Fiche du document numéro 27782

Num
27782
Date
Mardi 2 février 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
180125
Pages
10
Urlorg
Titre
Le génocide des Tutsi au Rwanda
Soustitre
À travers l'écoute d'un documentaire audio de RFI, cette piste pédagogique propose de réfléchir à la question suivante : Comment la transformation des imaginaires historiques et de l’organisation sociale au Rwanda à l’époque coloniale a-t-elle pu être l’un des creusets du génocide des Tutsi en 1994 ?
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Source
Commentaire
The presentation of the Tutsi genocide by this eminent historian completely ignores the role of the state and local authorities (prefects, mayors, cell managers, etc.). Disturbing questions about the role of the Catholic Church or of France are carefully avoided.
Type
Note
Langue
FR
Citation
Entre avril et juillet 1994, le génocide des Tutsi rwandais conduit à l’extermination de 800 000 à un million d’hommes, de femmes et d’enfants, assassinés pour la seule raison qu’ils appartiennent à la partie de la population du pays identifiée comme tutsi. Dans la majorité des cas, ces assassinats ont lieu sur les collines, dans les écoles, les églises et les bâtiments administratifs fréquentés auparavant aussi bien par les victimes que par leurs bourreaux. À la différence de la Shoah pendant la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle une part substantielle des Juifs d’Europe sont exterminés dans des centres de mise à mort à distance de leur territoire d’origine, les Tutsi sont tués sur leur lieu de vie, bien souvent par des voisins ou des membres de leur espace social local. Même s’il ne s’agit pas de toute la population et que les bilans chiffrés restent difficiles à établir, il semble bien que de nombreux civils hutu, des hommes mais aussi parfois des femmes, aient participé aux bandes, qu’il s’agisse d’inciter ou de coordonner les massacres, de procéder aux mises à mort, de dénoncer ou désigner les victimes ou de participer aux pillages et à la destruction de leurs biens. De même que les victimes, les tueurs appartiennent à toutes les classes d’âges et à toutes les catégories sociales et professionnelles, le génocide apparaissant à cet égard comme un évènement total engageant l’ensemble de la société rurale. Les massacres s’accompagnent en outre d’un large éventail de violences extrêmes redoublant en quelque sorte les mises à mort : viols massifs des femmes et des jeunes filles, outrages aux corps des victimes, phénomènes de cruauté dans l’accomplissement des tueries elles-mêmes.

Avant 1994 pourtant, Hutu et Tutsi partageaient les mêmes lieux de vie et plus généralement les mêmes références sociales et culturelles. En dehors de quelques cas spécifiques, les familles partageaient un quotidien similaire et les quelques enquêtes démographiques à notre disposition soulignent l’existence non marginale de mariages dits mixtes. Disant cela, il ne s’agit pas de décrire une situation idyllique. Depuis la fin des années 1950 et l’indépendance en 1962, des violences régulières jalonnent l’histoire du pays, culminant parfois dans des logiques de pogroms. Entre Noël 1963 et janvier 1964 par exemple, dans quelques régions circonscrites au centre et au sud du pays, 10 à 20 000 Tutsi selon les sources sont assassinés dans une campagne que le prix Nobel de littérature Bertrand Russel qualifie de massacre […] le plus horrible et systématique […] depuis l’extermination des Juifs. Après une relative accalmie depuis les années 1970, lorsque commence en octobre 1990 la guerre civile opposant d’un côté l’armée gouvernementale, de l’autre le Front patriotique rwandais (FPR) né essentiellement dans les rangs des réfugiés tutsi (et secondairement hutu) dans les pays voisins, ces pogroms se multiplient dans plusieurs régions du pays. Le génocide d’avril à juillet 1994 constitue cependant un franchissement de seuil inédit : les massacres sont désormais systématiques et s’étendent à tout le pays, et les transgressions dans les pratiques de violence sont sans commune mesure avec ce que l’on observait auparavant, ce qui autorise à parler sans ambiguïté aucune de génocide. Pour les historiens, la difficulté consiste précisément à articuler le moment du génocide à cette longue histoire du Rwanda contemporain, sans considérer que l’extermination des Tutsi était inéluctable mais en n’ignorant pas non plus la longue germination du processus génocidaire.

