Fiche du document numéro 2741

Num
2741
Date
Jeudi 30 juillet 2009
Amj
Auteur
Fichier
Taille
160183
Pages
4
Sur titre
France-Rwanda
Titre
Les tueurs sont parmi nous
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
Classification
None
Citation
Des Rwandais soupçonnés de crimes contre l'humanité lors du génocide
de 1994 vivent en France en toute impunité. Un enseignant de Reims
marié à une Rwandaise consacre sa vie à tenter de déférer devant les
tribunaux ces tueurs présumés. Malgré les étranges lenteurs de la
justice.

Lorsqu'il y a trente et un ans Alain Gauthier, professeur de français,
s'est marié avec la splendide Dafroza, il ne se doutait pas qu'il
allait aussi épouser la pire horreur de la fin du XXe siècle : le
génocide des Tutsis du Rwanda. Il avait rencontrée cette jeune Tutsie
à Butare, quand il servait dans la coopération. Sans doute
n'imaginait-il pas alors que la maison de Reims où ils vivent avec
leurs enfants allait devenir l'un des épicentres de la traque aux
tueurs. Ceux qui, en 1994, pendant trois mois, ont exterminé
artisanalement, mais méthodiquement, souvent à la machette, 800 000
personnes, en écrasante majorité tutsies.

Français ordinaire, Alain Gauthier s'est retrouvé confronté à
l'Histoire. « Trop grande pour moi », soupire-t-il. Car cet homme de 60
ans, originaire d'une modeste famille d'artisans du fond de l'Ardèche,
ne pouvait pas non plus savoir que ces tueurs vivraient à nos portes,
en France, et que sa propre patrie, « le pays des droits de l'homme »,
serait accusée de complicité dans le génocide au Rwanda. Pis, qu'elle
accueillerait, parfois à bras ouverts, les massacreurs.

« Les tueurs sont parmi nous », s'exclame le professeur. Il a même eu
dans l'établissement où il enseigne le fils d'un génocidaire
présumé. « Ici, à Reims ! Ils vont m'égorger », s'écrie Dafroza dans un
rire forcé. Sur la table du petit salon, on partage simplement une
pizza achetée au restaurant du coin. Le temps compte. Leurs heures
libres, Alain et Dafroza les consacrent aux suppliciés dont les âmes
flottent dans la maison, pèsent sur toutes les conversations et dans
les silences. Une partie de leurs revenus est ainsi engloutie dans
cette recherche obstinée de justice.

L'extermination en marche



Alain Gauthier le reconnaît : sa femme et lui sont obsédés, hantés par
ce génocide. « Pas une journée sans en parler. Le vide s'est fait
autour de nous.
 » Alain se relève la nuit pour prendre des notes,
relire un dossier. Les boîtes en carton sont alignées sur les étagères
du bureau. Dans les classeurs, dans le disque dur de l'ordinateur est
consigné l'inimaginable. Ces femmes violées, brûlées vivantes avec
leurs enfants, les hommes découpés à la machette. Mais il y a aussi la
liste des tueurs qui ont si longtemps pu vivre tranquillement parmi
nous. Jusqu'à ce qu'Alain et Dafroza Gauthier créent avec des amis une
association d'utilité publique, le Collectif des Parties civiles pour
le Rwanda (CPCR). Le CPCR a déjà porté plainte pour génocide, crimes
contre l'humanité, complicité de génocide contre près d'une quinzaine
de Rwandais vivant en France. Le cas le plus symbolique : Agathe
Habyarimana, la veuve du président rwandais. Mais il y a aussi Calfate
Mbarushimana, résidant à Paris, secrétaire exécutif des Forces
démocratiques pour la Libération du Rwanda - qui sévissent toujours à
l'est du Congo, où elles pillent, violent, tuent. Le père Wenceslas
Munyeshyaka, ancien curé de Sainte-Famille de Kigali, accusé par le
Tribunal pénal international pour le Rwanda d'avoir organisé plusieurs
massacres et tué de ses propres mains des Tutsis réfugiés dans sa
paroisse, qui vit à Gisors, en Normandie, protégé par l'évêché de la
région. Ou encore cet infirmier réfugié à Lille soupçonné d'avoir
participé au carnage de Butare (Sud). « Mais ils sont encore des
dizaines à vivre en France. Ici, ils se sentent à l'abri
 », estime
Alain. Et dans le petit carnet qui ne la quitte jamais, Dafroza a noté
les noms d'autres génocidaires à poursuivre.

