Fiche du document numéro 26518

Num
26518
Date
Mardi 30 juin 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
80461
Pages
26
Titre
Audition de M. Michel Rocard, Premier ministre (mai 1988-mars 1991), député européen, Mme Edith Cresson, Premier ministre 1991-1992), commissaire européen, M. Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères (mai 1988-mars 1993), président du Conseil constitutionnel, et Mme Edwige Avice, ministre de la Coopération et du Développement (mai 1991-avril 1992)
Nom cité
Nom cité
Nom cité
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Mot-clé
Source
MIP
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de M. Michel ROCARD, Premier Ministre (mai 1988-mars 1991), Député européen, Mme Edith CRESSON, Premier Ministre (1991-1992), Commissaire européen, M. Roland DUMAS, Ministre des Affaires étrangères (mai 1988-mars 1993), Président du Conseil constitutionnel, et Mme Edwige AVICE, Ministre de la Coopération
et du Développement (mai 1991-avril 1992)
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli Mme Edith Cresson et M. Michel Rocard, anciens Premiers Ministres, ainsi que M. Roland Dumas, ancien Ministre des Affaires étrangères de 1988 à 1993, et Mme Edwige Avice, Ministre de la Coopération de mai 1991 à avril 1992. Il a souligné que leurs témoignages permettraient à la mission de mieux comprendre quelle avait été l'appréciation, par les autorités politiques françaises, de la situation au Rwanda, à la veille de la crise ouverte par l'offensive du FPR, le 1er octobre 1990, ainsi que les mécanismes de décision ayant présidé au déclenchement de l'opération Noroît, et au renforcement de la coopération militaire avec le Rwanda.
Mme Edith Cresson s'est tout d'abord félicitée de l'initiative prise par l'Assemblée nationale de procéder à une analyse de la crise rwandaise. Elle a souligné que, sous la Vème République, sauf, sans doute, pendant les périodes de cohabitation, la gestion des questions africaines relevait de relations directes entre la présidence de la République et les ministères des Affaires étrangères, de la Coopération et de la Défense. Le chef du Gouvernement ne jouait généralement pas un rôle de premier plan en ce domaine, sauf si une situation présentait des éléments annonciateurs d'une crise grave nécessitant la mobilisation de l'ensemble des moyens publics.
Elle a relevé que tel n'avait pas été spécifiquement le cas pour le Rwanda pendant son gouvernement. Au cours du sommet franco-africain de La Baule, en 1990, le Président de la République, François Mitterrand, avait ouvert la voie, de façon pragmatique, à un mouvement politique d'évolution vers la démocratie des pays africains francophones, dont le Rwanda. Par ailleurs, la volonté d'autres puissances, et notamment des Etats-Unis, de peser sur le destin de cette zone du monde est indéniable, même si l'influence américaine s'est surtout affirmée dans une période postérieure à 1992.
La politique française vis-à-vis du Rwanda de mai 1991 à avril 1992 a comporté deux axes. Il s'agissait, d'une part, d'aider le Gouvernement rwandais et son armée à faire face à des incursions de déstabilisation venues ou soutenues de l'étranger, en particulier de l'Ouganda, où se trouvaient basées les troupes du Front patriotique rwandais et où demeuraient des centaines de milliers de réfugiés tutsis désireux de rentrer au Rwanda. D'autre part, les massacres à caractère ethnique qui avaient ensanglanté dans le passé les relations entre Hutus et Tutsis au Rwanda, et plus généralement dans la région des Grands Lacs, amenaient la France à prôner avec vigueur auprès des pouvoirs en place l'ouverture démocratique et le dialogue avec les opposants. Bien entendu, cette action d'urgence ne devait pas masquer la réalité d'une coopération civile active, orientée principalement vers l'agriculture, l'éducation et la santé.
Mme Edith Cresson a souligné que la période de son gouvernement avait été davantage marquée par l'intensité de l'action en faveur du dialogue démocratique que par le soutien aux opérations militaires. Face à des attaques relativement limitées à cette époque, l'appui militaire en place a été prolongé. Le niveau des exportations de matériels militaires autorisées par le Gouvernement était réduit. Bien entendu, les missions assignées aux militaires français consistaient à assurer un appui technique aux forces rwandaises ainsi qu'une protection des ressortissants français, à l'exclusion d'interventions directes dans les opérations. Sur le plan politique, les voies du dialogue et de l'ouverture politique en direction de l'opposition politique ainsi que celles de la diversification ethnique ont été exploitées.
Mme Edith Cresson a alors cité deux exemples de cette attitude. Les pressions directes exercées sur le Président Habyriamana, aussi bien par les envoyés du Gouvernement français à Kigali que par le Président de la République, en marge du Sommet de la francophonie qui s'est tenu à l'automne 1991, au palais de Chaillot, ont permis de faire évoluer la situation. Ainsi la Constitution rwandaise a été modifiée dans un sens démocratique en juin 1991. Le dialogue a été également poursuivi avec les opposants du FPR, dont un des dirigeants a été reçu au quai d'Orsay. Cette visite a été suivie d'une rencontre à Paris entre représentants du pouvoir et représentants du Front patriotique rwandais. Mme Edith Cresson a estimé qu'avec le recul, il était délicat de porter un jugement objectif sur cette période et sur les efforts entrepris par la France pour contenir les tensions au sein de la société rwandaise. Ces efforts, qui visaient à instaurer plus de démocratie et de dialogue, étaient nécessaires, justifiés et méritoires. Peut-être pourrait-on rétrospectivement leur reprocher d'avoir été trop classiquement politiques, c'est-à-dire de s'inscrire dans le droit fil de ce qu'avait toujours été la politique de la France à l'égard des pays d'Afrique francophone, dans un climat et une période où le poids des réfugiés, leur aspiration à rentrer au Rwanda et le refus obstiné du pouvoir à faire droit à cette aspiration portaient en germe les ingrédients d'une tragédie.
