le chef de l’armée de terre, en cohérence avec la note qu’il avait
rédigée le 22 novembre 1990539, le retrait des forces françaises au Rwanda
s’impose non seulement du fait de l’absence d’intérêt pour la France de
leur présence sur place mais encore parce que les intérêts stratégiques français commandent de faire rentrer en métropole ces forces qui constituent
des réserves dans la cadre de l’engagement français au Koweit. Le général
ajoute, dans le but manifeste de lever tous les obstacles, qu’une compagnie
est prépositionnée en Centrafrique s’il était nécessaire d’évacuer les ressortissants français en urgence. Ainsi, la voix de l’armée de Terre s’exprime
de manière nette sur la question rwandaise au début de l’année 1991.
Renforçant le lendemain la demande du CEMAT, le renseignement militaire pointe par ailleurs que les raisons de la présence militaire française au
Rwanda sont en décalage avec les discours soucieux de la protection des
ressortissants. Le maintien de soldats français sur place est alors vu comme
répondant plus à une demande rwandaise qu’à un besoin français :
Notre intervention se fondait sur la nécessité de protéger/ évacuer nos ressortissants (de l’ordre de 650 au début). Ces derniers n’ont jamais été directement
menacés. De l’ordre de 150 d’entre eux sont, malgré tout, rentrés en France. Il
en reste donc encore 500 environ.
Le 25 novembre, notre contingent a été ramené de deux compagnies à une qui
devait rentrer, elle aussi, le 15 décembre. En fait, le président Habyarimana
considère qu’une présence militaire européenne est de nature à lui assurer un
soutien stabilisant. Il est possible que ce point de vue soit partagé par plusieurs
autres chefs d’État d’Afrique francophone540.

Comme exposé dans le chapitre 2, le contraste entre la note du géné-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

ral Schmitt et celle de l’amiral Laxande ce même 2 janvier est saisissant.
L’amiral Lanxade fait à l’attention du président Mitterrand un point de
situation en mentionnant l’inquiétude exprimée par le président Habyarimana devant la perspective du retrait541. Portée manuscritement
sur la note de son chef de l’état-major particulier, le président de la
République demande « le report du départ de la Cie stationnée à Kigali.
Au moins d’un mois »542. François Mitterrand écarte les conseils de
prudence du CEMAT et la relative mesure de l’amiral Lanxade. Sur un
plan strictement militaire, la décision du président de la République apparaît rétrospectivement fondée puisque le Front patriotique rwandais
déclenche une nouvelle attaque sur le Rwanda le 23 janvier suivant.
Celle-ci résulte de la lutte qu’il a engagée contre la « dictature d’Habyarimana » selon les termes qu’il utilise. Elle découle aussi de sa réaction
aux risques de massacres anti-tutsi tels qu’ils ont été perpétrés avec une
haute intensité en représailles à l’offensive d’octobre 1990.
Cet épisode mêlant décision et réflexion, conduisant à une forme de
séparation entre l’une et l’autre, aboutissant à un choix d’engagement militaire durable que les événements immédiats apparaîssent confirmer, est
décisif pour saisir les enjeux de compréhension du réel et de partage de
l’analyse. Ces enjeux sont majeurs car ils conditionnent la possibilité d’agir
en usant de la réflexion. Or, le propre de l’action en politique passe par la
nécessité de décider qui impose d’écarter des analyses au profit d’autres. Le
cas rwandais illustre une situation continue où sont sacrifiées des analyses
jugées divergentes au profit de contenus convergents se séparant de plus en
plus d’un examen rationnel et informé du réel. Le corpus des notes, fiches
et rapports qui ressort de la consultation des archives publiques montre
cet affaiblissement intellectuel de l’action politique. Il démontre aussi le
sort de cette documentation critique, qui est de n’avoir aucun pouvoir sur
la décision sinon de provoquer des formes aggravées de raidissement chez
les décideurs. Du moins prouve-t-elle le maintien d’une pensée critique au
sein de l’État. La faire exister au-delà des institutions qui l’ont abritée était
peut-être hors de portée de leurs responsables. Un regret de cette autre et
impossible histoire peut être exprimé ici.
7.2.1.2 Au sgdn. deux notes d’octobre 1990 et de septembre 1993
Le secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) émet le 26 octobre 1990 une note portant sur « Rwanda : les limites de l’engagement

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

français »543. Son auteur écrit : « Trois semaines après l’intervention
au Rwanda d’un élément militaire français de 300 hommes dont la
mission est strictement limitée à la protection de nos ressortissants, la
situation sur place reste confuse et l’avenir du régime du Président Juvénal Habyarimana incertain ». Il souligne que les intérêts de la France
au Rwanda sont « très limités » et qu’il existe des risques « de dérapage ou d’enlisement544 » de l’engagement de la France, ces derniers
étant développés dans le corps de la note sous le titre : « l’intervention
française »545. La présentation de la « situation politique » du Rwanda insiste sur la possible ouverture que le président pourrait pratiquer
« dans l’esprit des recommandations du sommet de La Baule », mais
ajoute le rédacteur, il « hésite principalement à régler en profondeur
le problème de la minorité tutsi et de la présence à l’étranger d’une
très forte communauté de cette ethnie. Il risque fort enfin, pour sauver
son régime, de relancer les vieilles rivalités en appelant à une sorte de
“guerre sainte” contre les Tutsis »546.
L’analyse est faite d’un risque majeur pour les Tutsi, que le rédacteur
peine à définir mais qu’il veut concevoir en utilisant une expression très
significative et inquiétante, devant résonner chez ses lecteurs. Les notes qui
accompagnent le texte sont tout aussi explicites. La « minorité tutsi […] est
pratiquement écartée de tous les postes de responsabilité. Le Rwanda est un
des seuls pays d’Afrique où l’appartenance ethnique est mentionnée sur les
documents d’identité ». Le risque d’une « guerre sainte » contre les Tutsi est
précisé par l’évocation des tueries qui suivent immédiatement l’offensive du
FPR du 1er octobre et l’acte de mensonge du pouvoir à leur sujet :
Plusieurs d’entre eux auraient été massacrés par les militaires dans les premiers
jours de combats. Le président Habyarimana, qui ne conteste pas les faits, affirme qu’il s’agissait de “rebelles” habillés en civil547.

L’analyse est pertinente. Elle permet d’anticiper les événements futurs tout en donnant des clefs de compréhension des faits montrant
ce risque majeur : d’une part, les Forces armées rwandaises, repoussées
par l’offensive du FPR, attendent une victoire compensatrice qu’elles
obtiennent dans le massacre de masse de l’ennemi intérieur facilement
identifié par la mention ethnique ; de l’autre, cet acte d’extermination
est nié et la responsabilité en est rejetée sur l’ennemi extérieur ». Si l’on
ajoute l’incompréhension et la passivité de la grande puissance présente

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

au Rwanda, on a là, décrit par le rédacteur du SGDN, l’amorce d’un
processus génocidaire.
La note est particulièrement incisive puisqu’elle met des guillemets
à la formule de l’intervention armée, « à titre humanitaire »548 tandis
que la chronologie expose que l’« objectif du FPR est d’instaurer un
gouvernement d’union nationale comprenant aussi bien des Tutsis que
des Hutus »549. Elle indique enfin les promesses de libéralisation faites
par le régime après les milliers d’opposants et de Tutsi arrêtés, pour certains regroupés dans un stade : parmi ces personnes, « on remarque des
femmes et des enfants »550. Cette analyse est transmise notamment à la
présidence de la République, « 3 exemplaires dont 1 pour M. Ménage,
direction du cabinet » à l’EMP551 et « 1 exemplaire pour M. Arnaud »,
conseiller diplomatique.
L’Élysée est donc informée d’une analyse critique du soutien à un pays
qui, sitôt réceptionnée l’aide militaire, s’emploie à massacrer la minorité
tutsi et à réprimer l’opposition politique. La chronologie s’achève sur
la mention de la réception à l’Élysée, par François Mitterrand, du président Habyarimana, le 18 octobre 1990. Implicitement, la note pose
le déséquilibre flagrant dans le rapport de force qui empêche la France
de pouvoir réellement exiger du régime. La disparition des archives de
Jean-Christophe Mitterrand et le caractère lacunaire de celles de l’EMP
empêchent de connaître la réaction de l’Élysée à cette pensée divergente
à laquelle l’avenir donnera, hélas, raison.
Y a-t-il un lien de cause à effet ? Toujours est-il qu’aucune autre note
du SGDN n’a été identifiée jusqu’à fin 1993 dans les archives du service, mal conservées à l’époque552. À ce moment est diffusée une étude
sur la « Sous-région des grands lacs africains : des évolutions décisives
pour l’équilibre régional »553. Non datée, elle est en tout cas postérieure
à la signature des accords d’Arusha du 4 août 1993 puisqu’elle les mentionne. Elle souligne le risque d’aggravation « par la combinaison de
tensions nationales, toujours possibles, et d’une extension des violences
ethniques dans la province zaïroise du Kivu. Compte tenu de la force
du réflexe ethnique propre à cette région, de dramatiques réactions en
chaîne ne sont pas à exclure »554. Elle liste une série de recommandations pour la France555.
Le 27 septembre 1993, une nouvelle étude sort de l’hôtel des Invalides

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

où siège le SGDN. Intitulée « Point sur les mouvements de lutte armée
en Afrique centrale et orientale »556, elle analyse « la rébellion tutsi557 »,
précisant toutefois que « le FPR refuse officiellement de se présenter
comme l’émanation politico-militaire de la minorité tutsi. Désireux
d’apparaître comme pluriethnique, il a pris soin d’élargir son groupe
de dirigeants “historiques” en plaçant à certains postes importants des
personnalités hutues farouchement opposées au président Habyarimana
pour des raisons personnelles ou ethniques »558. Le rédacteur doute de
cette identité politique du FPR qu’il présente comme un habillage, de
la même manière qu’il fait du mouvement, de par son implantation en
Ouganda, « une sorte de “clone” de la NRA »559 détaille « les objectifs
poursuivis par le FPR [qui] visent au renversement du régime du
président Juvénal Habyarimana et à la conquête du pouvoir à Kigali ».
Pour atteindre de tels buts, ajoute le rédacteur, le FPR a mis en œuvre
une stratégie globale, pouvant s’analyser à un quintuple niveau »560.
Le SGDN signale la radicalisation accentuée des « extrémistes hutu »
en décrivant précisément leurs lieux de pouvoir et leur évolution vers
la « lutte armée » par le biais du renforcement des « milices hutu extrémistes ». Il insiste sur la capacité actuelle du FPR à pouvoir « mener des
opérations variées depuis la fin de 1990 » grâce à un « outil militaire relativement performant », soit, « des offensives d’envergure », « des activités
de guérilla », « des actes de terrorisme », « des massacres ethniques ». La
note ne conclut pas sur l’avenir du Rwanda, se contentant de souligner
la radicalisation des extrémistes hutu et le risque qu’ils passent à la lutte
armée contre l’ennemi tutsi avec identification des cibles561. Un autre
risque est relevé, porteur d’une radicalisation différente mais réelle, si
le FPR est amené à « perdre la “paix” au cours des prochains mois »562.
L’intérêt de la note est d’inscrire l’évolution très inquiétante du
Rwanda dans les risques d’explosion interne des pays d’Afrique centrale
et orientale, où « l’engouement démocratique » se heurte à la « recrudescence des antagonismes ethniques » sous trois angles : « “l’ethnicisation” du paysage politique », « la persistance des clivages séculaires », « la
politique du pire » intégrant de « véritables politiques de terreur planifiée » qui aboutissent à « l’éradication de certaines ethnies » comme au
Burundi pour les Hutu ou au Rwanda pour les Tutsi563.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

7.2.1.3 au cap au ministère des affaires étrangères. deux notes
de 1990 et 1992 de jean-françois leguil-Bayart
Le Centre d’analyse et de prévision (CAP) est créé en 1974 par le ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert qui souhaite un organisme
destiné à apporter une réflexion critique sur la politique étrangère de
la France, et à mener des « études prévisionnelles » sur le moyen et le
long terme. Ce centre est directement rattaché au ministre des Affaires
étrangères, mais il est marginalisé lorsque Roland Dumas est au Quai
d’Orsay. En sont membres des diplomates de carrière, des hauts-fonctionnaires et des chercheurs, permanents ou consultants. Jean-Marie
Guéhenno, magistrat à la Cour des Comptes, en est membre de 1979 à
1981 avant d’en être chef entre 1989 et 1993. Bruno Racine, lui-même
issu de la Cour des Comptes, lui succède. L’universitaire africaniste
Jean-François Leguil-Bayart est consultant permanent à partir de 1990.
À ce titre, il écrit plusieurs notes sur le Rwanda et l’Afrique.
Consultant au CAP, Jean-François Leguil-Bayart remet en octobre 1990 une note sur « les dangers du “détonateur rwandais” »564
à son directeur, Jean-Marie Guéhenno, qui l’adresse au directeur de
cabinet du ministre de la Défense, François Nicoullaud, le 3 janvier
1992565. Elle offre une réflexion sur la politique de la France dans la
région. L’attaque du FPR marque, selon Jean-François Bayart, « l’installation du Rwanda dans une situation de guerre durable » pour trois
raisons : le régime d’Habyarimana est à bout de souffle ; la polarisation
sociale ne se limite pas à une crise ethnique ; et les risques de déstabilisation régionale sont grands. L’analyste propose d’en finir avec la présence
française qui est vue comme une caution à ce régime.
– L’essoufflement du régime s’explique par le fait que le Président est incapable de mener une politique d’ouverture et privilégie, au contraire,
une politique autoritaire avec un parti unique, au mépris des principes
de La Baule. Mais il est en butte à une opposition croissante y compris
de la part des Hutu.
– Pour l’auteur, la connotation ethnique de la révolution de 1959 qui
donne le pouvoir aux Hutu ne suffit pas à justifier les oppositions ; la
polarisation sociale, la dimension économique et sociale de la crise sont
à prendre en compte, d’autant que prenant prétexte de la surpopulation
et la crise économique, le régime refuse le retour des exilés tutsi. En

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

face, le FPR défend un programme progressiste tout en s’appuyant sur
l’histoire et la culture monarchistes (cf. le terme Inkotanyi, « ceux qui
se battent avec le plus de courage », définit les combattants du FPR et
renvoie à un état d’esprit proche de l’obscurantisme, selon l’analyste).
Ces références monarchiques justifient la méfiance des Hutu des zones
contrôlées par le FPR, et ceux qui soutiennent le FPR, comme Pasteur
Bizimungu ou Alex Kanyarengwe, ne sont pas une caution fiable. Le chef
du FPR Fred Rwigyema, qui lance l’offensive du 1er octobre est marqué
par son histoire puisqu’il est un Tutsi exilé avec ses parents dès 1960.
Il est présenté comme le meneur d’une contre-révolution avec « pour
première conséquence le déchaînement d’une terreur blanche »566. Ainsi
l’offensive du FPR est à la fois ethnique, politique et sociale.
– Enfin, l’environnement régional est à prendre en compte du fait des
flux migratoires et des rivalités diplomatiques entre les États. Museveni ne peut pas ne pas avoir été averti de l’offensive du FPR (Fred
Rwigyema occupait un poste important au sein de la NRA). Et le président ougandais y trouve son intérêt : il appuie le FPR pour tenter de
désamorcer les tensions sociales entre Ougandais autochtones et Rwandais, car les premiers craignent la modification des équilibres ethniques
au profit des Tutsi rwandais ; il souhaite éloigner les cadres de l’armée
qui commettent des exactions. Le succès de l’offensive pourrait lui permettre d’étendre son influence au Rwanda si le pouvoir passe aux mains
du FPR dont le programme est proche de celui de la NRA. Au Burundi,
les relations avec Kigali sont marquées par la suspicion, mais des exilés
tutsi ont une certaine influence au sein de l’administration et de l’armée
et ont les moyens de soutenir le FPR. Mais le président Buyoya craint
que les événements mettent à mal sa politique de conciliation, il n’y est
donc pas très favorable. La Tanzanie est très impliquée car elle accueille
de nombreux réfugiés tutsi du Rwanda et hutu du Burundi dont certains sont très actifs contre le Burundi. Le Kenya abrite des Tutsi et le
roi dont se réclame le courant monarchiste du FPR, mais il est opposé
à l’Ouganda et n’acceptera pas un mouvement proche de la NRA de
Museveni. Au Zaïre, Mobutu sent son leadership régional concurrencé
par Museveni, et il est inquiet car une grande part des conflits touche
la région du Kivu. En outre, il peut avoir la tentation de se montrer
comme un partenaire obligé des Occidentaux (mais peu solide). Il est

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

donc indispensable de prendre en considération l’impact dans la région.
Du fait de ces trois facteurs et de leur lien, Jean-François Bayart présente plusieurs issues. Il juge improbable un règlement négocié, car
la base est faussée dans sa formulation : « les termes des discussions
en cours sont pipés ». Le gouvernement de Kigali peut tomber et être
remplacé soit par un autre dans lequel les intérêts hutu seraient mieux
représentés, soit par le FPR, ce que le chercheur juge « plus grave mais
néanmoins plausible » dans la mesure où il bénéficie d’une expérience
militaire auprès de Museveni ; la situation de guerre risque de perdurer aux confins Rwanda-Ouganda-Tanzanie ; le risque d’un affaiblissement du président ougandais n’est pas à écarter ; enfin la dégradation
des économies et de la situation sanitaire déjà marquée par le SIDA va
s’accentuer.
L’intervention franco-belge a empêché le FPR de prendre le pouvoir,
ce qui a évité de « terribles massacres » et a limité la répression menée
par le régime d’Habyarimana. Dans le même temps, la France, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Kampala, a dialogué avec le FPR en
parlant de la seule question des expatriés. Cela pourrait être considéré
comme bénéfique, mais la situation est de plus en plus inconfortable
avec la poursuite de la guerre. Aussi Jean-François Bayart incite-t-il la
France au retrait, car sa présence militaire est vue comme une caution
des arrestations, des exécutions et des massacres dont sont victimes le
FPR, les Tutsi du Rwanda et les Hutu modérés. Sur le plan militaire,
elle risque de se heurter à des troupes expérimentées car formées par la
NRA. Sur le plan régional, elle se mettra à dos la Tanzanie qui l’accusera
de néocolonialisme et le Burundi qui a de la sympathie pour le FPR,
et Mobutu utilisera le parapluie français à des fins de politique personnelle.
Quand les expatriés seront évacués, la France n’aura plus aucune
raison d’intervenir sauf pour accompagner le départ d’Habyarimana
et l’installation d’un régime qui serait prêt à négocier avec le FPR (ce
qui ne sera pas facile). En outre, du fait de l’importance des moyens
militaires engagés dans la guerre du Golfe, il sera difficile d’en engager
de nouveaux pour sécuriser les expatriés français dans d’autres pays au
bord de l’explosion comme la Centrafrique, le Togo, le Niger, le Mali,
voire la Côte d’Ivoire.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

En janvier 1992, Jean-François Bayart rédige une note sur « les trois
pièges » de la France en Afrique567. Cette note concerne l’ensemble de
l’Afrique subsaharienne et les pièges dans lesquels la France risque de se
laisser prendre, le piège de l’ajustement structurel, le piège de la démocratie et le piège de la guerre. Cette note est transmise par Jean-Marie
Guéhenno, le chef du CAP, à François Nicoullaud, directeur de cabinet
du ministre de la Défense, Pierre Joxe.
Le FMI et la Banque mondiale décident de mener une politique
d’ajustement structurel dans les pays de l’Afrique subsaharienne dans
les années 1980. La France a un rôle de médiatrice entre ces États et
les institutions de Bretton Woods, mais n’a pas de stratégie de substitution, car elle n’a ni les moyens financiers ni la volonté politique de
modifier sa politique d’aide au développement. Et « la France continue
d’apporter son concours à une stratégie qui s’apparente de jour en jour à
une véritable fuite en avant568 », avec « un risque d’effet boomerang569 ».
En effet, selon Jean-François Bayart, l’aide et la dépendance peuvent être
perçues comme une recolonisation qui ne dit pas son nom et pourrait
susciter un réveil anticapitaliste, une explosion sociale, la destruction de
services de l’État qui s’accompagnerait de confiscation des ressources,
conflits, migrations et catastrophe sanitaire.
Le piège de la démocratie est à prendre au sérieux. L’analyste remarque que certains pays demandent davantage de démocratie,
alors que la France a « materné » pendant longtemps les « autoritarismes rentiers et prédateurs570 », marquée par une « certaine candeur
d’âme », elle ne prend pas la mesure des risques de restauration
de régimes autoritaires avec recours au pillage des ressources, à la
manipulation du multipartisme, et Jean-François Bayart note que
la France qui n’a su ni anticiper, ni dissuader, ni sanctionner. « Elle
a pu donner l’impression qu’elle s’accommodait de la perpétuation
de la restauration de l’autoritarisme pourvu que fussent sauvegardées
certaines apparences571 ». La France a été « prise au piège de son propre
discours sur la nécessaire démocratisation572 ». Se fondant sur quelques
exemples, Zaïre ou Togo ou en Centrafrique, Jean-François Bayart note
qu’il n’y a pas de cohérence entre la doctrine de la France et la réalité
des faits dans ses interventions, et si les revendications démocratiques
ne sont pas xénophobes, elles peuvent le devenir.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

« Contrairement à l’idée reçue, le nerf de la vie politique au sud du
Sahara est moins la lutte ethnique que la lutte factionnelle573 » ; comme
en Angola, au Mozambique, en Ouganda ou au Tchad notamment, les
leaders agissent pour leur propre compte et en concurrence au risque de
la guerre civile. Ainsi le piège de la guerre n’est pas à négliger. Les causes
sont multiples, elles peuvent être liées à la dégradation de l’économie ou
à la délégitimation des pays à parti unique. La France est engagée dans la
plupart de ces foyers de tensions, ouvertement (comme au Tchad ou au
Rwanda574), ou de façon potentielle (au Libéria, ou encore au Niger par
exemple). Ces engagements auront inévitablement un coût financier,
diplomatique, voire humain disproportionné par rapport aux enjeux.
Au Rwanda, « notre engagement militaire est le dernier rempart d’un
régime à bout de souffle qui est loin de jouir du soutien de la majorité
hutu, et dont les capacités de redressement sont les plus aléatoires. Il est
en train de nous aliéner Kampala et rend difficile de justifier notre refus
d’intervenir au Togo, aussi bien que notre retrait au Zaïre575 ». Il faut
régler durablement les conflits de la région des Grand Lacs marquée par
trente ans de massacres, « en proie aux fantasmes interethniques » et à
une pression démographique importante.
L’erreur de la France est de ne s’être pas déployée au-delà de son pré
carré, fût-ce avec d’autres partenaires. Or, le maintien d’une politique
traditionnelle est trop coûteux sur le plan financier et humain (diplomates et militaires), le désengagement complet est irréaliste576. Aussi la
seule politique réaliste consiste à concentrer la politique africaine sur
quelques points, et limiter les interventions politiques et militaires ailleurs, avec des interventions cantonnées à la formation des cadres ; la
présence française s’exercerait par l’aide humanitaire privée et des entreprises. Cela conduit à penser la suppression de la notion de « champ »
du ministère de la Coopération au profit du renforcement des ONG et
de la coopération universitaire.
L’analyse paraît iconoclaste en remettant profondément en question
la politique africaine de la France et son engagement. Jean-François
Bayart donne à la situation de l’Afrique une vision beaucoup plus large,
éloignée des conflits ethniques qu’il ne nie pas, mais il les voit comme
le visage de crises sociales profondes menées par des déclassés, le lupen
proleratiat577. Bien conscient de la situation problématique du Rwanda,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

il porte sur la politique de la France un regard pessimiste. Il est difficile
de savoir comment cette note a été reçue au ministère de la Défense et
à la DAM. Elle est notée toutefois 12/20578.
7.2.1.4 à la dam au ministère des affaires étrangères.
des « notes personnelles » du rédacteur rwanda
« Malgré la prégnance de l’antagonisme Hutu-Tutsi et son enracinement
dans la conscience collective rwandaise, qui rendent toute inflexion
délicate, notre action dans ce pays mérite d’être réorientée. Les moyens dont
nous disposons nous le permettent579 ». Ainsi s’exprime en 1991 Antoine
Anfré, ancien numéro 2 du poste de Kampala où officie l’ambassadeur
Gérard, devenu « rédacteur Rwanda » à la direction des Affaires africaines
et malgaches à l’époque de Paul Dijoud, la sous-directrice Afrique centrale
et orientale étant Catherine Boivineau. Les « deux notes personnelles »
qu’il rédige à l’invitation du directeur du rédacteur Rwanda en 1991,
les 14 mai580 et 17 juillet581, ainsi qu’une note du 19 avril signée de Jean
Nave mais de sa main582 et une deuxième note, portant sur « la politique
intérieure du Rwanda »583, en date du 4 octobre 1991, constituent une
réflexion de première main qui témoigne d’une analyse méthodique et
informée de la situation rwandaise. L’analyse justifie d’alerter sur les dangers de la politique de la France telle qu’elle se développe en faveur quasi
exclusive du pouvoir du président Habyarimana.
Sept mois après le début de la « guerre d’octobre », Antoine Anfré
rédige une première « note personnelle ». Dans « Rwanda : l’impasse politique584 », il commence par noter la surprise des observateurs européens
face à l’attaque du FPR en octobre 1990, non seulement du fait de
l’attaque elle-même, mais aussi parce qu’ils considéraient le président
Habyarimana comme un modéré. Ceux-ci prennent conscience alors des
conséquences du « refus réitéré du gouvernement de Kigali de permettre
le retour au pays de réfugiés dont l’appartenance à la nation rwandaise
était niée585 » et de son incapacité à dépasser les clivages ethniques ; d’où
la présence d’au moins 500 000 réfugiés dans les pays voisins et 7 à
8 000 dans l’armée ougandaise. Le rédacteur souligne que cette crise
est interne (haute administration, armée et entreprises publiques sous
contrôle des Hutu originaires des régions natales du président et de son
épouse), et régionale (importance des réfugiés dans les pays limitrophes,

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

méprisés ou enviés selon leur situation). Juvénal Habyarimana refuse
le retour des Tutsi, y compris lorsqu’ils sont persécutés. En Ouganda
certains soutiennent la guérilla de Museveni et son armée, aussi « lorsque
le président Habyarimana dénonce la collusion entre le Front Patriotique
Rwandais et l’équipe dirigeante à Kampala, il n’a sans doute pas tort586 »,
mais pour Antoine Anfré, il a eu, néanmoins, tort de ne jamais avoir
cherché une politique de réintégration des réfugiés, « sans parler du droit
de tout individu à une citoyenneté et une patrie587 ».
Juvénal Habyarimana est sous l’influence des Bashiru (Hutu du
nord-ouest), comme le colonel Serubuga, qui bénéficient de privilèges
et de pouvoirs importants et il est favorable au clanisme. Mais il ne
fait pas l’unanimité au sein de la population (Antoine Anfré signale
l’hostilité des fidèles de Grégoire Kayibanda, certains Hutu ont rejoint
le FPR dont Pasteur Bizimungu et le colonel Kanyarengwe qui en est
le président). Au Rwanda, « il passe au mieux pour un dirigeant ayant
su habilement utiliser ses contacts en Europe, au pire pour un valet de
la Belgique, ancienne puissance coloniale, et de la France588 ». Enfin,
il est méprisé par ses homologues de la région à qui il inspire parfois
une hostilité plus ou moins forte. Pourtant le président est habile et ne
manque pas d’atouts : il a amorcé un processus de démocratisation qui
séduit l’Occident, alors que sa pratique est empreinte de tribalisme et
que le MRND risque de mener une surenchère anti-tutsi.
Pour le rédacteur, Habyarimana ne peut surmonter ses problèmes
sans d’importants soutiens extérieurs et notamment de la France, sur
le plan militaire et économique. « À court et moyen terme, le maintien au pouvoir du Président Habyarimana risque fort de passer par
un engagement militaire croissant de la France589 » : il bénéficie déjà
du détachement Noroît, d’un DAMI à Ruhengeri, et d’un conseiller
militaire à ses côtés. Cette aide devra être accompagnée d’une « assistance
économique prolongée » pour que les FAR puissent tenir face au FPR
qui mène une guerre de guérilla et bénéficie du soutien de quasiment
toute la diaspora tutsi.
Telle qu’elle est, la situation risque d’avoir des conséquences dramatiques au Rwanda et dans la sous-région. Le rédacteur suggère que la
France doit favoriser la fin du conflit (avec par exemple un gouvernement non ethnique, mais à dominante hutu, susceptible d’inspirer

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

confiance et de permettre l’amorce d’un dialogue, mais il doute que
le maintien du président Habyarimana y contribue. Pour la France,
conclut le diplomate, « le temps est peut-être venu d’emprunter une
autre voie590 ».
Dans une seconde « note personnelle » remise à Paul Dijoud le
17 juillet 1991 et portant sur « la politique de la France au Rwanda591 », Antoine Anfré revient sur l’idée déjà présentée, d’un nécessaire
changement d’une politique de la France qui risque d’« enkyster » les
déséquilibres nationaux et régionaux. Antoine Anfré rappelle que le
soutien de la France avait pour objectif la défense de l’intégrité territoriale
d’un pays ami grâce à une aide militaire et financière massive – avec
succès , considère-t-il, puisque l’avancée du FPR a été freinée. Pourtant
cette politique a des limites et des effets indirects problématiques avec
le suréquipement de l’armée burundaise en réponse à celui de l’armée
rwandaise, entraînant une situation de surarmement général de la région
avec « un risque potentiel non négligeable de tension entre l’armée hutu
du Rwanda et l’armée tutsi du Burundi, l’une et l’autre ayant été assez
largement équipées de matériels français592 ».
Antoine Anfré reconnaît que la présence française au Rwanda a évité des exactions en matière de droits de l’homme. Mais la politique
de soutien à « un régime isolé sur le plan régional » fait courir à la
France le « risque de [se] couper de partenaires certes non francophones
(Ouganda, Tanzanie) mais aux potentiels autrement plus importants
que le petit Rwanda »593. Antoine Anfré propose des solutions pour
conjurer ce risque d’enlisement et d’impasse, dont celle de la promotion d’une transition en douceur impliquant que le président Habyarimana « puisse se débarrasser des membres les plus corrompus et les plus
impopulaires de son entourage (les colonels Serubuga, Rwagafilita et
Sagatwa…). Dans un second temps, il faudrait qu’il accepte de partage
ses prérogatives »594.
Pour répondre aux nouveaux risques, les pistes de réflexion d’Antoine Anfré sont les suivantes : meilleure prise en compte des équilibres
ethniques, régionaux mais aussi sociaux ; aide à la formation d’un gouvernement d’union nationale qui aiderait au retour de la confiance ;
contrôle de l’armée qui doit avoir une composante nationale et non
plus seulement hutu ; utilisation de la médiation de l’OUA pour favori-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

ser un traitement régional amorcé avec le sommet de Gbadolite (26 octobre 1990), la conférence de Dar es Salam sur les réfugiés (19 février
1991), la signature des accords de la N’Sele (29 mars 1991). La France
jouit d’un grand prestige, insiste-t-il. Grâce à son action et son soutien, le régime rwandais n’a pas perdu la guerre. Ce prestige assure à la
France :
Une influence potentielle déterminante (les nombreuses visites à Paris du Président Habyarimana et de son ministre Bizimungu au cours des derniers moins
en attestent). De plus, à la différence de la Belgique, pour laquelle le Rwanda
est devenu un enjeu de politique intérieure, notre politique rwandaise ne souffre
d’aucune contrainte franco-française595. Notre marge de manœuvre est donc des
plus importantes et nous autorise à mener une politique active et audacieuse,
en ayant toutefois à l’esprit qu’au Rwanda comme au Burundi des dérapages
d’ordre ethnique sont à tout moment possibles596.

Et de conclure : « notre action dans ce pays mérite d’être réorientée597 », soulignant qu’elle est nécessaire et à portée de main : « les
moyens dont nous disposons nous le permettent »598.
On ignore la destination de deux « notes personnelles » au-delà de
son premier destinataire, Paul Dijoud. Elles peuvent être rapprochées
de deux autres notes qu’Antoine Anfré rédige, cette fois pour le compte
de la sous-direction d’Afrique centrale et orientale. La première, du
19 avril 1991, est endossée par le titulaire du poste, le diplomate Jean
Naves. La réflexion est intéressante : si elle pose l’existence de « trois
groupes de populations [peuplant] le Rwanda », « aujourd’hui, ajoute
aussitôt Antoine Anfré, les uns et les autres ont le même mode de vie.
En fait, il s’agit d’un même peuple, parlant la même langue bantoue.
Le terme qui permet de les caractériser est la caste. Un Hutu et un Tutsi
peuvent d’ailleurs faire partie d’un même clan, c’est-à-dire qu’ils auront
à l’origine un ancêtre commun »599.
La deuxième note, portant sur « la politique intérieure du Rwanda »600, date du 4 octobre 1991, alors que la diplomate Catherine Boivineau est devenue sous-directrice à la DAM. Elle contient une analyse
tranchée des responsabilités du régime d’Habyarimana dans la crise que
traverse le Rwanda depuis l’offensive du FPR. Antoine Anfré appelle à
comprendre en profondeur cet événement plus révélateur que déclencheur. Après avoir posé l’existence d’un consensus partagé par « les
observateurs » voyant dans le président rwandais « un chef d’État afri-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

cain modéré dont la personnalité contrastait heureusement avec celle
de certains de ses collègues du continent », il expose les raisons profondes de « l’agression601 » du 1er octobre, résultant selon lui de la « lente
maturation […] des germes déstabilisateurs » :
Le refus réitéré du gouvernement de Kigali de permettre le retour au pays de
réfugiés dont l’appartenance à la nation rwandaise était niée, son incapacité à
concevoir à temps une politique susceptible de dépasser les clivages ethniques ont
contribué à la formation d’un abcès aux marches du pays. Cet abcès, constitué
par la présence d’au moins 600 000 réfugiés dans les pays limitrophes et de 7 à
8 000 banyarwanda (réfugiés rwandais Tutsi) dans les rangs de l’armée ougandaise, a donc finalement crevé et les dirigeants de Kigali doivent faire face à la
crise la plus sérieuse qu’ait connue le Rwanda depuis l’indépendance.

Face à la question ethnique, l’image de chef d’État « modéré », mettant fin « aux excès les plus criants du régime Kayibanda » se déchire
selon le diplomate qui expose la politique raciste du président Habyarimana :
Si les persécutions à l’encontre des Tutsi restés au pays cessèrent ou presque, le
nouveau dirigeant ne remit pas en cause la confiscation du pouvoir par les
Hutu. Au contraire, promoteur d’une « politique d’équilibre ethnique et régionale » fondée sur un système de quotas, donc facile à manipuler, il [Habyarimana] a figé, voire accentué, les clivages ethniques, claniques et régionaux. Aux
divisions entre Hutu et Tutsi sont venues se superposer les divisions entre Bakiga
(Hutu du nord) et Banyanduga (Hutu du sud), puis au sein des Bakiga, entre
Bashiru (Hutu de Gisenyi et de Ruhengeri, au nord-ouest) et Hutu du nord-est.
L’armée, la haute administration et les entreprises publiques sont ainsi presque
complètement contrôlées par des Hutu originaires des préfectures de Gisenyi
(région natale du président), Ruhengeri (région natale de l’épouse du président)
et Byumba. Les Tutsi, qu’ils soient de l’intérieur ou réfugiés à l’étranger, ne sont
plus les seuls à se sentir marginalisés602.

Le rédacteur Rwanda n’en est pas moins sévère sur la stratégie du
FPR et forme des vœux pour qu’« une issue à la crise » soit trouvée.
Mais, outre ces questions, une interrogation essentielle demeure. Le FPR acceptera-t-il de renoncer à la lutte armée pour inscrire son action dans le cadre de
l’ouverture et du pluripartisme défini par Kigali ? Jusqu’à présent, la réponse a
été négative. L’organisation rebelle estime que la marche forcée vers le pluralisme
conduite par le président HABYARIMANA est un piège qui, en contribuant à la
formation de partis à base ethnique ou régionale, figera le système déjà existant.
Pourtant, s’il est vrai que dans l’entourage présidentiel certains manœuvrent

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

pour maintenir le statu quo, il apparaît également que le chef de l’État a, au
cours des derniers mois, initié une dynamique qui pourrait à terme entraîner de
véritables changements susceptibles de permettre une issue à la crise603.

Il est intéressant de relever que les passages relatifs au « même
peuple » rwandais, à la politique raciste d’Habyarimana et à la « formation d’un abcès aux marches du pays » sont repris in extenso dans le
« Relevé d’instructions de Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France
au Rwanda »604, à son départ pour Kigali en mai 1993. Toutefois, les
enseignements de l’analyse d’Antoine Anfré ne sont pas tirés puisqu’il
est recommandé à l’ambassadeur, parmi ses instructions, de réfléchir « à
la position que devra adopter notre pays ainsi qu’à ses intérêts à moyen
et long terme à l’issue de la crise rwandaise, en sachant que nous nous
garderons de privilégier l’une ou l’autre des ethnies ». L’hypothèse d’un
dépassement des ethnies, à la fois présentes au Rwanda et en même
temps artificielles et synonymes de déchirements, n’est pas avancée. On
pourrait rappeler à cet égard qu’Antoine Anfré, dans la note du 19 avril
1991, rappelait les efforts du président Buyoya et du gouvernement
burundais pour « promouvoir une politique de réconciliation nationale
visant au dépassement des clivages ethniques »605.
Hormis quelques exceptions qu’il convient de souligner, la lecture
ethniciste du Rwanda est systématique dans les analyses des autorités
françaises. Faute d’une approche historique et sociologique du Rwanda,
une part de la réalité échappe totalement à la France, celle précisément
qui pourrait permettre d’articuler une autre politique. Cet aveuglement résulte aussi d’un alignement plus ou moins total sur le régime
d’Habyarimana dont le pouvoir se définit par des critères racistes. Cette
réalité est perçue par la France, mais elle est admise comme une donnée structurelle, définitive, avec laquelle il faut composer voire qu’il faut
endosser. Alors que le critère politique est avancé par le FPR pour se
définir, celui-ci est rejeté, et même combattu, par les responsables français qui s’appliquent à enfermer le mouvement dans une grille ethniciste et nationale. Ce double déni de réalité, auquel s’ajoute l’incompréhension même de la réalité des massacres à haute intensité commis
contre les Tutsi rwandais entre 1990 et 1993, constitue les bases de la
pensée étatique française sur le Rwanda. Elle se place en position de
force puisqu’elle détermine un engagement fort sur le terrain. Et elle ne

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

souffre que de rares exceptions. Celles et ceux qui contestent cette doxa
sont écartés des postes de décision et de réflexion comme Antoine Anfré,
contraint de quitter la DAM compte tenu de sa rapide marginalisation.
7.2.1.5 à la das au ministère de la défense.
une « crise rwandaise » de la pensée française ?
À partir du printemps de 1993, sous l’impulsion de son premier
directeur, Jean-Claude Mallet, qui est le principal inspirateur de sa
création auprès de Pierre Joxe, la Délégation aux affaires stratégiques
débute une montée en puissance critique sur le Rwanda. Forte et courageuse, elle n’aboutira cependant pas à alerter des risques de génocide
au Rwanda ni à contraindre les responsables de sa politique à penser ce
fait nouveau, radical.
Le 10 avril 1993, Pierre Conesa signe une Note intitulée, « Plaidoyer
pour un réexamen de la politique française au Rwanda »606. Distinguant
le Rwanda de l’Ouganda qui assure un soutien au FPR, et s’appuyant
sur un TD Kampala de l’ambassadeur Gérard607, il relève que ce dernier
pays est « un État pluriethnique »608. Il défend l’absence de « solidarité
ethnique » entre le régime de Museveni et le FPR. Il souligne les graves
erreurs que la France commet sur le FPR, en refusant notamment de
discuter avec lui « alors que la Belgique n’a pas les mêmes réticences »609,
et en le chargeant de la responsabilité exclusive dans la rupture du cessez-le-feu en février 1993. L’expert de la DAS est particulièrement sévère pour Kigali, formulant sans ménagement une critique directe du
soutien français à « un régime en place qui n’est pas plus représentatif
que le FPR »610. Il rejette la lecture ethniciste associant le régime et le
« peuple majoritaire ». Il propose une approche politique, constatant
qu’avec les accords d’Arusha, « la France peut prendre ses distances » et
se dégager d’une « crise intérieure “à l’africaine”, c’est-à-dire une révolte
à base ethnique avec un sanctuaire dans un État frontalier, et bénéficiant d’une aide militaire (à lire peut-être autant dans un système du
don et du contre-don que dans celui des relations internationales) ».
La note de la DAS renverse cruellement la vision d’un Rwanda
comme pièce maîtresse du grand jeu international que la France, sous
l’autorité de la vision géopolitique du chef de l’État et de son entourage,
imagine contrôler à son profit, en tout cas dans la Région des Grands

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Lacs. En ramenant l’engagement français à des considérations de politique africaine dépassée, Pierre Conesa désintègre la « lecture internationale » et en révèle les limites, voire les pièges, perceptibles ou non, dans
lesquels la France est entraînée. L’incompréhension par cette dernière
de ce qu’est le régime rwandais transforme l’ambition internationale en
un enlisement national au terme duquel se présentera le génocide des
Tutsi. Ce régime ne peut être un partenaire de la France, il se réduit
à l’expression d’un clan extrémiste qui se referme inexorablement sur
le président Habyarimana faute de l’avoir aidé à sortir du « premier
cercle » identifié par le colonel Galinié. Une logique régionale, avec les
interférences de l’Ouganda dans la crise rwandaise, justifierait la protection par la France de l’intégrité territoriale et politique du Rwanda.
« Cette logique oblige à défendre le régime en place à Kigali qui devrait
représenter 90 % de la population du Rwanda (les Hutus) ». Pierre
Conesa conclut, à propos de ce régime : « On sait qu’il n’en est rien »611.
Pour expliquer ce passage de la politique française – de l’ambition
internationale à l’enlisement national –, Pierre Conesa s’applique à approfondir ce qui s’apparente bel et bien à « une crise rwandaise ». Ce
qu’il ne dit pas mais que nous pouvons déduire de son analyse, c’est
la dimension de cette crise qui n’est pas seulement celle du Rwanda
mais bien une crise de la pensée française qui s’empêche de concevoir
la réalité du Rwanda et lui en substitue une autre. La politique française conduite au Rwanda ne serait en rien le laboratoire d’un dessein
imaginé au sommet de la Baule mais à l’inverse le conservatoire d’un
système de pouvoir français sur des États africains.
– C’est une crise sans dimension extracontinentale. Première crise africaine de
l’après-disparition de l’URSS, elle n’intéresse aucune grande puissance sauf la
France. Les Américains ont opté pour le traitement de la crise soudanaise et
ne veulent pas porter préjudice à leurs relations avec l’Ouganda. La France
n’intervient donc pas comme garante de la stabilité du Continent mais dans une
fonction simple police, mi-intérieure, mi-extérieure. L’engrenage qui a amené
la présence militaire française, va devenir de plus en plus banal. L’appel à l’aide
d’un dictateur en perte de vitesse, contesté par la démocratisation, et qui voit
dans ses opposants des suppôts d’une puissance étrangère, s’est déjà produit au
Togo et au Zaïre. Eyadema et Mobutu font école. Dans ces deux cas, la France
a refusé son assistance. Si le retrait français peut être interprété comme un signe
d’abandon par nos alliés traditionnels, notre maintien peut aussi l’être comme
une garantie offerte aux dictateurs en place.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

– C’est une crise qu’on pourrait qualifier d’infra-médiatique. En d’autres termes,
l’opinion publique s’en désintéresse, et les médias qui n’en parlent que rarement et
souvent avec une grande distance par rapport à la thèse officielle, n’y trouveront
probablement un intérêt nouveau que si les soldats français s’y font tuer. L’explication de la politique française souffrirait alors d’un handicap de communication.
– Le Rwanda se localise sur un arc de crise qui va de Khartoum à Luanda.
La proximité du Zaïre en décomposition, le Sud Soudan en révolte, l’Angola
en guerre …L’aire des crises en Afrique s’élargit, et l’argument classique consistant à ne pas se retirer pour ne pas donner l’impression à nos amis africains
que la France les abandonne, est en porte-à-faux : qu’en sera-t-il lorsque des
États alliés confrontés à des problèmes de même nature mi-internes mi-externes
nous appelleront à l’aide, pour la Casamance, les Touaregs… ? La crise rwandaise constitue effectivement un test, mais probablement plus de notre capacité
à repenser notre politique en Afrique que de notre volonté de soutenir nos alliés
traditionnels612.

7.2.1.6 de la pensée et du courage des institutions. le cas de la
délégation aux affaires stratégiques
Début 1993, la DAS est un service naissant, imposé par le ministre
Pierre Joxe à son propre ministère et aux officiers de l’état-major des Armées qui voient le risque qu’une part de la réflexion stratégique puisse
leur échapper. De notoriété publique, il est connu que les relations
entre les militaires et le ministre ne sont pas excellentes. Les premiers
voient dans la montée en puissance des experts civils un danger, ils ne les
conçoivent pas comme un atout dans la réflexion collective. À l’inverse,
ces derniers prennent régulièrement les militaires de haut et leur font
comprendre de quel côté se situe l’intelligence. Toutefois se mettent en
place des relations personnelles d’estime qui permettent de réagir sur
le champ à des aléas dans la chaîne régulière de commandement. C’est
notamment le cas lors de la planification de l’opération Turquoise, où
des velléités de certains bellicistes de loger une action militaire dans
l’intervention humanitaires, sont observées. Cette tentation est stoppée
nette par le bon fonctionnement des institutions, la DAS jouant un rôle
de veille stratégique intéressant qui résulte de la puissance d’analyse de
ses personnels et de son directeur, Jean-Claude Mallet. La DAS toutefois, comme le Centre d’analyse et de prospective au Quai d’Orsay.
Ces responsables d’institutions de veille, ou bien les chefs opérationnels comme les cadres de l’exécution disposant du sens critique néces-

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

saire, échouent à faire entendre non seulement des analyses divergentes
mais aussi le principe même de la confrontation intellectuelle. Combattre davantage sur ces terrains aurait probablement été hors de leur
portée et de leur pouvoir.