Tout a commencé en mars 1994. Comme chaque année, Dafroza part en
vacances au Rwanda visiter sa famille. Mais 1994 n'est pas une année
comme les autres. Les massacres ont commencé. Dafroza comprend vite
que, cette fois, il ne s'agit pas de l'un de ces pogroms ordinaires
qui ensanglantent l'histoire du Rwanda. Comme lorsqu'elle devait se
cacher sous son lit d'enfant. L'extermination est en marche. Dafroza
sent que quelque chose de terrible arrive, et que la paroisse où elle
doit se réfugier avec sa famille pour dormir ne suffira pas à les
protéger. « Je suis rentrée d'urgence en France », se
souvient-elle. Elle a tout raconté à Alain, qui a alerté du drame en
cours les plus hautes autorités, le président François Mitterrand
lui-même. Des lettres restées sans réponse. Aujourd'hui, assise sur le
canapé du salon, Dafroza compte sur les doigts d'une seule de ses
fines mains les rares survivants parmi les dizaines de personnes de sa
famille élargie : « Tout ceux qui étaient avec moi à Kigali ont été
tués. Aucun survivant dans h famille de ma mère. Une tante, un
cousin...
 »

« Du beau travail »



En 2001, après avoir assisté au procès de quatre génocidaires en
Belgique, Alain et Dafroza ont compris qu'ils pouvaient agir. C'est
alors qu'ils ont lancé le CPCR. Immense, le travail prend des mois,
voire des années. D'abord, grâce à leurs réseaux dans la communauté
rwandaise, le couple tente de repérer les tueurs qui vivent dans notre
pays et ont parfois changé d'état civil, pris des noms
français. Ensuite, il leur faut rassembler les témoignages des
rescapés. Certains vivent dans l'Hexagone, d'autres au Rwanda. Dafroza
et Alain retournent y passer toutes leurs vacances pour retrouver des
témoins. Puis, avec l'aide d'avocats, le CPCR porte plainte auprès
d'un juge d'instruction, se constitue partie civile. Parfois le juge
exige le dépôt d'une consignation : plusieurs milliers d'euros qui
assèchent les finances d'une association qui survit grâce à des dons
(1). « Nous faisons le travail de la police et du parquet. C'est aux
victimes d'apporter les preuves sur un plateau à la justice, qui ne
fait rien. On se heurte à des murs
 », estime Alain Gauthier. La France
a même été condamnée en juin 2004 par la Cour européenne des Droits de
l'Homme pour la lenteur des procédures dans le procès d'un présumé
génocidaire.

A Paris, dans son bureau du 34, quai des Orfèvres, François Cordier,
procureur adjoint du parquet de Paris, fait visiblement ce qu'il
peut. Il a été spécifiquement chargé de ces affaires. Elles lui
tiennent à coeur : « Les victimes du génocide ont droit à la vérité, à
la justice. Mais, ajoute-t-il, face à des accusations aussi graves, il
faut être prudent.
 » Il le reconnaît, Alain et Dafroza Gauthier « font
du beau travail
 ». Celui de la justice ? Silence. Par efficacité, les
dossiers sur les Rwandais soupçonnés ont fini par être centralisés à
Paris. Pas à l'initiative du ministère de la Justice, mais par un
arrêt de la Cour de Cassation de juin 2001. Deux autres magistrats du
parquet enquêtent sur ces affaires franco-rwandaises, l'un à plein
temps, l'autre à temps partiel.

