Fiche du document numéro 27802

Num
27802
Date
Jeudi 26 janvier 2012
Amj
Auteur
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Taille
154923
Pages
4
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Titre
Rwanda, une passion française
Sous titre
Dix-huit ans après le génocide de 800 000 Tutsi, le rôle de la France suscite toujours la controverse. La justice française a livré tour à tour deux "versions de l'histoire", dessinant ainsi deux camps inconciliables.
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Source
Commentaire
Article updated April 3, 2014.
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
C'est l'une de ces zones d'ombre de l'histoire récente de la France, l'une de ces plaies mal refermées qui nourrissent guerres idéologiques et anathèmes. Une de ces passions françaises qui enflamment régulièrement intellectuels, politiques et militants. Elle tient en une question, simple et terrible à la fois : la France porte-t-elle une part de responsabilité dans le génocide rwandais qui fit 800 000 morts en un mois ?

Bientôt dix-huit ans après, la question reste le sujet de violentes controverses qui en disent au moins autant sur les fractures politiques et intimes de la France que sur le génocide de 1994 lui-même.

Quel événement récent suscite des positions aussi tranchées, des haines aussi personnelles, ou déclenche pareille fureur verbale ? Ni la Bosnie ni le Kosovo. Il faut probablement remonter à la guerre d'Algérie - ou se référer, dans une moindre mesure, à la question palestinienne - pour trouver des accusations d'une telle gravité, un tel fossé entre deux camps, que l'on pourrait caricaturer sous les traits de "l'anti-France" contre la "France éternelle".

A propos du Rwanda, le journaliste Pierre Péan cloue au pilori Bernard Kouchner, adepte d'un "cosmopolitisme anglo-saxon droit-de-l'hommiste et néolibéral". En face, le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, ancien grand reporter au Figaro, fondateur de la revue XXI accuse : "Des soldats de notre pays ont formé, sur ordre, les tueurs du troisième génocide du XXe siècle."

Le crime et l'accusation sont si énormes que certains acteurs ont pu paraître perdre la raison dans leur quête d'une vérité définitive. Journalistes et militants associatifs transformés en enquêteurs de police judiciaire, juges qui se prennent pour des historiens, historiens qui se piquent de journalisme d'investigation : le Rwanda rend-il fou ?

Il a en tout cas occasionné de sérieux déraillements, tant la volonté de faire coïncider la vérité historique avec des convictions personnelles a viré à l'obsession chez certains. Si la question d'une "complicité" française dans le génocide constitue le véritable épicentre de cette lourde controverse, celle-ci a dérivé, depuis longtemps, vers une autre question essentielle, spectaculaire mais terriblement simplificatrice au regard du génocide lui-même : qui a abattu, le 6 avril 1994, l'avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, un Hutu ? Comme si cet événement qualifié par certains de "déclencheur", avait fini par prendre la place du génocide lui-même.

Or l'enquête judiciaire menée par le juge français Marc Trévidic sur ce crash, qui a marqué le début du génocide des Tutsi, vient de connaître un rebondissement peut-être décisif. En 2006, le juge d'instruction Jean-Louis Bruguière, qui ne s'est jamais rendu au Rwanda, avait désigné comme auteur de l'attentat Paul Kagamé, chef de la rébellion tutsi basée en Ouganda et aujourd'hui président du Rwanda. L'expertise inédite menée à Kigali sous la houlette du juge Trévidic, qui a succédé à Jean-Louis Bruguière, paraît incriminer le camp adverse. Selon son rapport rendu public le 10 janvier, les extrémistes hutu auraient assassiné leur propre président, soupçonné d'avoir accepté de partager le pouvoir avec le camp adverse lors d'un sommet, à Arusha (Tanzanie), d'où il rentrait, ce 6 avril.

Les deux "vérités" judiciaires, diamétralement opposées, que la même procédure semble avoir tour à tour établies, reflètent les thèses inconciliables défendues par les deux camps en présence dans le débat public français.

Les uns avaient applaudi le juge Bruguière. Pour eux, aucun doute : la France n'a rien à se reprocher. C'est Paul Kagamé qui, en assassinant le président hutu Habyarimana, a déclenché le massacre de ses frères tutsi.

Les autres mettent tous leurs espoirs dans la nouvelle enquête du juge Trévidic : la désignation des extrémistes hutu - dont certains cadres militaires furent formés et encadrés par Paris de 1990 à 1994 - comme auteurs de l'attentat, exonère les rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, en guerre contre le régime Habyarimana depuis 1990. Cette autre "vérité" laisse planer l'hypothèse d'une complicité de la France dans l'événement qui donna le signal du génocide.