Mme Edith Cresson a souligné que la volonté d'agir n'avait pas manqué mais qu'elle n'avait peut-être pas été éclairée par une compréhension suffisante de la réalité des forces à l'oeuvre, dans une région dont l'équilibre aurait nécessité une complète implication de la communauté internationale.
Mme Edwige Avice a tout d'abord rappelé qu'elle avait exercé les fonctions de Ministre de la Coopération et du développement pendant une courte période, de mai 1991 à avril 1992 mais qu'auparavant, depuis 1988, elle avait exercé diverses responsabilités, en tant que Ministre délégué aux Affaires étrangères, dont celle des Français de l'étranger et des droits de l'homme. Ces responsabilités l'ont amenée à intervenir sur des questions concernant les pays africains, à la demande du Ministre d'Etat Roland Dumas, comme, par exemple, la situation des réfugiés. Avant même d'être Ministre de la Coopération, elle avait donc eu à connaître des conflits ethniques et de violence dans la région des Grands Lacs.
Elle a indiqué à ce propos qu'après des massacres perpétrés au Burundi, elle avait, à la demande de Roland Dumas, convoqué l'ambassadeur de ce pays et reçu une délégation avec laquelle elle avait évoqué en termes particulièrement énergiques la situation des blessés. De même, au cours d'une mission au Kenya, elle avait à nouveau reçu, à l'ambassade de France, une délégation du Burundi, pour réaffirmer l'attitude de fermeté de la France à l'égard des violences et en appeler au respect des droits de l'homme.
Soulignant qu'elle avait tenu à mentionner ces faits pour montrer le contexte dans lequel elle agissait, elle a indiqué qu'elle avait parfaitement conscience du risque de contagion de la violence aux pays voisins, notamment le Rwanda, dans la mesure où la présence de 600 000 réfugiés dans ces pays, comme l'impossibilité de leur retour, créaient un abcès de fixation permanent. En octobre 1990, après l'attaque lancée contre le Rwanda par un mouvement armé venu de l'Ouganda, la France a monté l'opération Noroît, à laquelle participait un bataillon belge, et commencé l'évacuation de ses ressortissants. Une très grande activité diplomatique s'est alors déployée dans toute la région pour chercher à mettre un terme au conflit. M. Jacques Pelletier, Ministre de la Coopération, s'est rendu sur place pour appuyer la démarche française, parfaitement claire, qui avait a été définie par le Président de la République dans sa lettre du 30 janvier 1991 au Président Habyarimana : la France appelait à un règlement négocié et à une concertation générale, seule solution au conflit.
Mme Edwige Avice a fait observer qu'au moment où elle avait pris ses fonctions, les termes de la politique française étaient définis sans ambiguïté : une présence militaire avec Noroît, dans le double but de dissuader le FPR de poursuivre sa recherche d'une solution militaire et de protéger nos ressortissants d'une part ; une action diplomatique pour amener le Président Habyarimana à négocier une solution de partage du pouvoir avec le FPR, ce qu'il n'envisageait pas volontiers, et avec l'opposition intérieure, ce qu'il envisageait encore moins. Le Rwanda s'était déjà engagé, avec l'appui de pays de la région qui jouaient les médiateurs, dans des négociations qui avaient abouti à un accord de cessez-le-feu et à une nouvelle Constitution, en juin 1991. Cette démarche s'est poursuivie. En août 1991, une rencontre des ministres ougandais et rwandais des Affaires étrangères a eu lieu à Paris pour améliorer les relations entre les deux pays. Dès juillet, le Président Habyarimana avait d'ailleurs accepté une loi sur la formation des partis politiques. Le 21 septembre 1991 se tenait, à Paris, une rencontre entre le major Kagame et M. Paul Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches. De nouvelles discussions entre des représentants des autorités de Kigali et le FPR se déroulaient en octobre 1991 et janvier 1992. En décembre 1991 et en mars 1992, une mission française composée d'un diplomate et d'un militaire a été chargée de l'observation des violations de la frontière avant le déploiement d'observateurs des Nations unies.
Elle a remarqué qu'en avril 1992, juste avant son départ du ministère de la Coopération, avait été constitué un gouvernement de coalition dirigé par le Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye, du MDR, qui était le chef de l'opposition. Cette démarche conduisait logiquement aux accords de paix d'Arusha en août 1993. L'action diplomatique avait alors abouti à un protocole signé par tous les partis politiques du Rwanda.
Mme Edwige Avice a également mentionné qu'au moment où elle quittait le ministère de la Coopération, il était prévu une mission du Général Varret, chef de la mission militaire de coopération, destinée à élaborer, au Rwanda, un plan de démobilisation sur le modèle de celui qui avait été mis au point au Tchad. La situation restait tendue, car les combats se poursuivaient dans le Nord, en zone frontalière et en mars, dans le sud-est du Rwanda, il y avait eu trois cents morts dans le Bugesera. M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération, effectua une mission à Kigali en mai pour rappeler avec fermeté le message de la France. Il se rendit aussi en Ouganda où il rencontra le Président Museveni.
