Fiche du document numéro 27098

Num
27098
Date
Mercredi 30 septembre 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
359376
Pages
4
Titre
Ces indics qui ont armé Amedy Coulibaly
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La cour d’assises spéciale ouvre cette semaine le chapitre de l’approvisionnement d’armes d’Amedy Coulibaly qui embarrasse les services de l’État. Les armes proviennent du trafic de deux indicateurs qui rendaient compte à la gendarmerie et à la police. Mediapart dévoile les « rapports de contact » de la gendarmerie avec l’un d'eux.

L’État français porte-t-il une part de responsabilité dans les attentats de Paris de janvier 2015 ? La question a de quoi faire sursauter, mais elle a déjà émergé ponctuellement devant la cour d’assises spéciale de Paris, s’agissant des défaillances des services de renseignement, de l’arrêt malencontreux des surveillances des suspects, ou encore de la lenteur à diffuser le portrait-robot d'Amedy Coulibaly après son identification à Montrouge.

Cette fois, la question va se reposer plus crûment, mercredi et jeudi, lors de l’examen par la cour des filières qui ont livré les armes permettant à Coulibaly de faire cinq morts et plusieurs blessés graves à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Montrouge et Fontenay-sous-Bois.

Les armes du tueur ont en effet été fournies à des complices de Coulibaly par deux indicateurs inscrits au « registre des sources » de deux services d’enquête de l’État. Claude Hermant, militant identitaire et animateur de la Maison flamande, émargeait à la section de recherche (SR) de la gendarmerie de Villeneuve-d’Ascq depuis 2013, tandis que l’un de ses amis, Christophe Dubroeucq, videur de son métier, avait été présenté, mi 2014, à la direction interrégionale de la police judiciaire (DIPJ) de Lille, par l’ancien patron du SDIG, les ex-renseignements généraux du département, un ami. Dubroeucq se voit confier un téléphone de service pour joindre son officier traitant.

Tandis qu’Hermant s’emploie à « infiltrer » un réseau supposé de trafiquants et de braqueurs lillois qui comprend des relations de Dubroeucq – qui vont conduire à Coulibaly –, Dubroeucq le double en balançant son « trafic » aux policiers de la DIPJ, tout en dissimulant son propre négoce avec les mêmes acheteurs. Œil pour œil, dent pour dent… A priori, les policiers n’ont pas vu l'ombre d'un gendarme, et réciproquement. Pendant ce temps, des armes ont tranquillement cheminé des indics jusqu’à Coulibaly.

Claude Hermant. © DR

Si tous ignoraient la finalité des ventes qu’ils opéraient, Dubroeucq, dit « Monstro », a fait des déclarations troublantes lors de son interpellation par la police tchèque, le 17 avril 2015, à la frontière slovaque. Alors que des armes – des fusils-mitrailleurs Uzi et Scorpion VZ 61 – sont trouvées dans le coffre de sa voiture, Dubroeucq prétend qu’il a été « infiltré dans un groupe d’extrémistes ». Il parle de « 300 000 euros d’armes » démilitarisées achetées à un magasin slovaque, où il vient justement de se procurer des armes. « Je sais que le groupe qui a acheté ces armes les a débloquées et revendues par la suite aux islamistes », déclare-t-il.

Il demande aussi aux enquêteurs tchèques de se mettre en relation avec l’ancien patron des RG lillois, le commissaire divisionnaire Philippe Patisson, coordinateur français du centre de coordination policière et douanière (CCPD) de Tournai, qui est au courant de tout.

Les deux indicateurs sont convoqués devant la cour, jeudi, avec des complices, ainsi que leurs anciens officiers traitants, pour confronter leurs versions des faits. Les gendarmes ont contesté avoir couvert un tel trafic, et donné leur accord pour « l’infiltration » d'un réseau, mais les documents déclassifiés et en partie caviardés, dévoilés ci-dessous par Mediapart, confirment la qualité d’informateur d’Hermant et la fréquence de ses contacts opérationnels avec eux.

