Fiche du document numéro 27740

Num
27740
Date
Décembre 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
672495
Pages
29
Urlorg
Titre
La révolte des kada du FPR (1997-1998), un « moment critique » dans l’évolution du Rwanda post-génocide
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
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FPR
Résumé
This article examines from inside the Rwandan Patriotic Front a crucial moment in the process of exiting the post-genocide crisis in Rwanda, “the revolt of the RPF’s cadres” in 1997 and 1998, using the notion of “critical junctures”, periods of political contingency during which the field of possibilities widens. The revolt of the kada against the neo-patrimonial practices of the political and military leaders of their
movement, and of the other parties in power, propelled Paul Kagame to supreme power and spurred a profound change of governance.
Source
Extrait de
Politique africaine n° 160. Rwanda : L'Etat après le génocide, pp. 159-186
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Plus de 25 ans après la rupture qu’ont constituée le génocide des Tutsi et la guerre civile d’avril-juin 1994, l’une des caractéristiques des études sur la « sortie de génocide » au Rwanda réside dans la quasi-absence d’enquêtes macro-historiques offrant une perspective de longue durée. De façon générale, on constate une carence de travaux historiens factuels proposant une compréhension interne des événements par les acteurs rwandais eux-mêmes1. Une telle situation pourrait s’expliquer par la coloration très normative adoptée par les études des pays de la périphérie, dans le prolongement de la promotion de la démocratie menée par les pays occidentaux à l’échelle globale à la fin de la guerre froide, tout particulièrement par les études de peacebuilding2. À l’évidence, ces approches normatives dominent les travaux sur le Rwanda d’après 1994.
En raison de la domination du champ politique rwandais par le Front patriotique rwandais (FPR) depuis 1994, la plupart des recherches à partir de cette date placent ce dernier au centre de leurs analyses. Malgré cette centralité
1. Pourtant, les études rwandaises d’avant 1994 sont riches en travaux en histoire ou en anthropologie qui ont valu à leurs auteurs d’importantes distinctions académiques.
2. D. Chandler, « Rhetoric without Responsibility: The Attraction of “Ethical” Foreign Policy », The British Journal of Politics and International Relations, vol. 5, n° 3, 2003, p. 295-316 ; N. Lemay-Hébert, « Critical Debates on Liberal Peacebuilding », Civil Wars, vol. 15, n° 2, 2013, p. 242-252.
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Rwanda. L'État depuis le génocide
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– à de rares exceptions près3 –, la littérature considère le FPR essentiellement
comme une « boîte noire » dont les actions et leurs conséquences sont décrites
dans une position d’extériorité, sans véritablement chercher à en comprendre
le fonctionnement et la rationalité interne. Faute d’études suffisantes sur
les origines, la pensée, le fonctionnement et l’évolution du FPR, la nature
et l’histoire de cet acteur central du processus rwandais de reconstruction
sont appréhendées essentiellement par inférence, sans assise archivistique.
Cette approche, demeurant largement externe à son objet d’étude, conduit
à construire dans la littérature une image du FPR comme une institution
exclusivement soucieuse d’asseoir sa domination du champ politique et social
rwandais, dont le discours idéologique n’aurait visé qu´à se prémunir de la
critique extérieure et à contrôler la population rwandaise4.
Le présent article se propose d’entrouvrir « la boîte noire » FPR et d’examiner,
depuis l’intérieur du mouvement, un moment crucial du processus de sortie
de crise au Rwanda, caractérisé par « la révolte des cadres du FPR » en 1997
et 1998. Durant cette séquence, les cadres se sont révoltés contre le leadership
de leur parti, protestant contre les pratiques patrimoniales de différents
dirigeants politiques et militaires puis contre le manque de perspective de
changement. Cette crise aigüe a provoqué une catharsis aux effets structurants.
La réponse du FPR à cette crise devait devenir la matrice de l’émergence des
institutions du « nouveau Rwanda » tandis qu’elle devait également créer un
schisme au sein du mouvement dont les répercussions sont encore palpables
aujourd’hui, notamment à travers le conflit avec l’Ouganda. Le présent article
tente de mettre en lumière les débats lourds de conséquences qui ont animé
le FPR à un moment clé de son évolution tout en historicisant la trajectoire
du mouvement qui évolue en fonction des situations et des hommes et des
femmes qui le constituent et le dirigent.
Pour analyser cette « révolte des cadres du FPR », j’entends m’inspirer de la
notion de « moments critiques » – « critical junctures5 » en anglais –, moments
qui s’insèrent dans les processus de développement institutionnels réguliers
et en constituent le point de départ, la bifurcation ou encore le changement.
Les moments critiques sont caractérisés par une situation de forte contingence
durant laquelle les influences structurelles sur l’action politique se relâchent,
ouvrant le champ des possibles aux acteurs les plus déterminants.
L’article se base sur un corpus de plusieurs dizaines d’archives – écrites
et audiovisuelles – internes au FPR, ainsi que sur de nombreux articles
3. B. Chemouni et A. Mugiraneza, « Ideology and Interests in the Rwandan Patriotic Front: Singing
the Struggle in Pre-Genocide Rwanda », African Affairs, vol. 119, n° 474, 2020, p. 115-140.
4. Ibid., p. 116-117.
5. G. Capoccia et R. D. Kelemen, « The Study of Critical Junctures: Theory, Narrative, and
Counterfactuals in Historical Institutionalism », World Politics, vol. 59, n° 3, 2007, p. 341-369.
de presse de l’époque. Ajoutons que la grande majorité de ces documents
internes n’avaient pas, au moment de leur rédaction, vocation à être diffusés6.
Ces documents étaient généralement rédigés en anglais quand les articles
de presse cités étaient largement rédigés en kinyarwanda. Les documents
internes au FPR couvrant la période de référence de cet article (de 1995 à
2000) sont disponibles au secrétariat du FPR à Kigali7. Enfin, une vingtaine
d’entretiens anonymisés complète le corpus mobilisé ici, que ce soit avec
des membres ordinaires, des cadres ne faisant pas partie de la direction du
mouvement et des dirigeants8.
Un éclairage biographique s’impose pour expliciter mon rapport aux faits
relatés dans l’article. Je suis membre du FPR de longue date et j’ai, depuis,
occupé des fonctions de conseiller auprès du président Paul Kagame tout en
essayant de contribuer en tant qu’universitaire aux débats qui ont marqué la
production scientifique sur le Rwanda ces dernières années.
Sortie de guerre, sortie de génocide : le contexte politique
et social de la révolte des cadres du FPR
La crise à l’origine de la révolte des cadres du FPR s’inscrit dans le prolongement
de l’instabilité politique et sociale qu’a connue le pays après le génocide
des Tutsi et la guerre civile de 1990-1994. Le premier gouvernement d’union
nationale, formé en juillet 1994, tombe en août 1995 après le limogeage du Premier
ministre Faustin Twagiramungu, issu du parti Mouvement démocratique
républicain (MDR). Les dissensions politiques et idéologiques, les tensions
entre les deux principaux partenaires gouvernementaux, le FPR et le MDR,
dans un contexte de crise sécuritaire aigüe, avaient mené à cette rupture. La
poursuite de la guerre contre l’insurrection des forces génocidaires dans le
Nord-Ouest du pays, les arrestations massives de présumés acteurs du génocide
et les conflits fonciers entre anciens « réfugiés de 1959 », réfugiés de 1994
et occupants constituaient les sources principales de conflit.
Ceux qu’on appelait « les réfugiés de 1959 » étaient en fait composés de
différentes cohortes de réfugiés qui avaient fui les épurations ethniques des
années 1959 à 1964 lors du renversement du pouvoir indigène monarchique
tutsi au profit d’une contre-élite hutu soutenue par l’administration coloniale
belge et l’Église catholique. Environ 200 000 réfugiés, tutsi dans leur grande
6. Toutes les traductions sont de l’auteur.
7. Lorsqu’en 2015 je consultais ces documents au secrétariat du FPR, la documentaliste m’a expliqué
qu’un certain nombre de chercheurs, rwandais comme étrangers, m’avaient devancé.
8. Cet article reprend des propos développés dans mon ouvrage Rwanda demain ! Une longue marche
vers la transformation, Paris, Karthala, 2007.
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majorité, s’étaient alors établis dans les pays limitrophes du Rwanda, en
particulier en Ouganda, au Burundi, au Congo-Kinshasa et en Tanzanie9. Un
autre groupe, plus restreint, avait également trouvé refuge au Kenya. En 1973,
la recrudescence de la violence visant les étudiants et les jeunes fonctionnaires
tutsi au Rwanda provoquait de nouveaux départs en exil, cette fois surtout
de jeunes gens éduqués fuyant le pays individuellement. Quelques milliers
de paysans fuyaient également leur terre natale. Dans les années 1970 et
1980, plusieurs centaines de réfugiés rwandais trouvèrent asile en Europe,
en Belgique surtout, et au Canada. Au tournant des années 1980, face à la
crise économique frappant les pays de la région, les violences xénophobes
se multiplièrent contre les réfugiés rwandais. Confronté aux revendications
du droit au retour portées par les réfugiés, le gouvernement du Président
Habyarimana déclarait que le pays était trop exigu pour les accueillir, exigeant
qu’ils demeurent dans leur pays d’asile10. La réunion de certains membres
d’associations politiques et d’officiers rwandais réfugiés ayant participé à
la guérilla de Yoweri Museveni en Ouganda mena à la formation du FPR,
guidé par la revendication du retour chez eux de près d’un demi-million de
réfugiés rwandais11.
