Fiche du document numéro 27193

Num
27193
Date
Samedi 25 juin 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
126860
Pages
1
Surtitre
Alors que deux émissaires de Paris ont rencontré le président du FPR
Titre
L'armée française multiplie ses opérations au Rwanda.
Soustitre
Des militaires français devaient effectuer trois nouvelles missions au Rwanda, vendredi 24 juin, après celle qu'ils ont effectuée la veille, à partir du Zaïre, à proximité de Cyangugu, dans un camp de réfugiés tutsis situé non loin de la frontière. A Paris, le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, a affirmé que la France n'était pas isolée dans cette affaire. Il a énuméré quelques pays _ dont l'Italie _ disposés à apporter un soutien à l'opération "Turquoise ". Trois cents soldats sénégalais doivent rejoindre les 2 500 militaires français engagés dans cette opération. D'autre part, deux émissaires français ont rencontré, au Rwanda, le président du Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement rebelle tutsi, qui reste opposé à l'intervention française.
Tres
 
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Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Cote
 
Résumé
With the White Paper on Defense, which the Balladur government presented in February 1994, many other forms of action than support for supposedly friendly regimes or the recovery of threatened nationals are now imagined by French strategists. Operation "Turquoise" falls into the category of these new conceivable operations.
Source
Extrait de
 
Commentaire
 
Type
Article de journal
Langue
FR
Declassification
 
Citation

Le cinquième scénario




 L'opération " Turquoise " au Rwanda est à ce jour la première application du Livre blanc sur la défense que le gouvernement avait présenté en février dernier. Elle y est même parfaitement décrite. C'est le scénario 5, titré par les auteurs du document : " Opérations en faveur de la paix et du droit international ", parmi les six scénarios retenus au total comme étant les plus probables. " La probabilité d'avoir à participer à des opérations de ce type, et même simultanément à plusieurs dans le monde, est dès aujourd'hui très élevée ", peut-on lire dans le Livre blanc, qui en situe la possibilité pour l'armée française autant en Europe qu'au Moyen-Orient et en Afrique, voire en Amérique latine et en Extrême-Orient.

Par rapport au Livre blanc précédent, dont la rédaction remonte au début des années 70, l'originalité du texte présenté par l'actuel gouvernement tient au fait qu'il ne s'agit plus seulement de venir au secours de régimes, en Afrique notamment, avec lesquels la France avait conclu des accords de défense ou d'assistance militaire technique. Le cadre est désormais plus large. Entre-temps, en effet, la France a accepté de prendre toute sa part de responsabilités dans les enceintes internationales _ telles l'ONU, l'OTAN, l'UEO ou la CSCE _ qui seraient en situation de monter des opérations en faveur de la paix et du droit international, en dehors de celles qui s'inspireraient du droit d'ingérence.

Avec le Livre blanc 1994, bien d'autres formes d'action que le soutien à des régimes supposés amis ou la récupération de ressortissants menacés sont désormais imaginées par les stratèges français. Le travail de réflexion accompli par la commission Marceau Long, à l'origine du texte, et avalisé par Edouard Balladur et François Léotard, cite l'interposition entre des belligérants, le contrôle de frontières, la conduite d'opérations humanitaires, la surveillance d'un cessez-le-feu ou le rétablissement de la sécurité des communications.

L'opération " Turquoise " entre donc dans la catégorie des interventions concevables pour le nouveau Livre blanc. Ce texte, qui est en quelque sorte la bible de la défense, n'a pas été soumis à l'approbation du Parlement, qui ne connaît, sur le plan législatif, que la seule programmation militaire. Mais, au moment de sa diffusion, le Livre blanc n'a pas été critiqué dans ses grandes lignes. Et la loi de programmation militaire, dont il est en quelque sorte le préambule explicatif, a été adoptée à une large majorité du Parlement. On peut donc considérer _ si l'on se veut formaliste _ que la représentation nationale a donné son aval à une politique de défense qui, aujourd'hui, dans ses grands principes, permet à l'armée française de se lancer dans des actions comme au Rwanda, dès lors qu'elles ont la bénédiction de l'ONU.

