Fiche du document numéro 26713

Num
26713
Date
Lundi 15 juin 2020
Amj
Auteur
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Taille
177386
Pages
4
Titre
Affaire Karachi : le tribunal condamne le clan Balladur à de la prison ferme
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Article de journal
Langue
FR
Citation
De gauche à droite : Nicolas Bazire, Thierry Gaubert et Ziad Takieddine. © Reuters

Le tribunal correctionnel de Paris a condamné plusieurs proches de l’ancien premier ministre, également intimes de Nicolas Sarkozy, à de lourdes peines de prison ferme dans cette tentaculaire affaire de malversations sur les ventes d’armes de l’État français. À propos de Nicolas Bazire, ex-directeur de cabinet d’Édouard Balladur, les juges évoquent « une atteinte d’une gravité exceptionnelle […] à la confiance dans le fonctionnement de la vie publique ».

Pour ceux qui en doutaient encore, l’affaire Karachi est bien l’histoire d’un « casse » de 160 millions d’euros au détriment de l’État français. La justice vient d’en apporter la confirmation en infligeant des lourdes peines à plusieurs membres de ce qui fut le clan d’Édouard Balladur, premier ministre de 1993 à 1995, qui a, selon le tribunal, financé sa campagne présidentielle de 1995 en faisant payer des commissions occultes sur des marchés d’armement à deux sociétés d’État.

Les prévenus avaient plaidé la régularité de ces paiements, l’efficacité des intermédiaires et la méconnaissance des détournements politiques. Le tribunal, présidé par Christine Mée, a jugé qu’ils ont au contraire « contribué en connaissance de cause » aux arbitrages qui ont permis à des intermédiaires de « percevoir des commissions très importantes sans justification économique », et ce au détriment de l’État.

Une expression revient avec récurrence tout au long du jugement : « extrême gravité des faits », quand bien même ceux-ci sont anciens.

D’où la lourdeur des condamnations :

- Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet du premier ministre, aujourd’hui numéro 2 du groupe LVMH, et Renaud Donnedieu de Vabres, ancien chargé de mission au cabinet du ministre de la défense François Léotard, et ancien ministre de la culture lui-même, sont condamnés à cinq ans de prison, dont deux avec sursis.

- Thierry Gaubert, un proche de Nicolas Sarkozy et de Brice Hortefeux, avec lesquels il travaillait au ministère du budget et de la communication à l’époque des faits, et l’un des porteurs de valises de l’affaire, écope de quatre ans de prison, dont deux avec sursis.

- Dominique Castellan, ancien patron de l’office d’armement DCN-I, aujourd’hui Naval Group, a été condamné à trois ans d’emprisonnement, dont un avec sursis.

- Absents au délibéré, les deux intermédiaires, architectes des circuits financiers et des détournements opérés, Ziad Takieddine et Abdul-Rahman El-Assir, sont tous deux condamnés à des peines de cinq ans de prison ferme. Le tribunal a délivré des mandats d’arrêt à leur encontre.

L’alliance, voire même la réconciliation, entre les prévenus politiques et leur intermédiaire favori, Ziad Takieddine, durant le procès au mois d’octobre dernier au tribunal de Paris, n’aura donc servi à rien. Leur version commune des faits n’a pas été retenue. L’intermédiaire, qui était revenu devant le tribunal sur ses aveux sur les versements politiques, se retrouve aujourd’hui si ce n’est officiellement en fuite, en tout cas recherché par la police.

Accompagnés par leurs avocats respectifs, Nicolas Bazire, Renaud Donnedieu de Vabres et Thierry Gaubert, un masque en tissu sur le visage, ont fendu la foule des journalistes sans faire de déclaration.

Seul Me Olivier Morice, l’avocat des familles des victimes de l’attentat de Karachi, à l’origine de la procédure, s’est approché des caméras pour exprimer sa « très grande satisfaction » : « Quand nous avons déposé plainte, le procureur de la République [alors Jean-Claude Marin – ndlr] expliquait que les faits étaient prescrits. On a dit que cette affaire était un leurre. On s’est moqué des Français : c’est bien une affaire d’État. Ce sont des condamnations sérieuses des conseillers ministériels, ce que nous attendons maintenant c’est que MM. Balladur et Léotard comparaissent devant la Cour de justice. »

« Les faits ont été commis au sommet du ministère de la défense », a rappelé à l’audience de délibéré la présidente du tribunal, en résumant le rôle de Renaud Donnedieu de Vabres. Acculé lors de son interrogatoire durant le procès, ce dernier avait justifié, voire revendiqué, de n’avoir « cité aucun nom » : « C’est facile d’être une balance et de se défausser de ses responsabilités, ce n’est pas ma façon de travailler », avait lancé l’ancien ministre.