[[lire_aussi]]L’institution judiciaire a fait comme si elle marchait sur des œufs. Ainsi, les faits de trafic d’armes pourtant apparus très vite dans le dossier sont restés disjoints des attentats. En procédure, la juge antiterroriste Nathalie Poux a attendu le 22 juin 2015 pour informer son collègue lillois de l’identification des armes qui lui est parvenue dès le 14 janvier. Les suspects n’ont été entendus pour la première fois par l’antiterrorisme qu’en décembre 2015, onze mois après les attentats…

C’est donc à Lille que les indics ont été poursuivis, et condamnés, pour les trafics d’armes, en octobre 2017, et ce par un tribunal présidé, ironie de l’histoire, par l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic… Hermant et Dubroeucq écopent respectivement de 7 ans et 4 ans de prison pour « association de malfaiteurs en vue de préparation d’un délit », « acquisition et détention sans autorisation d’armes de catégories A et B », et « importation et détention de marchandises prohibées présentant un danger » – une peine alourdie à 8 ans en appel pour Hermant.

Mais l’implication plus directe de Dubroeucq dans la remise des armes à des relations de Coulibaly change la donne. En 2018, l’indicateur est finalement réentendu et placé sous le statut de « témoin assisté » dans le dossier des attentats. Un témoin l’identifie lors d’un contact avec l’un des hommes aujourd’hui dans le box, Mohamed Farès, et des « Parisiens » venus chercher des armes.

Dans leur ordonnance finale, les juges antiterroristes décident pourtant de sortir l'indicateur du dossier, au motif que « les seules déclarations » de deux mis en cause « ne permettent pas d'envisager sa participation à l'association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme d'atteintes aux personnes », « aucun contact n'étant démontré entre lui et Amedy Coulibaly ou des proches de ce dernier ».

Amedy Coulibaly, et l'une de ses armes, dans une vidéo tournée juste avant la prise d'otages. © DR

Officiellement, c’est à la suite d’un « contrôle douanier » et de la découverte « fortuite » d’armes dans des colis livrés à Lille, que Claude Hermant et sa femme sont interpellés le 20 janvier 2015. Lors de sa garde à vue, l’ancien militaire, gérant d’une friterie et d’un terrain de paintball, déclare spontanément qu’il a compris devant sa télévision que les armes qu’il a livrées durant l’automne 2014 à un homme qui cherchait des armes pour des braquages de centres-forts avaient atterri entre les mains d’un terroriste. Il l’identifie comme Samir Ladjali, un Roubaisien qui fait des marchés et de la boxe.

« Les dernières actualités que l’on a pu voir sur nos télés, ces événements horribles, je parle bien des attentats de Paris, ont fait tilt dans ma tête, déclare Hermant. En détaillant ce qui a pu paraître dans la presse, et notamment le type d’armes cité, j’ai pris conscience que ces armes avaient pu être les armes que j’ai été amené à fournir à ce Samir. »

En garde à vue, Hermant découvre que la DIPJ est « sur lui » depuis le mois de mai précédent. Il a été pris en filature. Samir a été pris en photo venant à son contact, dix mois auparavant. L’indicateur explique qu’il a rencontré le Roubaisien « à l'occasion d’opérations d'infiltration pour le compte de la gendarmerie ». Ce que les policiers n’avaient pas remarqué.

« Quand “Tof” m’a donné ces infos sur Hermant, moi j’ai balancé tout de suite »



« Des commandes » ont été passées, une « première transaction a été faite ». Hermant a noté la plaque d’immatriculation de son véhicule et l’a transmise aux gendarmes. « Les gendarmes m’ont dit qu’ils prenaient en compte l’information et qu’ils allaient travailler dessus, a-t-il poursuivi. J’ai continué à faire des transactions avec, toujours pour le compte des gendarmes. […]. Je lui ai fourni entre 40 ou 45 pièces. Pour moi, Samir est encore en possession de VZ 61, car il m’a demandé récemment 50 cartouches de 7,65 », précise-t-il.

Les livraisons avaient lieu sur le parking du Décathlon Campus à Villeneuve-d’Ascq. « C’était des remises de cartons de cul à cul des voitures a poursuivi Hermant. Je tiens à être précis, je n’avais qu’un seul et unique client. C’est ce Samir que j’ai reconnu sur cette photo. En moyenne, je lui vendais entre 600 et 800 euros la pièce en fonction de l’état neuf ou usagé. Un dernier colis est arrivé de la société AFG contenant 6 pièces. C’était une commande de Samir. Cette commande a eu lieu avant les faits marquants de Paris. Je tiens à vous dire que lorsque je lui ai demandé pour les faits de Paris, s’il était impliqué, il m’a dit qu’après cette dernière commande, il allait se mettre au vert. »

