Fiche du document numéro 27944

Num
27944
Date
Mercredi 17 mars 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
135534
Pages
4
Urlorg
Titre
En RDC, une «Traversée» à la recherche des fantômes du Rwanda
Soustitre
Dans l’immense forêt qui recouvre la république démocratique du Congo, le journaliste Patrick de Saint-Exupéry est parti sur les traces de la prétendue extermination systématique des réfugiés hutus juste après le génocide des Tutsis.
Nom cité
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Lieu cité
RDC
Mot-clé
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Mouvement de panique à la frontière entre le Rwanda et le Zaïre (devenu RDC), au moment de la fuite de Hutus après le génocide contre les Tutsis, en 1994. (Albert Facelly)

«Je n’aime pas la forêt. Ici tu fais deux cents mètres et elle t’enferme», explique Koda, un Libanais que rencontre Patrick de Saint-Exupéry dans une de ces villes, isolées comme une île, au cœur de l’océan vert qu’incarne désormais l’actuelle république démocratique du Congo (RDC). Autrefois baptisé Zaïre, voici un pays, grand comme l’Europe de l’Ouest, qui ressemble à une cathédrale en ruine. On s’y enfonce comme dans «une mousse» selon l’expression d’un Congolais croisé par l’auteur à Goma, autre ville située à la périphérie de cet obscur empire, ex-colonie belge, où peu d’Occidentaux osent pénétrer. Sur la carte, on ne distingue qu’«une immense tache verte, la forêt équatoriale, parcourue par un fleuve sinueux de 4 700 km», avec «de supposées routes, figurées par un cartographe optimiste ou esthète», précise le journaliste. Un temps grand reporter au Figaro avant de fonder la revue XXI, Patrick de Saint-Exupéry s’est embarqué dans la «traversée» épique de cette forêt sans fin, pour nous offrir un incroyable récit d’aventure.

On le suit pas à pas, en hélicoptère, mais aussi à moto sur «les vestiges d’une route qui fut taillée en tunnel». Puis dans un train poussif, encore en usage grâce à l’ingéniosité opiniâtre de quelques employés, peu ou pas payés. Ou encore sur une barge, qui descend le fleuve Congo avec une lenteur désespérante et finit par évoquer une arche de Noé, voire le Radeau de la Méduse, selon qu’on se déclare «optimiste ou esthète». Ici et là, quelques pointes d’humour rendent la lecture particulièrement réjouissante. Des anecdotes évoquant des réflexions non dénuées d’une certaine poésie surréaliste, formulées par des interlocuteurs rencontrés au hasard du périple, et qui, même réduits au stade de la survie, n’ont rien perdu de leur humanité inspirée.

A la recherche de l’«horreur»



Reste qu’au fil des pages, c’est plutôt l’inhumain qui s’impose. La comparaison peut sembler facile, mais ce récit particulièrement romanesque n’est pas sans évoquer Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Paru en 1899, ce roman culte se déroule dans le même pays, évoquant là aussi une traversée. Non pas tant à travers «la mousse», mais dans un labyrinthe où le héros s’enfonce, comme dans les boyaux d’un monstre, pour en trouver un autre : un Minotaure qui a renié sa part humaine. Dans le roman de Conrad, l’ogre qui justifie la quête du récit, c’est Kurtz, un trafiquant d’ivoire porté disparu et que le jeune officier Charles Marlow doit rencontrer. «L’horreur, l’horreur…» : c’est sur ces mots que s’achève le roman de Conrad. C’est la réalité d’une autre «horreur» que cherche à découvrir Patrick de Saint-Exupéry, parti sur les traces d’un événement déclaré monstrueux : la prétendue extermination systématique des réfugiés rwandais hutus qui avaient traversé la frontière avec le Congo (alors Zaïre) en juillet 1994, à la fin du génocide de la minorité tutsie au Rwanda. Deux ans plus tard, en 1996, les nouveaux maîtres du Rwanda franchissent à leur tour la frontière, pour démanteler ces camps de réfugiés, où les forces génocidaires s’étaient reconstituées. Que sont devenus ces réfugiés qui servaient de boucliers humains aux tueurs de 1994 ? Ont-ils été exterminés par ceux qui les auraient ainsi pourchassés jusqu’au fin fond des forêts de cet immense pays, au côté duquel le minuscule Rwanda ressemble à un moustique posé sur les flancs d’un éléphant ?

Depuis plus d’un quart de siècle, cette thèse du «double génocide» est matraquée comme une évidence par des lobbys diplomatiques et humanitaires qui stigmatisent ainsi le régime rwandais issu des cendres du génocide. Une thèse qui a l’avantage de noyer la solution finale orchestrée contre les Tutsis du Rwanda entre avril et juillet 1994, dans un magma confus : s’il y a eu ensuite un deuxième génocide, «ni victimes ni coupables, donc. Ou tous victimes et tous coupables», note dans l’avant-propos de son livre Patrick de Saint-Exupéry.

Hanté depuis plus de vingt-cinq ans



Pour avoir couvert le génocide des Tutsis en 1994, il n’ignore rien, non seulement de l’ampleur, mais aussi de la singularité de cette tragédie qui le hante, presque malgré lui, depuis plus de vingt-cinq ans. Dans une bande dessinée (1), cosignée en 2014 avec le dessinateur Hippolyte, il racontait déjà un voyage au Rwanda, sur la trace du génocide des Tutsis. Se remémorant le silence inquiétant des collines qui puaient la mort à ciel ouvert, et le regard de haine des tueurs qui, déjà, justifiaient leurs crimes par la possibilité d’être eux-mêmes tués.

