Fiche du document numéro 27851

Num
27851
Date
Mardi 24 décembre 1996
Amj
Auteur
Fichier
Taille
23507
Pages
3
Urlorg
Surtitre
Portrait
Titre
Mariages, affaires, faillites, prison, fuites... En Afrique depuis trente ans, Jean-Marie Bergesio a aujourd'hui tout perdu. Dans la tourmente du Zaïre
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Une grille bleue, haute de trois mètres, une immense cour encombrée de voitures, d'une grue et, même, d'un porte-char, puis une couronne d'ateliers mécaniques où s'alignent, dûment répertoriés, pièces de rechange, pneus et batteries. C'est le garage de Jean-Marie Bergesio à Kisangani, sur la boucle du fleuve Zaïre. Dans son bureau empoussiéré, le patron répète pour la cinquième fois à la radio le nom de code de son chantier forestier, enfoui dans la jungle à quarante kilomètres d'ici. L'imperturbable grésillement de la phonie finit par le faire exploser. « Connard, connard, tu m'entends?!» A l'autre bout, une voix empâtée de sommeil tressaille: « Oui, monsieur Jean-Marie... Je vous écoute.» Calmement, le Français donne des ordres précis. Enfin, il se tourne vers « monsieur Ramazani », son secrétaire. « Qu'y a-t-il?» Sans mot dire, l'homme dépose une facture maintes fois tamponnée et paraphée. Elle porte sur 22 dollars, le prix de l'extraction d'une molaire, réclamé à l'épouse d'un employé. « Je payerai, mais seulement la moitié. Cet arracheur de dent exagère.» Affaire réglée.

A 49 ans, Jean-Marie Bergesio fait partie d'une espèce en voie de disparition: celle des derniers Blancs au coeur de l'Afrique. Le ton rude, la tapette à moustiques à portée de main, trois épouses successives et sept enfants chocolatés, tout conforte le cliché, sans parler d'Antoine De Klerk, son seul employé blanc, anobli en « associé». Ce dernier, ex-mercenaire belge, traquait les rebelles autour de Kisangani, il y a trente ans, et n'a jamais voulu quitter la terre d'Afrique, dont un demi-millier de fils furent fusillés parce qu'il les fit prisonniers. « Je n'en ai exécuté aucun, tous sont passés devant un tribunal militaire », dit-il, sans grand souci de justification. Lorsque, juché en short blanc sur un bulldozer, une vingtaine d'ouvriers entassés dans la pelle remontée, De Klerk repart en forêt pour y rester des semaines « seul avec eux », le sexagénaire à la tête chenue s'esclaffe: « Une belle pelletée de cannibales, hein?» Puisque c'est lui, tout le monde en rit. En revanche, pour chaque « macaque » proféré par son associé, Jean-Marie Bergesio s'acquitte, auprès des autorités, d'une « pénalité».

L'Afrique donne, l'Afrique prend, sans compter. Fils de bonne famille, débarquant à Bangui alors qu'il n'a que 20 ans, Jean-Marie Bergesio assimile vite la leçon. Né à Turin parce que son grand-père, un stomatologue de renom, fut expulsé de France pour « activités fascistes » par le Front populaire en 1938, il est parti à l'aventure sur le continent où son père, également médecin, avait exercé, d'abord au Maroc, puis au Congo belge dans les années 60. Représentant de Fiat dans la capitale centrafricaine, il tombe sous le charme d'Astrid Van Erpe, « une blonde aux yeux bleus », fille d'un architecte belge et, par ailleurs, première épouse de Jean-Bedel Bokassa, qui avait cueilli cette fleur à l'âge de 19 ans. Bien que le ménage batte déjà la breloque, le chef de l'Etat et futur empereur est suffisamment irascible pour faire arrêter Jean-Marie Bergesio. Pendant quatre mois, celui-ci moisira en prison.

