Fiche du document numéro 27755

Num
27755
Date
Décembre 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
968451
Pages
28
Urlorg
Titre
L’ordre des prisons. Les défis du système pénitentiaire rwandais post-génocide
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Résumé
In Rwanda, from as early as July 1994, the mass influx of alleged genocide perpetrators in national prisons and local jails was all the more problematic as the country did not have the necessary means to ensure that they were held in secure and decent conditions. Through a historical account of the Rwandan penitentiary system between 1994 and 2017, this article seeks to analyze both the strategies implemented by the state in an effort to address the penitentiary crisis and the consequences of these political choices. Combining historical and ethnographical perspectives, it shows how former dignitaries of the Habyarimana regime, incarcerated for their involvement in the genocide against the Tutsi, were encouraged to co-manage the prisons and the different government-led projects promoting justice, confession, and reconciliation that were run within them.
Source
Extrait de
Politique africaine n° 160. Rwanda : L'Etat après le génocide, pp. 35 à 61
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Dès le milieu de l’année 1994, l’incarcération massive des auteurs présumés du génocide perpétré contre les Tutsi rwandais a sans conteste été l’un des éléments les plus marquants de la reprise du pouvoir par le Front patriotique rwandais (FPR). Entre août 1994 et juin 1995, la population de la prison centrale de Kigali avait presque décuplé, passant de 1 000 à 9 000 détenus1. Partout dans le pays, la situation était la même et, quinze mois après la fin du génocide, on ne dénombrait pas moins de 58 000 suspects2 dans les 16 prisons officielles ou les 242 cachots de l’État rwandais3. Déjà, les lieux de détention illégaux se multipliaient, dans des maisons, des fosses, des containers ou des terrains militaires4. Ce fut le début de la double crise, judiciaire et pénitentiaire, qui
1. OIP, « Observations/Rwanda », in OIP, Les conditions de détention des personnes incarcérées. Rapport 1994, Lyon, Observatoire international des prisons, 1994, p. 185 ; OIP, « Observations/Rwanda », in OIP, Les conditions de détention des personnes incarcérées. Rapport 1995, Lyon, Observatoire international des prisons, p. 155.
2. Assemblée générale des Nations unies (Agnu), Opération pour les droits de l’homme au Rwanda. Note du Secrétaire général, New York, ONU, 13 novembre 1995, A/50/743, alinéa 19, p. 6. Plusieurs rapports des Nations unies seront cités dans la suite du texte, qu’ils aient été présentés devant l’Agnu, le Conseil de sécurité ou le Conseil économique et social. Pour des raisons de lisibilité, seuls seront indiqués l’institution, la cote du rapport, sa date et, éventuellement, son auteur.
3. OIP, Rapport 1995…, op. cit., p. 152.
4. Ibid., p. 154.
frappa une nation déjà exsangue. Le 3 août 1995, tandis que les taux de morbidité
et de mortalité des détenus alertaient la communauté internationale
depuis plusieurs mois, le gouvernement prit l’engagement de décongestionner
les prisons en augmentant leur capacité, en aménageant certains lieux et en
bâtissant de nouveaux établissements5 : sept édifices susceptibles d’être réquisitionnés
furent identifiés pour servir de centres de détention temporaire par
une commission interministérielle6 et de nouvelles prisons furent construites,
atteignant le nombre de 19 entre 1997 et 20007. Cependant, l’État manquait de
moyens, à la fois pour entreprendre les travaux, former le personnel de garde
des prisonniers et celui chargé d’instruire leurs dossiers. La situation était telle
qu’en 1995, dans la seule ville de Kigali, le procureur et ses quatre substituts
avaient la charge de traiter 9 300 affaires8. Le problème de la surpopulation
carcérale persista dans les années suivantes, le nombre de détenus atteignant
en 1998 le chiffre record de 128 000 (voir figure 1), après le démantèlement des
camps situés au Zaïre et en Tanzanie, et le retour, au milieu des réfugiés, des
auteurs des massacres.
Ce contexte justifia le fait que les autorités rwandaises permettent aux
prisonniers de suppléer certains services de l’administration pénitentiaire,
renforçant considérablement les responsabilités qui leur étaient confiées,
limitées jusque-là à l’organisation des espaces de vie des détenus, du ménage
ou des activités religieuses9. Adaptant le modèle de détention à la situation
et à leur manque de ressources, les autorités tirèrent donc parti de l’arrivée
en prison des anciennes élites politiques, économiques ou intellectuelles de
l’ère Habyarimana, soutiens de l’État génocidaire. Le service correctionnel
5. Communiqué de presse publié par Médecins sans frontières dans Violences du nouveau régime
rwandais. 1994-1995, Paris, Médecins sans frontières, avril 2004/avril 2014, p. 119 ; C. Murigande,
Le gouvernement rwandais cherche à améliorer les conditions dans les prisons, Kigali, Présidence de la
République du Rwanda, 3 août 1995. C. Murigande était alors le président de la commission
interministérielle sur les prisons.
6. D’autres lieux furent identifiés par la suite, comme l’ancien dépôt d’autocars de l’Office national
de transport en commun (Onatracom), qui servit de lieu de détention provisoire à Kigali (OIP,
Rapport 1995…, op. cit., p. 154), ou encore un vieil entrepôt de Gikondo aménagé comme une prison
« semi-permanente » et qui, en 1996, accueillait plus de 6 000 personnes (OIP, Rapport 1997…, op. cit.,
p. 279).
7. Rwanda Correctional Service (RCS), Commission of Operations and Procedures, « Imibare
y’imfungwa n’abagororwa kuva mu mwaka w’1996 kugeza muri mutarama 2012 [Chiffres des
personnes incarcérées et en redressement de l’année 1996 à décembre 2012] », in Rwanda Correctional
Service (RCS), Commission of Operations and Procedures, Annual Report: 1996-2012, non daté. Le
tableau synthétise les données du RCS et celles du service national des prisons, auquel il a succédé
en 2010.
8. ONU, R. Degni-Ségui, Rapport A/50/709, S/1995/915, 2 novembre 1995, alinéa 92, p. 54.
9. F.-X. Nsanzuwera, par mail, avril 2020. Pour mieux se représenter ce que fut le système carcéral
avant 1990, voir M. Belloy, « Je suis un prévenu », Dialogue, n° 76, 1979, p. 97-100 ; V. Nizeyimana, Le
régime pénitentiaire au Rwanda (1973-1994), Mémoire de licence, Butare, Université de Butare, 2003.
approuva l’instauration d’un pouvoir quasi autonome reposant sur un système
d’élection par la base, ce qui lui offrit l’occasion de faire appliquer ses mesures
par des leaders accommodants. Il récompensa en particulier les détenus ayant
accepté de promouvoir les activités des juridictions populaires gacaca10, en
collectant les aveux ou en les encourageant11. Soutenant la formation d’une
notabilité au sein des prisons, dont les représentants restaient néanmoins
soumis à la direction, il délégua, en plus des tâches quotidiennes, la gestion de
certains programmes nationaux ou locaux mis en place en faveur du repentir
et de la réconciliation12.
Cette étude, réalisée en marge d’une recherche en anthropologie sociale
conduite en prison entre 2011 et 201713, propose de faire apparaître le paradoxe
et l’inattendu du système carcéral rwandais, et d’interroger ses conséquences
– depuis les difficultés engendrées par la détention massive de ceux qui furent
pendant longtemps des présumés génocidaires jusqu’à la pérennisation d’un
modèle. Comment les anciens dignitaires « repentis » du règne Habyarimana
se sont-ils trouvés en situation de co-administrer les prisons ? Quelles formes
ont pris ces mandats et sur quoi ont-ils débouché ? La première partie de ce
texte rendra compte de ce que fut la crise pénitentiaire. Elle s’appuiera sur
un ensemble de sources produites par les acteurs engagés aux côtés de l’État
rwandais pour trouver une issue à une situation alors considérée comme
10. Inaugurées le 18 juin 2002, les juridictions gacaca devaient soulager les tribunaux ordinaires,
débordés par le nombre des exécutants du génocide. Elles les ont jugés localement en les répartissant
en trois catégories, grâce au concours de juges choisis parmi les habitants. Lorsqu’elles ont clôturé
leurs travaux en août 2012, elles avaient dirigé près de 2 millions de procès. Voir par exemple
P. Clark, The Gacaca Courts, Post-Genocide Justice and Reconciliation in Rwanda: Justice without Lawyers,
Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ; B. Ingelaere, Peasants, Power and the Past: The Gacaca
Courts and Rwanda’s Transition From Below, Thèse de doctorat en études du développement, Anvers,
Université d’Anvers, 2012 ; H. Dumas, Juger le génocide sur les collines : une étude des procès gacaca au
Rwanda (2006-2012), Thèse de doctorat en histoire et civilisations, Paris, EHESS, 2013.
11. Avant que ne soit publiée la première loi gacaca en 2001, des initiatives visant à collecter des
informations sur les victimes et les auteurs des massacres ont été prises, y compris en prison.
Benoît Guillou présente l’une d’elles dans B. Guillou, Le pardon est-il durable ? Une enquête au Rwanda,
Paris, Éditions François Bourin, 2014, p. 74-76.