Cette menace hypothétique en effet miroir a surgi dès 1994. Formulée notamment, à la façon d’un doute, par le président François Mitterrand («Le génocide s’est-il arrêté après la victoire des Tutsis ? Je m’interroge») au sommet de Biarritz de novembre 1994, alors que près d’un million de cadavres gisaient encore sur les collines rwandaises. Deux ans plus tard, le démantèlement violent des camps de l’autre côté de la frontière va nourrir une hypothèse qui va prospérer. Qui irait se perdre dans les forêts du Congo pour la confronter à la réalité des faits ? Vingt-six ans après, ce pari fou a donc été accompli.

Tout en redonnant ses lettres de noblesse à un journalisme de terrain au long cours qui se fait si rare, Saint-Exupéry ne prétend pourtant pas asséner des vérités. Il garde le ton neutre de l’observateur qui, d’étape en étape, se contente de raconter ce qu’il voit et surtout ce qu’il entend. Mais peu à peu l’évidence s’impose, même vue par un seul narrateur intrépide : pas de trace d’extermination génocidaire. Des tueries oui, parfois du fait de combats entre forces rwandaises alliées à des rebelles congolais face à des réfugiés eux aussi armés. Lesquels de facto «avaient pris parti pour un camp contre un autre», s’en prennent d’ailleurs aux populations locales qui le leur rendent bien, se noient, se perdent, succombent à la vie dans la forêt. L’auteur ne nie pas les morts, ni même des massacres ponctuels comme il en existe en temps de guerre. Mais il discute l’hystérie manipulée de chiffres sensationnels. Parfois par les organisations humanitaires elles-mêmes, soucieuses de se replacer sous l’œil des projecteurs, quitte à interpréter avec cynisme un drame de la survie. Et sans jamais faire allusion aux milliers de réfugiés réacheminés vers le Rwanda. Car en réalité, l’immense majorité des réfugiés hutus, poussés à la fuite par les chefs d’orchestre du génocide en 1994, sont rentrés chez eux dans les mois et les années qui vont suivre.

Ironie subtile



On a beau être d’un caractère placide, se forcer à raconter sans jugement a priori, il y a des moments où l’indignation vous submerge. Saint-Exupéry avoue avoir eu «la nausée» à Walikale, une localité qui n’est plus reliée par aucune route viable, alors qu’il découvre que personne n’a gardé le souvenir des supposés massacres de l’armée rwandaise, soi-disant décidée «à tuer un maximum de victimes», souvent appelées «cochons», selon le Mapping Report, pseudo-«enquête» réalisée par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) en 2010 sur les crimes commis au Congo entre 1993 et 2003. Ce rapport qui pullule d’«incidents relatés» et de «nombre indéterminé» de victimes, raconte en réalité «une guerre avec le vocabulaire de l’extermination. Waterloo décrit avec les mots d’Auschwitz», souligne l’auteur. Il est pourtant devenu la Bible des négationnistes, la preuve qu’il n’y a «ni victime ni coupables», enterrant ainsi le génocide des Tutsis dans un match à parts égales. Et ceux qui le brandissent sont souvent des décideurs français, qui se trouvaient à des postes de responsabilités en 1994.

Déjà auteur d’un ouvrage sur le rôle de la France au Rwanda en 1994 (2), Saint-Exupéry a dès le départ la conviction que derrière cette thèse du «double génocide», ces fake news au cœur de la jungle, il y a une certaine France. Celle qui avant le génocide des Tutsis soutenait aveuglément un régime en pleine dérive criminelle. Celle qui a continué à armer ses alliés pendant et après le génocide. Orchestrant et appuyant leur fuite quand le rapport de force a soudain changé sous la pression d’une rébellion majoritairement tutsie, qui à elle seule va mettre un terme aux massacres.

Lors de son périple, on lui parle de certains mercenaires envoyés avec le soutien de l’Elysée pour aider l’armée génocidaire en déroute dans la jungle. On lui décrit les convois humanitaires qui apportaient aussi des armes. Lui-même finit par confesser, alors qu’il se trouve à la dérive sur le fleuve Congo, que c’est le déni des décideurs français et notamment de Hubert Védrine, au cœur du pouvoir à l’époque, qui ont en partie motivé ce périple insensé. On ne dévoilera pas la fin du récit, ce rebondissement inattendu qui prouve que le hasard se joue parfois de nous avec une ironie subtile. Mais il y a bien un Minotaure au bout du labyrinthe. Un «Kurtz» aliéné, comme dans le roman de Conrad : c’est peut-être cette certaine France, qui a joué aux apprentis sorciers lors d’une période tragique au Rwanda. Une réalité désobligeante qui justifie aussi la lecture de cette incroyable épopée. Car le monstre n’est pas dans la forêt, il est peut-être bien plus près de nous.

1) La Fantaisie des Dieux, Les Arènes, 2014.

2) L’Inavouable, Les Arènes, 2004.

Patrick de Saint-Exupéry, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique, Les Arènes «reporters», 318 p., 22 euros (ebook : 16,99 euros).
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024