Ce qui n'empêche pas d'estimer, en même temps, que ce genre d'interventions peuvent se révéler à hauts risques politiques et militaires. M. Balladur l'a compris, qui ne cesse d'y poser des conditions, au Rwanda, ou des restrictions, comme en Bosnie. M. Léotard l'admet, qui, pour justifier par exemple l'opération " Turquoise ", a d'ores et déjà prévu un accompagnement médiatique censé s'adresser autant aux citoyens français qu'aux responsables du Front patriotique rwandais (FPR) pour que nul ne se méprenne sur le sens de la mission.

Il est vrai que le précédent de la Somalie ne plaide pas en faveur des partisans à tout crin de l'opération " Turquoise ".

L'expédition " Restaurer l'espoir ", sous commandement américain, a montré les limites du genre : de nombreux " casques bleus " américains et pakistanais y ont laissé la vie. D'une opération de police destinée d'abord à soutenir un ravitaillement humanitaire de populations à la dérive, on est vite passé à des actions de guerre dès lors qu'il s'est agi, pour les Américains, de régler des comptes avec des chefs de factions locales.

Le Livre blanc français reconnaît par avance ce qu'il appelle pudiquement des " difficultés " dans la gestion au jour le jour de telles entreprises sur le terrain. Ces obstacles sont spécifiques à chacun des champs d'action considérés. Mais, grosso modo, les préoccupations des états-majors tournent toutes autour des mêmes thèmes. Comment ne pas se laisser engluer dans des guérillas, latentes ou ouvertes, qui obligeraient à choisir son camp par la force des choses ? Comment prévenir des crises convulsives et imprévisibles, se tenir à l'écart de leur explosion, tout en accomplissant la tâche pour laquelle on a été mandaté ?

Une mission valorisante

Comment réussir à réduire les pertes en vies humaines dans ses propres rangs mais aussi chez tous ceux _ armées ou milices engagées dans des combats d'un autre temps et, surtout, populations civiles de moins en moins épargnées _ qui s'affrontent sans merci ? Comment, dès le début de l'action, prévoir sa limite dans le temps et dans l'espace et comment, d'entrée de jeu, se fixer des critères pour éviter une dégénérescence des conflits ?

En dehors de ces interrogations de fond, tout le reste est affaire d'opportunités ou de circonstances. De ce point de vue, l'opération " Turquoise " est à sa façon une exception. Ni interposition ni rétablissement de la paix, encore moins une expédition militaire justifiée par un accord de défense qui n'existe pas en l'occurrence entre Paris et Kigali.

Le cas du Rwanda s'apparente, en effet, à une action qui s'affiche comme strictement humanitaire mais qui a un soubassement militaire indéniable et, de surcroît, assez lourd puisqu'elle suppose quelques moyens sur le terrain dans un contexte où il n'y a eu aucun appel à l'aide de l'un ou de l'autre des camps en présence. On est là véritablement aux limites dans l'emploi d'une force armée au secours d'une population étrangère martyrisée et décimée par ceux-là mêmes qui se disputent son contrôle. Mais il y a tout lieu de croire que ce genre de situations ira se multipliant dans le monde.

En première analyse, il ne semble pas que les exécutants _ des cadres professionnels et des engagés de la Force française d'action rapide _ aient beaucoup d'états d'âme pour se plier à la nouvelle règle du jeu. Certains concèdent que la mission est " valorisante ". D'autres ajoutent que, précisément parce qu'elle est compliquée, la tâche mérite une mobilisation de tous les instants et confère des responsabilités sans égales.

Pour autant, les militaires français sont contraints de se transformer en " brancardiers " ou en " SAMU ", comme ils disent, mais en brancardiers, en SAMU, voire en Croix-Rouge qui, en même temps, porteraient une arme pour se défendre, assurer la sécurité des zones qu'on leur confie et, aussi, pour protéger et soigner des civils dont ils ont la charge. Ce n'est pas tout à fait un nouveau métier. C'est néanmoins un visage de leur corporation différent de celui que l'opinion lui attribue communément. Comme les experts de la stratégie aux Etats-Unis le reconnaissent depuis peu, le devenir des armées modernes est peut-être de devenir en quelque sorte des Organisations gouvernementales (OG) humanitaires, en uniforme, mieux équipées, mieux encadrées, plus disponibles que les actuelles organisations non gouvernementales (ONG).
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