En conclusion, Mme Edwige Avice a estimé que, s'il fallait juger cette période avec le recul, il apparaîtrait que ce n'était pas le Rwanda, engagé dans les négociations, qui semblait connaître, à ce moment-là, la situation la plus urgente. A cette époque, se déroulait une crise par semaine, conflit tchadien, difficultés du Congo ou du Niger, problèmes du Togo et de Madagascar, arrêt de la coopération avec le Zaïre. Cette époque très tendue nécessitait de plaider auprès des instances internationales la cause des pays africains car les Américains faisaient pression, par l'intermédiaire notamment de la Banque mondiale, pour la dévaluation du franc CFA, et certains pays, dont la Côte d'Ivoire, étaient menacés d'une forte diminution de l'aide internationale.
Mme Edwige Avice a rappelé qu'elle s'était rendue à plusieurs reprises aux Etats-Unis et au Japon pour expliquer aux bailleurs de fonds que la démocratie avait besoin du développement et que la France était déterminée à rendre plus rigoureux le contrôle de l'utilisation de l'aide.
A cette époque, avec l'accord du Premier Ministre et du Président de la République, un groupe de travail a été constitué pour définir de nouveaux modes de relations avec l'Afrique. M. Marcel Debarge a également encouragé cette réflexion. M. Pierre Bérégovoy, alors Ministre de l'Economie et des Finances, veillait tout particulièrement à ce que l'aide française soit soumise à des conditions plus rigoureuses et davantage tournée vers des projets. M. Pierre Joxe comme M. Roland Dumas poussaient aussi à la réduction des dépenses militaires en Afrique. La réunion de Bangkok du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, début 1992, a beaucoup insisté sur cette question. Ce point de vue sur le niveau des dépenses militaires des pays africains était relayé par le Général Varret, responsable de la Coopération militaire, qui avait notamment bâti le plan de démobilisation du Tchad.
Mme Edwige Avice a fait observer qu'elle avait contribué à resserrer les liens entre les ministères de la Coopération, des Affaires étrangères et de la Défense, pour adopter une attitude commune sur ces sujets. La France avait la volonté de ne pas être impliquée directement dans les conflits africains, tout en respectant les accords qu'elle avait conclus et en protégeant ses ressortissants. Les termes de l'accord du 18 juillet 1975 avec le Rwanda prévoyaient que les militaires français ne pouvaient en aucun cas être associés à la préparation et l'exécution des opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l'ordre ou de la légalité. En application de cet accord, l'aide militaire était indirecte et visait à protéger les ressortissants étrangers, tout autre objectif étant formellement exclu.
M. Michel Rocard s'est montré heureux que la mission ait pris en charge la tâche de première importance qu'elle s'était fixée.
Il a souligné que son approche de la question rwandaise était double. Il avait en effet été Premier Ministre pendant la période où tout avait commencé, mais, en tant que président de la Commission du Développement et de la Coopération du Parlement européen, il avait également été amené à visiter le Rwanda et à tenter d'y bâtir une politique européenne avec un regard rétrospectif. Il a alors proposé de donner lecture d'une déposition qu'il avait rédigée.
Le Président Paul Quilès lui a suggéré de limiter, dans un premier temps, son exposé à la période de trois ans où il avait été Premier Ministre, et de réserver l'autre partie, qui ne relève pas du témoignage mais de l'analyse politique, à un échange ultérieur. La mission souhaitait en effet avant tout comprendre les événements à partir des récits et des témoignages des acteurs.
M. Michel Rocard a rappelé qu'il avait été Premier Ministre de la France du 10 mai 1988 au 15 mai 1991 et qu'il avait eu à s'occuper de l'Afrique pour des raisons budgétaires et financières, ayant été un des premiers à avoir songé qu'il était impossible d'asphyxier ces pays qui exportaient et à avoir soutenu l'idée, contre l'avis de nombreuses autorités françaises, qu'il fallait en arriver à l'ajustement de la parité du franc CFA. Les trois quarts de ces pays, qui étaient bien gérés et avaient quelque chose à exporter, devaient bien s'en sortir. M. Michel Rocard a alors souligné qu'il était tacitement admis que l'action diplomatique et militaire de la France en Afrique échappait au Premier Ministre, et que cette restriction de ses compétences faisait partie de règles dont le Président François Mitterrand n'était pas l'initiateur puisqu'elles lui étaient antérieures.
Il a indiqué que le Ministre de la Coopération de son gouvernement, M. Jacques Pelletier, n'aurait pu lui rendre compte de son action sans mettre en cause la confiance du Président de la République et a affirmé qu'il n'avait jamais entendu parler du Rwanda pendant la période où il était Premier Ministre et qu'il avait appris le lancement de l'opération Noroît par la presse.
Soulignant qu'il n'était ni juge, ni historien, ni journaliste, il a relevé que sa tâche, en visitant le Rwanda, sept ans après, n'était pas d'écrire l'histoire ni de porter jugement sur elle, mais de faire la politique européenne d'aujourd'hui, c'est-à-dire de porter des jugements de valeur sur les perceptions des faits, ce qui est un autre problème que celui de l'examen de moralité des décisions de la République française, à l'époque.