12. Nombreux, ces programmes n’ont encore que très peu donné lieu à des travaux universitaires.
Cependant, il existe deux textes de Richard M. Benda sur Ndi umunyarwanda (« Je suis rwandais »)
et sa genèse : R. M. Benda, « Promising Generations: From Intergenerational Guilt to Ndi
Umunyawranda », in H. Grayson et N. Hitchcott (dir), Rwanda since 1994: Stories of Change, Liverpool,
Liverpool University Press, 2019, p. 189-210 ; R. M. Benda, « Youth Connekt Dialogue: Unwanted
Legacies, Responsibility and Nation-Building in Rwanda » [en ligne], Aegis Working Paper 001,
Newark/Chicago/Kigali, Aegis, septembre 2017, wp-content/uploads/2020/04/001-Richard-Benda.pdf>, consulté le 2 novembre 2020.
13. Doctorat en cours qui porte sur la participation des femmes au génocide et sur l’élaboration
d’une mémoire coupable en prison. Pour l’illustrer, voir V. Baraduc, « À cor(ps) et à cri. Les pratiques
féminines de violence à partir du vocabulaire de femmes détenues pour génocide à la prison de
Ngoma », in V. Brinker, C. Coquio, A. Dauge-Roth, É. Hoppenot, N. Réra et F. Robinet (dir.), Rwanda,
1994-2014. Histoire, mémoires et récits, Dijon, Les presses du réel, p. 25-47.
dramatique, ainsi que sur les articles pionniers de Christine Deslaurier et
Michele D. Wagner14. La seconde partie restituera le mode de gouvernance
adopté par les établissements pénitentiaires qui, après le génocide des Tutsi,
ont choisi de déléguer une partie du pouvoir aux élites de l’ancien régime,
précisément incarcérées pour leur participation aux massacres.
Les débuts de la crise pénitentiaire
L’alerte sanitaire dans les prisons et les cachots
Jusqu’au début des années 2000, il existait au Rwanda une population
carcérale visible et une population carcérale réelle. La population visible
désignait les détenus incarcérés dans les prisons officielles tandis que la
population réelle englobait, en plus de ces derniers, les individus écroués
au niveau local, dans les cachots communaux, de brigades ou clandestins
(voir figure 1). Par exemple, en 1997, l’administration pénitentiaire recensait
un peu plus de 77 020 détenus dans les prisons15, mais 50 000 prisonniers
supplémentaires occupaient un nombre indéterminé de lieux, répartis sur
l’ensemble du territoire16.
Les cachots, qui dataient de la période coloniale et d’un projet politique de
décentralisation, se trouvaient être à la fois vétustes et, depuis toujours, des
espaces de détention arbitraire17. Conçus pour la réclusion provisoire, mais
accueillant parfois certaines personnes pendant de nombreux mois, voire
pendant plusieurs années18, ils ne dépendaient ni du service correctionnel
ni du ministère de la Justice, mais des autorités locales, et plus précisément
des bourgmestres. Comme leurs données n’ont jamais été centralisées, ils
constituent encore aujourd’hui un pan méconnu de la gestion des arrestations
massives des présumés génocidaires19. Pourtant, à la fin des années 1990,
les très nombreux cachots communaux que comptait encore le pays, tout
14. C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise : prisons, politique et génocide au
Rwanda (1990-1996) », in F. Bernault (dir.), Enfermement, prison et châtiments en Afrique. Du 19e siècle
à nos jours, Paris, Karthala, 1999, p. 437-471 ; M. D. Wagner, « The War of the Cachots: A History of
Conflict and Containment in Rwanda », in F. Bernault (dir.), Enfermement, prison et châtiments…,
op. cit., p. 473-505.
15. Rwanda Correctional Service (RCS), Commission of Operations and Procedures, Annual Report:
1996-2012, op. cit.
16. OIP, Rapport 1997…, op. cit., p. 276.
17. M. D. Wagner, « The War of the Cachots… », art. cité.
18. ONU, Rapport A/54/359, 17 septembre 1999, alinéa 107, p. 15.
19. Carina Tertsakian, salariée d’Amnesty International au Rwanda entre 1995 et 2000, en offre tout
de même une description dans l’ouvrage qu’elle a consacré aux prisons rwandaises : C. Tertsakian,
Le Château: The Lives of Prisoners in Rwanda, Londres, Arves Books, 2008, p. 238-248.
comme les cellules des brigades, focalisèrent l’attention des organisations
internationales. Destinés à maintenir enfermés les individus pour une durée
n’excédant pas 48 heures, ils n’avaient fait l’objet d’aucun aménagement.
Mal ventilés et mal éclairés, les conditions sanitaires y étaient encore
plus déplorables qu’en prison, où l’accès aux soins était parfois facilité par
l’existence d’un dispensaire, comme à Kigali ou à Butare par exemple. Un
constat renforcé par le fait que les personnes retenues dépendaient de la
nourriture que leur apportaient leurs proches, certains venant de loin ou
souffrant eux-mêmes de famine20.
Figure 1. Les deux visages de la détention (1994-2000)
Ce graphique a été réalisé par V. Baraduc à partir de données produites par l’ensemble des
sources citées dans l’article, auxquelles il faut ajouter S. Straus « How Many Perpetrators Were
there in the Rwandan Genocide? An Estimate », Journal of Genocide Research, vol. 6, n° 1, 2004,
p. 90. Les chiffres des personnes détenues dans les cachots en 1994 étant indisponibles, j’ai
évalué leur nombre (en pointillé) en partant du taux de la population des cachots en rapport
à celle des prisons, calculé pour 1995 (25 %).
Un rapport des visites effectuées par l’équipe belge de Médecins sans frontières
(MSF) dans les cachots de la préfecture de Gitarama en septembre 1995
mentionnait que, sur les 2 200 personnes écrouées, 405 ne recevaient pas de
nourriture et 581 étaient malades21. De surcroît, la surpopulation et l’absence
de soins entraînaient des oedèmes des membres inférieurs ou des épidémies
20. ONU, Rapport A/54/359, op. cit., alinéa 110, p. 16.
21. MSF, Rapport sur les cachots de la préfecture de Gitarama. Situation des cachots entre le 4 et le
comme la tuberculose. Le surpeuplement des geôles était à lui seul à l’origine
de pics de mortalité22, parfois provoqués par des asphyxies, le nombre de personnes
par mètre carré pouvant aller au-delà de cinq. Par exemple, le 19 mars
1995, 24 détenus moururent asphyxiés à la gendarmerie de Muhima, à Kigali,
dans une cellule prévue pour 10 où 74 personnes avaient été enfermées23.
La situation, relayée par les médias internationaux, fut jugée alarmante24.
Plus tard, dans les préfectures de Gisenyi et de Gitarama, les cachots furent la
cible d’attaques par des factions repliées au Zaïre voisin, composées d’anciens
militaires des Forces armées rwandaises (FAR) du président Habyarimana
ou de miliciens interahamwe25. Les « Infiltrés », tels qu’ils furent baptisés,
cherchaient à libérer les prisonniers. Leurs attaques donnèrent lieu à des
combats et à des représailles26. Choisissant dans certains cas délibérément la
période des commémorations, ils essayèrent de faire des cachots le symbole
de leur lutte contre le nouveau pouvoir27.
Toutefois, le problème des infrastructures inadaptées n’était pas spécifique
aux cachots28. En effet, il concernait aussi les prisons officielles où les détenus
devaient se relayer pour s’asseoir ou se coucher. Nombre d’entre eux vivaient
à l’air libre dans les cours des établissements, exposés aux intempéries, et
souffraient de gangrène car leurs pieds macéraient dans une boue imbibée
d’excréments. Les lésions des pieds, qui en mai 1995 représentaient 18 % des
causes de la morbidité intrahospitalière des détenus de Gitarama transférés à
22. ONU, M. Moussalli, Rapport E/CN.4/1998/61, 19 février 1998, alinéa 35, p. 12.
23. M. D. Wagner, « The War of the Cachots… », art. cité, p. 502.
24. D. Lorch, « Rwanda Jails: No Space, No Food, No Justice » [en ligne], The New York Times, 15 avril
1995, html>, consulté le 2 novembre 2020 ; S. Smith, « Rwanda : justice entravée, prisons surpeuplées. Les
magistrats contrôlent mal les arrestations opérées par l’armée. Les disparitions se multiplient » [en
ligne], Libération, 15 juin 1995, prisons-surpeuplees-les-magistrats-controlent-mal-les-arrestations-operees-p_137294>,
consulté le 2 novembre 2020.
25. En kinyarwanda, ce terme désigne au départ des personnes de la même génération ou
entretenant de bons rapports. En 1992, le président Habyarimana l’a choisi pour baptiser la jeunesse
de son parti (le MRND, Mouvement révolutionnaire national pour le développement). Dans un
contexte tendu par l’instauration du multipartisme et la guerre, cette jeunesse a bénéficié de
formations militaires avant d’être constituée en milice. Après le génocide, le mot interahamwe a été
employé de façon générique pour parler des civils ayant activement pris part aux massacres. Formé
à partir de « gutera » et « hamwe », il est depuis régulièrement traduit par « ceux qui combattent
ensemble », sa signification ayant évolué.
26. M. D. Wagner, « The War of the Cachots… », art. cité, p. 476-478 et 504.
27. « Les attaques se multiplient dans le centre du pays Rwanda (sic) : plus de 100 morts durant la
semaine du souvenir » [en ligne], Le soir.be, 14 avril 1998.
28. En 2003, Amnesty International estimait que 11 000 personnes étaient mortes en détention
depuis 1994. Voir Amnesty International, « Rwanda : fin des libérations provisoires de personnes
soupçonnées de génocide » [en ligne], 30 avril 2003, article/rwanda-fin-des-liberations-provisoires-de-personnes-soupconnees-de-genocide>, consulté
le 2 novembre 2020.