Depuis 1994, et même avant dans le cas par exemple de l’historien français Jean-Pierre Chrétien, les recherches se sont focalisées sur la construction historique de la différence raciale (ou « ethnique », pour reprendre le terme qui s’est imposé à partir des années 1950-1960 sans que le présupposé raciste ne soit remis en cause) entre Hutu et Tutsi, et son incorporation par une part de plus en plus large de la population rwandaise, sans doute pas exclusivement les élites sociales et politiques. Le moment colonial, entre la fin du XIXe siècle et l’indépendance, est à cet égard décisif. Ce ne sont certes ni les explorateurs, ni les missionnaires ou les administrateurs coloniaux (d’abord allemands, puis belges après la Première Guerre mondiale) qui « inventent » ces catégories, qui existaient bien dans le Rwanda ancien, alors dominé par une monarchie centralisée. Toutefois, il s’agissait alors de catégories sociales fluides et sans doute pas primordiales dans la manière dont se définissaient les individus. La colonisation va d’une part rigidifier et accorder de plus en plus d’importance à ces catégories, d’autre part leur donner une teinte raciale qu’elles n’avaient pas jusqu’alors. Pour le dire vite, les Tutsi vont être associés à une race supérieure de seigneurs venus avec leurs troupeaux de vaches depuis le nord du continent africain, tandis que les Hutu incarneraient le modèle du paysan africain noir, servile et destiné à travailler la terre. Ce modèle très sommaire (et authentiquement raciste) gomme ainsi toute les subtilités et complexités de la société et de la monarchie rwandaise. Sur la base de stéréotypes physiques impossibles à généraliser, on explique que les Tutsi et les Hutu se distinguent par leur taille, leur couleur de peau ou la longueur de leur nez, et on les différencie sur le plan de leurs valeurs morales et de leur intelligence. En somme, ce sont les théories raciales européennes qui sont transposées dans le pays, au mépris des réalités sociales et politiques.

Réputés plus proches des Blancs, des (et non les) Tutsi se voient privilégiés dans l’accès aux postes administratifs et aux principales écoles secondaires, ce qui suscite chez certains Hutu ce que l’on a pu appeler une culture du ressentiment. Lorsqu’émerge parmi eux en 1957 un « mouvement hutu », il s’agit notamment de défendre le droit des Hutu à participer au pouvoir politique, contre ce qu’ils appellent un monopole […] dont dispose une race, le Tutsi (Manifeste des Bahutu, mars 1957). Loin de la remettre en cause, ce « mouvement hutu » reprend à son compte la grille de lecture raciale de la question sociale et politique héritée des savoirs coloniaux, oubliant au passage que la majorité des Tutsi - ceux que l’on pourrait qualifier de « petits Tutsi » - partage le sort des Hutu. Sur la base d’une rhétorique mettant en avant l’existence d’un « petit peuple » et bientôt d’un « peuple majoritaire » hutu, les Hutu sont présentés comme les plus sinon les seuls légitimes à contrôler le pays tandis que les Tutsi sont qualifiés de colonisateurs, autrement dits des étrangers à l’inverse des Hutu présentés comme les véritables autochtones. C’est dans ce contexte que se déroule entre novembre 1959 et fin 1961, avant même l’indépendance, une révolution qui met fin à la monarchie et accouche d’un régime républicain contrôlé par le mouvement hutu, avec le soutien des autorités coloniales belges qui n’ont guère de difficultés à appuyer un discours qui ne fait pas de la remise en cause du colonialisme européen sa pierre angulaire. À l’indépendance en juillet 1962, le Rwanda est donc bien une république, assise sur des fondements racistes, dans laquelle les Tutsi apparaissent à bien des égards comme des citoyens de seconde zone.

