Fiche du document numéro 26707

Num
26707
Date
Samedi 13 septembre 2008
Amj
Auteur
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Taille
125060
Pages
10
Titre
Ventes d'armes : la corruption au cœur de la République
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le financement de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur, l'attentat de Karachi en 2002, l'aide au clan Pinochet au Chili, l'espionnage de magistrats et d'hommes politiques, l'affaire des frégates de Taiwan... Les juges Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, qui enquêtent sur un dossier de corruption dans le milieu de l'armement français, découvrent de nombreux éléments pouvant déboucher non pas sur une mais plusieurs affaires d'Etat. Déjà apparaissent les noms de plusieurs hommes politiques de haut rang: Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux, Edouard Balladur, Charles Millon... Nos révélations.

Une bombe dort au pôle financier du tribunal de Paris. Les juges Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, qui enquêtent depuis le début de l'année sur un dossier de corruption dans le milieu de l'armement français, découvrent au fil de leur instruction des éléments pouvant déboucher non pas sur une mais sur plusieurs affaires d'Etat. Si elles se confirmaient, certaines informations contenues dans le dossier pourraient éclabousser la classe politique française en général, et l'entourage de Nicolas Sarkozy, en particulier. Amorcée, la bombe explosera-t-elle? Les juges ne sont, pour l'heure, pas juridiquement saisis de la plupart des faits que leurs investigations ont mis au jour.

L'enquête, qui portait à l'origine sur les manœuvres illicites de la Direction des chantiers navals (DCN, rebaptisée DCNS en 2007 suite au rapprochement avec Thales) pour contrer la concurrence et surveiller ses partenaires, a pris une ampleur tout à fait inattendue ces dernières semaines. Ainsi, plusieurs hommes politiques français de premier rang, essentiellement de droite, voient désormais leur nom apparaître dans cette affaire aux ramifications internationales: le président de la République, Nicolas Sarkozy, l'ancien premier ministre, Edouard Balladur, l'ancien ministre de la défense, Charles Millon, le ministre de l'immigration et de l'identité nationale, Brice Hortefeux, le député UMP, Jean-François Copé, et le secrétaire adjoint de l'Elysée, François Pérol.

Tous sont cités, à un moment ou un autre de la procédure. Aucun d'entre eux n'est, à ce jour, mis en cause dans le dossier, mais les éléments aujourd'hui à la disposition de la justice semblent indiquer, au minimum, qu'ils ne pouvaient ignorer – voire qu'ils ont cautionné – les méthodes parfois troubles entourant la vente d'armes à des pays qui ne sont pas connus pour être des premiers prix
de vertus démocratiques, comme le Pakistan ou l'Arabie saoudite. Surtout, l'enquête des juges Desset et Hullin fait resurgir le spectre des fameuses « rétrocommissions » versées en marge des marchés militaires, et les soupçons de financement politique occulte qui en découlent.

Dans un rapport de synthèse du 5 mars 2007, les policiers de la division nationale des investigations financières (DNIF) font ainsi allusion, à propos de l'affaire des frégates de Taiwan (photo), à une note découverte lors d'une perquisition à la DCNS : « Cette chronologie retrace les agissements du représentant de la DCNI au Luxembourg, Jean-Marie Boivin, d'août 1994 à 2004, avec notamment la création des sociétés Heine et Eurolux. Elle fait ainsi apparaître que la création de la société Heine au second semestre 1994 s'est faite après accord de Nicolas Bazire, directeur de cabinet du premier ministre Edouard Balladur, et du ministre du budget Nicolas Sarkozy, et fait un lien entre le financement de la campagne électorale de M. Balladur pour l'élection présidentielle de 1995. Elle montre enfin que la création d'Eurolux en 2000 s'est faite après accord de ``JPP'', ce qui peut correspondre aux initiales du dirigeant de Thales, Jean-Paul Perrier, et de Charles Millon, ancien ministre de la défense des gouvernements Juppé. »

Evoquée par le site Bakchich.info le 12 septembre, l'apparition du nom de l'actuel chef de l'Etat dans la procédure est tout sauf anecdotique, comme on va le voir, même si en l'espèce le fait que le ministre du budget de l'époque ait autorisé la DCN à favoriser la création d'une structure vouée à gérer le versement de commissions n'est ni aberrant, ni délictueux – la convention de l'OCDE n'étant entrée en application qu'en 2000.