7.2.2 La période avril-juillet 1994
7.2.2.1. au sgdn. un repli de l’analyse critique
Avant même la période donnée, le secrétariat général de la Défense
nationale a produit une note non datée mais postérieure à la signature
des accords d’Arusha du 4 août 1993. Celle-ci, intitulée « Sous-région
des Grands Lacs africains : des évolutions décisives pour l’équilibre régional », introduit un point clef du devenir des accords, à savoir un instrument de pression voire de menace à l’égard du FPR qui ne pourrait,
selon l’auteur, échapper à l’heure de vérité. En effet, en tant qu’organisation de nature ethnique [« mouvement rebelle tutsi »613, « mouvement de rébellion tutsi FPR »614], le FPR ne peut que subir une défaite
politique avec l’application des accords : « Le mouvement rebelle tutsi
se méfiera d’élections qui risquent fort de lui être défavorables et pourrait relancer diverses actions de force pour tenter d’abattre le régime de
Kigali »615.
Cette note du SGDN inaugure une nette inflexion de ce service du
premier ministre vers une position radicalement anti-FPR. Le mouvement est enfermé dans une double identité qui ne correspond qu’à
une partie de la réalité. Si les exilés tutsi rwandais forment la majorité
de la composante, ils côtoient des Hutu d’opposition au sein d’une
organisation qui se définit en premier lieu par un volet politique et
non ethnique. L’identité militaire du FPR est certes réelle et puissante,
mais le mouvement défend aussi une approche diplomatique qui l’a
mené à signer les accords d’Arusha. De telles analyses, qui confortent la
vision d’un FPR en embuscade et en préparation de coup d’État, handicapent l’avenir des accords et la confiance qu’il est nécessaire d’avoir
dans les parties négociantes. Par ailleurs, la lecture ethniciste est plaquée
sur l’ensemble des pays de la région, au point par exemple de parler
d’« alternance ethnique »616 au Burundi. Le risque d’extension des violences ethniques est posé à de nombreuses reprises dans la note compte
tenu du « réflexe ethnique propre à cette région » : « De dramatiques

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(1990-1994)

réactions en chaîne ne sont pas à exclure »617, résume le rédacteur qui
conçoit cette donnée comme indépassable. L’objectif des accords apparaît alors en complet décalage, comme si la France avait déjà renoncé
à soutenir leur application. Si elle joue « un rôle de stabilisateur pour
l’ensemble d’une région […], ses intérêts limités demeurent cependant
limités (sens de la phrase ?, CE) »618.
La fiche de mai 1994 portant sur la « Région des grands lacs africains : les origines de l’antagonisme intercommunautaire »619 expose
elle aussi une analyse dominée par l’approche ethniciste qu’aggravent
d’autres facteurs.
Figées par le colonisateur, les représentations sociales du Rwanda et du Burundi
sont aujourd’hui caractérisées par une fracture ethnique conflictuelle aggravée
par une surpopulation extrême (autour de 250 habitants au km2), un problème
agraire aigu (cultures intensives et conflit éleveurs-agriculteurs), le surarmement
de partis et milices bénéficiant souvent d’appuis régionaux et des projets de
société opposés620.

La conclusion rappelle cependant qu’il « serait sommaire de réduire
les conflits de la région des grands lacs à de simples conflits ethniques
opposant “tutsi” et “hutu” »621. Un document placé en annexe dément
radicalement cette analyse qui semble nuancer l’approche ethniciste.
Deux photographies sont placées en vis-à-vis, l’une en couleur montrant « Juvénal Habyarimana (ex-pdt du Rwanda) », vêtu d’un costume
civil, sur fond de verdure, le visage serein émergeant en haut de l’image,
la second désignant « Paul Kagame (chef militaire du FPR), en uniforme et coiffé d’une casquette militaire, ramené au bas de l’image cette
fois en noir et blanc, avec un soldat armé en arrière-plan, l’expression
du visage presque effrayante. Une légende se succède, « Type Hutu »
pour la première image, « Type Tutsi » pour la seconde.
Ainsi le 25 mai 1994 comme il est possible de dater précisément
la fiche622, le SGDN fait parvenir à la présidence de la République
(« État-major particulier. 2 ex. à l’attention du général de corps d’armée
Quesnot »), au cabinet militaire du premier ministre et à de nombreux
correspondants du ministère de la Défense, un document au substrat
clairement racialiste. Ce racialisme a créé, au Rwanda, les conditions
du génocide des Tutsi que le gouvernement, par la voix d’Alain Juppé, a
reconnu le 16 mai précédent. On ne peut donc que s’interroger sur les

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

chaînes d’information descendant des autorités de la République vers
les agents de l’État, sur le lien entre de telles conceptions au plus niveau,
et la défaite de la politique française au Rwanda.

7.2.3 Turquoise. Rapports de fin de mission, analyses à mi-parcours et retours d’expérience
L’opération Turquoise amène, comme toute opération militaire, la
production de rapports par les commandants des différentes unités engagées, ainsi que par son responsable. Mal définie à l’origine, très délicate dans sa planification, périlleuse et éprouvante pour celles et ceux
qui l’effectuèrent, elle s’y trouve analysée souvent succinctement et d’un
point de vue essentiellement opérationnelle.
étant un genre imposé – le chapitre 5 l’a rappelé –, le rapport de fin
de mission correspond à des codes assez stricts. La grande majorité des
rapports en question expose les données techniques de l’opération et ne
prononce pas de jugement sur le sens et la finalité de la mission. Si des
pistes sont évoquées, elles demeurent ouvertes, sans réponse…. Ainsi le
rapport du chef du COS, le colonel Rosier mentionne-t-il « le problème
de fond du Rwanda, qui est une question de perspective historique et
de conscience humaine », mais ne souhaite pas y « s’arrêter »623. En
regard du rapport du colonel Rosier, celui d’un autre officier supérieur
des opérations spéciales, le capitaine de frégate Marin Gillier624 avoue,
sans pour autant développer sa pensée, ne pas pouvoir terminer son
rapport « sans dire la difficulté à remplir cette mission pour les hommes
sur le terrain face à l’extrême détresse que nous avons croisée, et les problèmes de conscience ainsi engendrés »625.
Enfin, une dernière variation dans le genre que constitue le rapport
de fin de mission est constituée par le rapport d’étonnement, mémoire
dans un style assez libre qui vise moins le bilan précis que l’ouverture
d’une réflexion. C’est dans cette catégorie qu’il est possible de classer le
rapport rédigé par le lieutenant-colonel Lebel qui dirige le renseignement de la force Turquoise626. Il convient d’y insister bien que le chapitre l’ait déjà signalé. L’officier supérieur brosse dans un style plus libre
que celui des rapports précédents, un tableau assez riche du fonctionnement du PCIAT, de ses difficultés ponctuelles à intégrer un renseignement très volumineux, et en particulier de la difficulté à transmettre

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ce renseignement du fait des limites des systèmes de communications.
Ce rapport s’inscrit dans l’évolution de la fonction du renseignement
militaire en France, en général, et dans l’armée de Terre en particulier
qui a regroupé l’ensemble de ses moyens de renseignement et de guerre
électronique en 1993. Il atteste, enfin, à son niveau, du caractère de
laboratoire militaire de l’opération Turquoise.
7.2.3.1 le rapport du colonel sartre.
un paradoxal espace de liberté
Le rapport du colonel Patrice Sartre, datée du 17 août 1994 à Kibuye627,
diffère de tout ce qui a été produit en fin de mission Turquoise. Chef du
Groupement Nord (ou « Groupement Novembre ») du Groupement interarmes au Rwanda (GIAR), l’officier supérieur par ailleurs commandant
du 1er RICM, souligne pour commencer le problème du renseignement
militaire ou URH, soit « leur incapacité à communiquer avec les troupes
avec lesquelles elle[s] doi[ven]t coopérer »628. Il souhaite aussi alerter sur
sa nécessaire professionnalisation impliquant une vérification rigoureuse
de l’information fournie aux unités629. Son analyse peut s’appliquer à la
fausse information de l’existence de « maquis » du FPR infiltré630.
Il salue, en second lieu, le travail de la gendarmerie, l’activité des prévôts
et la présence d’un officier de cette arme, qui « doit être considérée comme
absolument nécessaire, tant comme conseil juridique du chef de corps dans
ses responsabilités territoriales, que comme organisateur des nombreuses
opérations de maintien de l’ordre et de sécurité des voyages et meetings officiels organisés par le groupement, indépendamment des tâches prévôtales
dévolues à un éventuel commandant de brigade prévôtale »631.
Ce développement est à mettre en relation avec la compréhension,
par le colonel Sartre, de la logique des massacres de la population civile
et des moyens de les arrêter632, sans réserve de pouvoir, comme il le
confie, « démêler l’écheveau des réseaux de banditisme et de le distinguer des structures Interahamwe et des infiltrations FPR » : « Très
vite, le Chef de corps du GIAR acquerra des massacres des Tutsi une
compréhension suffisante pour y mettre un terme par la simple action
psychologique ». Le colonel Sartre est l’unique rédacteur, parmi les auteurs des rapports de fin de mission, à insister sur l’identité principale
des victimes. L’action psychologique aurait pu être redoublée si le chef

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

de corps « avait bénéficié d’une station FM telle qu’il l’a décrite dans
son rapport de fin de mission en Bosnie, et dont il a fourni au SIRPA
une définition technique ainsi qu’un devis détaillé dès le mois de février 1994 ». Insistant sur l’importance d’une action appropriée sur le
terrain, il tire des enseignements pour le futur :
Fondement de ce type de gestion de crise, les relations avec les populations restent
un domaine à large marge de progrès tant dans la conception (être efficaces sans
être taxé de colonialisme), que celui de la coordination et de la conduite par la
cellule Affaires civiles, qu’enfin dans celui de la formation des officiers633.

L’insistance portée à la gendarmerie indique l’attention du colonel
Sartre pour les procédures régulières, le contrôle du droit mais aussi,
probablement, pour les capacités opérationnelles de la gendarmerie,
notamment en matière de lutte contre les actes de génocide. Une telle
présence de la gendarmerie compense également, par les ressources de
ce corps, l’absence de directives claires comme l’officier le relève dans
un passage sans euphémisme :
Ce n’est pas en cours d’action qu’il fallait avoir des états d’âme sur les fondements de notre autorité sur la ZHS. Mais, cette opération terminée, il faudra
tâcher de mieux les définir pour l’avenir et de les inclure dans les programmes de
formation des officiers. La doctrine sur laquelle se fondait Turquoise était, dans
ce domaine, nettement moins élaborée (mais il est vrai beaucoup plus souple)
que celle mise en œuvre dans le cadre de l’ONU. Il n’est pas possible de se retrouver seul sur le terrain sans aucun texte de référence permettant de guider son
action. Toutes les hésitations, tous les dérapages et toutes les exploitations médiatiques sont alors à craindre, sans qu’aucun texte ne vienne, après la catastrophe,
protéger la victime de son seul zèle et de sa seule bonne volonté. La présence d’un
officier de Gendarmerie parmi les officiers de liaison a constitué pour le chef de
Corps un irremplaçable atout dans l’appréciation quotidienne de ses limites.634

Le colonel Sartre ne précise pas quel type de texte de référence serait
nécessaire à l’accomplissement de la mission. On peut envisager qu’il
puisse parler de la nature des massacres qui ont été qualifiés précédemment, par le Conseil de sécurité, de génocide, qui appellerait alors des
instructions précises sur les actions à mener et, éventuellement, sur la
possibilité d’appréhender les coupables sous l’autorité de police judiciaire qu’il recommande. On relève la critique nette, bien qu’implicite,
sur le fait que la mission Turquoise, bien qu’inscrite dans un cadre onu-

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(1990-1994)

sien et approuvée par le Conseil de sécurité, est bien loin de respecter
les standards en la matière. L’indécision qu’il relève concerne l’ensemble
de la mission, qualifiée dès la première page de son rapport comme
« projetée avec maladresse, engagée avec prudence et retirée avec progressivité »635.
Cette appréciation critique vise la définition de la mission qui,
comme on l’a vu, a été pensée comme une opération militaire, notamment auprès du chef de l’État puis lancée comme une opération humanitaire voulue par le premier ministre. Cette réalité explique l’« absence
de textes de référence » relevée par le colonel, mais aussi des situations
de méfiance voire d’hostilité émanant de l’état-major du général Lafourcade pour un chef de corps manifestement trop lucide sur les impasses de la mission : « Des contacts personnels plus fréquents de chef à
chef auraient permis d’établir plus vite et plus intimement le climat de
confiance nécessaire à la complicité dans l’exécution »636.
Le colonel Sartre est particulièrement sévère avec le « grand échec de
Turquoise, l’action humanitaire aura été inadaptée et insuffisante, ne
répondant pas aux besoins de la population et privant la gestion de crise
d’un outil privilégié ». Il ajoute : « La cellule Affaires civiles, incompétente à aider les Groupements dans les affaires proprement civiles (administration provisoire, conseil juridique,…) se révélera impuissante à
susciter les moyens humanitaires réclamés sur le terrain »637. Le constat
d’un tel échec, si clairement exposé, se fonde sur l’absence de ressources
de nature humanitaire déployées précocement sur le terrain, la priorité
étant d’engager les meilleures unités de combat de l’armée française,
avec le COS, la Légion et les troupes de marine conventionnelle. Les ressources disponibles étaient donc au départ surtout militaires. L’officier
pointe le problème de la définition initiale de la mission, cette dernière
devant se réinventer en opération humanitaire sans moyens véritables
ni consignes claires. Sa réussite a dépendu des capacités d’adaptation et
d’initiative du commandement et des hommes sur le terrain. Le colonel
Sartre insiste sur la nécessité de s’appuyer rapidement sur des administrations sûres, à savoir non impliquées dans le génocide des Tutsi. Il
défend son choix d’en appeler à une rapide rétrocession de la zone aux
autorités nouvelles de Kigali.
La position du colonel Patrice Sartre et les critiques qu’il développe

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

dans l’opération Turquoise sont déjà perceptibles dans ses échanges
avec l’amiral Lanxade lorsque ce dernier se rend sur la zone Turquoise.
Plusieurs réunions ont lieu dont une avec l’état-major du Groupement
Nord. À la suite des exposés de ses subordonnés, le colonel Sartre relève
les limites de l’opération et met en garde le chef d’état-major des Armées
sur les risques d’engrenage qu’elle comporte, renvoyant à la situation de
la France au Rwanda entre 1990 et 1993. L’échange est filmé par les
opérateurs de l’ECPA, sous forme de rushes, que la Commission de
recherche a intégralement transcrits. On y constate une tension manifeste qui monte entre les deux militaires, l’amiral Lanxade cantonnant
ses propos à des généralités alors que la situation paraît inextricable.
Voix off [Sartre]638 : Le premier problème, actuellement, le PAM [Programme
alimentaire mondial] qui arrive à Bujumbura, il y aurait même 1 million de
personnes qui consomment toute l’aide. Deuxième problème, un problème de
timing, c’est ce que m’a dit le responsable.
Apparté Lanxade-Roques [inaudible]
Lafourcade : Passage de [inaudible / question sur le parachutage]
Sartre : En drop, aucun terrain possible dans la région, en parachutage il n’y
a aucune possibilité parce que les habitations sont beaucoup trop denses pour
prendre ce risque, on ne peut qu’avoir de la casse, ou alors dans de très rares
zones, mais il n’y a pas de moyens d’accès pour ramasser ce qui a été parachuté.
Lafourcade : Le COS en a fait deux, réussis, mais c’est plutôt symbolique, faut
dire mais y a en a [inaudible] avec la population tout autour, bien organisée,
qui applaudissant, à la limite, on aurait pu y aller en camion.
Roques : On est dans [inaudible]. Sur le plan sanitaire ça va très bien mais on
sait que le choléra arrive, sur le plan alimentaire les gens sont affaiblis, on a des
risque sanitaires [inaudible]
Lafourcade : [inaudible] ça va bien se passer, le message est arrivé vachement
tard ici, au moins ici à l’arrière
Roques : C’est bizarre
Sartre : Je réponds à la question du général, je pense que nous sommes à quelques
jours que les gens commencent à rentrer chez eux, je ne parle que de cette région,
je ne parle pas de la ZHS. À Kibuye, on a réussi à faire partir un peu plus tôt,
ici pour d’autres raisons, ils sont plus hésitants mais je pense [que si] le FPR ne
fait pas de bêtises dans les deux jours, ils vont rentrer.
Stabenrath : il y a des actions que nous comptons mener sur la zone, que nous
avons commencé à mener ; c’est, d’abord, dans un premier temps rassurer la
population pour qu’elle ne soit pas soumise à des mouvements de panique qui
ne ferait qu’aggraver les problèmes à Cyangugu et au Zaïre. On est passé du
côté français [Sartre montre le nord] sur le terrain, maintenir des unités sur

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

le terrain pour créer des pôles de sécurisation pour que le jour et la nuit nous
ayons du monde sur la zone, et chaque section est responsable d’une zone qu’elle
patrouille en permanence et dont elle évalue aussi les problèmes humanitaires.
Pour suivre le désarmement, parce qu’il y a encore beaucoup d’armes et que
ces armes sont forcément une source d’insécurité, lorsqu’on saisit des armes, la
population participe à la saisie des armes parce qu’elle nous désigne les gens qui
possèdent des armes et elle se sent rassurée.
Ensuite, améliorer la communication pour couper le cou à un certain nombre
de rumeurs pour la plupart totalement fausses : quand on parle d’immenses
camps de concentration à la Pol Pot, le CICR nous a bien dit que c’était matériellement rigoureusement impossible, il faut quand même calmer les esprits.
Ce que nous voulons faire également, c’est d’appuyer la mise en place de structures locales, on est en train de lancer un comité d’initiative sur Gikongoro,
qui essaierait de relancer un peu la vie publique ; d’être un élément de contact
avec les ONG pour les informer des problèmes, et également être un élément de
contacts avec nous pour pouvoir étudier un éventuel mouvement des réfugiés
de retour vers l’Est. Nous avons des contacts avec les comités dans les camps
que nous prenons comme interlocuteurs, les Rwandais sont très organisés, ils
passent leur temps à s’évaluer [inaudible / organisation militaire] et ils savent
parfaitement comment ça se passe. Et aussi de soutenir les bourgmestres qui
sont restés en place parce que, curieusement il y en a un certain nombre qui
sont restés, notamment de tendance PSD qui se sentent pas trop menacés par le
FPR , et également favoriser la désignation de bourgmestres provisoires pour que
quelqu’un puisse s’occuper des problèmes de sécurité et éventuellement recréer
[coupe et reprise sur Lanxade]
Lanxade : De notre bonne volonté je dirais, et en même temps on voit comment
les choses se passent
Sartre639 : Je crois que le problème…., je, avant de répondre je rajouterais un
élément qui, moi, me préoccupe beaucoup, depuis trente-six heures, même pas,
c’est pour cela que je n’en ai pas rendu compte, mon général, excusez-moi amiral, nous sommes dans une situation néocoloniale, on ne va pas tarder à nous
le reprocher, concrètement sur le terrain qui pose des problèmes quotidiens sur
lesquels nous finirons bien par déraper sur l’un et l’autre un jour. On nous
demande de soigner des gens, pas de problèmes, sauf qu’on n’a pas grand-chose
pour les soigner, on nous demande de les nourrir, on n’a rien pour les soigner,
jusque-là tout va bien, on nous demande d’empêcher les massacres ça suppose
quand même l’usage éventuel des armes, ça peut prêter à critique, mais enfin
tant qu’on est dans la mouvance de l’émotion ça passera.
[Voix off Lanxade ?] : On a un mandat
Sartre : On nous demande d’empêcher les pillages, déjà, à la limite, puisqu’on
est dans la défense des […]
Mais on nous demande maintenant d’enquêter sur les vols, sur les pillages,

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

enquêter sur les meurtres, et on ne le fait pas.
Mais le pays ne va pas pouvoir vivre longtemps avec cette absence totale d’administration, en particulier l’administration communale
Alors nous allons nous retrouver, nous sommes déjà depuis deux jours, c’est-à-dire
depuis que les grands moments d’émotion sont passés, nous sommes dans cette
situation où si nous n’avançons plus, le pays va continuer à évoluer, va évoluer
sans nous, et en particulier nous allons créer un vide qui va de fait attirer le FPR,
c’est d’ailleurs déjà ce que disent les bourgmestres : « il faut que le gouvernement
vienne, il faut qu’il nous envoie une gendarmerie, il faut qu’il nous envoie une
police, nous voulons des préfets ». Et en même temps, et si nous faisons ce pas que
tout le monde nous demande de faire, nous rentrons dans le domaine que nous
avons vécu dans les années précédentes, dans l’armée française où […]640
Lanxade641 : L’administration […]
Sartre : La MINUAR, comme la plupart des forces de la paix, ont toujours
agi en présence de l’administration. [voix off CEMA : Oui, tout à fait]. Moi
je vois bien le schéma de la MINUAR arrivant, l’administration […] se mettant en place. Ceci dit l’administration, on peut l’avoir de deux façons, il y a
deux aspects ; il y a l’aspect communal, les communes ont une importance très
importante, elles gèrent une très grande partie de la vie publique contrairement à ce qui se passe en France, et je crois que là nous avons mis en place un
certain nombre de gens reconnus par la population, qui quelquefois avaient
tenu ces fonctions avant, je pense que là on peut faire le premier pas qu’ils nous
demandent c’est à dire de les mettre en relation avec le FPR.
Lafourcade : Moi mon idée, c’est de dire « oui », mais tout ça en limite de la
ZHS. Je vois mal cautionner, si vous voulez, politiquement [Lanxade : il faut
faire très attention] un feu vert du FPR [pour] [voix off Roques ? : et que ça
déclenche des exodes]
Sartre : De toute façon l’exode vous l’aurez un peu plus tard, vous l’aurez un
peu plus tard.
Je crois que nous, nous avons la possibilité de faire que ces premiers contacts
entre les gens en face du FPR se passe dans le calme
Lanxade : Bon, il faut réfléchir [visage tendu de l’amiral, expression fermée]
Ceci étant, le souci que j’ai, quand Dallaire, bon, Dallaire, son idée c’était de
mettre deux compagnies pour tenir l’ensemble de la zone Gikongoro [Sartre
intervient, voix off : « stratégiquement non »] alors il va arriver avec une
compagnie. Donc moi, je suggère que dans un premier temps, […] on lui passe
une partie de la zone, il faut qu’il y ait un transfert assez clair si vous voulez,
qu’un jour, vous ou bien quelqu’un d’autre dise à la MINUAR : « maintenant
c’est vous, vous récupérez cette partie de la zone », et vous quittez les lieux, cette
partie de la zone.
Sartre : Cela dit, c’est pas beaucoup moins que ce qu’on a (MINUAR)
Lanxade : Il va arriver avec une compagnie le 7.

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(1990-1994)

Lafourcade : Une compagnie le 7, c’est-à-dire, amiral, vous avez deux secteurs compagnies actuellement, l’idéal serait qu’il ait un secteur complet à la
MINUAR avec le chef de la MINUAR en liaison avec [Ruhengeri]
Roques : Mais alors, est-ce pour faire le lit de la MINUAR correctement, il va
y avoir une compagnie qui va arriver d’abord, il faudra qu’il y ait une petite
période où la compagnie sera dans les deux secteurs et travaillera avec nous,
parce qu’on a vu ça avec les Sénégalais […]
Lafourcade : Non
Lanxade : Je n’ai pas très envie de cela, je n’ai pas très envie de cela, parce que c’est
vrai que parce que la situation très très incertaine. Notre intérêt, c’est d’avoir des
choses un peu, assez claires […] là je crois qu’il faut, moi je préférerais beaucoup
[…] vous avez encore une petite semaine pour y réfléchir mais je préférerais
beaucoup, qu’on leur dise : bon, vous arrivez avec une compagnie, vous prenez
le secteur sud, ou le secteur nord, je ne sais pas, c’est à vous de décider, sachant
qu’après ce sera Kibuye et ce sera Cyangugu, vous décidez lequel vous donnez, et
puis vous vous retirez, alors peut-être qu’ils peuvent envoyer une équipe avant
pendant deux trois jours, 24 ou 36 heures…
Stabenrath : Le futur commandant du bataillon est passé ici […]
Lanxade : Et quelle impression il vous a fait ?
Stabenrath : très bonne
Lanxade : Mais vous voyez, il faut voir il faut qu’on montre que le gouvernement français […]
Ce sera surtout vrai pour la première fois qu’on le fera.
Et j’ai également ce problème vis-à-vis du gouvernement français. Il faut savoir
que dès qu’on aura fait ça, ou on nous dira « faites vos valises ».
À partir de là, il faut regarder, mais vous voyez bien quel est mon souci.

Entre le colonel Sartre et l’amiral Lanxade, deux conceptions de l’injonction de regarder s’opposent manifestement. Le premier s’applique à
regarder la réalité du terrain, qui est d’une difficulté sans nom, le second
s’emploie à faire voir une réalité attendue. Entre les deux commandants s’opposent la connaissance de terrain, l’intelligence des situations,
l’épreuve du génocide. Car l’opération Turquoise, sur le terrain, montre
un engagement, un sacrifice même, des officiers et des soldats, des médecins et des infirmiers pour tenter de réussir la mission humanitaire.
7.2.3.2 l’observatoire des activités opérationnelles
À mi-parcours de l’opération Turquoise, certaines analyses de perspective sont produites dont celles de l’« Observatoire des activités opérationnelles » de l’état-major des Armées. Quatre fiches sur Turquoise642

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

sont rédigées par le lieutenant-colonel Aubert643. Deux sont strictement
techniques, concernant le « commandement » et la « planification ». Les
deux autres contiennent des informations et des analyses plus approfondies sur la « mission Turquoise ». La fiche « Mission humanitaire »
expose les points suivants qui sont retranscrits in extenso :
L’orientation initiale de la mission Turquoise comportait deux volets, un volet
humanitaire au sud (CYANGUGU) et un volet militaire au nord (GOMA)
avec une action éventuelle vers Kigali644.
La mission est devenue essentiellement humanitaire.
Constatations :
– l’importance des forces semble exagérée pour une mission humanitaire 2 500H
et 12 avions de combat.
– l’armement est-il adapté à ce type de mission ? Avons-nous l’armement adapté ? (exemple : les roquettes des avions sont à charge creuse, plus adaptées contre
des chars que contre des troupes au sol).
– l’effort a été porté sur le nord (GOMA) alors que les actions se mènent à partir
du sud. Il a été envisagé de placer l’EMMIR à GOMA alors que finalement il
a été placé à CYANGUGU (il n’a fonctionné que le 04 juillet au soir, soit 14
jours après le début de l’opération).
– le bataillon de soutien logistique est l’une des dernières unités à arriver sur le
terrain. Il y a des problèmes de distributions de ravitaillement aux populations
bien que 37 tonnes de médicaments aient été délivrés par la force Turquoise.
D’autres problèmes sont liés aux ONG et ne dépendent pas directement de nous.
La fiche « Guerre électronique » soulève également des points cruciaux :
Les actions en matière de guerre électronique ne sont pas mentionnées :
– ni dans l’ordre d’opération
– ni dans la directive particulière
– ni dans l’ordre d’opération n° 1 du COMFORCE
On constate que la radio dite des « mille collines » incitant aux massacres et
antifrançaise (émettant à Kigali) n’a pas été l’objet d’une action quelconque en
date du 05 juillet (brouillage, destruction,…).
Les comptes rendus des missions exécutées en ex Yougoslavie font tous état de
l’importance de l’impact des moyens de radio et de télévision sur la population
dans le cadre des missions humanitaires.
Le 07 juillet au matin, le COMFORCE demande au COIA des instructions
sur un brouillage éventuel de cette radio.
Nous disposons dans l’Armée de Terre et dans l’Armée de l’Air de 5 brouilleurs de 500 W et 1 brouilleur de 1 KW aérotransportables et qui seraient
vraisemblablement capables de brouiller voire de remplacer l’émetteur des
mille collines.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.2.3.3 la conférence du colonel salvignol,
la note de roland marchal
Le 11 octobre 1994, une séance de présentation de l’opération Turquoise est organisée pour le ministre de la Défense645. Le colonel Salvignol
en est l’un des orateurs. Le texte écrit de sa conférence insiste sur les
nouveautés opérationnelles de l’opération. Mais il dresse dès l’introduction le cadre qui est le sien, celui d’un « véritable génocide » qu’il définit
précisément et avec rigueur.
La guerre civile, réveillée par l’assassinat du président rwandais le 6 avril 1994,
a eu pour conséquence un véritable génocide perpétré par certaines unités militaires rwandaises (Garde présidentielle) et par les milices hutues à l’encontre de
la minorité tutsie de la population ou de certains cadres hutus modérés. Aussi,
invoquant la nécessité de les secourir, les forces du FPR ont-elles envahi en deux
mois de combat toute la partie est du pays, jusqu’à la ligne Ruhengeri-Shyorongi, au nord, et Kigali-Gitarama-Nyanza, au centre646.

Un bilan de l’opération Turquoise est présenté, qui note qu’elle « a mis
fin aux massacres perpétrés au Rwanda et a permis d’assurer la protection
de la population dans la zone humanitaire sûre, ainsi que la transition
avec la MINUAR II dans de bonnes conditions »647. La partie « Commentaires et interrogations » s’achève sur le constat d’une formation, « militaire
et morale » qui permet d’expliquer la capacité d’adaptation de militaires
confrontés à des situations qui dépassent tout ce à quoi ils ont été préparés,
obligés de penser une mission aux contours imprécis. L’objectif d’« arrêt
des massacres » se heurte à la réalité d’un terrain que contrôlent encore
massivement les responsables du génocide tandis que se poursuivent les
tueries contre les Tutsi648. Si, comme pour le colonel Tauzin, un affrontement armé avec le FPR demeure possible (et souhaité), pour l’essentiel des
officiers et de leurs soldats, la priorité s’impose, une fois la réalité comprise,
d’intimider les génocidaires et de désarmer les milices. L’imprécision du
mandat permet des initiatives de cette nature, autorisées et couvertes par le
général Lafourcade qui se révèle un commandant d’opération déterminé à
réussir le volet humaniatire de la mission. La capacité de recentrer l’action
face au génocide, dans les limites du possible, est un défi pour les hommes
de Turquoise, un défi dont ils prennent, pour la plupart, conscience. Leur
capacité d’adaptation est mise à l’épreuve. L’opération est une épreuve dont
aucun des soldats, médecins, infirmiers et infirmières ne sort indemne.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Telle est la conclusion du colonel Salvignol.
Elle a aussi permis de montrer, s’il en était besoin, la qualité des
hommes qui ont été engagés, leur préparation et leur degré d’adaptation à une situation militaro-humanitaire qui n’aura cessé d’évoluer
entre le « tout militaire » et le « tout humanitaire ».
Ceci est en grande partie la conséquence de la formation, militaire et
morale, dispensée aux cadres dans les différentes écoles de nos armées.
L’incompréhension est totale alors quand les premières critiques
s’abattent sur Turquoise. Un chercheur du CNRS, consultant au CAP,
rédige à chaud une critique sévère de la « diplomatie préventive » qui
s’est révélée, pour le Rwanda, un échec complet. L’« intervention
militaro-humanitaire » sanctionne cet échec. Pour Roland Marchal,
les autorités françaises maintiennent une ambiguïté constante sur les
objectifs de la mission qui n’est sauvée de l’échec qu’à la faveur d’un
sursaut des troupes sur le terrain et de la décision des cadres, parfois
contre l’avis de Paris, de favoriser le transfert des administrations au
FPR. Faute de quoi, comme l’exprime le colonel Sartre à l’amiral Lanxade, le risque de néocolonialisme sera vite atteint :
Ce n’est que le 20 juillet lorsque le pouvoir intérimaire s’effondre, que les troupes
françaises mettent réellement en application les lois internationales et ont une
attitude moins ambiguë par rapport aux cadres administratifs locaux. Les réticences quant à des visites de membres du nouveau gouvernement de Kigali vaudront d’ailleurs à l’armée française des déclarations assez fraîches du nouveau
premier ministre rwandais sur une seconde colonisation. Il faut mentionner,
pour le plus grand mérite de nos militaires, les tentatives d’établir çà et là des
structures alternatives qui sont assez proches dans l’idée des comités de paix sudafricains dont le travail est remarquable jusqu’à aujourd’hui649.

Une analyse manuscrite non signée, accompagnant une copie de la
note du chercheur dans les archives des Armées, rejette en bloc les critiques, sans étrangement relever ces éléments laudateurs. Il apparaît que
l’opération Turquoise, comme l’engagement de la France, ne puisse faire
l’objet d’examens sur le fond, passé un temps bref de bilans critiques.

7. 2. 4 Un temps de bilans critiques sitôt refermé
Des bilans critiques de la politique de la France en Rwanda sont,
en effet, esquissés dès la seconde moitié de l’année 1994. Mais ils sont
rapidement interrompus.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.2.4.1 au sgdn. brève enquête auprès du général lafourcade
Les archives du secrétariat général de la Défense nationale conservent
le compte rendu d’un entretien avec le commandant de l’opération Turquoise650. Il est en effet indiqué que le 26 octobre 1994, le lieutenantcolonel Olivier Tramond, expert « Afrique Centrale » de la direction de
l’évaluation stratégique a rencontré le général Lafourcade à Toulouse.
Deux thèmes principaux ont été abordés selon le rédacteur, « – les enseignements de l’opération “Turquoise” et, notamment, ses conséquences
sur la position française dans la région des grands lacs africains et son
caractère transposable à d’autres théâtres, – la pertinence du concept de
force interafricaine, pour le règlement des crises en Afrique ».
Selon les propos du général Lafourcade rapportés par l’expert du
SGDN, « la tragédie rwandaise marque sans conteste un recul de la
position française au Rwanda », et le commandant de l’opération Turquoise explique cette situation par de graves erreurs d’analyse de la
France au Rwanda : elle, « qui a favorisé le processus d’Arusha, n’a pourtant ni su déceler à temps la dérive autoritaire du régime du président
Habyarimana, ni se démarquer rapidement et nettement, après l’attentat
du 6 avril 1994, du gouvernement intérimaire hutu »651.
S’agissant de l’opération Turquoise elle-même, il a souligné que « les
deux facteurs déterminants de son succès technique ont été autorisés
par la Résolution 929 du Conseil de sécurité : ces deux facteurs sont le
commandement national et l’autorisation de la force »652.
7.2.4.2 au cap, au ministère des affaires étrangères
La note critique de Roland Marchal, « Une lecture de l’opération
Turquoise au Rwanda »653, ne porte pas seulement sur l’intervention
militaire et les obscurités qu’elle soulève. La critique de la diplomatie
française, si elle est plus brève, n’en est pas moins sévère.
La France connaît le Rwanda pour s’y trouver depuis longtemps ;
elle n’a pas su prévenir la crise, elle n’a, pas plus que la communauté internationale, tiré les leçons de situations ou expériences proches
(Mogadiscio par exemple, où l’on pense qu’une remise en ordre rapide
aurait évité des massacres par les milices). Enfin après la mort du président Habyarimana le 6 avril, la fermeture de l’ambassade de France

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

(le 12 avril) et jusqu’au début de l’opération Turquoise le 22 juin,
la « longue période d’observation », c’est-à-dire l’absence sur le terrain, n’a pas permis d’intervention politique. Aussi l’auteur parle-t-il
d’« échec de la diplomatie préventive »654, et de ce qu’il voudrait voir
mettre en place.
Cet échec ne manifeste pas l’aveuglement de la France, qui n’a pas
analysé la succession des massacres, ni vu la mise en condition des populations contre les Tutsi par les cadres de l’administration, des bourgmestres aux préfets soutenus par les milices et les radios de propagande.
Cet aveuglement explique que la France ait « démonisé » le FPR, considéré comme un ennemi, et a masqué les violences à l’intérieur, les massacres ethniques et ceux des opposants, malgré les alertes données par
les différentes enquêtes sur les droits de l’homme et notamment celle
de 1993. « Faut-il voir dans notre aveuglement les conséquences d’une
politique ou d’une méconnaissance radicale de l’histoire politique de
cette région occultée par le fait francophone ? »655. L’aveuglement, en
tout cas, est jugé « total » :
Cela montre que notre appareil diplomatique n’a pas du tout fonctionné. Il
faut essayer alors d’en tirer les conséquences. Certaines, les plus importantes,
sont d’ordre politique et ne relèvent pas de cette note. D’autres sont d’ordre
quasi institutionnelles et devraient faire l’objet d’une évaluation par les services
compétents. Il paraît d’ores et déjà évident que la cellule de crise doit avoir ses
moyens renforcés en disposant par exemple d’un volant de diplomates qui, en cas
d’alerte, seraient disponibles pour soutenir l’ambassadeur en poste. Les relations
avec l’Ouganda, les États-Unis et d’autres acteurs étatiques auraient justifié
la présence et l’appui d’un autre diplomate qui aurait également pu contenir
l’hostilité très marquée du FPR et de l’opposition à notre ambassadeur à Kigali.
1 % du budget de l’opération Turquoise affecté à une ligne budgétaire consacrée
à la diplomatie préventive aurait plus que suffit pour empêcher ce désastre656.

La défaillance de la diplomatie à l’échelle européenne s’est révélée un
caractère aggravant pour l’échec de la diplomatie préventive : « L’attitude de nos alliés européens a été tout à fait impropre à cette situation
de crise »657. Lors de futures crises, avance Roland Marchal, l’Union
européenne et l’Union de l’Europe occidentale (pour les aspects militaires) doivent être mobilisées. Il appelle à « une campagne d’explication sur ce thème afin de ne plus assister à un débat sans conclusion lors
d’une prochaine intervention ». Il insiste :

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

L’Europe ne peut pas simplement ignorer cette nouvelle réalité dans la gestion
des crises. Sa participation aurait permis de lever bien des équivoques, tout en
prouvant la fonctionnalité de certains dispositifs658.

Parallèlement à l’absence de l’Europe dans la crise rwandaise, un autre
acteur a manqué, les experts eux-mêmes. À travers eux, ce sont les alertes
qui auraient dû être prises en compte et qui ne l’ont pas été659. Pour
Roland Marchal, ils admettaient pour la plupart que se mettait en place
dès la fin de 1991, « un projet de déstabilisation du processus politique
par les proches du régime en utilisant le prétexte fourni par la guerre ».
La tentation est courante en Afrique, estime-t-il. « Mais au Rwanda, les
moyens mis en œuvre et les buts visés auraient dû susciter inquiétudes et
réactions appropriées »660. Les alertes ont été ignorées. Pour quelles raisons ? Le chercheur pose des questions de méthode intellectuelle comme
d’éthique de l’action tout à fait essentielles à l’époque donnée. Il raisonne
à partir d’une expérience concrète qui appelle le jugement critique. Celui-ci est capital pour une démocratie si elle ne veut pas répéter les erreurs
du passé, si elle veut faire des échecs la base des renouveaux :
Si de tels rappels sont faits, c’est moins pour blâmer ad nauseam un échec sanglant de notre diplomatie que pour suggérer de prendre en compte les éléments
cardinaux d’une montée en puissance de la violence. Une diplomatie préventive
ne peut œuvrer que si elle a identifié et hiérarchisé des variables clefs dans le
basculement vers l’affrontement violent. Faut-il voir dans notre aveuglement
les conséquences d’une politique ou des effets d’une méconnaissance radicale de
l’histoire politique de cette région, occultée par le fait francophone ?
Une dernière remarque s’impose et concerne la gestion parisienne de telles crises. Les
personnes en charge de ces dossiers sont déjà en temps ordinaire débordées par leurs
activités. Aussi, il est fort possible et humain que les réactions aient quelque peu
tardé, même lorsque certains clignotants d’une crise se sont allumés car la précédente
venait à peine de s’achever. Sans aucunement méconnaître les capacités des membres
de la cellule de crise, il faudrait examiner plus sereinement ce problème et lui trouver
une meilleure solution. De la même manière, il faudrait également investir dans une
formation ou une sensibilisation de nos diplomates à la diplomatie préventive : 5 %
du budget de l’opération Turquoise aurait donné au Département des moyens considérables pour épauler un traitement plus dynamique de cette crise avant le 6 avril
ou le 22 juin, et peut-être épargner la vie de centaines de milliers de personnes661.

Les alertes mal comprises signalaient pourtant des mécanismes de
violences extrêmes qui installaient des processus très inquiétants. Les
descriptions qu’en donne Roland Marchal présentent des situations
annonciatrices d’un génocide contre les Tutsi :

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

La liste des événements qui s’inscrivent dans cette stratégie serait longue : il faudrait
commencer par les incidents de Murambi en novembre 1991, suivis en mars 1992
de massacres de Tutsi dans la zone du Bugesera, puis après d’autres incidents durant
l’été, c’est à la fin 1992-début 1993 que des violences extrêmes éclatent dans la préfecture de Gisenyi. Dans tous ces cas, il y a une mobilisation qui se déroule toujours
grâce à une mise en condition des populations locales non seulement par les bourgmestres, sous-préfets, préfets ou les notables de l’ex-parti unique, mais également par
la radio et l’utilisation sur une grande échelle des milices du parti présidentiel dont
le monopole est contesté par l’ouverture politique662.

Le Rwanda est « le drame absolu »663, tardivement pris en compte
par l’opinion qui a été davantage marquée par l’épidémie de choléra
que par le génocide. L’intervention militaro-humanitaire a été montée
à cause de l’échec de la diplomatie. Le bilan qu’en fait le chercheur est
nuancé. Il apparaît moins critique des erreurs de Turquoise que de la
faillite diplomatique. Il questionne l’envoi de forces spéciales pour une
opération humanitaire, la mise en place de la ZHS, les relations avec les
ONG. L’interrogation sur la neutralité de l’opération est sous-jacente.
L’intervention de départ de ces troupes d’élite n’est pas pour autant
à mettre au débit de Turquoise : ce sont des militaires aguerris, bien
entraînés et qui savent éviter de « commettre des actes inconsidérés »664.
L’avantage par rapport à des forces de l’ONU, est que leur mise en
place est plus rapide que celle de casques bleus qu’il faut d’abord protéger avant de les faire agir : ce choix était donc bon. Cependant, sur
le terrain, les débuts sont tendus et maladroits car ces militaires étaient
marqués par l’habituel discours politique anti-FPR, qui était l’ennemi
à vaincre, avant de comprendre que leur mission était humanitaire. En
outre, leurs relations avec les FAR et les autorités génocidaires étaient
problématiques mais inévitables, surtout dans ZHS.
La notion de zone humanitaire sûre a sa place dans le droit international comme « couloir humanitaire ». La ZHS a été critiquée pour sa
localisation, en territoire rwandais, dans une région en grande majorité
peuplée de Hutu ce qui a fait d’elle, pour les détracteurs, un « réduit
des tueurs665 » dans laquelle le désarmement n’a été efficace qu’à partir
de la chute du GIR. Même si elle n’a pas été toujours à la hauteur des
attentes, l’auteur voit en elle une construction utile, et il salue le fait
que les militaires ont su mettre en place des structures administratives
alternatives aux anciennes666.

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(1990-1994)

La critique la plus nette concerne les relations des militaires de Turquoise avec les ONG, alors que la mission était humanitaire. Roland
Marchal reconnaît que les relations entre les deux ne sont jamais faciles
mais il regrette que la coopération entre l’armée et les ONG n’ait pas été
assez intense pour gagner en efficacité, et il en rejette la responsabilité
sur la première, peu ou pas formée aux missions humanitaires. Aussi
suggère-t-il la création d’une « spécialisation d’officiers humanitaires »667
qui feraient des stages dans les ONG pour mieux les comprendre afin
de mieux articuler leur travail. Alors que Turquoise a installé son antenne à Goma dès le premier jour et un EMMIR à Cyangugu, sans
doute influencé par les organisations humanitaires, Marchal regrette
que celles-ci n’aient pu imposer leur logistique que l’armée aurait dû
suivre668. Pour l’avenir, il suggère qu’une approche régionale soit élaborée pour favoriser les relations et utiliser les infrastructures des pays
frontaliers. Enfin le chercheur salue l’efficacité des liens entre les contingents français et le contingent interafricain, dont il doute cependant des
possibilités maintien dans d’autres cas de figure.
7.2.4.3 au ministère de la défense la das dans ses œuvres
Le directeur adjoint de la Délégation aux affaires stratégiques rédige
le 29 août 1994 une fiche sur le « Rapport, daté de mars 1993, de la
Fédération Internationale des Droits de l’Homme sur les violations des
droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 ». Le général
Wiroth relit cette enquête à la lumière du « génocide perpétré au Rwanda
après la mort du Président Habyarimana le 6 avril 1994 ». Il expose que
« les victimes étaient en général les membres des mêmes familles tutsi,
d’une attaque à l’autre. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1992 que les Hutu
inscrits dans des partis d’opposition et accusés, à ce titre, de complicité
avec les rebelles FPR furent eux-mêmes pris à partie ».
En tout état de cause, le rapport montre que c’est un système très structuré qui
a permis l’organisation de ces massacres [commis entre octobre 1990 et mars
1992]. Ce système serait également à l’origine du génocide perpétré au Rwanda
après la mort du Président Habyarimana le 6 avril 1994669.

Le 24 février 1995, une nouvelle note de Pierre Conesa, analyse « Les
mécanismes de reproduction des crises rwandaise et burundaise »670. Il
souligne que « la chronologie des explosions ethniques semble répondre

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

à un rythme politique assez particulier. Quand le pouvoir central s’affaiblit, il a tendance à instrumentaliser la question ethnique, et à provoquer les massacres. […] Le socio-ethnisme est devenu une pratique de
politique intérieure en Afrique ».
À la différence du directeur adjoint de la DAS, Pierre Conesa ne
mentionne pas explicitement le génocide des Tutsi. Il ne distingue pas
l’événement des précédents massacres précédents, il s’inscrit plutôt dans
la doxa fonctionnaliste en vogue chez certains spécialistes de l’Afrique
pour qui « les massacres jouent, de fait, le rôle de régulateur démographique ». Toutefois, il aborde « le caractère quasi scientifique de certaines tueries » dans lesquelles est perceptible « l’éminente responsabilité des hommes politiques ». De fait, il réintègre la dimension du fait
génocide et de sa différence radicale avec le massacre interethnique. Il
insiste sur « l’implication des structures administratives », « évidente par
exemple dans les massacres de cette année ». La « tragédie rwandaise »
qu’il qualifie ainsi pour la distinguer d’autres situations, notamment
burundaise où le basculement dans le génocide est empêché par la solidité – relative mais réelle – de l’État et de l’armée.
Il est donc essentiel dans ces pays [Burundi et Rwanda] que les forces soient
réduites à une dimension symbolique, aucun risque de conflit international
sérieux n’étant perceptible. La tragédie rwandaise oblige à s’interroger sur les
modes de coopération militaire les plus à même d’éviter ce genre de dérives671.