Au début des années 1960, cette grille de lecture n’est sans doute pas partagée par l’ensemble de la population, notamment paysanne. L’incorporation de l’identification raciale ou ethnique se poursuit entre les années 1960 et 1980, appuyée par exemple par les politiques d’état-civil qui conduisent à partir du début des années 1970 à enregistrer systématiquement les nouveaux nés en fonction de leur appartenance à l’une ou l’autre des catégories. En prolongement d’une pratique seulement initiée à l’époque coloniale, les cartes d’identité mentionnent cette appartenance. Dans l’esprit des dirigeants rwandais, il importe de mettre fin aux privilèges accumulés séculairement par les Tutsi, sous la monarchie puis sous l’État colonial, ce qui est le prétexte à une politique de quotas (pour l’accès aux écoles secondaires ou aux emplois publics et parfois privés) qui se renforce au milieu des années 1980, à mesure que l’apparente embellie économique initiée dans les années 1970 s’assombrit. L’État rwandais, qui au passage n’a rien d’un État failli et contrôle étroitement ses populations, se caractérise à cet égard par une obsession statistique, manifeste par exemple dans cet extrait d’un rapport du ministère de l’Intérieur au début des années 1980 s’inquiétant de la diminution du pourcentage de la population tutsi, passée de 11,05 à 10,94 %, une régression attribuée aux mariages mixtes et aux falsifications d’ethnies sur les papiers officiels. À ce titre, s’il est vrai que les Tutsi représentent une minorité de la population, il paraît bien hasardeux de s’appuyer sur les statistiques fournies par les autorités rwandaises d’alors, tant celles-ci semblent faire l’objet de manipulations et d’interrogations dans la manière dont elles ont été établies.

Lorsque commence la guerre civile en octobre 1990 après que le FPR a pénétré au Rwanda par le nord pour défendre ce qu’il considère être le droit au retour des centaines de milliers de réfugiés ayant quitté le pays depuis l’indépendance, le racisme anti-Tutsi se renforce considérablement. Les Tutsi dits « de l’intérieur » sont assimilés sans nuance (et au mépris de la réalité) au FPR dans le cadre d’une rhétorique conspirationniste classique : celle d’une prétendue « cinquième colonne ». Outre les pogroms déjà évoqués, les années 1990-1994 voient la multiplication de nouveaux médias, dont certains développent un discours ouvertement extrémiste, en lien avec certains des partis politiques qui se constituent dans le multipartisme retrouvé (depuis l’indépendance, le Rwanda avait vécu pour ainsi dire en permanence sous un régime de parti unique de fait puis de droit). Dans la presse écrite d’abord, le journal Kangura, apparu en mai 1990 et qui publie très régulièrement jusqu’au printemps 1994, se caractérise par la virulence de son ton et de ses caricatures. Commençant à émettre en juillet 1993, la Radio-télévision libre des mille collines (RTLM) donne une caisse de résonance encore plus importante à ces discours. Elle continue d’ailleurs à émettre tout au long du génocide et constitue un puissant relais pour les bandes de tueurs, notamment dans la capitale Kigali. Lorsque le président de la république meurt dans l’attentat contre son avion au soir du 6 avril 1994, évènement qui sert de déclencheur à la campagne d’extermination, c’est donc peu de dire que les structures de mobilisation de la population civile existaient. Il importe néanmoins de rappeler que jusqu’au dernier moment, le génocide n’était pas inéluctable. L’incapacité notamment de la communauté internationale à faire appliquer les accords de paix et de partage du pouvoir entre les forces gouvernementales, les partis d’opposition et le FPR joua ainsi un rôle essentiel dans la dynamique génocidaire.

Il importe également de souligner que les chercheurs (historiens, politistes et sociologues notamment) ne partagent pas tous les mêmes vues sur le rôle de l’idéologie et des discours anti-Tutsi dans cette dynamique génocidaire. Jean-Pierre Chrétien, qui a joué un rôle important dans la mise au jour des contenus des médias extrémistes dans les années 1990, insiste sur leur rôle fondamental. Hélène Dumas souligne également la prégnance de l’idéologie, décrivant ce qu’elle appelle une grammaire des massacres, les pratiques de cruauté étant en quelque sorte une mise en acte des schèmes de pensée des tueurs. À l’inverse, une partie de la recherche états-unienne relègue au second plan les facteurs idéologiques et développe plutôt une lecture des logiques de mobilisation au sein des bandes en termes de coercition et de pression sociale, de peur ou d’espoir d’un gain économique. Ces analyses « instrumentales » sont très présentes notamment chez un auteur comme Scott Straus. Au sein d’une bibliographie abondante, on peut citer également le travail important de Jean-Paul Kimonyo qui croise à la fois les temporalités (temps court et temps long) et les facteurs explicatifs (idéologiques, politiques et sociaux) pour rendre compte de la mobilisation paysanne dans le génocide.