Le fisc, aussi, savait. Aux policiers de la DNIF qui l'ont interrogé le 3 juin, M. Menayas a confirmé que « les relations financières entre DCNI vers Heine [la fameuse société luxembourgeoise constituée pour rémunérer les ``lobbyistes'', NDLR] étaient reportées tous les ans à la Direction générale des impôts ». Bureau CF3, ira même jusqu'à préciser l'ancien directeur financier de la DCN, licencié sans ménagement en février dernier juste après la publication d'un article du Monde révélant l'existence de l'enquête confiée aux juges Desset et Hullin.

« On peut aussi noter que M. François Pérol, actuel secrétaire général adjoint de la présidence de la République, a été administrateur de DCNI pendant plus de deux ans », a ajouté, légèrement perfide, l'ancien dirigeant de la DCN. M. Pérol fut aussi directeur adjoint du cabinet de M. Sarkozy, lors du court passage de ce dernier au ministère de l'économie (mars-novembre 2004).

Digne d'un inventaire à la Prévert, le « mémo » – tout comme les déclarations à la police de M. Menayas – permet de visiter les arrière-cuisines peu ragoûtantes de plusieurs grands contrats de vente de matériel de guerre conçu par la France et disséminés un peu partout dans le monde. A Taiwan, en Arabie saoudite, au Pakistan, en Inde, au Chili, au Koweït...

Sur Taiwan, dont la vente de frégates en 1991 (gouvernement socialiste) pour un montant record de 11 milliards de francs a été à l'origine d'un scandale judiciaire en passe de se clore par un non-lieu général, M. Menayas affirme que plus de trois milliards de francs « se sont évaporés vers des bénéficiaires dont la liste reste à établir ». Avec Taiwan, le ratio appliqué à la rémunération des intermédiaires, dont le principal est l'homme d'affaires Andrew Wang, était de 20,085 % du contrat global.

Concernant l'Inde, une lettre de mission adressée le 28 juin 2002 à la société Eurolux résume parfaitement les méthodes employées par la DCN, entre lobbying, renseignement et corruption: « La mission aura pour nom Vishou. [Elle] consiste à mettre en évidence d'éventuels liens et flux financiers entre les sociétés mauriciennes International Management Trust Ltd, Valmet Mauritius Ltd et des personnalités politiques indiennes ou mauriciennes. D'une façon générale, se procurer les documents financiers contractuels ou comptables de ces sociétés. La mission sera exécutée par Claude Thevenet du cabinet Contest international, accompagné d'une personnalité politique française permettant certains accès. Les honoraires sont de 100.000 euros HT, compte tenu de la nécessité de rémunérer certaines sources, auxquels s'ajoutent les frais de déplacement, d'hébergement. » L'enquête n'a pas établi qui était cette « personnalité française ».

Le document le plus explosif entre les mains des deux magistrats parisiens est un mémorandum du 29 avril 2008 signé de l'ancien directeur financier et administratif de la DCN, Gérard-Philippe Menayas. Ce haut fonctionnaire, passé par la direction du Trésor et le groupe Renault dans les années 1970 et 1980, y met à nu la corruption d'Etat organisée, validée et assumée par la France à la faveur de ses principaux contrats de vente d'armes à l'étranger. Le document, dont Mediapart a pu prendre connaissance dans son intégralité, est long de dix-sept pages.

Il est conforté – notamment – par une série de notes, saisies par les enquêteurs, émanant des sociétés Heine et Eurolux qui avaient été mandatées par la DCN pour effectuer des « missions » de renseignement parfaitement illégales (surveillance de magistrats, entrisme dans les ministères sensibles, achat d'informations confidentielles, etc.), dont certaines ont été évoquées par Le Monde.fr le 10 septembre.