« Nous nous heurtons à de sérieuses difficultés techniques », explique
François Cordier. Outre les questions de traduction, les dossiers
transmis par le Tribunal pénal international pour le Rwanda d'Arusha
ont été instruits selon des procédures différentes du droit
français. Tout est à adapter. Et la rupture des relations
diplomatiques entre la France et le Rwanda accroît les
difficultés. Les magistrats français refusent aussi les demandes
d'extradition présentées par le Rwanda, arguant, non sans raisons, que
ce pays n'offre pas les garanties d'un procès équitable. Quant aux
plaintes déposées par l'association des Gauthier, « elles s'appuient
souvent sur des éléments fragmentaires
 », estime le procureur. Mais,
après avoir détaillé les difficultés techniques, il admet qu'« il
faudrait faire ce qu'ont fait les Belges
 ». La Belgique a formé un pôle
d'enquêteurs et de magistrats spécialisés pour ces crimes contre
l'humanité. Résultat : des procès ont eu lieu, des condamnations sont
tombées sur les génocidaires. Des criminels rwandais ont aussi été
jugés au Canada, en Suisse, aux Pays-Bas (2). En France, les juges
d'instruction qui traitent les dossiers du Rwanda - ils sont quatre
aujourd'hui - n'ont pas été déchargés des autres affaires. Ils
naviguent entre crimes contre l'humanité et vols de scooters. Et,
quinze ans après le génocide, aucun procès ne s'est encore ouvert.
En décembre 2008, les avocats du CPCR, Mes Laval et Dechaumet, Foreman
et Morin, ont adressé une lettre ouverte à la ministre de la Justice
de l'époque pour dénoncer « le manque de moyens, qui condamne les juges
à l'impuissance, les victimes au désarroi et qui hisse les auteurs
présumés de génocide vivre en France en totale impunité
 ». Pas de
réponse de Rachida Dati. En mai 2008, le procureur et le président du
tribunal de grande instance de Paris avaient déjà écrit à la garde des
Sceaux pour réclamer des moyens supplémentaires. Sans effet. Pis,
peut-être, l'ex-ministre de la Justice, qui s'est revendiquée
plusieurs fois publiquement comme «la chef des procureurs», n'a donné
aucune instruction générale au ministère public, et encore moins
d'instructions écrites précises pour faire engager des poursuites dans
ces affaires, comme le permet l'article 30 du Code de Procédure
pénale.

Le processus bloqué



Même le ministère français des Affaires étrangères s'en est mêlé. Car
l'inaction de la justice française contre les présumés génocidaires
fait partie du contentieux avec le Rwanda. En avril 2008, Bernard
Kouchner avait lui aussi écrit à Rachida Dati pour demander la
création d'un « pôle crimes de guerre ». « Sans succès », se désole-t-on
au Quai-d'Orsay Pourtant le rapport du recteur Serge Guinchard, remis
en juin 2008 à la ministre de la Justice, recommande la mise en place
d'une juridiction spécialisée dans les crimes contre l'humanité. Le
ministère de la Justice, qui semble plus préoccupé par la chasse aux
petits délinquants, a commandé un audit. Sans suite. Son porte-parole,
Guillaume Didier, insiste sur « la volonté de la France de coopérer
pkinement avec Injustice internationale
 ». Il rappelle tous les
obstacles juridiques, techniques, politiques. Mais il peine à
expliquer pourquoi son ministère ne donne pas les moyens à la justice
et à la police de poursuivre en France les personnes soupçonnées de
génocide.

Dans son cabinet de l'avenue de l'Opéra, où il travaille à perte sur
ces dossiers, comme tous les avocats du CPCR, Me Michel Laval avance
une explication : « En France, de puissantes forces, dans le monde
politique, de droite comme de gauche, dans l'armée, dans les milieux
religieux, des fractions d'institutions compromises dans le génocide
convergent pour bloquer le processus judicaire.
 » Les génocidaires
peuvent dormir tranquilles. La nuit, Dafroza admet qu'elle fait
parfois des rêves de vengeance. Le jour, pour la justice, elle prend
des notes dans son petit carnet.

(1)Collectif des Parties civiles pour 1e Rwanda, 61, avenue
Jean-Jaurès, 51100 Reims (collectifpartiescivilesrwanda.fr).

(2)N° 2 de la revue XXI : Rwanda,sur la piste des tueurs.
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