En tout état de cause, de même qu’il n’est pas possible d’occulter l’histoire longue du racisme pour comprendre le génocide des Tutsi et la manière dont il s’immisce dans les communautés locales, il est impossible de comprendre la politique judiciaire du gouvernement rwandais post-génocide sans faire référence à la façon dont le génocide s’est déroulé au sein des communautés locales et des relations de voisinage. Entre avril et juillet 1994, en même temps que le génocide, la guerre entre les forces gouvernementales et le FPR reprend. C’est ce dernier qui emporte le combat et met fin aux massacres, avant de prendre le contrôle du pays. Au début des années 2000, face à la lenteur du processus judiciaire au sein des tribunaux d’instance, le gouvernement décide la mise en place d’un nouveau cadre judiciaire : les gacaca. Ces tribunaux populaires, dans lesquels les juges sont élus par la population et les procès se tiennent sur les collines et les lieux de la commission des crimes, reprennent les principes de la justice transitionnelle. Il s’agit de refaire société, en faisant éclore la vérité dans un processus judiciaire centré sur le triptyque aveu/pardon/réconciliation. Surtout, de même que le génocide fut un crime de voisins, les gacaca visent en principe à inscrire la justice dans les communautés locales afin de contribuer à retisser le tissu social. Près de deux millions de procès se sont ainsi tenus, un chiffre très largement supérieur au nombre d’accusés puisqu’une même personne pouvait être jugée dans les différentes localités où elle avait supposément commis des crimes. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien là d’un système judiciaire qui vise à répondre aux spécificités du déroulement du génocide.

Problématique



Comment la transformation des imaginaires historiques et de l’organisation sociale au Rwanda à l’époque coloniale a-t-elle pu être l’un des creusets du génocide des Tutsi en 1994 ?

Questions sur le document (Mémoires d’un continent, RFI, 13 avril 2014, avec Jean-Pierre Chrétien)



Question 1 - Pourquoi peut-on parler d’une « invention » de l’histoire en Afrique des Grands Lacs à l’époque coloniale ?

Eléments de correction : En référence au titre d’un ouvrage de Jean-Pierre Chrétien cité au début de l’interview, Elikia M’Bokolo utilise le terme « invention » pour désigner la manière dont les explorateurs d’abord, les missionnaires et les administrateurs coloniaux ensuite, ont élaboré une vision en quelque sorte fantasmée de la région, de son histoire et de ses habitants. À la fin du XIXe siècle, les premiers Européens qui pénètrent dans la région des lacs y trouvent des sociétés non seulement très peuplées, mais aussi très organisées sur le plan politique, sous forme de royaumes puissants : le Rwanda bien sûr, mais aussi le Buganda ou le Burundi. Cela les fascine mais également les surprend car ces sociétés et ces systèmes politiques ne correspondent pas aux stéréotypes de l’époque sur les Africains et sur les Noirs.