Dès juillet 1994, soit quelques semaines après la prise de Kigali par le FPR,
les « réfugiés de 1959 » rentrèrent donc au Rwanda en masse, sans aucune
forme de préparation. Ils occupèrent les maisons laissées vacantes par les
nouveaux réfugiés de 1994, lesquels avaient suivi les forces génocidaires au
Zaïre et en Tanzanie, fuite provoquée par la peur du FPR pour les uns, pour
échapper à toute répression en raison de leur participation au génocide pour
les autres. Fin 1996, après l’attaque des camps de réfugiés au Zaïre par l’APR
(Armée patriotique rwandais), des centaines de milliers d’entre eux prirent
le chemin du retour vers le Rwanda, rapidement suivis par ceux qui avaient
cherché refuge en Tanzanie. Dans les villes, l’occupation des maisons par les
« réfugiés de 1959 » et par des rescapés du génocide opposait ces deux groupes
aux propriétaires de retour de leur exil zaïrois ou tanzanien. Enfin, le chaos
des lendemains du génocide, constitué de pillages ou d’autres abus de toute
sorte commis par certains militaires du FPR et des civils, s’était peu à peu
apaisé, laissant la place à un ordre précaire.
9. Pour une estimation à partir des chiffres du Haut Commissariat des Nations unies pour les
réfugiés, voir United Nations High Commissioner for Refugees, The State of the World’s Refugees
2000: Fifty Years of Humanitarian Action, Genève/Oxford, UNHCR/Oxford University Press, 2000,
p. 49.
10. République rwandaise, Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND),
« Position du comité central du MRND face au problème des réfugiés rwandais », 26 juillet 1986.
Fin août 1995, le président de la République Pasteur Bizimungu, issu du FPR,
confia à une personnalité du MDR, Pierre-Célestin Rwigema, la charge de
former un nouveau gouvernement. Ce dernier rassemblait des personnalités
plus accommodantes politiquement vis-à-vis du FPR. Mais nombre des membres
de ce nouveau gouvernement, issus du FPR ou d’autres partis, s’illustrèrent par
des pratiques de corruption et de clientélisme, contribuant ainsi au maintien
d’une atmosphère politique et sociale délétère. Or c’est précisément contre ces
pratiques d’accaparement patrimoniales que les cadres du FPR s’insurgèrent.
Entre-temps, trois ans après la fin du génocide, l’extrême dénuement des
habitants, élites incluses, s’était légèrement atténué grâce à une aide d’urgence
massive. Néanmoins, l’instabilité politique au sommet de l’État et l’exacerbation
de l’insécurité dans le Nord et l’Ouest du pays en raison des attaques récurrentes
de groupes armés en provenance des camps de réfugiés du Zaïre, conjuguées
à la baisse rapide de l’aide internationale d’urgence compromettant la reprise
économique entre 1997 et 199912, ternirent l’élan reconstructeur des débuts.
Au sein des cadres du FPR, un sentiment d’échec se développa alors, d’autant
qu’il était associé à l’absence de toute perspective d’amélioration de la situation
compte tenu du contexte politique durant cette période.
La révolte des cadres du FPR
Les kada
Les cadres ordinaires13 du FPR se recrutaient pour la plupart chez les jeunes
gens dont les parents formaient la cohorte des « anciens réfugiés de 1959 ».
À l’instar de toutes les recrues du FPR, leur engagement dans la lutte armée
s’était accompagné d’une formation au sein des écoles politiques clandestines
du mouvement disséminées dans tous les pays de la sous-région (Ouganda,
Burundi, Zaïre, Tanzanie et Kenya). Pour devenir un cadre du mouvement,
un kada – adaptation en kinyarwanda du terme « cadre » en français –, une
instruction
politique et idéologique plus poussée s’imposait au sein de la
Cadre Development School basée en Ouganda. Dotés d’un niveau d’éducation
élevé acquis sur les bancs des universités des pays de la région, ces jeunes
gens se distinguèrent par leur engagement précoce pour la cause du retour
au Rwanda des réfugiés de 1959. Dès la formation du FPR en 1987, ces cadres
12. Selon la Banque mondiale, la croissance du produit intérieur brut par habitant en dollar constant
était de 32,23 % en 1995, 12,74 % en 1996, 13,85 % en 1997, 8,85 % en 1998 et 4,32 % en 1999. World
Bank, World Indicators, 2020. .
13. Les cadres ordinaires se distinguaient de cadres seniors qui, eux, assumaient les positions
dirigeantes au sein du FPR.
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avaient été la cheville ouvrière du mouvement, représentant le lien indispensable
entre la direction et les populations réfugiées.
En raison du caractère diversifié et dispersé de la base sociale du FPR,
ils jouèrent un rôle de premier plan dans l’expansion et l’animation de
l’organisation. Ils travaillaient à plein-temps et se déplaçaient jusque dans les
contrées les plus reculées des multiples pays visités. Ils vivaient, se logeaient
et se déplaçaient grâce aux contributions des communautés qui les recevaient.
À la fois mobilisateurs, recruteurs, logisticiens, conciliateurs, la polyvalence
était une caractéristique emblématique de la figure du kada.
Au printemps puis à l’été 1994, tandis que le FPR gagnait du terrain
militairement contre les forces génocidaires, puis dans les mois qui suivirent
la fin du génocide, les kada furent les principaux agents administratifs du
pays en charge de la gestion locale des populations. Hautement politisés et
souvent employés comme agents de propagande, nombre de ces kada venus
de l’extérieur persévérèrent dans leur vocation initiale en se convertissant
dans les métiers de la communication et fondèrent en particulier des organes
de presse. Les journalistes issus de la presse indépendante et démocratique
des années 1990, hutu comme tutsi, qui avaient pu échapper aux massacres
entre avril et juillet 1994 formaient le second groupe important animant le
débat public à cette époque. Beaucoup de ces survivants adhérèrent au FPR
et accédèrent à leur tour au rang de kada. Au lendemain du génocide, ces
kada journalistes constituaient le groupe d’opinion le plus influent parmi les
membres non dirigeants du FPR.
La contestation publique
Dès 1995, les journaux de presse écrite, ceux qui paraissaient avant le
génocide comme ceux qui se créaient alors, dénonçaient timidement les accaparements
de biens de la part de certaines des nouvelles autorités politiques
et militaires. Leur attention se concentrait toutefois pour l’essentiel sur les dissensions
entre acteurs politiques et sur les nombreux problèmes de sécurité.
À partir de 1997, une contestation portant plus spécifiquement sur des questions
d’éthique politique et d’orientation idéologique commença à s’exprimer,
répercutée dans des journaux réputés proches du FPR. Même si le système
de partage du pouvoir et l’action des autres partis de la coalition gouvernementale
se trouvaient mis en cause, leur cible privilégiée fut toutefois le FPR.
Un premier article du magazine L’Ère de Liberté paru en juillet 1997 lança les
hostilités14. Il dénonçait la corruption généralisée, le népotisme et « l’arrogance
14. « Pourquoi la révolution du FPR a-t-elle échoué ? », L’Ère de Liberté, n° 34, juillet 1997, p. 5-8.
devenue une méthode de gouvernement ». Il expliquait ensuite que le système
de partage du pouvoir entre partis politiques avait été récupéré par des
« cliques akazu » issues des différentes formations partisanes de la coalition.
L’usage du terme akazu dans le contexte de l’époque revêtait une connotation
infamante. Il avait en effet été employé durant la période de démocratisation
pour désigner le cercle restreint autour du Président Habyarimana, de sa
femme et des membres de la famille de cette dernière. L’akazu avait été accusé
d’orchestrer la violence meurtrière et sectaire qui avait fait le lit du génocide et
de la turpitude économique15. S’interrogeant sur la disparition des ambitions
révolutionnaires du FPR, l’article dénonçait également le détournement du
mouvement par une camarilla qualifiée, là encore, d’akazu. Celle-ci aurait
utilisé la suspension des activités de masse des partis politiques pour éviter de
rendre des comptes aux membres du parti16. Le journaliste identifiait l’origine
du problème dans le système de partage du pouvoir :
« Tout a commencé lorsque le FPR a demandé aux présidents du MDR, du PSD, du PL,
du PDC et d’autres petits partis de partager le pouvoir. Ce que ces dirigeants ont fait
a été d’octroyer à leurs amis des postes de ministres, de députés, d’ambassadeurs, de
préfets, de bourgmestres et d’autres postes juteux, sans nullement prendre en compte
les compétences. En fait ces nominations avaient pour but de les sortir de la pauvreté, on
appelait ça sortir quelqu’un du blindé [le blindé désignait les petites tentes bleues que le
HCR donnait aux réfugiés]17. »
15. Akazu est le diminutif en kinyarwanda de inzu, la famille lignagère patrilinéaire restreinte à
quelques générations. Par extension, akazu a aussi désigné autrefois le cercle de famille et de pouvoir
restreint autour du monarque et de la reine mère. L’usage moderne d’akazu a fait surface en 1991
lors d’un meeting politique du MDR, mais cette fois pour désigner la hutte dans laquelle, au sein
de la concession familiale, on reléguait un membre de la famille atteint d’une maladie contagieuse
et socialement stigmatisée comme la lèpre. Le MDR employait cette dénomination pour désigner
le cercle restreint entourant le Président Habyarimana et sa femme. L’akazu avait été accusée
d’orchestrer la violence meurtrière et sectaire des années 1991-1994 qui avait fait le lit du génocide.