Il a arrêté là son témoignage restant à la disposition de la mission pour tout complément.
Il a communiqué le rapport de mission qu'il avait établi pour la Commission du Développement du Parlement européen, au retour de son voyage au Rwanda, au milieu du mois de septembre 1997 ainsi que la photocopie d'une pièce, les fameux «dix commandements du Hutu», publiés en décembre 1990 ainsi que le texte d'un projet de déclaration plus complet mais que le temps imparti ne lui permet pas de lire en entier.
Le Président Paul Quilès a indiqué que lors d'un conseil des ministres, M. Roland Dumas, Ministre des Affaires étrangères, avait rendu compte des événements du Rwanda et, notamment de l'opération Noroît.
M. Michel Rocard a déclaré que M. Roland Dumas ne pouvait pas avoir le souvenir d'une intervention de sa part sur ce sujet.
M. Roland Dumas s'est tout d'abord réjoui de l'occasion qui lui était donnée d'apporter quelques précisions et d'aider au travail de la mission. Il a présenté en quelques mots la situation de l'ensemble de l'Afrique en 1990 et les interventions que le ministère avait été amené à entreprendre au Rwanda sous sa direction, étant entendu que cette action avait été menée en parfaite coordination avec les Premiers Ministres successifs et les Ministres de la Coopération.
Formulant une observation de caractère général, il a d'abord indiqué que dans les années quatre-vingt dix, les acteurs se trouvaient, tant du côté africain que du côté français, dans une situation assez paradoxale. Les événements rwandais d'octobre 1990 qui auront des prolongements jusqu'en 1994 se situaient immédiatement après la rencontre de La Baule de juin 1990. La notion « d'Afrique du champ » pourrait laisser penser que les pays qui en font partie se trouvent en harmonie. Or, il n'en était rien, en particulier dans la période évoquée car tout, en effet, y était contradictoire. Du côté africain, dans cette période de transition due à l'intervention du congrès de La Baule, la variété s'imposait plutôt que l'harmonie. Des pays, comme le Sénégal ou l'île Maurice, connaissaient déjà des régimes démocratiques. D'autres, au contraire, se trouvaient dans une situation de dictature plutôt que de régime démocratique.
Les relations entre les pays du champ et la France n'étaient pas uniformes non plus au regard des accords de coopération et surtout de coopération militaire. Avec certains, la France avait conclu des accords de coopération militaire d'assistance et de défense, avec d'autres, à l'extrême, aucun accord n'engageait notre pays.
C'était le cas du Tchad car lorsque la France avait décidé d'y intervenir pour résister à l'invasion extérieure, aucun accord de défense n'avait été conclu avec ce pays. C'était donc au nom des grands principes généraux de la politique française que la décision d'intervenir avait été prise.
M. Roland Dumas a souligné que l'important appel au changement lancé à La Baule pouvait se résumer en deux formules : « Le vent de liberté qui a soufflé à l'Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud » et - deuxième phrase qui résumait la pensée du Président de la République de l'époque -: « Il n'y a pas de développement sans démocratie et il n'y a pas de démocratie sans développement ».
M. Roland Dumas a estimé qu'au début des années 1990, le dispositif institutionnel régissant la politique africaine de la France n'avait pas changé depuis le Général de Gaulle. L'Afrique restait un terrain réservé, mais on constatait à l'intérieur de l'Etat une dispersion des compétences et des centres de décision qui, si elle avait ses avantages, représentait un certain handicap dans les moments de crise, même si elle s'accompagnait fort heureusement d'une solide coordination. Cette coordination était assurée au niveau de la présidence de la République, c'est-à-dire au plus haut niveau de l'Etat, qui bénéficiait de l'assistance de la cellule africaine et de l'état-major particulier. Cette organisation qui datait du début de la Veme République allait devenir un handicap avec le temps.
L'influence américaine commençait par ailleurs à se faire jour en Afrique. Une réflexion était également en cours, sur la notion de droit d'ingérence, sur ce qu'il voulait dire, si c'était un droit naturel ou un droit créé par l'ensemble des nations, et comment il devait s'exercer. Mais personne n'était sûr ni de la conception qu'il fallait en avoir ni de l'usage qu'il fallait en faire.
M. Roland Dumas a indiqué que, lorsque l'offensive du FPR a été lancée le 1er octobre 1990, le Président de la République a commencé très tôt, en liaison avec le Gouvernement, à réunir des conseils restreints. Avec l'aide du ministère de la Coopération, le ministère des Affaires étrangères a étudié les événements qui semblaient présenter des similitudes avec l'affaire du Tchad et de la Libye. On assistait, en principe, au retour de citoyens d'un pays chez eux, mais avec une aide extérieure. Il était en effet apparu très tôt que les actes commis le 1er octobre 1990 étaient en réalité soutenus fortement par un pays voisin. La situation rappelait la politique du Colonel Khadafi entre 1985 et 1990, qui consistait à prendre l'apparence du soutien de revendications émanant des nationaux d'un pays voisin. Le colonel Khadafi prétendait qu'il était pour les Tchadiens, derrière Goukouni Oueddeï, contre le Gouvernement de Hissène Habré. La France a très vite découvert à la suite de ses propres investigations et grâce à l'aide de ses alliés que derrière les Tchadiens du nord qui voulaient rentrer chez eux se cachait en réalité l'armée libyenne.