Mis en examen, au mois de juin, pour avoir fait travailler un ancien policier de la Direction de la surveillance du territoire (DST), Claude Thevenet, chargé de recueillir des informations sur l'affaire des frégates de Taiwan via des techniques d'espionnage et de corruption dont raffolent certaines officines, Gérard-Philippe Menayas semble avoir versé ce mémo au dossier judiciaire autant pour assurer sa défense que... sa protection. Car ce sont tous les petits secrets inavouables des ventes d'armes réalisées par la France, n°3 mondial en la matière selon le Stockholm International Peace Research Institue (Spiri), qui y sont largement dévoilés.

Dès la deuxième page du mémoire de M. Menayas – qui n'a pas souhaité s'exprimer –, le débat est posé : « Il faut rappeler que jusqu'à l'entrée en vigueur en France de la convention OCDE contre la corruption (28 septembre 2000), aucun contrat de vente de matériel de défense à un pays émergent ne pouvait s'opérer sans versement de commissions aux décideurs politiques. » Sur les contrats, ces commissions portent une mention, toujours la même : « FCE », pour « frais commerciaux exceptionnels ». Délicieux euphémisme qui désigne en réalité la corruption.

M. Menayas assure que DCN International, la société de commercialisation des armes fabriquées par la Direction des constructions navales, a vendu entre 1991 et 2002 « pour environ 60 milliards de francs de produits ». « Sur ce montant, ajoute-t-il, 8 à 10 %, soit 5 à 6 milliards de francs, ont été versés en FCE à des agents ou lobbyistes qui se chargeaient de leur redistribution aux bénéficiaires ultimes. »

Ces sommes, qui transitaient par des sociétés implantées dans des paradis fiscaux, le Luxembourg essentiellement, sont connues de tous, affirme M. Menayas. Particulièrement des ministères de tutelle – ceux de la défense et de l'économie.

Dans un rapport de synthèse du 5 mars 2007, les policiers de la division nationale des investigations financières (DNIF) font ainsi allusion, à propos de l'affaire des frégates de Taiwan (photo), à une note découverte lors d'une perquisition à la DCNS : « Cette chronologie retrace les agissements du représentant de la DCNI au Luxembourg, Jean-Marie Boivin, d'août 1994 à 2004, avec notamment la création des sociétés Heine et Eurolux. Elle fait ainsi apparaître que la création de la société Heine au second semestre 1994 s'est faite après accord de Nicolas Bazire, directeur de cabinet du premier ministre Edouard Balladur, et du ministre du budget Nicolas Sarkozy, et fait un lien entre le financement de la campagne électorale de M. Balladur pour l'élection présidentielle de 1995. Elle montre enfin que la création d'Eurolux en 2000 s'est faite après accord de ``JPP'', ce qui peut correspondre aux initiales du dirigeant de Thales, Jean-Paul Perrier, et de Charles Millon, ancien ministre de la défense des gouvernements Juppé. »

Evoquée par le site Bakchich.info le 12 septembre, l'apparition du nom de l'actuel chef de l'Etat dans la procédure est tout sauf anecdotique, comme on va le voir, même si en l'espèce le fait que le ministre du budget de l'époque ait autorisé la DCN à favoriser la création d'une structure vouée à gérer le versement de commissions n'est ni aberrant, ni délictueux – la convention de l'OCDE n'étant entrée en application qu'en 2000.

Le fisc, aussi, savait. Aux policiers de la DNIF qui l'ont interrogé le 3 juin, M. Menayas a confirmé que « les relations financières entre DCNI vers Heine [la fameuse société luxembourgeoise constituée pour rémunérer les ``lobbyistes'', NDLR] étaient reportées tous les ans à la Direction générale des impôts ». Bureau CF3, ira même jusqu'à préciser l'ancien directeur financier de la DCN, licencié sans ménagement en février dernier juste après la publication d'un article du Monde révélant l'existence de l'enquête confiée aux juges Desset et Hullin.

« On peut aussi noter que M. François Pérol, actuel secrétaire général adjoint de la présidence de la République, a été administrateur de DCNI pendant plus de deux ans », a ajouté, légèrement perfide, l'ancien dirigeant de la DCN. M. Pérol fut aussi directeur adjoint du cabinet de M. Sarkozy, lors du court passage de ce dernier au ministère de l'économie (mars-novembre 2004).