Kabgayi et pris en charge par MSF, conduisirent à un nombre non négligeable
de morts par septicémie : ils furent 10 sur 42 à décéder ainsi lors du même
mois29. Si la dénutrition, la dysenterie, la malaria, la déshydratation ou les
cas de pneumopathie ne surprirent guère, le personnel soignant fut pris de
court face aux innombrables lésions des pieds et aux « traumatismes », un
terme désignant les blessures causées par l’humidité, le manque d’hygiène
ou la promiscuité, mais également par les violences30.
Un pays ruiné et menacé
Dans l’année qui suivit le génocide, la situation fut marquée par la déficience
des institutions, la multiplication des accusations et, inévitablement,
des arrestations. Le système judiciaire, totalement dépourvu de personnel,
illustre bien l’épreuve à laquelle le gouvernement dut faire face. Avant le
génocide, le pays comptait 708 magistrats. En 1995, il n’en restait que 210, dont
seulement 60 juristes de formation. Un quart d’entre eux était affecté aux parquets
et aux tribunaux de première instance, alors que les autres relevaient des
tribunaux de cantons. Autrement dit, les 55 magistrats de première instance,
seuls compétents en matière criminelle, auraient dû traiter les 46 000 dossiers
en attente31. Dans le même temps, le nombre d’avocats dans tout le pays était
estimé à douze32 et l’administration pénitentiaire manquait elle aussi cruellement
de personnel. L’association belge du Réseau des citoyens (RCN Citizen
Network) estima le corps des surveillants civils à une centaine de personnes
à la fin de l’année 1995, pour un total d’au moins 45 000 détenus dans les
prisons, auxquels s’ajoutaient 15 000 individus écroués dans les cachots33. En
attendant que les 150 officiers de police judiciaire formés pour pallier cette
difficulté34 soient opérationnels, des gendarmes ou des militaires de l’Armée
29. MSF, Compte-rendu de la réunion des responsables de programme Rwanda de MSF Belgique, MSF France
et CICR sur le problème des prisons au Rwanda, MSF, 22 mars 1995.
30. MSF, Diagnostic de situation : la santé des prisonniers rwandais, l’exemple de Gitarama, Paris, MSF,
mars 1995 ; MSF, Diagnostic de situation. État de santé des prisonniers de Gitarama. Rwanda, juin 1995,
Paris, MSF, 23 juin 1995.
31. ONU, R. Degni-Ségui, Rapport A/50/709, S/1995/915, op. cit., alinéa 92, p. 54.
32. Information de l’OIP relayée par C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… »,
art. cité, p. 466. Par la suite, le gouvernement encouragea l’accès des magistrats et des personnes
détentrices d’une licence de droit à la fonction d’avocat et fit voter une loi portant sur la création
d’un barreau en mars 1997. En septembre, 44 avocats et 22 défenseurs judiciaires prêtèrent serment.
OIP, Rapport 1997…, op. cit., p. 281.
33. C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… », art. cité., p. 460.
34. OIP, Rapport 1994…, op. cit., p. 184.
patriotique rwandaise (APR35), sans formation spécifique, se chargèrent de
surveiller les prisons, en plus des cachots. Cela suscita méfiance et critiques,
l’armée étant alors accusée d’être « omniprésente », de prendre la main sur
l’ensemble des institutions et d’outrepasser le droit36. L’État chercha alors
à gagner du temps, en promulguant la loi n° 16/97 le 31 décembre 1997, qui
prolongeait la période pendant laquelle une personne pouvait être maintenue
en détention préventive :
« En vertu de cette loi, les personnes placées en détention avant le 31 décembre 1997
[pouvaient] être détenues jusqu’au 31 décembre 1999 sans être avisées du motif de
leur arrestation, sans mandat d’arrêt provisoire et sans bénéficier d’une instruction
préparatoire37. »
Pendant ce temps, les prisons absorbaient 4 % du budget annuel de l’État,
représentant une charge difficilement supportable38. Les difficultés persistèrent
plusieurs années, puisqu’en 1999 encore le Représentant spécial de
l’ONU illustrait ce problème de personnel par l’exemple de la prison de Rilima,
au Bugesera, où il n’y avait que 17 surveillants pour 12 000 détenus39.
Durant cette période difficile, l’État rwandais maintint sa politique de lutte
contre l’impunité et poursuivit les arrestations, malgré les multiples rappels
relatifs aux conditions de vie des réfugiés ou des détenus par les instances
internationales et les ONG étrangères40. Mais comme il lui fallait résoudre les
difficultés causées par la surpopulation carcérale tout en répondant au besoin
de justice des rescapés, il fut contraint d’accepter certains compromis. Il dut
par exemple s’accommoder du projet d’une justice internationale délocalisée
(le Tribunal pénal international pour le Rwanda,TPIR), qui s’opposait à
l’application de la peine de mort et séparait les commanditaires des exécutants
– selon une logique jugée discriminatoire par le Rwanda, dite de « deux poids,
deux mesures41 ». Les positions divergentes des autorités rwandaises et des
Nations unies sur le seuil à fixer pour les peines firent de plus apparaître
un paradoxe : les exécutants risquaient d’être jugés plus sévèrement que les
35. L’APR, branche militaire du FPR, a été constituée en Ouganda par des Tutsi rwandais contraints
à l’exil. Le 1er octobre 1990, elle a attaqué le Rwanda par le Nord avant de vaincre les Forces armées
rwandaises en juillet 1994 et de prendre le contrôle du pays.
36. C’est le cas après l’arrestation de 7 000 personnes refoulées par le Zaïre et la Tanzanie en janvier
1997. Voir OIP, Rapport 1997…, op. cit., p. 279.
37. ONU, M. Moussalli, Rapport E/CN.4/1998/60, 19 février 1998, alinéa 22, p. 7.
38. ONU, Rapport A/54/359, op. cit., alinéa 102, p. 15.
39. Ibid., alinéa 118, p. 16.
40. L’expulsion des sections française et suisse de Médecins sans frontières le 6 décembre 1995
pourrait d’ailleurs symboliser la pesanteur de la situation. Sur cet événement, voir la lettre du
ministre de la Réhabilitation aux chefs de mission des organisations non gouvernementales opérant
au Rwanda, publiée par MSF dans Violences du nouveau régime rwandais, op. cit., p. 122.
commanditaires42. En marge de ces discussions, l’afflux des exilés tutsi dès
août 1994 depuis les pays limitrophes contribua à alimenter des tensions au
sein de la population, qui se cristallisèrent autour de la question foncière.
Les occupations illégales de propriétés favorisèrent en effet des actes de
dénonciations et des règlements de comptes43. S’ajouta à cela la violence
menaçant toujours le Rwanda, à la frontière duquel se préparaient des attaques
dirigées par les infiltrés.
Les moyens mis au service d’une sortie de crise
Progressivement cependant, la situation se stabilisa. Le 7 août 1995, le
gouvernement annonça la fin de la formation de 300 officiers de police judiciaire,
chargés d’enquêter sur les personnes faisant l’objet de soupçons de
participation au génocide. En complément, il mandata des commissions de
triage pour procéder à l’examen des dossiers des personnes en détention et
organiser la libération de celles pour lesquelles il n’existait pas de preuves
suffisantes44. À défaut de pouvoir enrayer le problème de la surpopulation
carcérale, d’autres mesures furent prises, qui contribuèrent à l’amélioration
des conditions de détention et de la prise en charge des détenus. L’augmentation
de la capacité pénitentiaire fut suivie du transfert progressif des détenus
des cachots des communes et des brigades vers les prisons, ce qui permit de
réduire le nombre des individus écroués sous l’autorité des bourgmestres. Au
cours des deux premiers mois de l’année 1997, le transfert de 3 000 prisonniers
fut organisé avec l’assistance de l’Office des migrations internationales et,
finalement, ils furent 10 000 à être placés cette année-là sous la responsabilité
du ministère de la Justice en changeant de lieu de détention, sortant ainsi de
l’anonymat45.
42. Sans compter bien sûr que les seconds bénéficiaient de conditions de détention beaucoup plus
confortables, comme le notait déjà C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… », art.
cité, p. 462. Sur ce traitement inégalitaire, voir « Dans les prisons des bourreaux du Rwanda » [en
ligne], Le Monde, 18 novembre 2005, des-bourreaux-du-rwanda_711722_3208.html>, consulté le 2 novembre 2020. Sur les débats
suscités par la création du TPIR, voir O. Rovetta, Un génocide au tribunal. Le Rwanda et la justice
internationale, Paris, Belin, 2019, plus particulièrement p. 211-245. Sur la prise en charge des génocidaires
par différents systèmes judiciaires, mais surtout pénitentiaires, voir W. Luyt, « Genocide in Rwanda:
Detention and Prison Involvement », Acta Criminologica, vol. 16, n° 4, 2003, p. 96-11.
43. Ces occupations sont illustrées dans l’un des rapports de R. Degni-Ségui par le cas frappant
du secteur de Masaka, situé à quelques kilomètres de Kigali, où 4 000 des 5 000 habitants sont de
nouveaux arrivants, soit 80 % de la population. Voir ONU, Rapport A/50/709, S/95/915, op. cit.,
alinéas 24-28, p. 8 et 9.
