Fiche du document numéro 26790

Num
26790
Date
Mardi 14 juillet 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
113879
Pages
4
Urlorg
Surtitre
Tribune
Titre
Sonia Combe : « les conditions d’écriture de l’histoire contemporaine sont en cours d’amélioration »
Soustitre
Si les archives de la nation devraient être ouvertes, enfin, à tous comme le préconisait la loi du 7 messidor de l’an II (25 juin 1794) il y a 226 ans comme le relève l’historienne dans une tribune au « Monde », elle souligne toutefois les obstacles pour les historiens de ce nouveau cadre à cause de la création des diverses commissions, dont celle sur le Rwanda, créées pour étudier les documents les plus sensibles.
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Tribune. Il convient de se féliciter qu’après cinq ans de procédure pour obtenir l’accès aux archives concernant le rôle de la France dans le génocide au Rwanda en 1994, un chercheur ait obtenu le 12 juin gain de cause auprès du Conseil d’Etat. Il faut rester vigilants dans la mesure où la consultation ne sera accordée, selon les juges, que si « elle ne porte pas atteinte excessive au secret des délibérations du pouvoir exécutif, à la conduite de la politique étrangère et aux intérêts fondamentaux de l’Etat » - autant de termes qui pourraient laisser la place à l’arbitraire.

De même convient-il d’espérer que les décisions et promesses en matière d’ouverture des archives ne se révèlent pas des effets d’annonce auxquels nous ont habitués Lionel Jospin (en 1997), François Hollande (en 2015), puis Emmanuel Macron (en 2019). Si l’on ajoute que l’Association des Historiens Contemporanéistes de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (AHCESR), l’Association des Archivistes de France (AAF) et celle de l’Association Josette et Maurice Audin ont déposé le 21 juin une demande d’abrogation de l’article 63 de l’Instruction générale interministérielle (1 300) sur la protection du secret de la défense nationale, on peut d’ores et déjà dire que les conditions d’écriture de l’histoire contemporaine sont en cours d’amélioration.


Mais si les archives sur le Rwanda deviennent consultables, a-t-on besoin d’une commission ? Nommée en 2019 par l’Elysée à l’occasion de la commémoration du 25e anniversaire du génocide, la commission Duclert l’avait été pour bénéficier d’un pouvoir d’investigation dont étaient privés les chercheurs. Sa note d’étape intermédiaire rendue le 5 avril 2020 a déçu. Non seulement elle ne contenait selon Le Monde du 7 avril aucune révélation mais, selon l’association Survie qui milite pour une refonte de la politique étrangère de la France en Afrique, elle persiste à présenter comme positif le rôle de la France au Rwanda et « blanchit déjà discrètement les autorités françaises de certaines accusations ».

Commissions pour laisser « le temps au temps »



C’était à prévoir. Ce n’est pas tant la composition de la commission Duclert qui posait problème que son existence. Qu’elle ne comprenne, ainsi que cela fut relevé à sa création, aucun spécialiste du Rwanda ne pouvait étonner dès lors qu’on connaît la fonction de semblables commissions : il ne s’agit pas tant de résoudre les controverses historiennes ou les conflits mémoriels (motif officiel) en donnant accès à des documents non communicables, que de gagner du temps.


Laisser « le temps au temps », comme aimait à dire le président François Mitterrand, de sorte que les raisons ayant poussé à leur constitution aient perdu de leur actualité. Que leurs résultats soient décevants tient à la situation de conflit d’intérêt entre le commanditaire et les membres de la commission à la tête de laquelle est nommée une personne de confiance.

Prenons pour illustration le cas d’une commission dirigée par l’historien René Rémond – dont les mauvais rapports avec l’historien Zeev Sternhell qui vient de disparaître, sont connus. (L’idée pieuse d’une droite française qui aurait été immunisée contre le fascisme, ainsi que l’avait proclamé René Rémond, n’a jamais séduit que des historiens français.)

Commanditée par Jack Lang, alors ministre de la Culture, cette commission devait statuer sur le sort du « fichier juif » de la région parisienne découvert fortuitement par Serge Klarsfeld en novembre 1991. Cet instrument des rafles établi par la police de Vichy, qui avait été déclaré perdu, se trouvait dans les archives du ministère des Anciens Combattants. Ces dernières étaient, comme la plupart des archives des ministères, placées sous la tutelle des Archives nationales qui en possédaient un microfilm et avaient ainsi contribué elles aussi à sa non publicité.

Prudence dans l’établissement des responsabilités



Or, non seulement René Rémond était à l’époque président du Conseil supérieur des Archives mais, dans sa commission, siégeaient des archivistes fort mal à l’aise face à cette découverte. Il ne leur fallut guère de temps pour déclarer que le fichier retrouvé n’était pas le fichier juif de 1940 ! Les « preuves », qui n’en étaient pas comme cela a été établi, furent avancées dans un rapport mal ficelé produit quatre ans plus tard. Juge et partie à la fois, la commission avait joué son rôle : elle avait sauvé l’honneur des Archives des Anciens Combattants et, partant, de leur tutelle, les Archives nationales, si ce n’est celui de la France…

On pourrait citer d’autres commissions dont les rapports, s’ils ne blanchissaient pas totalement leur commanditaire, faisaient preuve de prudence dans l’établissement des responsabilités. Ainsi la mission confiée par le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, en 1998, au conseiller d’Etat Dieudonné Mandelkern concernant le rôle de la police lors du massacre des Algériens au cours de la manifestation du 17 octobre 1961.


Ne s’appuyant que sur des archives vues par elle seule, la mission avançait des résultats concernant le nombre de disparus bien en de ça des estimations d’un chercheur comme Jean-Luc Einaudi qui fut le premier historien de l’événement. Pis, dans les 17 pages du rapport, le nom de Maurice Papon, ancien préfet de police de Paris sous les ordres duquel le massacre avait eu lieu, n’était même pas cité alors que c’est à la faveur de son procès, en 1998, à propos de la déportation des Juifs de Gironde, que son rôle dans la répression des indépendantistes algériens avait resurgi !

La commission soupçon de conflit d’intérêt



Contestable dans son principe, puisqu’elle met en présence juges et parties et est de ce fait entachée du soupçon de conflit d’intérêt, la commission l’est encore au plan de la déontologie de la recherche puisqu’elle se réserve l’accès à des documents non communicables. Qu’en est-il dès lors de la possibilité de vérification des sources telle que l’exige la méthode historienne ? Il faut donc rappeler le principe d’ouverture des archives : dès qu’un fonds est déclassifié pour une personne, il doit l’être pour toute autre qui en fait la demande, quelques soient ses titres. Ouvert à tous les citoyens, comme le précisait la loi du 7 Messidor An II qui rendit publiques les archives de la nation, il y a très exactement 226 ans, le 25 juin 1794.

Sonia Combe est l’auteure de Archives interdites. L’histoire confisquée, éditions La Découverte, 2001.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024