La controverse inclut la question du lien entre l'attentat et le génocide. Curieusement, la focalisation sur un crash qui a fait douze victimes, a presque fini par reléguer au second plan le massacre de 800 000 personnes. Alors que les historiens ont établi que l'extermination de la minorité tutsi avait été préparée (établissement de listes, appels radiophoniques à l'élimination, formation des milices extrémistes hutu Interahamwe qui ont joué un rôle majeur dans le génocide), les pro-Bruguière tendent à faire de l'attentat la cause essentielle, voire unique, des massacres, qui auraient débuté "en réaction".

Insensiblement, le mystère de l'attentat s'est transposé en mystère sur les auteurs du génocide. Convaincus de la culpabilité de Paul Kagamé dans l'assassinat du président, ceux qui refusent de mettre en cause la France le désignent comme le responsable du génocide de son propre peuple. L'actuel président aurait sacrifié les Tutsi de l'intérieur pour conquérir le pouvoir, comme l'expliquait le juge Bruguière dans son ordonnance de novembre 2006, qui, sortant du cadre judiciaire développait une analyse historique aux allures de pamphlet.

La controverse s'est même déplacée à la période actuelle : les contempteurs du rôle de la France ont tendance à défendre Paul Kagamé et à fermer les yeux sur son inquiétante dérive autoritaire. Celle-ci est au contraire mise en avant par les défenseurs de l'armée française pour appuyer, a posteriori, la responsabilité de l'actuel homme fort de Kigali dans la tragédie de 1994.
Les officiers français engagés au Rwanda et leurs relais politiques et médiatiques, comme Bernard Debré, Hubert Védrine ou Pierre Péan, exècrent l'actuel régime Kagamé. Et n'ont guère apprécié que Nicolas Sarkozy, poussé par son chef de la diplomatie Bernard Kouchner, renoue avec lui en reconnaissant, à Kigali en février 2010, "des erreurs d'appréciation, des erreurs politiques". Alain Juppé, ministre des affaires étrangères en 1994 et mis en cause par Kigali, y a vu un lâchage mortifiant.

Ces deux "versions de l'histoire" ont fini par dessiner deux camps inconciliables, porteurs, chacun, d'une vision du rôle et de la place de la France en Afrique, dans le monde et dans l'histoire. Toutes proportions gardées, l'affaire rwandaise évoque la guerre d'Algérie. Elle soulève des questions comparables : l'articulation entre l'Etat républicain et l'armée ; l'euphémisation d'une véritable guerre coloniale en "opérations de maintien de l'ordre" (Algérie) ou en "soutien à un régime ami attaqué par des rebelles" (Rwanda) ; la rivalité avec les Anglo-Saxons sur le continent africain, connue sous le nom de "syndrome de Fachoda", du nom de l'incident diplomatique survenu au Soudan en 1898, et considéré comme le symbole de l'humiliation de la France par la Grande-Bretagne.

Immenses tragédies humaines, les deux événements ont aussi en commun de s'être achevés en fiasco, par une sévère perte d'influence de Paris dans l'une de ses zones stratégiques. Enfin, un acteur majeur traverse les deux périodes : François Mitterrand. Ses ambiguïtés et ses zones d'ombre, en Algérie comme au Rwanda, brouillent la classique division gauche-droite, d'autant que la tragédie rwandaise est intervenue en pleine cohabitation.

Pour schématiser, les anti-Kagamé regroupent les tenants d'une France civilisatrice et sans reproche, assiégée par l'impérialisme anglo-saxon, chargée d'une mission particulière en Afrique. Les tenants de la responsabilité de la France dans le génocide rwandais insistent, au contraire, sur la tradition contre-insurrectionnelle de son armée, de l'Indochine au Rwanda en passant par l'Algérie et le Cameroun (Une guerre noire, Gabriel Périès et David Servenay, La Découverte, 2007), mais aussi sur la complaisance de ses élites politiques envers le fait colonial ou son avatar contemporain, la Françafrique.

Ainsi, François-Xavier Verschave, longtemps président de l'organisation non gouvernementale Survie, disparu en 2005, a activement lutté pour dénoncer le rôle de la France au Rwanda, avec l'aide de la militante associative Sharon Courtoux. Certains contempteurs de la France officielle vont jusqu'à souligner la constante ambiguïté de François Mitterrand et d'une certaine élite française envers la Shoah, qu'ils considèrent comme le premier génocide auquel la France a été mêlée.