44. C. Murigande, Le gouvernement rwandais…, op. cit.
45. OIP, Rapport 1997…, op. cit., p. 279.
Dans un premier temps, le travail engagé localement par les groupes
mobiles des inspecteurs de la police judiciaire fut peu suivi d’effets, la
judiciarisation des personnes détenues n’évoluant que très peu46. Nonobstant,
le 30 août 1996, le gouvernement vota la loi sur l’organisation des poursuites
des infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre
l’humanité. Pour désengorger les prisons, il se montra incitatif en valorisant les
aveux, récompensés par des sorties de détention, et il organisa des libérations
conditionnelles de mineurs et de personnes vulnérables (personnes âgées,
malades incurables)47. Le Représentant spécial des Nations unies nota, dans
son rapport publié en septembre 1998, que 7 000 détenus auraient déclaré
qu’ils entendaient avoir recours à la procédure du « plaider coupable » afin de
diminuer leur peine, contre 500 l’année précédente48. L’idée de justice émergea,
même si ses modalités continuèrent à faire débat (comme les exécutions
publiques de 22 condamnés à mort organisées le 24 avril 1998 dans les stades
de cinq villes du pays49) ou à connaître des tâtonnements (comme lorsque le
gouvernement proposa d’organiser des procès collectifs afin de répondre à
l’urgence de la détention illégale50).
En plus du plan de réhabilitation des prisons et des décisions permettant
de réduire le nombre de détenus, des initiatives furent prises pour améliorer
les conditions de vie de ces derniers – le plus souvent localement au départ.
Certains élus engagèrent par exemple des travaux pour rendre la vie dans
les cachots moins pénible51 ; d’autres isolèrent les femmes ayant des enfants
en bas âge en les autorisant à vivre dans le périmètre du lieu de détention,
mais à l’extérieur des cellules52. En 1998-1999, l’organisation Penal Reform
International mit en place un programme de travail d’intérêt général dans huit
établissements, qui ne profita alors qu’aux hommes. À la prison centrale de
Kigali (PCK), 1 000 détenus bénéficièrent de ce régime et travaillèrent soit dans
46. Entre décembre 1996 et mai 1998, les chambres spécialisées des tribunaux de première instance
ont prononcé les jugements de 443 accusés dans le cadre de 156 procès pour génocide, mais début
1998, le rythme des jugements a considérablement ralenti du fait de nombreux ajournements. Voir
ONU, Rapport A/53/367, 11 septembre 1998, alinéas 37 et 38, p. 7.
47. Le gouvernement a remis en liberté 3 365 détenus entre octobre 1998 et fin juillet 1999, dont 50
ont été libérés en raison de leur grand âge et 196 parce qu’ils étaient mineurs. Voir ONU, Rapport
A/54/359, op. cit., alinéa 120, p. 17.
48. ONU, Rapport A/53/402, 18 septembre 1998, alinéa 42, p. 10.
49. M.-L. Colson, « Exécutions publiques au Rwanda. Accusées de génocide, 22 personnes ont été
fusillées hier » [en ligne], Libération, 25 avril 1998, executions-publiques-au-rwanda-accusees-de-genocide-22-personnes-ont-ete-fusilleeshier_
233978>, consulté le 2 novembre 2020.
50. ONU, Rapport A/53/402, op. cit., alinéas 38 et 39.
51. À Mugesera, dans la préfecture de Kibungo, le bâtiment communal est remis en état pour
accueillir les détenus jusqu’alors amassés dans quatre petites cellules. Voir ONU, M. Moussalli,
Rapport E/CN.4/1998/61, op. cit., alinéa 34, p. 12.
52. ONU, M. Moussalli, Rapport E/CN.4/1998/60, op. cit., alinéa 23, p. 7-8.
les champs, soit dans une fabrique de meubles53. Malgré le mécontentement
exprimé par les rescapés à l’idée que ces prisonniers soient rémunérés, ceux-ci
bénéficièrent d’un pécule mensuel pour s’acheter de la nourriture : toutefois,
70 % de leurs revenus allaient au ministère de la Justice, dont un « reliquat »
pour la prison54. D’autres initiatives, plus modestes encore dans le sens où
elles concernaient un nombre limité d’individus, furent décidées dans les
communes par des organisations non gouvernementales et dépendaient de
la volonté des bourgmestres. Les équipes onusiennes signalèrent par exemple
que des détenus avaient été invités à cultiver des potagers pour les habitants
ou à bâtir des maisons pour les veuves et les orphelins du génocide55. Enfin,
d’autres mesures témoignant d’« une avancée sur la voie de la démocratie »
apportèrent des garanties quant à la normalisation de la situation du pays, telles
que la tenue d’élections locales, la création de deux nouvelles commissions
dédiées aux droits de l’homme et à la réconciliation, la loi permettant aux
femmes d’hériter, la proposition de recourir à une justice coutumière pour
accélérer les procès pour génocide ou encore un engagement croissant en
faveur de la bonne gouvernance : entre 1998 et 1999, 9 des 19 directeurs de
prisons furent par exemple limogés et arrêtés pour corruption56.
Constitution de la population carcérale
Le contexte social, institutionnel et politique, on ne peut plus critique
entre 1994 et 1995, s’améliora donc peu à peu, et même si l’arrivée massive de
nouveaux suspects entre 1996 et 1998 contribua à l’accentuation de la crise
pénitentiaire (et aussi judiciaire), les efforts engagés en amont et l’ensemble
des mesures prises pour rétablir le fonctionnement des institutions finirent
par aboutir à une stabilisation. La population totale des détenus dans le pays
décrut de façon notable après 1998 tandis que celle des prisons restait en progression.
La proportion de présumés génocidaires dans les cachots diminua
en effet drastiquement : 18 000 détenus en sortirent entre 1998 et 2000, dont
quelques milliers furent transférés en prison, comme l’indique l’augmentation
des effectifs des prisonniers déclarés par le service correctionnel57. Le nombre
53. Les programmes de l’organisation sont brièvement présentés dans le premier rapport qu’elle
a consacré aux gacaca : PRI, Rapport 1. Les juridictions gacaca et leur préparation. Juillet-décembre 2001,
Londres, Penal Reform International, janvier 2002, p. 3-4.
54. ONU, Rapport A/54/359, op. cit., alinéas 120 et 121, p. 17.
55. Ibid., alinéas 112 et 113, p. 16.
56. Ibid., alinéa 9, p. 4.
57. Rwanda Correctional Service (RCS), Commission of Operations and Procedures, « Imibare
y’imfungwa… », art. cité.
de prisonniers dits « génocidaires » ne cessa ensuite de diminuer, d’abord
au moment de la mise en place de la phase pilote des juridictions gacaca,
puis à l’occasion des libérations massives de détenus « avouants » en 2003 et
2005, quand environ 60 000 d’entre eux furent placés en liberté provisoire58.
Il y eut néanmoins deux nouveaux pics d’incarcération, en 2004 et en 2006,
consécutifs aux enquêtes préliminaires et aux premiers procès gacaca, certains
« repentis » ayant parfois été réincarcérés (y compris à la faveur d’un crime de
droit commun), quand de nouveaux auteurs ou co-auteurs étaient identifiés59.
La population des prisons se constitua ainsi, par vagues, avec les suspects
restés sur le territoire d’abord, les présumés génocidaires de retour d’exil entre
1996 et 1999 ensuite, puis enfin avec les génocidaires « révélés » par les procès
et les dénonciations auxquelles ceux-ci ont mené. Parmi ces trois groupes
se distinguèrent des profils différents. Les premiers arrêtés représentaient
en grande majorité les exécutants issus de la masse paysanne, n’ayant pas
toujours pu ou vu la nécessité de fuir face à la progression de l’Armée
patriotique rwandaise dirigée par Paul Kagame, ou encore étant revenus
de la zone Turquoise60 dans laquelle ils avaient trouvé refuge. Les seconds
comptaient dans leurs rangs nombre de miliciens interahamwe et de notables
(élus, responsables administratifs, élite intellectuelle ou économique). Quant
à ceux qui furent interpellés de façon plus tardive, ils pouvaient être restés au
Rwanda ou avoir fui dans un pays limitrophe sans jamais avoir attiré l’attention
58. Il est difficile de connaître le nombre exact des prisonniers ayant bénéficié du décret publié par
le président de la République Paul Kagame le 1er janvier 2003, les chiffres cités n’étant jamais les
mêmes et ne s’appuyant pas sur une source pouvant être vérifiée. Cependant, dans ses rapports,
l’organisation Penal Reform International indique qu’il y aurait eu une première vague de libération
en janvier (2 360 personnes identifiées comme âgées ou malades), qui fut suivie par la libération
dans les mois suivants d’environ 20 000 personnes ayant fait des aveux, puis de 36 000 détenus en
2005. L’organisation mentionne également la libération de 8 000 prisonniers en février 2007. Voir
PRI, Rapport 4. « La procédure d’aveux, pierre angulaire de la justice rwandaise », Londres, Penal Reform
International, janvier 2003, p. 12 ; PRI, Huit ans après… Le point sur le monitoring de la Gacaca au
Rwanda, Londres, Penal Reform International, 2010, p. 9. Les chiffres délivrés par Amnesty
International pour 2003 diffèrent quelque peu, pour qui 25 029 détenus auraient été libérés cette
année-là : Amnesty International, « Rwanda… », art. cité. Irin News évalue à 64 000 au total le
nombre de détenus ayant bénéficié d’une libération provisoire : Irin News, « Rwanda: Release of
Thousands of Prisoners Begins » [en ligne], 1er août 2005, (citée par P. Clark, The Gacaca Courts…,
op. cit., p. 9). Enfin, dans une autre perspective, É. N. Ndushabandi estime que 47 240 prisonniers
seraient passés par les camps de rééducation entre 2001 et 2005 – les malades et les personnes âgées
n’étant pas concernés. Voir É. N. Ndushabandi, La politique de la mémoire au Rwanda après le génocide
de 1994. Étude du dispositif des « Ingando », Thèse de doctorat en sciences politiques et sociales,
Bruxelles, Université Saint-Louis Bruxelles, 2013, p. 217.