Le terme akazu avait aussi une connotation néo-patrimoniale pour désigner le système constitué
autour du Président Habyarimana et de sa femme qui, depuis le début de la Seconde République,
avait dirigé le pays comme une entreprise privée accaparant les ressources publiques et interférant
à sa guise dans les affaires et la vie privée des gens. C. Mfizi, « Le réseau zéro : fossoyeur de la
démocratie et de la République au Rwanda (1975-1994). Rapport de consultation rédigé à la demande
du Bureau du procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda », Arusha, mars 2006 ;
A. Wallis, Stepp’d in Blood: Akazu and the Architects of the Rwandan Genocide against the Tutsi,
Winchester, Zero Books, 2019.
16. Dans sa déclaration du 17 juillet 1994 portant sur les orientations de la période post-génocide,
le FPR avait décrété un moratoire sur l’activité de mobilisation de masse des partis politiques qui
n’étaient plus autorisés à fonctionner qu’au niveau de leurs organes centraux, généralement le
Bureau politique basé à Kigali. Front patriotique rwandais, « Déclaration du FPR relative à la mise
en place des institutions de la transition », 17 juillet 1994.
17. « Pourquoi la révolution du FPR… », art. cité, p. 6.
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Il poursuivait alors en manifestant son scepticisme face à la réponse des
dirigeants du FPR interpellés sur ce désordre et cette gabegie. Ces derniers se
retranchaient derrière la nécessité de respecter les accords d’Arusha afin de
gagner la confiance de l’étranger tout en prétendant également avoir manqué
de temps pour séparer le bon grain de l’ivraie au sein du personnel politique.
Ainsi, ajoutait le journaliste, le FPR serait devenu un « mouvement politique
aux couleurs difficiles à cerner18 ». La petite clique au sein du FPR, son akazu,
se serait jouée du président et du vice-président pour faire ce que bon lui
semblait. Rien ne se faisait sans son aval. L’article rapportait encore que,
dans la ville de Kigali, on rencontrait de plus en plus de grands immeubles et
d’immenses villas en construction appartenant à des dirigeants du FPR qui,
par ailleurs, entretenaient des liens de parenté. De plus, ces nouveaux riches
comptaient souvent dans leurs fortunes immobilières et foncières d’immenses
fermes couvrant de grandes étendues dans la région du Mutara. La charge
portée contre les caciques du FPR se concluait en ces termes :
« Les analystes politiques disent que les révolutionnaires dans le FPR ont abdiqué face
aux réactionnaires qui ont confisqué la victoire, nous craignons que si cette situation
continue, le chaos s’étendra sur l’ensemble du pays et que les militaires peu gradés avec
d’autres rwandais qui n’ont pas encore succombé à la cupidité se lèveront pour défendre
leurs droits. Une telle éventualité ne pourrait que nous attirer des malheurs19. »
D’autres journaux de l’époque abondèrent dans le même sens, y compris
les organes de presse gouvernementaux comme Imvaho Nshya ou La Nouvelle
Relève et, parfois, le périodique de l’armée, Ingabo. Un article publié dans Le
Tribun du Peuple au mois d’août 1997 attira singulièrement l’attention. Son
auteur, cadre du FPR à l’époque, reprenait l’interrogation de L’Ère de Liberté
sur les causes de « l’échec de la révolution du FPR ». Selon lui, cette révolution
avait échoué parce qu’« une fois arrivés au pouvoir, nous avons imité les
méthodes du gouvernement qu’hier nous combattions ». Suivait une violente
dénonciation de la concussion, de la corruption, du népotisme et de l’esprit
de flagornerie, identifiés comme autant de maux gangrenant la société rwandaise.
Il se posa alors amèrement la question de savoir si, lui-même et ses
camarades, avaient combattu Habyarimana et les siens uniquement pour
prendre leur place20 :
« Comment mettre hors d’état de nuire ces membres de la nouvelle nomenklatura prédatrice
? […] Le nombre de ceux qui pensent que notre lutte était motivée par la bonne
gouvernance et le développement économique ne cesse de se rétrécir. Une nouvelle mafia
18. Ibid.
19. Ibid.
20. « Le FPR s’est renié », Le Tribun du Peuple, n° 97, août 1997.
– qui feint d’être au-dessus de tout soupçon – met méthodiquement le pays sous coupe
réglée. Laissez-moi poser aux membres de cette mafia cette question : savez-vous que la
population est très mécontente ? […] Vous rendez-vous compte du fossé qui ne cesse de se
creuser chaque jour entre la vie de luxe que vous menez et la misère indescriptible dans
laquelle vit au quotidien la population21 ? »
Dans le numéro suivant, le journal se fit l’écho d’une réunion de membres
du FPR dans le Michigan, tenue à la fin août 1997. Le compte-rendu dénonçait
au sein du FPR « l’accumulation des richesses, le manque de redevabilité,
l’arrogance, le clientélisme, le patronage politique et la faillite intellectuelle22 ».
Dans sa livraison d’octobre 1997, Le Tribun du Peuple accentuait encore la charge
en ces termes : « Certains disent même que la corruption, le vol, les détournements
de fonds publics, l’appât du gain, le népotisme et le favoritisme existent
comme à l’époque de Habyarimana23. »
En octobre 1997, le journal Ukuri, édité par un autre journaliste proche
du FPR, relayait à son tour les mêmes accusations : « Le FPR gouverne-t-il
ou est-il l’ombre de lui-même ? Il serait récupéré par une clique Akazu » et,
pouvait-on lire, malgré des réalisations positives, « il a cessé d’exister24 ».
Enfin, le périodique de l’armée, Ingabo, ne fut pas en reste. En octobre 1997,
analysant la nouvelle réglementation pour les concours d’accès aux postes
administratifs, un article y dénonçait la « voracité des partis politiques et
de leurs dirigeants qui se répartissent les postes juteux sans tenir compte
des compétences25 ». De toutes ces accusations, celle qui provoquait les plus
violents débats, tout en heurtant également au plus profond les personnes
mises en cause, était celle d’appartenir à une nouvelle akazu, suggérant un
parallèle entre leurs pratiques et celles du régime Habyarimana.
Les tentatives de réformes internes par la direction du FPR
L’autocritique du mouvement
Le leadership du FPR n’attendit pas d’être exposé à cette virulente contestation
publique pour chercher à réformer le fonctionnement du parti tout
comme le comportement jugé déviant de ses membres. En septembre 1995,
après une période de latence, la relance des activités partisanes fut initiée. Elle
avait pour premier objectif la mise en place de mécanismes de redevabilité
21. Ibid.
22. Le Tribun du Peuple, n° 98, septembre 1997.
23. Le Tribun du Peuple, n° 99, octobre 1997.
24. Ukuri, octobre 1997.
25. Ingabo, octobre 1997.
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afin de remédier au désordre qui régnait dans la gouvernance du pays. La session
inaugurale des activités du Bureau politique du parti de septembre 1995
exigea qu’un code de conduite pour les dirigeants (Leadership Code of Conduct)
fût rédigé dans un délai de deux mois. Il sollicita également la mise sur pied
rapide d’un Comité de discipline incluant le président de la République et
le vice-président, ainsi que la réactivation de l’inspectorat du parti. Enfin,
dans sa dernière résolution, le Bureau politique rappela que « la présidence
de la République, avec l’appui du parti et du gouvernement avait la lourde
responsabilité de concevoir et d’assurer la mise en oeuvre des programmes
requis pour apporter un changement fondamental au pays26 ».
Consciente qu’une partie de son leadership était compromise dans ces
pratiques de prédation patrimoniale, la direction du FPR décida de procéder à
son propre examen. Durant sa session du 5 juin 1996 consacrée à l’autocritique
du mouvement, le National Executive Committee (NEC), l’instance la plus
élevée du parti, s’attarda sur le comportement des membres du NEC et du
Bureau politique. Les participants dressèrent une longue liste de méfaits
imputés aux membres dirigeants ainsi que des faiblesses institutionnelles
du parti. À l’échelle des comportements individuels, les travers suivants
furent notamment pointés du doigt : l’insouciance, l’arrogance et le mépris,
l’affairisme, la corruption, le vol, le meurtre, la négligence des rescapés, le
sectarisme ethnique, l’esprit de faction et le népotisme.
S’agissant de l’attitude des membres au sein du parti, plusieurs dysfonctionnements
furent déplorés, parmi lesquels sont cités : le silence durant
les réunions suivi de critiques formulées en dehors de celles-ci, l’absentéisme,
l’évitement entre les cadres oeuvrant au sein des instances gouvernementales
afin de pouvoir agir chacun à sa guise. Enfin, maints problèmes institutionnels
furent relevés comme : le mauvais fonctionnement du NEC et du Bureau
politique ; le manque de quorum nécessaire lors des réunions, rendant
difficile la redevabilité des membres ; le manque d’efficacité, le manque
de coordination, l’accaparement des dirigeants par leur travail au sein du
gouvernement ; l’absence de mécanisme de redevabilité ainsi que l’absence
de clarté des orientations politiques du mouvement27.
Au cours de ces séances d’autocritique, certains participants soulignèrent
que les manquements étaient certes mis au jour mais de façon toujours si
générale que les responsabilités individuelles ne faisaient guère l’objet d’un
examen approfondi. La réunion du 5 juin 1996 se clôtura en préconisant un
26. Front patriotique rwandais, Résolutions de la réunion du Bureau politique du 23 septembre
1995 (Traduit du kinyarwanda par l’auteur).
27. Front patriotique rwandais, Compte-rendu de la réunion du NEC du 5 juin 1996.
renforcement institutionnel du parti afin que celui-ci puisse être véritablement
« le moteur du gouvernement » et faire progresser le pays28.