Si les polémiques suscitées par les interventions françaises au Rwanda soulèvent de tels enjeux historiques, les motivations de ceux qui militent d'un côté ou de l'autre traduisent des lignes de fracture tant idéologiques qu'intimes. Pour certains, le génocide des Tutsi renvoie à une expérience personnelle traumatisante. C'est le cas de journalistes et d'humanitaires qui, présents au cœur du drame, ont souffert du syndrome de "Fabrice à Waterloo" (se trouver au milieu du carnage mais ne pas en saisir la dimension sur le moment) et de leur propre impuissance.

"Face à l'ampleur du crime, à l'absolu du génocide, le témoin est conduit à se placer en exigence d'être, lui aussi, un témoin absolu. Mais il ne le peut, écrit Patrick de Saint-Exupéry dans la revue Controverses en novembre 2007, à propos de son travail au Rwanda pour Le Figaro en 1994. (...) Il reste un témoin fragmentaire : quand il voit, il ne voit jamais assez. Il n'a vu (...) que des scènes, qu'un moment. Il n'a pas vu la machine de mort à l'œuvre à l'échelle du pays entier." Depuis lors, ses souvenirs de la colline de Bisesero, refuge des Tutsi assiégés, que l'armée française aurait intentionnellement tardé à secourir selon lui, ne cessent de hanter l'ancien reporter. Son enquête approfondie sur le génocide et l'implication de Paris, publiée en 1998, a été à l'origine de la mission d'information parlementaire mise en place par le député socialiste Paul Quilès. La mission a conclu à des "erreurs d'appréciation" et des "dysfonctionnements institutionnels", mais pas à une culpabilité de la France.

Lorsque Patrick de Saint-Exupéry entend, en 2003, Dominique de Villepin, alors ministre des affaires étrangères et directeur de cabinet d'Alain Juppé en 1994, parler, au pluriel, des "génocides rwandais", induisant l'idée de massacres réciproques entre Hutu et Tutsi, il reprend la plume. Sa colère contre ce "révisionnisme" d'Etat s'exprime dans un pamphlet, à vif et au vitriol, L'Inavouable. La France au Rwanda (Les Arènes, 2004). En 2009, dans la réédition augmentée de son ouvrage (Complices de l'inavouable), il dresse la liste de ceux - ministres, hauts fonctionnaires, militaires - qui ont trempé, selon lui, dans le crime des crimes au Rwanda.

De cette blessure intime, de cette forme de culpabilité ressentie par les témoins, a pu naître une forme de militantisme thérapeutique à base d'anti-impérialisme et de solidarité avec les victimes, ou de mémoire personnelle. "J'ai su au Rwanda pourquoi les juifs étaient morts, a confié Bernard Kouchner qui, au Quai d'Orsay, a oeuvré au rapprochement Kagamé-Sarkozy. J'ai marché dans les bouillies humaines, cheminé sur des crânes frais (...). Je ne pourrai jamais fermer les yeux sans revoir les milliers de prisonniers tutsi entassés. Au retour du Rwanda, je me suis tu pendant plus de cinq ans. Je ne pouvais pas raconter ce que j'avais vu."

Le cinéaste Jean-Christophe Klotz, parti accompagner Bernard Kouchner à Kigali en plein génocide, a réalisé, en 2006, Kigali, des images contre un massacre, un film documentaire émouvant sur ce qu'il vit comme un échec : "Nous y étions, nous avons filmé, nous avons raconté, mais nous n'avons rien fait", déplore-t-il.

Autre forme de militantisme, Annie Faure, partie pour Médecins sans frontières (MSF) au Rwanda pendant le génocide, a recueilli et porté les plaintes, controversées, de plusieurs femmes tutsi accusant des militaires français de les avoir violées pendant l'opération militaro-humanitaire Turquoise lancée par Paris à la fin du génocide.

Tout comme l'attentat et le génocide lui-même, Turquoise divise : seule tentative de sauver des vies selon les partisans de l'armée française ; ultime tentative pour stopper l'avancée de la guérilla tutsi et sauver le régime hutu, selon ses détracteurs.