Pierre Conesa va plus loin et s’engage, dans une note datée du même
jour, dans un exercice d’« analyse a posteriori du déroulement de la crise
rwandaise tout au long de l’année 1994 ». Cette seconde production
du 24 février – auquel est associé le colonel Mourgeon, futur général
chargé en 1998 de la « cellule Rwanda » au ministère de la Défense
dans le cadre de la MIP –, propose une « Évaluation politico-militaire
de la crise au Rwanda »672, est une analyse « d’un genre nouveau ». Elle
engage un double examen, de « la spécificité de la crise rwandaise et
les moyens d’information étatique », et des « explications données à la
politique française dans les ouvrages postérieurs à la crise et à l’image
des différents acteurs », ouvrant la voie à d’importantes « réflexions sur
les outils de gestion de crise ». Cette troisième partie de l’analyse, sur
« les réflexions » se concluent sur un avertissement final :
Les auteurs n’entendent pas donner des leçons mais essayer de tirer quelques

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

éléments de réflexion. Ceux-ci pourront peut-être servir à empêcher l’explosion
d’une crise qui pointe chaque jour plus précisément, celle du Burundi. Il faut
malheureusement constater qu’aucun des éléments de reproduction des crises
dans cette région n’a disparu673.

Les deux auteurs renvoient aux annexes de leur note. L’une d’entre
elles présente une fiche sur les « “dix commandements du Hutu” tels
qu’ils ont été publiés en décembre 1990 par le journal extrémiste Kangura, dans un numéro historique dont la dernière page est consacrée à
une photo du président Mitterrand ainsi légendée : “Un véritable ami
du Rwanda” ». Et d’insister : « Les dix commandements sont extrêmement clairs ». Dans la note, les deux auteurs expliquent que ce fait,
comme le témoignage de Janvier Afrika, ancien membre des réseaux
Zéro, qui parla à la presse en octobre 1990, « se devaient d’attirer l’attention du poste de Kigali »674. De la même manière les « massacres plus
ou moins organisés annonciateurs de la tragique réalité de l’été 1994 »
auraient dû inquiéter davantage les diplomates en poste d’autant que
les alertes sur la gravité du rapport de la FIDH avaient été nombreuses
dont celle, comme le mentionne les deux auteurs, de l’historien JeanPierre Chrétien « dans un article de la revue Esprit de mars 1993 » sans
compter les fiches de la DGSE. La clairvoyance du service est ici saluée.
[Seule] la DGSE dans une note du 12 janvier 1994, a alerté les responsables sur
l’existence de la stratégie de provocation de milices Interahamwe (milices du parti
gouvernemental) contre les forces du FPR dans Kigali, et contre les Paras belges.
Elle attire l’attention sur les responsabilités particulières du CEMA des Forces
armées rwandaises. Par la suite, la DGSE fera régulièrement connaître la politique de blocage du Président Habyarimana, dans le processus de réconciliation,
les distributions d’armes à la population… (note du 24 février 1994).
Après l’évacuation de l’ambassade le 12 avril 1994, la DGSE continuera seule à
fournir des informations. S’intéressant d’abord au déroulement des hostilités, elle
attirera assez vite l’attention (note du 4 mai 1994) sur l’importance des massacres
commis surtout par les forces gouvernementales (sans oublier ceux commis, dans
une moindre proportion, par le FPR). La DGSE propose d’ailleurs à cette même
date, une condamnation publique sans appel des agissements de la Garde présidentielle et du colonel Bagosora, directeur de cabinet du ministre de la Défense675.

Les insuffisances du poste diplomatique de Kigali sont en revanche
sévèrement jugées, de même que la cellule de crise réunie à Paris.
Jusqu’à l’évacuation de l’ambassade de France à Kigali, le 12 avril 1994, une
focalisation dans les TD et les analyses du poste militaire, sur les sujets pouvant

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

intéresser les autorités gouvernementales françaises : ainsi le primat accordé aux
différentes évolutions des négociations d’Arusha, aux frémissements des dissensions internes au FPR, aux avancées ou reculs des lignes de front pendant les
reprises d’hostilités, a masqué totalement l’analyse sur les résistances du Président
Habyarimana dans l’application des différentes versions des accords, ou, beaucoup plus grave, la mise en place des réseaux et des milices responsables du futur
génocide. La crise a été pensée tout au long de sa genèse en termes trop strictement
politiques (le FPR contre Habyarimana, anglophonie contre francophonie…)
plutôt qu’ethniques et sociaux. Ainsi le gouvernement français offrira l’hospitalité à des personnalités qui se révéleront ensuite être des « VIP du génocide »
(Mme Habyarimana, Protais Zigiranyirazo « Monsieur Z », Fernand Nahimana l’idéologue du génocide, …). Lorsque l’ampleur de celui-ci sera connue,
les autorités politiques devront amalgamer toutes les personnalités du parti gouvernemental dans un même opprobre, suivant en cela l’analyse de la presse, faute
d’une connaissance fine du rôle des différents acteurs. De ce fait, le gouvernement
français a ainsi été privé d’interlocuteurs : ni FPR, ni personnalités gouvernementales. […]
La ligne de conduite du poste de Kigali doit se lire comme le résultat conjugué
de trois règles de conduites diplomatiques : la pratique d’une ligne diplomatique
habituelle (contacts d’abord avec les autorités), implicite en situation de crise
(peu de contacts avec l’opposition) ou affichée (pas de contacts avec le FPR). Les
carences qui en résultèrent, se révélèrent graves dans le déroulement de la crise,
quand il fallut envoyer deux missions, officielle et officieuse, pour rencontrer (enfin !) les responsables du FPR, alors que se mettait en place l’opération Turquoise.
Il apparaît donc utile quand se constitue une cellule de crise, d’associer, autant
que faire se peut, des personnalités expertes extérieures à l’administration dont
l’information ne dépende pas exclusivement des moyens gouvernementaux et
entretiennent des contacts avec les différentes parties en conflit (cf. annexe 4).
C’est là une technique assez généralement pratiquée pour la conduite de crises
dans d’autres grandes démocraties.

Sur la base d’ouvrages critiques dont celui de Pierre Erny paru avant le
génocide676, les deux experts, Pierre Conesa et le colonel Mourgeaon, estiment « que le succès de l’opération Turquoise n’a pas lavé les péchés de
connivence avec le régime du président Habyarimana ». L’analyse est sans
appel même si, sur la poursuite des livraisons d’armes aux FAR jusqu’en
juillet 1994, aucun document annexe de référence n’est fourni. Le Commission n’a pas été en mesure de retrouver les dossiers de travail de la
DAS ayant conduit à l’établissement de la note du 24 février 1995677.
Toutefois, il est précisé plus loin qu’il s’agit de « rumeurs » et qu’il est
nécessaire de « faire la part des rumeurs ».

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Les liens personnels, établis entre décideurs français et responsables rwandais.
Du plus haut niveau de l’État jusqu’aux gestionnaires du dossier dans les différentes administrations françaises l’essentiel de la politique est analysée comme
affaire de réseaux, de domaine réservé et de décisions occultes. Ainsi, les différents
auteurs voient-ils dans la poursuite des livraisons d’armes aux FAR jusqu’en
juillet 1994, la preuve de l’hétérogénéité des actions françaises pour soutenir le
régime défunt, et la difficulté de faire ressortie une politique générale678.

Ces dernières analyses reposent sur les conclusions d’un ensemble
d’ouvrages et d’études, une précaution que les auteurs de la note prennent
soin de préciser. Toutefois, ils les restituent, à dessein, sachant que de
telles mentions, dans un rapport officiel d’un des services centraux du
ministère de la Défense, prennent une valeur, sinon incontestable, du
moins reconnue.
L’objectif de ces rappels critiques – car les assertions extérieures ne
sont pas reprises sans distance – a pour fonction de lancer, au terme de
la note du 24 février 1995, « une réflexion sur les outils de gestion de
crise ».
III Réflexions sur les outils de gestion de crise
Le Rwanda et d’abord l’échec d’une certaine forme de diplomatie préventive. Les
efforts internationaux pour tenter de résoudre la crise, ont été nombreux (accords
Arusha I et II, engagement de l’ONU, déploiement de forces avec la MINUAR…).
On peut essayer d’en dégager quelques explications de cet échec :
– La différence de positions entre les principaux pays intéressés à la solution de
la crise. La France et la Belgique ont joué dans des sens diplomatiques différents
donnant ainsi de signaux contradictoires ; la première poursuivant les livraisons
d’armes et le soutien au régime, alors que la seconde arrête toute coopération militaire.
– La spécificité de la crise n’a pas été prise en compte. L’action sur les acteurs
politiques d’Arusha devait se doubler d’une autre, très ferme, à l’encontre des
personnalités préparant le génocide. Ni la radio Mille Collines, ni les intellectuels appelant au massacre, ni les fondements ethniques de l’État rwandais n’ont
été prise en compte et traités.
– Tous les moyens de pression internationaux n’ont pas joué simultanément et
parallèlement pour faire appliquer les accords d’Arusha, tant sur le Rwanda,
que sur l’Ouganda, puissance protectrice du FPR.
– La MINUAR, dotée d’un mandat et surtout de moyens insuffisants, n’a pu
s’opposer au début des massacres dont elle a été elle-même victime, par l’assassinat de dix casques bleus belges, chargés de protéger le Premier ministre
Madame Agathe UWILINGIYIMANA. On lira avec effroi, le récit fait par
Colette Braeckman de cet épisode tragique (annexe 5). On peut, a posteriori, se

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

demander si l’opération Amaryllis d’évacuation des ressortissants n’aurait pas dû
être conçue comme un renfort apporté à la MINUAR et donc comme une façon
d’arrêter les massacres naissants dans la capitale.
Dans son volet strictement militaire, la diplomatie préventive en Afrique doit
donc agir sur la réalité locale (désarmement des milices, mandat de police civile,
(…) pour contribuer à entraver les facteurs multiplicateurs de la crise679.

Il est intéressant de souligner la réflexion relative au croisement MINUAR Amaryllis. Très rares sont les contemporains à avoir posé au moment de l’événement680 l’hypothèse d’une intervention commune FranceNations unies pour « arrêter les massacres naissants dans la capitale »681.

7.2.5 Satisfecit et silence de la diplomatie française
La dimension critique de la note du chercheur Roland Marchal ou
de celles des experts de la DAS est absente en revanche d’une autre note
élaborée presque simultanément et remise par son auteur, Jean-Marc de
La Sablière, toujours directeur de la DAM, à son ministre. Des visas
et mentions de membres de cabinet, Bernard Emié, Nathalie Loiseau
Ducoulombier, apparaîssent sur le document consulté dans les fonds
du ministère Juppé682 : « Cette analyse me paraît très pertinente. Je
me demande si nous ne pourrions pas saisir l’UEO à qui nous
avions demandé son aide pour l’inciter à réfléchir à sa carence ». De
la réflexion sur l’éventuelle carence de la France au Rwanda, il n’en
est pas question dans cette note diplomatique pourtant intitulée :
« Les leçons à tirer de la crise rwandaise ». L’analyse qui en ressort
est que l’intervention au Rwanda était « une opération à risques »
dont « tout le monde s’accorde aujourd’hui pour dire [qu’elle] a
été un succès ». Un mois après le retrait de la France du Rwanda,
poursuit le DAM, « on peut essayer de tirer quelques leçons de la
crise, concernant à la fois l’Afrique, les Nations Unies, l’Europe,
l’action de notre pays ainsi que la gestion de l’opération Turquoise
à Paris ». Jean-Marc de La Sablière reconnaît au vu de « la crise
rwandaise comme celle du Burundi […] les limites de la diplomatie préventive sur le continent », surtout quand les parties en
présence sont armées. Ces crises rappellent par ailleurs « toute l’attention qu’il faut apporter à la dimension ethnique des conflits »,
ajoutant : « Cela peut conduire dans certains cas à favoriser dans un

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premier temps le partage du pouvoir même si cela doit avoir pour
effet de retarder des élections ».
Muet sur les responsabilités françaises, le DAM est en revanche
très soucieux de relever les défaillances de l’OUA, des Nations
unies et de l’Europe. Il mentionne, au sujet des partenaires de la
France, que l’action de cette dernière sur le continent « est toujours
suspectée et mal comprise », la faute étant rejetée sur les premiers,
tandis que la politique de la seconde est saluée :
L’opération Turquoise a montré que la France restait la seule puissance à
vocation africaine. Aucun autre pays n’aurait pu faire ce que nous avons
fait. […] La réussite de l’opération Turquoise conforte notre audience dans
le monde. Notre politique africaine contribue à donner à la France un
statut particulier. C’est un atout qu’il convient de ne pas perdre.

Enfin, l’analyse du « système de gestion de crise » montre qu’il
a « bien fonctionné », essentiellement selon le DAM parce que
le « mécanisme de concertation interministérielle à Paris [était]
animé par le département » tandis que les militaires, bien que
montrant « une fois encore leur grande connaissance de l’Afrique
et leur professionnalisme », sont apparus responsables « du poids
de l’état-major dans une opération militaire, de la médiatisation
de l’opération et de la différence de culture entre les Ministères ».
Cet éloge que les Affaires étrangères s’offrent sur leur action dans
la « crise rwandaise » écarte la réalité du terrain et de l’histoire.
Ainsi le génocide des Tutsi, pourtant reconnu tant par le ministre
Alain Juppé que par l’ONU et l’OUA, et la catastrophe finale dans
laquelle est précipité le Rwanda, ne sont-ils en aucune façon évoqués. Contrairement aux exemples cités plus haut de notes et de
rapports à la fois plus précis et plus critiques, cette production aux
ambitions affichées apparaît bien indigente. Elle semble pourtant
recueillir le plein assentiment du cabinet.
La sphère diplomatique révélée par le dossier rwandais montre
une institution à la fois très politique, où les diplomates épousent
sans distance ou réserve la position dominante des autorités, et
une administration imperméable aux savoirs critiques dont ceux
de la recherche ou même ceux produits dans le périmètre du Quai
comme les analyses du CAP.

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Le suivi dans la position dominante des autorités est démontré par l’absence générale de recommandations alternatives. Il faut
regarder très en détail certains TD, notamment ceux de la DFRA
New York, pour déceler une divergence d’appréciation. Les diplomates en poste semblent obéir mécaniquement aux instructions du
Département dont le canal de transmission principal est le « TD
Diplomatie ». Rares sont les diplomates à émettre des recommandations contraires à l’avis du Quai ou à interroger certains des
attendus intellectuels de la politique décidée au Rwanda. Ancien
ambassadeur à Kampala, Yannick Gérard fait partie de cette petite
cohorte. Certains de ses télégrammes diplomatiques rédigés durant l’opération Turquoise, auprès de laquelle il est attaché comme
ambassadeur, sont d’une grande fermeté, allant jusqu’à menacer
de se démettre.

7.2.6 Un jusqu’au-boutisme idéologique au SGDN,
à la MMC et à l’EMP dès l’été 1994
7.2.6.1 le sgdn ou la thèse de l’ennemi fpr
Alors que le génocide des Tutsi a été reconnu et qu’un tribunal pénal
international est en passe d’être créé pour en juger les auteurs, le
SGDN poursuit une forme de guerre idéologique et de communication contre le FPR. Ce service, rattaché au premier ministre, communique en conséquence une position officielle des plus hautes. L’obsession anti-FPR est prononcée, y compris lorsque le nouveau régime, par
la défaite infligée aux Forces armées rwandaises, est parvenu in extremis à
stopper le génocide avant qu’il ne décime la totalité des Tutsi du Rwanda
et des Hutu démocrates. Avant la note accablante du 5 octobre 1994,
que l’on peut interroger dans son impact sur la décision d’exclure le
Rwanda du sommet de Biarritz, deux productions du SGDN de mai et
juin 1994 font preuve d’analyses très orientées sur le sujet. Ce service du
premier ministre adopte des positions maximalistes pendant et après le
génocide.
La note de mai 1994, signée Olivier Tramond, analyse la « Région
des Grands lacs : les origines de l’antagonisme intercommunautaire »683.
Elle ne prend que faiblement en compte les connaissances acquises sur
le génocide.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Une seconde note de mai porte également sur la Région des Grands
Lacs africains. Elle mentionne le « risque d’extension régionale du
conflit rwandais »684. Elle avance une solution à haut risque, que le
gouvernement écartera, « un soutien aux autorités intérimaires rwandaises, enfin, pourrait certes prolonger le conflit mais constituerait la
seule chance de laisser à la majorité hutu les moyens de se prémunir
contre un contrôle complet du pouvoir par le FPR »685. Ce « soutien aux
autorités intérimaires rwandaises, insiste l’auteur, serait l’option la plus
conforme à la défense des intérêts français pour l’ensemble de la zone
en raison des risques d’extension régionale de la crise rwandaise ».
L’obsession anti-FPR, la focalisation sur les « intérêts français » se
déploie alors que l’humanité constate la réalité d’un génocide. Mais
les cadres conceptuels ayant fixé la doctrine intellectuelle française sont
toujours à l’œuvre quelle que soit la réalité.
L’« Opération humanitaire française au Rwanda : engagement et perspective » du même lieutenant-colonel est datée du 28 juin 1994686. Il n’est
pas fait mention du génocide, seulement de « massacres ». L’attention est
à nouveau portée sur le GIR. Il attend de « tirer profit d’une intervention
française de nature à sanctuariser les concentrations de population hutu
déplacées et de bénéficier de l’aide humanitaire »687. L’enjeu du maintien
d’une forte influence française en Afrique est souligné. Elle est conditionnée par le respect de la « lettre » de mission de Turquoise : « limiter les
violences inter-ethniques ». La réalité du génocide est invisible.
L’opération humanitaire comporte de nombreux risques militaires et politiques,
pouvant ocnduire selon les pires scenarii à un retrait précipité ou, au contraire,
à un enlisement du contingent français. C’est également un test révélateur des
limites de la politique communautaire européenne vis-à-vis de l’Afrique. Mais
son bon déroulement constituerait une preuve que la Frnace demeure un acteur
de poids au sein de la Communauté internationale, notamment aux yeux des
Africains688.
L’intervention française doit rester dans la lettre de sa mission humanitaire visant à limiter les violences interethniques avant le déploiement de la MINUAR
renforcée689.

Enfin le SGDN diffuse le 5 octobre 1994 une note relative à l’« Avenir du Rwanda : les priorités de la reconstruction »690. Il s’agit d’un
réquisitoire visant marginaliser le Rwanda post-génocidaire dans la
sphère internationale, en tout cas de la sphère d’influence française :

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Il ne paraît pas opportun, pour la France, étant donné le contentieux francorwandais, d’envisager à court terme une reprise des relations bilatérales. En
revanche la France, pour rester partie prenante au Rwanda, pourrait s’engager
dans un cadre multilatéral (U.E.) mais en assortissant son aide de conditions
relatives au contrôle de l’emploi de cette assistance691.

La conclusion apparaît plus mesurée. Elle revendique toutefois d’exiger du Rwanda des garanties pour conditionner l’aide susceptible de
lui être apportée. À cette date, le Rwanda est un immense cimetière à
ciel ouvert où 800 000 à 1 million de Tutsi ont été exterminés comme
les Hutu démocrates, où les représailles du FPR et les morts de faim,
d’épuisement et de choléra se montent encore à plusieurs centaines de
milliers. Le fait est reconnu mais n’entre pas dans la logique d’argumentation du rédacteur du SGDN. Le blocage cognitif, l’aveuglement
idéologique sont patents.
Le Rwanda est un pays exsangue et ruiné dont l’équipe dirigeante, malgré
une bonne volonté apparente, semble peu préparée à gouverner et administrer
le pays. C’est pourquoi les nouvelles autorités de Kigali se retournent vers la
communauté internationale pour relever le défi de la reconstruction. Dans ce
contexte, la France, malgré une image dépréciée aux yeux des autorités de KK,
sera probablement mise à contribution dans un cadre multilatéral (UE). Cet
engagement qui mérite certes d’être mené, doit cependant être assorti de conditions relatives au contrôle de l’emploi des fonds versés692.

En février 1995 probablement, Olivier Tramond rédige une nouvelle
note établissant un « état des lieux 10 mois après la guerre civile »693.
L’acharnement anti-FPR est redoublé. La note mentionne la « dérive
totalitaire du régime de Kigali »694. Une ouverture est concédée : « La
France peut cependant poursuivre la mise en œuvre d’une politique
de stabilisation de la sous-région, elle en a encore la capacité, notamment grâce aux effets positifs de l’opération “Turquoise” dans cette zone
l’année dernière »695. Ce thème du FPR « totalitaire » a préexisté dans les
notes de l’EMP entre 1990 et 1994, et elle se retrouve aussi dans une
note du général Huchon, ancien adjoint du général Quesnot devenu
chef de la MMC au ministère de la Coopération696.
7.2.6.2 la pensée stratégique de la mmc en 1994
Le 5 juillet 1994, le chef de la Mission militaire de coopération
adresse au ministre de la Coopération une note intitulée « RWAN-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

DA-Réévaluation de notre stratégie »697. Partant d’un rappel des « principes » fixés aux sommets franco-africains de La Baule et de Libreville698,
le général Huchon mentionne « l’offensive de l’armée ougandaise en
octobre 1990, une présentation contraire aux informations vérifiées sur
l’origine FPR de l’attaque et la faible participation de la NRA. Puis il
constate la rapide démocratisation du Rwanda à l’initiative du président
Habyarimana, « plus rapide que dans beaucoup d’autres pays africains »
et indique comment « l’évolution pro-FPR de notre politique a renforcé
l’influence des extrémistes au détriment de la majorité modérée. Les
résultats à en attendre devenaient inévitables ». Avant d’élaborer « une
nouvelle stratégie à long terme sur le RWANDA », le général Huchon
expose certains faits, en particulier qu’« avant l’attaque des Tutsi ougandais, les différentes composantes de la population rwandaise cohabitaient
normalement », « que tous les territoires démilitarisés confiés aux forces
de l’ONU ont été remis au FPR », que « l’avance du FPR s’accompagne
d’exactions graves, comparables à celles constatées dans la zone gouvernementale (note CEMA du 2 juillet) », ajoutant : « Quid d’une protestation française, internationale et ONU ? ». Les deux premiers points sont
contraires à la vérité, le troisième repose sur les constats des massacres du
FPR dont la plupart attestent au contraire qu’ils sont « sans commune
mesure »699 avec les massacres commis dans la zone gouvernementale. à
cette date, et depuis le 16 mai pour la France, la qualification de génocide a été retenue pour les massacres anti-tutsi, ou du moins le mot de
génocide a été prononcé par la France comme l’expose le chapitre 4 et
comme le rappelle la partie 3 du présent chapitre.
Le chef de la MMC poursuit des analyses qui s’apparentent à une
dénonciation du FPR et une critique de l’abandon par la France des
forces armées rwandaises. Il préconise indirectement un ravitaillement
des FAR en munitions et une poursuite de la guerre :
La population rwandaise « vote avec ses pieds » et fuit en masse devant les
« libérateurs » du FPR. La zone gouvernementale est la zone refuge. La zone
conquise par les FPR est vidée de sa population (déclaration d BOUTROSGHALI – Cf. TD DFRA NEW YORK 2716 du 2 juin). Réaction française et
internationale ? Le positionnement de TURQUOISE sur GOMA et BUKAVU
a bloqué tout ravitaillement des FAR qui sont à cours de munitions alors que le
FPR consomme des grandes quantités de munitions d’artillerie (origine ?). Nous
avons terminé l’encerclement du RWANDA (Qui en bénéficie ?).

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

La note critique insiste sur l’impasse que constitue « l’humanitaire »700
et surtout sur l’alignement de la France sur le FPR et les conséquences
de cette politique. Il en appelle au « découplage de notre politique avec
celle du FPR » afin de pouvoir revenir, « dès que possible à un objectif
d’état démocratique pour le Rwanda701, conformément à la tradition
respectée de notre pays » :
De l’ensemble de ces éléments, il ressort que, malgré les mises en garde, la ligne
politique actuelle a engendré les conséquences catastrophiques prévisibles, à
commencer par des centaines de milliers de morts. Les concessions faites au FPR
n’ont fait que renforcer son pouvoir et ses ambitions, comme cela a toujours été
le cas avec des mouvements marxistes totalitaires. La poursuite de cette politique
ne peut qu’aggraver le drame des Rwandais et ternir davantage l’image de la
FRANCE auprès des responsables africains.

Les propos du général Huchon renseignent en conséquence sur
l’existence de « mises en garde ». Le général Huchon reprend par ailleurs
l’argument régulièrement employé à l’EMP – où il a occupé le poste
d’adjoint Terre –, à savoir qu’un recul sur le Rwanda entraînerait des
dommages irréparables sur les alliances françaises en Afrique, condamnant toute sa politique africaine depuis la décolonisation. Il plaide en
particulier pour une « reprise en main de notre communication, dont
les buts sont ambigus et les effets déplorables pour notre image », et
pour la désignation claire de l’adversaire voire de l’« ennemi » de la
France, le FPR dont les crimes doivent être sévèrement dénoncés702. Il
conclut en insistant sur « les trois piliers » de la nécessaire réflexion de
la France « pour le Rwanda futur » :
– la majorité populaire est hutu,
– le FPR sera toujours notre adversaire (ennemi ?) car marxiste et totalitaire,
donc irrémédiablement opposé à notre culture démocratique et humaniste,
– notre objectif politique pour le RWANDA futur intéresse directement les responsables africains. Ils attendent, observent et jugent. Quel est notre projet ?703

La réflexion que propose le chef de la Mission militaire de coopération semble avoir gagné les échelons politiques puisqu’une politique
nettement FPR s’impose en France, l’acte fondateur en étant le discours de Biarritz du chef de l’État, François Mitterrand. La question
peut toutefois s’inverser : est-ce l’échelon politique qui a imposé une
telle réflexion à la sphère administrative représentée ici par le général

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Huchon ? Aucun archive ne vient attester d’une pression des autorités
politiques sur le chef de la MMC l’obligeant à formuler de telles analyses au ministre de la Coopération Michel Roussin704.
On observe de la part du général Huchon une nette volonté de définir, et d’imposer y compris par une certaine rhétorique de la menace, la
politique que la France, selon lui, devrait conduire à l’égard du Rwanda
futur, à savoir de répéter celle des années 1990-1993 d’engagement
contre le FPR et sans cette fois l’ouverture vers la paix qu’avait constituée la marche vers les accords d’Arusha.
La genèse des interprétations du général Huchon remonte à son
passage à l’EMP dont le chef a acclimaté dans ses notes au président
de la République (et même dans les échanges au conseil restreint de
défense) l’expression « Khmers noirs ». Le général Quesnot réalise là
une parfaite synthèse des caractères « marxiste » et « totalitaire ».
À la même époque, le général Huchon se passionne pour un « article
belge sur le FPR », en réalité un réquisitoire du vice-président de l’Internationale de la démocratie chrétienne, André Louis, adepte des dénonciations du FPR et de sa stratégie de prise de pouvoir au Rwanda. Pour
ce responsable politique, la question se pose de savoir si le FPR est « un
mouvement marxiste ». Ce qui est certain, poursuit André Louis, « c’est
que ce mouvement a assimilé et fait sienne la technologie marxiste de
conquête du pouvoir et qu’il la maîtrise de manière remarquable » grâce
à sa force militaire et le contrôle qu’elle permet d’une portion de territoire national, grâce à ses appuis dans l’opinion européenne et nordaméricaine avec des moyens financiers et une suprématie dans le débat
médiatique, grâce à sa lutte contre la démocratisation et en faveur de la
« désintégration de la structure politique et administrative du pays ». Le
FPR est ainsi accusé de « la relance de l’antagonisme Hutu/Tutsi, que le
président Habyarimana avait réussi à éteindre complètement » et d’un
« opération “Droits de l’Homme” […] menée de manière professionnellement impeccable. Les conclusions d’André Louis insistent sur la
nécessité de confronter le FPR aux urnes et de se défier de la paix à tout
prix, car « c’est donner au FPR un droit de veto contre la démocratie ».
Ce réquisitoire qui dépeint le FPR comme un mouvement à stratégie marxiste ennemi de la démocratie est adressé à un « conseiller »
du ministère des Affaires étrangères705. Sur le bristol « Présidence de la

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

République » qui l’accompagne vu par ND706 et dirigé vers la DAM
pour « Mme Boivineau », l’auteur écrit : « L’article belge sur le FPR
est le meilleur que j’ai lu jusqu’à présent sur ce sujet. Ses conclusions
méritent réflexion comme principe de sortie de crise ». Le général Huchon apparaît une nouvelle fois très impliqué dans la définition d’une
politique plutôt que l’exécution de celle qui aurait été décidée par le
pouvoir politique, et il tente de gagner à sa cause, par des moyens peu
réglementaires, des diplomates qu’il estime probablement acquis.
L’hypothèse d’une forte autonomie du général Huchon, devenu chef
de la MMC en octobre 1993, dans la définition d’une position française radicalement anti-FPR et totalement muette sur la réalité de la
persécution anti-Tutsi, chargeant au contraire le Front de la responsabilité des massacres observés au Rwanda, se renforce à la lecture d’une
note du 8 juin 1994 « à l’attention de Monsieur le directeur de cabinet (sous couvert de Monsieur Jehanne707) ». Son objet porte sur le
« Rwanda – Concept d’emploi de la MINUAR 2 »708. L’importance
de la note et son caractère sensible amènent à ce qu’elle soit précisément restituée. Le chef de la MMC se fonde sur l’étude d’une série de
TD DFRA New York (2716, 2717, 2809) pour déclarer que « la MINUAR 2 sera, comme la MINUAR 1, conçue pour favoriser au mieux
le FPR ». Il s’emploie à contester les informations du secrétaire général
des Nations unies sur la responsabilité du gouvernement intérimaire et
des forces gouvernementales dans les massacres. Il insiste sur la duplicité de la MINUAR, avec la stratégie systématiquement pro-FPR du
général Dallaire709 et l’ingratitude des Nations unies envers la France.
Le général Huchon appelle à une politique de rupture sans concession :
Dans le domaine de la logistique, là encore, la France est sollicitée pour équiper des
forces qui serviront la stratégie du FPR à travers le commandement onusien. Nous
avons déjà contribué en 1992 à l’équipement du GOMN dont l’activité est très
orientée avait permis la conquête facile des zones dites démilitarisées par le FPR.
N’est-il pas toujours envisagé de réévaluer les conséquences de notre diplomatie
au RWANDA ? Pouvons-nous encore longtemps cautionner et subventionner
l’action déstabilisatrice du Général DALLAIRE dans cette sous-région francophone ? Nous allons bientôt atteindre officiellement le 500 000e mort710. À quel
nombre arrêterons-nous ?711

On constate que le chef de la MMC, dont la responsabilité est
d’obéir aux autorités politiques et d’appliquer leurs décisions, choisit

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de peser sur les politiques conduites au Rwanda, voire de les définir et
de les imposer au moyen d’écrits sur le fond comme sur la forme très
offensifs. Cette note est adressée à un correspondant dont on ignore
le nom ou les fonctions, accompagnée d’une carte de visite « de la
part du Général de Division Jean-Pierre Huchon Chef de la Mission
Militaire de Coopération » où il est écrit : « Contrairement aux apparences nous ne nous étions pas concertés…. si, si ! Indépendamment
du ton volontairement acide je crois qu’un effort vers l’ONU dans le
souci de rééquilibrer est incessant. J’en ai parlé à C. Boivineau qui fait
le nécessaire à New York ». Sur la note elle-même, le général Huchon
porte en tête les mots suivants : « Nous avons évoqué cette question
à la réunion “Afrique” de ce matin. Le problème n’a échappé à personne et chacun agit pour le mieux. Mais il n’est jamais inutile d’être
parfaitement informés. Ce que nous sommes maintenant ».
Le 26 octobre 1994, le chef de la MMC adresse encore une note
« à l’attention de Monsieur le Ministre (sous couvert de Monsieur le
Conseiller Défense) ». Son objet est intitulé : « Rwanda – Émission “La
Marche du Siècle” » et une pièce est jointe : « Directive du Ministre des
Affaires Étrangères du 22 octobre 1992 (Extrait) »712. Le ton de la note
s’apparente à une forme d’ultimatum adressé au ministre de la Coopération, toujours Michel Roussin à l’époque. Le général Huchon met en
cause la politique suivie par le gouvernement et oppose à ce dernier la
« colère » et l’« inquiétude » d’une partie des cadres militaires et civils. Il
se présente comme le défenseur des « militaires français », victimes des
« rivalités politiciennes parisiennes ». La note se fait l’expression d’un
risque de sédition, voire en expose la menace dans le cas où les autorités politiques n’assumeraient pas leurs responsabilités. Parmi les actions
possibles, la note mentionne celle d’une fuite de documents. Son auteur
semble même s’associer à de telles éventualités afin de peser de toute
sa détermination pour faire cesser la politique française « pro-FPR »713.
L’émission « La marche du siècle » diffusée par FR3 le 21 septembre a déclenché
un important mouvement de colère chez les militaires et civils concernés par nos
actions extérieures. Je reçois de très nombreux témoignages de cadres exaspérés,
qui s’estiment diffamés et insuffisamment défendus. Les aspects essentiels de ces
propos sont les suivants :
1. Colère des anciens du RWANDA qui considèrent qu’ils sont insuffisamment
défendus par les autorités gouvernementales et qui ne comprennent pas le si-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

lence, la « complaisance coupable » sur les exactions du FPR depuis 1990 (cf.
l’appui français à la résolution du Conseil de sécurité sur les exactions après le
6 avril et non avant). Les propos sont précis et incisifs, notamment de la part des
coopérants gendarmes (mieux placés que d’autres pour en connaître).
2. Inquiétude forte des coopérants servant actuellement dans des missions équivalentes et qui s’attendent à être « lâchés aux chiens » si le pays où ils servent
bascule, malgré leur travail, dans les affrontements ethniques.
3. Plus grave encore est le sentiment largement répandu de servir de boucs émissaires aux rivalités politiciennes parisiennes. Plusieurs cadres civils et militaires
(se prétendant bien informés) font un lien direct entre la désignation par les
autorités gouvernementales de Jean-Marie CAVADA à de hautes responsabilités
dans une nouvelle chaine TV et la bienveillance (les encouragements ?) dont il
a bénéficié pour cette émission tendancieuses et nettement orientées contre les
militaires français.
4. Plusieurs cadres civils et militaires m’ont rappelé qu’ils détiennent ou ont
détenu, de par leur fonction, tout ou partie des instructions gouvernementales
définissant mois après mois la politique au Rwanda. Ils attendent que chacun
assume ses responsabilités. Ils rappellent que la livraison des principaux équipements a été soumise aux procédures CIEEMG et donc autorisés par les différents
ministères ayant compétences à mettre leur veto.
Je joins, à titre d’exemple, un des extraits de ces directives retrouvé effectivement
dans les archives de la Mission. Il est signé714. J’appelle votre attention sur le fait
que la diffusion de ces directives, comme celle de beaucoup d’autres a été importante et qu’aucun degré de confidentialité n’est mentionné sur ces documents.
J’estime, en conclusion, qu’il est urgent de convaincre le Ministère qui a le
monopole de la communication gouvernementale sur ce dossier, d’arrêter cette
dérive anormale et indigne. Le risque est proche de voir apparaître dans la
presse une polémique générée par un réflexe d’autodéfense de cadres injustement
et impunément accusés, comme cela a été le cas dans la Gendarmerie en 1989
dans l’affaire des lettres anonymes. À qui cela servirait-il ?

Le changement de politique qui semble s’opérer à ce moment, par
laquelle la France se rapprocherait des nouvelles autorités de Kigali,
est ainsi violemment dénoncé dans une note au ministre sur laquelle
il est légitime de s’interroger. Son ton de violence et de menace est
élevé. Comme on le sait, la politique que le général Huchon reproche
vivement aux autorités politiques sera rapidement enterrée. À l’Élysée,
le général Quesnot s’active de son côté jusqu’à la décision présidentielle
d’écarter le Rwanda du sommet de Biarritz.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.2.6.3 l’emp et la poursuite de la guerre anti-fpr
A contrario des archives tout à fait lacunaires de l’EMP, celles, abondantes du conseiller aux Affaires africaines documentent le rôle et
l’engagement du chef de l’état-major particulier dans les semaines qui
séparent la fin de l’opération Turquoise et le sommet de Biarritz, marqué par l’absence du Rwanda parmi les pays africains invités et le discours du président François Mitterrand attribuant au FPR un second
génocide. L’action développée par le premier ministre pour exercer son
autorité sur l’opération Turquoise, conformément à l’article 5 de la
Constitution, aboutit à une perte relative des pouvoirs opérationnels
conquis par l’EMP sur le terrain rwandais.
Le général Quesnot s’applique à peser sur l’organisation du sommet
de Biarritz. Une note du 24 octobre 1994 expose au président de la
République les raisons pour lesquelles le Rwanda ne doit pas être invité.
Le texte est reproduit ci-dessous in extenso :
La question de l’invitation du pdt du Rwanda au Sommet de Biarritz est posée
(notamment par ceux qui à gauche craignent les réactions des médias – Guy
Penne – et par ceux qui les utilisent au mieux pour combattre la politique africaine de la France – organisations humanitaires, parti socialiste).
1° Arguments en faveur d’une invitation du nouveau pdt rwandais
Il faut tourner la page715 et ne pas donner l’impression que la France « boude »
après la « victoire » du FPR. Le FPR a gagné, il faut composer avec lui.
Le gouvernement rwandais est paralysé face à la tâche qui est la sienne : reconstruire le pays, réconcilier les Rwandais. Ne pas l’aider c’est augmenter le risque
d’une nouvelle guerre ethnique, de nouveaux massacres716. Sous la pression de
la France et des présidents africains présents à Biarritz, les autorités rwandaises
devraient faire un effort pour favoriser le retour des réfugiés (2,5 millions).
2° Arguments contre :
Le FPR et le gouvernement rwandais, malgré des déclarations apaisantes,
restent très hostiles à la France et peu pressés de nouer les relations avec l’Afrique
francophone. Ils n’ont pas manifesté officiellement le souhait d’être présents à
Biarritz ; apparemment le PM rwandais, M. Faustin Twagiramungu, est très
demandeur, ainsi que le pdt rwandais, M. Pasteur Bizimungu. Mais le vrai
« patron », le général Kagame n’est pas demandeur et cherche des ouvertures du
côté des Belges, des Israéliens, des Libyens et des Anglo-Saxons.
La présence du Rwanda à Biarritz risque de « détourner » le sommet et de faire
de la crise rwandaise l’unique préoccupation des médias.
Le FPR domine le gvt où les représentants Hutus (pdt et PM) n’ont guère de
poids. Or aujourd’hui, la cause du FPR n’apparaît plus aussi pure. Amnesty

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Intern vient de dénoncer les massacres commis contre des milliers de civils hutus
par les troupes du FPR (voir article du Monde).
Enfin, les accords d’Arusha ne sont plus une référence à Kigali. C’est un régime
militaire tutsi qui se met en place au Rwanda.
En tout état de cause, nous avons demandé au Quai d’Orsay (qui est hésitant)
de nous faire connaître ses recommandations. Quoi qu’il en soit, il ne faudrait
pas inviter les Rwandais sans consulter au préalable qqs chefs d’État africains
(Diouf, Bongo, Bédié, Compaoré … sic)717.
« Très signalé » écrit Hubert Védrine. François Mitterrand répond : « Non »,
accentué par deux traits en dessous. Une demi-feuille est agrafée à la note, un
document signé Bruno Delaye portant un mot de Hubert Védrine : « Le général
Quesnot est très hostile à une éventuelle invitation »718.

Auparavant, le nouvel adjoint à l’EMP, le colonel Henri Bentégeat
avait transmis aux Affaires étrangères, accompagné d’un des bristols
habituel de son prédécesseur, un document relatif au FPR. Cette communication semblait indiquer un changement d’orientation du 14 rue
de l’Élysée719.

7.2.7 1998. Reculs et avancées en lien avec la Mission Quilès
7.2.7.1 au sgdn et à la das
Si aucun document n’atteste d’une production intellectuelle du
SGDN en 1998, dans le cadre de la préparation et de l’accompagnement de la Mission d’information parlementaire, en revanche les activités de la DAS sont plus visibles.
La Délégation aux affaires stratégiques est chargée, avec l’état-major des Armées, de suivre les « auditions informelles de militaires français par des enquêteurs du tribunal pénal international pour le Rwanda (TPR) », selon l’intitulé de la fiche établie le 23 décembre 1997720.
Le colonel Sartre, l’ancien chef du groupement Nord de Turquoise, en
est chargé du côté de la DAS, son alter ego pour l’EMA étant le colonel
Poncet, l’ancien commandant de l’opération Amaryllis. Il relève :
Lors de la séance de préparation, le capitaine de frégate Gillier et l’adjudantchef Prungnaud ont mentionné l’existence de documents importants recueillis
par le COS comprenant des comptes rendus, des listes de noms de présumés auteurs et organisateurs de génocides, de même que des photos et des bandes vidéo
portant sur les massacres. Il serait intéressant de prendre connaissance de ces
documents en vue d’en communiquer certains en temps opportun au TPR afin
de marquer concrètement la volonté de la France de coopérer avec le tribunal721.

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(1990-1994)

Le même colonel Sartre, de la DAS, est missionné pour analyser le
rapport d’enquête du Sénat de Belgique, un document de 400 pages
rendu public le 6 décembre 1997. L’analyse conduite par l’expert de la
DAS, sous la forme d’une « note au directeur »722 vise trois buts explicités en introduction. D’emblée l’approche est critique, sans concession :
1. Présenter les principales conclusions de l’enquête
D’une manière générale, l’enquête est solide, lucide et sans auto-complaisance en
ce qui concerne l’action des autorités civiles et militaires belges ; elle est amère
mais sans acrimonie vis-à-vis de la communauté internationale et en particulier les États-Unis ; elle présente des faiblesses pour ce qui concerne les causes,
l’environnement, la planification et le déroulement du génocide.
En particulier, alors qu’elle établit clairement que de nombreux indices avaient
été fournis, dès 1992, du risque de massacres organisés de grande ampleur, elle
se révèle incapable, a posteriori, de transformer ces données en preuves d’une
planification du génocide, faute d’éléments irréfutables qui ne pouvaient être
recueillis que sur le terrain, désormais inaccessible.
2. Évaluer les mises en cause implicites ou explicites de la France ou d’acteurs
français
La commission est d’une extrême discrétion sur ce point, et on peut dire que la
France est quasi absente de la lecture de la crise rwandaise par le Sénat belge ;
les mises en cause les plus graves de notre pays sont prudemment laissées sous une
plume française (celle de Gérard Prunier).
3. Anticiper sur une commission analogue qui pourrait être établie par une des
chambres parlementaires françaises
En première analyse, une telle enquête mettrait à coup sûr à rude épreuve les
structures de décision politico-militaires françaises de la crise rwandaise, qui
avaient connu à l’époque de nombreuses procédures dérogatoires ; elle rencontrerait les mêmes difficultés que l’enquête belge quant à l’établissement des faits
s’étant déroulés au Rwanda, faute de capacité d’investigation sur place ; une
collaboration avec le TPI permettrait peut-être de faire quelques pas de plus que
les sénateurs belges723.

Suivent des développements précis et des annexes sur près de vingt pages.
Ils analysent le rapport belge, étape après étape, commençant par son introduction placée sous l’égide des travaux du chercheur (et acteur du dossier)
Gérard Prunier724 et le rappel d’une initiative internationale d’évaluation de
l’assistance d’urgence prodiguée au Rwanda en 1994725. Le colonel Sartre
émet des réserves sur ces deux documents et précise que deux autres sources
ont été mobilisées par le Sénat de Belgique : « On doit souligner les amples
citations des différents travaux et auditions du professeur Reyntjens et sur-

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

tout de monsieur Ndiaye, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme au Rwanda, tous deux aux vues impartiales et
restituant bien la dynamique de l’engrenage génocidaire ».
Sur les accords d’Arusha, le colonel Sartre relève que « le rapport omet
de souligner la logique de prévention des conflits, à l’époque considérée
comme justifiée, qui animait ce gouvernement, comme les dirigeants
français, l’OUA et le reste de la communauté internationale : fournir
de la sécurité à un régime qui, en échange, se démocratiserait »726. Sur
l’établissement de la MINUAR, le colonel Sartre constate combien « le
rapport montre d’une manière saisissante l’extrême affaiblissement du
mandat de la MINUAR »727. Et de conclure fortement :
Ce passage est véritablement pathétique. Le rapport pourrait s’arrêter là car le
sort de la MINUAR et du Rwanda est scellé : tous deux sont lancés dans une
entreprise périlleuse, dont la communauté internationale leur refuse les moyens
moraux et militaires. Pour mener à bien une tâche de prévention des conflits
qui reçoit l’assentiment unanime, y compris des parties en présence, le secrétaire
général est réduit à accepter les conditions impossibles pour son exécution. On
peut même penser que c’est la crainte de voir tous moyens lui être refusés qui l’a
conduit à minimiser, voire à cacher des risques de génocide qui auraient découragé les rares contributeurs potentiels728.