Digne d'un inventaire à la Prévert, le « mémo » – tout comme les déclarations à la police de M. Menayas – permet de visiter les arrière-cuisines peu ragoûtantes de plusieurs grands contrats de vente de matériel de guerre conçu par la France et disséminés un peu partout dans le monde. A Taiwan, en Arabie saoudite, au Pakistan, en Inde, au Chili, au Koweït...

Sur Taiwan, dont la vente de frégates en 1991 (gouvernement socialiste) pour un montant record de 11 milliards de francs a été à l'origine d'un scandale judiciaire en passe de se clore par un non-lieu général, M. Menayas affirme que plus de trois milliards de francs « se sont évaporés vers des bénéficiaires dont la liste reste à établir ». Avec Taiwan, le ratio appliqué à la rémunération des intermédiaires, dont le principal est l'homme d'affaires Andrew Wang, était de 20,085 % du contrat global.

Concernant l'Inde, une lettre de mission adressée le 28 juin 2002 à la société Eurolux résume parfaitement les méthodes employées par la DCN, entre lobbying, renseignement et corruption: « La mission aura pour nom Vishou. [Elle] consiste à mettre en évidence d'éventuels liens et flux financiers entre les sociétés mauriciennes International Management Trust Ltd, Valmet Mauritius Ltd et des personnalités politiques indiennes ou mauriciennes. D'une façon générale, se procurer les documents financiers contractuels ou comptables de ces sociétés. La mission sera exécutée par Claude Thevenet du cabinet Contest international, accompagné d'une personnalité politique française permettant certains accès. Les honoraires sont de 100.000 euros HT, compte tenu de la nécessité de rémunérer certaines sources, auxquels s'ajoutent les frais de déplacement, d'hébergement. » L'enquête n'a pas établi qui était cette « personnalité française ».

5 à 6 milliards de francs de corruption en dix ans



A propos du Chili, qui s'est procuré en 1997 (sous le gouvernement Jospin) deux sous-marins Scorpène pour 2,4 milliards de francs, M. Menayas explique que le principal agent d'influence « bénéficiaire de près de 5 % du montant du contrat » a été un certain Pedro Felix de Aguirre, un ancien proche collaborateur... du dictateur d'extrême droite Augusto Pinochet. Cruelle précision fournie par M. Menayas à propos de Aguirre: « Cette personne, aujourd'hui décédée, est responsable d'avoir fait décéder, par suite de tortures, de nombreuses personnalités dont le propre père de Michèle Bachelet, l'actuel président du Chili. » Une affirmation qu'il ne nous a pas été possible de confirmer – ni d'infirmer.

L'autre intermédiaire chilien qui a permis de finaliser les contrats se nomme Francisco Muzard, « un Chilien d'ascendance française, correspondant local de l'UMP ». Selon M. Menayas, une partie de sa commission – 450.000 euros – a été versée en 2004 par l'intermédiaire d'un circuit offshore au mépris de la convention anti-corruption de l'OCDE pourtant entrée en vigueur quatre ans plus tôt, et qui proscrit formellement le versement de fonds à des agents étrangers.

S'agissant du Koweït, le mémorandum assure qu'en 1995, sous le gouvernement Juppé, le ministère de la défense, dirigé à l'époque par Charles Millon, a « obligé DCNI à signer avec le Koweït un contrat de livraison de patrouilleurs » pour 2,4 milliards de francs. Les patrouilleurs avaient la particularité d'être fabriqués non pas par la DCN mais par les Constructions mécaniques de Normandie (CMN), détenue par le controversé homme d'affaires libanais Iskandar Safa, un proche de l'ancien ministre Charles Pasqua, qui a joué un rôle décisif dans la libération des otages français détenus à Beyrouth au milieu des années 1980.

« Nous découvrirons quelques années plus tard avec surprise que l'intégralité des commissions versées au principal agent (M. Langford), soit 8 % du montant du contrat, était dirigée vers un compte personnel de M. Marchiani. » Les relations financières entre Iskandar Safa et le fidèle lieutenant de Charles Pasqua ont été au cœur de deux procédures judiciaires conduites par le juge Philippe Courroye ces dernières années.