Fin août 1996, le NEC procéda à une seconde séance d’autocritique au cours
de laquelle furent rappelées les ambitions considérables du parti. Parmi elles,
figurait notamment la volonté d’inaugurer un profond changement dans les
manières de penser et d’agir des Rwandais afin d’assurer un développement
économique et social adossé à un véritable système de redevabilité. Un comité
spécial de discipline pour les dirigeants fut alors mis en place afin de rédiger
un rapport à l’intention du comité de discipline ordinaire existant.
En mai 1997, soit 11 mois après la première réunion qui avait lancé le
processus d’autocritique du NEC, le rapport de synthèse des deux réunions
consacrées à l’exercice fut présenté au Bureau politique, suscitant alors
d’intenses discussions. Le rapport reprenait les critiques émises en déplorant
la « corruption, la cupidité, et le népotisme29 » de la part de certains dirigeants
du pays. Concernant la gouvernance, il mentionnait les projets de création
d’un Bureau national de passation des marchés, d’une Autorité rwandaise
des recettes, puis d’un Bureau de l’auditeur général. En réponse au rapport
qui venait de leur être lu, des participants réclamèrent d’aller plus loin dans
la réforme du parti et de sa direction afin qu’il renoue avec ses objectifs
originaux :
« Les gens veulent entendre et voir ce que le FPR leur a enseigné, ils veulent voir mis en
oeuvre ce qu’il leur a promis ; ils veulent que ceux qui les représentent dans les instances
gouvernementales agissent et se comportent d’une façon qui reflète les vraies valeurs du
FPR en étant exemplaires30. »
Face aux différentes interpellations, la direction rappela que la marge
de manoeuvre du mouvement demeurait limitée et contrainte par le cadre
politique du gouvernement d’union nationale. La transformation que le FPR
appelait de ses voeux devait être réalisée en association avec les autres forces
politiques. S’agissant des questions de corruption, la direction souligna que
la meilleure stratégie résidait dans le développement d’institutions de gouvernance
qui se chargeraient de poursuivre et de sanctionner les fautifs31.
28. Ibid.
29. Front patriotique rwandais, Compte-rendu de la réunion du Bureau politique du 10 mai 1997.
30. Ibid.
31. Ibid.
Politique africaine n° 160 • 2020/4
Rwanda. L'État depuis le génocide
170
La question de la propriété foncière et immobilière
Suite à ces séances du Bureau politique consacrées à l’autocritique proprement
dite du mouvement, une session spéciale du seul NEC fut organisée
le 18 juin 1997 pour apporter des réponses définitives aux graves conflits
immobiliers et fonciers que connaissait le pays. Le président Bizimungu et le
vice-président Kagame participaient à la réunion durant laquelle il fut rappelé
que le parti et le gouvernement avaient exigé à plusieurs reprises la restitution
des maisons, des terres et des autres biens occupés à leurs propriétaires, sans
que ces résolutions n’aient toutefois pu être appliquées. L’assemblée constata
que, depuis juillet 1994, un certain nombre de réfugiés de 1994 revenus au pays
avaient pu récupérer leurs biens, mais que beaucoup d’autres demeuraient
dans l’impossibilité de rentrer en leur possession. Certains propriétaires
n’avaient pas osé les réclamer, craignant pour leur sécurité. En effet, ceux qui
avaient tenté de faire valoir leurs droits avaient parfois été victimes d’actes
d’intimidation. Certains propriétaires abandonnaient leurs maisons en ville
pour aller vivre à la campagne et devenaient très critiques vis-à-vis du FPR.
Enfin, d’autres habitants ne réclamaient pas leurs biens parce qu’ils n’osaient
pas retourner sur leurs collines en raison des crimes qu’ils y avaient commis32.
Au cours de cette session, il fut également relevé que ces usurpateurs
de biens n’agissaient pas toujours par nécessité. Certains sous-louaient ces
biens ou se battaient entre eux pour des propriétés qui ne leur appartenaient
pas. Lorsqu’ils étaient contraints de quitter les maisons squattées, ils les
vandalisaient parfois avant de partir. L’usurpation des maisons s’accompagnait
ainsi d’actes de corruption et de vol, comme le souligne le compte-rendu de
la réunion :
« Des gens, notamment des membres de notre mouvement, s’allient à des personnes travaillant
dans le système judiciaire, des banques et des ministères pour faire abusivement
vendre aux enchères des maisons et les acheter frauduleusement. C’est de la corruption
alliée à de la conspiration, c’est de la mafia33. »
Durant cette même réunion, un parallèle fut de nouveau établi entre de
tels agissements et les pratiques abusives de ventes aux enchères de biens de
particuliers sous le régime Habyarimana34.
À l’issue de ces discussions, le NEC ordonna que les préfets et les autres
autorités compétentes restituent les maisons illégalement occupées à leurs
32. Front patriotique rwandais, Compte-rendu de la réunion du NEC du 18 juin 1997.
33. Ibid.
34. Ibid.
propriétaires sans autre forme de procès35. En septembre 1997, les personnes
occupant illégalement des maisons disposèrent d’un délai d’un mois pour
quitter les lieux ou trouver un arrangement locatif avec les propriétaires.
Face à la crise politique, aux défaillances de la gouvernance et au manque
de perspectives claires d’amélioration des conditions de vie de la population,
la direction du FPR prit assez tôt la mesure des problèmes qui se posaient. Elle
avait aussi reconnu la part de responsabilité des dirigeants issus du FPR dans
la situation du pays. Pour répondre à cela, la direction du parti commença par
préconiser et faire appliquer des solutions essentiellement institutionnelles et
techniques, comme la création de nouvelles institutions telles que le Bureau de
l’auditeur général ou l’Autorité rwandaise des recettes. Enfin, elle ne chercha
pas à exiger des comptes aux membres de la direction du mouvement qui se
rendaient coupables de conduites abusives.
Les deux temps de la clarification politique
La clarification de la position politique du FPR face aux abus croissants
s’opéra en deux temps. La première étape se matérialisa par un renouvellement
– par le vote mais sans véritable débat – des instances dirigeantes du
mouvement. Cependant, face à la permanence et même à l’exacerbation de la
contestation publique des kada, le parti se retrouva dans l’obligation d’organiser
une explication politique plus directe.
Kicukiro I
La réunion du « Conseil consultatif national extraordinaire tenant lieu de
congrès », communément appelée « Kicukiro I36 », se tint du 14 au 15 février
199837. Rassemblant une grande partie des cadres ordinaires du mouvement
ainsi que de simples membres, le conseil consultatif prit alors trois décisions
marquantes38. La première visait à élargir les rangs du FPR en constituant
des Task Forces. Celles-ci auraient pour tâche essentielle le recrutement
de nouveaux membres de façon discrète au sein des institutions de l’État.
35. Ibid.
36. Kicukiro est le nom du quartier de Kigali où la réunion se déroula.
37. Il s’agit d’une assemblée hybride entre le Congrès et le Bureau politique qui comprenait des
représentants des membres de toutes les régions et organes tels qu’ils existaient lors du dernier
congrès de décembre 1993 tenu dans la zone occupée par le FPR, ajustés à la nouvelle situation.
38. Secrétariat général du FPR, Rapport d’activité du mouvement RPF-Inkotanyi du 16 février 1998
au 19 juin 1998.
La discrétion s’imposait du fait de la suspension officielle des activités de
mobilisation de masse par les partis. L’enjeu était d’acclimater le FPR à son
nouvel environnement national et de le dépouiller de la forme qui avait été
la sienne en exil. Il s’agissait de faire entrer dans les rangs du parti des populations
auxquelles il n’avait pas eu accès depuis l’extérieur du pays.
La seconde résolution fut d’organiser de grandes assises nationales afin de
discuter des stratégies à adopter pour parvenir à une véritable transformation
du Rwanda, allant dans le sens du renforcement de l’unité nationale et de
l’amélioration des conditions de vie de la population, préfigurant ici les futures
« discussions de village Urugwiro ». Ces assises se déroulèrent à la présidence
de la République – « le village Urugwiro » – entre mai 1998 et mars 1999.
De ces échanges mêlant élite politique et intellectuelle du pays émergèrent
des institutions centrales pour les politiques de réconciliation nationale et
le développement économique, en particulier les juridictions gacaca et la
« Vision 2020 » qui devait guider les grandes orientations socio-économiques
du Rwanda. Enfin, la troisième décision prise alors fut l’organisation, séance
tenante, d’un vote pour renouveler la composition du NEC et du Bureau
politique. Le général Paul Kagame, vice-président et ministre de la Défense,
fut élu président du FPR, remplaçant à ce poste Alexis Kanyarengwe, tandis
que le président de la République, Pasteur Bizimungu, devenait vice-président
du parti, avec comme secrétaire général Charles Murigande. En dehors de ces
trois membres du comité directeur, le NEC nouvellement élu comptait sept
commissaires, parmi lesquelles on compte quatre nouvelles figures – Donald
Kaberuka, Émilie Kayitesi, Munyanganizi Bikoro et Bernadette Kanzayire – et
trois personnalités historiques – Tito Rutaremara, Protais Musoni et Denis
Polisi. D’autres figures historiques du mouvement assumant par ailleurs
des fonctions ministérielles n’étaient pas reconduites comme commissaires,
amorçant un changement important au niveau du leadership du FPR. À l’issue
de la réunion, un nouveau bureau politique de 93 personnes résidant toutes
au Rwanda fut constitué39.
L’accession de Paul Kagame à la présidence du parti, lequel s’était manifesté
comme l’une des figures de proue du processus de réforme interne au sein du
NEC, conjuguée à l’éviction des personnalités les plus contestées40, était un
signe de changement indéniable. Signe immédiatement perçu par des kada
qui accordaient par ailleurs leur confiance au nouveau président du parti.