Concernant l’application des accords d’Arusha et l’appréciation de la
dégradation de la situation politique, le colonel Sartre insiste sur deux
points, selon lui très importants, à savoir la position exacte de la France
sur ces accords et la capacité à se saisir des alertes pour génocide. L’officier entrevoit qu’une enquête parlementaire française pourrait ouvrir
une réflexion nécessaire sur les « alertes » pour risques de génocide :
La France est curieusement pratiquement absente de cette analyse, en dehors de
l’appréciation (citée de monsieur Ndiayé) selon laquelle elle « était sur la défensive, d’avantage même que le président Habyarimana lui-même » ; le rapport
semble vouloir signifier par là que le gouvernement belge, misait, avec raison
selon, sur un succès, contre vents et marées, du processus de démocratisation,
alors même que la France et le président Habyarimana n’y croyaient plus. Le
rapport n’indique pas s’il trouve là, de la part de la France, lucidité ou cynisme.
Outre son intérêt sur le fond, ce paragraphe montre, dans la perspective d’une
enquête parlementaire française, combien, dans le contexte post-génocidaire, il
est facile de trouver des témoignages des indices d’alerte qui auraient dû être
pris en compte, et combien au contraire, il est difficile d’en obtenir qui aide à
comprendre les raisons qui ont conduit à les négliger729.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

L’analyste de la DAS poursuit sa réflexion « au regard de l’inévitable
mise en cause de ce qui sera stigmatisé comme l’aveuglement de notre
propre assistance technique, vis-à-vis de la préparation du génocide »,
abordant le problème des « espoirs indus fondés sur le rôle d’alerte que
constitue un dispositif d’assistance militaire technique en général »730 :
Dépassant le cadre de l’opération au Rwanda, le rapport pose, de manière implicite, le problème de la préparation d’une force de paix quant à la compréhension de la situation et de son enracinement social, à tous les niveaux de responsabilité. Sur le même registre général, ce paragraphe est également intéressant
par l’intérêt que porte une commission nationale, trois ans après les faits, sur le
flux d’informations (et leur interprétation) entre une force engagée sous commandement ONU (et donc théoriquement sous sa seule autorité), et le HCN du
pays contributeur, théoriquement hors de la chaîne hiérarchique. Des responsabilités sont alors recherchées pour l’interprétation d’échanges d’informations qui
n’avaient quasiment pas de légitimité. Au-delà de ce problème de légitimité, elle
pose la question du rôle respectif, en matière de renseignement de sécurité, des
militaires déployés sur place et des services de renseignement stratégique de la
nation contributrice, ainsi que de l’ambassade.

Enfin, la note du colonel Sartre élaborée pour le compte de la DAS
s’intéresse à la question – non pas du génocide des Tutsi – qui est attesté
et reconnu, mais sur celle de la difficulté d’aller au-delà d’une grille
d’analyse de la planification. Le rapport belge fait apparaître les éléments suivants : « l’incitation à la haine ethnique, en particulier par la
RTLM ; la large diffusion des armes ; l’existence de milices entraînées ;
la rapidité du déclenchement des massacres ; la circulation de listes de
personnes à arrêter ou tuer »731.
Le rédacteur constate la difficulté de la commission parlementaire
à « établir, a posteriori, la matérialité de la planification du génocide »
alors même qu’elle « dispose de nombreux éléments d’alerte semblant
montrer que ce plan était pressenti depuis près de deux ans par certains responsables ou certaines instances qui l’avaient fait savoir en des
termes qui n’auraient pas dû être ignorés »732. Le colonel Sartre envisage à cette étape de son analyse les possibles enquêtes internes que la
France pourrait lancer sur son propre engagement au Rwanda, et sur
ses responsabilités, éventuelles ou réelles, dans l’engrenage génocidaire,
dans l’indifférence absolue pour les indices d’un génocide en préparation. Une liste de noms de génocidaires présumés, donnée en annexe du
rapport733, pourrait faire l’objet d’ « une enquête interne française, afin

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

de déterminer le plus clairement possible quels responsables français,
ayant été en contact régulier avec les personnes mises en cause, peuvent
faire l’objet d’une critique, au moins médiatique, pour complicité avec
la planification du génocide »734. Il anticipe déjà les questionnements et
demande à ce que les faits soient exposés. Une exigence de transparence
se dessine dans ces pages, elle commence par une démarche de clarification des failles nombreuses dans l’engagement de la France au Rwanda.
En tant que militaire rattaché à la DAS, le colonel Sartre n’envisage que
cette voie associant l’honneur à la vérité. En découlent des analyses très
pertinentes établies quelques années après l’événement et qui, jusque-là
était tues ou presque par l’institution :
Le rapport avance une hypothèse sur l’aveuglement français, qu’il attribue au
fait que notre pays « s’attachait principalement aux renseignements sur le FPR
qu’il considérait comme un adversaire ». Dans l’hypothèse d’une enquête parlementaire française, ce point sera sans nul doute analysé en détail. L’argument
avancé est certainement exact, mais c’est l’ensemble de la chaîne d’évaluation
de la situation qui sera alors sur la sellette, ainsi que les nombreuses dispositions
dérogatoires dont le dispositif officiel a fait l’objet à l’époque735.

Le colonel Sartre propose ainsi de questionner le lien qui existerait
entre la défaillance de la politique française au Rwanda et l’incapacité de
ses responsables à concevoir des risques de génocides. En d’autres termes,
une telle politique d’aveuglement aurait pour conséquences finales de
retirer à l’intelligence collective d’un pays ses facultés critiques voire cognitives. Le constat est terrible, et il fait par un des serviteurs de l’État qui
a failli. Il restaure en ce sens sa capacité de penser et d’agir, à condition
toutefois que le colonel Sartre soit entendu, que son rapport soit lu.
L’officier choisit à ce stade de poser l’interrogation centrale de la
prévention et de la lutte contre les génocides, une interrogation qui
porte sur la capacité cognitive et la responsabilité politique d’assumer
des risques établis de génocide, ou bien de les tenir pour tels mais de
décider de priorités supérieures :
La commission [belge] fait état d’au moins une vingtaine de documents à la
disposition des autorités belges dont il semble qu’ils auraient dû être propres à
alerter les autorités de ce pays. Elle semble montrer que les autorités belges, en
particulier le ministre Claes, n’y ont pas été insensibles. Mais la certitude que
le processus d’Arusha ne devait pas être mis en péril a prévalu et fait tomber
toutes les défenses, à New York comme à Bruxelles. […] Il en est de même pour

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

la France et pour l’ensemble de la communauté internationale. On sait que
Monsieur Balladur sera le premier dirigeant occidental à oser prononcer le
terme de génocide, plusieurs semaines après son déclenchement736.

Le 17 janvier 1998, la DAS remet une « note au ministre »737 de
la Défense, Alain Richard. Son rédacteur en est encore Patrice Sartre
comme l’atteste la mention en première page. Cette note vise à préparer l’entretien du ministre avec le président de la République, Jacques
Chirac, au sujet du « TPI Rwanda ». Le propos est synthétisé en une
page. Le colonel souhaite parler le langage de la vérité au ministre :
Dans le cadre de la préparation d’une prise de position vis-à-vis des sollicitations du TPI Yougoslavie, le ministère de la Défense a été conduit à évaluer les
perspectives juridiques, médiatiques et politiques ouvertes par les sollicitations
du TPI Rwanda. Cette première revue a permis d’établir un calendrier de
l’action militaire de la France dans ce pays, de 1990 à 1994. Il en ressort que
deux points sont encore mal cernés, du fait de leur complexité, et méritent d’être
approfondis, pour évaluer les vulnérabilités qu’ils pourraient dissimuler pour
notre politique : l’action de détail de notre coopération militaire et le problème
des livraisons d’armes et de munitions738.

Au début de l’année 1998 vraisemblablement, la DAS commande à
l’expert Ghazi Hidouci, un Algérien739, une étude intitulée « Stratégies
africaines et actions internationales pour une stabilisation de l’Afrique
centrale des Grands Lacs : quelle place pour la France ? ». Une réunion
est organisée par le Bureau Afrique Sub-saharienne de la DAS, le 9 juillet 1998, à laquelle sont conviées de plusieurs responsables du ministère
de la Défense740. La présentation par l’expert de la destinée des Tutsi
du Rwanda contraints à l’exil après l’indépendance de leur pays semble
accréditer une forme de culpabilité des victimes, accusées d’être responsables de l’ethnicisation de la région des Grands Lacs, le Burundi en
particulier. Cette situation relèverait davantage des agresseurs rwandais
des Tutsi qu’ils massacrent et contraignent à l’exil, parce que nés Tutsi.
Après un rappel des responsabilités belges en matière d’ethnicisation au
Rwanda, Ghazi Hidouci écrit :
La proclamation précipitée de l’indépendance est précédée par la première épuration ethnique au nom de la « révolution sociale », causant des milliers de
morts et l’exode vers le Burundi de près de 500 000 Tutsi sans que la puissance
tutélaire, à l’origine des dérives, ne s’en émeuve741. Les déplacés iront propager
au Burundi, jusque-là épargné, les logiques ethniques, et diffuser la méfiance

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

d’autant plus sûrement qu’en l’absence de possibilités de travail sur les collines,
ils s’installeront en masse à Bujumbura. La peur envahira alors durablement les
rives des Grands Lacs742.

L’analyse des années 1990-1993 insiste sur « l’horreur des massacres »
commis au Burundi à la faveur du coup d’État du 22 octobre 1993,
entraînant un exode de 700 000 nouveaux réfugiés hutu vers le Rwanda. L’expert appelé par la DAS constate que « les extrémistes des deux
pays seront pratiquement organiquement liés à l’armée rwandaise pour
l’avenir, comme auparavant la guérilla du FPR et l’armée ougandaise ».
à partir de 1994, une logique meurtrière se met en place au Rwanda
comme au Burundi, selon Ghazi Hidouci :
Aux 750 000 morts estimés, s’ajoutera une nouvelle catégorie, celle des « déplacés » et « dispersés » sur les collines, car les campagnes vont connaître une séparation ethnique effective que l’armée imaginera pour protéger les uns et contrôler
les autre, en permanence infiltrés par la guérilla. Cette logique, qu’entretient
une instabilité et une guerre permanente de tranchées finira par gagner en 1996
Bujumbura qui sera à son tour, vidée de ses Hutu. Le mensonge et l’impunité
auront fondamentalement triomphé sans que la communauté internationale
n’essaye d’aller jusqu’au bout des implications de son soutien à la démocratie.

La conclusion du rapport en ce qui concerne le Rwanda se veut sans
complaisance. Elle rejoint une analyse générale qui, toutefois, gomme
les spécificités de ce qu’aura été « la crise rwandaise » jusqu’à l’effondrement final. Les responsabilités des puissances occidentales y sont jugées
très sévèrement, en particulier parce qu’elles refusent de les assumer
ni même de les reconnaître. Il est vrai, avance Ghazi Hidouci, qu’elles
doivent composer avec des « pouvoirs totalitaires et des oppositions
clandestines » dont il ne précise pas la nature :
Les puissances occidentales mettant en avant l’administration de l’ONU s’habitueront à avaler toutes les couleuvres et à esquiver les implications politiques
responsables, arguant de la non intervention. Elles n’en continueront pas moins
à ne négliger aucun intérêt économique, particulièrement en instrumentalisant
les voies de l’assistance militaire. Les valeurs dominantes perdent tout sens. Les
pouvoirs totalitaires et des oppositions clandestines en tireront immédiatement
les conséquences. Ils s’alignent sur des positions cyniques du fait accompli et
apprendront à compter sur leurs propres capacités dans des parcours, incertains
et diffus de déstabilisations réciproques, utilisant toutes les ressources de la criminalisation des pratiques, à l’étranger et à l’intérieur. Cette déconnexion de
caractère interne et régional est un des faits marquants de ces dernières années.

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la

Ffrance, le rwanda et le génocide des tutsi (1990-1994)

Cette grille d’analyse posée, Ghazi Hidouci revient sur la catastrophe
finale au Rwanda, insistant sur « le tribut du génocide » :
L’intervention internationale en 1993 au Rwanda, suite à l’offensive efficace du
FPR, devait imposer la démocratisation du régime, l’exercice associé du pouvoir
pendant la transition et surtout la fusion de l’ANR et celle du FPR et le licenciement massif des militaires dans les deux camps. Soumis de surcroît aux pressions
de sa propre bureaucratie qui subit les effets de la crise économique, prisonnier
des conditionnalités rigides du FMI, le régime d’Habyarimana préfère tergiverser, gagner du temps et attendre des moments favorables pour revenir sur ses promesses. Il sera dépassé, suite aux événements tragiques par ses propres troupes qui
auront exacerbé la criminalisation et précipité la guerre totale contre le FPR, un
million de victimes, deux millions de réfugiés, 400 000 « déplacés » paieront le
tribut du génocide qui entraînera l’assaut final et la victoire du FPR.743

7.2.7.2 dans les « cellule rwanda » des trois ministères.
la relance de l’hypothèse d’un assaut sur les génocidaires
Accompagnant les travaux de la Mission d’information parlementaire, répondant à ses demandes d’archives comme de préparation d’auditions, les trois « cellules Rwanda » installées au sein des ministères
concernés ont travaillé également à établir les « points de vulnérabilité ».
à quelle fin ? Le refus du bureau de l’Assemblée nationale d’accéder à
la demande de la Commission de recherche d’accéder aux archives de
la Mission ne permet pas de répondre. Toujours est-il que les archives
de ces « cellules Rwanda » rassemblent des « études de vulnérabilités »
comme celle consacrée à l’opération Amaryllis744. La fiche, non datée745,
présente la « Mission » (I) et la « Conduite à tenir » (II), expose le
« Déroulement succinct » (III)746. Puis viennent deux dernières sections,
« Actions majeures <—>Problèmes » et « Points de vulnérabilité ».
La fiche relève la question des consignes de « la plus grande discrétion
[…] observée à l’égard des médias » et du problème posé l’itinéraire d’évacuation avec la « possibilité (éventuelle) d’observer des massacres »747. Elle
mentionne le « pb particulier : récupération de 147 expatriés à l’école Don
Bosco (commission d’enquête parlementaire belge »748. Le rédacteur tente de
justifier de l’impossibilité « à l’observateur militaire de deviner l’ampleur des
massacres et, a fortiori, de conclure à un génocide », surtout « en l’absence de
moyens spécifiques de renseignement de situation – tous consacrés à la sécurité de l’opération- et en raison du relief, de la végétation, de la dispersion de

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

l’habitat et de l’étendue de la ville ». La fiche ajoute qu’ « aucun des 8 journalistes présents n’a pris de clichés de massacres en direct, n’a paru déceler
le génocide ni ne s’est plaint par ailleurs d’avoir été tenu sous contrôle »749.
La fiche vient sur le « choix des réfugiés » qui ne fait apparaître aucun
tri : « toutes les personnes qui le souhaitaient ont été évacuées, sans
distinction ». certes, ajoute aussitôt le rédacteur, « la mission se limitait
à l’évacuation des “ressortissants, en priorité les familles françaises, puis
les ressortissants étrangers qui en expriment le désir”. Non seulement les
centres de regroupement ont accueilli les ressortissants français et étrangers, mais également un certain nombre de Rwandais qui s’estimaient
menacés »750. Si l’on part de l’hypothèse, non vérifiée faute d’accès aux
archives de la MIP751, que le travail des « cellules Rwanda » avait pour
objectif de tout savoir des dossiers afin d’anticiper sur ce que pourraient
découvrir les parlementaires, et que par ailleurs ces fiches, bien que non
classifiées, avaient vocation à demeurer confidentielles, il est possible
d’estimer que les analyses présentées abordent le fond des dossiers.
Un dernier élément émerge de l’ensemble Amaryllis en 1998. La
fiche aborde en effet la possibilité qu’auraient eue les unités de combat
d’affronter les génocidaires, évoquant la force de protection des compagnies de combat a contrario des faiblesses de la MINUAR. De l’aveu
même d’un officier présent à Kigali au moment de l’attentat et au déclenchement du génocide, l’hypothèse d’y répondre par la force est « la
grande question »752 :
Même avec un mandat plus étendu, les moyens réduits de l’opération (trois compagnies renforcées et 500 hommes, sans véhicules de combat) répartis entre l’aéroport (deux compagnies) et les centres de regroupement (une compagnie à 5 sections) n’auraient pas permis de dégager une capacité d’intervention efficace, sans
renforcement substantiel… En avril 1994, c’est la MINUAR qui avait, entre
autres, pour mandat de « superviser les conditions de la sécurité générales dans le
pays » et disposait à cet effet de 2600 hommes (dont 940 à Kigali). Noroît avait
assuré avec succès cette mission de protection pendant trois ans (04/10/199015/12/1993) avec un maximum de 600 hommes, en soutien des FAR753.

7.2.7.3 à la « pré-cellule rwanda » de l’état-major des Armées.
les notes du colonel le port
Chef de la « cellule Rwanda » au ministère de la Défense, le général Mourgeon a obtenu du chef d’état-major des Armées, à la création

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de cette cellule, l’affectation à l’EMA d’un officier supérieur chargé de
préparer des notes et d’organiser la consultation des officiers supérieurs
mobilisés sur le terrain rwandais en 1990 et 1994. Il s’est agi du colonel des troupes de marine Armel Le Port (remplacé à son départ à la
retraite par le colonel André Ronde). L’officier a établi plusieurs fiches
pour le compte de la « cellule Rwanda » du ministère de la Défense,
certaines en lien avec des demandes de l’un des deux rapporteurs de la
Mission d’information parlementaire, le député Bernard Cazeneuve. La
Commission de recherche a retrouvé deux de ces fiches dans les fonds
d’archives de l’EMA versés au SHD et une dans un versement tardif
acquis dans le cadre de ses travaux. Trois d’entre elles sont manuscrites
mais accompagnées de « fiches d’analyse » standard de l’EMA indiquant
qu’elles font officiellement partie des travaux produits par l’état-major
des Armées. La Commission a été frappée par l’acuité de la compréhension et le courage de l’énonciation émanant du rédacteur Le Port.
– Fiche du 20 mars 1998754, objet : « Réunion Rwanda : point des investigations ».
Ce document apporte des éléments de réponse aux interrogations
soulevées dans la fiche précédente, et vraisemblablement dans d’autres
fiches qu’il n’a pas été possible de retrouver. Elle se structure en deux
points : « I. Année 1994 (TPIR) », « II. Affaires antérieures ».
Objet réunion Rwanda : point des investigations
1 Année 1994 (TPIR)
11 Assistance militaire au Rwa en 1994 : accord AD
12 Amaryllis : accord AD
Pbs soulevés :
munitions aux FAR : NON (Cussac, Poncet, Maurin, Balch) Reste
Ri le 9 : impossible ds 1er avion
Ri au départ (accusation sénégalais MINUAR –Marchal)
Tri Hutu/Tutsis : NON seuls les Français ont évac des Rwa par VAM (39440 %T 60 %H)
Priorités : P1 : ass protec fam H ; P2 : déterm causes attentat c les pdts ; P3 :
évac ressortissants fai.
Assassinats 2 gend – liste de 120 p établie par FPR (ouvrage belge) ; 1 gend
enq sur massacres FPR rw en fév mars 93 [illisible]
9-10 avril 1er avionnages préparés non par mili mais par amba MARLAUD
et son chiffreur av CHARON

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Parentèle H (P+C) : 72 p à extr – non trouvées – GIS et RUHENG
14/4 aéroport (M+B) : reps mortiers belges pour interv [dessin d’un triangle]
des fais (otages – fin opé évac belge (15/4) + belges MINUAR (19/20/4)
9/4 12 … ? (vrai ?)2 DGSE sont restés à K [après] Amaryllisapr 9/4 1200
6 rens fiable entre Am et Turq755
13 Livraisons armements et MU [après]ARUSHA
Voir f. DAS : rien de + des douanes (DAS)
Au moins 1 livraison armes FAR GOMA le 6 ou 7/7 (B707 cargo venant
de KIN. Il est en revanche faux pour 18/7 : tir mo[illisible] FPR sur pole
GOMA – desserte des aéronefs (St Ex)
Pt DPSD – 22/3
14 « Turquoise » : selon C par miss civ coop : les FAR ou ex-FAR ont été
payés par coopen juillet 94 (sur chapitre 4123 (stagiaire ?)
2 Affaires antérieures
21 1991 CANOVAS propose à H (après aff de Ruhengeri janv 91)
de miner ( ???) la région des Volcans des Yirunga pr interdire infiltrat. FPR
(pbs : population)
armements des milices du NW (RUH-GIS) (ce qui va être fait – milices
communales (bourgmestres) – milices du MRND (Inrerhamwe)
conflit très grave avec AD+Lcl Rob (Gnd) (risque de massacres)
22 1992 :
engagement bien de 105mm2 fournie par DAMI 35e RAP c FPR à Byumba
en [illisble] col. Delort et Rosier et ( ? Maurin 26-30/6/92)
6 ob 105+mu fournis par AT (doua défense) + renouvelt Mu en 1993 :
date ?
23 1993
232 3 mars viol collectif ds vhl roulant du 21e RIMA par 3 marsouins sur
prostituée puis enfce baïonnette ds vagin. Fille jetée par-dessus bord – porte
plainte
Prévoté Noroit, prév par Gnd Rwa, [illisble, sans doute arrestation] les 3
auteurs
Interv du lcl TR auprès AD pour [illisble] l’affaire. Refus CR-DGGN qui
saisit le juge d’instruction [illisible].
Le juge est dessaisi sur interv Léotard (Fréjus) devenu MINDEF. [mention
marginale sur ce paragraphe : DPSD]
231 fév 1993 connti français sur accès N Kigali : oui bilan : 1 journée [illisible] avec Mil fais e Rwai ; ensuite pdt 2 semaine par Gend rwa soutenu en
retrait par q elt fais (et sans drapeau).
233 appréciation sit après Arusha – 2 écoles (2e sem 93) :
DAS préconise le retrait et traitt égal H/FPR ; appui gal Mercier
AD+DRM insistent sur les risques en mat de sécurités (armt milices – attentats – arriv bat FPR- sécurité des ressortissants) si Noroit dégage trop tôt.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

La fiche du 24 avril 1998756, intitulée « Rwanda : éléments complémentaires », est l’œuvre également du colonel Armel Le Port. Cette
fiche se structure en trois points : « 1.Entraînement et armement des
milices hutu », « 2.Participation ou présence aux interrogatoires de
prisonniers », « 3.Conduite des affaires rwandaises ».
1. Entraînement et armement des milices hutues
La suite d’entretiens avec le Col (GND-R) GALINIE les 21 et 22 avril,
il s’avère qu’il n’y a aucun élément de preuve connue d’une telle suggestion
française au Pdt rwandais en 1991. D’ailleurs les milices politiques n’apparaîtront officiellement qu’en mars 1992 et ne seront clandestinement armées
qu’au plus tard dans la perspective des accords d’Arusha (4 août 1993).
Il n’en reste pas moins vrai que les attaques sur Ruhengeri (octobre 90-janvier 91) ont vu les partisans actifs d’Habyarimana se transformer en gardes
communaux, initialement armées de machettes (10 000 achetées) et placés
aux ordres des bourgmestres inféodés au MRND.
Le conflit GALINIE-CANOVAS (fév-juin 91) est venu d’une différence
d’appréciation des risques potentiels liés aux recrutements des FAR. En poste
depuis 3 ans, l’Adn qui avait connu les massacres de 1988 au Burundi,
estimait qu’il fallait recruter une armée nationale et non monoethnique et
de la seule région d’origine du Président – le NO : Ruhengeri-Gisenyi - ;
pour ce faire une armée de 10 000 h en fin 1991 (au lieu de 4 000 h en oct
1990) paraissait être un objectif raisonnable (le FPR alignait environ 3 000
h initialement puis 4 000 h). le Lcl Canovas, conseiller CEM FAR, a préféré
laisser faire le commandement rwandais qui a porté les effectifs à 26 000h
du NO mal sélectionnés, mal entrainés, peu désireux de se battre – sauf à la
machette contre des Tutsis sans défense.
2. Participation ou présence aux interrogatoires des prisonniers :
Dans la « culture du massacre rwandaise », on ne conserve pas de prisonniers : « nous n’arrivons pas à nourrir nos populations, nous n’allons pas
nourrir ces gens-là »… Par ailleurs, les CR d’interrogatoire portaient en
exergue : « avant de mourir, le prisonnier a déclaré… »
à titre d’exemple, pour permettre aux instructeurs (OPJ, DAMI) de travailler, l’AD avait négocié personnellement avec le président H la survie de 100
prisonniers ; au bout de trois mois, il en a obtenu 10 !
Dans ces conditions, une participation de cadres français aux interrogatoires
paraît exclue, même si certains d’entre eux ont pu être présents ou témoins
notamment aux camps de MUKAMIRA (DAMI) près de RUHENGERI.
3. Conduite des affaires rwandaises
Deux vulnérabilités risquent d’apparaître à la faveur des auditions :
L’hostilité VARRET-HUCHON
Les « réseaux parallèles » d’information et de décision.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

3.1 à l’EMP, le général Huchon « voulait la peau » de la « petite statue » qui
était le seul obstacle à la politique de soutien de l’Élysée.
3.2 pour cela, il avait besoin de contourner l’obstacle par une intervention
directe grâce notamment aux valises INMARSAT et à quelques complicités
au sein des armées. Sa nomination à la tête de la MMC ne lui a que partiellement simplifié la tâche, car la création du COS a coupé son réseau en
1993.
Schéma des télécommunications.
On notera que le CEMA, et avec lui l’EMA, a « navigué » entre ceux deux
lignes entre 1991 et 1993. Ensuite le navire a couru sur son erre…

La troisième fiche date du 2 juillet 1998757. Elle a pour objet de
fournir des « réponses aux demandes de la mission d’information
parlementaire ». Huit points sont traités : le lance-missile SA 16; « la
contribution des FAR à la recherche de la vérité sur le drame rwandais »; les missiles sol-air SA 16 en dotation dans l’armée ougandaise
; la portée du SA 16 ; les personnels présents à la tour de contrôle
de l’aéroport de Kigali ; le camp de Kanombe (unités, ethnies) ; les
infiltrations d’éléments du bataillon FPR de Kigali hors du CDN ; la
position des AMT le 6 avril 1994 au soir.

7.2.8 Des institutions critiques d’elles-mêmes ?
Une réflexion engagée dès 1994
7.2.8.1 retour sur les notes wiroth-le port.
un aveuglement des administrations françaises sur le rwanda
L’opération Turquoise à peine terminée, le général Wiroth, comme
il l’a été mentionné précédemment, signe la note du 29 août 1994 qui
reprend et analyse le rapport de mars 1993 de la Fédération internationale des droits de l’homme sur les violations des droits de l’homme
au Rwanda depuis octobre 1990, dit aussi – du nom de son président
et principal rédacteur – rapport Carbonare758. Le directeur adjoint des
Affaires stratégiques au ministère de la Défense, commence par en rappeler les éléments qu’il juge majeurs. Ainsi, l’officier général souligne
que, selon le rapport, « la complicité des autorités locales est certaine »
et que « des bourgmestres, des sous-préfets, des préfets, des responsables de cellules, des policiers, des cadres administratifs communaux,
des gardes forestiers… ont contribué aux massacres »759. Ces premiers
constats sont prolongés, et la note mentionne que, selon ce rapport, « la

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

responsabilité de l’EM est évidente » et qu’il existerait un Réseau zéro
planifiant des assassinats avec des escadrons de la mort, organisés en
cercle autour du chef de l’état.
Dans sa note, le général Wiroth reprend la plupart des accusations
portées contre l’État et l’armée rwandais par la FIDH au début de l’année 1993. à aucun moment, la note ne discute la véracité du moindre
fait évoqué dans le rapport. Cela s’explique par la réalisation du génocide depuis avril 1994 qui permet de mettre en perspective l’ensemble
des politiques racistes qui ont secoué le Rwanda, et de les éclairer. Mais
aussi, l’absence de discussion s’explique largement par les investigations
conduites par les forces françaises pendant l’opération Turquoise. Ainsi,
dès les premiers jours de l’opération, les commandos parachutistes de
l’Air, des opérateurs du 1er RPIMa et les marins du commando Trepel
constatent l’ampleur des massacres, et de l’implication des structures
politiques et administratives. Par la suite, les éléments que les forces
françaises ont accumulés, grâce à leurs contacts avec le terrain, n’ont pu
qu’accroître la prise de conscience de l’implication de toutes les organisations publiques rwandaises dans la planification et la réalisation du
génocide. Cette prise de conscience est un des éléments décisifs de la
réorganisation de l’action des forces françaises sur le terrain et de leur
recherche, dans le cadre de la constitution de la ZHS, de nouveaux
interlocuteurs locaux. Le général Wiroth, fort de ces constats, pose alors
une série de très fortes interrogations :
Il est certain que la crise actuelle au Rwanda, à la lecture de ce rapport pose de
multiples questions sur l’avenir de la politique africaine de la France :
Pays sans aucune importance stratégique, le Rwanda concentre une grande
quantité des éléments des futures crises africaines : guerres ethniques, pouvoir
clanique, soutien de l’étranger sans grand souci du respect des droits de l’homme.
Pourquoi la crise rwandaise a-t-elle occupé une place si disproportionnée dans
la politique africaine de la France ? La France ne devait-elle pas prendre ses
distances vis-à-vis du régime Habyarimana ?
Au regard de la responsabilité dans les massacres des forces armées rwandaises
et de la Garde présidentielle que la France a largement contribué à structurer,
peut-on imaginer pour l’avenir des formes de coopération en particulier militaires qui évitent ces dérives et s’adaptent mieux aux nouvelles caractéristiques
des crises ?
Enfin M. Carbonare, l’un des auteurs du rapport, a affirmé, dans un entretien,
qu’un certain nombre de civils ou militaires français travaillant au Rwanda a

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

cherché à alerter les autorités françaises par le biais de l’Ambassade ou des organisations professionnelles, sans succès semble-t-il. L’organisation des mécanismes
qui allaient être à l’origine des massacres de 1994 depuis le plus haut niveau de
l’état rwandais (présidence de la république, EM des armées) oblige à s’interroger sur les capacités de s’informer qu’avaient les représentants des administrations
françaises présents dans les différentes sphères du pouvoir rwandais ainsi que sur
les conditions d’information des pouvoirs publics français760.

Les interrogations du général Wiroth en 1994 vont, sans aucun
doute, alimenter la réflexion de la DAS sur la politique française au
Rwanda tout au long de l’année 1995. Elles acquièrent une actualité
nouvelle. En effet, la création en 1998 de la Mission parlementaire présidée par Paul Quilès entraine au ministère de la défense la constitution de cellules de recherche documentaire qui produisent à leur tour
des collections de documents. Le colonel Armel Le Port est chargé au
niveau du major général de l’état-major des Armées de coordonner ces
recherches documentaires. Parmi les cartons d’archives versés au Service historique de la Défense par le colonel Le Port, la note du général
Wiroth se trouve dans le premier carton, celui du dossier de base sur le
Rwanda abordant des questions problématiques soulevées par la commission Quilès761. En 1998, on considère que la note de la DAS pose
des questions de fond : elle formule des interrogations auxquelles les
officiers doivent répondre. Dans sa note du 24 avril 1998, « Rwanda :
éléments complémentaire »762, le colonel Le Port relève que la proximité
est due au fait qu’elle analyse précisément une des raisons de la cécité
des institutions françaises au plus haut niveau. Le colonel fait un point
sur ce qu’il appelle la « Conduite des affaires rwandaises »763 : il note que
« deux vulnérabilités risquent d’apparaître à la faveur des auditions ».
Il est nécessaire de rappeler un extrait de la note déjà citée du colonel
Le Port :
L’hostilité VARRET-HUCHON
les « réseaux parallèles » d’information et de décision
A l’EMP, le général Huchon « voulait la peau » de la « petite statue » qui était
le seul obstacle à la politique de soutien de l’Élysée.
Pour cela, il avait besoin de contourner l’obstacle par une intervention directe,
grâce notamment aux valises INMARSAT et à quelques complicités au sein des
armées. Sa nomination à la tête de la MMC ne lui a que partiellement simplifié la tâche, car la création du COS a coupé son réseau en 1993764.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.2.8.2 la grande difficulté de l’analyse critique par les armées
La conclusion de la note du colonel Le Port portant sur l’opposition
Varret/Huchon souligne que ce qui a continué de faire obstacle à la volonté du second une fois ce dernier arrivé à la tête de la Mission militaire
de coopération, à savoir la mise sur pied effective du commandement
des opérations spéciales et la constitution de son état-major. La distance historique permet, rétrospectivement, de mesurer l’ampleur de la
dimension d’opération spéciale, dans les actions demandées aux forces
françaises au Rwanda, que cela soit de l’assistance et de la formation à
des forces étrangères ou des actions face à de potentielles prise d’otages
de ressortissants français. Dans cette perspective, on peut constater
qu’une grande partie des actions militaires françaises entre 1991 et 1993
ont été confiées par l’état-major des Armées et le pouvoir politique à des
unités, avant tout le 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine, qui
ont par la suite été intégrées au commandement des opérations spéciales.
Qualifier les actions militaires françaises au Rwanda,sur la durée apparaît
cependant difficile du fait même qu’elles sont entreprises sous le couvert
du ministère de la Coopération, malgré les efforts faits en particulier par
Pierre Joxe, ministre de la Défense, pour obtenir une clarification des
objectifs et des moyens de la coopération militaire en Afrique.
Au-delà de la démarche de Pierre Joxe, on peut observer une constante
française, celle de ne pas poser de mots sur une politique et de ne pas
formuler d’objectifs clairs. Une partie de l’explication tient au fait, qu’à
aucun moment, une interrogation globale sur la politique militaire
française au Rwanda n’est assumée. En effet, les différents acteurs n’ont
pas l’occasion de s’interroger sur le caractère atteignable des objectifs et
sur la possibilité de mettre des moyens pour y répondre, afin de contribuer efficacement à donner au pouvoir politique les moyens intellectuels dont il a besoin pour affiner sa réflexion et et sa décision.
Plus largement, l’étude de la production des différents services de
l’état-major des Armées, et de la Défense nationale sur l’ensemble de
la période, permet de constater que des éléments de réflexion étaient
présents et donc possiblement disponibles. Il ne faudrait cependant pas
commettre l’erreur d’une analyse rétrospective. En effet, si les éléments
de réflexion étaient présents, ils n’étaient pas mobilisables du fait même
de l’organisation des pouvoirs au début des années 1990. Cependant,

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

de même que le pouvoir politique français au Rwanda est toujours prêt
à répondre aux urgences rwandaises sans jamais se projeter dans une
stratégie de long terme viable et pragmatique, l’état-major des Armées
n’est jamais mis en position de proposer des options stratégiques ; il est
toujours sollicité pour résoudre un problème lié à l’urgence la situation.
Dans une certaine mesure, on assiste dans le traitement de la question
du Rwanda en France, sur la longue durée, à une faible mobilisation des
capacités de réflexion et de planification des administrations et de l’étatmajor, qui sont toujours prises comme des moyens d’action après une
décision politique et assez peu comme une force de réflexion préalable
à la décision.
Dès lors que l’action des armées est mise en cause par les médias
et par l’étranger au tournant de l’été 1994, dans les termes que nous
connaissons, l’analyse critique sur les opérations menées au Rwanda
fait place à une défense obstinée. Elle ne veut pas alimenter les attaques
ni affaiblir le front uni contre les détracteurs. Au même moment, est
lancée, notamment avec le « livre blanc » voulu par le premier ministre,
une vaste réflexion sur l’avenir de l’outil militaire français. L’emblématique expérience rwandaise est gelée, car trop dangereuse à étudier. Le
cas est en quelque sorte vitrifié. Ancrer une réflexion nouvelle dans les
analyses critiques qui viennent d’être présentées, émanant d’officiers
et de chercheurs lucides, est assurément une voie d’avenir. Ces analyses dépassent de beaucoup le seul cas des armées, elles embrassent la
question de l’Etat républicain, de la décision politique, de l’éthique de
l’action, de l’impensé et de la liberté.

7.3 une crise de la décision politique ? la
question de l’état républicain
au regard du rwanda
Le dossier rwandais tel qu’il est porté par les autorités politiques et
administratives françaises offre un cas d’étude pour le fonctionnement
d’un État démocratique. La Constitution française garantit le caractère
et le fonctionnement démocratiques des institutions. Le Rwanda, où la
France est la nation occidentale la plus impliquée entre 1990 et 1994,

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

suscite des questions sur le fonctionnement des institutions marqué par
des écarts répétés à la norme réglementaire, par le rejet de l’information
contradictoire, et par des décisions politiques imperméables à toute critique, à toute alerte, à toute remise en cause.
Il est possible de constater une « crise rwandaise » de l’État républicain
comme de la pensée des institutions, dont de multiples données affleurent
des chapitres précédents et que le chapitre présent s’efforce de synthétiser. Il ne s’agit pas d’une vue rétrospective qui ferait fi du contexte, de la
logique des acteurs, et jugerait le passé au regard des normes du présent.
Il n’est pas interdit de le faire, mais une fois restituée l’histoire qui laisse
place alors à une réflexion de nature philosophique.
D’importantes questions, cruciales même, se posent sur la collecte
et les circuits d’information, sur le rejet des analyses dissidentes et des
savoirs indépendants, dont ceux des chercheurs et universitaires, sur le
poids de représentations fermées et unilatérales, sur la situation d’impensé du processus génocidaire, sur les choix d’occultation versus médiatisation, sur les actes d’hostilité conduits contre les institutions prônant une autre politique, sur les procédés de marginalisation de celles
qui contesteraient les processus unilatéraux de décision. Ces questions
se posent aujourd’hui, elles ont été assumées comme on l’a vu dans la
partie 2 du chapitre, par un ensemble d’analyses qui ont fait corpus.
à la faillite de l’État savant, s’ajoutent les écarts à la norme administrative et éthique qui finissent, lorsqu’ils deviennent fréquents et admis,
à entraîner des violations de l’État de droit. L’ensemble des institutions
concernées en serait collectivement responsable pour avoir toléré ces pratiques intellectuelles et administratives préoccupantes. émergent toutefois des actes et des personnes qui refusent ces dérives, qui mènent des
résistances professionnelles, des engagements éthiques conformément à
ce qu’enseigne le service de l’État et de la République. Cette minorité
parmi les autorités politiques et les agents publics, non seulement n’a pas
été écoutée, mais de plus a été écartée de la décision comme de l’exécution des ordres. L’entrée dans la cohabitation a pu modifier ce rapport
de force mais ne l’a pas interrompu en raison de sa puissance installée.
Ce système dominant de pouvoir au service d’une politique largement
déconnectée de la réalité rwandaise ne laissait aucune possibilité de penser le risque génocidaire par ailleurs documenté par les acteurs.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

7.3.1 La question de l’information en appui de la décision
7.3.1.1 une abondante documentation
dans les dossiers de travail
Les dossiers de travail présents dans les fonds d’archives renseignent
sur la genèse des décisions sur la manière dont elles s’appuient ou non
sur une connaissance diverse et vérifiée. On constate souvent une abondante documentation, sous la forme notamment de télégrammes diplomatiques (TD) et de dépêches AFP qui se retrouvent dans quasiment
toutes les administrations, à l’exception du carton EMP qui ne renferme
que les notes au président de la République sans aucune des sources qui
ont permis de les rédiger. Ce qu’il est convenu d’appeler des « documents à l’appui » ne sont pas toujours classés comme tels. Fréquemment, les sources d’information sont versées en vrac dans les cartons.
La documentation parfois très riche, est essentiellement reçue plutôt
que recherchée. à la cellule Afrique de la présidence, chez le premier
ministre édouard Balladur, au ministère des Affaires étrangères et à celui
de la Défense comme à l’état-major des Armées, des informations nombreuses sont réceptionnées, généralement avec bordereau d’envoi comme
le prescrivent les règles administratives, en provenance d’autres bureaux
des administrations centrales et de services sur le terrain ou de postes
diplomatiques (avec une surreprésentation pour ceux des nations des
Grands Lacs, d’Addis-Abeba, siège de l’OUA, de Bruxelles, de Genève
et de New York avec la délégation française auprès des Nations unies,
de Washington,..). Les courriers envoyés aux ministres sont également
conservés avec les propositions de réponse généralement standardisées.
Certains services, dont c’est davantage la vocation, établissent des
dossiers de presse et opèrent une veille médiatique765. Cette masse réelle
d’information est traitée de manière très inégale par les acteurs. Sont
privilégiées celles qui vont dans le sens des décisions prises. Lorsqu’elles
ne sont pas présentes, elles sont suscitées, comme le montrent jusqu’à
la caricature, les initiatives de l’état-major particulier du président de
la République, chargé de valider la volonté présidentielle. La vérification de l’information est rarement opérée sauf par la DGSE dont c’est
particulièrement la mission. Des grilles primaires sont appliquées sur
les documents. Celles émanant du régime d’Habyarimana et des forces
armées rwandaises deviennent des preuves à l’appui de faits objectifs.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Celles provenant du FPR ou de l’opposition rwandaise font aussitôt
l’objet de soupçon voire de rejet par principe.
Si la décision est relativement parcellisée, en particulier parce que des
informations sont tenues cachées à certains acteurs – la répétition des
consignes de discrétion, de confidentialité est constatée sur de nombreuses instructions ou notification d’ordre–, l’information l’est moins
d’autant que les acteurs sont en situation de la rechercher. Certes, peu
d’entre eux peuvent prétendre avoir une vue globale de la situation. Au
vu de la documentation présente dans les dossiers de travail, on constate
que cette possibilité existe et qu’elle a été saisie, souvent dans les services
chargés de l’analyse et de la prospective à large focale, comme au Centre
du même nom du ministère des Affaires étrangères et à la Délégation
aux affaires stratégiques du ministère de la Défense mais aussi dans des
services plus exposés à la décision à l’état-major des Armées ou à la
direction des Affaires africaines et malgaches.
7.3.1.2 des analyses en porte-à-faux
Distinctes des dossiers documentaires, les analyses qui en émanent
sont source également d’interrogation. Outre le fait qu’elles privilégient le
type d’informations qui soutient la thèse dominante – ce qu’on appelle le
« biais de confirmation »766, on relève des contradictions internes comme
l’illustre l’exemple de la note DAM du 17 janvier 1991767. Elle contient
des informations précises sur la chasse aux Tutsi, en contradiction avec la
conclusion : « dans l’ensemble, les excès ont été évités »768. D’autres cas
exposent des occultations de données très inexplicables à moins qu’elles
n’aient été intentionnelles. Le 8 avril 1994, le gouvernement français
donne l’ordre au SGDN de suspendre la validité de toute exportation
d’armes et de matériels de guerre à destination du Rwanda et du Burundi,
y compris la validité des procédures en cours769. Cette décision d’embargo
prise au niveau du premier ministre – dont le SGDN est l’un des services
– ne semble pas connue des cadres de la DRM, ou du moins celle-ci n’est
pas restituée par l’agent de la DRM qui a rencontré, « sur sa demande
[…] le colonel Ntahobari, attaché militaire et de l’Air du Rwanda à Paris »
le 15 avril. L’officier rwandais expose que l’état-major de son pays « un
besoin urgent de munitions dont la liste est donnée en annexe »770 de
la Fiche adressée au chef de la DRM, le général Heinrich, et il souhaite

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

également que la France fasse transporter au profit du Rwanda, jusqu’à
Goma, « depuis Tel Aviv 5 000 obus de mortiers de 60 mm » et « depuis
Varsovie d’autres munitions (grenades) moins urgentes ».
7.3.1.3 parole politique et traduction administrative
Dans l’immédiat, il est nécessaire de relever cette fracture entre l’action politique et la traduction administrative. La première, découplée
de la seconde, peut suggérer qu’elle ne serait que de la communication publique sans réalité politique. Une autre interrogation porte sur
l’articulation entre la parole publique des responsables politiques et sa
traduction dans l’action administrative tant civile que militaire. C’est
le cas en particulier des deux déclarations d’Alain Juppé à Bruxelles le
16 mai 1994 et de Lucette Michaux-Chevry le 24 mai reconnaissant le
génocide des Tutsi et, pour cette dernière, appelant à l’identification et
au jugement des responsables771. Or, les TD diplomatie, qui exposent
les positions du Département de la même manière qu’ils transmettent
la décision, ne restituent pas cette position française d’extrême fermeté
sur le constat de génocide des Tutsi. Celle-ci se double de la déclaration
du président de la République au conseil restreint de défense du 22 juin
1994 : « Il ne faut pas manquer de dénoncer le génocide perpétré par
les Hutus. La folie s’est emparée d’eux après l’assassinat du président
Habyarimana »772. à notre connaissance, aucune déclaration publique
de la présidence de la République ne fait suite à cette demande formelle de François Mitterrand. Aucune instruction n’est donnée via ses
conseillers aux ministères concernés. La raison peut en être décelée, et
elle sera exposée dans les pages qui suivent.
7.3.1.4 comment on éclaire un ministre de la défense
visitant l’opération turquoise
Un dossier conservé dans les fonds du cabinet de François Léotard
montre comment est informé un ministre. Le ministre de la Défense
est alors en partance pour le Rwanda. Laurent Bili, son conseiller diplomatique adjoint, lui remet une note. Celle-ci, intitulée « Engagement
français au Rwanda (1990-1994) »773, figure dans le dossier. Laurent
Bili pose d’emblée la question des « tensions ethniques » qualifiées de
« phénomène récurrent au Rwanda, comme au Burundi […] Cette riva-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

lité entre Hutu et Tutsi est au cœur de l’histoire des États des Grands Lacs
depuis l’indépendance ». Les facteurs politiques et sociaux sont écartés
au profit d’explications par l’ethnie alors même que des analyses comme
celles du rédacteur Rwanda de 1991 soulignaient le caractère factice de
ces catégories au regard de l’unicité d’« un même peuple ». Ainsi le FPR
est-il renvoyé à cette catégorisation : il est « en effet largement dominé
par cette ethnie ». De la même manière, « la politique de la France » que
le diplomate présente comme « claire » est résumée en « trois objectifs » :
le premier persiste dans cette approche ethniciste (« Empêcher qu’une
ethnie minoritaire ne renverse un gouvernement légal grâce à une aide
étrangère »), les deux autres s’attachent à « favoriser l’ouverture de négociations entre les parties » et à « impliquer l’ONU ». La note constate
que la France « avait réussi à atteindre ces trois objectifs lorsque l’assassinat du président Habyarimana a plongé le Rwanda dans le chaos ».
L’exposé des événements immédiatement postérieurs ne mentionne ni
les massacres systématiques de Tutsi ni les éliminations à grande échelle
des Hutu démocrates, en contradiction directe avec la déclaration de
reconnaissance du ministre des Affaires étrangères faite la veille de la
rédaction de la note. Cette dernière se limite à mentionner l’opération Amaryllis d’évacuation des ressortissants français et étrangers en
insistant sur le concours du gouvernement rwandais « à l’ensemble de
la communauté étrangère, mais aussi – et ceci doit être souligné – des
citoyens rwandais travaillant pour le gouvernement ou des institutions
françaises ». Cette affirmation est pour le moins tendancieuse, comme
l’est celle d’un soutien français à l’implication de l’ONU774, la France ne
s’étant pas mobilisée pour que la MINUAR bénéficie du chapitre VII,
et ayant voté, après le 6 avril, en faveur d’une réduction des forces onusiennes. Le conseiller technique adjoint informe son ministre de l’engagement de la France dans le « dossier rwandais » en « décidant très rapidement un effort humanitaire très important, soit directement (envoi
de 2 200 tonnes de farine), soit par le soutien financier aux actions du
CICR et des ONG ». Un dernier paragraphe expose des « perspectives
sombres » :
Sur le plan politique, le FPR en excluant le nécessaire partage du pouvoir avec
l’ex-mouvance gouvernementale (MRND) fait le choix de la solution militaire.
Si une victoire militaire du FPR n’est pas exclue dans le court terme, la faible
assise ethnique du FPR, la perméabilité des frontières (Zaïre) ne peuvent que

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

contribuer à maintenir le pays dans un état de guerre civile. Une implication
accrue des pays de la région et des Nations Unies doit donc chercher à convaincre
les parties au conflit de renouer avec l’esprit de l’accord d’Arusha, faute de quoi
toute solution durable est illusoire.