Pour expliquer ce qui leur semble un paradoxe, ils formulent donc une hypothèse absolument invérifiable et invérifiée - mais qui finit par s’imposer - selon laquelle les fondateurs de ces royaumes venaient en fait d’ailleurs, peut-être d’Éthiopie ou de Somalie, voire d’Asie…
Cette hypothèse est très inspirée par le contexte intellectuel de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. À cette époque, non seulement on considère que tout ce qui est considéré comme « civilisé », « évolué » en Afrique ne pourrait venir que d’ailleurs, mais en outre on se plaît à classer les populations humaines en races. Or, l’Afrique est un terrain privilégié de ces classifications : les « scientifiques » de l’époque pensent pouvoir y identifier différences races, les Noirs bien sûr (qu’on appelle alors « nègres », un terme chargé du racisme d’alors), mais aussi des populations qui, bien que vivant en Afrique, sont en fait devenues noires, se sont « négrifiées », et qu’ils appellent des « Hamites ». Transposées en Afrique des Grands Lacs, ces théories expliquent que l’aristocratie de ces royaumes serait en fait composée de Hamites, donc des gens venus d’Orient, d’Asie. Entre la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, il y a donc non seulement une « invention » des races mais aussi d’une certaine façon une histoire qui est elle-même « ré-inventée » au prisme de l’idéologie raciale.

Question 2 - Comment l’idéologie raciale de l’époque coloniale transforme-t-elle la société rwandaise ?

Eléments de correction : Lorsque les premiers explorateurs européens pénètrent au Rwanda en 1894, ils découvrent une société très complexe, dans laquelle les individus se définissent en fonction de plusieurs critères identitaires enchevêtrés (l’origine géographique, le clan, le lignage, etc.). L’un de ces critères leur paraît toutefois plus simple à comprendre car il est binaire : celui qui distingue au sein de la population les Hutu et les Tutsi. Ces catégories sont en fait fluides et perméables, mais elles sont progressivement réinterprétées à l’aune de l’idéologie raciale : d’appartenances sociales, elles sont transformées en appartenances raciales, ce qui contribue à les rigidifier tout en transformant en profondeur leur sens et leur importance.

Tout cela bien sûr ne se contente pas de rester cantonné dans le domaine des idées et des écrits. Lorsque le Rwanda, d’abord colonie allemande, est placé sous administration belge après la Première Guerre mondiale, l’idéologie raciale sert de fondement à la politique coloniale. Les Tutsi, parce qu’ils sont considérés comme une race supérieure (de Hamites) par rapport aux Hutu, bénéficient de certains privilèges, pour accéder aux écoles, obtenir certaines faveurs ou postes administratifs. Il est important de souligner que tous les Tutsi toutefois, et même la majorité d’entre eux, ne bénéficiaient absolument pas de ces privilèges, mais seulement une minorité d’entre eux, issus notamment des familles proches de la monarchie.

Par ailleurs, cette idéologie raciale ne se contente pas de transformer la société. Elle transforme aussi certains éléments de la culture, par exemple les traditions orales anciennes qui sont réinterprétées, relues à la lumière d’une prétendue différence et opposition entre Hutu et Tutsi, alors que cette thématique n’était au fond pas centrale dans les récits historiques avant la colonisation. On explique par exemple que les Tutsi, présentés comme les derniers arrivés dans une histoire faite d’une succession de migrations, auraient créé une nouvelle féodalité, comme l’auraient fait les Germains en Gaule au Moyen Âge. Tout cela ne repose sur aucune réalité sociale et historique mais devient un leitmotiv, répété comme un mantra.

Question 3 - Qui sont les auteurs de ces discours et les acteurs de ces transformations ?

Eléments de correction : Les premiers acteurs de cette réécriture de l’histoire et de la société sont les explorateurs européens de la fin du XIXe siècle. Jean-Pierre Chrétien en cite de nombreux au cours de l’interview : John Speke, qui explore l’Afrique des Grands Lacs dans les années 1850-1860, est sans doute l’un des plus importants car il est le premier à formuler des hypothèses (alors qu’il n’a rien d’un historien ou d’un anthropologue), hypothèses qui sont ensuite reprises par de nombreux auteurs. Parmi ces auteurs, beaucoup n’ont d’ailleurs jamais mis les pieds au Rwanda et en Afrique des Grands Lacs : ils sont ce qu’on appelle des « géographes de cabinets », qui écrivent depuis leurs bureaux dans les capitales européennes, en France, en Allemagne, en Angleterre, etc. À leur époque, ils sont perçus comme des scientifiques, des gens tout à fait sérieux qui font de la science.

