Fiche du document numéro 27854

Num
27854
Date
Lundi 7 avril 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
29880
Pages
5
Urlorg
Titre
Et maintenant Monsieur le Président ?
Sous titre
Lettre ouverte à François Hollande, Président de la République française, au sujet du Rwanda.
Nom cité
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Monsieur le Président,

C’était il y a deux fois dix ans ; c’était il y a vingt ans ; c’était là-bas ; c’était ici. Là-bas le génocide, le crime des crimes ; ici des complaisances, des connivences, des complicités; oui, des complicités avec les tueurs.

C’était il y a vingt ans ; c’était là-bas, c’était ici. Là-bas des Tutsi désignés, montrés du doigt, pourchassés, massacrés, découpés, tués, tués en masse, tués sans pitié. Ce sang-là devait être annihilé, effacé de la surface de la terre parce qu’il était ce sang-là. Les vents de la haine – la langue éliminationniste du meurtre de masse déliée – hurlaient sur les ondes de Radio Mille collines: « Chers auditeurs, bonjour. Soyez enragés… C’est à nous de nous débarrasser de cette sale race… Réjouissons-nous, les cafards sont exterminés.» Tous les Tutsi devaient mourir ; aucun Tutsi ne devait survivre ! L’abomination, le délire de l’extermination, l’extermination comme projet national, collectif, étatique, populaire. C’était il y a vingt ans, c’était là-bas, là-bas au Rwanda. Et ici ? Ici le silence, ici l’indifférence, ici la lâcheté, ici ces discours et ces actes minables arc-boutant le crime ; ici cette complicité avec les ténèbres, cette honte incompréhensible.

C’était là-bas, c’était ici; c’était il y a vingt ans et depuis… Depuis ? Depuis vingt ans la France, une certaine France, la mémoire malade, embourbée dans les voies souterraines du déni, refuse de reconnaître l’évidence, oubliant que dans le fracas des roues de l’histoire, aspirer à être une grande nation, c’est oser d’abord regarder en face ses propres lâchetés. « La grandeur d’un pays, dit un jour le Président Jacques Chirac, c’est d’assumer, d’assumer toute son histoire, avec ses pages glorieuses mais aussi avec ses parts d’ombre. » Ainsi au sujet du Rwanda, les Etats-Unis et Bill Clinton traçant la voie dès 1998 en nommant la ruine, l’écroulement moral de tous ceux qui n’ont pas voulu savoir, ceux qui n’ont pas voulu voir, ceux qui se sont abstenus d’agir : « Nous avons failli au Rwanda et nous présentons nos excuses. » Et le Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, d’aller plus loin le 7 avril 2000 à Kigali rappelant plus que le silence des uns et des autres, les connivences inavouables : « Ici, devant vous, j’assume la responsabilité de mon pays, des autorités politiques et militaires et je présente mes excuses ».

Et la France ? Et une certaine France ? Voilà deux décennies qu’elle avance à reculons piétinant avec une étrange animosité la mémoire des morts et la douleur des survivants. Paroles et contre-vérités monstrueuses propagées, interprétations délirantes et falsification des faits, dénigrements constants et odieux des victimes proférés au grand jour d’un pamphlet à l’autre, d’une tribune à l’autre avec une froideur glaçante ; et la thèse du double génocide, et le crime qui n’aurait – au bout du compte – été ni prémédité, ni planifié mais fruit d’une prétendue soudaine explosion d’une colère populaire ; et l’innocence des bourreaux proclamée, et les victimes insultées, criminalisées. Tentative de travestissement de l’histoire, volonté d’inverser les responsabilités, périphrases et euphémismes pour décrédibiliser la parole des victimes, perversion haineuse obstinée, dévalorisation de la parole des survivants, négation consciente et délibérée du génocide, négationnisme.