Le propos du conseiller diplomatique adjoint ne permet guère à son
ministre d’être informé ni éclairé. La note proposée est problématique
en termes d’information comme d’analyse, celle-ci renvoyant à une vulgate pour chaque « crise » en Afrique. Le problème est qu’au 28 juin,
le constat du génocide des Tutsi a été fait tant par la France que par les
Nations unies, la connaissance des génocidaires est acquise et, en conséquence, l’idée d’une relance des négociations d’Arusha entre le FPR et
« l’ex-mouvance gouvernementale (MRND) » est, pour le coup, illusoire
puisqu’il s’agirait alors de dialoguer avec un pouvoir hutu extrémiste qui
conduit une extermination de masse. Le paragraphe cité qui clôt la note
laisse entendre que telle serait l’option proposée par la France, pouvant
amener François Léotard à rencontrer des membres du Gouvernement
intérimaire ou des militants du MRND : c’est placer un ministre de
la République dans une position intenable pour le présent, lourde de
conséquences pour l’avenir. à l’inverse de la thèse de la « guerre civile »,
la réalité est celle d’un Rwanda faisant face à un génocide et l’option
militaire du FPR a pour objectif la défaite des Forces armées rwandaises,
à la fois dans une perspective de conquête du territoire mais aussi d’arrêt
du génocide des Tutsi. Par ailleurs, une bonne information du ministre
aurait exigé de mentionner que la faible implication des Nations unies
résulte des choix du Conseil de sécurité sur lesquels la France, comme
membre permanent, a lourdement pesé, particulièrement lors de la
réduction de la MINUAR. Compte tenu des informations à l’époque
disponibles et confirmées, la note s’avère indigente et même à certains
égards inexacte, donnant de la réalité une interprétation erronée. Chargée d’éclairer le ministre de la Défense sur le plan diplomatique, elle ne
permet manifestement pas à François Léotard de comprendre l’enjeu des
événements au Rwanda. Pour finir, ce document daté du 28 juin ne diffère d’une note du 17 mai775 que par l’adjonction du dernier paragraphe
cité plus haut. Est-ce à dire qu’une analyse du 17 mai reste valable, alors
que les semaines qui séparent cette date du 28 juin se sont révélées cruciales pour le destin du Rwanda et des Rwandais, comme pour la reconnaissance d’un génocide en Afrique ? Apparemment non.

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(1990-1994)

Les notes de la DAM contenues dans le dossier préparé pour le ministre en partance pour le Zaïre ne compensent pas l’indigence relevée et
l’appuient même. à la date du 6 mai, la responsable de la sous-direction
d’Afrique centrale et orientale introduit une vision de l’histoire du Rwanda comme « traditionnellement perturbée par l’opposition des Tutsi et
des Hutu »776 – bien qu’elle mentionne la dominante des massacres antiTutsi. Elle insiste sur un devoir de neutralité, impératif susceptible de
relancer le dialogue politique : « La France se doit de se garder de choisir
entre les parties, d’autant que celles-ci devraient être ses interlocuteurs
dans le cadre d’un gouvernement d’union si, comme il est souhaitable, le
dialogue politique permet la reprise du processus d’Arusha »777.
Un tel discours aurait éventuellement du sens si le Rwanda n’avait
pas basculé dans le génocide. Avec cette prise de conscience, le principe d’une neutralité ou l’idée d’une relance du dialogue se révéleraient
incroyablement irréels. Cette irréalité va se poursuivre durant toute
l’année 1994. Et si l’existence d’un génocide est finalement avancée,
elle s’accompagne presqu’aussitôt d’un passage au pluriel, « les génocides », la qualification se présentant alors comme une forme aggravée
des massacres.
7.3.1.5 des rushes ecpa : françois léotard à goma le 29 juin 1994
Le déroulé du voyage comme la communication du ministre, durant
son déplacement en ZHS, se révèlent pour le moins imprécis, tandis
que les personnes rencontrées semblent, pour certaines, appartenir à
l’extrémisme hutu. François Léotard est contraint à des discours généraux qui rendent la tâche difficile aux unités Turquoise et à leurs chefs.
Les rushes réalisés par les militaires de l’ECPA rapportent les images
de la conférence de presse qu’avant de regagner Paris, François Léotard
et Lucette Michaux-Chevry tiennent à Goma. Elle semble se dérouler sous une grande tente militaire. Le général Lafourcade est assis aux
côtés des deux ministres. François Léotard explique :
Nous sommes à peine après une semaine après la Résolution 929 du Conseil de
sécurité. Elle a été votée, vous vous en souvenez peut-être, mercredi dernier à
cette heure-ci exactement, à la même heure. Et donc 8 jours après nous avons
pu et, avec beaucoup de difficultés que vous connaissez, nous avons pu faire en
sorte qu’un potentiel de forces très significatif soit déjà ici, ici au Zaïre et en
train d’opérer au Rwanda là où nous sont signalées des situations, des personnes

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

en situation de péril ou de détresse. Déjà le bilan est satisfaisant, il faudra le
poursuivre, mais déjà des femmes et des hommes ont été sauvés par la seule
présence des militaires français. Notamment dans un certain nombre de lieux
où des menaces pesaient sur les civils. Je ne parle pas simplement de l’opération
d’évacuation des religieuses qui a lieu à Kibuye ; mais aussi de la simple présence
française qui a permis certainement à certains des belligérants soit de ralentir
leur action soit de momentanément l’interrompre. Mais bien sûr, ce n’est pas
suffisant. Nous avons connaissance d’un certain nombre de lieux où se réfugient
aujourd’hui un certain nombre de Rwandais quelle que soit leur ethnie ; et nous
nous efforcerons dans les jours qui viennent de poursuivre l’opération […]778.

Le ministre de la Défense souligne ensuite, avec insistance, la nécessité qu’interviennent d’autres pays européens et africains. Puis il répond
à des questions de journalistes dont une portant très probablement sur
les massacres en cours sur la colline de Bisesero.
Mme le Ministre, Mr le Ministre, on comprend bien ces difficultés. Néanmoins
si, des personnes étaient massacrées à quelques kilomètres de là où sont les forces
françaises, ce serait certainement un désastre politique ?
François Léotard répond : Monsieur bien évidemment les soldats français
sont des hommes généreux et courageux et donc s’ils avaient des informations de
cette nature, je peux vous dire, ils interviendraient, c’est évident, c’est évident !
Donc…ils… C’est de l’assistance à personnes en danger, bien entendu ils le
feraient, et je peux vous dire que nous recueillons actuellement toutes les informations nécessaires pour essayer d’aller là où le danger est le plus pressant. Mais
voyez bien, j’insiste encore une fois, sur la disproportion entre ce qui apparaît
comme besoins aujourd’hui à la fois humanitaires, et de périls, de dangers par
un certain nombre de milliers de gens, et ce qui est en face comme moyens.
Ce n’est pas une opération à vocation à objectif militaire, il faut que ce soit très
clair ! L’armée est ici un outil, et un outil pour sauver des vies - ce qui est une
des plus belles fonctions d’un soldat d’ailleurs - mais ce n’est pas une fonction
belliqueuse, je viens de le rappeler, en aucune manière ! 779

Mal préparé dans la perspective de son voyage, le ministre de la Défense n’en aborde pas moins dans ses dernières déclarations de Goma
une thématique importante relative, celle d’« assistance à personne en
danger «. La difficulté semble de l’articuler clairement sur une autre
problématique portant le danger génocidaire omniprésent dans la région comme apprennent à le découvrir les militaires déployés sur le
terrain. Ceux-ci doivent agir en même temps que comprendre. Une
tâche assurément écrasante.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.3.2 Soupçons et rejet des savoirs indépendants, dissidents et
scientifiques.
7.3.2.1 des rapports externes inexploités
La direction des Nations unies et des organisations internationales est
destinataire, en direct ou via les postes DFRA New York et Genève, de
l’ensemble de la documentation nécessaire à son fonctionnement. Les
sessions de la commission des droits de l’homme dans l’ancien palais
des nations à Genève montrent la France en position très avancée sur
le dossier rwandais, afin, notamment, d’éviter que son allié ne soit trop
sévèrement jugé sur ce domaine. Une mention manuscrite affiche, après
le nom d’une responsable de la DNUOI, les mots suivants : « Attention
Rwanda »780. Les archives de la direction rassemblent toute la production
des Nations unies sur le Rwanda des années 1990-1994, en particulier
sur la question très documentée et très sensible des infractions aux droits
de l’homme constatées pour ce pays. Certains rapports dépassent l’analyse de cette situation, constatent que cette entrée est insuffisante pour
penser la situation et abordent frontalement la question d’un génocide.
Le Rapport sur la situation des droits de l’homme au Rwanda781, soumis par René Degni-Ségui le 25 mai 1994, s’arrête sur la « définition
de l’ennemi » du 21 septembre 1992782. C’est l’une des données qui
permet au rapporteur de conclure, à propos des massacres déclenchés
contre les Tutsi, qu’il s’agit bien d’un génocide783.
Un Rapport sur la « situation au Rwanda », adressé à la « Commission des droits de l’homme, Genève 24-25 mai 1994 »784, rappelle une
série de faits précisément documentés, exposant comment la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, entrée en
vigueur le 12 janvier 1951 est applicable aux événements du Rwanda.
Il s’agit alors de « nommer un rapporteur sur le génocide »785. Cette
réflexion sur le génocide et sa distinction d’avec le sujet de l’infraction
aux droits de l’homme n’est pas mobilisée dans l’action de la France au
Conseil de sécurité à la même période – comme le constate le chapitre 4.
7.3.2.2 défiance et rejet de l’information critique interne
L’alignement des diplomates sur les analyses fondant la politique
conduite au Rwanda semble, depuis 1990, avoir pour corollaire, sur

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

toute la période 1990-1994, le rejet de toute critique qui pourrait en
assombrir la pertinence.
Appelé à expertiser la note de 1990 produite au CAP par JeanFrançois Leguil-Bayart, l’ambassadeur de France au Rwanda, Georges
Martres, rejette vigoureusement l’analyse comme il a été exposé dans
le chapitre 1. Toutefois, ce cas est suffisamment exemplaire pour être
réexaminé. Ici, il s’agit de prendre position contre le Centre d’analyse et
de prospective (CAP) qui n’est guère accepté par l’administration centrale et les diplomates en poste, mais aussi de récuser l’expertise critique
en elle-même. Car la charge du diplomate sur le chercheur est violente.
La note du CAP est envoyée en effet par le Département à l’ambassadeur pour avis. Georges Martres réagit dans une texte de sept pages786,
envoyé le 15 novembre 1990. Il reprend les différents points de l’analyse
du chercheur, les contestant résolument et s’engageant dans la défense
du président Habyarimana. S’il estime, lui aussi, que le Rwanda est un
« détonateur » pour la sous-région marquée par la fragilité des États limitrophes, il rejette les deux autres facteurs de la « crise rwandaise » tels que
Jean-François Leguil-Bayart les conçoit.
L’essoufflement du régime n’est pas nouveau, mais il n’est pas plus
marqué qu’ailleurs : « le Chef d’État rwandais n’est pas tellement plus
essoufflé après 17 ans de pouvoir que les plus illustres de ses collègues francophones, dont la longévité politique peut paraître tout aussi étonnante787 ». Reprenant les arguments de Jean-François Bayart,
l’ambassadeur note que la contestation contre l’emprise du clan de
Gisenyi et la dégradation économique anciennes, et qu’il est faux de
prétendre que la réponse manifeste un autoritarisme radical (pourtant
plus bas, Georges Martres évoque le « pouvoir monopolistique du
clan du Président788 ». Mais il regrette que ce régime n’ait pas le génie
médiatique des opposants en exil qui agissent avec efficacité vers
l’Occident. Habyarimana a accueilli avec « un enthousiasme modéré »
l’appel de La Baule ; il est prêt à des réformes, dans un délai de deux
ans, un peu long reconnaît l’ambassadeur : charte politique et nouvelle
constitution qui « n’exclurait pas » le multipartisme – le conditionnel
limite l’engagement du président.
Comme Jean-François Leguil-Bayart, Georges Martres reconnaît que
le succès d’un règlement négocié est peu probable ; mais il pense que la

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

chute du gouvernement actuel risque d’en amener un plus conservateur.
Selon l’ambassadeur, le FPR ne peut l’emporter car il est trop marqué
par sa majorité tutsi pour être vraiment démocratique. Le président du
Rwanda est plus solide que ses voisins, en grande partie grâce à l’appui
populaire dont il bénéficie. Martres s’interroge sur l’avenir de Museveni
tant à la présidence de l’OUA qu’à la tête de l’Ouganda, car les exilés
rwandais tiennent une place importante au sein de l’armée ougandaise.
L’ambassadeur salue l’intervention franco-belge qui a permis aux
Hutu d’éviter une défaite militaire et d’éviter que le pouvoir ne tombe
entre les mains « d’une oligarchie tusti » soutenue par la bourgeoisie
métisse et hutu ; s’appuyant sur le principe majoritaire, l’ambassadeur
Martres prévoit que ce que les Tutsi ont perdu par les urnes ils entendent le récupérer par les armes789. C’est le problème ethnique qui
domine la « polarisation sociale » au Rwanda et l’opération inaugurée
le 1er octobre est présentée par les Hutu comme « le retour de cette
domination aristocratique » ; la méfiance ancestrale persiste à l’égard
de la « caste privilégiée » des Hutu. C’est à une vision véhiculée par le
pouvoir, traditionnelle, ethnicisée que fait appel l’ambassadeur. Dans
les milieux intellectuels et les milieux d’affaires, les Tutsi ont conclu
avec les Hutu, « des alliances souvent matrimoniales et conformes à la
tradition tutsi de conquête du pouvoir par les femmes790 ». Alors que
le chercheur, Jean-François Leguil-Bayart, travaille sur une dimension
plus sociale, sans négliger pour autant le poids des ethnies mais en
montrant l’instrumentalisation, l’ambassadeur présente l’intervention
française comme positive : elle a protégé les ressortissants français et en
même temps a permis d’éviter un changement à la tête de l’État, qui
n’aurait pas été plus démocratique, du fait du poids des conservateurs
hutu défavorables à toute ouverture ; elle a évité de graves affrontements ethniques, freiné l’agression extérieure menée par des Tutsi d’origine rwandaise, certes, mais étroitement liés à l’armée ougandaise. « En
quittant le pays, nos militaires laisseront derrière eux un régime qui est
provisoirement renforcé mais exposé à de graves difficultés financières
et économiques aggravées par la guerre et qui est aussi menacé par son
aile la plus conservatrice et la plus obscurantiste791 ».
Cette réponse très précise, qui reprend point par point la note du
CAP montre que cette institution joue son rôle en matière d’analyse et

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

de prévisions de la politique internationale. La note du consultant va à
l’encontre de la politique menée pour une part, et dérange la vision de
l’ambassadeur, ancré dans une lecture très traditionnaliste de la société
rwandaise qui peut avoir une influence certaine sur le Département.
L’ambassadeur Martres récidive au travers de son commentaire d’une
lettre de l’ADFR qui lui est transmise pour analyse.
L’ambassadeur de France à Kigali et la lettre de l’ADFR
En juin 1991, l’Association démocratique des Français du Rwanda
(ADFR) adresse à Marie-Claire Nivoit, secrétaire générale de l’Association démocratique des Français de l’étranger, une lettre souhaitant
informer la « maison-mère » de la préoccupation de l’antenne rwandaise de « voir les droits de l’homme respectés, particulièrement dans
les pays où la France intervient en tant que bailleur de fonds essentiel ».
La missive rappelle les engagements français de La Baule, le discours
ayant été « clairement rappelé par Monsieur J. Pelletier, alors ministre
de la Coopération et du Développement, lors de sa visite à Kigali en
novembre 1990 ». Sous la pression internationale, le président rwandais
s’est engagé à plusieurs réformes de fond dont l’ADFR constate aucune
mise en œuvre . Elle énonce « quelques faits » :
-Rien ne permet de penser que la suppression de la mention « Ethnie » sera mise
en application […].
-Des prisonniers dont le dossier est vide n’ont pas toujours été libérés.
-Les prisonniers libérés à la veille de la prise de décision des bailleurs de fonds de
soutenir l’ajustement structurel au Rwanda (70 000 000 FF en ce qui concerne
la France) : en majorité ne peuvent pas retrouver leur emploi, font, pour certains, l’objet de menaces, brimades de la part de représentants de l’ordre (confiscation de pièces d’identité pendant plusieurs jours leur faisant courir le risque
d’être à nouveau emprisonnés), d’autres sont empêchés de quitter le territoire et
se voient confisquer leur passeport.
Certains prisonniers ont été condamnés à mort sous la pression populaire. […]792.

En plus du constat de violations graves et systématiques des droits de
l’homme par les services de l’état rwandais, l’ADFR souligne l’acharnement particulier du pouvoir contre « l’ennemi tutsi » bien que sa
documentation apparaîsse très difficile à réaliser :
Aucune information n’est vérifiable en ce qui concerne l’importance des exactions commises, soit par certains membres de la population en octobre/novembre

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

et janvier/février dans les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi (quelle est l’ampleur des massacres ? suites légales ?), soit par certains militaires de l’armée
régulière en janvier/février dans ces mêmes préfectures (viols, vols…)793.

Un passage précédent de la lettre indique que les victimes sont tutsi,
en raison de la propagande d’état dont la violence a retenu l’attention
de l’ADFR :
En utilisant les canaux officiels (Radio d’état, représentants en province), le
pouvoir, annonçant début juin une attaque imminente et massive du pays par
l’ennemi venu de l’étranger a mobilisé la population contre l’ennemi tutsi. Ceci
entraîne des risques de dérapage certain et ralentit la dynamique démocratique.
Certains journalistes se voient emprisonnés pour atteinte à la sécurité de l’état
dès qu’ils envisagent de critiquer le pouvoir en place. D’autres journaux diffusant une idéologie antitutsi depuis décembre 1990, continue à attiser la haine
ethnique sans être inquiétés (Cf. Kangura, n°6, pages 6 à 8)794.

L’analyse qu’en fait l’ambassadeur Martres et qu’il transmet à « son
excellence Monsieur Roland Dumas, ministre d’état, ministre des Affaires étrangères » sous couvert de la direction des Affaires africaines et
malgaches, le 18 juillet 1991, contient les remarques suivantes795. Si les
« faits relatés sont globalement exacts », ils sont présentés « de manière
négative sans que l’on ait, à [son] avis, suffisamment tenu compte du
contexte ethnique et historique dans lequel ils doivent être situés ».
Lorsque c’est le cas, explique l’ambassadeur de France, il s’avère que « la
minorité tutsi qui a subi et continue de subir de réels préjudices […]
porte elle-même de graves responsabilités dans la situation d’affrontement qui s’est développée au Rwanda ». Et d’ajouter, pour préciser sa
pensée :
Si des abus et des exactions sont commis contre cette minorité, depuis huit mois
et encore très récemment, non seulement des soldats rwandais sont tués sur la
frontière mais des civils sont massacrés par le FPR. Les crimes des uns n’excusent
certes pas ceux des autres mais l’observateur étranger se doit de garder, dans ses
appréciations, le juste milieu796.

L’ambassadeur expose donc que les victimes sont elles-mêmes responsables des violences qu’elles subissent en raison de l’identification
possible entre elles et la rébellion rwandaise. La logique ethniciste est
donc mobilisée dans l’explication, validant le processus de violence
exercée sur les Tutsi rwandais. Par ailleurs, le diplomate expose l’équivalence des massacres, ce qui le conduit à justifier et excuser ceux du

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

pouvoir : à nul endroit de la note, ces derniers ne sont condamnés. Il
prend, au contraire, parti pour le régime présidentiel. Pour conclure, il
précise en effet :

Il ne faut pas oublier que cette diaspora a été constituée à l’origine par la classe
qui était culturellement et matériellement dominante au Rwanda. Elle rappelle
à certains égards nos émigrés de Coblence. Elle a des droits qui méritent d’être
reconnus. Mais à vouloir défendre les droits du peuple rwandais, il ne faudrait pas que nos compatriotes, influencés par certaines relations personnelles, se
trompent de peuple797.

La conclusion semble rappeler les principes qui guident l’action de la
France au Rwanda. Rejeter la réflexion critique, les pensées qui divergent
de la vulgate diplomatique, y compris celles venant de citoyens d’un
pays libre que l’ambassadeur représente, aussi bien que le Quai d’Orsay
et la DAM ; infliger à ces derniers une leçon d’histoire française comme
rwandaise. Lire précisément l’histoire rwandaise au regard de la propagande du parti unique et de l’extrémisme hutu qui dénonce l’agression
extérieure du FPR et la complicité de la minorité tutsi. Acclimater la
logique faisant de cette dernière un ennemi intérieur dont la mise hors
d’état de nuire est légitime. Soutenir l’équivalence des massacres.
Certainement de bonne foi, l’ambassadeur de France décrit l’engrenage des violences qui pourraient conduire à un génocide : il n’en voit
pas la gravité et les légitime auprès de sa hiérarchie. Il démontre ainsi
une forme caractéristique de soumission à un moment où s’expriment
des voix discordantes dans la diplomatie, comme celle de l’ambassadeur Gérard à Kampala ou du rédacteur Anfré à la DAM. Ces voix
sont plus libres professionnellement, indépendantes à l’égard des partenaires de la France et mieux informées sur le plan historique, politique
et sociologique. Georges Martres donne, de la diplomatie, l’exemple
d’une absence d’esprit critique face à la propagande de son pays de résidence, et d’une soumission aux vues de sa hiérarchie. Cette attitude est
d’autant plus préoccupante que l’attaché de défense français, le colonel
Galinié, a insisté dans son message de fin de mission, en date du 19 juin
1991, déjà cité798, et co-signé par le chargé d’affaire Klein représentant
l’ambassadeur, sur le danger que fait courir à la coopération française le
premier cercle extrémiste entourant le président Habyarimana. L’analyse de Galinié n’est pas celle que souhaitent recevoir les responsables
du Quai et de l’élysée en charge de la politique au Rwanda et que –

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

semble-t-il – ils écartent : ce message de fin de mission ne se trouve ni
dans les archives de la DAM, ni dans celles de l’EMP et de la cellule
Afrique.
La soumission de l’ambassadeur Martres à la ligne définie au Quai,
et dont il sait qu’elle remonte directement à l’élysée, se réalise au
prix d’incohérences méthodologiques : les documents cités en annexe
du courrier adressé au ministre pour discréditer la lettre de l’ADFR
contiennent deux notes de Marie-France Pagnier, de la sous-direction
Afrique centrale et orientale, dont celle 17 janvier 1991 déjà citée qui
insiste sur l’ampleur de la répression du régime après l’offensive FPR
du 1er octobre tout en soulignant qu’il n’y a pas eu d’excès799. On peut
lire dans cette analyse la concession nécessaire à la ligne continue faisant d’Habyarimana un partenaire solide dans le cadre d’une alliance
au Rwanda voulue au plus haut niveau. à cette fin, les services du Quai
d’Orsay, et même les conseillers au cabinet du ministre montent en
première ligne pour contrer l’information sur les exactions du régime.
Les ripostes au rapport de la FIDH en témoignent.
La diplomatie française et le rapport de la FIDH, janvier-février 1993
La mission de la FIDH au Rwanda et le rapport qui s’en est suivi
a débouché sur une double analyse de la diplomatie française, l’une
publique le 9 mars 1993 « en vue du Conseil des ministres du lendemain », l’autre interne dès le 8 mars, par la sous-directrice d’Afrique
centrale et orientale800. Catherine Boivineau explique, pour commencer, que les négociations d’Arusha « se heurtent à l’intransigeance du
FPR qui pose des conditions préalables à l’examen des points inscrits à
l’ordre du jour, portant sur les événements qui, dans le nord-ouest du
pays, ont provoqué des massacres d’origine ethnique et politique ». Puis
elle aborde la mission de la FIDH et la remise publique de ses conclusions. Elle souligne que « celles-ci se montrent sévères à l’encontre de la
Présidence rwandaise », et ajoute :
L’étude paraît cependant partiale et fait abstraction des exactions commises par le
Front Patriotique Rwandais. Celles-ci concernent à la fois l’exode d’environ 350 000
personnes des terres qu’il contrôle et au retour desquelles il s’oppose, des exactions
contre la population civile sous forme d’attaques, de vols et d’enlèvements et une
tension entretenue par des tirs aux armes légères et lourdes hors objectif militaire.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Si l’on considère que Catherine Boivineau a bien accédé à l’étude
de la FIDH, et c’est le cas aussi de Bruno Delaye à l’Elysée801, alors
on doit constater qu’elle ne l’a pas lue en intégralité dans la mesure où
ce rapport mentionne bien les exactions commises par le FPR802. Ce
fait est attesté par le porte-parole du Département dans sa déclaration
publique du 9 mars 1993, confirmant inintentionnellement le caractère
partial de l’analyse de la DAM :
Vous avez sans doute pu constater que la Fédération internationale des droits
de l’homme avait produit un rapport sur la situation des droits de l’homme
au Rwanda. Ce rapport fait état de violations graves des droits de l’homme et
d’exactions commises tant dans les zones sous contrôle du gouvernement que
dans celles sous contrôle du FPR. C’est la raison pour laquelle nous gardons à
l’esprit les tensions ethniques existant au Rwanda que les hostilités ne peuvent
qu’exacerber. La France, pour ce qui la concerne, a toujours le souci de favoriser
un règlement politique du conflit. Des mesures avaient été arrêtées à Arusha
entre le gouvernement rwandais et le FPR pour que soient sanctionnés les responsables des massacres et que des enquêtes complémentaires soient menées803.

Dans les deux cas, la diplomatie française évacue le point principal
du rapport de la FIDH, à savoir la perpétration de violations des droits
de l’homme, « massives et systématiques, avec l’intention délibérée de
s’en prendre à une ethnie déterminée », décrivant de fait l’amorce d’un
processus génocidaire. Elle mobilise l’argumentaire qui est le sien depuis
l’engagement français de 1990, soit des violences perpétrées à égalité
par les deux camps. L’étude de la FIDH est tenue comme insignifiante
et, comme dans le cas de la sous-directrice de la DAM, elle n’a été pas
lue. Sur un sujet aussi important que sont les violations des droits de
l’homme et leur aggravation sous l’effet du racialisme, sujet sur lequel
la France a un certaine tradition d’expertise, la diplomatie française, par
des voix autorisées, dénature une étude qui n’a pas d’équivalent au Quai
d’Orsay. Son tort a été de mettre en question des certitudes de moins
en moins conformes à la réalité de la situation rwandaise. Plutôt que
d’en faire un élément d’une réflexion sur l’engagement de la France au
Rwanda, ce qu’elle révèle est minimisé et rejeté.
7.3.2.3 indifférence, irritation, soupçon voire hostilité
pour les savoirs scientifiques et leurs auteurs
Entre 1990 et 1994, on observe des évolutions dans le regard et l’usage

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

des savoirs scientifiques par la puissance publique en charge des politiques au Rwanda. à l’indifférence ont succédé l’irritation, le soupçon
puis l’hostilité, quand s’est imposée la réalité d’un génocide en cours au
Rwanda. Il n’y a que de très rares mentions dans la production administrative ou la parole politique de travaux particuliers ou simplement de ce
type de savoir. La reconnaissance de l’expertise critique qu’apportent les
chercheurs serait d’autant plus attendue qu’il existe en République une
tradition de l’État savant, matérialisée après-guerre par la naissance de
la Documentation française à l’initiative d’hommes et de femmes de la
France Libre, ou bien, plus proche des faits étudiés, la création du CAP
où officient des chercheurs détachés ou consultants comme Jean-François Leguil-Bayart et Roland Marchal. La DAS est aussi une instance de
réflexion où s’élaborent des savoirs scientifiques, du moins une réflexion
critique fondée sur une exigence documentaire. Sans aller vers ces rappels historiques, il suffit de mentionner que le statut public des chercheurs du CNRS et des universités donne à leur production une même
dimension publique justifiant leur usage par d’autres agents de l’État.
Malgré la présence, dans les dossiers de travail des diplomates, d’articles scientifiques, tapuscrits de conférences, publications de presse,
émanant de chercheurs, ceux-ci ne semblent avoir aucun impact dans
la réflexion et l’analyse. L’irritation s’exprime lorsque les médias commencent à s’intéresser à la production des chercheurs et les diffusent à
un plus large public.
De rares critiques émergent, concernant cet ostracisme des savoirs
scientifiques et de la réflexion critique. Elles défendent le point de
vue d’extériorité nécessaire à une bonne compréhension des réalités
complexes, comme le recommande Pierre Conesa en insistant sur la
nécessité, « quand se constitue une cellule de crise, d’associer, autant
que faire se peut, des personnalités expertes extérieures à l’administration »804. L’importance d’une politique documentaire ambitieuse est
également soulignée. De retour d’un séjour de trois ans à l’ambassade
de France aux États-Unis « au cours duquel il a assumé la responsabilité des contacts avec le secrétariat à la défense américaine dans le
domaine des questions africaines », le général Faupin propose, à la DAS
le 9 novembre 1994, une « courte synthèse, personnelle » où il ressort
que la France n’a pas « le monopole de la connaissance des données

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

africaines » et que « les universités américaines accordent une grande
place aux études sur le continent ». Mais « il manque à ce foisonnement
un centre, une coordination »805 permettant peut-être, ce que l’auteur
ne dit pas, une meilleure utilisation de ces savoirs. La confrontation
d’agents des mondes diplomatique et militaire à l’indifférence envers
la production scientifique sur les dossiers africains a pu en entraîner
certains à passer dans le camp de la recherche, renonçant à des carrières
ou à des idéaux de service public806.
Du côté des chercheurs eux-mêmes, des exhortations à agir ont été
adressées aux responsables politiques. Plus rares ont été celles et ceux
qui ont accepté d’être embarqués dans l’action à l’instar de l’historien
Gérard Prunier accompagnant la mission Rufin à Kigali auprès de Paul
Kagame, chef militaire du FPR.

7.3.3 Un système fermé et endogène de représentations
7.3.3.1 une conception figée du rôle de la france en afrique
L’engagement de la France au Rwanda est indissociable des conceptions géopolitiques que se donnent les acteurs en responsabilité, à commencer par le président de la République dont les interventions en
conseil de défense définissent assez précisément les grilles de lecture. La
défense de la francophonie face aux menaces anglo-américaines s’impose comme un mot d’ordre et satisfait l’hostilité du chef de l’État pour
les thèses atlantistes. C’est ainsi que le général Quesnot peut repousser
la trop grande influence de l’amiral Lanxade, jugé trop atlantiste, auprès
de François Mitterrand.
La conception du « peuple majoritaire » et sa caractéristique démocratique dominent la représentation de la réalité rwandaise, ce qui
amènent à adopter l’idéologie coloniale de la classification ethnique.
Elle est profondément ancrée dans les représentations des autorités politiques comme dans celles des agents de l’État, à de rares exceptions près,
généralement écartés des postes de responsabilités. Le rédacteur Anfré,
l’ambassadeur Gérard font partie de ces exceptions.
Une troisième représentation anime l’action de la France en Afrique
et partant au Rwanda. Il est nécessaire de relever la dimension quasi
expérimentale, de laboratoire de la politique française au Rwanda. Elle

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

renvoie à un postulat : la difficulté supposée de sortir des régimes autoritaires en Afrique et explique comment elle en vient à soutenir des
régimes corrompus, voire mafieux. Jean-François Leguil-Bayart présente sur le sujet, le 15 novembre 1994, un exposé à la DAS sur la
« criminalisation des États en Afrique »807.
Une quatrième représentation encadre cette action, et elle renforce
la légitimité de la mainmise présidentielle sur le dossier. Elle découle
d’une vision tragique de l’histoire confiant à des leaders solidaires et
habités par la conscience du devoir et de charge de conduire des peuples
mus par la violence. Cette vision fait qu’il n’y a, à leurs yeux, au Rwanda
ou ailleurs, ni victimes ni bourreaux. Elle explique fondamentalement
l’attachement profond et permanent de François Mitterrand à la personne de Juvénal Habyarimana, s’étendant à sa famille contre toute
logique politique, aboutissant à ce que son épouse, responsable des préparatifs de génocide contre les Tutsi, soit accueillie en France et protégée sur le sol français en vertu d’une décision présidentielle à caractère
absolu808 : elle s’est imposée au déploiement de l’opération Amaryllis
avec l’évacuation immédiate tant de la famille - entourée d’un « noyau
banc »809 - que des orphelins de Sainte-Agathe et d’extrémistes hutu, et
elle n’a jamais été remise en cause par les successeurs de François Mitterrand.
La vision tragique de l’histoire justifie aussi que les victimes ne
puissent être héroïques et que l’exhibition de leurs souffrances soit
d’abord le fait de mises en scène orchestrées, dans le cas des Tutsi, par les
réseaux du FPR et les militants comme les journalistes qui leur seraient
inféodés en Europe.
7.3.3.2 le décalque du conflit de l’ex-yougoslavie ?
à partir de fin 1993, comme on le constate avec les archives – notamment celles des conseils restreints - les deux sujets extérieurs qui
intéressent la France sont le Rwanda et le conflit dans l’ex-Yougoslavie
concentrée à cette époque en Bosnie-Herzégovine. Y a-t-il des perceptions communes par les autorités françaises des deux situations, par
exemple autour de l’idée qu’il y aurait un peuple majoritaire aux prises
avec celle qu’il y aurait une minorité qui se présenterait abusivement
comme persécutée ? Ou encore l’idée que des offensives médiatiques

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

seraient conduites, qu’il serait nécessaire de dénoncer et auxquelles il
s’agirait de résister. On observe, en particulier dans la collection des
compte rendus des conseils de défense, que la Bosnie précède souvent
l’étude du cas rwandais.
Un autre lien existant avec le théâtre bosniaque porterait cette fois
sur les fournitures d’armes, comme le mentionne message « rensdefense » du 30 avril 1994 : « des sources ougandaises non recoupées font
état de livraisons d’armes et de munitions, en provenance de Belgrade,
par l’intermédiaire du Zaïre, aux forces rwandaises »810.
7.3.3.3 la france aux nations unies. une politique
de défausse organisée ?
Au ministère des Affaires étrangères, la Direction des Nations unies
et des organisations internationales (NUOI) dépend de la Direction
générale des Affaires politiques811 ; elle est dirigée par un diplomate
et compte une vingtaine d’agents dans les années 1970. Ses missions
sont diverses, en relation avec le rôle croissant des Nations unies dans
l’activité de la diplomatie (comme le montrent les sommets des chefs
d’État et de gouvernement, les réunions du Conseil de sécurité au
niveau des ministres ainsi que le nombre croissant de résolutions (dans
les années 1970, 15 à 20 résolutions sont adoptées par le Conseil de
sécurité nombre pour le Rwanda entre 1990 et 1994).
Les échanges entre le Département et les représentants permanents à
New York et à Genève (DFRA New York et DFRA Genève) sont très fréquents, il peut y en avoir plusieurs par jour. Les instructions de NUOI,
visées par le directeur politique et le cabinet du ministre des Affaires
étrangères, dans la perspective des déclarations au Conseil de sécurité,
pour la préparation des discours du secrétaire général ou du président du
Conseil de sécurité ou toutes autres occasions sont très précises.
Le Conseil de sécurité a pour mission le maintien de la paix et la
sécurité. En 1994, le représentant permanent pour la France est JeanBernard Mérimée assisté d’Hervé Ladsous. Pour la première fois, le
Rwanda est membre non permanent du Conseil de sécurité : Jean-Damascène Bizimana a été désigné par Habyarimana jusqu’en juillet 1994,
il est remplacé, en août, par Manzi Bakuramutsa, le FPR étant reconnu
comme le régime légal.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.3.3.4 « ami » versus « ennemi »
La France à travers ses autorités politiques – à commencer par le chef
de l’État – et ses agents publics, conduit une politique de fort soutien au
régime rwandais et au président Habyarimana. Les deux présidents entretiennent, on l’a vu des relations de proximité dont les conséquences
politiques, sur le terrain rwandais et notamment en matière d’assistance militaire, sont immédiates et directes. Il existe une forme d’amitié
personnelle et politique liant les deux hommes, Juvénal Habyarimana
ne cesse en tout cas de se prévaloir de celle de François Mitterrand.
Ces liens étroits ont des conséquences sur les représentants français,
ambassadeur, attaché de défense, conseiller militaire auprès du CEM,
qu’Habyarimana traite comme des intimes, qu’il invite à sa résidence et
à qui il offre du champagne, servi par ses filles, lors de soirées privées à
Kanombe812.
Le soutien que l’on peut qualifier d’inconditionnel de la France au
régime d’Habyarimana aboutit à ne pas lui fournir les moyens politiques d’écarter le premier cercle extrémiste identifié dès juin 1991
par l’attaché de défense à Kigali, le colonel Galinié813. Son message est
adressé à l’ensemble des institutions en charge des questions de coopération militaire avec l’Afrique dont l’EMP à l’Élysée, directement
et fortement impliqué dans le dossier rwandais. La connaissance du
risque de contrôle politique et même personnel et physique de Juvénal
Habyarimana par les extrémistes se situant dans son entourage est donc
connue. La possibilité qu’auraient eue les autorités françaises de séparer
Habyarimana de l’emprise extrémiste et de l’amener à assumer un rôle
historique en faveur de la démocratisation n’a jamais été une véritable
option, faute d’avoir été conçue intellectuellement et d’avoir été voulue
politiquement.
Le corollaire de cette emprise acceptée de l’extrémisme sur le partenaire principal de la France au Rwanda réside dans l’exclusion du FPR du
champ politique rwandais comme de l’espace de la négociation. Certes,
le FPR participe bien aux négociations qui débutent en 1991 et qui
aboutissent aux accords d’Arusha signés le 4 août 1993. Toutefois il n’est
pas jugé par la France comme un partenaire sincère. Il est dépeint, au
contraire, comme un parti manipulateur, insincère, faussement politique
et national, jouant de la pression militaire pour modifier le cours diplo-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

matique selon l’adage « Talk and Fight ». L’effort du FPR pour dire ce
qu’il est ou comment il souhaite être compris est systématiquement rejeté
par les autorités françaises et les agents de l’État obligés à cette lecture. Le
FPR serait ethnique et étranger, il attaquerait pour son propre compte
(alors même que ses offensives sont aussi présentées comme une réponse
aux massacres de plus en plus extrêmes des Tutsi), sa stratégie relèverait de la pratique du coup d’État qui caractériserait les mouvements
« marxistes ». Le FPR demeure un ennemi de la France dans la manière
dont il est dépeint durant toute la période 1990-1994, pas seulement par
procuration mais directement, au point que la France se livre à un acte
hostile caractérisé d’intimidation voire de guerre avec l’arrestation d’une
délégation du FPR venue négocier à Paris à l’invitation de Paris814.
Les accords d’Arusha aboutissent avec le soutien décisif de la France.
Dans le même temps, l’hostilité à l’encontre du FPR ne cesse pas tandis
que l’alignement sur le président Habyarimana se poursuit, contribuant
à miner la négociation comme l’application future des accords.
7.3.3.5 des occasions manquées avec le fpr ?
L’étude des archives, en particulier diplomatiques, fait apparaître un
clair refus d’engager des discussions avec le FPR. La raison est à la fois
de ne pas affaiblir la ligne de soutien au président Habyarimana et de
se défier d’un mouvement représenté comme ethnique et étranger, que
résume l’expression systématiquement utilisée à l’Élysée pour le qualifier d’« ougando-tutsi ». Plus encore, comme il a été précédemment
vu, le FPR serait « totalitaire » puisqu’irréductible à la démocratie, une
démocratie que la politique française définit, pour l’Afrique en général
et le Rwanda en particulier, sur la base du système du « peuple majoritaire »815. Pour le repousser hors du champ politique, pour lui interdire
d’accéder légalement au pouvoir et l’obliger à combattre par les armes,
il est nécessaire de continuer à l’enfermer dans une définition ethno-nationale. Seule la DGSE à Paris, ainsi que la DAS et le CAP à intervalles
plus irréguliers, transmettent une autre vision du FPR et, de fait, renversent les perspectives d’analyse. La DGSE n’est pas écoutée, elle est
critiquée même. Les autorités françaises persistent dans une politique
fondamentalement contradictoire. L’ensemble des chapitres précédents
en atteste.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

En dépit de cette obstination à dépeindre le FPR comme un « ennemi » et de l’aide résolue que les autorités françaises accordent au
régime d’Habyarimana dans sa lutte armée contre les « rebelles ougando-tutsis », les dirigeants du mouvement relancent à plusieurs reprises
des offres de dialogue direct avec la France. Un TD de l’ambassade de
France à Washington du 10 février 1993 indique la présence dans la capitale fédérale du directeur des affaires diplomatiques du mouvement.
Theogene Rudasingwa a rencontré le secrétaire général adjoint américain, et il a fait valoir, selon l’ambassadeur français Jacques Andréani,
signataire du TD, que « l’offensive en cours avait pour but d’adresser
un “message punitif ” au président Habyarimana : le Front ne tolérerait
pas que les violences ethniques de la fin janvier restent impunies. Il ne
tolérerait pas non plus l’intransigeance dont les envoyés présidentiels
faisaient preuve à Arusha. Mais il n’avait pas l’intention de s’emparer de
l’ensemble du pays (“Nous pourrions le conquérir mais pas le gérer ”) ».
Par ailleurs, ajoute Jacques Andréani, dans son entretien avec Hermann
Cohen, le Dr Rudasingwa « a “furieusement” insisté sur le problème des
troupes françaises au Rwanda. M. Cohen a vivement encouragé son interlocuteur à prendre contact avec les autorités françaises. La délégation
du FPR a indiqué qu’elle prendrait contact avec cette ambassade (ce
qu’elle n’a pas encore fait). L’un de mes collaborateurs a fait observer à
M. Cohen que les autorités françaises n’avaient jamais fermé leur porte
au FPR et restaient prêtes à rencontrer ses représentants »816. L’étude
de la position française concernant le FPR conduite dans ce Rapport
établit la très grande réticence à dialoguer avec lui. L’affirmation du
diplomate est en conséquence inexacte, et il est difficile d’imaginer qu’il
ignore la vérité sur le sujet. Il est intéressant de noter que le général
Quesnot se rend à Washington un mois plus tard et qu’il a, à son tour,
un entretien avec Hermann Cohen le 8 mars817.
Quant à l’explication donnée par le FPR de ses offensives militaires,
celle-ci n’est jamais retenue comme raison légitime sinon possible. Elle
renvoie cependant à une réalité objective, celle des massacres organisés
contre les Tutsi, bien documentée au même moment, y compris par l’attaché de défense à Kigali qui évoque le 29 janvier 1993 une « population
tutsi et bagogwe [encore] fortement traumatisée »818. Les massacres antitutsi sont généralement présentés sous l’angle d’un « prétexte » trouvé

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

par le mouvement pour déclencher son offensive. La réalité même de
ces massacres semble avoir peu d’importance. Ce qui demeure impératif
est de récuser la parole du FPR pour lui substituer ce qui serait la vérité
selon les autorités rwandaises et françaises. Que le FPR puissent se préoccuper des massacres antitutsi est attribué au caractère machiavélique
du mouvement que la plupart des responsables politico-administratifs
français déréalise. Le FPR n’a plus de réalité propre à leurs yeux.
Une approche moins idéologique du FPR, en tout cas plus marquée
par l’effort d’explicitation de son action, a semblé percer à l’Élysée avec
le remplacement au poste d’adjoint à l’état-major particulier, du général
Huchon par le général Bentégeat. Ce dernier adresse ainsi aux conseillers
du ministre des Affaires étrangères, par la même voie officieuse que son
prédécesseur Huchon, le 1er septembre 1993, la copie d’une lettre adressée
par le FPR au président de la République819. « Elle est postérieure à Arusha, écrit le nouvel adjoint à l’EMP, et n’est pas signée de Kagame mais
de Kanyarengwe. Elle est quand même intéressante »820. Le président du
FPR souhaite exprimer ses « remerciements les plus sincères pour le rôle
d’observateur à nos négociations joué par la France », aboutissant à « un
événement historique, le début d’une ère nouvelle de respect des droits
de l’homme, d’État de droit et de paix ». Certes, le colonel Kanyarengwe
rappelle la nécessité pour la France de réaliser le départ de ses troupes « tel
que prévu par l’accord d’Arusha »821. Toutefois, il n’existe pas de nouveau
cours dans la relation de la présidence françaises avec le FPR. Le général
Bentégeat est contraint de s’aligner. Le dernier épisode au sommet de Biarritz confirme la puissance de la ligne anti-FPR.
7.3.3.6 l’indifférence aux voix informées
d’un ambassadeur de france
Quel regard l’ambassadeur de France à Kampala porte-t-il sur le FPR,
alors que le régime de Museveni accueille et soutient le parti considéré
comme un ennemi du Rwanda, et que l’attaque du FPR du 1er octobre
1990 est présentée comme une agression « ougando-tutsie » ? Alors que
son collègue de Kigali, Georges Martres, pose un regard systématiquement négatif sur le mouvement et souvent sur la partie tutsi de la population du Rwanda, Yannick Gérard, nommé à Kampala en août 1990,
a davantage de distance et n’hésite pas à faire, très tôt, des propositions