En garde à vue, Hermant demande l’audition des gendarmes, mais cette éventualité est écartée par leur hiérarchie. On saura plus tard que les services de sécurité ont fait le point sur l’affaire. « J’ai eu connaissance de la procédure police contre Claude Hermant, le 22 janvier lors d’une réunion de chefs de service par l’intermédiaire du procureur de la République, expliquera le colonel Jérôme Pichard, chef de la SR de Lille, selon les notes d’audience du procès de 2017. C’est le DRPJ qui l’a annoncé. Si un enquêteur ne veut pas mettre son dossier en danger, je veux bien le comprendre. Mais c’est aux chefs de service de se voir entre eux. »

Le colonel poursuit : « Si M. Bricard [l’officier traitant d’Hermant - ndlr] n’est pas venu, c’est parce qu’on en avait débattu le 22 janvier. Il y a des questions de hiérarchie. Dans cette réunion, il a été entendu que les militaires seraient entendus dans la procédure selon un processus qu’on allait définir avec la direction centrale. Il y a le problème du confidentiel-défense, mais aussi le secret de l’instruction. Il y avait donc ces deux ambiguïtés dans l’audition immédiate des militaires. »

Les gendarmes ne seront entendus qu’en avril 2015. Tout comme l’acheteur, Samir Ladjali, qui va soutenir avoir rendu à Hermant les armes qu’il lui remettait au fur et à mesure.

Faute de témoins, Claude Hermant signale ses échanges de courriels avec ses officiers traitants. Ces mails sont explicites (voir des extraits ci-dessous). Hermant y parle de l’intérêt des « infiltrations » sans être contredit. Il transmet des immatriculations qui sont vérifiées. En mai 2014, il mentionne la firme slovaque AFG qui « livre des armes qui ensuite suivent un circuit de remilitarisation et finissent dans les quartiers ». En novembre 2014, l’adjudant-chef Laurent Bricard, dit « Lolo », annonce qu’il a « vu avec (sa) hiérarchie ». « Nous sommes partants pour les deux dossiers que tu nous as présentés (armes Charleroi / motards Lille) », écrit le gendarme, encourageant l’indic à lui envoyer ses rapports.

Certains échanges de Claude Hermant avec son officier traitant de la section de recherche de la gendarmerie. © DR

Stockés sur une clé USB « vérolée », les rapports d’Hermant aux gendarmes ne seront pas retrouvés. Le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, s’opposera à la demande de déclassification des rapports de contact avec la source, en juin 2015, avant de finalement accepter une nouvelle demande, en janvier 2016.

Bien que caviardés, les rapports de la source « HE CL », que nous reproduisons en intégralité ci-dessous, relatent en premier lieu les informations communiquées par Hermant au sujet d’un trafic de fusils-mitrailleurs SIG calibre 7.5 d’ancienne génération de l’armée suisse. À cette occasion, il présente un exemplaire du fusil devant l’adjudant Joël Ammeloot et un douanier. « 25 armes auraient été vendues dans le quartier de Lille Sud, 15 en région dunkerquoise, 20 seraient parties en Belgique », notent les gendarmes, qui obtiennent l’ouverture d’une enquête par la JIRS de Lille et provoquent un vaste coup de filet en décembre 2013. L’informateur reçoit deux mille euros pour sa collaboration dans ce dossier, le 21 mars 2014.

En février 2014, l’un des rapports de la SR confirme aussi qu’Hermant fait bien remonter ses informations sur les armes neutralisées vendues par la firme slovaque. Il en localise les revendeurs, et précise que « la neutralisation consiste en un système qui est rapidement démontable » : « la source effectue des recherches sur cette information ».

Hermant communique aussi à plusieurs reprises des informations au sujet « d’un ancien fonctionnaire de police » qui « vendrait des armes de catégories A ». Cet ancien de la Brigade de répression du banditisme (BRB), Gérald Kalinowski, dit « Kali », affilié au club de tir d’Haubourdin, est particulièrement visé par un rapport du 7 mars, qui souligne son « implication importante » dans le trafic d’armes de la région. « Ce trafic dure depuis un moment, et porte sur des armes de collection neutralisées ou non. » En outre, l’individu est « en contact avec des groupes de skinheads et néonazis régionaux ». Et « Kali » est assez proche de Dubroeucq.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024