M. Menayas affirme qu'à l'époque, « les garanties financières offertes par CMN étant jugées insuffisantes par les banques, le gouvernement français demanda à DCNI de se substituer à CMN et d'assurer la maîtrise d'œuvre commerciale, financière et contractuelle de l'affaire ». Pour ce faire, le PDG de DCNI « accepta d'endosser tous les risques ». « Aucun des administrateurs représentants de l'Etat ne contesta cette décision qui pourtant s'apparentait à un abus de bien social », précise l'auteur du mémo, ajoutant qu'en prenant à sa charge les engagements commerciaux de M. Safa, la DCNI se lançait « à l'aveugle », « sans connaître les bénéficiaires ultimes des commissions ».

Concernant l'Arabie saoudite, qui a acheté à la DCN en 1994, sous le gouvernement Balladur, un plan de modernisation de sa flotte de guerre (contrat Mouette), M. Menayas raconte comment l'Etat français avait appointé un certain Omar Zeidan, ambassadeur à l'Unesco, pour une rémunération de 3 % du montant du contrat de 3,3 milliards de francs dont les sommes ont été « intégralement payées en Suisse sur des comptes à l'UBS et à la Chase Manhattan ».

L'auteur du mémo rapporte que ce montant avait été jugé excessif par le fisc français, ce qui avait entraîné un redressement « à concurrence du dépassement ». C'est dans le cadre de ce redressement que la DCN a produit le 21 juin 2000 auprès des impôts un document, que Mediapart a pu consulter, retraçant les montants de commissions versées aux dirigeants saoudiens: 150 millions de francs pour le prince Fahd Ben Abdallah, 240 millions de francs pour « SAR le prince Sultan », 210 millions de francs pour le « sheik Abusalem »...

Autre contrat sensible entre les deux pays évoqué par le mémo: Sawari 2, ou la vente en 1994 de plusieurs frégates au royaume wahhabite (un contrat d'environ 3 milliards d'euros). Là encore, la DCNI commissionna Omar Zeidan, mais aussi un certain Ziad Takieddine (photo), un intermédiaire alors très lié aux réseaux balladuriens. Français né au Liban en 1950, Ziad Takieddine est proche de Brice Hortefeux, ministre de l'immigration et confident de l'actuel président de la République.

Soupçonnant ces deux intermédiaires d'avoir œuvré, dans l'ombre, au financement de son rival dans la course à la présidentielle de 1995, Edouard Balladur, Jacques Chirac mit un point d'honneur, une fois élu à l'Elysée, à s'opposer au versement du reliquat des commissions réclamées par les deux hommes.

M. Chirac « remercia » également le PDG de la Sofresa – une société qui regroupe l'État et des industriels de l'armement pour assurer la commercialisation de matériel militaire pour le Moyen-Orient –, Jacques Douffiagues, à l'origine des contrats Mouette et Sawari 2.

M. Douffiagues était un protégé de François Léotard, ministre de la défense entre1993 et 1995, et soutien de poids d'Edouard Balladur dans la campagne présidentielle. En 1996, Le Monde révéla que la DGSE (les services secrets) avait, sur ordre de Jacques Chirac, placé sur écoute des proches de François Léotard, dans le cadre des suites de l'affaire Sawari 2 et des suspicions de financement occulte. Mais le scandale s'arrêta là. Redémarrera-t-il, douze ans après?

Le mémorandum fait état de soupçons similaires à propos du Pakistan, qui a acheté à la DCNI en 1994, toujours sous le gouvernement Balladur, trois sous-marins pour la bagatelle de 5,5 milliards de francs. Parmi les intermédiaires, on retrouve Ziad Takieddine. Pour faire prospérer le marché pakistanais, M. Takieddine s'était associé à un homme d'affaires libanais, Abdul Rahman El-Assir, un ami de l'actuel président du Pakistan, Azi Ali Zardari. M. El-Assir était également considéré comme proche du clan Balladur.