59. Rwanda Correctional Service (RCS), Commission of Operations and Procedures, « Imibare
y’imfungwa… », art. cité.
60. Autrement appelée la « zone humanitaire sûre », elle a été créée au sud-ouest du Rwanda par
l’armée française, qui avait déployé 3 000 hommes dans la région. Elle visait à empêcher les
affrontements entre les FAR et le FPR.
de la justice auparavant. Soit il n’y avait pas eu de témoins pour les dénoncer,
soit ils avaient une famille influente et les moyens d’intimider ou d’acheter
les victimes, soit encore ils étaient couverts par leurs voisins ou avaient pris
part au(x) meurtre(s) de personnes venues d’ailleurs, non réclamées par leurs
proches dans cette localité. Parmi ces accusés de la troisième vague, figurèrent
beaucoup de femmes. Le cadre judiciaire ayant évolué, le crime génocidaire
fut alors appréhendé selon une définition plus large. L’attention ne se limita
plus aux seuls auteurs des massacres mais se tourna vers toutes les formes
d’appui aux tueurs, de la dénonciation aux pratiques de cruauté précédant,
accompagnant ou suivant les mises à mort. Ce changement décisif permit
de faire apparaître les femmes parmi les génocidaires alors qu’elles avaient
jusque-là échappé aux inculpations : en effet, 84 % des femmes détenues en
2015 ont été incarcérées à partir du début des gacaca, en juillet 2006, tandis
que ce n’est le cas que de 58 % des hommes61, qui eux sont très nombreux à
avoir été incarcérés entre 1994 et 1998.
La prison : un lieu de reformation de l’État déchu
L’implantation des cadres du génocide
Comme le signalait déjà Christine Deslaurier en 1996, la vie en prison s’organisa
très tôt autour d’une élite formée par les cadres du génocide. Arrivée
dans un second temps, constituée de représentants politiques, d’enseignants
ou de notables locaux, cette élite exerça son leadership en compensant ainsi
le manque de personnel pénitentiaire. Le génocide lui servit de socle idéologique
: la victimisation des Hutu, déjà mise au service de la propagande
durant la guerre62, se trouva cette fois justifiée par l’expérience de la détention :
« Selon les mêmes hiérarchies et les mêmes mécanismes de subordination, les structures
du pouvoir de l’ancien État se sont réédifiées en prison. Il semble que le but recherché
soit d’opposer aux accusations un front uni pour démontrer que tous les Hutu suspectés
sont victimes d’une mise en scène. Sur le plan de l’idéologie, les intellectuels manoeuvrent
des thèmes identiques à ceux auxquels ils étaient habitués auparavant ; certains anciens
bourgmestres et conseillers communaux emprisonnés ont été “réélus” par leurs administrés
détenus, les universitaires déploient un argumentaire révisionniste aux allures
61. Le premier chiffre est issu du recensement de la population carcérale féminine génocidaire que
j’ai effectué en 2015, qui à l’époque regroupait 2 137 femmes. Le second a été produit grâce au
recensement des détenus génocidaires de la prison de Bugesera fin 2016, représentant 2 087 hommes.
62. Sur ce thème, voir J.-P. Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 2002 ;
Human Rights Watch, Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, Aucun témoin
ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 81-116.
faussement scientifiques ; surtout, les diplômés en droit assurent le suivi juridique de la
cause commune et soulignent qu’ils sont en détention illégale63. »
Coupés des espaces administratifs et de travail par de hauts murs, les
« blocs64 » constituent les lieux de vie relativement exigus et surpeuplés des
détenus (voir figure 2). Pour les gérer, l’administration pénitentiaire avait
besoin de dirigeants en mesure d’encadrer la population, de coordonner ses
activités et de porter sa voix. En dépit de la préexistence d’une organisation
informelle avant cela65, les difficultés à la fin des années 1990 étaient telles
que la délégation des tâches se révéla indispensable. Non seulement, les surveillants
étaient très peu nombreux, mais leur salaire était si bas que, selon
un rapport des Nations unies, « ils [auraient été] pratiquement contraints de
voler les détenus66 ». Les rapports entre les prisonniers et leurs surveillants
étaient très mauvais, plus encore lorsqu’il s’agissait de soldats de l’APR, alors
majoritaires67. Leur hostilité réciproque était accrue par la précarité du personnel
de garde et renforçait l’indépendance des blocs, et par conséquent
la légitimité et la souveraineté des leaders. Immaculée Mujawamariya, qui
purge une peine de trente ans à la PCK, témoigne ainsi de l’activité politique
et idéologique dans la prison à son arrivée en 1996. Elle laisse entrevoir les
difficultés rencontrées par les militaires alors engagés comme surveillants
pour contenir cette effervescence, qui subissaient même de nombreuses provocations
de la part des détenus :
« Avec la vie qu’on menait à cette période, de 1994 jusqu’en 1996, nous avions tous gardé
l’idéologie qu’on portait pendant le génocide. Que ce soit celui qui était en prison, qui
63. C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… », art. cité., p. 458-549.
64. J’emprunte aux acteurs l’usage qu’ils font de ce terme : le bloc est le véritable espace de la
détention, celui dont ils ne sortent que lorsqu’ils y sont autorisés, pour travailler, recevoir une
visite, aller au dispensaire, répondre à une convocation, prendre part à une activité ou à une messe.
Leur nombre varie, de nouveaux blocs ayant pu être construits pour augmenter les capacités des
établissements. À la PCK par exemple, celui des femmes a été érigé à la fin des années 1990, quand
elles ont été trop nombreuses pour occuper le bâtiment qui est depuis devenu le bloc des VIP, et
une aile autrefois réservée à l’administration a dû être réaménagée en 2010 pour accueillir Victoire
Ingabire quand elle a été incarcérée (il n’existait pas alors de bloc VIP pour les femmes). Au bloc
correspond une entité administrative (secteur, cellule) déterminée par la taille des établissements
et le nombre de détenu·e·s. Dans l’usage qui en est fait ici, il désigne le lieu de l’enfermement.
65. C. Tertsakian, Le Château…, op. cit., p. 83. Ce même phénomène est observé ailleurs en Afrique,
comme en témoigne l’étude de Marie Morelle à Kondengui. M. Morelle, Yaoundé carcérale. Géographie
d’une ville et de sa prison, Lyon, ENS éditions, 2019, p. 99-118. Pour se faire une idée de la progression
des travaux consacrés aux prisons africaines, voir par exemple M. Morelle et F. Le Marcis, « Pour
une pensée pluridisciplinaire de la prison en Afrique », Afrique contemporaine, n° 253, 2015, p. 117-
129 ; F. Le Marcis et M. Morelle (dir.), « L’Afrique carcérale », Politique africaine, n° 155, 2020.
66. ONU, Rapport A/54/359, op. cit., alinéas 117-119, p. 16-17.
67. OIP, Rapport 1996…, op. cit., p. 156.
avait conservé la doctrine du génocide et du temps des tueries, ou que ce soit nous
qui rentrions d’exil, qui avions entretenu cette même doctrine. Nous sommes rentrés
en prison avec et nous l’avons retrouvée là telle qu’on l’avait fait fleurir en exil. Nous
baignions dedans, et c’est pour cela que tout ce qui se disait, par exemple quand le directeur
organisait une réunion, les prisonniers le dénigraient : “Que raconte ce cafard68 ?”
À l’époque, nous étions surveillés par des militaires ; nous passions notre temps à les
insulter. Les gardiens de prison ne pouvaient pas nous approcher car nous étions comme
des animaux. [Dans le bloc des femmes], nous nous déshabillions : tu portais une petite
culotte en bas et le torse nu69. »
Dès 1994, les représentants de l’ancien gouvernement proposèrent un État
de substitution aux prisonniers, investissant autant les champs politique et
mémoriel qu’administratif. Déjà à l’époque, des observateurs notaient que
les détenus pouvaient tenir les registres des prisons70, c’est-à-dire avoir la
charge du recensement et de son actualisation quotidienne, celle-ci devant
tenir compte des entrants, des sortants, des morts et des malades hospitalisés.
Ils pouvaient aussi aider à établir les dossiers individuels des détenus71. De
plus, ils assuraient eux-mêmes la sécurité à l’intérieur des blocs et formaient
à cet effet des équipes habilitées à prendre des mesures disciplinaires, à la
tête desquelles se trouvait un représentant nommé « capita général72 », alors
secondé par des « superviseurs73 ». En 1996, l’OIP s’alarmait :
« [Les équipes de sécurité] sont redoutées par les prisonniers. Tout manquement à la
discipline est sanctionné par l’isolement dans un cachot obscur pendant au moins une
semaine. Les détenus surpris avec des correspondances “suspectes” ou de l’argent sont
également sévèrement punis74. »
68. Le mot inyenzi (cafard) est un terme polysémique en kinyarwanda, selon qu’il est écrit avec ou
sans majuscule. Au départ utilisé par les combattants exilés tutsi ayant fui le Rwanda après les
pogroms de 1959 pour résumer la phrase suivante : « INgangurarugo Yiyemeje kuba ingENZI
[Combattant de la milice Ingangurarugo qui s’est donné comme devise d’être le meilleur sur le
champ de bataille] », il a été employé dans la propagande de l’État rwandais génocidaire pour
animaliser les Tutsi, tout comme le terme inzoka (serpent).
69. Le fait de se déshabiller est ici utilisé par les femmes comme un outil de protestation. Entretien
filmé avec Immaculée Mujawariya, prison centrale de Kigali, 13 novembre 2012.