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’ouverture vers le FPR au ministère des Affaires étrangères.
Ainsi, le 11 octobre 1990, quelques jours après l’attaque du FPR
au Rwanda, Yannick Gérard fait-il part au Département d’un échange
entre son premier conseiller, Antoine Anfré, à peine arrivé à Kampala,
et des membres du comité exécutif du FPR, Pasteur Bizimungu et
« Tito »822. Pasteur Bizimungu est un hutu opposé à la politique menée
par Habyarimana, qui a rejoint peu auparavant l’Ouganda et le FPR au
sein duquel il acquiert rapidement des responsabilités. Il ressort de la
conversation que le FPR est moins guerrier que sa réputation ne l’affirme
et plus diplomate, selon ce que rapporte l’ambassadeur. « Le Front n’est
pas a priori opposé au dialogue et il n’est pas hostile à l’idée d’une conférence internationale ». Ni anti-belge, ni anti-français, le FPR demande
seulement que l’armée française quitte le Rwanda, en ne laissant que
les éléments nécessaires à l’aide humanitaire car les parties en guerre ne
doivent pas connaître d’interférence (« un face à face entre combattants
d’Inkotanyi et forces armées d’Habyarimana sans interférence extérieure
permettrait d’éviter toute bavure »823). Le FPR souhaite la préservation
de la coopération de la France et la Belgique avec le Rwanda : « Après
tout, le Rwanda a avec la France et de la Belgique un passé commun qui
n’est pas négatif ». Yannick Gérard ne prend pas position, il transmet
une information qu’il ne met pas en doute, vraisemblablement, au tout
début de la guerre. Il lui semble indispensable que la France entretienne
des liens avec le FPR, fût-il « l’ennemi » du régime d’Habyarimana. Le
message est explicite : le FPR le souhaite. L’ambassadeur Gérard n’est
pas entendu, pas plus que son n° 2, Antoine Anfré, qui devient ensuite
rédacteur à la DAM ; fort de son expérience de terrain, il conclut une
note en 1991 en disant que « le temps est peut-être venu d’emprunter
une autre voie »824, suggérant ainsi que l’aveuglement face au FPR est
non seulement erroné mais très contre-productif.
Yannick Gérard a déjà une longue pratique diplomatique, à l’administration centrale et en poste à l’étranger. Il sert l’État en essayant de
comprendre en profondeur le pays dans lequel il se trouve, d’autant que
les liens entre l’Ouganda et la France sont complexes. Après deux ans
et demi en poste à Kampala, il s’attache, dans un télégramme, à faire
comprendre que le peuple ougandais ne partage pas la même représentation que son président et qu’il ne cesse de marquer sa diffé-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

rence825 : « la cause des rebelles rwandais est soutenue pas Museveni
mais n’a pas la sympathie de la population ougandaise », écrit-il en
mars 1993, et il insiste sur le fait que le capital de sympathie pour la
France s’accroît. Il ne s’agit pas, à ce moment, d’une démarche auprès
du Département pour tenter un rapprochement de la France avec le
FPR. Il insiste sur le fait que les Ougandais s’intéressent peu à la crise
rwandaise ; les partis politiques et la presse sont même réservés à l’égard
de la politique de soutien du chef de l’État. Partis et presse ont « fait
entendre leur différence sur la crise rwandaise et y ont fait une large
place aux thèses du gouvernement et du président rwandais, laissant
implicitement comprendre leurs réserves envers la doctrine ougandaise
officielle et les dire du FPR »826. Pour Yannick Gérard, plaider pour que
des contacts soient établis et entretenus est une constante de son travail
diplomatique et il reçoit, à l’occasion, des délégués du FPR.
Après l’échec des négociations d’Arusha, le 24 juin 1993, afin d’éviter une cristallisation de la situation, Yannick Gérard suggère au Département qu’une rencontre soit organisée avec le FPR à Paris, à un niveau
élevé827, éventuellement avec le major Kagame. Le déclencheur de cette
proposition vient de la visite de la déléguée du FPR, Aloisea Inyumba,
à Arusha828 qui, tout en rejetant sur Habyarimana la responsabilité de
l’échec de la signature d’un accord, dit à l’ambassadeur que le FPR souhaite établir un dialogue avec la France « dans l’objectif d’une meilleure
compréhension des positions respectives avec l’espoir d’améliorer ces relations »829. L’ambassadeur n’est pas naïf, et ne manque pas rappeler à son
interlocutrice que la responsabilité de l’échec est partagée, que le FPR
doit faire des gestes de bonne volonté et manifester des « intentions pacifiques ». Cependant, c’est la demande de dialogue qui importe, même sous
la forme de rapports informels. Que la démarche vienne à ce moment précis, quelques jours après l’échec de la rencontre d’Arusha est le signe que
le FPR demande, au moins l’écoute, si ce n’est l’aide de la France. C’est au
cours de cette conversation que Gérard suggère à son interlocutrice que
Kagame soit reçu par le directeur d’Afrique et éventuellement le conseiller
Afrique de l’Élysée, Bruno Delaye, donc au plus haut. L’ambassadeur sait
qu’une rencontre à ce niveau présente un risque et suggère que le major
Kagame avec qui le contact est difficile, soit éventuellement accompagné
d’ « un autre responsable intelligent tel que Patrick Mazimhaka » qui fait

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

preuve de souplesse, écrit-il. Cette idée retient l’attention du lecteur, sans
doute Bruno Delaye puisque le TD se trouve dans ses archives, qui coche
le paragraphe. On le sait, elle n’a pas de suite.
à la DAM, la présentation simpliste d’un FPR purement tutsi et
uniquement dirigé par l’Ouganda, dont les actions militaires sur le
Rwanda d’Habyarimana ne seraient que des invasions étrangères et des
tentatives de coup d’État d’une faction ethnique, laisse place, à partir
de mai 1994, à une vision plus nuancée, en apparence toutefois. Une
note de Catherine Boivineau, du 6 mai 1994, fait le point sur la « crise
rwandaise » et la question des « réfugiés exclus de leur pays ». La sousdirectrice d’Afrique centrale et orientale rappelle que « près de 600 000
Rwandais trouvèrent ainsi refuge dans les pays voisins » par suite des massacres de Tutsi « qui accompagnèrent la prise du pouvoir par les hutu,
majoritaires à 85 %, [et qui] s’amplifia au cours des années suivantes ».
Elle rappelle qu’après la prise du pouvoir de Museveni en Ouganda,
ce dernier tenta de négocier « avec son homologue rwandais en février
1988 un retour au Rwanda des éléments banyarrwandais de la NRA,
sans résultat » et conclut assez justement sur « l’ambiguïté de l’offensive
de 1990, pour les uns, retour justifié des réfugiés dans leur pays, pour
les autres, invasion d’une armée étrangère ».
7.3.3.7 face aux preuves de radicalisation de l’« ami »
Autant l’« ennemi » est paré de tous les vices, autant l’« ami » est
excusé pour ses fautes en dépit des alertes informées et répétées, non
seulement sur les actes de violation des droits de l’homme mais aussi sur
des violences extrêmes contre la minorité tutsi. Comme on l’a vu, es rapports réguliers du colonel René Galinié, en poste de juin 1988 à juillet
1991, ont montré les alertes répétées d’un attaché de défense de terrain,
très informé et d’une pensée sûre. Le « Cahier d’opérations Noroît »830
souligne sa connaissance des massacres perpétrés par un pouvoir que la
France aide. Ce document montre la méthode de l’attaché de défense
partageant du renseignement avec ses homologues occidentaux, loin des
schémas élyséens de la menace anglophone sur les pays du champ. Le
10 octobre 1990 à 18 h 00, le colonel Galinié fait son compte rendu au
détachement Noroît dont il assure le commandement. L’oficier rédacteur du cahier d’opérations écrit : « l’attaché US » lui a indiqué que « les

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Rwandais Hutu auraient commencé à massacrer des Tutsi dans le nordest. Il y aurait plusieurs centaines de morts. Il rend compte que cela
paraîtra dans les gros titres de la presse US demain »831 dont une analyse
en préparation de l’universitaire Philip Mortimer. Une demi-heure plus
tard, un contact a lieu avec l’état-major des troupes belges, encore au
Rwanda pour quelques semaines. Les informations sont convergentes :
« selon eux – une agence belge aurait annoncé des massacres à Mukara
dans le nord-est (3 villages) et parleront de 1000 morts. Les Belges
cherchent à se renseigner »832. Une hypothèse cruciale est posée par
le colonel Galiné le 22 octobre 1990. Si le « massacre des Tutsis de
l’intérieur » se confirmait, la France devrait envisager « l’évacuation des
ressortissants français (moins de 300), mais surtout celui d’autres ocidentaux, de Soviétiques, d’Asiatiques (1 000 à 1 500 personnes)» et
aussi « la demande de protection de la part des Tutsis et Hutus qui leur
sont favorables »833. L’attaché de défense français précise, à l’intention
des institutions destinaires (SGDN, MINDEF PARIS CAB, ARMéES
CENTOPS PARIS) dûment informées dès lors, qu’il est « difficile de
privilégier l’une ou l’autre de ces hypothèses. La solution retenue pourrait encore se trouver entre ces deux pôles. Il a semblé indispensable de
les formuler afin que leurs caractères et les dangers qu’ils comportent
soient appréciés »834.
Le message de l’attaché de défense est capital. Il propose que la réflexion politique et la réflexion militaire, intimement liées, se saisissent
de cette hypothèse du massacre « des Tutsi et des Hutu qui leur sont
favorables ». Les institutions, dit le colonel Galinié, doivent penser à la
fois la possibilité même de ce massacre global introduisant un risque
majeur de génocide et une réponse appropriée à une demande de protection des populations en danger de mort. Ces demandes rose multiplient, mais ne seront pas entendues, en dépit de l’alerte envoyée à
ce sujet par lui alors qu’il agit en officier complet de l’armée française.
La recherche en histoire, le regard historien sur les archives ont pour
but de retrouver et d’exhumer ces traces infimes d’une histoire toujours
à écrire. Le colonel Galinié est déterminé à exposer la réalité et à en
déduire toutes les options d’action possible, y compris un renversement
d’alliances puisque la protection des Tutsi et des Hutu démocrates aurait conduit à une prise de distance très nette avec le « premier cercle »

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

extrémiste décrit dans son message de fin de mission déjà mentionné835.
L’attaché de défense insiste auprès du président Habyarimana sur la
nécessaire et urgente ouverture politique que la France attend de lui,
comme en découlent les instructions qu’il a reçues de Paris. A plusieurs
reprises, il découvre que le président rwandais surexagère la menace du
FPR, que ses hommes et ses services n’hésitent pas à mentir, et qu’il
tente de convaincre en direct le président français de la gravité de cette
menace. Un message du 28 janvier en direction de l’état-major des Armées à Paris, à l’attention du colonel Fruchard, expose les demandes du
chef de l’Etat rwandais en faveur du renforcement de Noroît. Un tel
soutien militaire permettrait d’assurer « mieux la défense » de Kigali et
qu’« un geste de ce genre de la part de la France serait présenté comme
un soutien direct à sa personne, voire à son clan, et un rappel à la modération pour ses adversaires qui se manifestent aujourd’hui »836.
Le colonel Galinié conteste cette analyse : « il ne semble pas convenir
que cette interprétation puisse être faite, et de plus, ce renforcement ne
se justifie pas militairement». A cet égard, l’attaché de défense relève les
mensonges ou les exagérations de la partie rwandaise :
Ruhengeri a été reprise par les FAR (que nous avons conseillées) et il est actuellement avéré qu’elle n’a pas été attaquée par des milliers d’hommes comme le
prétend le président reprenant les paroles du colonel Serubuga qui tente ainsi
d’occulter son échec, mais seulement par 300 à 400 rebelles aidés de quelques
ougandais. Je le lui ai d’ailleurs dit clairement ayant personnellement recueilli
témoignages et indices sur le terrain le 23 janvier 1991.
La présence des forces de la NRA (3 à 4 bataillons, environ 2000 hommes) à la
frontière nord, correspond probablement moins à des « préparatifs d’attaque »
qu’à un soutien logistique et surtout à un bluff, à la veille de l’ouverture de la
conférence sur les réfugiés, destinés l’un à faciliter les actions des inkotanyi sur
le terrain et l’autre, à donner quelque consisstance à leur rodomontades. Il reste
que cette entreprise a réussi auprès des Rwandais qui pour nous convaincre du
danger, ont, selon toute évidence, eux-mêmes rédigé un « message capté » qui
nous a été remise hier (voir ci-dessous)837.

Le colonel Galinié conclut en conséquence que « la mise en place
d’une seconde compagnie ne doit pas être effectuée a priori, mais uniquement si la sécurité de nos ressortissants l’exige, ce qui n’est pas le
cas actuellement ». Il allie la précision de l’information à la fermeté
du jugement. Mais il ne semble pas être suivi par l’échelon politique à

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

travers l’ambassadeur et les instructions qu’il reçoit : « Cet avis a été longuement défendu auprès de l’ambassadeur mais il semble qu’il ne soit
pas totalement convaincu », écrit-il au terme de son message. Les liens
personnels et politiques étroits existant entre les président français et
rwandais assurent à ce dernier des moyens de pression considérables sur
l’ambassadeur. En revanche, l’attaché militaire semble imperméable à
de telles pressions bien qu’elles viennent, comme on l’a vu, du sommet
de l’état avec les télécopies retrouvées de l’adjoint à l’EMP, le colonel
Huchon. Il est vrai que le colonel Galinié est soutenu dans cette voie de
la rigueur par l’état-major des Armées comme l’atteste une télécopie du
colonel Fruchard lui adressant une analyse « tout à fait personnelle » et
de grande importance :
Le but de ce message est de vous livrer mon analyse de la situation telle qu’on
peut l’apprécier pour l’avenir de notre politique au Rwanda. Cette analyse est
tout à fait personnelle et vous est donc strictement réservée.Il me semble que nous
sommes à un moment charnière et que nous aurons à choisir très rapidement
entre trois attitudes.
1. La poursuite de notre politique actuelle. La guérilla demeure circonscrite
au nord du pays. Le président Habyarimana commence à faire les efforts d’ouverture intérieure et extérieure qui lui ont été demandés. Dans ce cas nous
maintenons notre compagnie à Kigali pour la protection de nos ressortissants.
Parallèlement, nous aidons l’armée rwandaise à maîtriser son problème sur le
terrain par le biais de notre AMT, comme c’est le cas actuellement. Un renfort
temporaire supplémentaire par un DAMI n’est pas exclu. Je vous demande de
me faire rapidement le point de vos besoins, au cas où...
2. Un engagement beaucoup plus réservé. La politique d’ouverture du président
Habyarimana demeure au niveau du discours. Rien ne prouve une implication volontaire du gouvernement ougandais dans le conflit. Nous adoptons une
attitude de stricte neutralité dans les combats. La compagnie de Kigali a pour
unique fonction l’évacuation de nos ressortissants, en cas de besoin.
3. Un engagement plus important. La participation active du gouvernement
ougandais est avérée. Le président Habyarimana entame une véritable politique d’ouverture. Notre engagement dans la crise devient alors plus net.
Jusqu’où ? Ca reste à définir.
Voila donc comment je perçois les choses. Je pense que ça peut vous servir à
mieux situer votre action future. Mais je peux me tromper. Bien à vous837.

L’analyste de l’EMA propose à l’attaché de défense, sur le fond comme
sur la forme, une réflexion mesurée et éclairée. Cette posture de conseil
est à l’opposé des injonctions reçues de l’élysée par le colonel Galinié.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Celui-ci insiste auprès du colonel Huchon sur la nécessité « d’éloigner
du pouvoir les ministres et l’entourage corrompus du chef de l’état,
mais personne ne cite de noms. Selon le poste, il s’agit principalement
des beaux-frères du président, de ministres tels que ceux de l’industrie et
artisanat Nzirorera, des travaux publics Ntagerura, des deux sous-chefs
d’état-major les colonels Serubuga (armée rwandaise) et Rwagafilita
(gendarmerie nationale) »838. L’état-major des armées est conscient du
problème comme le montre l’exemple du message du colonel Fruchard.
La présidence de la République ne cesse elle aussi, par la voie parallèle
de communication installée à l’EMP, d’être informée des activités du
clan extrémiste et corrompu enserrant le président rwandais. Or, ces
alertes ne modifient en rien la politique présidentielle au Rwanda et la
situation de proximité des deux présidents.
Un TD Kigali en date du 22 juillet 1991 est conservé dans les archives
de l’attaché de défense Galinié. Il précède d’une journée son départ du
Rwanda. Rédigé par l’ambassadeur Martres, il relate la visite de Paul
Dijoud, accompagné du général Huchon et du rédacteur Rwanda Antoine Anfré, au président Habyarimana dans la matinée du 18 juillet.
Deux points émergent, d’une part la répétition du même discours alarmiste et mensonger de la part d’un chef d’état dominé par l’obsession
ethniciste qui lui fait voir la réalité à travers ce prisme exclusif, de l’autre
l’opposition de Paul Dijoud à la tenue d’une conférence nationale qui
aurait pu susciter un débat démocratique attendue et précisément entamer la forteresse de l’ethnicisme. En revanche, le représentant français
insiste auprès du président rwandais sur l’obligation de concrétiser « les
garanties promises pour favoriser le retour des réfugiés », des promesses
qui demeureront lettre morte :
Le président est convaincu que Museveni ne renonce toujours pas à appuyer
une rébellion formée essentiellement par ses anciens compagnons et ses frères de
race. Il continue à leur fournir des armes, de calibre croissant (récemment des
mortiers de 120 mm). Les Rwandais se demandent s’il ne va pas leur procurer
des véhicules. De son côté, le groupe d’observateurs militaires créé par l’OUA
apparaît tout à fait inefficace et sa neutralité est douteuse en raison de sa composition ethnique. [...]
M. Dijoud a ensuite insisté sur le danger que constituait la perspective d’une
conférence nationale qui se déclarerait inévitablement souveraine et permettrait
à toutes sortes d’agitateurs de gagner le devant de la scène, conduisant ainsi au

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

désordre et laissant ensuite le pays dans une situation économique et financière
aggravée839.

La position de Paul Dijoud exprimant celle du colonel Huchon et
de l’Elysée - les deux hommes s’associant comme on l’a vu à travers
des courriers officieux - est particulièrement révélatrice du pouvoir de
la grille ethniciste écrasant la réalité rwandaise. L’entrée par la nation
ouverte telle que proposée par le projet de « conférence nationale »
serait de nature à repousser l’emprise ethniciste. L’idée défendue par
le colonel Galinié pour l’armée rwandaise va dans le même sens, celui
d’une institution nationale et professionelle, aux effectifs resserrés, dont
le recrutement s’élargirait à l’ensemble du pays et pas uniquement aux
régions du nord dominées par l’extrémisme hutu. Une armée susceptible donc d’être bien formée car peu nombreuse, évitant en cela de générer une institution incontrôlable professionnellement et risquant de
se trnsformer en amarda de miliciens. La conception du colonel Galinié, telle que l’a rappelée la fiche du colonel Le Port de 1998 précédemment citée, est écartée au profit d’une armée pléthorique au recrutement centrée sur les régions du Nord. Croyant satisfaire Habyarimana,
les dirigeants français favorisent le « Hutu Power » sans comprendre
l’engrenage de la militarisation.
Le départ du colonel Galinié referme-t-il un champ des possibles
qu’il s’est employé à construire et faire vivre ? En dépit des pressions qui
s’exercent de plus en plus fortement sur le colonel Cussac et d’un isolement encore plus prononcé, son successeur poursuit l’effort d’informer
Paris de la radicalisation du régime d’Habyarimana, du pouvoir des
réseaux qui l’entourent et qui gangrènent les institutions, à commencer
par les forces armées. Il transmet en particulier un document de la plus
importance le 3 décembre 1991.
Le nouvel attaché de défense communique en effet au Centre opérationnel la copie d’un communiqué de la Direction des opérations
militaires des FAR840. Le colonel Cussac informe qu’il a été « lu plusieurs
fois à la radio rwandaise », qu’il semble que le colonel Serubuga, chef
d’état-major adjoint des FAR, qui ne l’a pas signé, l’a endossé et permis
de le diffuser. L’attaché de défense rappelle que « la radio est totalement,
à l’heure actuelle, entre les mains du pouvoir » et que « le MRND,
ancien parti unique, perd de plus en plus d’audience ; ce communiqué

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

paraît donc comme une tentative de radicalisation de la situation, pour
provoquer une réaction en faveur du MRND ». Ce communiqué qui
s’adresse aux « Rwandaises, Rwandais » débute sur le rappel de l’attaque
du pays « par un ennemi venu de l’Uganda le 01 octobre 1990 », repoussé par les FAR le 30 octobre. Puis il développe la thèse de la menace
maintenue du FPR sur le Rwanda, avec une stratégie nouvelle « telle
qu’elle vient d’être mise à nu » par les « services de sécurité ». La riposte
qu’annonce par son communiqué la « Direction des opérations militaires des Forces armées rwandaises » est, ni plus ni moins, d’engager un
processus génocidaire.
Depuis lors les Inyenzy-Inkotanyi841 ont tenté par tous les moyens d’occuper,
ne fut-ce qu’une partie de notre territoire, pour faire croire au monde qu’ils se
trouvent au Rwanda. Nos Forces Armées les ont à chaque fois boutés dehors et
ils ont regagné leurs repaires en Uganda. L’ennemi a été donc vaincu malgré
l’appui inconditionnel de l’Uganda. Mais il refuse de reconnaître sa défaite et
rêve toujours de conquérir le pouvoir au Rwanda, toujours avec l’appui du gouvernement ougandais. Pour arriver à son but, l’ennemi a changé de stratégie.

Le communiqué s’emploie à détailler cette nouvelle stratégie qui
constitue à subvertir la démocratie afin de s’emparer du pays. Aussi
l’appel de la « Direction des opérations militaires » consiste, tout en
se félicitant de l’avancée de la démocratie, à dénoncer le péril des démocrates complices des « Inyenzy-Inkotanyi », c’est-à-dire des Tutsi
puisque cette dernière expression les désigne – et les animalise. Les
ennemis tant extérieurs qu’intérieurs visent selon le communiqué à la
désunion des Rwandais, à la guerre civile. L’unité de la nation impose
de les débusquer et de les traquer. à demi-mots, mais de manière très
claire toutefois, les extrémistes appellent à un mouvement d’autodéfense et d’identification de l’ennemi qui veut « phagocyter un à un »
les partis politiques nés du multipartisme, qui profitent de la « création
de certains journaux privés au Rwanda, qui défendent les thèses de
l’ennemi et vilipendent l’autorité en place »842. La désignation de l’ennemi racial, l’exaltation de la cause de la nation rwandaise, l’action des
Forces armées rwandaises et la mobilisation de la population constituent des facteurs directs d’engrenage génocidaire.
Le thème de l’unité du pays menacée par l’offensive tutsi (« Inyenzy »)
du FPR (« Inkotanyi ») confère une assise nationale aux extrémistes hutu
et leur fournit un instrument très puissant pour décrétrer la guerre aux

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Tutsi de l’intérieur et aux Hutu démocrates. Il l’est d’autant plus qu’il
est aux mains d’une partie des officiers de l’armée rwandaise. Un tel
mécanisme alarme le colonel Cussac. Son envoi est vu par le colonel
Kreher, de l’état-major, comme l’indique le tampon apposé sur la télécopie reçue. à notre connaissance l’information ne parvient pas à la DAM
ou bien celle-ci ne réagit pas. Personne au sein des milieux français ne
semble avoir pris conscience de la gravité de la menace.
Cette stratégie de lutte nationale, raciale, populaire et militaire est
détaillée au même moment dans un article du directeur de l’ORINFOR, et à ce titre responsable de la radio rwandaise, Ferdinand Nahihama. Cet article a été retrouvé dans les archives rapatriées d’urgence
du poste de Kigali lors de l’opération Amaryllis843.
Enfin, la « copie d’une note adressée par les partis MDR, PSD, PL
au psdt de la République » 844, déjà citée, que le colonel Cussac adresse
à la DRM, alerte sur la responsabilité du président Habyarimana et
de son régime dans le blocage du processus démocratique comme « le
non aboutissement des enquêtes judiciaires […] d’autant plus que ces
enquêtes l’impliquent personnellement ou implique son entourage »845.
La note commune avance des faits accablants sur l’implication du chef
de l’État dans les violences, comment il « s’est servi des éléments de la
force publique soit pour faire exécuter ses plans, soit pour donner la
couverture à ses autres forces civiles, notamment les milices des partis
MRND, CDR ». On y lit :
Le support moral et matériel que certains éléments de la Garde présidentielle
ont apporté aux milices Interahamwe et CDR dans leurs expéditions meurtrières a été plusieurs fois décrié et jamais le chef de l’État n’a pris au sérieux la
plainte des partis et de la population 846.

7.3.3.8 l’intransigeance pour l’opposition
démocratique. une grave erreur politique ?
L’arrivée à la tête du gouvernement d’un premier ministre d’opposition n’a pas conduit la France à s’engager résolument dans cette voie
de la démocratisation. Elle a semblé toujours privilégier un scénario
présidentiel par lequel Habyarimana opterait finalement pour la démocratie. En conséquence, des pressions sont systématiquement exercées sur
Dismas Nsengiyaremye pour qu’il s’entende avec le président et recon-

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

naisse le danger que le FPR ferait courir à l’unité nationale, lui interdisant
tout rapprochement avec ce dernier. Le jeu français est éminemment
dangereux et fragilise considérablement l’opposition démocratique. Le
président Habyarimana et les durs qui l’entourent se voient confortés
dans leur rejet de l’opposition et dans des schémas qui font d’elle l’allié
du FPR, c’est-à-dire l’ennemi intérieur. Or ce glissement est meurtrier
dès lors qu’est invoqué, y compris par la France, le thème de l’unité
nationale : il légitime la dénonciation des Hutu démocrates associés
aux Tutsi, deux minorités jugées menaçantes pour le Rwanda. Plutôt
que d’entrevoir une solution politique à la crise rwandaise en soutenant l’opposition, de puissants acteurs français du dossier comme
le conseiller Afrique du président François Mitterrand, l’écartent au
contraire en considérant qu’elle ne fait que le jeu du FPR847. L’unique
destin de l’opposition serait de rallier le camp présidentiel comme supplétif du MRND voire de la CDR. Lors du voyage d’une délégation
française, le 12 février 1993, le conseiller Afrique avertit le premier
ministre dans des termes qui laissent peu de doutes sur cette hostilité
française :
Monsieur Delaye a appelé, avec beaucoup d’insistance, l’attention de Monsieur
Nsengiyaremye sur l’importance de l’enjeu : le Rwanda avait en face de lui un
projet de conquête du pouvoir qui associait le président Museveni à un mouvement politico-ethnique pour lequel la démocratie pluraliste n’était pas une priorité. Devant ce projet, il fallait donc que la majorité des Rwandais manifeste
une volonté commune de stabiliser la situation militaire. Le compromis entre
le président et l’opposition intérieure était une nécessité vitale. Il paraissait de
plus en plus dérisoire de discuter du nombre de portefeuilles à attribuer à tel
ou tel parti de l’intérieur, alors que le FPR était sur le point d’arriver à Kigali.
Monsieur Delaye a alors concentré son discours sur l’urgence d’une rencontre
entre le président et le premier ministre848.

Prisonnières de leur vision ethnique selon laquelle la démocratie se
fonde sur la représentation du « peuple majoritaire » permettant l’exclusion de la minorité tutsi, les autorités françaises ne peuvent fondamentalement admettre l’existence d’une opposition hutu à Habyarimana.
L’objectif de l’unité nationale tend à renforcer le principe ethnique
puisqu’il ne peut s’agir que de l’unité du « peuple majoritaire ». Il est
possible que les autorités françaises ne comprennent pas le piège dans
lequel elles se placent en pariant sur l’évolution libérale d’Habyarimana

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

plutôt qu’en soutenant une voie de concorde politique. C’est favoriser l’extrémisme hutu qui enserre le président rwandais. L’article précité d’un de ses principaux idéologues, Ferdinand Nahihama, de février
1993, est ré-adressé un an plus tard à l’ambassadeur. Aucun commentaire ne figure à sa réception à la chancellerie849, montrant l’étendue de
l’incompréhension française pour l’engrenage génocidaire.
De plus, en intimant l’ordre à l’opposition démocrate de traiter le
FPR en ennemi, la France l’isole, la déstabilisant sans lui assurer plus de
soutien, et la rendant de plus en plus suspecte aux dirigeants du FPR.
La preuve en est la chute de Dismas Nsengiyaremye et de son ministre
des Affaires étrangères Boniface Ngulinzira, maîtres d’œuvre des accords d’Arusha, mais éliminés avant leur signature du fait de l’hostilité
commune à leur égard du MRND et du FPR. Les Hutu libéraux sont
devenir, comme le résumera en 1998 le chercheur Gérard Prunier lors
de son audition devant la MIP, d’« éternelles victimes »850, déconsidérés
par la France et même abandonnés. Le soutien à l’opposition démocratique et la mise en garde contre l’extrémisme hutu ont caractérisé,
au début de la période, l’action du colonel Galinié et du général Varret
aboutissant au casus belli avec l’Élysée.
à la fin de la période, des coopérants civils et militaires interviennent
pour protéger Dismas Nsengiyaremye après sa démission du gouvernement, en raison de graves menaces pour sa vie. La magistrate OdetteLuce Bouvier alerte le colonel Robardey, adjoint de l’attaché de défense,
pour lui demander d’assurer l’évacuation par avion de l’ancien premier
ministre et garantir sa sécurité sur la route de l’aéroport. Avertis, les colonels Cussac et Maurin envoient une escorte de forces spéciales venues
du DAMI Panda, afin de protéger le convoi 851. Dismas Nsengiyaremye
arrive à Paris le 31 juillet 1993 où il retrouve un autre démocrate hutu,
le ministre de la Défense Gasana852.
La France est surtout absente pour l’opposition, y compris durant
l’opération Amaryllis comme en attestera devant la MIP le chercheur
André Guichaoua. Les conditions de l’évacuation des cinq enfants de
la première ministre libérale Agathe Uwilingiyimana, rescapés du massacre de leurs parents par la Garde présidentielle aux premières heures
du génocide, le 7 avril 1994, en témoignent853.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

7.3.4 L’impensé du génocide des Tutsi
Du début à la fin de la période étudiée se répètent, dans la production administrative comme dans l’expression politique, les mêmes visions
stéréotypées sur les ethnies au Rwanda, sans recul critique ni prises de
conscience des acteurs qu’il s’agit là d’un héritage colonial, dans lequel
s’inscrit un désaveu de la connaissance scientifique qui souligne le caractère artificiel des ces catégories raciales instituées par le colonisateur belge.
Le renforcement du clivage Hutu/Tutsi résulte de facteurs politiques
découlant de la « révolution sociale » des premiers engagés dans une revanche sur les seconds. Alors que des régimes autoritaires s’imposent à
la société rwandaise, la majorité légale se mue en majorité raciale, ainsi
que de quotas pour l’éducation et la fonction publique, et l’instauration
de cartes d’identité à mention ethnique. Fortement investie au Rwanda à
partir d’octobre 1990, la France adopte la vision racialiste sans réaliser la
contradiction qu’elle installe avec le projet de démocratisation, sans comprendre qu’elle est en opposition avec le principe des accords d’Arusha,
sans imaginer qu’elle empêchera de saisir le processus génocidaire.
7.3.4.1 la france et son analyse du rwanda.
un concentré de visions ethnicistes
La vision ethniciste que les autorités françaises tant politiques qu’administratives plaquent sur la réalité sociale et politique du Rwanda,
court sur toute la période et se renforce même à la fin alors que le
fait génocidaire aurait dû alors imposer un abandon de telles structures
mentales erronées.
Le 6 avril 1990, l’attaché de défense à Kigali reçoit copie d’un rapport d’un expert du SGDN en mission au Rwanda, au Burundi et au
Zaïre du 20 au 29 mars 1990854. L’auteur, le lieutenant-colonel Paul
Vallin qui appartient aux troupes de marine, explique que « le principal
intérêt de ce pays pour la France est qu’il est francophone ». Le Rwanda
peut ainsi constituer, avec le Zaïre et le Burundi « un pilier de notre
présence que la nature et l’économie attirent vers l’Est anglophone »855.
L’annexe I de ce Rapport présente « les ethnies au Rwanda ». Elle conjugue
une vision racialiste des types humains en contradiction avec les analyses sociales et politiques esquissées :

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Bien qu’il soit malaisé pour un non averti de les distinguer physiquement, il
semble que le Hutu, par son allure trapue et sa face ronde et épaisse, s’oppose
au Tutsi à la taille élancée, au front très dégagé et aux traits relativement fins.
Les uns et les autres parlent une même langue, le kinyarwanda, du groupe linguistique Bantou, ce qui montre que les conquérants Tutsi ont adopté la langue
des populations asservies. L’antagonisme Hutu-Tutsi, en raison des atrocités
auxquelles il a donné lieu, a survécu à la prise du pouvoir par la majorité de la
population. Aussi, une discrimination a-t-elle toujours cours à l’encontre de la
minorité Tutsi dont l’accès des membres aux postes de responsabilités (gouvernement, armée) est pratiquement impossible856.

Quatre ans plus tard, les mêmes stéréotypes ont perduré et leur vocation à l’analyse s’est même renforcée, d’abord au SGDN qui persiste
comme on l’a vu dans les typologies racistes les plus primaires, également au cabinet du ministre de la Défense où le conseiller diplomatique adjoint Laurent Bili857 pose le facteur ethnique comme clef de
compréhension de la crise et de la réponse française : « empêcher qu’une
ethnie minoritaire ne renverse un gouvernement légal grâce à une aide
étrangère »858.
Une note de la sous-direction d’Afrique centrale et orientale en
date du 6 mai 1994 ambitionne de dresser des « lignes d’actions de
la France […] face à la crise rwandaise »859. La même approche en
définit le contenu. Portant sur « la crise rwandaise », elle craint que
« le conflit, notamment dans sa dimension ethnique, ne gagne les pays
voisins ». Pour ce qui est du Rwanda, la note relève que des massacres
sont commis par les deux parties (les deux ethnies), en vertu d’une
lecture ethniciste qui domine l’analyse et n’admet pas la possibilité ni
même le risque d’un génocide. Le 6 mai, il y a un mois qu’il a déjà
commencé.
Des efforts sont toutefois consentis pour s’efforcer de penser la réalité
des massacres au Rwanda après le 7 avril 1994. Ceux-ci sont distingués
en premier lieu selon leur gravité. Les actes attribués au FPR sont estimés « sans commune mesure »860 avec les massacres commis en zone
gouvernementale comme le relève l’ambassadeur Descoueyte depuis
Kampala861. Les massacres perpétrés par les milices hutu se distinguent
par leur « ampleur horrifiante »862 explique Bruno Delaye à François
Mitterrand le 18 avril, d’une « plus grande échelle »863 souligne le directeur des Affaires africaines et malgaches le 27 avril. La reconnaissance

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

d’un génocide apparaît comme une nécessité politique mais demeure
un problème cognitif majeur qui paraît finalement solutionné en déconnectant le mot de son sens.
7.3.4.2 la reconnaissance du génocide par la france en mai 1994
Le 16 mai 1994, la France, par une déclaration d’Alain Juppé en
déplacement à Bruxelles, reconnaît le génocide en cours au Rwanda
contre les Tutsi. L’inflexion de la voix de la France est notable. Quatre
jours plus tôt, en visite à Washington, le ministre des Affaires étrangères
déclarait encore : « nous n’avons pas laissé le Rwanda à l’abandon pendant toutes ces années, nous avons essayé de tout faire pour réconcilier
les tribus, puisqu’il s’agit en fait d’un combat tribal »864. Le 16 mai, alors
que la séance du Conseil des Affaires générales de l’Union européenne
va reprendre, il déclare aux journalistes présents :
Ce qui est en train de se perpétrer au Rwanda actuellement mérite le nom de
génocide. Les massacres sont épouvantables, principalement dans la zone qui
est tenue par les forces gouvernementales. Dans la déclaration de l’Union européenne qui vous sera distribuée tout à l’heure sur le Rwanda, figurera d’ailleurs
ce mot de génocide que j’ai souhaité y voir introduire865.

Détaillant les quatre axes d’action de « la communauté internationale
et de la France […] face à cette situation insupportable », aide humanitaire d’urgence, déploiement d’une force internationale à vocation
humanitaire, soutien des médiateurs de la région dont les trois chefs
d’État d’Ouganda, du Burundi et du Zaïre, enfin la répression aux violations des droits de l’homme « qui ont atteint un degré que j’ai qualifié
d’insupportable, en les qualifiant également de génocide ».
Nous comptons demander au Haut commissaire aux droits de l’homme de faire
des propositions en ce sens. Cette idée figure également dans la déclaration de
l’Union européenne sur le Rwanda866.

La déclaration marque la reconnaissance du génocide par la France,
dont les auteurs comme les victimes sont implicitement désignés. Elle
révèle aussi l’implication personnelle d’Alain Juppé dans cette reconnaissance que l’administration du Quai n’a pas proposée à l’intention
du ministre. Des « éléments de langage » lui sont transmise, en effet,
le même jour, en prévision certainement de la réunion de Bruxelles. Le
directeur Jean-Marc de La Sablière expose le « drame épouvantable »

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7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

que connaît le Rwanda, avec des massacres dont le nombre des victimes « dépasse, selon les témoignages que nous recevons, les exactions
déjà commises dans ce malheureux pays où les ethnies hutu et tutsi ne
parviennent pas à coexister ». Ces éléments de langage, qui répètent la
doxa du massacre interethnique, ne permettent guère au ministre de se
projeter vers une analyse des événements en termes de génocide. Seule
une mention, qu’il s’agirait alors d’interpréter finement, pourrait amener le ministre à concevoir une telle réalité s’il ne se reposait que sur les
« éléments de langage » préparés par le Département :
Ces exactions sont inacceptables, indignes. Il s’agit de violations des droits de
l’homme d’une exceptionnelle gravité. Si des exécutions sommaires ont été perpétrées des deux côtés, les massacres sont, dans les zones tenues par le gouvernement, systématiques et d’une grande ampleur. La commission des Droits de
l’homme des Nations unies va tenir une réunion extraordinaire sur le Rwanda.
Il faut qu’une enquête soit menée, que les coupables soient désignés, punis, et que
la communauté internationale en tire les conséquences.

Le discours de la ministre déléguée chargée de l’Action humanitaire
et des droits de l’homme prononcé à Genève, dans l’enceinte des Nations unies, le 24 mai 1994, se fait plus explicite encore sur la reconnaissance du génocide, en apparence toutefois867 :
Le 6 avril dernier, un attentat détruisait l’avion du Président rwandais, le tuant
ainsi que le Président du Burundi. Il faudra faire la lumière sur les responsabilités de cet acte qui mit le feu aux poudres. Dès le lendemain, des massacres
de Tutsis et de hutus proches de l’opposition, dont le Premier ministre, étaient
perpétrés par des éléments de la Garde présidentielle et des troupes rwandaises868.

Lucette Michaux-Chevry s’interroge : « Pourquoi le gouvernement
intérimaire ne condamne-t-il pas avec toute la vigueur qui s’impose
tous ces massacres ? Fait-il tout ce qui est en son pouvoir pour que les
auteurs de ces massacres y mettent fin sans tarder ? ». Elle laisse entendre ici que le GIR ne serait pas responsable du génocide, démentant
les informations précises sur la pleine responsabilité de ses membres
dans l’entreprise d’extermination des Tutsi. Elle poursuit en questionnant les agissements de l’autre camp : « Pourquoi le FPR ne réagit-il pas
aux exactions dans la zone qu’il contrôle ? Des témoignages indiquent
en effet que des violations graves du droit humanitaire et des droits de
l’homme se produisent dans cette zone où de nouvelles exactions se
seraient produites récemment encore »869.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

L’équivalence entre les massacres que la ministre semble indiquer est
démentie au même moment par les observations de représentants de
la France sur place dont l’ambassadeur Yannick Gérard870. Elle poursuit
toutefois en insistant sur la nécessaire identification des « responsables
des atrocités » en en les avertissant « qu’ils seront jugés et punis »871 et
qu’ils seront « à tout jamais disqualifiés pour négocier l’avenir de leur
pays »872. Elle conclut sur « le chemin à suivre pour prévenir de nouveaux
massacres, dans l’immédiat et aussi une fois la paix revenue. Nous ne
pouvons en effet nous satisfaire de la prétendue fatalité de la résurgence
de haines ethniques. Cela n’est pas acceptable »873. La ministre refuse
cette « prétendue fatalité » mais ne rejette pas l’explication par « les haines
ethniques » comme le montrent aussi bien l’insistance sur les exactions
du FPR que les réticences à qualifier clairement le génocide des Tutsi.
7.3.4.3 la lecture ethniciste et le mot de génocide.
une perte de sens en juin 1994
Insidieusement, étape par étape, le mot de génocide reflue dans
les déclarations officielles françaises au profit de la dénonciation des
« massacres » commis par les deux camps jusqu’à déboucher sur le texte
de la résolution chargeant l’opération Turquoise de « l’arrêt des massacres »874. Le 1er juin 1994, Alain Juppé répond à une question d’actualité à l’Assemblée nationale. Il expose d’emblée qu’il a eu « l’occasion
devant cette assemblée de dénoncer et de condamner les massacres qui
ont été perpétrés des deux côtés, à commencer par les milices qui ont
agi dans les zones contrôlées par les forces gouvernementales »875. Précisons qu’en ouverture de son intervention du 18 mai devant les députés,
à laquelle il fait référence, Alain Juppé déclarait :
Destruction systématique d’un groupe ethnique, telle est la définition du génocide. C’est la raison pour laquelle, tout comme vous, Monsieur Millon, j’ai
moi-même utilisé ce terme il y a quelques jours, puisque c’est bien de cela qu’il
s’agit au Rwanda. Face à l’offensive du front patriotique rwandais, les troupes
gouvernementales rwandaises se sont livrées à une élimination systématique de
la population tutsie, ce qui a provoqué ensuite la généralisation des massacres876.

La déclaration est éloquente, elle n’en demeure pas moins déjà ambiguë sur le constat de génocide puisqu’il serait survenu en riposte à « l’offensive du FPR », conduisant alors à « la généralisation des massacres ».

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Présentée ainsi, « l’élimination systématique de la population tutsie » ne
relève pas de la définition du génocide à laquelle pourtant Alain Juppé
se réfère, elle s’inscrirait dans un engrenage de massacres interethniques
réagissant à des événements mais ne s’inscrivant pas dans un processus
de radicalisation, de racialisation, de ciblage méthodique d’une population promise à l’extermination, puis d’organisation et de planification. Le ministre avance « la définition du génocide », mais ne l’assume
pas dans ses termes historiques et juridiques fixés par la Convention du
9 décembre 1948. Cette insuffisante rigueur peut dénoter un manque
de connaissance des traités internationaux signés par la France. Elle
peut répondre aussi à la préoccupation du gouvernement de ne pas
questionner l’action des pouvoirs constitués avant le génocide constaté.
Ces derniers commettent eux aussi la même erreur sur le génocide qui
disqualifie l’emploi du terme. Au conseil restreint de défense du 22 avril
1994, François Mitterrand fait la déclaration suivante :
Il ne faut pas manquer de dénoncer le génocide perpétré par les Hutus. La folie
s’est emparée d’eux après l’assassinat du président Habyarimana877.

Le président de la République ajoute : « monsieur le ministre de la
Défense, amiral, je veux être tenu informé en permanence ». Le premier
ministre répond : « ce n’est pas cela qui les arrêtera… ». Comme pour la
déclaration du 18 mai de son ministre des Affaires étrangères, l’exposé
des faits ne peut conduire à les définir comme un génocide, dont la
caractéristique première est d’être méthodiquement préparé et planifié, à l’inverse d’un massacre constituant une réponse au surgissement
d’une situation caractérisée, comme un acte de « folie » collective. La
thèse du comportement irrationnel et spontané à l’origine de tueries
est à l’opposé de la définition de l’entreprise génocidaire. De plus, cette
notion de « folie » dédouane les auteurs qui ne seraient pas dans un état
normal, qui ne pourraient pas, d’une certaine manière, être tenus pour
responsables de leurs actes, ceux-ci étant causés par un fait extérieur
traumatisant, « l’assassinat du président Habyarimana ». La paternité
de l’attentat relève, pour le chef de l’État français, du FPR, comme
l’indique une autre déclaration au même conseil restreint : « les Tutsis
vont instaurer une dictature militaire pour s’imposer durablement et,
désabusé, une dictature reposant sur10 % de la population gouvernera
avec de nouveaux massacres ». Cette analyse présidentielle annule défi-

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(1990-1994)

nitivement sa réflexion sur le génocide et sa nécessaire dénonciation. Le
basculement vers la thématique des massacres, de surcroît ceux du FPR,
ramène l’analyse vers les grilles de lecture ethnicistes.
Sans possibilité d’analyser le processus conduisant à un génocide, il
n’y a pas de génocide au sens de la Convention. Pour se conformer à
la définition de 1948 par la France, il faudrait analyser les événements
antérieurs à la phase paroxysmique d’avril-juin 1994, ce qui apparaît
inenvisageable et peut-être impensable. Les déclarations françaises de
mai et juin 1994 sur le génocide au Rwanda ne constituent pas, en
tout cas, un acte de reconnaissance du génocide des Tutsi, elles méconnaissent la définition du génocide. Elles semblent surtout animées du
souci d’être en phase avec une opinion publique qui souhaite entendre
ce mot. Celui-ci finit du reste par disparaître de la communication
publique des autorités françaises comme en atteste la déclaration du
ministre des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale le 1er juin, puis
celle du ministère en date du 11 juin878 et le communiqué commun
président de la République-premier ministre879. Le 13 juin toutefois, en
marge du Conseil des affaires générales à Luxembourg, Alain Juppé reprend pied sur la définition de génocide, s’engageant personnellement :
On ne peut pas continuer à laisser se perpétrer un génocide aussi abominable,
j’utilise à nouveau ce terme, car je crois qu’à partir du moment où on se met en
tête de décimer une population parce qu’elle appartient à une certaine ethnie,
on est bien dans la définition même du génocide880.