Pour d'autres, notamment des journalistes non présents sur place à l'époque, mais très audibles dans les médias actuels, le Rwanda est devenu une formidable caisse de résonance de leur vision du monde. "Certains sont tentés de faire entrer leur petite personne dans une histoire qu'ils n'ont pas vécue, dit Christophe Boisbouvier, journaliste à RFI et envoyé spécial de la chaîne au Rwanda, au printemps 1994. L'atrocité du génocide est telle qu'elle permet de faire passer ses idées sur l'armée, sur la France et l'Afrique, sans risquer d'être critiqué, surtout si l'on prétend se placer du côté des victimes. L'horreur laisse les gens bouche bée." Plusieurs médias - RFI, Libération, Le Figaro ainsi que Le Monde - ont été déchirés par des querelles internes.

A l'inverse, la défense de l'armée et de la place particulière de la France en Afrique, l'allergie à la culpabilité post-coloniale ou encore la dévotion à l'égard de François Mitterrand animent le camp des "nationalistes". S'y ajoute parfois un virulent "antisionisme" : le Rwanda et Israël se sont rapprochés et les échanges sur les enjeux mémoriels des génocides sont fréquents entre les deux pays. Accuser Kigali d'instrumentaliser le génocide est une manière d'insinuer la même chose à l'encontre d'Israël. De son côté, l'Union des étudiants juifs de France organise des voyages d'étude au Rwanda, à l'initiative de Benjamin Abtan, de SOS-Racisme, ou de Raphaël Glucksmann, fils du philosophe et réalisateur d'un film à charge pour la France intitulé Tuez-les tous ! (2004).

Le journaliste et enquêteur Pierre Péan est le porte-étendard le plus connu de ceux qui refusent d'accuser la France depuis la parution de son ouvrage Noires fureurs, blancs menteurs (Mille et une nuits, 2005), dans lequel il adhère à la thèse du juge Bruguière. Il affirme qu'une partie des morts tutsi de 1994 sont en fait des Hutu massacrés par le FPR. Le passage du livre attribuant aux Tutsi une "culture du mensonge" a valu à Pierre Péan un procès pour provocation à la haine raciale - qu'il a gagné - à la suite d'une plainte de SOS-Racisme. Pierre Péan dresse aussi une liste de "menteurs" ayant, selon lui, induit sciemment l'opinion en erreur sur les événements du Rwanda. Il compare Paul Kagamé au "Führer (...) devenu directeur de Yad Vashem, le musée de la Shoah".

Le Rwanda est une idée fixe chez Pierre Péan, qui y reviendra dans deux autres ouvrages, Carnages (Fayard, 2010), où il part en guerre contre l'hégémonisme américain en Afrique, puis Le Monde selon K. (Fayard, 2009), dans lequel il éreinte Bernard Kouchner. Le journaliste, qui ne s'est jamais rendu au Rwanda, parcourt la France pour participer à des conférences où il défend des Rwandais accusés d'avoir participé au génocide. Il est devenu une idole des militaires français de l'opération Turquoise, dont le commandant, le général Jean-Claude Lafourcade, a fondé une association de défense et publié un plaidoyer pro-domo, Opération Turquoise (Perrin, 2010).

Dans le camp des défenseurs de la France, se distingue aussi le journaliste africaniste Stephen Smith (ancien de Libération et du Monde, aujourd'hui professeur à l'université de Duke en Caroline du Nord), qui a révélé le contenu de l'enquête Bruguière dès 2004. On y trouve aussi les journalistes souverainistes Philippe Cohen, de Marianne, coauteur avec Pierre Péan d'un livre à charge contre Le Monde, ainsi que Patrick Besson (Le Point). Ce dernier a soutenu la Serbie pendant les guerres d'ex-Yougoslavie, tout comme... François Mitterrand. Pierre Péan, en travaillant sur la biographie de l'ancien président (Une jeunesse française, Fayard, 1994), a pu accéder à ses archives personnelles, dont Hubert Védrine, secrétaire général de l'Elysée en 1994 et farouche défenseur de son action au Rwanda, est le gardien.

Révélateur de passions nationales, la tragédie rwandaise charrie en France comme nulle part ailleurs, bien des considérations sans rapport direct avec le génocide lui-même. Ces controverses reflètent une préférence marquée, même parmi les élites, pour les "vérités" simples. Mais ce paysage chaotique est aussi largement lié aux errements de l'enquête judiciaire sur l'attentat de Kigali. Il est donc à souhaiter qu'une vérité scientifique soit établie sur ce point par le juge Trévidic. Cela suffira-t-il pour autant à exonérer la France, ses politiques et son armée d'un devoir de transparence sur cet autre "passé qui ne passe pas" ?

Philippe Bernard (Londres, correspondant), Christophe Ayad
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