« L’intervention du réseau d’intermédiaires n’a pu se concrétiser qu’avec l’accord du ministre de la défense et de M. Donnedieu de Vabres », a tranché le tribunal. Ainsi, « tous les arbitrages ont été rendus systématiquement en faveur du ministère de la défense ». Donnedieu de Vabres a eu un « rôle déterminant […] d’interlocuteur privilégié » auprès de Ziad Takieddine, « avec lequel il entretenait des contacts étroits ». Il a ainsi « permis le paiement des commissions ».

Pour le tribunal, « il est établi que M. Donnedieu de Vabres a reçu des fonds de M. Takieddine ». « Ces remises s’analysent comme des retours d’ascenseur de la part de M. Takieddine pour l’avoir appuyé », expose la présidente. L’ancien ministre de la culture est donc condamné pour « complicité d’abus de biens sociaux » et aussi « recel ».

Se tournant vers le numéro deux de LVMH, la présidente explique que « l’intervention du réseau Takieddine n’a pu prospérer qu’avec le soutien de M. Nicolas Bazire ». Ce dernier avait déclaré à l’audience « ne pas se souvenir » de la présence de l’intermédiaire lors des rendez-vous clés. Selon le tribunal, il a bel et bien « contribué aux arbitrages systématiquement rendus en faveur du ministère de la défense » et ses intermédiaires « quand il s’est agi de prendre des décisions importantes relatives à leurs contrats ».

Complice des abus de biens sociaux, Nicolas Bazire a aussi joué un rôle tout particulier en tant que directeur de campagne du candidat Balladur. Contrairement à ses déclarations à l’audience, « il était, selon le tribunal, nécessairement tenu informé de la situation des comptes de campagne du candidat et de l’arrivée massive de fonds qui plus est en espèces ».

Un avertissement pour le clan Sarkozy



Le tribunal prend en compte les aveux de Takieddine « sur la remise d’une somme de 6 millions de francs à M. Thierry Gaubert, somme destinée à M. Bazire pour renflouer les comptes de campagne de M. Balladur ». Le fait que Nicolas Bazire, tout comme le trésorier de campagne, a soutenu n’avoir « pas été informé » du dépôt d’une somme de 10 250 000 francs sur le 26 avril 1995 sur le compte Crédit du Nord de l’association du candidat « prend tout son sens sur l’origine de ces fonds », tranche le jugement.

« Aucune explication cohérente n’a été apportée par les responsables de la campagne [dont Nicolas Bazire, qui l’a dirigée – ndlr] quant à cette remise de fonds exceptionnelle par son montant », s’indignent encore les juges, qui parlent même dans leur décision d’« explications farfelues » quand il a été expliqué que les fameux fonds en espèces provenaient de la vente de tee-shirts et de pin’s à l’effigie de Balladur…

« Ces faits commis au sommet de la hiérarchie du cabinet du premier ministre par un haut fonctionnaire, directeur de cabinet, dont les fonctions exigeaient une probité irréprochable au vu de la sensibilité des marchés de l’armement militaire […] ont porté une atteinte d’une gravité exceptionnelle non seulement à l’ordre public économique mais aussi à la confiance dans le fonctionnement de la vie publique », expose le tribunal à l’endroit de Nicolas Bazire.

Thierry Gaubert, qui avait été membre du cabinet de Nicolas Sarkozy peu avant les faits, et qui avait rejoint l’équipe de la campagne Balladur, a été « le maillon indispensable » du système de malversations. « Il a permis le retour en France en 1995 de rétrocommissions en lien avec les contrats […] saoudiens et pakistanais et à destination des comptes de campagne de M. Édouard Balladur », souligne le jugement. « En lien étroit avec Ziad Takieddine, il est démontré qu’il connaissait parfaitement l’origine délictueuse des fonds », selon les juges.

