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C'est demain, en conseil des ministres, que Jacques Chirac doit
entériner le grand jeu de chaise musicale militaire qu'il a récemment
approuvé (lire Libération du 25 juillet). L'armée française confirmera
ainsi qu'elle demeure régie par une autogestion assez singulière, le
pouvoir politique n'intervenant pas, sauf à la marge, dans les
nominations des hiérarques.
Lorsqu'il quittera ses fonctions début septembre, le jour de son 61e
anniversaire, fin réglementaire de sa carrière militaire, l'amiral
Jacques Lanxade pourra se féliciter. Les nouveaux responsables de
l'état-major auront tous été choisis par lui. Une confirmation de
l'influence majeure du chef d'état-major sortant, dont la succession
sera difficile. Jean-Philippe Douin, l'actuel patron de l'armée de
l'air qui deviendra chef d'état-major des armées le 8 septembre
prochain, était en piste pour ce poste depuis plusieurs années. Il
était, avant même de prendre son poste actuel, celui que Jacques
Lanxade voulait lui voir succéder. Moins pour ses qualités propres,
notent avec perfidie certains des détracteurs de l'amiral, que pour
barrer la route de celui dont il n'a jamais admis qu'il lui succède à
l'Elysée, le général de l'armée de terre Christian Quesnot. Pour faire
entériner son choix, Lanxade n'a guère eu de peine. Il a convaincu
Charles Millon, le ministre de la Défense, et surtout son directeur de
cabinet, Jean-Louis Chaussende, que Quesnot ne serait « pas
suffisamment docile » pour mener, conformément aux voeux du président
de la République, les grandes réformes que les armées se verront
prescrire dans les mois qui viennent. Argument curieux, quand on veut
bien se souvenir que c'est justement Quesnot qui a contribué à imposer
aux armées, d'abord à la demande de François Mitterrand puis de
Jacques Chirac depuis son élection, nombre de décisions qu'elles
n'approuvaient pas.
De la même manière qu'il a choisi le général Douin pour lui succéder,
Jacques Lanxade a désigné le successeur de Quesnot à l'Elysée. Ce sera
l'un des plus brillants espoirs de la Marine, le contre-amiral
Jean-Luc Delaunay. Il aura pour mission essentielle de « protéger » la
Marine lors du cataclysme budgétaire annoncé.
Car c'est la seconde curiosité de ce remue-ménage: l'armée de terre ne
disposera d'aucun des deux postes majeurs des armées, un aviateur et
un marin se les partageant. Cet élément est jugé avec une particulière
sévérité dans l'armée de terre, où l'on accuse, sans s'en cacher, le
chef d'état-major, le général Amédée Monchal, de n'avoir fait preuve
ni d'une volonté ni d'un ascendants suffisants pour contrecarrer le
forcing de Lanxade: « Personne ne va nous défendre, c'est très
inquiétant », s'indigne un officier général. « En terme d'affichage,
c'est une véritable catastrophe, soupire un autre, on s'est fait
cartonner. » Il est effectivement surprenant que l'armée de terre qui
va supporter les plus lourdes coupes budgétaires et en effectifs ne
dispose pas d'un poste « décisionnel », à proximité du pouvoir
politique. Non point pour combattre des décisions qui, de toutes
façons, s'appliqueront, mais pour les faire admettre à une institution
traumatisée. Au premier rang, lors de toutes les opérations extérieurs
de ces dernières années, du Liban à l'ex-Yougoslavie, en passant par
le Golfe et le Rwanda, l'armée de terre ne va même plus avoir voix au
chapitre au sein des plus hautes instances.
Depuis 1991, c'est Christian Quesnot qui jouait ce rôle avec son poste
à l'Elysée, mais son départ il a décidé de quitter l'armée sans perte
ni fracas marque la fin de cette période. Si l'on ajoute à cet état
de fait les premiers éléments sur des ébauches de la planification en
cours, il y a de quoi imaginer les fortes turbulences dans les
popotes. Car il paraît déjà acquis que c'est l'armée de terre qui va
subir les plus fortes pertes en effectifs, certains planificateurs
militaires faisant état de travaux ultra-secrets chiffrant sa
« déflation » à 35% ou 40% dans les prochaines années, tandis que la
professionnalisation voulue par Jacques Chirac ne réduirait l'armée de
l'air et la marine que de moins de 20% chacune...
L'annonce récente des nominations prévues a provoqué une telle levée
de boucliers dans l'armée de terre que Jacques Lanxade a dû légérement
modifier ses plans initiaux. Pour succéder au major général des armées
le général Jean Rannou qui va aller commander l'armée de l'air, il
a choisi Philippe Mercier, actuel chef du cabinet militaire de Charles
Millon, alors que le poste avait été promis à un autre. Et c'est
Raymond Germanos, actuel sous-chef d'état-major « opérations » qui
remplacera ce dernier auprès du ministre. Une piètre consolation pour
l'armée de terre, qui pensait bien voir Germanos partir pour
l'Elysée... Raté!
Certains connaisseurs des arcanes du ministère de la Défense
considèrent que Jacques Lanxade a fait preuve d'une influence que peu
de ses prédécesseurs ont connue, hormis Jeannou Lacaze au début du
premier septennant de François Mitterrand. Mais cette influence ne
s'exerce pas sur la conduite des opérations. A Matignon comme à
l'Elysée, où les décisions se prennent, ce sont les diplomates qui
mènent l'action, et l'on se souvient de la violente prise de bec qui
avait opposé Lanxade au Président, en mai dernier, lors de
l'instruction des décisions opérationnelles sur la Bosnie. Profitant
de la période d'apprentissage du ministre et de son directeur de
cabinet, tous deux aussi ignorants des affaires militaires avant de
prendre leurs postes, le chef d'état-major des armées a donc choisi de
se battre sur un autre terrain, et de profiter de la période
d'adaptation pour imposer ses hommes. Ou pour faire renvoyer ceux qui
ne lui plaisent pas. C'est ainsi que le colonel Louis-Pierre Dillais,
ancien de l'affaire Greenpeace et chef du bureau réservé du cabinet du
ministre, chargé des relations avec les services secrets, et surtout
l'un des très rares officiers qui aient osé affronter l'amiral, vient
d'être remercié.