Tous ces gens s’inspirent également des théoriciens de la race du milieu du XIXe siècle, qui précèdent les explorations en Afrique des Grands Lacs, par exemple le Français Gobineau, auteur du célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines dans les années 1850.

Par la suite, il faut aussi mentionner le rôle de ceux qui gèrent effectivement le Rwanda à l’époque coloniale : les administrateurs allemands et surtout belges après la Première Guerre mondiale mais aussi les missionnaires, notamment les Pères Blancs catholiques qui ont un rôle très important dans le contrôle et la transformation du Rwanda et du reste de l’Afrique des Grands Lacs.

Ajoutons enfin le rôle de certains auteurs rwandais, qui reprennent ces théories et contribuent à leur incorporation dans le contexte culturel local. Jean-Pierre Chrétien cite notamment l’abbé et intellectuel Alexis Kagame, auteur à partir des années 1940 et jusqu’à sa mort au début des années 1980 de nombreux ouvrages et articles dans lesquels il adapte, en quelque sorte, la conscience historique rwandaise, essentiellement sous forme orale, à ce nouveau cadre intellectuel figé par l’écrit. Jean-Pierre Chrétien parle ainsi d’une interconnexion entre la conscience africaine […] et cet apport intellectuel étranger.

Question 4 - Quel rôle ont pu avoir ces discours de l’époque coloniale sur l’histoire qui mène au génocide des Tutsi ?

Eléments de correction : Il est difficile bien sûr de faire un lien direct et simpliste entre ces discours et transformations de l’époque coloniale et le génocide des Tutsi : l’histoire aurait en effet pu être différente. Néanmoins, on ne peut pas comprendre les massacres de 1994 sans remonter à cette histoire longue. Le génocide est en effet le produit d’un racisme qui puise à l’histoire coloniale. Pour cette raison, il fait aussi partie de l’histoire européenne et ne constitue pas une lointaine expérience africaine de la violence extrême.

Documents complémentaires



• Sur le site du Mémorial de la Shoah, l'exposition Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi, du 11 avril au 5 octobre 2014.

• Site présentant et diffusant une partie des archives du Mémorial du Génocide à Kigali, Genocide Archive of Rwanda (en anglais). Consultable à l'adresse https://genocidearchiverwanda.org.rw/index.php?title=Welcome_to_Genocide_Archive_Rwanda

• Sur le site de France Culture, 4 épisodes de La Fabrique de l'Histoire : Kwibuka 1994, souviens-toi du génocide, diffusées du 30 juin au 3 juillet 2014.

• Sur le site de RFI, une émission de La Marche du monde : Rwanda : quand la parole répare les vivants, diffusée le 4 novembre 2019.

Pistes bibliographiques



Ouvrages historiques

• Chrétien Jean-Pierre (dir.) (1995), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 2002, 2ème édition.

• Chrétien Jean-Pierre et Kabanda Marcel (2013), Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin.

• Dumas Hélène (2014), Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil.

• Human Rights Watch et Fédération internationale des droits de l’homme (1999), Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999.

• Kimonyo Jean-Paul (2008), Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008.

• Piton Florent (2018), Le Génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La Découverte.

• Straus Scott (2006), The Order of Genocide. Race, Power, and War in Rwanda, Ithaca/Londres, Cornell University Press.

Témoignages

• Prudhomme Florence (2017), Cahiers de mémoire, Kigali, 2014, Paris, Classiques Garnier.

• Prudhomme Florence (2019), Cahiers de mémoire, Kigali, 2019, Paris, Classiques Garnier.

• Rurangwa Révérien (2006), Génocidé, Paris, Presses de la Renaissance.

Bandes dessinées et ouvrages de fiction

• Diop Boubacar Boris (1999), Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock.

• Stassen Jean-Philippe (2000), Déogratias, Paris, Dupuis.

Films documentaires

• Aghion Anne, Mon voisin, mon tueur, 2009, États-Unis.

• Baraduc Violaine et Westphal Alexandre, À mots couverts, 2014, France.

• Glucksmann Raphaël, Hazan David et Mezerette Pierre, Tuez-les tous ! Rwanda, histoire d’un génocide sans importance, 2004, France.
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