Le tribunal n’a pas manqué de rappeler dans sa décision la proximité de Thierry Gaubert à la fois avec Nicolas Sarkozy, dont il fut donc le chargé de mission au ministère, mais aussi de Brice Hortefeux, alors chef de cabinet. Et « il est avéré, au vu de ses relations avec Nicolas Bazire et Brice Hortefeux, qu’il était impliqué dans la campagne de M. Édouard Balladur et non pas un simple sympathisant comme il veut le faire croire ».

Ce jugement apparaît aujourd’hui comme une alerte pour le clan Sarkozy pris dans les rets d’une autre affaire d’État toujours à l’instruction, celle des financements libyens. De fait, dans ce dossier, comme dans l’affaire Karachi, on retrouve à dix ans d’intervalle (1995-2005) des pratiques équivalentes et des personnages similaires, à commencer par le quatuor Sarkozy-Hortefeux-Takieddine-Gaubert.

Dans le dossier Karachi, l’action fautive de l’ancien patron de l’office d’armement DCN-I (aujourd’hui Naval Group) est également soulignée par le tribunal. Dominique Castellan a « chargé délibérément ses subordonnés d’exécuter des instructions manifestement contraires à l’intérêt social de sa société pour maintenir les bonnes relations qu’il avait avec le ministre de la défense et son cabinet et préserver sa fin de carrière ».

Ses ordres « ont conduit la DCN-I à verser des commissions à hauteur de 190 millions de francs », à « un réseau qui était totalement inutile ». « La preuve de la réalité des prestations fournies par le réseau El-Assir-Takieddine n’est pas rapportée par aucun élément factuel ou tangible », notent encore les juges.

Ce réseau a, certes, joué son rôle de redistributeur des fonds détournés sur les ventes d’armes à des fins politiques, mais il s’est aussi considérablement enrichi. C’est « la volonté assumée d’enrichissement personnel » de Ziad Takieddine et de son partenaire, Abdul-Rhaman El-Assir, qui est soulignée par le tribunal, alors que « ces marchés militaires touchaient directement aux intérêts de l’État ».

Concernant Ziad Takieddine, le tribunal écrit qu’il « est démontré par les éléments du dossier et différents témoignages qu’il avait parfaitement conscience de participer à un système de rétrocommissions, lesquelles ont permis de renflouer les comptes de campagne du candidat Balladur, notamment après le premier tour des élections ». Les malversations mises en place étaient d’ailleurs telles qu’elles ont même engendré, rappelle le tribunal, « un état de sous-financement » des contrats.

Ziad Takieddine a été « incapable d’expliquer » quelles « prestations effectives » avaient été fournies par son réseau, pour lever « des blocages » aux ventes d’armes en Arabie saoudite et au Pakistan, « qu’il n’a pas détaillés ». Les « montages sophistiqués et opaques » auxquels il a eu recours avec El-Assir, démontrent « sa conscience de l’absence de justification économique de ces commissions et caractérise une volonté de dissimulation ».

Condamné pour « recel d’abus de biens sociaux » et « escroquerie », Ziad Takieddine est aussi condamné pour « fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale » pour avoir dissimulé à l’administration de nombreux biens immobiliers en Europe et en France à travers un « système frauduleux », ainsi que pour « organisation frauduleuse d’insolvabilité » lors de son divorce. Le tribunal a ordonné la saisie de tous les biens immobiliers de l’intermédiaire, son appartement avenue Georges-Mandel, à Paris ainsi que ses propriétés au Cap d’Antibes, ainsi que deux véhicules Jaguar et son yacht La Diva.

Les autres prévenus échappent à des demandes conséquentes de dommages et intérêts du fait de la position prise par la partie civile Naval Group. Le groupe d’armement avait en effet pris le parti des anciens conseillers ministériels, en jugeant fondés les versements de commissions aux intermédiaires, en contestant seulement le reversement par Ziad Takieddine d’une partie des sommes à Thierry Gaubert.

Naval Group, qui avait demandé au tribunal de requalifier les faits en abus de confiance du seul Takieddine, n’a pas été suivi par le tribunal. Le parquet y avait vu à juste titre la volonté de Naval Group « de venir à la rescousse de prévenus puissants ».

« Nous dénonçons la façon dont DCN-I a protégé les protagonistes, a attaqué Me Olivier Morice, à la sortie du tribunal. DCN-I ne leur a demandé aucuns dommages et intérêts. C’est inouï et scandaleux. Il faudra un jour qu’elle rende des comptes. »
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024