Fiche du document numéro 26577

Num
26577
Date
Mardi 26 mai 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
92965
Pages
3
Titre
Premier pas vers La Haye pour le « financier rwandais du génocide »
Soustitre
La justice internationale réclame le transfèrement de Félicien Kabuga, arrêté le 16 mai en région parisienne. La Cour d’appel de Paris se prononce ce mercredi.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un vieil homme face à ses juges, et à son destin : c’est une audience cruciale qui se déroule ce mercredi devant la Cour d’appel de Paris, chargée de statuer sur le transfert de Félicien Kabuga à La Haye, aux Pays-Bas. Là où s’est installé le Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux, la structure qui a hérité des dossiers d’enquête de l’ex-Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) après que ce dernier a fermé ses portes en décembre 2015. En fuite depuis la fin du génocide des Tutsis, qui a fait près d’un million de morts au Rwanda en 1994, Félicien Kabuga était considéré comme le plus « gros poisson » encore recherché par cette juridiction internationale. Pendant près d’un quart de siècle, il a échappé aux innombrables tentatives pour l’arrêter. Jusqu’à ce 16 mai où, à la suite d’une traque minutieuse de deux mois, il a été appréhendé dans un appartement, au 99 rue du Révérend-Père-Christian-Gilbert, à Asnières-sur-Seine. L’octogénaire y vivait avec son fils aîné Gilbert. Un vieil homme discret, qui sortait peu, marchait avec difficulté, peu remarqué par les voisins.

Poing levé
Son nom est pourtant bien connu au Rwanda, où, bien avant le génocide, il était devenu l’homme le plus riche du pays. L’acte d’accusation du TPIR, établi en 1998 puis amendé en 2011, fait de lui l’un des instigateurs du massacre orchestré des Tutsis. Un homme du premier cercle du pouvoir, qui aurait mis sa fortune au service de cette solution finale. Aussi bien par l’achat massif d’armes devant servir aux tueries, qu’en participant à la création d’une radio destinée à attiser la haine contre les Tutsis, la sinistre Radio des Mille Collines.

Lors d’une première audience devant la Cour d’appel de Paris, le 20 mai, l’octogénaire avait tenu à corriger son état civil, se vieillissant de deux ans, et s’est exprimé en kinyarwanda, la langue nationale de son pays d’origine, plutôt qu’en français, qu’il maîtrise pourtant très bien. Cette première audience avait été ajournée jusqu’à ce mercredi à la demande de ses avocats, pour leur laisser le temps de préparer sa défense. Au bout de près d’une heure de débats, l’accusé avait alors quitté la salle en levant le poing, comme un signe de défi. Le message est clair : l’homme qu’on a surnommé « le financier du génocide », dont le souvenir a hanté tant de procès devant le TPIR - son nom y ayant été évoqué « à plus de 1 300 reprises » selon l’historien François Robinet -, ne se laissera pas faire. Il a d’ailleurs engagé un avocat particulièrement combatif, Me Emmanuel Altit, célèbre pour avoir obtenu en première instance, en janvier 2019, l’acquittement de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo devant la CPI. Spécialiste du droit pénal international, Me Altit avait également obtenu en 2009 l’acquittement d’un prêtre, Hormisdas Nsengimana, recteur du collège du Christ-Roi, dans le sud du Rwanda en 1994, pourtant accusé par le TPIR de nombreux meurtres et d’avoir pris la tête d’une milice de tueurs baptisée « les Dragons ».

Justice laborieuse.
Dès la première semaine ayant suivi l’arrestation de Kabuga, ses conseils ont d’ailleurs montré leur pugnacité, en suivant l’adage selon lequel « la meilleure défense, c’est l’attaque ». Ils ont ainsi saisi Jacques Toubon, le Défenseur des droits, pour dénoncer « des atteintes aux droits fondamentaux de l’accusé », affirmant ne pas avoir eu copie immédiate des pièces de procédure et accusant le parquet d’avoir violé « la présomption d’innocence » en présentant Kabuga dans le communiqué faisant état de son arrestation comme « l’un des principaux génocidaires rwandais alors qu’il n’a pas encore été jugé ». Sur ce motif, les avocats ont également assigné l’Etat français en référé. C’est pourtant en faveur d’un procès en France que vont plaider mercredi après-midi Me Altit et ses collaborateurs, en s’opposant au transfèrement.

« Le parquet a peut-être commis une maladresse dans le communiqué de l’arrestation, confie un juriste bon connaisseur du dossier, mais les juges de la Cour d’appel ne sont pas saisis sur le fond. Le seul débat, mercredi, c’est celui de la régularité du mandat international délivré contre Kabuga. Et sauf erreur procédurale, la France n’a pas d’autre choix que de l’envoyer à La Haye. » Reste que la justice internationale est une machine lourde et laborieuse. Combien de temps avant un éventuel procès ? Et combien encore jusqu’au verdict ? En vingt ans de fonctionnement, le TPIR, qui avait inculpé 91 responsables rwandais, a prononcé 61 condamnations et 14 acquittements. Certains procès se sont prolongés pendant des années. Onze ans séparent ainsi l’arrestation en 1996 du colonel Théoneste Bagosora, souvent considéré comme le « cerveau du génocide », et le verdict de son procès en 2007.

Une question qui ne concerne plus Augustin Bizimana : l’ancien ministre de la Défense était le deuxième fugitif rwandais le plus recherché par la justice internationale. Quelques jours après l’arrestation de Kabuga, le procureur du Mécanisme a annoncé avoir la preuve que Bizimana était mort. Depuis vingt ans déjà, à Pointe-Noire en République du Congo. Si ce dernier n’était jamais jugé, la révélation de sa mort dans un pays étranger pointe une fois de plus l’importance des réseaux qui ont permis à ces fugitifs d’échapper aux filets de la justice pendant tant d’années.

Document embarrassant.
On ne sait toujours pas depuis combien de temps Kabuga vivait en France, lui qui a longtemps été signalé au Kenya. Mais il est certain qu’en France, les présumés génocidaires en fuite ont souvent bénéficié d’une bienveillance suspecte. L’arrestation de Kabuga a ainsi favorisé la divulgation d’un document compromettant : il concerne le gendre de l’octogénaire, Augustin Ngirabatware, ministre du Plan avant et pendant le génocide, arrêté en Allemagne en 2007 puis condamné à trente ans de prison par le TPIR. En 1998, si ce document est véridique, le gendre de Kabuga aurait bénéficié d’un « permis de séjour » en France délivré par le Quai d’Orsay, dirigé à l’époque par Hubert Védrine. Pendant le génocide, ce dernier était le secrétaire général de l’Elysée. Et la France était alors soupçonnée de jouer un rôle pour le moins ambigu vis-à-vis d’un régime longtemps ami, qui se livrait désormais à des massacres.

Maria Malagardis
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024