Cependant, ce renouvellement à la tête du parti s’était produit sans réel débat
ni semblant de campagne. Cette absence avait suscité une frustration chez
nombre de membres du FPR qui auraient souhaité une explication politique
39. Ibid.
40. Entretiens à Kigali avec G. M., 22 juin 2015, et avec M. G., 18 janvier 2016.
plus franche. Ainsi, dans la liste des doléances et des recommandations qui,
dix mois plus tard, furent recueillies lors de la préparation de la grande
réunion suivante (Kicukiro II), les cadres consultés, faisant référence à la
réunion Kicukiro I, déplorèrent « le manque d’information sur les changements
intervenus dans les instances dirigeantes, notamment sur d’éventuels
manquements de ceux qui avaient été éconduits41 ».
À l’évidence, l’élection de la nouvelle équipe dirigeante du FPR ne parvint pas
à désamorcer durablement les critiques qui, quelques mois plus tard, reprirent
avec la même intensité. Par exemple, l’éditorial du Tribun du Peuple de novembre
1998 s’adressait ainsi frontalement au FPR : « Vous vous complaisez de plus
en plus dans les travers que vous dénonciez jadis sur les antennes de Radio
Muhabura […]. Pourquoi combattiez-vous Habyarimana42 ? » Dans le même
journal, dans un autre éditorial publié dans son numéro spécial de décembre
1998 et qui faisait un bilan politique de l’année écoulée, on pouvait lire :
« Vous engloutissez les biens de l’État comme des mercenaires qui s’apprêtent à retourner
d’où ils viennent, se battant les uns les autres pour en avoir le plus gros morceau. Vous
avez créé des centres de formation de voleurs. Vous avez créé une clique akazu. Akazu
normalement signifie favoriser les gens qui vous sont proches et s’accaparer les biens de
l’État, et qui sont tout puissants. Ceci se fait par les gens qui gravitent autour du pouvoir
en place. Et c’est ce à quoi on assiste sous ce régime, donc l’akazu existe43. »
Ici, l’éditorial se faisait l’écho de l’un des points de fixation du débat en
cours en cette fin d’année 1998, qui portait sur l’existence ou non d’une akazu
au sein du FPR. L’article se poursuivait ainsi :
« Les gens commencent à fuir le pays, mais ceux qui partent sont aussi bien des Tutsi que
des Hutu. Ils fuient l’injustice sociale qui gangrène le Rwanda, d’autres fuient la pauvreté
et quand ils arrivent à l’extérieur, ils disent qu’ils fuient la persécution de l’État. Les rangs
de ceux qui partent ne font que grandir. La mafia a gangrené l’État, elle s’est glissée parmi
certains hommes politiques et certains militaires hauts gradés, elle a été introduite par des
hommes d’affaires experts dans le détournement des biens de l’État en collaboration avec
les gens au pouvoir. Ces gens sont des intouchables, et constituent les piliers de l’akazu44. »
Revenant sur le changement de leadership à la tête du FPR dans un article
intitulé « À part d’être incapable de diriger l’État, le FPR est en passe d’échouer
à se gouverner lui-même », le journal Ukuri portait lui aussi une violente
41. Front patriotique rwandais, « Réunion du Bureau politique élargi Kicukiro II », DVD n° 104,
Archives du secrétariat du FPR.
42. Le Tribun du Peuple, n° 111, novembre 1998.
43. « Éditorial. Le Rwanda à l’heure de tous les dangers », Le Tribun du Peuple, numéro spécial,
décembre 1998.
44. Ibid.
charge contre le FPR dont il était pourtant proche. L’auteur y affirmait qu’en
réalité, le FPR n’avait jamais véritablement dirigé le gouvernement en demeurant
par trop passif. De son point de vue, le changement de direction au
sommet du FPR ne poursuivait d’autre but que celui de calmer les esprits afin
de mieux maintenir le statu quo. Le journaliste poursuivait en affirmant que
les « éminences », écartées lors de ce renouvellement, continuaient cependant
à travailler dans des commissions du parti comme avant. Évoquant le nouveau
président du FPR, Paul Kagame, l’éditorial supputait que si ce dernier
n’avait pas abdiqué comme les autres, c’est qu’« il devait être très occupé avec
l’armée ». L’article s’achevait sur cette exhortation : puisqu’il avait accepté
de diriger le parti, il devait véritablement s’acquitter de sa tâche et assumer
pleinement ses responsabilités45.
Sentant certainement que la crise de légitimité interne du parti atteignait
un seuil critique, la direction décida de discuter des dissensions en organisant
une grande réunion rassemblant une grande partie des cadres ordinaires du
parti et durant laquelle toutes les questions – ou presque – seraient soumises
à la discussion.
Kicukiro II
La réunion du Bureau politique élargi, communément appelée « Kicukiro
II »,
eut lieu les 26 et 27 décembre 199846. Cherchant à approfondir l’examen des
causes du malaise persistant, le secrétariat général du parti avait organisé une
consultation préalable des membres jusqu’aux cellules de base afin de recueillir
leur avis sur le fonctionnement du parti et du pays. La réunion rassembla
563 personnes, essentiellement des cadres issus des anciennes régions du FPR
de l’époque de l’exil. Le débat de fond débuta lors de la discussion relative à
la justice. L’évocation de fausses accusations de participation au génocide et
d’emprisonnements abusifs afin de s’accaparer des biens des accusés suscita
des réactions houleuses, focalisées sur les questions d’injustice, d’abus de
confiance et de corruption. La discussion s’attarda ensuite longuement sur
la question de l’akazu. Des kada s’insurgèrent contre cette accusation laissant
entendre l’existence d’une akazu au sein du FPR. Ils soulignèrent qu’à ses
débuts l’adhésion au FPR s’opérait au sein des familles, parmi les élèves
fréquentant les mêmes écoles et facultés. Par conséquent, selon eux, il était
45. C. Kayumba, « Éditorial. À part d’être incapable de diriger l’État, le FPR est en passe d’échouer
à se gouverner lui-même », Ukuri, vol. 2, n° 82, octobre 1998.
46. La recension de cette réunion provient des documents suivants : Front patriotique rwandais,
« Réunion du Bureau politique élargi Kicukiro II », DVD n° 103, 104, 105, 106 et 107, Archives du
secrétariat du FPR.
assez naturel que ces adhérents précoces, proches les uns des autres, aient
assumé des positions de leadership au même moment. En réaction à cette
explication, un intervenant demanda de ne pas éluder trop rapidement la
question. En effet, insista-t-il, le rapport des consultations lu au début de la
réunion montrait que le problème de l’akazu avait été soulevé un peu partout
dans les cellules de base du parti.
La discussion évolua cependant, laissant de côté le sujet de l’akazu pour
envisager d’autres problèmes de gouvernance du mouvement. Des intervenants
insistèrent sur le malaise existant. Ils exigèrent que toute la lumière soit faite
sur les accusations de népotisme et de corruption, notamment celles visant
l’enrichissement rapide et suspect de certains membres influents du parti.
Les noms de nombre de hauts responsables gouvernementaux furent ainsi
publiquement cités.
Une intervenante se faisant la porte-parole des veuves de combattants du
FPR et de leurs enfants renvoya dos à dos les uns et les autres. Pour elle, les
querelles sur la corruption mettaient aux prises des nantis qui s’enviaient les
uns les autres.
Ces dénonciations rencontrèrent une certaine résistance. Le secrétaire
général du parti et les quelques officiels qui s’exprimèrent au cours de la
réunion accusèrent les cadres présents de tenir des propos malveillants.
Une ancienne maire de la ville de Kigali, souvent prise à partie dans les
journaux, déclara que les cadres l’avaient profondément blessée en la salissant
injustement à longueur de journée. Selon elle, son seul tort avait peut-être été
de s’être fait construire une maison avec un prêt bancaire qui, disait-elle, lui
serait certainement difficile à rembourser.
Dans son allocation de clôture de cette première journée de réunion, le
président du parti, Paul Kagame, prit le contre-pied de certains officiels qui
s’étaient exprimés. Sans chercher à minimiser le problème de la corruption, il
tenta plutôt d’en montrer toute la complexité. Il accusa une partie des cadres
d’ambivalence par rapport à cette question et, pour nombre d’entre eux, attribua
leurs critiques à l’envie plutôt qu’à une condamnation fondée sur des principes.
Relativisant la notion d’akazu, il mit plutôt en exergue le caractère inacceptable de
certaines injustices comme les fausses accusations de participation au génocide
en vue de s’accaparer des biens matériels. Il informa ensuite l’audience que de
nombreuses personnes répondaient de leurs actes, emprisonnées en raison de
leur implication dans de telles intrigues ou encore dans des meurtres crapuleux.
Il poursuivit en posant la question de savoir si le FPR s’était battu contre le
régime corrompu précédent simplement pour le remplacer et faire perdurer
de telles pratiques. Si tel était le cas, il était prêt à s’en dissocier.
Sur ce point, il exposa les trois phases de sa stratégie pour combattre
la corruption : la mise en place d’institutions assurant la redevabilité et la
transparence, la sensibilisation contre la corruption, et enfin l’application
de sanctions sévères, en commençant par les membres du parti. À ce titre,
il ajouta que le FPR devait accélérer la mise en oeuvre du projet d’élections
locales en cours de préparation afin que la population puisse, autant que faire
se peut, choisir elle-même ses dirigeants. Tout en reconnaissant les défis d’une
telle entreprise dans le contexte actuel, il affirma que le parti ne devait pas
prendre comme prétexte les circonstances particulières du moment pour se
prémunir du jugement des électeurs. Paul Kagame acheva son allocution en
récusant vivement les allégations selon lesquelles il ferait partie d’une akazu,
la soutiendrait ou la tolérerait. Il affirma au contraire qu’il n’acceptait pas ces
akazu et lutterait contre elles énergiquement.