Cette exigence est rééditée dans un article qu’il adresse au journal
Libération au même moment et qui est publié le 16 juin.
Aujourd’hui, le Rwanda affronte un conflit à la fois ethnique et politique. Il
faut parler de génocide, car il y a bien une volonté délibérée des milices actives,
dans les zones gouvernementales, d’abattre les Tutsis, hommes, femmes, enfants,
blessés, religieux, en raison de leur seule origine ethnique. Mais dans le même
temps se livre une lutte sans merci pour le pouvoir, où les modérés ont été les
premières victimes des extrémistes hutus et où la branche militaire du FPR a
choisi la victoire totale et sans concession881.

Insensiblement mais décisivement, consciemment ou non, Alain
Juppé passe, au fil de la plume, de la dénonciation du génocide contre
les Tutsi, à l’exigence française « que les responsables de ces génocides
soient jugés »882. L’affirmation de cette pluralité de génocides, comme
il y a des massacres entre Tutsi et Hutu, laisse penser que la France

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

conçoit une extermination des Hutu par les Tutsi, l’application d’un
programme de purification ethnique et la réalisation d’un « Tutsiland ».
On sait que telle est la crainte partagée à l’élysée. Cet écart troublant
éclipse les engagements d’Alain Juppé en faveur du soutien aux « modérés qui, malgré les persécutions dont ils ont fait l’objet, ont survécu » et
de « toute [la] part » que « la France entend prendre » à l’effort commun
pour « que cesse la tragédie rwandaise »883.
Déjà la veille, le 15 juin, soit deux jours après sa déclaration de
Luxembourg, lors d’un point presse du ministre après son audition par
la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Alain
Juppé a reculé au point d’adopter les éléments de langage du président
de la République. Il rappelle l’assassinat des présidents rwandais et burundais « qui a déclenché la folie sanguinaire et le génocide, d’abord
dans les rangs gouvernementaux, du fait des extrémistes Hutus, et puis,
il faut bien le dire aussi, au fur et à mesure de l’avancée du FPR vers
le sud du pays »884. Le terme génocide ne qualifie désormais que des
massacres commis par l’un et l’autre camp, et c’est l’aggravation de ces
derniers qui devrait conduire la France à intervenir885.
7.3.4.4 les dogmes du « massacre inter-ethnique » et de la
« guerre civile »
De l’examen des innombrables échanges entre les différentes instances, politiques, militaires ou diplomatiques, agissant au nom de
l’État français sur le dossier du Rwanda, notamment dans les analyses
et les rapports, se dégage une représentation déterminante partagée par
les différents protagonistes français qui ont été en responsabilité durant
les années 1990-1994.
Cette représentation dominante véhiculée par le discours officiel
concerne le Front patriotique rwandais (FPR) et son pendant militaire,
l’Armée patriotique rwandaise (APR), qui sont alors considérés comme
des « ennemis » du Rwanda comme de la France. Dans le même ordre
d’idée, comme une conséquence de cette représentation, les exactions et
massacres régulièrement commis contre les Tutsi du Rwanda au cours
de ces années sont le plus souvent présentés comme des massacres interethniques, l’identification des victimes et parfois même des bourreaux
n’apparaîssant pas toujours clairement dans les TD ou les rapports

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

envoyés à Paris. L’approche générale oscille entre la minimisation des
faits ou tout simplement un silence complice, probablement destinés à
exonérer les amis rwandais de ces crimes et à ne pas alimenter le FPR
en arguments pouvant justifier ses interventions répétées en territoire
rwandais. Au vrai, il n’y a pas dans les archives de rapport établissant un
lien entre des massacres localisés commis par l’armée rwandaise ou des
milices attachées au parti présidentiel, le MRND, ou aux extrémistes
de la CDR, et les attaques lancées par le FPR depuis l’Ouganda. Les
morts attribuables au FPR dans les zones qu’il occupe ne sont jamais
présentés pour ce qu’ils sont, à savoir le plus souvent des représailles
qui visent principalement des auteurs de massacres, des cadres locaux
du MRND et de la CDR clairement identifiés, même si des exactions
gratuites sont parfois observées. Le discours français présente sur le
même plan massacres de masse opérés par les FAR ou des factions hutu
proches du pouvoir et représailles pratiquées par le FPR, en omettant
de dire que les secondes sont la conséquence des premiers, et que les
massacres de Tutsi sont d’une toute autre ampleur que les violences
commises par le FPR. La terminologie employée qui, dans le meilleur
des cas, fait parfager les responsabilités vient au secours de la position
officielle.
On observera également que le discours français reste dominé par la
certitude du danger permanent que représente le FPR, pour la sécurité de
l’État rwandais comme pour la politique que la France veut conduire dans
la Région des Grands Lacs. Au final, il se dégage de ce discours une vision
centrée sur le rapport de force, les questions militaires, alors qu’est accessoire la politique intérieure rwandaise. Même durant les négociations qui
vont aboutir aux accords d’Arusha, censés engendrer la paix au Rwanda, le
discours français reste éminemment hostile au FPR avec les représentants
duquel Paris n’est que rarement disposé à dialoguer. Cette construction du
danger, reprise quotidiennement dans les documents d’archives français,
en particulier dans les périodes de crise, permet à certains cercles parisiens
de bâtir un discours ayant l’apparence de la rationalité. Les décisions politiques, comme l’envoi ou le maintien de forces françaises au Rwanda, sont
inspirées de cette représentation biaisée.
Cette conception du conflit rwandais défendue à Paris est d’autant
plus condamnable que certains observateurs de terrain alertent réguliè-

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

rement les instances parisiennes sur la situation politique au Rwanda et
les menaces qui pesaient sur les populations tutsi comme les opposants
de tous bords.
7.3.4.5 un rapport à la réalité qui se nécrose
Le positionnement de l’exécutif est déterminé par ces grilles d’interprétation appliquées à la « crise rwandaise », grilles extrêmement rigides,
en particulier au ministère des Affaires étrangères. Le départ contraint
du rédacteur Rwanda, Antoine Anfré, a marqué la fin d’une pensée analytique et critique à la DAM, tandis qu’à Kigali, le poste diplomatique
multiplie les notes et TD contradictoires qui finissent par empêcher la
pensée. La production intellectuelle d’État ne dit rien de la réalité de la
situation, se contentant de répéter et d’illustrer les trois axes de la pensée dominante parmi les décideurs politiques et administratifs :
– le président Habyarimana reste un partenaire essentiel, en particulier
dans la perspective de la négociation et de la conclusion des accords
d’Arusha ;
– le FPR ne peut, voire ne pourra jamais être un partenaire de l’avenir
du Rwanda en raison de la stratégie de prise du pouvoir de la minorité
tutsi qui lui est associée, cette défiance absolue rejaillissant sur les partis
d’opposition assimilés à des avant-gardes inkotanyi.
– s’il y a des violences perpétrées contre la population, elles relèvent
d’un invariant, celui du « massacre inter-ethnique » que la présence
militaire de la France tend du reste à limiter.
Les chapitres précédents exposent et documentent cette grille de
lecture dominante, rendant inconcevable l’idée même de persécutions
ethniques systématiques. Les faits rapportés relativement aux persécutions systématiques subies par les Tutsi, sont récusés par principe,
en vertu de la grille d’interprétation. On observe, à travers les destins
professionnels de l’attaché de défense, René Galinié, ou du rédacteur
Rwanda, Antoine André, les risques encourus par les agents de l’État
qui dérogeraient à cette grille. Lorsque l’emprise de cette grille se relâche au profit d’une politique alternative, à partir de mai 1994 sous
l’impulsion de François Léotard, favorisant la reconnaissance du génocide des Tutsi et une dédiabolisation du FPR886, des diplomates solides
sur leurs convictions osent le rapport de force, voire le conflit. C’est

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

le cas en particulier de Yannick Gérard mais aussi du directeur de la
DGSE qui envoie une équipe d’agents auprès du FPR dans sa progression vers Kigali.
Les chefs de cabinet militaires prennent aussi plus d’assurance face à
la toute-puissance de l’EMP associé à la MMC. Avant cette période de
desserrement des grilles dominantes, on observe de la part de militaires,
de diplomates et de conseillers politiques de discrètes mais subtiles initiatives que l’on peut qualifier de courageuses compte tenu du poids des
représentations dominantes dans l’état français887
7.3.4.6 des alertes inconcevables. le fpr inaudible pour la France
Le FPR alerte sur le caractère très racialiste de la répression consécutive à l’offensive du 1er octobre 1990. Elle est loin, selon lui, de se
résumer à des arrestations d’opposants et d’infractions aux droits de
l’homme comme s’emploient à les présenter et à les minimiser les autorités françaises. Des documents et des analyses du FPR, que la suite de
l’histoire confirmera hélas, insistent sur la haine ethnique qui se développe contre les Tutsi et le piège de l’unité nationale dirigée contre les
« ennemis de la nation ». Le député socialiste Jean-Michel Belorgey,
président de la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales
adresse un dossier très complet sur « les flambées de persécution dont
fait l’objet la minorité ethnique TUTSI dans ce pays, persécutions qui
s’exercent, sinon à l’initiative, du moins à ce qu’il semble avec l’adhésion
tacite et le soutien larvé des pouvoirs publics, lesquels tendent en outre
à se prévaloir du soutien matériel et de la caution morale des forces militaires françaises envoyées sur place pour protéger nos ressortissants »888.
Ce dossier émane des travaux du Comité français pour la défense des
droits de l’homme au Rwanda889 dont le président, Jean Carbonare, a
sollicité une nouvelle fois890 le député et président de commission891.
Le dossier inclut une note du correspondant à Goma de l’« Agence de
presse du Front patriotique rwandais – Inkotanyi » établie à Gabiro, en
date du 23 décembre 1990, restituant les informations obtenues par
une « centaine de réfugiés tutsi et hutu confondus arrivés ces derniers
jours à Goma ». Ces dernières renseignent sur quelques critères qui
ont été déterminants dans les arrestations et emprisonnements suivis
de nombreux sévices perpétrés par les agents de la gendarmerie, de la

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

sûreté et des militants du Mouvement révolutionnaire national pour le
développement (MRND) ». La liste des critères892 correspond bien à la
« définition de l’ennemi » exposée plus haut, à une époque où ces déclarations idéologiques n’avaient pas encore eu cours. En pratique, cette
persécution ciblée systématique a commencé, et elle est réalisée conjointement par des militants du parti unique et par les agents de l’État. Un
autre document émanant du FPR renseigne sur les événements survenus
jusqu’au 22 novembre 1990, en montrant comment la répression de
l’État rwandais consécutive à l’offensive du 1er octobre a pris dès l’origine
un caractère racial visant la minorité tutsi sous le feu de l’ « incitation à la
haine ethnique […] devenu la raison d’être de certains journaux comme
“Kangura” (“Réveille-toi”), “Umuranga” et “Ijambo” » et de la campagne
de la Radio nationale « contre les “ennemis de la nation” »893.
L’étude de la documentation reçue fait apparaître, selon Jean-Michel
Belorgey, « les axes les plus saillants de ces persécutions ». La lettre
s’achève sur le constat d’une contribution de la France à la politique de
persécution par le biais de l’assistance militaire et du soutien moral accordés au régime en place. Jean-Michel Belorgey ne précise pas si cette
contribution est volontaire ou involontaire faute d’en avoir conscience.
Mais, avec la lettre du député – dûment réceptionnée par le cabinet du
ministre des Affaires étrangères894 et transmise à la DAM pour « projet
[de réponse] à la signature du M. [ministre] », puis la réponse de Roland Dumas en date du 10 février 1992, il est possible de considérer que
le ministre des Affaires étrangères est désormais informé d’une double
situation : aux violations systématiques des droits de l’homme par le
régime d’Habyarimana s’ajoute une persécution raciale systématique
dirigée contre la minorité tutsi ; cette persécution est l’œuvre de réseaux
politiques mais aussi des administrations régulières de l’État rwandais.
Le fait que la lettre émane d’un député, qui plus est président de commission, donne à la démarche épistolaire la valeur d’une transmission
d’informations du pouvoir législatif au pouvoir exécutif. Celui-ci ne
peut nier en conséquence de ne pas être informé. La manière dont ces
informations, comme toutes celles que transmettent les parlementaires
aux ministres sur le sujet, est assimilée par ces derniers doit être étudiée.
Cette étude repose sur l’examen des réponses adressées aux parlementaires ou aux présidents d’association des droits de l’homme alertant

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

sur la dégradation de la situation au Rwanda895. La réponse du ministre
Roland Dumas au député Belorgey élude les questions de fond896.
Comme pour les alertes concernant les risques grandissants de l’implication française au Rwanda – dont les rapports du CAP de JeanFrançois Leguil-Bayart avec la réaction très négative de l’ambassadeur
de France –, celles qui soulignent la radicalisation raciale du régime et
la menace d’extermination des Tutsi sont au mieux combattues, au pire
ignorées.
Pour les premières, les documents les plus significatifs concernent des
rapports émanant du FPR ou de sa mouvance, dont celui de « Pierre
Rubibi » ou celui celui qui le précède temporellement, à savoir une
« Note de protestation contre le génocide organisé par le pouvoir de
Kigali » en date du 12 mars 1992, provenant de la communauté rwandaise réfugiée au Burundi et transmise à la direction des Affaires africaines et malgaches le 17 mars 1992. Alternant une présentation élogieuse du FPR et la démonstration d’un régime profondément raciste
et se prêtant à des progroms de Tutsi très organisés, ce rapport aborde
successivement « la discrimination, mode de gouvernement du régime
Habyarimana », « la guerre en cours, un révélateur », enfin « les mobiles
du génocide actuel du Bugesera et dans les autres régions du pays 897.
7.3.4.7 le cas du rapport rubibi
Le 5 mai 1992, le cabinet du ministre délégué chargé des Affaires
étrangères, Georges Kiejman, adresse au rédacteur Rwanda de la DAM
le « Rapport de M. Pierre Rubibi transmis par M. le député Pierre Bourguignon ». Sur le bordereau d’envoi, il est mentionné, de l’écriture d’Antoine Anfré898, « très intéressant ». Effectivement, le rapport, signé d’un
pseudonyme899, est très informé, et aussi très accusateur de la France, ce
qui explique que le diplomate ne pourra de toute évidence pas l’exploiter
ni même en faire la matière d’une alerte. L’objectif de l’intellectuel de
Kibilira est d’alerter ce « représentant du peuple, parce que mon pays,
petit et pauvre, sans liens historiques avec le vôtre antérieurs à l’indépendance, ne paraît pas intéresser les médias et l’opinion publique de
votre pays, contrairement à l’opinion déterminante du peuple belge qui
a victorieusement forcé le gouvernement de ce pays (pourtant ex-puissance administrante) à renoncer à tout interventionnisme militaire, afin

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

de faciliter la tâche de médiation de l’OUA (Organisation de l’Unité
africaine) épaulée par les pays environnant le mien ».
L’objectif de propagande est clair, mais si l’on excepte certaines affirmations (les rapatriements secrets de dépouilles de légionnaires français, le rôle joué par Alexis Kanyarengwe et Pasteur Bizimungu au sein
du FPR où ils n’ont jamais exercé la réalité du pouvoir), la plupart
des informations qu’il contient sont exactes. Appuyé sur des annexes
et pourvu de références présentées dans le détail et d’origines variées,
le rapport se présente sous la forme d’un « survol rapide de l’histoire
du Rwanda » insistant sur la « même langue » et la « même culture,
éléments essentiels à l’édification d’une nation ». Les soubresauts de
l’indépendance aboutirent à « dresser froidement les masses hutu contre
les masses tutsi pourtant économiquement indifférenciables, mais démagogiquement différenciés par les nouveaux leaders hutu pour les
besoins de leur cause ». L’auteur montre que cette cause put capter la
thématique de la démocratisation et imposer « une fausse définition de
la démocratie ». Celle-ci « continue encore de nos jours à légitimer tout
potentat par le simple fait d’appartenir à l’ethnie majoritaire et à faire
couler le sang d’innocentes masses paysannes tutsi ». Le bilan, tiré par
le rapport, de ces confrontations ethniques de la fin des années 1950
souligne que la « République hutu » créée en 1961 fut « plus soucieuse
de [la] cohésion ethnique autour du principe de la haine contre le tutsi
minoritaire que de l’unité du peuple rwandais »900.
Puis le rapport s’intéresse au conflit armé entre le régime du président Habyarimana et le FPR, insistant sur le prétexte donné par cette
guerre pour organiser à l’échelle de chaque commune « un comité
chargé de l’extermination des tutsi » et les mettre en œuvre, ajoutant :
Un prêtre de la commune Kibilira a téléphoné à l’Ambassade de France et
l’a prévenue des événements le 12.10.1990 avant midi. « Nos militaires ne
peuvent pas intervenir, mais nous le signalerons aux autorités rwandaises, fut-il
répondu901. La mission de nos militaires est d’évacuer le plus possibles nos ressortissants désireux de quitter le pays ».

Pour l’auteur du rapport, les cessez-le-feu puis les accords de paix
n’empêchèrent pas le général Habyarimana, « fort du soutien manifesté
par le gouvernement français », de promettre à l’armée rwandaise « de
venger ses camarades tués par l’ennemi […] La vengeance promise fut

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exécutée. Et de citer les massacres systématiques de la région du Mutara
en octobre 1990 suivis de nouveaux massacres au mois de novembre
dans la ville et la région de Gabiro, et au début de l’année suivante
avec « le massacre collectif de 1 400 paysans Bagogwe » dans la région
de Ruhengeri, décidé par le président Habyarimana et ses trois beauxfrères902. Pierre Rubibi soulève un élément très intéressant du processus
génocidaire, à savoir le fait que des massacres de populations civiles sont
entrepris pour compenser des défaites devant l’adversaire régulier. Plus
les forces armées subissent de telles défaites, plus elles conduisent une
nouvelle guerre, cette fois d’extermination, contre l’ennemi intérieur.
Le mécanisme a été bien observé, dès cette époque, par des historiens
du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman903.
Le rapport relève les responsabilités françaises qui concourent à
« couvrir un génocide », à la fois en accordant un soutien militaire
et politique à un régime raciste lui permettant de surcroît d’utiliser
ses forces armées à des fins de massacres ou de soutiens aux massacres
puisque la sécurité du pays est assurée par les contingents français, et en
faisant silence sur la situation du Rwanda. L’auteur cite à ce propos un
article du chercheur français Jean-Pierre Chrétien, « Le régime de Kigali
et l’intervention française : sortir du silence ». Le rôle des unités militaires françaises apparaît essentiel du fait de leur capacité de formation
des FAR mais aussi de planification de leurs combats contre le FPR. à
propos des massacres des Tutsi du Bugesera perpétrés au moment même
où il rédige son rapport, Pierre Rubibi relève l’active participation de
militaires de la Garde présidentielle « habillés en civil, accompagnés de
quelques fanatiques du régime (conduits par un membre de la famille
de l’épouse du président… appelé Léon Mbonabaryi) » : « je fais noter
que la Garde présidentielle est rendue disponible par la présence de la
troupe française qui garde la capitale et la famille présidentielle »904.
Pierre Rubibi pointe également le rôle actif de la diplomatie française à
travers l’ambassadeur de France et « un haut fonctionnaire de Paris appelé
Paul Dijoud qui, pour le dossier particulier du Rwanda, recevrait les instructions directes de l’Élysée ». L’auteur semble bien informé, son analyse
se révélant conforme aux faits observés par la Commission. Paul Dijoud
aurait eu pour objectifs de tenir l’OUA éloignée du dossier et de faire
échouer les tentatives de négociations directes entre la France et le FPR.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Il appelle la France, et aussi la Belgique, à cesser de promouvoir au
nom de la démocratie un « État-Ethnie » et de s’engager au contraire
à satisfaire « les besoins vitaux : le pain, la paix et l’unité », en d’autres
termes d’approcher le Rwanda selon des analyses politiques, économiques et sociologiques plutôt que de persister dans la vision ethniciste
et belliciste. Il achève son rapport sur des « recommandations » :
L’administration française devrait se retirer complètement de la crise rwandaise,
laisser l’OUA et les pays limitrophes qui hébergent les réfugiés reprendre leur
médiation entre le FPR et le gouvernement du général Habyarimana en vue
d’un cessez-le-feu immédiat et du respect de tout l’accord de la N’Sele signé par
les deux parties. Faire autrement serait faire perdurer la souffrance du peuple
rwandais qui est à la recherche d’un projet de société. Non, à la dimension
d’une ethnie, dût-elle être majoritaire, mais à la dimension de tout le peuple
rassemblé et réconcilié pour toujours.905

D’autres recommandations concernent en particulier les alertes en
provenance du FPR, ou bien les associations des droits de l’homme
au Rwanda comme les communautés rwandaises en exil en Europe
toujours assimilées à des organes de propagande tutsi. En écartant
l’argument qu’aujourd’hui l’histoire a donné raison à ces agents dissidents de l’État, à ces parlementaires, associations et chercheurs, il est
nécessaire toutefois de relever, qu’à l’époque, aucune proposition de
vérification des informations en provenance de ces milieux n’est faite à
notre connaissance ni, dans la négative, suivie d’effet par la réalisation
d’une enquête. Aucune archive n’indique la mise en œuvre de telles
procédures pourtant élémentaires dans un État de droit et de régime de
connaissance906. D’une certaine manière, ces informations ne peuvent
être réelles et, partant, les alertes qui les révèlent sont nulles et non avenues. Il convient de ne pas y répondre, de leur refuser toute réalité. La
réponse de Roland Dumas à Jean-Michel Belorgey peut être lue comme
un refus de penser et même de nommer les persécutions systématiques
anti-tutsi sur lesquelles portent en totalité la lettre du député.
Les dossiers du fonds présidentiel conservent une télécopie907 en
date du 28 mars 1994 adressée au président du Conseil de sécurité des
Nations unies par le président du FPR. Le colonel Alexis Kanyarengwe alerte sur la politique de surarmement du président Habyarimana
« malgré la signature de l’accord de paix entre le FPR et le Gouvernement rwandais » et sur la distribution accélérée d’armes à la population

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à l’initiative de son régime. Le message s’achève sur une mise en cause
de la France « occupée aujourd’hui à fournir une partie de ces 85 tonnes
d’armements au président Habyarimana »908. L’attaque finale contre la
France est de nature à convaincre le conseiller aux Affaires africaines
que la lettre s’inscrit dans la stratégie qu’il observe pour le FPR. L’alerte
n’a donc aucune valeur pour les responsables élyséens, elle viendrait
s’inscrire dans la stratégie de prise de pouvoir du FPR impliquant la
mobilisation de tous les moyens à commencer par la désinformation.
Toutefois, elle décrit une situation qui aurait pu permettre auxNations
unies de prendre d’autres décisions à partir du 7 avril 1994 que la réduction de la MINUAR, et à la France d’envisager d’autres missions
pour le compte de la force Amaryllis, dès lors qu’une conscience de la
préparation de massacres organisés est acquise. La relation aux faits et
à la réalité est essentiellement tributaire de l’effet dominant de grilles
unilatérales d’interprétation en vigueur dans les institutions publiques
françaises chargées du Rwanda.
7.3.4.8 le risque d’une mission intenable.
Afin de ne pas rendre trop visible le renoncement au terme de génocide, le ministre des Affaires étrangères recourt à l’expression d’ « extermination » comme dans son interview à France 2 le 16 juin909. Il n’en
demeure pas moins que l’usage du concept devient impossible tant sur
un plan diplomatique – car ce serait alors rompre une forme de neutralité entre les massacres, leurs auteurs et les victimes – que pour une
raison logique : un génocide ne peut définir des massacres croisés entre
ethnies. Ce déchirement intellectuel, dont le ministre a probablement
conscience et qui ne peut être résolu sans bouleverser les certitudes
affichées par la France, va rendre hautement périlleuse la mission Turquoise pour les personnels envoyés sur le terrain. On l’a constaté plus
haut dans l’étude de rapports d’août 1994 et de rushes transcrits par la
Commission de recherche, mais aussi, avec le chapitre 5, l’ambigüité de
l’opération Turquoise à ses débuts, comme s’il fallait programmer une
opération humanitaire afin d’empêcher le projet d’une intervention
militaire contre le FPR dans la logique de Noroît. Le premier ministre
exige un changement d’approche sur le Rwanda. La mise en œuvre est
complexe. Le point d’équilibre semble être de se tenir à un strict devoir

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

de protection des populations. à un journaliste qui l’interroge au point
presse du 15 juin 1994, le ministre élude la question et demeure dans
l’ambigüité de la mission à venir :
Q : S’agirait-il d’intervenir dans le génocide ou bien s’agit-il d’intervenir en
interposition, entre les combattants ?
R : Il s’agit de protéger les populations et je n’en dirai pas plus aujourd’hui910.

L’ambiguïté initiale de la mission Turquoise est corrigée depuis Paris avec l’autorité que le premier ministre entend exercer sur l’opération, et sur le terrain avec l’engagement du général Lafourcade et de
ses adjoints, chefs de groupement. Il bénéficie également du concours
des deux ambassadeurs Yannick Gérard et Jacques Warin et du conseiller Jean-Christophe Belliard, ainsi que de l’ambassadeur Jean-Michel
Marlaud. Comme à Kampala, le premier s’emploie à mettre la diplomatie française face à la vérité des faits.
7.3.4.9 de kampala à goma. le combat d’un ambassadeur
pour la vérité des faits
Depuis Kampala comme on l’a vu, Yannick Gérard s’est efforcé durant
toute la période étudiée d’amener sa hiérarchie à s’informer de la réalité
du FPR ou du moins de considérer ses objectifs tels que le mouvement
les définit. Dès 1990, le contenu de sa correspondance diplomatique
infirme les grilles dominantes d’analyse du Rwanda retenues par le Quai
d’Orsay. Bien qu’opérant depuis l’Ouganda, Yannick Gérard observe de
très près la réalité rwandaise grâce à des contacts directs avec le FPR et les
autorités ougandaises – sur lesquelles il exerce son sens critique. Mais le
fait même de considérer le mouvement et d’informer du rapprochement
qu’il souhaite réaliser avec le gouvernement français, peut lui valoir d’être
étiquetté pro-FPR voire « tutsi ». Son travail de terrain n’émerge pas dans
les notes de la DAM et son adjoint à Kampala, Antoine Anfré, nommé
à la centrale en 1991, est rapidement ostracisé par la direction. à son
tour, Yannick Gérard quitte Kampala pour Paris où il devient, en 1993,
adjoint de Jean-Marc de La Sablière à la direction des Affaires africaines
et malgaches. Pendant l’opération Turquoise, il est chargé d’une mission
avec Jean-Christophe Belliard et l’ambassadeur Warin ; ils se rendent à
Goma et dans la ZHS entre le 30 juin et le 25 juillet 1994.
Leur rôle est d’apporter de la diplomatie à une opération installée par

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

les militaires, d’insister sur la dimension humanitaire de Turquoise et
de faire un point régulier à la DAM. C’est ainsi que Yannick Gérard
rencontre à Gisenyi, les autorités du GIR. Celles-ci sont très critiques à
l’égard de Turquoise et de la création de la ZHS, et une longue réunion
se déroule dans une atmosphère très tendue911 ; la fermeté du directeur
adjoint des Affaires africaines et malgaches ne laisse la place à aucune
hésitation de sa part, ni la moindre compréhension face aux demandes et
aux inquiétudes formulées : la mission Turquoise a un but exclusivement
humanitaire et il n’est pas question de distribuer les armes demandées ;
l’ambassadeur insiste sur la promesse acquise la veille de cesser toutes les
attaques de la Radio des Mille Collines contre la MINUAR912. Face à
l’attitude agressive du président et du gouvernement, Gérard ne cède pas,
parle avec autorité mais il conclut son télégramme en se disant incapable
d’interpréter l’espoir formulé par le président Sindikubwabo de le rencontrer à nouveau. Le ton des échanges est loin de toute complaisance.
Il fait le point quotidiennement sur ses contacts, l’avancée de l’installation, les relations difficiles entre l’armée et les organisations humanitaires, attend, à l’occasion, des instructions de Paris. Le gouvernement
de Gisenyi affirme son hostilité à la présence de Belges, fût-ce sous la
forme d’aide médicale, aussi leur sécurité n’est pas garantie sauf s’ils
se placent sous la protection du général Lafourcade qui, lui-même ne
peut sans doute pas émettre de réserves, et le diplomate s’en charge :
« J’attire néanmoins l’attention du Département [sur le fait que] si le
général Lafourcade devait lui-même assurer la protection des Belges
notamment contre les FAR (qui selon ce qui m’est dit restent bien
présents dans cette zone) ou les miliciens, ce serait autant de moyens en
moins dont il disposerait pour le reste des opérations. Ça lui poserait un
vrai problème »913. La réponse du ministère ne vient pas.
Yannick Gérard est très impressionné par la situation humanitaire dramatique qu’il décrit dans plusieurs télégrammes914. Alors que le GIR est
tombé le 4 juillet, les priorités sont à réévaluer : il faut penser le Rwanda
« dans la perspective prochaine d’un gouvernement de large union nationale à Kigali tel qu’annoncé par le général Kagame »915, encourager les
organisations internationales à se rendre dans l’ensemble du pays et non
exclusivement dans la Zone humanitaire sûre. Une incitation au retour
des populations déplacées s’impose et la France doit s’y employer « au

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

nom des enjeux humanitaires en cause et quoiqu’on en pense au plan
politique »916, en établissant un « dialogue étroit et aussi confiant que possible avec les dirigeants FPR »917, pour faire des déclarations conjointes
rassurantes. Yannick Gérard insiste : « notre souci humanitaire devrait
prendre le pas sur nos préventions à l’égard du FPR »918. Pour lui, il n’y
a pas d’alternative, le FPR est le seul interlocuteur même si le GIR, les
FAR, et la radio continuent de dénoncer les menaces qu’il fait peser. Au
sujet des émissions de la « radio des Mille Collines, qui émet de nouveau
depuis Gisenyi », il retient les thèmes suivants qu’il résume dans un TD
Kigali du 11 juillet 1994 : une extrême ethnicisation des propos919, de
virulentes attaques contre le FPR, des appels à la vigilance des milices,
ainsi qu’au MRND, qui « reste le parti du peuple », des diatribes contre
la MINUAR « qui a permis au FPR de s’infiltrer dans Kigali », la critique
de l’embargo dont « sont victimes les hutus » et qui risque de mener à un
exode massif « vers les pays voisins », la dénonciation à peine voilée de la
France qui n’est pas intervenue ni à Kigali ni à Rushashi.
L’urgence de la situation qui préoccupe le diplomate incite à donner
ce télégramme à lire au ministre des Affaires étrangères. Pourtant, si des
contacts avec le FPR sont pris localement par les officiers de Turquoise,
et même encouragés, rien n’est fait au niveau du gouvernement. Manifestement, « nos préventions à l’égard du FPR » persistent, écrit-il.
La situation, humainement insupportable, empire, et alarme les deux
ambassadeurs. Yannick Gérard est inquiet de l’exode des populations de
la ZHS vers le Zaïre, alors qu’il faut les inviter à rentrer chez elles. « Des
dizaines de milliers de Rwandais mourront donc de soif, de faim et
d’épidémies dans les jours et les semaines qui viennent »920, il s’agit, pour
lui d’un « exil suicidaire » – et ce terme revient à plusieurs reprises dans
les jours suivants. Il dresse un tableau inquiétant des forces zaïroises, de
la dispersion des armes prises sur les FAR, mais signale que le FPR a
présenté ses excuses aux autorités locales pour des mortiers tombés sur
Goma. Dans la ZHS, il salue le travail de Turquoise et note le désarmement des FAR et des miliciens « chaque fois que possible », ainsi que les
« infiltrations FPR de plus en plus nombreuses par petits groupes »921.
Yannick Gérard insiste sur la nécessité du dialogue politique face à
la crise humanitaire : c’est ce qui le préoccupe à travers tous les télégrammes qu’il envoie au Département dans les jours qui suivent :

959

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

« seule une action politique urgente et réaliste de la communauté internationale visant, en liaison avec le nouveau gouvernement de Kigali,
au retour des populations rwandaises vers leurs régions d’origine serait
de nature à empêcher la mort supplémentaire certaine de centaines de
milliers de Rwandais dans les semaines à venir ». Il faut aussi dénoncer
plus clairement (« il appartient à la France de donner l’exemple »922)
la responsabilité du GIR « non seulement dans le génocide d’avril/
mai, mais également dans la situation actuelle ». Il ajoute le lendemain
que « le devoir de la communauté internationale est d’y [retour des
populations] concourir en liaison avec le gouvernement de Kigali et en
enfonçant un coin entre ces populations innocentes et ceux qui les ont
si mal gouvernées »923.
La lucidité de Yannick Gérard vis-à-vis des anciennes autorités de
Kigali, la considération dont il a fait toujours preuve à l’égard du FPR
ont-elles pu conduire à des tensions, voire à une définition tronquée de
l’aide humanitaire ? Ainsi, le général Lafourcade fait part d’un différend
que les deux hommes ont eu :
J’ai eu un différend avec l’ambassadeur concernant une distribution d’aide alimentaire aux FAR réfugiées au Zaïre. Le 21 juillet, à la demande du PAM, j’ai
distribué de la nourriture aux FAR prélevée sur l’aide humanitaire française
dont j’assure la gestion. Les militaires réfugiés et leurs familles étaient dans une
situation critique avec de nombreux blessés et mourants. L’ambassadeur Gérard
m’a fait des remontrances en insinuant que je n’aurai pas dû le faire car il
s’agissait de FAR. Le lendemain, le PAM a renouvelé sa demande en fournissant
l’aide alimentaire. Nous l’avons à nouveau distribuée. J’ai fait part à l’ambassadeur de ma vive surprise de sélection devant des déshérités, des affamés et des
mourants en situation humanitaire critique924.

7.3.4.10 des interrogations majeures sur la capacité d’informer
et d’agir en situation de génocide
Le rôle de l’ambassadeur Gérard dans la zone Turquoise et la région
des Grands Lacs, auquel il faut rapprocher l’action de ses collègues
diplomates Descoueyte à Kampala et Belliard comme Warin en mission, et son action antérieure en Ouganda, amène à s’interroger sur « les
capacités d’informer » en situation de génocide. Ces interrogations sont
avancées dès l’événement, et cette capacité de questionnement corrige,
en partie seulement, l’incapacité française d’avoir pensé le génocide et

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

sa préparation. Au terme de l’étude que le général Wiroth rédige le 29
août 1994 au sujet du rapport de la FIDH sur les violations des droits
de l’homme au Rwanda, le directeur adjoint de la DAS écrit.
Enfin M. Carbonare, l’un des auteurs du rapport, a affirmé, dans un entretien,
qu’un certain nombre de civils ou militaires français travaillant au Rwanda
a cherché à alerter les autorités françaises par le biais de l’Ambassade ou des
organisations professionnelles, sans succès semble-t-il925. L’organisation des mécanismes qui allaient être à l’origine des massacres de 1994 depuis le plus haut
niveau de l’État rwandais (présidence de la République, état-major des Armées)
oblige à s’interroger sur les capacités d’informer qu’avaient les représentants des
administrations françaises présents dans les différentes sphères du pouvoir rwandais ainsi que sur les conditions d’information des pouvoirs publics français926.

Les mêmes recommandations sur l’importance d’une méthode de
pensée capable de s’élever à la hauteur des défis intellectuels, cognitifs même qu’impose l’irruption du fait génocidaire, sont esquissées par
plusieurs des auteurs du corpus de la partie 3.

7.3.5 Tensions sur les carrières
7.3.5.1 être rédacteur à la dam
Les « notes personnelles » du rédacteur Rwanda affecté à la DAM en
avril 1991, Antoine Anfré, alors que le directeur en est Paul Dijoud et
les sous-directeurs chargés de l’Afrique centrale et orientale Jean-Paul
Taïx puis Catherine Boivineau, aboutissent à sa marginalisation comme
le montre sa notation administrative très sévère de la part de ses supérieurs, un an plus tard. La Commission de recherche a souhaité vérifier si la rédaction des « notes personnelles » avait eu un impact sur la
carrière d’Antoine Anfré. Les documents consultés sont éclairants. En
1992, alors qu’il est évalué pour son activité au sein de la DAM, sa note
subit une nette baisse qui ne s’explique pas seulement par la nécessaire
pondération qu’implique la mise en place cette année-là du « formulaire
FANEV »927. Cette baisse significative correspond à la teneur des commentaires écrits, signés par Paul Dijoud : ceux-ci sont très accablants
pour un exercice où l’on sait que la critique est rare. En cas de nécessité,
l’euphémisation est de rigueur tant une notation sévère peut condamner l’avenir d’une carrière, surtout lorsqu’elle débute comme c’est le cas
avec le rédacteur Rwanda, âgé seulement de vingt-neuf ans.

961

962

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Antoine Anfré est un agent intelligent et sympathique. Il présente cependant le
défaut, pour un fonctionnaire, de ne se plier que difficilement aux contraintes
de l’administration. Faisant preuve de curiosité d’esprit, il a en revanche les
qualités d’un bon chercheur. Il a en outre un bon sens du contact, s’exprime bien
et peut prendre de bonnes initiatives, mais il devra apprendre à faire quelques
concessions aux autres pour s’intégrer dans des équipes administratives. La baisse
de sa note par rapport à l’année dernière s’explique par les raisons ci-dessus exposées. S’il sait corriger ses défauts, il pourra devenir un bon agent.

L’explication par les « notes personnelles » et l’indépendance de pensée928 dont fait preuve Antoine Anfré sont d’autant plus probables que
la précédente notation du jeune diplomate, alors qu’il est numéro deux
à l’ambassade de Kampala sous l’autorité de l’ambassadeur Gérard, est
très laudatrice.
M. Antoine Anfré a quitté Kampala en avril dernier. J’ai donc bénéficié de
sa collaboration et de sa bonne connaissance du pays pendant 8 mois environ.
Dans son premier poste à l’étranger, ce jeune agent de valeur a, sous l’autorité
de mon prédécesseur puis sous la mienne, exercé les importantes responsabilités
qui lui étaient confiées (secteur politique, presse ; à plusieurs reprises chargé
d’affaires) avec intelligence, maturité et le sens du service public. Doué d’un
jugement sûr, de capacités évidentes d’analyse et de rédaction, M. Anfré s’est
intéressé à l’Ouganda et y a entretenu un bon réseau de relations et d’amitié
alors que les conditions de ce pays étaient encore très difficiles au moment où il y
a pris ses fonctions. M. Anfré est sans aucun doute, appelé, après encore quelques
années de formation, à connaître une belle carrière au Département.

De tels débuts sont en tous points prometteurs pour une belle carrière. La notation de Paul Dijoud y met un frein relatif. Dans la diplomatie, on ne se relève pas toujours d’un tel réquisitoire. Constatant sa
mise à l’écart de fait au sein de la DAM, Antoine Anfré décide de quitter
le service afin de préparer l’ENA pour revenir, muni d’un autre statut,
dans la profession. Bien qu’il ait réussi le concours d’entrée, sa carrière
n’aura pas le relief de celle à laquelle il pouvait prétendre au vu de ses
qualités intellectuelles relevées par Yannick Gérard et constatées dans
son analyse de la situation du Rwanda en 1990 et 1991. On peut relever également la contradiction entre les conséquences négatives de ces
« notes personnelles » et le fait qu’elles aient été dûment accréditées au
sein de la DAM puisqu’elles bénéficient d’un même archivage que les
« notes » classiques émises par la Direction ou la sous-direction. Il s’avère

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

donc que les « notes personnelles » n’étaient tolérées que si elles n’étaient
pas « personnelles ». « Les qualités d’un bon chercheur » mentionnées
dans l’évaluation globale, ne sont pas à mettre au crédit d’un agent, aussi
les implications négatives sont évidentes, immédiates et brutales.
7.3.5.2 la suite kampala
Dans les mesures vexatoires qui frappent le jeune diplomate Antoine
Anfré, l’avis donné sur ses précédentes fonctions à l’ambassade de Kampala peut apparaître comme un fait aggravant, si l’on mesure le caractère divergent des analyses diplomatiques de l’ambassadeur de France en
Ouganda. Loin des constructions idéologiques sur la définition « ougando-tutsie » du FPR, il s’est appliqué à maintenir le dialogue avec le mouvement et à l’aborder tel qu’il se présentait plutôt que de lui appliquer
des grilles de lecture détachées du réel. Cette démarche de raison, témoignage d’un professionnalisme en matière diplomatique et d’une liberté
de pensée nécessaire à la représentation de la France, n’a pu qu’être mal
accueillie dans les lieux de pouvoir sur le Rwanda, les Affaires étrangères avec la DAM et l’Élysée avec l’EMP929. En revanche, pour un tel
diplomate français, une cohérence intellectuelle et professionnelle devait
s’imposer dans la suite de Kampala, quel qu’en soit le prix.
Le 20 avril 2004, Yannick Gérard anticipe sa retraite de cinq années.
On ignore si cette décision a un lien avec son expérience en Ouganda
et sa mission auprès de l’opération Turquoise930. Les postes qu’il occupe
par la suite sont conformes à une évolution de carrière classique. Un
effet intéressant toutefois de l’influence intellectuelle et, même éthique,
de l’ambassadeur Gérard se mesure à la réaction d’Antoine Anfré à la
notation vexatoire qu’il subit à la DAM en 1992. La règle implicite
dans les administrations de l’État, pour les carrières de haut-fonctionnaires, est de se garder d’apparaître comme non-contrôlable. Répondre
à une notation vexatoire n’est pas conseillé. La réaction de l’agent à
cette situation contribue même à l’évaluation de son profil et aux garanties que la hiérarchie souhaite obtenir sur la loyauté des cadres –
celle-ci s’entendant généralement sous l’angle de la soumission. Réagir
trop fermement, se défendre de la qualité de son service peuvent aggraver encore l’appréciation négative. Face à ce dilemme, Antoine Anfré
tranche et se défend en invoquant la reconnaissance dont il a béné-

963

964

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

ficié dans son ancienne affectation. Au-delà du rappel des appréciations de Yannick Gérard, on veut voir dans la réaction du diplomate
le legs d’une attitude de liberté qui honore un serviteur de l’État :
Sans remettre en cause l’évaluation globale de ma hiérarchie, j’estime nécessaire
de faire les commentaires suivants :
1/ Lorsque que l’on est SAAE stagiaire et dépourvu de toute expérience professionnelle antérieure, accepter d’être affecté à l’ambassade de France à Kampala
en tant que premier collaborateur du chef de poste me paraît la marque d’une
certaine souplesse.
2/ avoir exercé les fonctions de chargé d’affaire a i à plusieurs reprises, à la satisfaction de mes chefs de mission successifs et – au moins à ma connaissance – à
celle du Département, me semble également être le signe d’une certaine aptitude
à travailler en équipe et à assumer des responsabilités, fussent-elles modestes931.

7.3.5.3 le silence des archives, l’honneur des personnes
Si le retrait temporaire d’Antoine Anfré et son départ de la direction des Affaires africaines et malgaches est documenté, en général les
dossiers personnels des agents civils et militaires demeurent silencieux
sur les vrais raisons des départs, des renoncements de carrière en vue
de rester libres. Y a-t-il des raisons à connaître du départ du colonel
Galinié de Kigali en juillet 1991, ceux du général Varret de la Mission
de coopération militaire en avril 1993, du colonel Leport de la cellule
Rwanda en 1998 ? Ces questions sans réponse peuvent faire appel aujourd’hui au témoignage, afin que se poursuive l’expression de la pensée
critique initiée, comme on l’a vu dans ce chapitre, dès l’événement, par
une minorité d’hommes libres - sachant que cette histoire du Rwanda
est beaucoup une histoire d’hommes. Il est temps maintenant que la
parole se libère pleinement.
Ces positions de lucidité et la volonté de les exprimer ne concernent
qu’un nombre très réduit d’agents civils et militaires de l’État et d’autorités politiques. Comme il a été constaté au fil des pages de ce rapport,
cette attitude est partagée par des acteurs de terrain. Ils ne peuvent se déprendre d’une nécessité de comprendre la réalité qu’ils observent et qui
forme le cadre de leur mission. Ils y développent une forme d’intelligence
des situations qui les amène à des examens critiques et des initiatives individuelles. L’éducation reçue, l’éthique personnelle, peuvent expliquer
la raison des combats individuels au milieu des ténèbres et des périls.

chapitre

7 : dérives des institutions, impensé du génocide...

Cette minorité peut être qualifiée d’indépendante intellectuellement et
de courageuse professionnellement. Elle résiste au pouvoir de grilles de
lecture imposées et refuse de s’abstenir dans l’exercice des fonctions. Elle
ne représente qu’un nombre infime d’acteurs de l’histoire française du
Rwanda. Elle incarne, tout de même, une manière de penser et de servir
qu’aujourd’hui il est nécessaire de souligner. En particulier parce que
cette minorité n’a pas été reconnue dans le passé à sa juste valeur. Elle a
pu même être jugée comme s’opposant aux intérêts de la France, alors
qu’il est possible de démontrer, à l’inverse, l’adéquation de ses actes et
de ses pensées avec les promesses d’un pays libre. De cette histoire rwandaise de la France, éminemment triste et tragique, qu’il est temps de
regarder en face pour la transformer en savoir commun, émergent des
enseignements qui concernent un pays et son identité démocratique.
Qui dessinent une volonté de construire avec humilité et détermination
de nouveaux liens avec le monde en se souvenant d’un passé rwandais
empli de possibles abandonnés, de douleurs incommensurables et de
lucidités qui demeurent comme des lumières dans le soir932.
La Commission de recherche a souhaité porter à la connaissance du
public ces réflexions qui ouvrent sur les conclusions de son Rapport.