70. OIP, Rapport 1994…, op. cit., p. 186.
71. Voir C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… », art. cité., p. 466, qui s’appuie
sur les observations de l’organisation RCN Citizen Network.
72. Le mot « capita », également relevé sous la forme rwandaise gapita ou kapita, a un usage ancien,
notamment sur les chantiers du pays – routes ou constructions – où il servait à désigner le
contremaître. On le rencontre aussi au Burundi. Voir C. Deslaurier, « “Dans la pierre” : retour
d’expériences à Mpimba (Bujumbura, Burundi) », Politique africaine, n° 155, 2019, p. 167.
73. OIP, Rapport 1997…, op. cit., p. 280.
74. OIP, Rapport 1996…, op. cit., p. 190.
Figure 2. Carte de la prison centrale de Kigali : organisation et territoires
Cette carte a été réalisée par V. Baraduc à partir d’une capture Google Earth et du terrain
d’enquête qu’elle a effectué dans cette prison.
Cette délégation du travail d’encadrement et de surveillance, et le contrôle
de certains captifs qu’elle induisait, « inquiét[ait] » et « constern[ait] » le représentant
spécial de l’ONU, qui relevait alors que :
« Les détenus eux-mêmes imposent une discipline qui fait peu de cas des règles du droit.
Il y a un quartier d’isolement dans la plupart des prisons. Il semble que dans un cas précis
on y ait relégué les fumeurs et les homosexuels75. »
Comme l’avait noté Christine Deslaurier, une société se réorganisait et
bénéficiait pour cela du cadre politique de l’ancien régime76, ainsi que, comme
le relate également Immaculée, du cadre idéologique du génocide. L’ancien
rédacteur extrémiste de la revue Kangura, Joël Hakizimana, fut même choisi
par ses codétenus de la PCK77. À l’intérieur, les prisonniers les plus instruits
dispensaient des cours d’alphabétisation ou de langue (anglais, allemand,
français, swahili et lingala)78.
Le développement de ce que l’historienne nommait avec prudence
« une culture des incarcérés » était largement favorisé par les difficultés
d’administration des nombreux établissements pénitentiaires, tenant à la fois
à l’absence de personnel, au manque de formation des militaires le remplaçant
et à la corruption. Cette « culture » fut alimentée par une élite intellectuelle
ainsi que par un « corps idéologisé », formé d’exécutants zélés du génocide.
Le règne des génocidaires en prison
Un dernier élément s’est avéré décisif pour le renforcement de ce « règne »
intérieur et son installation dans la durée : la structure de la population
carcérale. Jusqu’au début des années 2000 en effet, la catégorie dite des
« génocidaires » rassemblait la quasi-totalité des prisonniers, avant que leur
proportion ne diminue sérieusement (voir figure 3). Les prisonniers relevant
de cette catégorie – exécutants avérés ou présumés – avaient le monopole du
75. ONU, Rapport A/54/359, op. cit., alinéa 115, p. 16.
76. C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… », art. cité., p. 460. Voir en complément
le chapitre très bien documenté que Carina Tertsakian a consacré à l’organisation du « gouvernement
des prisonniers », ainsi que le passage relatif à l’usage de la violence par les leaders des prisons de
Gikondo et Kimironko à la fin des années 1990 : C. Tertsakian, Le Château…, op. cit., p. 82-113 et
p. 302-306.
77. H. Deguine et R. Ménard, « Les extrémistes de “Radio Machette” », Le Monde diplomatique, mars
1995, p. 8. Source citée par C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… », art. cité.,
p. 459, note 79. En complément, voir l’alerte lancée par Médecins sans frontières le 27 juillet 1995
après son retrait des camps de réfugiés établis au Zaïre : MSF, L’influence croissante des extrémistes
entrave le rapatriement, Bruxelles, MSF Belgique.
78. OIP, Rapport 1996…, op. cit., p. 190.
pouvoir informel. Leurs leaders parvinrent à tirer profit de la collecte des
informations dans les blocs lors de la mise en place des gacaca, qu’ils dirigèrent.
De façon inattendue, ils bâtirent donc leur pouvoir grâce aux activités
issues du projet judiciaire, et grâce à la mémoire du génocide, face à laquelle
ils développèrent des stratégies d’adaptation toujours plus intelligentes79.
Figure 3. Recomposition de la population carcérale entre 1995 et 2015
Ce graphique a été réalisé par V. Baraduc à partir des données du Rwanda Correctional
Service (RCS), de l’OIP, de C. Tertsakian, de la Liprodhor et de Deslaurier. En dehors du
RCS, les sources utilisées ne donnent le plus souvent que les chiffres d’une année. Citant
un rapport de l’association belge RCN Citizen Network, Deslaurier indique dans une
note qu’en 1995 il y avait 250 prisonniers de droit commun condamnés avant le génocide
(C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… », art. cité., p. 462). J’ai rapporté
ce chiffre à la population estimée de détenus à la fin de cette même année afin de calculer
le pourcentage.
Outre les activités orientées vers le suivi judiciaire ou la préparation individuelle
ou collective aux procès gacaca, la vie en détention prit la forme d’un
quotidien « ordinaire », dans lequel l’éducation, la pratique religieuse, le sport
et, bien sûr, le négoce furent centraux. Ayant lieu à l’extérieur des blocs ou
encore de la prison, le travail tint lui une place à part, même si, à l’intérieur
des murs, des prisonniers se font commerçants ou artisans80. Un extrait du
témoignage rédigé par le père Guy Theunis, lui-même incarcéré à la PCK après
79. À titre d’exemple, voir le documentaire réalisé par B. Bellefroid, Rwanda, les collines parlent,
Dérives, Belgique, 2005, 50 min, ou PRI, Rapport 4…, op. cit., p. 8-9.
80. G. Theunis, Mes soixante-quinze jours de prison à Kigali, Paris, Karthala, 2012, p. 49.
avoir été suspecté d’avoir pris part au génocide81, permet de saisir la vitalité
et l’organisation générale et sociale du bloc des hommes une décennie après
la crise pénitentiaire :
« La prison comme telle est divisée en plusieurs zones ou secteurs dont les noms font
parfois sourire. Le quartier “Texas”, où je logerai par la suite, est celui où se trouvaient
les gens dangereux avant 1994. “Amizero”, mot signifiant “espoir”, est une place qui se
change à certains moments en stade. Elle était appelée autrefois “Agahinda” (tristesse),
ce qui indique qu’à la PCK la tristesse s’est changée en espoir. À “Kiberinka” logent les
délinquants sans moyens. La zone “Zéro-Zéro” accueille les intellectuels. Le quartier
“Matteus” est celui où se fait le commerce. “Kiyovu”, partie de Texas, est appelée ainsi
parce qu’il y a de belles “maisons”. C’est là que vivent le capita général et le brigadier-chef,
ainsi que d’autres “riches”. Dans la zone “Carreau”, près de l’entrée, on joue au football le
matin très tôt. Il y a douze [secteurs] numérotés de 1 à 12. Le quartier “Zéro-Zéro” n’en
fait pas partie. Dans la zone église se trouve la grande salle polyvalente82. »
Ce récit du religieux belge montre le caractère inégalitaire et cloisonné de
l’espace des hommes et de ses différents quartiers, séparant les intellectuels
des démunis, et s’organisant autour des lieux de pouvoir (Kiyovu, Zéro-Zéro)
ou de commerce (Matteus). Matteus est le nom du quartier commerçant situé
en contrebas du Plateau à Kigali, au pied duquel la prison a été bâtie. Comme
pour Kiyovu ou d’autres noms qui furent attribués par la suite aux différents
secteurs, cellules ou imidugudu (ici quartiers83) au moment de la réorganisation
administrative du pays en 2006, ce mimétisme témoigne de la perméabilité
entre la prison et le monde extérieur. Peut-être témoigne-t-il également d’une
forme de normalisation de l’expérience de la détention. En 2005, les lieux
étaient donc encore organisés selon le modèle préexistant à l’arrivée massive
des génocidaires. En témoigne l’héritage préservé du quartier de Texas où,
avant 1994, étaient regroupés les gens dangereux et où vivaient alors, avec
d’autres riches et dans de « belles maisons », le capita général et le brigadierchef
: fort probablement des génocidaires jouissant du capital symbolique
et économique tiré de leur expérience des massacres, ainsi que, souvent,
de leur position antérieure. L’empreinte laissée par le génocide sur les lieux
81. Il a été arrêté le 6 septembre 2005 alors qu’il quittait le Rwanda où il effectuait un transit entre
la République démocratique du Congo et la Belgique, puis il a été jugé en gacaca cinq jours après
son arrestation. Dans son ouvrage, il fait le récit de sa détention et de son procès, au détour duquel
il tient une position critique et politique à l’égard du régime actuel. Ce qui nous intéresse ici
concerne exclusivement la description appliquée qu’il fait d’un lieu dont il n’a pas les codes, mais
dans lequel il est rapidement intégré du fait de son statut particulier.