La seconde journée de la réunion reprit la présentation des thèmes sectoriels
et se déroula dans une atmosphère moins tendue. Dans son allocution de
clôture des deux journées de session, le président du FPR, Paul Kagame, prit
à partie les cadres présents en les mettant face à leurs responsabilités :
« Pour les cadres du FPR, les dirigeants sont devenus des criminels ! Appelez-les et demandez-
leur des comptes. Les dirigeants ne peuvent pas être un éternel problème, corrigez-les,
éduquez-les ou changez-les, mais à la fin, si vous avez des dirigeants, vous devez vous
identifier à eux et eux à vous. C’est pour moi le principal problème de notre organisation.
La deuxième chose que je vous demande est d’avoir une ligne idéologique claire47. »
Quelques jours plus tard, une synthèse des articles parus dans différents
journaux sur la réunion de Kicukiro se fit l’écho d’un sentiment largement
partagé de « déballage aux conséquences imprévisibles48 ».
La campagne contre la corruption
Le 10 février 1999, soit deux mois après la réunion de Kicukiro II, un remaniement
ministériel eut lieu : sur les cinq ministres remerciés, quatre étaient
issus du FPR, parmi lesquels on comptait des leaders historiques du mouvement.
D’autres dirigeants tout aussi « historiques » éclaboussés par des
scandales furent démis de leurs fonctions ou mutés49.
47. Front patriotique rwandais, « Réunion du Bureau politique Kicukiro II », DVD n° 107, Archives
du secrétariat du FPR.
48. Le Baromètre, n° 8, 15-31 janvier 1999.
49. « Parmi les personnalités citées comme puissantes et corrompues, les ministres Joseph Karemera,
Jacques Bihozagara et Aloysia Inyumba quittent le gouvernement, l’ambassadeur Théogène
Rudasingwa est rappelé à Kigali, et Gerald Gahima est remplacé comme secrétaire général au
ministère de la Justice où il était le véritable homme fort. C’est dès lors le FPR qui est le plus touché
par le remaniement. » F. Reyntjens, « Évolution du Rwanda et du Burundi, 1998-1999 », in S. Marysse
et F. Reyntjens (dir.), L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 1998-1999, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 3.
À partir de la fin de l’année 1998, des ministres des partis partenaires
du FPR avaient commencé à démissionner, essentiellement pour éviter
d’avoir à répondre de leur gestion. La tendance s’accentua dans la seconde
moitié de l’année 1999. La réunion du Bureau politique du FPR de Mulindi,
organisée entre le 9 et le 11 juillet 1999, s’inscrivit dans la droite ligne de celle
de Kicukiro II et s’attarda, cette fois-ci, sur les moyens concrets pour lutter
contre la corruption. Durant la réunion du NEC, Paul Kagame demanda aux
députés issus du FPR que l’Assemblée nationale renforce ses activités de
contrôle du gouvernement et use pleinement de ses prérogatives50.
En conséquence, entre octobre 1999 et février 2000, trois ministres firent
l’objet d’une motion de censure devant l’Assemblée nationale quand trois autres
se virent placés sous le coup d’enquêtes judiciaires : tous étaient soupçonnés de
malversations. En janvier 2000, le président désigné de l’Assemblée nationale,
Joseph Sebarenzi, issu du Parti libéral, présenta sa démission51. Il fut victime
de sa mésentente avec la direction du FPR qui lui reprochait de vouloir mener
l’action de contrôle parlementaire selon son bon vouloir52. Enfin, le 28 février
2000, le Premier ministre Pierre-Célestin Rwigema annonça également sa
démission en raison de soupçons de corruption pesant sur lui et, par ricochet,
sur le gouvernement qu’il dirigeait.
Les investigations que l’Assemblée nationale menait sur la gestion des
ministres suscitèrent des tensions au sein du FPR entre le Président Bizimungu
qui y était opposé et d’autres membres du NEC. La formation d’un nouveau
gouvernement prit trois semaines et engendra une nouvelle crise au sein du
parti, centrée à cette occasion sur le Président Bizimungu.
Le 20 mars 2000, un nouveau gouvernement fut installé à la tête du pays
avec comme Premier ministre Bernard Makuza, issu du MDR. Lors de la
prestation de serment des nouveaux ministres, le Président Bizimungu
exprima ouvertement ses griefs contre les enquêtes parlementaires, leur
reprochant leur sélectivité, d’enfreindre la loi et de semer la confusion. Trois
jours plus tard, le 23 mars 2000, le Président Bizimungu présenta sa démission
du poste de président de la République ainsi que de ses fonctions au sein
du FPR. Le lendemain, lors d’une séance extraordinaire du Parlement, il fut
accusé d’évasion fiscale, de dépossession illégale de terrains d’habitants de
Masaka dans la banlieue de Kigali et de s’être opposé à la campagne de lutte
contre la corruption, craignant d’être lui-même mis en cause53. Il semblerait
qu’il ait aussi été victime de sa prise de distance politique progressive avec
50. Front patriotique rwandais, Rapport de la réunion du Bureau politique du 8 mars 2000.
51. F. Reyntjens, « Évolution du Rwanda et du Burundi… », art. cité, p. 3.
52. Entretiens à Kigali avec G. M., 22 juin 2015, et avec M. G., 18 janvier 2016.
53. F. Reyntjens, « Évolution du Rwanda et du Burundi… », art. cité, p. 6.
le vice-président Paul Kagame et de son rapprochement avec les rivaux de
ce dernier, restés proches du régime ougandais. Le vice-président Kagame
assuma l’intérim du pouvoir avant d’être désigné président de la République
le 17 avril 2000 à l’issue d’un vote, par 81 voix contre 5, lors d’une session
conjointe du gouvernement et de l’Assemblée nationale.
Après le remaniement ministériel de février 1999, les sanctions politiques et
administratives contre des personnalités dont la réputation avait été entachée
par des affaires de corruption se poursuivirent et s’intensifièrent. Une nouvelle
vague de défections politiques s’ensuivit54.
Les pratiques de trafic d’influence et de fraude bancaire à grande échelle
qui défrayaient la chronique dans les journaux allèrent jusqu’à mettre
l’ensemble du secteur bancaire en danger. Le risque d’une crise de solvabilité
s’accentuait rapidement pour la plupart des banques privées, nécessitant alors
l’intervention de la Banque nationale du Rwanda (BNR), elle-même sous
la pression du FMI (Fonds monétaire international). En 1998, un audit des
banques commerciales réalisé par une firme internationale sur les activités
postérieures à 1994 révéla des pratiques douteuses de prêts de complaisance
ou frauduleux, ainsi qu’une situation désastreuse dans trois d’entre elles : la
Bancor, la BCR et la BCDI. Le ratio des crédits non performants de l’ensemble
des banques commerciales était passé de 10 % en 1993 à 20 % à la fin de l’année
1997, puis à 60 % mi-1999. Les règles élémentaires pour l’octroi de crédit
n’étaient souvent pas suivies. Les garanties bancaires étaient surévaluées, non
assurées, expirées ou tout simplement introuvables. Des prêts étaient octroyés
sans signature, quand un autre dépassant 25 % du capital de la banque avait
été consenti à un emprunteur individuel. Certains actionnaires de banques
recevaient des prêts sans les rembourser55.
Soutenue par une commission ministérielle ad hoc, la BNR procéda à un
recouvrement agressif des sommes dues aux banques privées en supervisant
la restructuration des échéances de remboursement, en procédant à une saisie
des biens et en publiant dans les journaux la liste des fautifs, accompagnée
de leurs noms et du montant des sommes qu’ils devaient. Une partie de l’élite
politique et militaire du pays se retrouva en tête de ces listes56.
En janvier 2004, le journal Umuseso, sur la base de documents produits par
la Banque mondiale, publia une nouvelle liste de mauvais créanciers. Le nom
du vice-président de la Cour suprême, Gerald Gahima, nommé deux mois plus
tôt, apparut à nouveau parmi les plus endettés et les plus mauvais payeurs57.
54. Ibid.
55. International Monetary Fund, « Rwanda: Recent Economic Developments », IMF Staff Report
No. 4, janvier 2000.
56. Ibid.
57. Umuseso, n° 159, 2-8 janvier 2004.
Deux semaines plus tard, il présenta sa démission presque en même temps
que son frère et partenaire en affaire, Théogène Rudasingwa. Ce dernier, chef
de cabinet à la présidence, demanda alors une mise en disponibilité58. La
campagne anti-corruption se poursuivit les années suivantes avec en parallèle,
en 2004 et en 2005 en particulier, de nombreuses arrestations, des poursuites
judiciaires, des limogeages et des défections de hauts gradés militaires, ainsi
que de dirigeants historiques civils du FPR. Au long de cette campagne, des
journaux ougandais propagèrent des rumeurs de coup d’État en préparation
au Rwanda, soulignant ainsi la gravité des antagonismes qui se jouaient dans
l’ombre59.