M. Roland Dumas a indiqué qu'il avait de même acquis très vite la certitude que les «rebelles» du FPR étaient fortement soutenus par les cadres et l'armée de l'Ouganda. Certes, des éléments tutsis d'origine rwandaise faisaient la guerre, mais ils étaient encadrés par l'Ouganda. L'Ouganda leur fournissait des armements et des bases arrières où ils pouvaient se replier. Cette situation posait à la France un problème, non seulement sur le terrain juridique, en raison des accords qui dataient de 1975 et qui ont été rajeunis par la suite, mais également sur le terrain politique : la présence de la France en Afrique l'obligeait à se préoccuper d'une situation où un pays ami est confronté à une agression extérieure.
M. Roland Dumas a indiqué qu'il avait alors proposé aux membres du Gouvernement, au Premier Ministre, au Président de la République, d'intervenir. Puis il a présenté les deux initiatives prises dès que le danger qui menaçait le Rwanda avait été mesuré. La ligne définie par le Président de la République et par les premiers conseils restreints était claire et simple. Il s'agissait d'abord de protéger les ressortissants français et étrangers. De là, l'opération qui a consisté à assurer le contrôle de l'aéroport, car dans un pays enclavé comme le Rwanda, il était difficile d'envisager une évacuation par la terre. Il s'agissait ensuite d'envoyer, dans le cadre des engagements qui nous liaient au Rwanda, des renforts pour arrêter l'offensive qui venait du Nord.
M. Roland Dumas a appelé l'attention sur le fait qu'il a été très précisément dit au cours de ce conseil restreint et au cours du conseil des ministres, que la position de la France était de fournir au Rwanda les moyens de se défendre contre une agression étrangère, mais qu'en aucun cas, les forces françaises ne devaient intervenir dans ce combat. Il s'agissait, en effet, évidemment, d'une résistance à une agression étrangère, mais aussi d'un problème intérieur auquel la France n'avait pas à se mêler. Non seulement la France ne s'est pas livrée à une intervention militaire directe mais elle a recherché un rapprochement systématique en s'adressant aux deux parties et à ceux qui apparaissaient à l'horizon comme leur soutien. Cette action s'inspirait du discours prononcé quelques mois auparavant à La Baule, et visait à encourager le Rwanda à s'engager sur une voie démocratique, ce qui pouvait prendre plusieurs formes : premièrement, la mise en place d'un gouvernement de coalition, d'où la pression exercée sur le Président rwandais Habyarimana pour qu'il cède un peu de terrain, change de mentalité et accepte de constituer ce gouvernement ; deuxièmement, des élections et le retour de ceux qui aspiraient à rentrer.
M. Roland Dumas a regretté que n'apparaisse peut-être pas très bien dans les dépositions faites devant la mission, du moins dans ce qui en a été rapporté par la presse, que, pour le chef de l'Etat, la France devait faire ce premier effort en faveur de la sécurité du Rwanda mais que, le plus tôt possible, un arrangement intérieur devrait intervenir et que, si une intervention de maintien de la paix apparaissait nécessaire, elle devrait incomber aux Nations Unies.
Cette position explique la nécessité d'une action diplomatique progressive, exposée à des progrès et à des reculs mais qui aboutira, après un cessez-le-feu, et deux autres arrangements, à la signature du traité d'Arusha, en août 1993.
Il a souligné que ce n'était pas un des moindres enseignements de cette affaire que de constater que, malgré le changement de majorité et de Gouvernement, la même politique a été poursuivie. Il a également insisté sur le fait qu'en dépit du nombre des centres de décision et d'action, il était important qu'il y ait une coordination au niveau du chef de l'Etat, ce qui a permis de maintenir la ligne politique, telle qu'elle avait été définie dès 1990.
M. Roland Dumas a alors évoqué deux missions qui lui avaient été confiées, indépendamment de celles qui consistaient à assurer, au niveau du quai d'Orsay, la coordination des actions diplomatiques. La première était d'agir sur le soutien apporté aux rebelles qui avaient envahi le Rwanda par le Nord. M. Roland Dumas a indiqué qu'il avait été amené à se rendre à Londres, à deux ou trois reprises, pour y rencontrer son homologue, M. Douglas Hurd, et obtenir de lui, d'une part, l'assurance que le Royaume-Uni ne s'engageait pas dans ce mouvement en direction du sud, en soutien des troupes qui avaient franchi la frontière, et d'autre part, qu'il userait, au contraire, de son influence pour appuyer le plan français de négociation et de constitution d'un gouvernement de coalition dans la perspective d'élections.
M. Roland Dumas a rappelé que l'assurance lui avait été donnée par le Gouvernement britannique que non seulement il soutenait l'action du Gouvernement français mais qu'il n'était pour rien dans l'offensive du FPR. Il a relevé qu'avec le recul, il pensait peut-être ne pas avoir saisi alors toutes les nuances qu'il y avait dans ce propos et ne pas avoir suffisamment remarqué que les Britanniques s'étaient abstenus de lui parler des Américains. Il a affirmé que, contrairement à ce que l'on imagine, les Etats-Unis nourrissaient depuis longtemps une visée, non pas de déstabilisation de la région mais de prise en compte de ses évolutions dans leurs intérêts en terme de stratégie mondiale, en raison notamment de la proximité du Soudan, qu'ils considéraient comme une source de terrorisme. Cet intérêt géostratégique faisait que les Américains poursuivaient, depuis pas mal de temps, une même idée, ce que l'on pouvait constater à la lecture des télégrammes et au grand nombre de déplacements du Sous-Secrétaire d'Etat pour les Affaires africaines M. Hermann Cohen dans les pays d'Afrique.