82. G. Theunis, Mes soixante-quinze jours de prison…, op. cit., p. 33.
83. Les imidugudu, parfois traduits par « villages », sont un échelon administratif intermédiaire
entre ce qui correspondait auparavant aux nyumbakumi (dix maisons) et aux cellules. Ils furent
créés en 2006.
reste d’ailleurs perceptible dans l’exercice auquel se prête Guy Theunis, qui
rapporte aussi des rumeurs circulant concernant le nombre de prisonniers
morts en détention entre 1994 et 1997 : le chiffre de 4 400 ne contribue-t-il pas
à permettre à ceux qui en ont réchappé de faire valoir auprès des nouveaux
arrivants leur statut de survivants, et donc d’individus pugnaces84 ? Surpris
par l’activité du bloc, le prêtre en relève le dynamisme économique, selon lui
rendu possible par l’implication de gardes corrompus. Il décrit ainsi le fossé
qui sépare le confort que parviennent à s’offrir les détenus en fonction de leur
statut et de leurs moyens – les deux étant indissociables. Les « riches » comme
il les appelle, qui se trouvent en fait être les détenteurs de l’autorité, disposent
de logements « confortables » qu’ils parviennent à aménager85, quand les
détenus les plus pauvres ne disposent ni de couche, ni de couverture, ni de
gobelet, d’assiette ou même d’uniforme86.
Dans son livre, Guy Theunis précise l’organisation des différents groupes
d’encadrement et de commandement dans le bloc des hommes à la PCK, dont
il apparaît qu’elle est très élaborée. La délégation du pouvoir y prend diverses
formes et concerne aussi l’occupation physique des lieux : le prêtre est par
exemple réinstallé dans une nouvelle pièce à l’issue d’une décision prise par
le directeur, mais appliquée par l’un des détenus encadrants. La description
qu’il fait de cette organisation rend compte de la formalisation, voire de
l’officialisation progressive de ce qui au départ n’était qu’un système informel87
et permet de comprendre la nécessité pour l’administration pénitentiaire de
privilégier l’instauration d’un gouvernement intérieur, inféodé à la direction
de la prison. Encore aujourd’hui, le service correctionnel délègue aux leaders
son autorité et leur offre ainsi l’opportunité d’accéder à certaines prérogatives,
en renforçant par conséquent leur pouvoir. Par exemple, durant mon enquête
dans cet établissement, les prisonniers rescapés incarcérés pour un crime de
droit commun étaient confiés à leur arrivée à ces mêmes dirigeants, mandatés
par la direction88.
84. G. Theunis, Mes soixante-quinze jours de prison…, op. cit., p. 45.
85. L’appartement de deux pièces qui lui est cédé dispose ainsi d’un salon meublé de trois fauteuils,
d’un tabouret, d’une petite table et d’une étagère. Voir G. Theunis, Mes soixante-quinze jours de
prison…, op. cit., p. 61.
86. Ibid., p. 48.
87. Ibid., p. 34-35.
88. Entretiens anonymes réalisés avec un ancien prisonnier rescapé incarcéré durant trois ans à la
PCK et avec plusieurs génocidaires « repentis » encore en détention, Kigali, 2014.
Un modèle de gestion consolidé par la crise carcérale post-génocide
L’organigramme ci-dessous reconstitue le fonctionnement actuel du
pouvoir dans les blocs et les modalités d’attribution des différents postes
de responsabilité en prison (voir figure 4). Réalisé à partir d’informations
collectées
auprès de détenu·e·s de la prison centrale de Kigali, il dévoile une
structure héritée du modèle d’encadrement élaboré dans l’immédiat aprèsgénocide,
selon une logique à la fois sécuritaire, territoriale et quotidienne. La
dimension territoriale, importante, témoigne de la reproduction de l’appareil
gouvernemental à l’échelle de la prison, cette société reconstituée empruntant
à l’État légitime son maillage administratif étroit et son découpage en
secteurs, cellules et désormais imidugudu – comme les réfugiés l’avaient fait
dans les camps89. La structure du pouvoir en prison épouse donc en quelque
sorte celle de l’État légitime.
L’administration pénitentiaire délègue la gestion des blocs à une équipe
restreinte, qu’elle constitue et dont elle peut révoquer les membres à n’importe
quel moment. Le secrétaire exécutif, le brigadier général et le chef de la
police communautaire occupent les trois postes formant ce que j’ai appelé
le « pouvoir central ». La direction de la prison s’en remet entièrement à eux
pour qu’ils fassent régner l’ordre et la sécurité à l’intérieur, en échange de
quoi elle leur cède la pleine autorité sur la population qu’ils sont chargés de
représenter et de surveiller. Le secrétaire exécutif incarne le pouvoir politique
et chapeaute les représentants locaux (dont l’autorité croît à mesure que l’entité
administrative qu’ils représentent est importante), qui sont, eux, élus par les
prisonniers pour des mandats de six mois, en principe renouvelables une
fois. Homme fort du bloc, le secrétaire exécutif centralise les informations
et sert d’interlocuteur à l’administration, tandis que le brigadier général et
le chef de la police communautaire s’occupent respectivement de la sûreté et
du renseignement. Le chef de la police communautaire est autrement nommé
en kinyarwanda ijisho rya rubanda, littéralement « l’oeil du peuple », ou ijisho
rya mugenzi wawe, « l’oeil de ton camarade ». Il a pour principale mission de
s’assurer qu’aucun bien illégal ou interdit ne rentre ou ne sorte du bloc, et
recourt pour cela à la surveillance. Le brigadier général dirige également le
service de morgue avec le responsable affecté à cette tâche, sans doute parce
qu’il occupe une fonction de terrain quand celle de l’exécutif est davantage
une fonction de représentation.
89. G. Prunier, The Rwanda Crisis: History of a Genocide, Londres, Hurst, 2002 [1995], p. 313-314.
Figure 4. Organigramme de l’organisation politique et sociale d’un bloc
Graphique réalisé par V. Baraduc. Les informations délivrées par C. Tertsakian permettraient de réaliser un schéma assez similaire, pour le début des années
2000, sur ce qu’elle a appelé « le capitariat » (p. 85). En plus des données relatives à l’organisation politique et à la sécurité dans le bloc, l’auteure éclaire les
modalités du vote dans différentes prisons : C. Tertsakian, Le Château…, op. cit., p. 82-113.
Outre le « pouvoir central », le « pouvoir local », constitué par les chefs de
secteurs, de cellules, d’imidugugu et de blocs, doit relayer aux échelons supérieurs
les demandes émises par la base ou les problèmes pouvant surgir dans
l’un de ces espaces de détention. Comme à l’extérieur, il existe un rapport
hiérarchique fort entre un chef d’umudugudu (quartier) et un responsable
de secteur dans la prison. D’autres dirigeants, également élus par la base,
se voient confier des charges liées au quotidien ou à la vie sociale, comme
la santé, l’éducation, les besoins juridiques des prisonniers ou encore des
programmes dont les activités sont désormais permanentes, tel celui qui se
consacre à l’unité et à la réconciliation, ou à la lutte contre le crime. Comme
le montre le schéma, le pouvoir s’organise dans un bloc selon une logique
verticale et autonome, les élections permettant d’assurer une représentation
locale des prisonniers et de leurs besoins, l’effectivité du pouvoir étant par
ailleurs possédée par trois détenus choisis par l’administration. Pendant un
mandat dont la durée dépend de la satisfaction que ces « hauts fonctionnaires »
apportent (malgré une base théorique de six mois là encore), la direction de la
prison assure un service par délégation depuis l’extérieur et de l’autre côté du
haut mur de briques, leur accordant une confiance littéralement « aveugle ».
En effet, l’administration pénitentiaire ne rentre en principe dans les blocs
qu’à de très rares occasions, par exemple lors de leur désinfection annuelle
ou biannuelle, lors d’un dommage ou lors des visites de contrôle des activités
commerçantes illégales par un inspecteur – qui se soumet lui-même dans
certains cas au régime des prisonniers en acceptant des pots-de-vin des riches
commerçants qui cherchent à poursuivre leurs affaires, en théorie interdites90.
Les génocidaires, des prisonniers « fiables »
Inévitablement, la composition de la population carcérale a fait évoluer le
système de gestion décrit pour 2005 par le Père Theunis, le pouvoir étant alors
encore partagé par quelques grandes figures. Les génocidaires, en perdant
leur majorité, ont également perdu leur monopole et ont dû cohabiter avec
les détenus de droit commun de plus en plus nombreux, parfois en mesure
d’obtenir des postes stratégiques. Alors qu’en 2006 les exécutants du génocide
des Tutsi représentaient encore 80 % de la population carcérale, ils n’étaient
plus que 62,2 % en 2015. Certains établissements ont cependant conservé
une population exclusivement génocidaire, soit parce que c’est leur vocation
(comme la prison de haute sécurité de Nyanza), soit parce qu’elles se trouvent
dans des zones où les massacres ont été particulièrement intenses (comme à
90. Entretien anonyme sur la prison de Gitarama, Kigali, 1er octobre 2017.
Huye ou au Bugesera91), soit encore parce qu’elles accueillent des populations
encadrées par des détenus génocidaires (comme les prisons de femmes de
Ngoma et Nyamagabe inaugurées en 2014, ou le centre de rééducation pour
mineurs de Nyagatare). Mais à la PCK par exemple, en 2015, les détenus pour
génocide ne représentaient plus que 32,5 % de l’effectif total.
Cette nouvelle structuration a engendré une lutte qui a affaibli les
génocidaires, par ailleurs vieillissants – sans toutefois qu’ils soient relégués
à des fonctions de second plan. Collaboratifs, familiers du système, jugés plus
fiables que les prisonniers de droit commun, compétents pour certains, ils
sont restés des partenaires incontournables de l’administration pénitentiaire.
Pour l’essentiel, ce sont eux qui composent et supervisent les équipes de
travail, car ils ne présentent pas les mêmes risques d’évasion que leurs
codétenus : ils conservent l’accès à de nombreux privilèges et continuent
à porter l’économie, dépendante de ce qui provient de l’extérieur. S’ils ont
donc dû, de fait, renoncer à un commandement exclusif et s’arranger avec des
prisonniers dotés parfois d’un important capital (des moyens financiers, des
visites familiales régulières, un bagage scolaire plus élevé ou plus valorisé
dans un pays devenu anglophone92), ils gardent la main sur un certain nombre
de postes stratégiques et savent composer avec cette nouvelle population.