Mais, en 1995, après la victoire à l'élection présidentielle de Jacques Chirac, le versement d'une partie des commissions avait été purement et simplement annulé par le nouveau ministre de la défense, Charles Millon (ce que confirme un rapport du conseiller d'Etat Jean-Louis Moynot de février 2000, selon Le Monde de l'époque). A en croire Gérard-Philippe Menayas, ce règlement de comptes politique franco-français aurait eu un effet aussi inattendu que sanglant: « L'arrêt des paiements aurait pu avoir une conséquence dramatique: l'attentat de Karachi du 8 mai 2002, en rétorsion contre la défaillance française dans l'accomplissement de ses engagements commerciaux », écrit-il. L'attentat, qui avait fait onze morts et douze blessés, visait un bus transportant des techniciens de... la DCN.

Cette thèse est plus longuement développée dans une note saisie au siège de la DCNS par la police. Ce document, non sourcé, porte un nom de code: Nautilus. Il commence ainsi: « Après de nombreux contacts, tant en Europe qu'au Pakistan, nous parvenons à la conclusion que l'attentat de Karachi a été réalisé grâce à des complicités au sein de l'armée et au sein des bureaux de soutien aux guérillas islamistes de l'ISI [les services secrets pakistanais, NDLR] ». La suite fait froid dans le dos: « Les personnalités militaires ayant instrumentalisé le groupe islamiste qui a mené à bien l'action poursuivaient un but financier. Il s'agissait d'obtenir le versement de commissions non honorées, et promises par le réseau El-Assir lors de la signature du contrat de septembre 1994. »

Toujours selon cette note anonyme, qui figure à la cote D345 du dossier, l'annulation de commissions « visait à assécher les réseaux de financement occultes de l'Association pour la Réforme d'Edouard Balladur ». Plus loin, la note assure que le réseau El-Assir avait pour objectif principal en France « d'assurer le financement de la campagne d'Edouard Balladur ». « Après l'échec de sa candidature, au printemps 1995, ce financement devait être transféré à l'Association pour la Réforme. Les valises d'argent étaient déposées à la boutique Arij, située au rez-de-chaussée du 40, rue Pierre-Charron, avant de monter dans les étages » où était installée l'association balladurienne.

A l'époque, les plus fidèles soutiens d'Edouard Balladur n'étaient autres que Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux. Le nom de l'actuel ministre de l'immigration apparaît formellement a au moins une reprise dans le dossier. A la fin de l'été 2005, l'ancien agent de la DST, Claude Thevenet, qui travaillait en sous-main pour la DCN, écrit au ministre délégué pour lui réclamer un coup de main dans le cadre d'un contrôle fiscal.

Claude Thevenet, qui a affirmé devant les policiers avoir rémunéré un ancien magistrat – Thierry Jean-Pierre, décédé en 2005 – et un journaliste – Guillaume Dasquié, qui nie – pour obtenir des informations confidentielles sur plusieurs affaires sensibles susceptibles d'intéresser la DCN, écrit notamment ceci dans sa lettre à M. Hortefeux: « S'il est vrai que des fonds ont transité vers des sociétés au Luxembourg et en Belgique [...] ceux-ci ont servi pour l'essentiel à la rétribution de sources et au paiement de documents confidentiels à la défense des intérêts de nos clients. »

Interrogé par les policiers, M.Thevenet, mis en examen en juin dernier pour « corruption active », « recel de violation du secret professionnel » et « recel d'abus de biens sociaux », a confirmé être le rédacteur de cette note, remontant selon lui à « fin août, début septembre 2005 ». Et de préciser : « Ce document très confidentiel n'a été communiqué qu'à M. Hortefeux, puis à M. Copé [alors ministre du budget] par ce dernier. » Reste à savoir à quel titre Brice Hortefeux, qui était depuis le 2 juin 2005 ministre délégué aux collectivités territoriales auprès du ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, dans le gouvernement de Dominique de Villepin, a été destinataire de la note de Claude Thévenet. Questionné par Mediapart, Claude Thevenet n'a pas souhaité indiquer si sa demande avait été suivie d'effet.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024