M. Roland Dumas a rapporté qu'ayant fait savoir un jour à M. Cohen qu'il serait heureux de le recevoir, comme Ministre des Affaires étrangères, puisqu'il s'intéressait beaucoup à l'Afrique francophone, il lui fut répondu de manière à peine polie, qu'après tout, les Américains n'avaient pas à demander la permission de la France pour « se promener » en Afrique.
M. Roland Dumas a indiqué que la seconde mission qui lui avait été confiée était d'intervenir auprès des Nations unies pour préparer au plus tôt le remplacement des forces françaises par une force de l'ONU et qu'à cette occasion, il avait constaté que certains membres du Conseil de sécurité n'approuvaient pas cette perspective avec ardeur.
Souhaitant établir un bilan, il lui est d'abord apparu nécessaire que la France redéfinisse à la lumière des incidents de 1990, une politique d'ensemble pour l'Afrique et que s'instaure, un débat sur le plan international, sur la notion d'intervention, pour ne pas parler d'ingérence qui a une connotation péjorative. En second lieu, il a regretté que la France n'ait pas maintenu plus longtemps la présence de troupes dans l'attente de l'arrivée des forces de l'ONU. Ce maintien n'aurait toutefois pas changé grand chose à la situation car la détermination avait été prise, et elle venait de loin, de reconquérir le Rwanda par la force.
L'action menée jusqu'en août 1993 a réussi sur le plan diplomatique mais non sur le plan militaire. Les Tutsis étaient non seulement de bons guerriers mais aussi de bons stratèges. Lorsque la percée du nord a été arrêtée, ils se sont comportés comme d'autres au moment de la guerre des Ardennes et sont passés par l'est. L'offensive de 1993 qui menaçait à la fois les arrangements politiques déjà conclus et l'indépendance du Rwanda, a nécessité des dispositions pour éviter que la capitale ne soit prise par les troupes rebelles.
Le Président Paul Quilès, rappelant que Roland Dumas avait indiqué que la présence de la France au Rwanda reposait sur l'engagement de garantir la stabilité et la sécurité du pays, avec pour contrepartie la démocratisation du système politique et le respect des droits de l'homme, et soulignant qu'il était toujours facile de réécrire l'histoire, a demandé à M. Michel Rocard s'il pensait, avec le recul du temps, que le Président Habyarimana faisait ce qu'il devait ou s'il avait, comme l'hypothèse en avait souvent été évoquée au cours des travaux de la mission, en quelque sorte, joué un double jeu en acceptant le dialogue avec l'opposition intérieure et la négociation des accords d'Arusha uniquement dans un but tactique.
M. Michel Rocard a souligné qu'il n'avait pas eu connaissance écrite de l'accord d'assistance militaire de 1975.
Il a fait valoir qu'à l'époque, la France était liée par plus d'une dizaine d'accords d'assistance militaire avec divers pays d'Afrique et que ces accords représentaient simplement des compléments d'une politique générale qui consistait à favoriser les progrès vers plus de démocratie.
Il a estimé que l'enjeu de l'accord avec le Rwanda était modeste et qu'il avait été signé à un moment où ce pays commençait seulement à se construire en régime monoethnique persécuteur. Le régime rwandais ne commettait pas encore de massacres. Les horribles «dix commandements» interviendront plus tard, en 1990. Alors que l'Ouganda était placé sous l'autorité d'Idi Amin Dada, le Rwanda représentait une zone paisible et tranquille et avait encore son image de « Suisse de l'Afrique » qu'Habyarimana va détruire assez vite.
Il a exprimé un désaccord ponctuel avec M. Roland Dumas, non sur les faits mais sur leur interprétation. Il a considéré qu'en 1975, les deux Présidents Giscard d'Estaing et Habyarimana étaient parfaitement fondés à signer l'accord de coopération militaire entre les deux pays mais que celui-ci fondera en droit l'appel à l'aide que le Président Juvénal Habyarimana a adressé à la France au moment de l'offensive du Front patriotique rwandais, en 1990.
Il a souligné que le Conseil des Ministres est une instance solennelle où chaque mot compte, et où il est inconvenant d'intervenir sur une affaire à laquelle vous n'êtes pas convié à vous mêler. Son ordre du jour est en outre chargé. Il a ainsi mentionné qu'en tant que Premier Ministre, il se trouvait impliqué dans la bataille de la CSG et la gestion de la crise du Golfe, après que le Koweït eut été envahi. Son attention n'était pas appelée sur un problème dont il eût été inconvenant qu'il se mêle, et il n'a pas prêté toute l'attention qui aurait convenu à l'intervention militaire de la France.
M. Roland Dumas a fait remarquer, sans vouloir polémiquer avec son ancien Premier Ministre, qu'il était un peu inquiet de constater que ce dernier n'écoutait pas beaucoup son Ministre des Affaires étrangères.