Astrid sagement oubliée, Jean-Marie Bergesio quitte le Centrafrique pour le Zaïre et pour une « femme piment », savoureuse plante du continent. S'agissant d'une soeur de Bobi Ladwa, l'épouse de Mobutu Sese Seko, l'insouciant paladin des tropiques entre ainsi, à la suite d'un « mariage monogamique coutumier », dans le cercle familial du maréchal-président. Désormais, en cas d'ennui, il lui suffit d'en référer aux « parents » à Gbadolite, le Versailles dans la jungle de Mobutu. Importateur de voitures et gérant de plantations de café, Jean-Marie Bergesio fait fortune mais garde le coeur léger. Il s'éprend d'une belle métisse, fille du mercenaire Jean-Louis Dommange, l'ancien bras droit de Bob Denard. Les inextricables complications qui en résultent provoquent un nouveau départ forcé: en 1979 et pour quatre ans, l'aventurier rentre en Italie.

Pourquoi n'y est-il pas resté? Non pas faute de réussite, puisque, à Turin, Jean-Marie Bergesio remonte l'usine de plastique et de papier peint de sa soeur aînée, au point d'en faire une vraie affaire. Son beau-frère tente de se l'accaparer, mais cette querelle de famille n'est qu'un prétexte pour repartir. « J'avais le mal d'Afrique », se souvient l'homme impatient. «Ça vous prend là», explique-t-il en portant la main au coeur. Retour, donc, sur le continent noir, de nouveau au Zaïre mais, cette fois-ci, à Kisangani. C'est l'époque, au début des années 80, à laquelle l'écrivain V.S. Naipaul immortalise cette ville «à la courbe du fleuve » comme pandémonium d'une lente descente aux enfers. Sensible à la littérature, grand admirateur d'Hemingway, Jean-Marie Bergesio ne se lasse de relire ce roman prémonitoire. En fait, il l'aura vécu au jour le jour.

Le déclin est lent, corrosif comme le vert-de-gris. De moins en moins de café sort de la brousse, les bateaux se font de plus en plus rares, l'herbe envahit le campus universitaire. Dans le centre-ville, voué à l'abandon, les factoreries baissent leur rideau, les comptoirs des diamantaires n'ouvrent leurs guichets grillagés qu'après la saison des pluies. La richesse est alluvionnaire, la vie le fruit d'une cueillette précaire, la survie menacée par le retour à la loi du plus fort. En décembre 1992, Kisangani est entièrement mis à sac par les militaires. « Laisse ça, ce n'est pas pour toi », dit Jean-Marie Bergesio au soldat qui, sans lâcher son fusil, rafle ses disques de musique classique, cette évasion qu'il s'offre tous les soirs, à l'heure du bain chaud. Mais tout y passe, l'atelier et son stock de pièces, aussi. Au total, il y a en a pour plus de 5 millions de francs.

Jean-Marie Bergesio et sa troisième femme, Chantal, alors enceinte, n'ont eu la vie sauve que grâce à un ami. Fuyant sous la protection de deux militaires stipendiés, ce voisin zaïrois les laisse monter dans sa petite voiture. Pendant quatre mois, le couple s'installe alors chez Antoine De Klerk, miraculeusement épargné. « On n'avait plus rien, même pas d'habits. On marchait pieds nus.» A Noël, d'autres expatriés, réinstallés dans le confort par les grandes compagnies qu'ils représentent, organisent un pique-nique sur la berge du fleuve Zaïre. Ils ne les invitent pas. Mais un Zaïrois, qui passe chez De Klerk, leur donne la moitié de son salaire. « Comme ça, pour faire le marché.» Jean-Marie Bergesio rapporte le fait, sans commentaire. « C'est fini.» Aujourd'hui, l'homme qui parle aussi bien ou mal le français que le lingala ou le swahili, doute de l'avenir. Avec sept camions sauvés et grâce à son chantier forestier, il s'est refait, a rembauché 250 employés. Mais, sous la pression des rebelles tutsis, les déserteurs de l'armée zaïroise affluent à Kisangani. « S'il y a un nouveau pillage, ils me prendront tout.» Même la vie? Il a dû le penser avant d'ajouter. « J'espère que ma mère, qui a 77 ans, aura enfin ce qu'elle veut: qu'ils me brûlent tout et que je rentre en Italie, chez elle.»
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024