C’était là-bas ; là-bas et ici. Là-bas le génocide et ici les complicités ; ici depuis vingt ans l’arrière base éditoriale et intellectuelle du négationnisme. Un négationnisme acharné, viscéral qui en cache un autre, beaucoup d’autres : car en contestant le génocide des Tutsi du Rwanda, il s’agit de mettre hors-monde, hors-histoire tous les autres génocides. Oui, la négation du génocide des Tutsi est une abomination qui porte dans ses entrailles le germe d’autres négations monstrueuses.

Monsieur le Président,

Permettez-moi de le dire sans ambages : la besogne de ces forces obscures falsificatrices de l’histoire du génocide des Tutsi du Rwanda, cette sale besogne qui abaisse et salit notre humanité à tous, se nourrit hélas des équivoques et des ambivalences de la parole officielle ; elle se vivifie dans les ambiguïtés de cette parole constituée acharnée à occulter depuis deux décennies les compromissions d’hier.

Et pourtant le monde entier sait : les preuves irréfutables établissant des proximités douteuses avec les tueurs sont nombreuses. Multiples témoignages des survivants mais également des documents écrits. Un exemple ? Un seul exemple ? Cette note du Général Quesnot, chef d’Etat-major particulier de François Mitterrand datée du 6 mai 1994 en plein génocide, une note adressée au Président Mitterrand : « Mr le Docteur Théodore Sindikubwabo, président du Conseil national de développement (CND), (…) nouveau chef de l’Etat, m’a appelé mercredi 4 mai à midi. (…) Il vous remercie de tout ce que vous avez fait pour le Rwanda et de l’accueil qui a été réservé à Paris à la délégation conduite par le ministre des Affaires étrangères. (…) Sur le terrain le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura incessamment atteint ses buts de guerre. (…) A défaut de l’emploi d’une stratégie directe dans la région – écrit toujours le Général Quesnot – qui peut apparaître politiquement difficile à mettre en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un certain équilibre » entre les forces gouvernementales génocidaires de l’époque et la guérilla du FPR. Trois semaines plus tard le 28 mai 1994, signature d’un contrat d’assistance entre le capitaine Barril et le gouvernement rwandais. Cartouches, obus, mortiers, grenades, pour un montant global au-dessus des trois millions de dollars.

Un autre exemple ? Dès 1990, la France est avertie du projet de génocide des Tutsi, comme en témoigne le télégramme de l’ambassadeur de France au Rwanda, Georges Martres, daté du 15 octobre 1990, et destiné au Quai d’Orsay et au chef d’état-major particulier de Mitterrand, télégramme dans lequel il utilise déjà les termes de « génocide » et d’ « élimination totale des Tutsis ». On sait donc, on connait la nature et l’ampleur des massacres à venir, et pourtant la France continue de faire la guerre aux côtés du gouvernement de Kigali.

Encore un exemple ? Le 27 avril, trois semaines après le déclenchement du génocide le ministre des Affaires étrangères du gouvernement rwandais, ainsi que l’idéologue extrémiste Jean-Bosco Barayagwiza – qui sera condamné ultérieurement par le TPIR à vingt-sept ans de prison – sont reçus officiellement au quai d’Orsay.

Dernier exemple ? Cette nouvelle note adressée au Président Mitterrand le 25 juin 1994 toujours par ses services militaires : « La France a consenti un effort particulier d’assistance militaire au profit du Rwanda et du Burundi à partir des événements d’octobre 1990 sous la forme notamment de cessions gratuites d’armes et de munitions. » Pour le Rwanda, continue la note « le coût total des équipements et des munitions cédés aux armées et à la gendarmerie rwandaises au cours des trois dernières années s’élève à 54,8 millions de francs. La moitié (28MF) a été financée par le budget de la Mission de la mission militaire de coopération, le restant (26,8 MF) étant constitué par des cessions gratuites, autorisées par le ministre de la défense (…) Au total la France a livré de 1990 à 1993 : 8 canons d’artillerie 105hm2 (+17 700 obus), 6 radars d’infanterie, 3 radars d’artillerie, 2 hélicoptères, 145 postes radio, 24 véhicules tout terrain, 90 mitrailleuses lourdes 12,7mm (+164 000 cartouches), 4500 obus de mortier »