M. Michel Rocard a suggéré que la réciproque avait pu être vraie et a proposé de laisser à la mission sa déposition écrite pour qu'elle soit étudiée.
Il a récusé complètement la comparaison de la crise rwandaise avec celle du Tchad. Khadafi était le chef d'un Etat étranger, dont les troupes n'étaient qu'étrangères alors que le Front patriotique rwandais était pour l'essentiel composé de Rwandais tutsis. Il a rappelé que Paul Kagame avait trois ans quand sa famille avait fui les persécutions anti-Tutsis. C'est pour cette raison qu'il était anglophone et qu'il avait fait toute sa carrière en Ouganda.
Au fur et à mesure que le régime Habyarimana se durcissait, un certain nombre de Hutus, dont l'actuel Président de la République rwandaise, Pasteur Bizimungu, rejoignaient le Front patriotique rwandais parce qu'ils estimaient nécessaire de le combattre. L'Ouganda était la base arrière du FPR. Il en avait fourni les cadres, les uniformes, les munitions et des soldats, mais on ne peut pas considérer que l'instrument de combat que constituait le FPR ait été aux mains d'une puissance étrangère.
M. Michel Rocard a estimé que la France s'était trompée de camp et qu'elle avait soutenu trop longtemps un régime qui devenait indigne. Mais elle était liée par un acte légal de solidarité, qui aurait nécessité beaucoup de solennité et d'effort de collecte d'informations pour être dénoncé à temps.
M. Pierre Brana, a rappelé au Premier Ministre qu'il avait déclaré, le 6 octobre 1990 à la télévision : « Nous avons envoyé des troupes pour protéger les ressortissants français, rien de plus. C'est une mission de haute sécurité et un devoir républicain ». Il a alors souligné que, si quelques jours avaient suffi pour évacuer tous les ressortissants, nos soldats étaient ensuite restés au Rwanda. Il a demandé à M. Rocard s'il y avait eu débat à ce sujet au conseil des ministres, dans la mesure où sa déclaration du 6 octobre se trouvait dépassée par les événements, et s'il existait une divergence à cet égard avec le Président de la République.
M. Michel Rocard a répondu qu'il n'y avait pas eu divergence avec le Président de la République sur ce sujet étant donné que, ne disposant pas d'informations, il n'entendait pas soutenir une thèse différente de la sienne et que la nécessité de protéger nos ressortissants était incontestable. Il a reconnu que c'était longtemps après qu'il avait appris que les soldats français avaient fait plus que cela. Il a souligné que l'on tenait pour acquis au Rwanda que le fondateur du Front patriotique rwandais, et de l'armée de libération, le Général Fred Rwigyema, avait été tué, lors de l'offensive d'octobre 1990, par un obus français tiré par des artilleurs français. Il a alors estimé important que la mission puisse éclaircir cette question et infirmer une rumeur qui l'avait beaucoup gêné pendant son voyage, dans la mesure où il n'aurait pas été en état de la démentir formellement. Selon lui, les troupes françaises étaient allées au-delà de la mission qui découlait d'une lecture honnête du procès-verbal du conseil des ministres.
Le Président Paul Quilès a souligné que, sur ce point, la mission disposait de documents abondants qui lui permettront de progresser dans l'établissement des faits. Il a indiqué qu'au conseil des ministres du 17 octobre, M. Roland Dumas avait précisé que nos troupes avaient évacué 316 ressortissants, soit environ la moitié de la communauté française, conformément à la mission impartie à l'opération Noroît et que le Président de la République avait alors souligné : « l'intervention de nos troupes au Rwanda n'a pas d'autre objet que d'assurer la protection de nos compatriotes. La France n'a pas à se mêler des combats d'origine ethnique qui se déroulent dans ce pays. Nous entretenons des relations amicales avec le Gouvernement du Rwanda, qui s'est rapproché de la France après avoir constaté la relative indifférence de la Belgique à l'égard de son ancienne colonie. »
M. Bernard Cazeneuve a souhaité avoir des précisions sur les modalités d'engagement de l'opération Noroît. Il a estimé qu'il n'était pas anormal au regard de la Constitution que la décision d'engager une opération aussi lourde que l'opération Noroît, fût-elle réduite à une opération d'évacuation de ressortissants, puisse relever d'une prérogative du Président de la République.
M. Michel Rocard a répondu à M. Cazeneuve qu'il partageait entièrement son analyse.
M. Bernard Cazeneuve a considéré qu'en cas d'intervention française dans un pays étranger, les décisions relevaient de la prérogative conjointe du Président de la République, lorsqu'il s'agissait d'opérations militaires, et du Gouvernement pour la politique de développement, ou les actions diplomatiques. De plus, lorsqu'une opération comme Noroît est engagée, une cellule de crise rassemblant tous les cabinets des ministres concernés se réunit au ministère des Affaires étrangères.