Une révolte prenant sa source dans le fond idéologique du FPR
Si de sérieux problèmes d’éthique publique se posaient suite aux désordres
consécutifs à la sortie de génocide et de la guerre, ceux-ci doivent aussi être
compris dans le contexte d’extrême pauvreté du pays. Cette pauvreté fut
renforcée par la baisse de l’aide internationale qui alla jusqu’à causer une
récession économique à partir de 199860. Si l’on en croit les chiffres de la
Banque mondiale reproduits dans le tableau 1, il semble qu’à l’époque le pays
était très pauvre, mais moins que le Burundi par exemple, et pas de façon
beaucoup plus marquée que l’Ouganda ou la Tanzanie. Si l’on s’en tient, là
encore, aux statistiques de la Banque mondiale, le même constat s’impose pour
le niveau de corruption : celui qui prévalait au Rwanda (voir tableau 1) était
certes très important, mais pas autant que dans les pays voisins.
La révolte virulente des cadres du FPR peut également être expliquée par
d’autres éléments. Il semble en effet que la situation de transition précaire
du pays, conjuguée au processus de stratification sociale en cours au sein
de la base du FPR aient joué un rôle non négligeable. La virulence de la
dénonciation du leadership du FPR par les kada fut probablement motivée par
la déception d’un certain nombre de ses cadres qui se sentaient exclus de la
redistribution des cartes de l’après-génocide. Nombre d’entre eux avaient un
profil socioculturel similaire à leurs camarades de parti qui avaient été appelés
58. Wikileaks, US Embassy Kigali, (ID 05Kigali27), « Kagame Criticizes National’s Officials for
Allowing Misbehavior and Lack of Accountability », 10/01/2005 Wikileaks, US Embassy Kigali (ID
04Kigali1162).
59. « Nothing Strange about Colonel Patrick Karegeya’s Arrest (General Kabarebe) », The New Times,
13 mai 2005 ; F. Reyntjens, « La “transition politique” au Rwanda », art. cité, p. 8.
60. Le taux de croissance du PIB par habitant évolue de la façon suivante : 9,43 % en 1996, 6,64 %
en 1997, 0,37 % en 1998 et -3,17 % en 1999. World Bank World Development Indicators (2019).
à de hautes fonctions tandis que les premiers vivaient dans des conditions
très difficiles sans perspectives claires d’amélioration.
Tableau 1. « Rang centile* » du contrôle de la corruption et PIB/habitant
(dollars constants)
Indicateurs 1996 1998 2000 2014
Rwanda CC**
PIB/hab.
20
226
25
287
30
216
76
695
Burundi CC
PIB/hab.
4
137
6
137
9
128
9
286
Ouganda CC
PIB/hab.
28
287
18
294
21
260
12
714
Tanzanie CC
PIB/hab.
15
214
15
297
14
308
22
955
Kenya CC
PIB/hab.
15
428
12
476
14
409
16
1 358
* Le rang centile indique le rang du pays parmi tous les pays couverts par l’indicateur agrégé,
0 correspondant au rang le plus bas et 100 au rang le plus élevé. ** Contrôle de la corruption.
Sources : World Bank, Worldwide Governance Indicators (2015) ; World Bank, World
Development Indicators (2015).
La révolte des cadres du FPR ne saurait cependant être mise sur le seul
compte de l’envie ou des privations matérielles, celle-ci doit également être
appréhendée à l’aune du prisme politique et idéologique des kada. En effet,
le FPR avait justifié sa lutte contre le régime en place au nom d’un projet de
profonde transformation et d’exemplarité61 relayé au sein des écoles politiques
du parti en exil. Cette volonté transformatrice, au coeur de l’idéologie
du FPR, peut s’expliquer par le sentiment de « vulnérabilité systémique62 »
ressenti par les membres et les dirigeants du FPR. Ces derniers nourrissaient
en effet un sentiment de vulnérabilité reposant non seulement sur l’expérience
de la violence vécue par leurs parents ou par eux-mêmes, contraints
de quitter le Rwanda dans les années 1960, mais également sur la menace que
l’État rwandais continuait de faire peser sur les Tutsi de l’intérieur et sur les
61. Sur l’idée d’exceptionnalisme au sein du FPR, voir B. Chemouni et A. Mugiraneza, « Ideology
and Interests… », art. cité, p. 25.
62. R. F. Doner, B. K. Ritchie et D. Slater, « Systemic Vulnerability and the Origins of Developmental
States: Northeast and Southeast Asia in Comparative Perspective », International Organization, vol. 59,
n° 2, 2005, p. 327-361.
réfugiés63.
Dans l’esprit des fondateurs du FPR, un retour durable au Rwanda
des réfugiés de 1959 dans des conditions de sécurité garanties n’était concevable
que si la majorité de la population hutu y trouvait son compte. Pour
y parvenir, il s’agissait de transformer l’identité politique de l’État ainsi que
les conditions de vie de la population. Ainsi, « l’élimination de la corruption,
du favoritisme et du détournement des ressources nationales » constituait la
cinquième recommandation des huit points que comptait le programme du
mouvement. Il touchait un élément central de l’idéologie des fondateurs du
FPR qui ne croyaient pas à la passion identitaire raciste des dirigeants de la
Première et de la Deuxième République. Pour eux, le sectarisme ethnique et
régional de ces dirigeants représentait essentiellement un paravent idéologique
pour masquer l’accaparement des ressources et du pouvoir en usant
du népotisme et de la corruption. À la fin des années 1980, à l’époque où le
FPR se structurait, le Rwanda connaissait une exacerbation des pratiques de
népotisme et de corruption64, influençant en retour sa pensée politique : l’éradication
des pratiques patrimoniales constitua alors l’un des piliers majeurs
du projet de « changement fondamental » appelé de ses voeux par le parti qui
entendait bien le mettre en pratique au Rwanda. Cette proposition avait été
régulièrement diffusée sur les ondes de Radio Muhabura, la radio du FPR,
qui émettait dans une grande partie du pays à partir du milieu de l’année
1992. Elle faisait aussi écho aux accusations de corruption endémique portées
par la nouvelle presse indépendante apparue au début des années 1990, dont
l’un des leitmotivs était la dénonciation virulente de l’akazu.
La révolte des kada contre les pratiques patrimoniales s’opposait aux intérêts
de deux groupes distincts. Le premier se recrutait au sein du FPR, où les
cibles de la critique contre les pratiques de corruption se concentraient sur des
dirigeants politiques et militaires « historiques » ayant évolué en Ouganda65.
Parmi ces derniers, certains étaient demeurés proches du régime en place
dans ce pays66. Le second groupe réunissait quant à lui un certain nombre
d’hommes politiques de tous les partis participant au gouvernement, ayant
toujours vécu au Rwanda et qui avaient été socialisés à la politique dans un
environnement où les pratiques patrimoniales constituaient un mode de
fonctionnement courant chez les élites, que ce soit celles qui détenaient le
63. Human Rights Watch, Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, Aucun témoin
ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999.
64. M.-F. Cros, « Atmosphère de fin de règne à Kigali », La Libre Belgique, 31 octobre-1er novembre
1989.
65. Voir notamment F. Reyntjens, « Évolution du Rwanda et du Burundi… », art. cité, p. 3.
66. « Kampala semble entretenir des contacts avec certains officiers militaires tutsis à Kigali. Le
général-major Kayumba Nyamwasa, souvent cité comme pouvant faire tomber le président Kagame,
paraît être une pièce maîtresse de l’échiquier. » B. Leloup, « Le Rwanda et ses voisins. Activisme
militaire et ambitions régionales », Afrique contemporaine, n° 215, 2005, p. 79.
pouvoir, ou celles de l’opposition ou de la société civile67. Une conjonction
d’intérêts liait ces deux groupes. Ainsi, dans son opposition aux investigations
parlementaires visant certains ministres, le Président Bizimungu trouva chez
le chef d’état-major, le général Kayumba Nyamwasa, son principal soutien
au sein du FPR68. La révolte des kada a éclaté au moment où les relations
entre le Rwanda et l’Ouganda étaient déjà tendues en raison de désaccords
profonds sur la façon de mener la première guerre du Congo69. Il est difficile
de savoir précisément si, dès les débuts de cette révolte en juillet 1997 ou
même avant, l’Ouganda avait joué un rôle dans les luttes de factions au
sein du FPR, en renforçant par exemple un camp plus en phase avec une
gouvernance à l’ougandaise plus permissive en matière de corruption70. En
revanche, quelques années plus tard, le soutien de l’Ouganda à différentes
personnalités politiques et militaires du FPR opposées au Président Kagame
s’est clarifié71. 20 ans plus tard, le soutien de l’Ouganda au Rwanda National
Congress (RNC), le parti créé par certaines des personnalités citées dans
les affaires de malversations lors de la révolte des kada72, constitua l’une des
causes de la crise qui éclata entre les deux pays73.
Le changement que les kada appelaient de leurs voeux eut bien lieu, les
groupes de personnes qu’ils accusaient de corruption furent écartés et un
remaniement politique s’inscrivant dans le sens d’un assainissement de la
gouvernance du pays se produisit. Il est rare qu’en Afrique les mouvements
de libération victorieux ne tombent pas dans l’écueil du patrimonialisme
au lendemain de la victoire74. Au Rwanda aussi, au sein du FPR et de son
armée, les forces poussant dans cette direction étaient puissantes. Mais, fait
marquant, aucune faction traversant le mouvement n’avait osé s’organiser,
67. N. Nkiko, « Qu’en est-il de la société civile rwandaise ? », in A. Guichaoua (dir.), Les crises politiques
au Burundi et au Rwanda (1993-1994), Lille, USTL, 1995, p. 309-318.