Monsieur le Président,

Les faits sont accablants. Dès lors pourquoi cet entêtement officiel à nier l’évidence ? Pourquoi cette tenace volonté à entretenir la confusion ? Pour garder sauf « l’honneur de la France »? Dixit Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères au moment du génocide, appelant, le ton solennel, à « défendre l’honneur de la France ». L’honneur serait-il donc cet aveuglement assumé jusqu’au bout ? Et quelle serait donc cette gloire fourrée dans la négation de ce qui est advenu ? Quelle serait cette grandeur d’âme, cet esprit chevaleresque, cette droiture qui consisterait à s’agiter, à bouillonner, à flageoler à l’idée d’affronter son propre passé ?

Monsieur le Président,

Oui, certes il y eut ce discours de votre prédécesseur, le Président Nicolas Sarkozy, entrouvrant les portes de la clarification et d’un autre possible au-delà de la honte lors de sa visite à Kigali, le 26 février 2010 : « Ce qui s’est passé ici est inacceptable et oblige la communauté internationale, dont la France, à réfléchir à ses erreurs (…) Graves erreurs d’appréciation, forme d’aveuglement quand nous n’avons pas vu la dimension génocidaire du gouvernement du Président [Juvénal Habyarimana] ». Certes il y eut ces quelques mots, ce premier petit pas mais… mais ensuite ? Ensuite ? Rien. Plus rien. Le silence.

Et vous, vous Monsieur le Président ?

Oui, Monsieur le Président et vous ? Et vous maintenant ? Et vous ? Lorsqu’un jour on écrira l’histoire du génocide des Tutsis du Rwanda, que dira-t-on de vous ? Que vous aussi, vous aux affaires, le voile de la vérité se faisant norme, votre choix fut aussi de transiger avec le devoir de vérité ? Que vous, Président de la République, la France prit cette impénétrable décision de ne pas prendre part aux commémorations du 20ème anniversaire du génocide ? Ou alors que la bravoure dans le verbe, l’audace dans les actes, votre décision fut de porter le propos de la reconnaissance des responsabilités de la France dans ce génocide sur la place publique, que l’exigence de vérité élevée, votre honorable et vénérable décision fut de dire que nier ou relativiser un génocide c’est tourmenter les morts, c’est torturer les rescapés, c’est cautionner le pire pour demain ; que votre grandeur, votre humanité profonde, fut d’affirmer haut et fort que la négation du crime des crimes est une honte pour tous les hommes et que la France reconnaissant dans leur souffrance ceux qui sont revenus de l’extermination au Rwanda, le temps était venu non plus de harceler, d’assaillir, d’affliger mais d’accompagner le Rwanda dans sa reconstruction, de cheminer à ses côtés parce son histoire est notre histoire.

Monsieur le Président,

Osez poser cet acte de conscience et vous aurez ouvert la voie d’un autre horizon des relations France-Rwanda, celle d’une nouvelle histoire, d’une histoire juste. C’est l’espérance et le souffle de ceux qui – ici et là-bas – ayant fait le choix de la fraternité et de la solidarité, continueront de répondre – pour reprendre les mots de Camus – à l’obstination du crime par l’obstination du témoignage.

Monsieur le Président, c’est maintenant ; c’est maintenant, en ce mois du souvenir des noms et des visages des disparus de là-bas ; c’est maintenant, en ce mois de solidarité avec ceux qui continuent du côté du Rwanda de cheminer debout et dignes malgré le malheur enduré, malgré l’horreur traversée dans l’indifférence générale ; c’est maintenant en ce mois du deuil, de notre deuil aussi, de notre honte, de notre souillure. Et maintenant Monsieur le Président ?
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024