Alors que cette lutte de pouvoir a parfois été violente et a pu donner lieu
à des règlements de comptes93, les génocidaires ont bénéficié d’un appui de
la direction, elle-même soucieuse de préserver une organisation dont elle
profite, puisque ces leaders garantissent une forme de paix sociale dans les
blocs. Le meilleur gage de la confiance qui leur est accordée est le suivant :
outre le fait que l’administration pénitentiaire leur cède la quasi-totalité des
postes de travail (comme représentants ou chefs de groupe), ce sont eux qui
sont choisis pour encadrer les femmes et les enfants dans les prisons qui leur
ont été réservées. Par exemple, ils constituent presque la totalité du cortège
accompagnant des prisons de Nyagatare, de Ngoma et de Nyamagabe, au
détriment des prisonniers de droit commun, qui représentent seulement
1,5 % à 4,3 % des détenus recrutés pour cette tâche94. Lorsqu’ils suivent ces
groupes considérés comme plus faibles, moins aptes à assurer les travaux
91. Prisons pour hommes où les génocidaires représentaient 74,7 % et 77,1 % des détenus en 2015.
Voir RCS, Division of Operations and Programs, « Prisoners Categorisation by their Crimes:
Situation Report as on 02/03/2015 », Kigali, RCS/Division of Operations and Programs, 2015.
92. D’après Tertsakian, à l’époque de ses enquêtes, les génocidaires étaient globalement plus
éduqués que les prisonniers de droit commun (C. Tertsakian, Le Château…, op. cit., p. 140). Je pense
cependant que, ces dix ou quinze dernières années, la situation a évolué et que le profil de ces
derniers s’est diversifié, du fait notamment des luttes contre la corruption et la fraude.
93. Entretien anonyme avec un ancien détenu rescapé, Kigali, 11 avril 2014.
94. RCS, Division of Operations and Programs, « Prisoners Categorisation by their Crimes… »,
art. cité.
de force comme la cuisine et la construction, ou encore pour gérer les tâches
administratives ou offrir des formations, leurs conditions de détention sont
nettement meilleures. Moins nombreux, responsabilisés et parfois estimés,
ces chanceux accroissent leur crédit aux yeux de l’administration, dont ils
tirent tous les avantages possibles – avantages qu’ils espèrent également
pouvoir capitaliser dans le futur, dans l’éventualité d’une grâce présidentielle.
Mwamini Nyirandegeya95, qui a été condamnée à perpétuité en 2009 pour
le rôle majeur qu’elle a joué dans l’exécution du génocide dans le quartier
kigalois de Nyamirambo, a par exemple été transférée pour devenir tutrice
dans la prison pour mineurs de Nyagatare en 201896, après avoir eu durant
plus de vingt ans de nombreuses responsabilités dans le bloc des femmes
de la PCK, et avoir tenu une place de premier plan dans l’application des
programmes nationaux Gacaca et Ndi umunyarwanda, qui sont les principaux
relais de la politique de réconciliation en prison97.
La crise engendrée par le génocide et les arrestations massives des auteurs
présumés des massacres ont déterminé la nature d’un régime pénitentiaire
singulier, isolant dans des espaces clos et bondés les suppôts du président
Habyarimana, avec lesquels il a fallu que le nouveau régime collabore. D’abord
contraint par l’urgence d’une situation chaotique, il a exploité les ressources
de cette communauté formée dans le soupçon, et dont il est vite apparu que
les cadres disposaient d’une forte capacité d’initiative et de mobilisation. Sur
les vestiges d’un modèle pénitentiaire conçu dès l’époque coloniale selon un
principe fermé et autogéré (l’espace de détention étant séparé de celui de
l’administration)98, il s’est déchargé en bâtissant un pouvoir suppléant. L’élite
sur laquelle s’est progressivement reposé le service pénitentiaire, formée
95. Comme Immaculée Mujawamariya, elle est l’une des protagonistes d’À mots couverts, film réalisé
par A. Westphal et V. Baraduc, Les films de l’embellie, France, 2014, 1h28. Il en est aussi question
dans V. Baraduc, « Tuer au coeur de la famille. Les femmes en relais », Vingtième siècle, n° 122, p. 63-74.
96. « Government to Integrate Nyagatare Juvenile Facility into TVET Programme » [en ligne],
The New Times, 12 février 2018, , consulté le
2 novembre 2020.
97. Un rôle de premier plan dont attestent les témoignages qu’elle a livrés en 2015 et 2019 lors des
commémorations du génocide organisées à la PCK et à Mageragere. Pour 2019, voir « Ubuhamya
bwa Mwamini Espérance wakatiwe burundu azira gukora Jenoside [Le témoignage de Mwamini
Espérance qui purge une peine de perpétuité pour avoir participé au génocide] » [en ligne], Igihe,
7 avril 2019, burundu-ahamijwe-ibyaha-bya-jenoside>, consulté le 2 novembre 2019.
98. En 1930, la première prison construite fut la PCK, déjà conçue à l’époque selon ce modèle. Voir
C. Deslaurier, « Un système carcéral dans un État en crise… », art. cité., p. 441. Le travail
cartographique réalisé par Marie Morelle dans Yaoundé carcérale…, op. cit., permet de comparer ces
deux modèles et de réfléchir à leur incidence sur l’organisation du pouvoir.
d’individus instruits se chargeant à la fois de gouverner, d’organiser et d’éduquer,
a été rapidement rejointe par d’autres, promus notables à la faveur du
génocide99.
La rupture historique qu’a représentée l’arrivée en nombre d’intellectuels
ou de personnes désormais rodées à l’exercice du commandement n’a
pas donné lieu à une restructuration du modèle de la détention : elle a en
revanche contribué à sa consolidation. Celui-ci repose, au moins en théorie,
sur un pouvoir décentralisé, la direction de chaque établissement confiant au
secrétaire exécutif, au brigadier général et au chef de la police communautaire
(à des échelons inférieurs donc) la responsabilité de gérer la vie des blocs
– selon des objectifs avant tout sécuritaires. L’enracinement de ce modèle
de gouvernance informelle trouve probablement sa source aussi dans le
programme de décentralisation adopté par le gouvernement à l’échelle
nationale en 2006100.
Reprise en mains par une population condamnée pour sa participation
au génocide, l’adoption de cette gouvernance est également liée à la mise en
place d’une justice collaborative qui reposait principalement sur la collecte
d’informations et sur les aveux des exécutants. Par conséquent, l’élément
fondateur de la construction du pouvoir dans les blocs est la participation
des prisonniers génocidaires à la mise en place d’une politique de repentance.
Les leaders, capables de s’adapter à toutes les contraintes, sont parvenus à
satisfaire les attentes de l’administration sans pour autant devoir réellement
adhérer à la nouvelle idéologie de la réconciliation.
Cette collaboration insolite entre les autorités et les génocidaires, reposant
sur une vie démocratique le plus souvent illusoire puisque le pouvoir dans
les blocs dépend des ressources, de l’ancienneté, de la popularité, et parfois
de la notoriété des détenus, a eu au moins une conséquence remarquable :
elle a conduit les leaders à régenter la production des témoignages de tous les
vrais ou faux repentis, et à superviser l’organisation des commémorations du
génocide obtenue de haute lutte en 2009 par les rescapés prisonniers de droit
commun101. Par le biais de programmes nationaux ou d’initiatives développées
99. Sur ce phénomène, voir F. Piton, « Tueurs, ibitero et notabilités génocidaires au Rwanda (Kigali,
avril 1994) », Vingtième siècle, n° 138, 2018, p. 127-142.
100. Sur ce sujet, voir B. Chemouni, « Explaining the Design of the Rwandan Decentralization: Elite
Vulnerability and the Territorial Repartition of Power », Journal of Eastern African Studies, vol. 8,
n° 2, 2014, p. 246-262.
101. Un phénomène que j’ai directement pu observer lors d’une enquête conduite en avril 2014 à la
PCK, à l’occasion des vingtièmes commémorations du génocide. Le groupe baptisé Icyizere (Espoir),
constitué au départ exclusivement par des rescapés, était alors dirigé par des génocidaires, qui
avaient aussi la charge de désigner quel·le·s détenu·e·s pourraient témoigner publiquement devant
les prisonniers et les autorités.
localement par l’administration carcérale ou la société civile102, les exécutants
des massacres ont progressivement occupé une place de premier plan dans
l’écriture collective de la mémoire du génocide, se montrant proactifs pour
façonner des témoignages permettant de répondre aux objectifs fixés par le
gouvernement en matière de réconciliation. Ce sont ces leaders des blocs,
coopérant depuis 25 ans avec l’administration, qui ont créé l’économie du
témoignage prévalant aujourd’hui en prison, encourageant les perpétrateurs
à dissimuler les crimes commis ou à en euphémiser la nature. Sans que cela
ne découle d’un projet revendiqué par le gouvernement, la politique carcérale
a donc une influence sur la politique mémorielle.
Violaine Baraduc
Imaf (Institut des mondes africains),
EHESS (École des hautes études en sciences sociales)
102. Sur le rôle de la société civile dans la réforme correctionnelle, voir T. Hackett, « No Prison is
an Island: The Role of Civil Society in Post-Conflict Penal Reform » [en ligne], Londres, Penal
Reform International, 25 novembre 2015, the-role-of/>, consulté le 2 novembre 2020.
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