68. Kayumba Nyamwasa explique dans une interview que sa dissidence du FPR et son opposition
au Président Kagame datent de cette période et ont été causées par le traitement, à ses yeux injuste,
qui avait été réservé au Président Bizimungu à l’époque. S. Rolley, interview de K. Nyamwasa, « Je
suis prêt à apporter toutes les preuves », RFI, 9 juillet 2013.
69. H. Tamm, « Status Competition in Africa: Explaining the Rwandan-Ugandan Clashes in the
Democratic Republic of Congo », African Affairs, vol. 118, n° 472, 2019, p. 509-530.
70. R. Tangri et A. M. Mwenda, « Politics, Donors and the Ineffectiveness of Anti-Corruption
Institutions in Uganda », The Journal of Modern African Studies, vol. 44, n° 1, 2006, p. 101-124.
71. B. Leloup, « Le Rwanda et ses voisins… », art. cité, p. 79.
72. Le parti Rwanda National Congress (RNC) a été fondé en décembre 2010 par Kayumba
Nyamwasa, Patrick Karegeya, Théogène Rudasingwa et Gerald Gahima. Voir F. Reyntjens,
« Chronique du Rwanda 2010-2011 », in S. Marysse, F. Reyntjens et S. Vandeginste (dir.), L’Afrique
des Grands Lacs. Annuaire 2010-2011, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 246.
73. C. Uwiringiyimana, « Rwanda Accuses Uganda of Supporting Rebels », Reuters, 5 mars 2019.
74. C. Clapham, « From Liberation Movement to Government: Past Legacies and the Challenge of
Transition in Africa », Discussion Paper 8, Johannesburg, The Brenthurst Foundation, 2002.
plus ou moins ouvertement, même sous de faux oripeaux, pour défendre
des intérêts patrimoniaux occultes. Au lendemain du génocide et dans un
contexte de retour dans leur pays des réfugiés de 1959, les enjeux historiques
étaient trop importants, quand bien même ils n’auraient pas, à eux seuls,
pu empêcher la prise de pouvoir d’une faction d’entrepreneurs politiques
déterminés. Au-delà de la lutte de pouvoir qui opposait ces derniers au
puissant vice-président et ministre de la Défense de l’époque, Paul Kagame,
à ce moment précis, ce sont bien les enjeux historiques, qui depuis longtemps
avaient structuré l’idéologie du FPR alors portée par les kada, qui rendirent
difficile les projets patrimoniaux de certains leaders du parti.
Le fait que la révolte des kada ait conduit Paul Kagame, alors vice-président,
à se hisser au sommet de l’État en devenant président de la République, puis
à dominer durablement le champ politique rwandais pose la question de la
place de la lutte pour le pouvoir au coeur de la séquence historique en question.
L’instrumentalisation politique de la lutte contre la corruption pour écarter
des concurrents et s’assurer ainsi la loyauté de subordonnés est courante en
Afrique75. Cette instrumentalisation se déploie en général dans le cadre de
systèmes politiques englués dans des pratiques néo-patrimoniales qui font
que même les initiateurs de ces campagnes de lutte contre la corruption
– fut-il président de la République – sont déjà compromis dans des réseaux
de corruption, avec pour corollaire le fait que ces campagnes politiquement
instrumentalisées aboutissent généralement à un échec76.
S’agissant de l’épisode de la révolte des kada, la tentation serait grande de
l’analyser de manière rétrospective, à la seule aune de son aboutissement
politique, c’est-à-dire l’accession et la prééminence politique du futur président
Paul Kagame, comme sa principale raison d’être et son point de départ. Or,
dans les rapports internes au FPR, dans les articles de presse comme dans les
comptes-rendus de la réunion Kicukiro II qui mettent au jour la genèse du
mouvement des kada, le rôle du vice-président Kagame y apparaît relativement
effacé. Cette discrétion semble avoir été perçue et dénoncée comme une
passivité par les « pétitionnaires » dans les journaux, tout du moins jusqu’au
moment où Paul Kagame est pleinement réapparu sur le devant d’une scène
politique enfiévrée par des scandales de divers ordres. La crise au sein du FPR
75. J.-F. Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989 ; P. Chabal et J.-P. Daloz,
Africa Works: Disorder as Political Instrument, Oxford/Bloomington, James Currey/Indiana University
Press, 1999.
76. L. Lawson, « The Politics of Anti-Corruption Reform in Africa », The Journal of Modern African
Studies, vol. 47, n° 1, 2009, p. 73-100.
entre 1997 et1998 s’est déroulée à un moment où le jeu politique à l’intérieur
du mouvement était fluide, constitué de plusieurs centres de pouvoirs parmi
lesquels les kada formaient une force de contestation puissante et indépendante
des factions en présence. Plusieurs facteurs permettent de rendre compte de
la fluidité du jeu politique au sein du FPR. De nombreux groupes de kada
ne venaient d’arriver au Rwanda que récemment et connaissaient peu les
dirigeants des organes centraux du FPR ou les officiers supérieurs de l’armée.
Ceci était encore plus vrai pour ceux en provenance du Rwanda même. Durant
les sept années de structuration du FPR en exil, la différenciation sociale entre
les kada et les jeunes dirigeants était faible, les uns et les autres partageant
les mêmes profils socio-professionnels. Les rencontres entre militants et
dirigeants, menées essentiellement dans la clandestinité, étaient focalisées
sur la mobilisation politique, elle-même basée sur la persuasion, dans un
contexte où le mouvement avait relativement peu de moyens coercitifs à
déployer sur ses membres. À cela, il faut ajouter le caractère géographique
fortement dispersé des lieux de vie des partisans du FPR dans la région.
Ce contexte octroyait aux kada une large autonomie. L’intensité historique
des événements entourant la fin du génocide et le retour des réfugiés de
1959 exacerbait les dimensions collectives de l’action sociale et politique,
rendant plus difficile l’établissement de larges réseaux de clientèle politique
visant l’accomplissement de projets privés. Enfin, les éventuels entrepreneurs
politiques avaient à leur disposition peu de ressources à distribuer du fait
du dénuement ambiant. Cette situation très singulière se condensa en un
« moment critique » durant lequel :
« Sur une période relativement courte, les contraintes économiques, culturelles, idéologiques
et organisationnelles sur l’action politique se sont fortement atténuées, avec deux
conséquences principales : le champ des possibles offert aux acteurs politiques les plus
puissants s’élargit considérablement et les conséquences de leurs décisions deviennent
potentiellement beaucoup plus importantes77. »
La dureté des conditions de vie qui prévalaient à l’époque avait poussé les
kada ordinaires à se fédérer autour des promesses de changement et d’exemplarité
inscrites dans le discours du FPR durant sa lutte pour la conquête du
pouvoir et à choisir un dirigeant qui leur semblait plus à même de mettre en
oeuvre leur volonté de changement.
En fait, lorsque Paul Kagame s’est engagé dans le processus de réforme
visant à assainir le fonctionnement de l’État, ce dernier s’est mué en une âpre
lutte pour le pouvoir mettant aux prises le vice-président et les factions qui
s’adonnaient avec le plus d’intensité aux pratiques de corruption. Il faut aussi
77. G. Capoccia et R. D. Kelemen, « The Study of Critical Junctures… », art. cité, p. 343.
se demander s’il n’y avait pas non plus de la part des factions qui entretenaient
ces pratiques une dimension doctrinaire, à savoir faire de l’usage et de la
tolérance des pratiques de corruption un instrument de cooptation et de
pacification politique dans un contexte de fortes dissensions. C’est sans doute
dans cette perspective que prend en partie sens la résistance du Président
Bizimungu aux réformes anti-corruption. L’autre protagoniste perçu comme
le leader des factions les plus impliquées dans les pratiques de corruption, le
général Kayumba Nyamwasa, proche des dirigeants politiques ougandais,
pourrait, avec d’autres, avoir voulu reproduire au Rwanda le modèle de
gouvernance du NRM de Museveni, où la corruption était sciemment
mobilisée comme instrument de cooptation politique78. Ainsi, la lutte pour
le pouvoir entre Paul Kagame et les hérauts de la corruption pourrait avoir
revêtu une dimension politique plus profonde ayant trait au choix du modèle
de gouvernance.
Le « moment critique » qu’a constitué la révolte des kada, événement dont
il faut de nouveau souligner la contingence, a conduit à une refondation
institutionnelle qui a fini par atteindre un équilibre durable et « autoreproductible79
» incarné par le « nouveau Rwanda », ainsi nommé par ses
dirigeants politiques. Sans cela, le Rwanda aurait pu emprunter un autre
chemin, celui plus classique où les pratiques patrimoniales d’un groupe
victorieux sont hors de contrôle. En se révoltant contre la direction que
prenaient le FPR et le pays tout en pesant de tout leur poids pour soutenir
Paul Kagame, alors vice-président, dans une volonté de changement véritable,
les kada ont favorisé son accès à la prééminence politique, aussi bien au sein du
FPR que sur la scène politique nationale, une assise politique caractérisée par
une forte concentration du pouvoir entre ses mains, résultat d’une évolution
explicitement demandée par les kada. L’autre changement induit par la
révolte des kada fut, sous la direction de l’ancien vice-président, l’amorce d’un
changement profond de modèle de gouvernance restreignant les conduites
néo-patrimoniales et, jusqu’à un certain point, visant à optimiser l’usage des
ressources publiques pour le bien commun n
Jean-Paul Kimonyo
Chercheur indépendant
78. W. Muhumuza, « From Fundamental Change to no Change: The NRM and Democratization in
Uganda », Les cahiers d’Afrique de l’Est/The East African Review, n° 41, 2009, p. 21-42.
79. G. Capoccia et R. D. Kelemen, « The Study of Critical Junctures… », art. cité, p. 343.
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