965

966

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Conclusion

U

ne interrogation, qui justifie l’entreprise scientifique collective de la Commission de recherche et qu’il est nécessaire de rappeler, a ouvert ce Rapport. Comment expliquer la contradiction
entre les espoirs de démocratisation et de règlement négocié du conflit qui
marquent les années 1990-1993 au Rwanda et la catastrophe absolue que
représente le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994 ? Lorsqu’en octobre
1990, la France s’engage au Rwanda, elle affiche l’ambition d’œuvrer à la
démocratisation du pays, conformément aux orientations dessinées par
le président François Mitterrand au sommet franco-africain de La Baule
(juin 1990). Elle favorise ensuite la conclusion d’accords de paix entre le
gouvernement rwandais et le Front patriotique rwandais (FPR). Le 4 août
1993, sont signés les accords d’Arusha en vertu desquels les casques bleus de
l’ONU prennent le relais de la présence militaire française. Quelques mois
plus tard, le 7 avril 1994, le Rwanda bascule dans un génocide. Les Tutsi
de ce pays sont exterminés, ainsi que les Hutu modérés, ce qui conduit à la
disparition de près d’un million de personnes. Cette catastrophe projette
sur le continent africain le fait génocidaire.
Après une présentation du travail de la Commission, les conclusions qui
suivent sont de deux ordres. D’une part, elles présentent les résultats de
la recherche menée en archives sur le rôle et l’engagement de la France au
Rwanda entre 1990 et 1994. D’autre part, elles abordent la question des
responsabilités qui sont politiques, institutionnelles et intellectuelles, mais
aussi éthiques, cognitives et morales.
Le travail de la Commission et ses limites
La Commission de recherche a reçu comme mandat l’exploitation
des archives publiques françaises. Ces dernières lui ont été largement
ouvertes. La Commission a consulté tous les fonds qui lui ont été accessibles, soit des milliers de documents qui couvrent principalement les
domaines politique, diplomatique et militaire. Tous ses constats et

affirmations s’appuient sur une source identifiée en note de référence.
Les auteurs du Rapport ont également su aller au-delà de la littéralité
de l’archive pour en cerner les non-dits et comprendre ce que disent ses
conditions de production et de réception.
L’historien doit cependant faire preuve d’humilité et souligner les
limites de son travail. Certains documents ont sans doute échappé à la
Commission, qu’ils aient disparu ou qu’ils n’aient jamais été déposés
dans des centres d’archives publiques. Il n’a pas été possible d’accéder
à quelques ensembles de documents pourtant conservés dans des services d’archives. La Commission n’a pu mener, faute de temps, toutes
les enquêtes archivistiques complémentaires qu’elle estimait nécessaires,
comme cela est écrit dans les annexes méthodologiques disponibles en
ligne. On peut, par ailleurs, faire l’hypothèse qu’un certain état d’esprit
régnant au plus haut niveau de l’État, en lien avec la politique menée, a
pu gêner l’émergence de rapports substantiels sur l’organisation interne
du parti présidentiel au Rwanda, qui auraient documenté la préparation du génocide.
Les archives publiques françaises ne suffisent pas, à elles seules, à
rendre compte de façon exhaustive de l’histoire du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda. Il faudrait, pour parvenir à une compréhension vraiment complète de ces cinq années, avoir recours, en
France, aux archives de la société civile (associations, ONG, partis politiques) et, pour l’étranger, aux archives de la Belgique, de l’Allemagne,
du Royaume-Uni, des États-Unis, du Saint-Siège, et des pays africains
dont, bien sûr, le Rwanda. Il serait nécessaire, également, de s’appuyer
sur les fonds des organisations internationales. De nouvelles recherches
devront assurément être conduites.
Les apports de la recherche
Les travaux de la Commission ont permis d’arriver à une série de
constats historiographiques qui ont trait aux dimensions politique, militaire et diplomatique du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda.
Le premier constat est que les politiques de coopération civile, militaire et de développement, élaborées par la France au Rwanda à partir
des années 1970, évoluent fondamentalement à la suite de la crise d’octobre 1990. À partir de cette date, le FPR exerce une pression militaire

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

continue au nord du Rwanda. La France conduit dès lors plusieurs politiques, qui se déploient parallèlement les unes aux autres et finissent
par devenir contradictoires. L’impression est celle d’un enfermement des
autorités françaises dans des logiques avec lesquelles la rupture s’avère
difficile, même durant la crise génocidaire.
Dans un premier temps, la politique menée par la France au Rwanda
procède du discours de La Baule et vise une démocratisation du régime
dictatorial du président Habyarimana, démocratisation qui est la condition d’une aide au développement, assortie, si besoin, d’une protection
militaire. Pour le gouvernement français, la démocratisation est définie à
la fois par le passage au multipartisme et par l’instauration de l’égalité des
citoyens. Cette dernière dimension occupe une place de plus en plus marginale dans les exigences françaises. La France n’accorde, par ailleurs, que
très progressivement de l’intérêt aux partis d’opposition qui se créent en
1991 et qui contestent le pouvoir du président Habyarimana. Elle ne leur
apporte pas toujours le soutien nécessaire aux moments décisifs. Par ailleurs, elle ne s’interroge pas assez sur le grave problème que pose, dans un
régime non démocratique, une assistance à la lutte antiterroriste.
Un élément surplombe cette politique : le positionnement du président de la République, François Mitterrand, qui entretient une relation forte, personnelle et directe, avec le chef de l’État rwandais. Cette
relation éclaire la grande implication de tous les services de l’Élysée. De
ce fait, même si l’impératif de démocratisation du pays est régulièrement
rappelé aux autorités rwandaises comme une condition de l’aide française, dans le même temps, les demandes de protection et de défense du
président rwandais sont toujours relayées, entendues et prioritaires. Les
réponses françaises au moment des grandes crises rwandaises – octobre
1990, janvier-février 1991, juin 1992, février-mars 1993 – sont toujours
plus empressées. Lors de ces temps forts, la pression militaire du FPR et
la crainte d’un effondrement de l’État rwandais alimentent un sentiment
d’urgence quant à la nécessaire réaction française. Cette urgence, qui est
parfois critiquée au sein même des administrations françaises, oblitère la
réflexion sur une politique alternative. Celle-ci n’émerge que progressivement et partiellement à l’occasion de la mise en place, en avril 1993,
du gouvernement d’Édouard Balladur.

conclusion

La politique menée au Rwanda s’inscrit aussi dans un contexte de
guerre. L’engagement français, dit indirect, est mené de façon constante
contre le FPR à partir d’octobre 1990. Quand bien même des analyses
divergentes sont développées à différents niveaux de l’État, le président
de la République et la présidence adhèrent à l’idée que le Rwanda a été
agressé militairement par le FPR mais surtout que ce dernier est un instrument de l’Ouganda, voire que son action s’inscrit dans un contexte
géopolitique plus vaste encore. Cette conception gagne progressivement,
entre 1990 et 1993, les ministères comme les administrations centrales,
même si l’analyse de la nature précise de la menace militaire exercée
par le FPR varie selon les services et selon les conseillers. Cette menace
est, en octobre 1990, qualifiée d’« ougando-tutsie ». Ce terme, fréquent
dans les archives, révèle une lecture ethniciste du Rwanda par les autorités
françaises. Cette conception perdure et alimente une pensée où, les Hutu
étant majoritaires, la possibilité d’une victoire du FPR est toujours assimilée à la prise de contrôle anti-démocratique par une minorité ethnique.
Cette représentation pèse, par exemple, dans les négociations d’Arusha sur
le partage du pouvoir au sein de l’armée rwandaise. L’association systématique du FPR et de l’Ouganda, quand bien même cette perception n’est
pas unanimement partagée, conduit à faire du FPR le parti de l’étranger.
Soutenir militairement le Rwanda contre le FPR est toujours assimilé à
une défense contre une agression extérieure. Ainsi sont justifiées la livraison, en quantités considérables et avec la plus grande célérité, d’armes et
de munitions au régime d’Habyarimana, tout comme l’implication très
grande des militaires français dans la formation des Forces armées rwandaises. De même, la question des réfugiés tutsi qui ont quitté le Rwanda
depuis 1959, fuyant les pogroms, n’est jamais pleinement intégrée à l’analyse de la situation. Enfin, une dernière strate de lecture française de la
situation rwandaise se fait sous l’angle de la défense de la francophonie.
Sur le Rwanda pèserait la menace d’un monde anglo-saxon dont le FPR,
l’Ouganda mais aussi leurs alliés internationaux, seraient l’incarnation, ce
qui a pour effet d’inscrire le conflit rwandais dans la recherche, à l’issue
de la Guerre froide, de nouveaux équilibres à l’échelle du monde et du
continent africain. Dans cette représentation française qui s’ajoute aux
précédentes, le Rwanda est aussi conçu comme l’avant-poste d’un conflit
qui serait plus général. Au travers d’une intervention militaire indirecte

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970

la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

mais directive, il s’agit alors de faire de ce pays, sous couvert de la coopération, le laboratoire d’une action française à la fois efficace et discrète.
Le deuxième constat fait par la Commission tient à ce qui semble être
la volonté française croissante, depuis l’été 1992 et encore plus à partir
de 1993, d’inscrire le règlement de la question rwandaise dans un cadre
régional. À cette occasion, la diplomatie française se révèle volontariste
mais reste largement isolée à l’échelle mondiale, sans soutien fort aux
Nations unies. Elle ne bénéficie pas, non plus, de l’appui des pays européens qui ne souhaitent pas être associés à sa politique, jugée trop favorable à un régime de moins en moins fréquentable. Les négociations qui
aboutissent, à Arusha en août 1993, à des accords de paix et de partage
du pouvoir entre le gouvernement rwandais et le FPR, ont été très suivies
par la France qui est à la fois en position d’observateur et de conseil du
gouvernement rwandais. Ces accords, qui marquent une victoire diplomatique du FPR, offrent à la France la possibilité de se désengager du
Rwanda, alors que leur application se révèle d’une grande complexité,
que le pays sombre peu à peu dans la violence et que ses institutions se
désagrègent.
À la suite de l’attentat du 6 avril 1994, au cours duquel le président
Habyarimana trouve la mort, la France évacue ses ressortissants, ainsi
que, prioritairement, la parentèle de son épouse. Alors que la phase
paroxysmique du génocide des Tutsi débute, les analyses puis la réaction française s’inscrivent toujours dans cette logique de désengagement et de règlement des questions par une action internationale. Ce
souhait de la France de ne plus intervenir directement au Rwanda, sans
cependant que le FPR prenne totalement et définitivement le pouvoir,
conduit à une politique pour le moins passive en avril et en mai 1994,
au moment même du génocide. Vis-à-vis de la communauté internationale, la France subit alors les conséquences de ses engagements passés
auprès de l’État rwandais qui ne lui permettent pas d’apparaître comme
un acteur impartial. Pourtant, dans le même temps, les autorités françaises donnent, dès le 8 avril, des consignes claires pour une suspension
des autorisations d’exportation de matériels de guerre au Rwanda, précédemment accordées à des industriels. Le 16 mai 1994, le ministre des
Affaires étrangères, Alain Juppé, prend la mesure des massacres perpétrés contre les Tutsi et les qualifie de génocide. La ministre déléguée

conclusion

à l’Action humanitaire et aux Droits de l’Homme, Lucette MichaudChevry, affirme à son tour, le 24 mai à Genève, devant la commission
des Droits de l’Homme de l’ONU, qu’il s’agit d’un génocide. L’emploi
du terme génocide n’entraîne cependant pas une remise en cause fondamentale de la politique de la France, qui demeure obsédée par la menace
du FPR, et n’abandonne jamais la condamnation « équilibrée » des massacres commis par les deux camps.
Le troisième constat de la Commission porte sur la nature de l’opération Turquoise, sur sa mission, ses moyens et son bilan. Alors que la
Résolution 929 des Nations unies, largement inspirée par la France,
n’utilise pas le terme de génocide, la mission des militaires est l’objet
d’injonctions difficiles à mettre en œuvre : agir dans une perspective
humanitaire, « arrêter les massacres », stabiliser la situation militaire. Il
est indéniable qu’il y a eu, à partir de la mi-juin, au sein du gouvernement français et de la part de François Mitterrand, un sursaut volontariste face aux massacres et à la crise humanitaire. Il apparaît aussi que
l’opération Turquoise intervient à un moment où le gouvernement français table encore sur un retour à une négociation qui permettrait le partage du pouvoir entre le FPR et ce qui peut rester de l’ancien régime.
Domine encore, chez certains, le schéma intellectuel qui tend à séparer, quand il s’agit du Rwanda, les questions humanitaires et la logique
de relations internationales où l’hypothèse de la prise totale du pouvoir
par le FPR est perçue comme une menace existentielle.
Si l’opération Turquoise commence avec des consignes très strictes
de neutralité vis-à-vis des belligérants, la première source de menace qui
est identifiée est néanmoins celle que constituerait le FPR. Cette analyse explique qu’aient été prévus des moyens militaires lourds et pourquoi, dans les premiers jours de l’opération, les unités de reconnaissance
ont pour consigne de ne pas rester au Rwanda de manière durable et
d’éviter d’approcher les secteurs où ils pensent que se trouvent des forces
du FPR. Ainsi, le drame humain de Bisesero et l’échec profond qu’il
constitue pour la France ne résultent pas seulement de responsabilités
de terrain mais découlent en grande partie de la volonté de maintenir
un équilibre entre les parties, de la crainte qu’ont les forces françaises
de se trouver confrontées au FPR et à une réaction violente de sa part.
Cependant, l’effondrement complet des FAR, début juillet, et la prise

971

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

de conscience progressive par les forces françaises de l’ampleur de l’implication des élites locales et du Gouvernement intérimaire rwandais
dans le génocide des Tutsi obligent à une réévaluation des conditions et
des moyens de réalisation de l’opération. De manière générale, les décisions prises, qui suivent les ordres de Paris, s’inscrivent dans le contexte
d’incertitude dans lequel se trouvent la force Turquoise et ses chefs
militaires, quant au cadre dans lequel ils opèrent et surtout quant à la
latitude dont ils disposent face aux réalités terribles du terrain.
Si l’effort de protection des Tutsi menacés est réel et se compte en milliers de personnes extraites de situations dangereuses, l’action humanitaire de l’opération Turquoise s’inscrit surtout dans un contexte marqué
par l’exode de plusieurs centaines de milliers de personnes, l’importance
des pénuries alimentaires et l’émergence d’une épidémie de choléra. Le
choix d’entrer par le Zaïre place de fait la France dans une position délicate. Les populations se trouvant en juillet dans la zone humanitaire sûre
(ZHS) à l’ouest du Rwanda, soit plusieurs millions de personnes, sont
très majoritairement des Hutu et comptent parmi elles non seulement
des tueurs mais aussi des commanditaires du génocide, que les autorités
politiques françaises se refusent à arrêter. En définitive, on observe une
forme de sidération de ces dernières, comme si agir face à un génocide
n’entrait pas dans l’horizon des possibles, quand bien même le second
xxe siècle est hanté par l’obligation morale de tout faire pour qu’il n’en
survienne plus aucun.
Devant une telle tragédie, peut-on s’arrêter au constat historiographique ? La crise rwandaise s’achève en désastre pour le Rwanda, en
défaite pour la France. La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer.
La France s’est néanmoins longuement investie au côté d’un régime
qui encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face
à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce
régime. Elle a adopté un schéma binaire opposant d’une part l’ami hutu
incarné par le président Habyarimana, et de l’autre l’ennemi qualifié
d’« ougando-tutsi » pour désigner le FPR. Au moment du génocide, elle a
tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait et a continué à placer la menace du FPR au sommet de ses préoccupations. Elle a

conclusion

réagi tardivement avec l’opération Turquoise qui a permis de sauver de
nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsi du
Rwanda exterminés dès les premières semaines du génocide. La recherche
établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes.
Des responsabilités accablantes
Ces responsabilités sont politiques dans la mesure où les autorités
françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent, pourtant conçu comme
un laboratoire d’une nouvelle politique française en Afrique introduite
par le discours de La Baule. Les autorités ont espéré que le président
Habyarimana pourrait amener son pays à la démocratie et à la paix.
Mais, dans le même temps, aucune politique d’encouragement à la lutte
contre l’extrémisme hutu et de déracialisation de l’état n’est décidée, en
dépit des alertes lancées depuis Kigali, Kampala ou Paris. Nulle réponse
n’est donnée non plus aux demandes de négociations directes du FPR
dont la perception demeure enfermée dans des catégories ethno-nationalistes. à l’opposition démocrate rwandaise, il est demandé de choisir
son camp, ce qui aboutit à la désintégration d’un champ politique qui
tentait de naître et d’une société en plein renouveau. Aux efforts de paix
se conjuguent des logiques de surarmement et d’inflation des effectifs
militaires. Le Rwanda se militarise tandis que prospèrent les milices des
partis extrémistes. Le pays se débat dans de dramatiques problèmes économiques et sociaux et fait face à l’épidémie de sida.
En France, à l’inquiétude de ministres, de parlementaires, de hautfonctionnaires, d’intellectuels, il n’est répondu que par l’indifférence, le
rejet ou la mauvaise foi. Cet alignement sur le pouvoir rwandais procède
d’une volonté du chef de l’état et de la présidence de la République.
L’exercice de l’autorité présidentielle assure des pouvoirs élevés en
matière diplomatique et militaire, en particulier en ce qui concerne
l’Afrique. La marginalisation des institutions aux positions divergentes
et l’exil des pensées critiques caractérisent aussi cette histoire rwandaise
de la France qui s’apparente à bien des égards à une crise de l’action
publique. Elle révèle la défaillance des pouvoirs de coordination et l’absence de contre-pouvoirs effectifs, jusqu’à la cohabitation tout au moins.
Mais, faute de volonté, par crainte d’aborder un sujet qui suscite tant de

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974

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(1990-1994)

polémiques et de déchirements, les enseignements de la crise n’ont pas
été tirés comme ils auraient dû l’être.
Le constat des responsabilités politiques introduit des responsabilités
institutionnelles, tant civiles que militaires. La Commission a démontré
l’existence de pratiques irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et même de commandement, de contournement
des règles d’engagement et des procédures légales, d’actes d’intimidation
et d’entreprises d’éviction de responsables ou d’agents. Les administrations ont été livrées à un environnement de décisions souvent opaques,
les obligeant à s’adapter et à se gouverner elles-mêmes.
L’ensemble des faits que documente la recherche présente, et antérieurement, les institutions elles-mêmes, ont décrit des dérives institutionnelles, couvertes par l’autorité politique ou dans une absence de contrôle
politique. Des éléments le prouvent, bien que la conservation des pièces
écrites n’ait pas toujours été effectuée, renforçant le caractère anormal de
ces situations administratives, civiles et militaires. Ces dérives sont d’autant plus préoccupantes qu’elles promeuvent des schémas de pensée ou
des argumentaires dogmatiques qui s’opposent à la nécessaire réflexion
entourant l’action publique.
Au constat de ces responsabilités institutionnelles s’ajoutent des responsabilités intellectuelles qui, cumulées, font système et témoignent d’une
défaite de la pensée. Se gardant en permanence du risque d’anachronisme,
la Commission a conduit l’étude des cadres intellectuels de la décision française au Rwanda et de son application. La grille principale de lecture de la
réalité rwandaise, qui détermine des choix politiques et leur exécution par
les administrations de l’état, tant diplomatiques que militaires, demeure la
lecture ethniciste, particulièrement mobilisée pour le Rwanda et la région
des Grands Lacs. Cette lecture correspond d’autant moins à la réalité rwandaise que le pays montre des ressources politiques et sociales résistant à cette
emprise de l’ethnicisation. Les efforts pour promouvoir une autre analyse,
critique ou seulement distanciée sur le Rwanda, ont été voués à l’échec mais
n’en ont pas moins été faits au point qu’un corpus de réflexion a émergé des
archives des institutions publiques. La persistance et même l’obstination à
caractériser le conflit rwandais en termes ethniques, à poser l’évidence de
l’agression extérieure, à définir une guerre civile là où il y a entreprise génocidaire, minent l’action politique et fragilisent sa traduction administrative.

conclusion

Ce degré de responsabilité intellectuelle interroge sur un dernier
ensemble de responsabilités, éthique, cognitive et morale.
La responsabilité éthique est posée lorsque la vérité des faits est repoussée au profit de constructions idéologiques, lorsque des pensées critiques,
qui tentent de s’y opposer sont combattues, lorsque l’action se sépare
de la pensée et se nourrit de sa propre logique de pouvoir, lorsque des
autorités disposant d’un pouvoir d’action réelle renoncent à modifier le
cours des événements. Celles-ci se résignent alors à une catastrophe prévisible au Rwanda, à l’isolement de la France sur la scène internationale,
confiant à l’opération Turquoise le soin de restaurer son image.
Les responsabilités éthiques concernant l’action politique mettent gravement en question des décisions au plus haut niveau qui ont méconnu
les événements y compris quand toute l’information était disponible.
Les responsabilités éthiques renvoient également à la dimension professionnelle, quand des acteurs publics approfondissent la signification du
service de l’état et en conçoivent des devoirs supérieurs à la seule technicité de la charge. Dans le dossier rwandais trop de comportements ont
été marqués par cette difficulté à conserver une liberté de jugement et
d’action dans le cadre professionnel.
La responsabilité cognitive découle de l’incapacité mentale à penser
le génocide dans sa définition et à le distinguer des massacres de masse.
Elle entraîne d’autres impossibilités structurelles, dont l’impossibilité de
comprendre que la définition de la démocratie par « le peuple majoritaire
» en est la négation dès lors qu’une catégorie ethnique lui était associée.
La responsabilité cognitive apparaît aussi quand un pays ne réalise pas
que la lecture ethniciste répète un schéma colonial et l’entraîne vers un
échec stratégique. La faillite de la France au Rwanda, dont les causes ne
lui appartiennent pas toutes en propre, peut s’apparenter, à cet égard,
à une dernière défaite impériale d’autant plus grave qu’elle n’est ni formulée ni regardée. Il est possible que l’exclusion du Rwanda du sommet de Biarritz et les exigences hors de propos mises par la France sur un
pays exsangue à la fin de l’année 1994 soient la marque, inconsciente,
du traumatisme de cette défaite inconcevable.
La responsabilité morale se porte vers la volonté des personnes et des
sociétés de penser et d’agir selon les fins de l’humanité. Les valeurs universelles sont profondément questionnées lorsque l’on est devant la préparation ou la réalisation d’un génocide.

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Comment savoir, comment agir ? C’est « la grande question ! »,
répond un officier conscient des événements. Que faire en tant que
diplomate, militaire, coopérant, journaliste, face aux premiers massacres
génocidaires comme ceux-ci l’ont vécu lors d’Amaryllis, quand des personnes survivent et d’autres agonisent ?
Dans cette faillite d’une histoire française émergent des individualités
politiques et administratives, civiles et militaires, qui ont fait honneur au
service de l’état, à la République, à l’éthique. Elles ont défendu la lucidité dans l’action, maintenu la liberté dans la pensée, et espéré dans la
venue d’un temps de nécessaire examen critique du passé. Elles ont permis que des institutions tiennent dans la tempête.
Affronter le passé en acceptant les faits de vérité qu’il transmet est la
seule voie pour se libérer des traumatismes et des blessures. Les enseignements de l’histoire ne doivent pas être combattus, ils permettent
au contraire la paix et le souvenir, ils redonnent de l’honneur et de la
dignité quand vient ce temps de la conscience, de la connaissance de
toute la réalité du monde. La réalité fut celle d’un génocide, précipitant
les Tutsi dans la destruction et la terreur. Nous ne les oublierons jamais.

conclusion

RECOMMANDATIONS
La Commission propose trois recommandations.
1. le génocide des tutsi
• Concrétisation du Centre international de ressources sur les génocides
et les crimes de masse (prévu par la Mission génocides dont résulte cette
Commission) ;
• Réalisation d’une Recherche collective sur la prévention et la répression des génocides et des processus génocidaires (de la fin du XIXe siècle
à nos jours) ;
• Création d’un Réseau d’alerte documentaire sur les risques de génocide et de processus génocidaires.
2.les archives
• Création d’un poste d’archiviste de la République (sur le modèle du
Défenseur des droits) ;
• Dépôt d’une grande loi sur les archives ;
• De nouveaux moyens pour les personnels et les centres d’archives.
3. la france
• Réforme du recrutement et de la carrière des haut-fonctionnaires par
l’obligation d’une expérience de la recherche en histoire et sciences
sociales ;
• Introduction d’un corpus d’histoire et d’éthique de la gestion de crise
dans la formation initiale et continue des agents publics ;
• Sanctuarisation dans les programmes scolaires de l’enseignement des
génocides et des résistances aux génocides, traduction pédagogique renforcée des acquis de la recherche, soutien aux projets interétablissements
sur la transmission et la commémoration (exemple des jardins du souvenir ou jardin mémorial de Kigali, Paris, Marseille, Erevan,...).

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978

Letter from the President of the French Republic,
April 5, 2019, to Mr. Vincent Duclert

Dear Professor Duclert,
On April 7th 2019, France will join Rwanda in commemorating the
25th anniversary of the genocide of the Tutsi. In just one hundred days,
this tragic event resulted in nearly a million deaths that the international
community failed to prevent. France has always endeavored to honor the
memory of the victims and to commend the dignity of the survivors, as well
as the Rwandan people’s capacity for reconciliation.
It is my wish that this 25th anniversary mark a true turning point in the
way that France comprehends and transmits knowledge about the genocide
of the Tutsi and that it will lead to a better understanding of the pain of
the victims and the aspirations of the survivors.
In keeping with the promise I made on May 24th 2018, when I met
with President Paul Kagame in Paris, I firmly believe that the genocide of
the Tutsi should have the place it deserves in our collective memory. This
must first be done by deepening our knowledge and understanding of this
terrifying operation of human destruction, with a view towards teaching
it in France and educating the younger generations to be vigilant. « The
Mission of Study on the Research and Teaching of Genocides and Mass
Crimes, » which you presided over, laid the first foundation for this with
the decision to include the genocide of the Tutsi in the curriculum of the
final year of high school.
This was an important step. It must now be accompanied by a work
devoted to the study of all French archives concerning Rwanda, between
1990 and 1994. I intend to entrust this task to a commission of French
researchers, which you will chair.
The objectives of this commission will be the following:
1. Examine all French archival collections concerning the pre-genocidal
period and the genocide itself;
2. Draft a report that will:
• propose a historian’s critical understanding of the sources being examined;
• analyze France’s role and engagement in Rwanda during this period,

979
taking into account the role of other actors who were also engaged during
this period;
• contribute to a more in-depth knowledge of the causes and unfolding
of the genocide of the Tutsi, in order to achieve a better understanding of
this historical tragedy and ensure its inclusion into the collective memory,
particularly by younger generations.
This report should be completed within two years, with an intermediary
memorandum scheduled in one year.
In order to carry out your mission, you and the other members of the
committee will be subject to an exceptional, personal and confidential access
and consultation procedure for all French archives concerning Rwanda
between 1990 and 1994 (the archives of the Presidency of the Republic, the
Prime Minister, the Ministry for Europe and Foreign Affairs, the Ministry
for Armed Forces and the French Parliamentary Commission on Rwanda).
You may count on the means that the related Ministries will place at your
disposal – the Ministry of the Armed Forces, the Ministry of Europe and
Foreign Affairs, the Ministry of Higher Education, Research and Innovation
– as well as the archival services of the institutions concerned.
Wishing you success in carrying out this mission of the utmost importance,
respectfully, with my gratitude and full confidence.
Emmanuel Macron

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la france, le rwanda et le génocide des tutsi

(1990-1994)

Conclusion

A

n interrogation, which justifies the collective scientific enterprise of the Commission and which it is necessary to
recall, opened this Report. How to explain the contradiction
between the hopes for democratization with the negotiated settlement
of the 1990-1993 conflict in Rwanda, and the complete disaster of the
genocide perpetrated against the Tutsi in 1994? When France became
involved in Rwanda in October 1990, its ambition was to work towards
the democratization of the country, in accordance with the guidelines
drawn by President François Mitterrand at the Franco-African summit
in La Baule (June 1990). France subsequently supported the conclusion
of peace accords between the Rwandan government and the Rwandan
Patriotic Front (RPF). On August 4 1993, the Arusha Peace Accords
were signed, by virtue of which UN peacekeepers took over from the
French military presence. Eight months later, April 7 1994, Rwanda
plunged into a genocide. Tutsi in this country were exterminated as
well as moderate Hutu, leading to the disappearance of nearly a million
people. This catastrophe projected the genocidal act onto the African
continent.
Following a presentation of the Commission’s work, the conclusions
fall into two categories. On the one hand, they present the results of
the research conducted in the archives concerning the role and engagement of France in Rwanda between 1990 and 1994. On the other hand,
they address the question of responsibilities that are of a political, institutional and intellectual nature, as well as ethical, cognitive and moral.
The work of the Commission and its limits
The Commission’s mandate was to examine the French state archives.
These were made widely available and the Commission consulted all
the archival collections that it was able to access, including thousands
of documents covering primarily political, diplomatic and military

981
domains. All of its findings and statements are based on identified
sources, referenced in the footnotes. The authors of the Report also went
beyond the literality of the archive in order to determine what was left
out and understand the conditions of production and reception.
Historians must nonetheless remain humble and indicate the limits
of their work. The Commission doubtlessly missed certain documents,
those that either disappeared or were never deposited in public archival
centers. It was impossible to access several sets of documents which are
nonetheless preserved in archival collections. Owing to time constraints,
the Commission was unable to conduct the additional archival investigations that it deemed necessary, as stated in the methodological appendices. We may also hypothesize that a certain political mindset that was
prevalent at the highest level of State may have hindered the production of substantive reports on the internal organization of the presidential party in Rwanda, which would have documented the preparation
of the genocide.
The French state archives do not suffice in themselves to provide an
exhaustive explanation of the history and role of France’s engagement
in Rwanda. In order to have a more thorough understanding of this
five-year period, it would be necessary to examine civil society archives
in France (associations, NGOs, political parties), as well as archives in
Belgium, Germany, the United Kingdom, the United States, the Holy
See, and African countries, including, of course, Rwanda. Archival collections in international organizations should also be taken into consideration. Additional research must certainly be conducted.
Research Findings
The work of the Commission has made it possible to establish a series
of historiographical findings that are related to the diplomatic, military
and political dimensions of France’s role and engagement in Rwanda.
The first finding is that the civil, military and development cooperation policies that France implemented in Rwanda beginning in the
1970s, fundamentally evolved after the crisis in October 1990. From
this date onwards, the RPF exerted continuous military pressure in northern Rwanda. France consequently implemented several parallel policies that ended up contradicting each other. It appears that the French

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(1990-1994)

authorities were unable to break free from their logic, even during the
genocidal crisis.
Initially, France’s policy in Rwanda was based on the speech in La
Baule and aimed at a democratization of President Habyarimana’s dictatorial regime; this was the condition for development aid, accompanied
by, if necessary, military protection. For the French government, democratization was defined as both the transition to a multiparty system and
the establishment of equality between citizens. The latter was increasingly marginalized in the French stipulations. Furthermore, France only
gradually showed interest in the opposition parties that were created in
1991 and that challenged the power of President Habyarimana. As such,
France did not always provide them with necessary support at decisive
moments. Moreover, it did not sufficiently question the serious problem
of counter-terrorism assistance in a non-democratic regime.
An important element looms over this policy: the positioning of
the President of the Republic, François Mitterrand, who maintained a
strong, personal and direct relationship with the Rwandan head of state.
This relationship explains the extensive implication of all the services
in the Elysée. In fact, even if the Rwandan authorities were regularly
reminded of the imperative to democratize the country as a condition for
French aid, at the same time, requests for protection and defense were
continuously relayed, dealt with and given priority. France was always
prompt to react during the major Rwandan crises – October 1990,
January-February 1991, June 1992, February-March 1993. During
these crises, the military pressure of the RPF and the fear of a collapse
of the Rwandan state fueled a sense of urgency concerning the need for
a French response. This urgency, which was occasionally criticized even
within the French administrations, obliterated thinking about an alternative policy. This only gradually and partially emerged in April 1993
with the installation of Edouard Balladur’s government.
The policy implemented in Rwanda was also part of a context of war.
The so-called indirect French engagement was carried out consistently
against the RPF beginning in October 1990. Even though divergent analyses were developed at different levels of the State, the President of the
Republic and the Presidential Cabinet adhered to the idea that Rwanda
had been militarily attacked by the RPF, but even more importantly, the

conclusion

latter was considered to be an instrument of Uganda, and its action part
of an even larger geopolitical context. This conception gradually spread
through the ministries as well as the central administrations between
1990 and 1993, even if the analysis of the precise nature of the military
threat posed by the RPF varied according to the services and the advisors. In October 1990, this threat was qualified as « Ugandan-Tutsi ».
This expression is frequent in the archives and reveals the French authorities’ ethnicist interpretation of Rwanda. This conception persisted and
fueled a way of thinking where, given the Hutu majority, the possibility
of a RPF victory was always equated with an anti-democratic takeover
by an ethnic minority. This representation weighed, for example, in the
Arusha negotiations over power sharing within the Rwandan army. The
systematic association of the RPF with Uganda, even though this perception was not shared unanimously, led to construing the RPF as a foreign
party. Providing military support to Rwanda against the RPF was always
equated with defense against an external aggression. Therefore, the
speedy delivery of considerable quantities of ammunition and weapons
to Habyarimana’s regime was justified, along with the extensive involvement of the French military in training the Rwandan Armed Forces.
Similarly, the issue of Tutsi refugees who had left Rwanda since 1959,
fleeing the pogroms, was never fully integrated into the analysis of the
situation. Lastly, a final component of France’s interpretation of the
Rwandan situation can be viewed through the prism of defending la
Francophonie. Hovering over Rwanda was the threat of an Anglo-Saxon
world, represented by the RPF and Uganda, as well as their international allies. This had the effect of inscribing the Rwandan conflict in the
search for new balances at the end of the Cold War, on both the global scale and the African continent. According to this French perception, in addition to the aforementioned, Rwanda was also considered
the outpost of a more general conflict. Through an indirect but directive military intervention, it became a question of making the country,
under the guise of cooperation, an experiment in effective and discreet
French action.
The Commission’s second finding results from what seems to be a
growing French desire, since the summer of 1992 and even more so
beginning in 1993, to place the resolution of the Rwandan issue within

983

984

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(1990-1994)

a regional framework. On this occasion, French diplomacy proved to
be proactive but remained largely isolated on the global level, without
strong support from the United Nations. France also lacked support
from European countries that did not want to be associated with its
policy, which was judged to be too favorable towards a regime whose
reputation had considerably worsened. The negotiations which led to
the peace accords, in Arusha in August 1993, and the sharing of power
between the Rwandan government and the RPF, were closely followed
by France, acting as both observer and advisor to the Rwandan government. These accords, which marked a diplomatic victory for the RPF,
offered France the possibility of disengaging from Rwanda, whereas
their application proved to be extremely complex, as the country slowly
became engulfed in violence and its institutions fell apart.
Following the attack on April 6 1994, during which President
Habyarimana was killed, France evacuated its nationals, and prioritized
evacuating the relatives of President Habyarimana’s wife. When the
paroxysmal phase of the genocide of Tutsi began, the French analyses
and subsequent reaction were still part of a logic of disengagement and
resolution of issues through international action. France’s wish to avoid
direct intervention in Rwanda, without, however, allowing the RPF to
take total and definitive power, led to a passive policy, to say the least,
in April and May 1994, at the height of the genocide. Regarding the
international community, France suffered the consequences of its past
engagements with the Rwandan state that prevented it from appearing
as an impartial actor. And yet French authorities gave clear orders, as
of April 8, to suspend the authorization of exports of war material to
Rwanda, which had previously been granted to industrialists. On 16
May 1994, the Minister of Foreign Affairs, Alain Juppé, took measure
of the massacres perpetrated against the Tutsi and qualified them as a
genocide. On May 24 in Geneva, the Minister for Humanitarian Action
and Human Rights, Lucette Michaud-Chevry, stated in turn that it was
a genocide, before the UN Commission on Human Rights. Use of the
term genocide did not, however, lead to a fundamental reconsideration
of France’s policy which remained obsessed by the threat of the RPF,
and never abandoned the « balanced » condemnation of massacres committed by both sides.

conclusion

The Commission’s third finding concerns the nature of Operation
Turquoise: its mission, its means and its results. Whereas UN Resolution
929, which was largely inspired by France, does not use the word genocide, the military’s mandate was subject to orders that were difficult to
implement: take action from a humanitarian perspective, « stop the massacres », stabilize the military situation. It is undeniable that there was,
from mid-June, within the French government and on the part of François
Mitterrand, a voluntarist jolt in the face of the massacres and the humanitarian crisis. It also appears that Operation Turquoise intervened at a time
when the French government was still expecting a return to negotiations
that would allow power sharing between the RPF and any remnants of the
former regime. The intellectual framework that tended to separate humanitarian questions in Rwanda from the logic of international relations
continued to prevail in some circles, where the hypothesis of the complete takeover of power by the RPF was perceived as an existential threat.
If Operation Turquoise began with very strict orders for neutrality
towards the belligerents, the main source of an identified threat was
nonetheless perceived to be the RPF. This analysis explains the provision of heavy military equipment and why, during the early days of
Operation Turquoise reconnaissance units received the order to forego
a sustained presence in Rwanda and avoid approaching sectors where
they thought RPF forces could be found. Thus, the human tragedy in
Bisesero and the profound failure that it represents for France was not
only the result of responsibilities on the ground but also largely a result
of the desire to maintain a balance between parties. The French forces
feared finding themselves confronted with the RPF and a violent reaction on its behalf. However, the total collapse of the RAF at the beginning of July, and the French forces’ progressive realization of the extent
to which the local elite and the Rwandan interim government were
involved in the genocide of the Tutsi, demanded a re-evaluation of the
conditions and means for conducting the operation. Generally speaking,
the decisions that were made, following orders from Paris, were part of
the uncertain context in which the Turquoise force and its military leaders found themselves, in terms of the framework they were operating
in and particularly in terms of their limited latitude when faced with
the terrible realities on the ground.

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(1990-1994)

Although the effort to protect the threatened Tutsi was real and could
be counted in the thousands of people who were rescued from dangerous
situations, the humanitarian action of Operation Turquoise took place
in a context marked by the exodus of several hundred thousand people,
severe food shortages, and the emergence of a cholera epidemic. The
choice to enter through Zaire put France in a difficult position. In July
1994, the populations found in the Humanitarian Safe Zone (HSZ) in
western Rwanda, several million people, were mostly Hutu and among
them were not only the murderers but also the masterminds of the genocide, who the French political authorities refused to arrest. In the end,
a form of paralysis ensued, as if acting in the face of a genocide was not
in the realm of possibility, even though the second half of the 20th century was haunted by the moral obligation to do everything possible to
ensure that genocides would never again occur.
Faced with such a tragedy, can we stop at just a historiographical
observation? The Rwandan crisis ended in disaster for Rwanda and in
defeat for France. Is France an accomplice to the genocide of the Tutsi?
If by this we mean a willingness to join a genocidal operation, nothing
in the archives that were examined demonstrates this. Nevertheless, for
a long time, France was involved with a regime that encouraged racist
massacres. It remained blind to the preparation of a genocide by the
most radical elements of this regime. It adopted a binary view opposing
on the one hand the “Hutu ally” embodied by President Habyarimana,
and on the other hand the enemy described as «Ugandan-Tutsi» for the
RPF. It was slow to break with Rwanda’s interim government that carried out the genocide and continued to place the RPF threat at the top
of its agenda. France reacted belatedly with Operation Turquoise, which
did save many lives, but not those of the vast majority of Rwandan Tutsi
exterminated in the first weeks of the genocide. The research therefore
establishes a set of responsibilities, both serious and overwhelming.
Overwhelming Responsibilities
These responsibilities are political insofar as the French authority
demonstrated a continual blindness in their support for a racist, corrupt
and violent regime, conceived originally as a model for a new French
policy in Africa as introduced in the speech at La Baule. The authorities

conclusion

hoped that President Habyarimana could lead the country to democracy
and peace. However, despite warnings issued from Kigali, Kampala or
Paris, no French policy supporting the fight against Hutu extremism
and the deracialization of the state had been decided. Nor was there any
response to the RPF’s demands for direct negotiations. The French perception continued to be dominated by an ethno-nationalist obsession.
The democratic groups were asked to choose sides, leading to the disintegration of a political arena that was trying to emerge and a society in
full revival. In addition, France’s peace efforts were combined with the
logic of over-armament and an inflation of Rwandese military personnel.
Rwanda was becoming militarized as extremist party militias flourished.
At the same time, the country was struggling with dramatic economic
and social problems as well as facing the AIDS epidemic.
In France, the concerns of ministers, members of Parliament,
senior officials, and intellectuals, were met with indifference,
rejection or bad faith. This alignment with the Rwandan power
was the result of the will of the President of the Republic and the
Presidential Cabinet. The exercise of presidential authority reassures high diplomatic and military powers, especially in regards to
Africa. The marginalization of members of government institutions with divergent positions and the disregard of critical thought
also characterized France’s Rwandan history, which in many ways,
resembled a crisis of government action. It revealed the failure of
coordinating powers and the absence of effective countervailing
powers up until at least the government cohabitation. However,
due to a lack of willingness and a fear of tackling such a highly
controversial and divisive subject, the lessons from the crisis were
not learned as they should have been.
The findings of political responsibility introduce institutional
responsibility, both civilian and military. The Commission has
demonstrated the existence of irregular administrative practices,
parallel chains of communication and even command, circumvention of the rules of engagement and legal procedures, acts of intimidation and attempts to dismiss officials or agents. The government
administrations were left in an environment of often opaque decisions, leaving them to adapt and govern themselves.

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(1990-1994)

The body of evidence documented in the present research, and at
times, previously by the institutions themselves, described institutional abuses, concealed by the political authority or in the absence
of political oversight. There is evidence of this, even though the
preservation of written records was not always carried out, thereby
reinforcing the abnormal nature of these administrative, civil and
military states of affairs. These abuses are all the more worrying
as they promote thought patterns or dogmatic arguments that are
opposed to the necessary reflection surrounding government action.
In addition to the institutional responsibility, there was an intellectual responsibility, which together, formed a system that showed
a breakdown in the thought process. Remaining vigilant against
the risk of anachronism, the Commission conducted a study of
the intellectual framework of France’s policy toward Rwanda and
of its application. The State’s diplomatic and military administrations’ main approach for evaluating the situation in Rwanda and
the Great Lakes Region was an ethnicist interpretation. This perspective corresponded poorly to the Rwandan reality given that
the country’s political and social resources were resistant to the
influence of ethnicization. Efforts to promote an alternative, critical or merely detached analysis of Rwanda have been unsuccessful,
but nonetheless have been formulated to the point that a body of
thought has emerged from the archives of state institutions. The
persistence and even obstinacy to characterize the Rwandan conflict
in ethnic terms, to consider the external aggression as obvious, to
define a genocidal operation as a civil war, undermined definitive
political action and weakened its administrative application.
This degree of intellectual responsibility raises questions about a
final set of responsibilities: ethical, cognitive and moral.
Ethical responsibility is raised when factual truths are pushed aside
in favor of ideological constructions, when critical thinking is ignored,
when action separates itself from thought and feeds on its own logic of
power, when authorities having real power of action renounce modifying
the course of events. The latter resigned themselves to a predictable catastrophe in Rwanda and the isolation of France on the international scene,
entrusting Operation Turquoise with the task of restoring its image.

conclusion

Ethical responsibilities regarding political action call into serious
question the decisions made at the highest level that misunderstood events even when all the information was available. Ethical
responsibilities also refer to the professional dimension, when civil
and military servants broaden the role of the service of the State and
conceive duties superior to the mere technicality of the office. In
the Rwandan case, too many behaviors were marked by this difficulty to maintain freedom of judgment and action within the professional framework.
Cognitive responsibility stems from the mental inability to think
about genocide as it is defined and to distinguish it from mass murder. This also leads to other impediments, such as the impossibility
to understand that the definition of democracy by «the majority
of the people» negates itself when an ethnic category is associated
with it. Cognitive responsibility also arises when a country does
not realize that the ethnicist reading repeats a colonial pattern and
leads it to a strategic failure. The failure of France in Rwanda, the
causes of which are not all its own, can be likened in this respect to
a final imperial defeat, all the more significant because it was neither expressed nor acknowledged. It is possible that the exclusion
of Rwanda from the November 1994 Franco-African Summit in
Biarritz and France’s unreasonable demands made on a devastated
country at the end of 1994 are the unconscious scarring from an
inconceivable defeat.
Moral responsibility is directed towards the willingness of individuals and society to think and act according to the good of humanity. Universal values are deeply questioned when faced with a
preparation or the realization of a genocide.
How to know, how to act? That is “the great dilemma!” answered a former official aware of the events. What to do as a diplomat, a military officer, a volunteer, a journalist, in the face of the
first genocidal massacres as in Amaryllis, where people survived and
others died?
However, this history of France in Rwanda was not only failure
and defeat. It also revealed the character of certain individuals within the institutions who, through their actions, raised the level of

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the State. This particular history bore witness to the ethics of certain political authorities and agents of the State, military, diplomats,
and administrators, who in a crisis situation, emerged showing reason, courage and the ability to act for the human cause.
Examining the past by accepting the factual truths is the only
way to free oneself from trauma and its wounds. The teachings of
history must not be fought. On the contrary, they allow for peace
and remembrance, they give honor and dignity when the time
comes for an awareness, for knowing the true reality of our world.
This reality was that of a genocide, forcing the Tutsi into terror and
destruction. They will never be forgotten.

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Recommandations
The Commission proposes three recommendations
1. the genocide of the tutsi
• Establishment of an International Center for Research and
Documentation on Genocides and Mass Atrocity Crimes (planned for
by the Mission on Genocides that led to this Commission);
• Collective Research conducted on the prevention and repression of
genocides and genocidal processes (from the end of the 19th century
up until today);
• Creation of a Warning Documentation Task-force on risks of genocide and genocidal processes.
2. archives
• Creation of a position for an Archivist of the French Republic (based
on the model of the Defender of Rights);
• Introduction of a major law on the archives;
• Additional means for archival staff and centers.
3. france
• Reform hiring and training of high-ranking officials by requiring
research experience in history and the social sciences;
• Introduce a history and ethics of crisis management corpus in the initial and ongoing training of public officials;
• Enshrine genocides and resistance to genocides in educational programs, reinforced by research findings, and encourage projects between
establishments on transmission and commemoration (remembrance or
memorial gardens in Kigali, Paris, Marseilles, Erevan).

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