M. Roland Dumas a ajouté qu'à un niveau supérieur à celui de la cellule de crise, des réunions sont constamment provoquées par le Président de la République, sous la forme de conseils restreints réunissant les ministres compétents pour traiter un sujet donné. Il a estimé qu'en comparaison d'autres opérations réalisées en Afrique, Noroît n'avait pas été une opération lourde. Elle avait un double but. Le premier et le plus urgent était d'évacuer les ressortissants. Mais il y avait aussi une obligation juridique générale, résultant des accords passés avec le Rwanda, qui consistait à fournir une formation, d'abord à la Gendarmerie, puis aux forces armées rwandaises. A cet effet, ont été envoyées sur place au titre de Noroît deux ou trois centaines d'hommes qui avaient pour mission d'assister les forces rwandaises sans intervenir directement dans le combat. La seconde mission de l'opération Noroît était donc d'aider l'armée rwandaise à résister à une agression venue de l'extérieur.
L'opération restait légère mais elle allait devenir plus importante après l'offensive sur le sud-est du Rwanda, qui menaçait Kigali. L'intervention militaire française était donc destinée, d'une part, à l'évacuation des ressortissants français et belges, et, d'autre part, à assister l'armée rwandaise, afin qu'elle puisse rétablir l'ordre dans la zone et que notre coopération civile avec le Rwanda puisse se dérouler normalement en favorisant notamment la marche vers la démocratie.
Le Président Paul Quilès a relevé que l'information du Parlement sur les accords de coopération ferait vraisemblablement partie des propositions de la mission. En effet, non seulement des accords restent secrets, mais les ministres concernés n'en ont pas connaissance. L'information du Parlement sur les accords qui nous lient aux pays africains permettrait une plus grande transparence et une meilleure connaissance du cadre précis de nos intervention militaires.
Il a considéré que l'opération Noroît était allée au-delà des accords de coopération existants. S'il s'agissait, dans un premier temps, d'évacuer nos ressortissants, à la suite de ce que d'aucuns ont appelé une attaque simulée de Kigali, permettant au Président Habyarimana de demander des effectifs supplémentaires, la présence militaire française au Rwanda s'est prolongée, alors que les accords en vigueur ne permettaient pas d'aller aussi loin.
M. Bernard Cazeneuve soulignant que le Président de la République est le chef des armées, que le Gouvernement conduit la politique de la nation, que des cellules de crise sont mises en place et que des conseils restreints sont réunis, a demandé comment les institutions ont concrètement fonctionné dans le cas rwandais, face à un problème courant et classique en Afrique.
M. Michel Rocard a indiqué qu'il était hautement vraisemblable que son conseiller sécurité ait participé à la cellule de crise, ainsi que son conseiller diplomatique. Dès lors qu'il excluait toute possibilité d'influer sur les décisions relatives à la question rwandaise, il y avait pris un intérêt inférieur à la normale. Il s'était consacré avant tout à la bataille de la CSG, et avait suivi la préparation de la guerre du Golfe, mais non l'affaire rwandaise. La mécanique de l'Etat fonctionnait, les organigrammes officiels sont une chose et la réalité des relations de confiance entre décideurs en est une autre. Compte tenu de la Constitution et de la nécessité d'un commandement unique dans les affaires graves, il était normal qu'il n'y ait eu qu'un seul chef. M. Michel Rocard n'a pas discuté cette attribution constitutionnelle, même s'il a été attentif à ce que les formes soient respectées*1.
M. Roland Dumas a ajouté que, lorsque des réunions se tenaient au quai d'Orsay, il veillait à ce que Maurice Ripert, membre du cabinet du Premier Ministre fût présent. Il lui était alors demandé expressément de rendre compte au Premier Ministre, qui avait la responsabilité d'une partie de l'action. Il a souligné que, lorsque se tenaient chaque semaine à l'Elysée les réunions consacrées à la préparation de la guerre du Golfe, étaient toujours présents non seulement les militaires, mais aussi le Premier Ministre, qui prenait part à la discussion et, par conséquent, à la décision.
M. Michel Rocard a confirmé les propos de M. Roland Dumas. Il a relevé que, dans le cas de la guerre du Golfe, l'engagement était plus grave et plus lourd. Pour ce qui est du partage des responsabilités dans la gestion de la crise rwandaise, il a distingué entre les décisions de gestion et les décisions d'orientation. Il a regretté ne pas avoir eu suffisamment d'informations sur les «dix commandements» de 1990 et sur le régime Habyarimana, qui méritera à la fin l'appellation technique, par un universitaire, de nazisme tropical. La nature des délibérations de puissance publique pour s'engager était telle qu'il fallait que l'équilibre des causes soit représenté. Cette condition n'a pas été remplie. M. Michel Rocard s'est donc interrogé sur le déséquilibre qui a caractérisé l'information de l'appareil de l'Etat et a qualifié l'intervention de la France de faute géopolitique mais non de faute contre l'honneur. Au cas où une faute contre l'honneur aurait éventuellement été commise, il appartiendra à la mission de l'évaluer, notamment en déterminant si l'aide aux forces armées rwandaises a été maintenue alors que le scandale était devenu trop grave. Il a demandé qu'il lui soit donné acte que la portée de la décision d'intervenir au Rwanda n'avait pas été débattue au sommet de l'Etat dans des conditions équilibrées au moment où il le fallait et qu'il avait, pour sa part, loyalement fait fonctionner la machine de l'Etat et appliquer les décisions prises.
Le Président Paul Quilès a relevé qu'il appartenait également à la mission d'examiner comment avaient fonctionné les mécanismes d'information des autorités compétentes, puisqu'elle avait accès aux documents concernés, qui ont été déclassifiés pour les besoins de ses travaux, en particulier les télégrammes diplomatiques, les rapports de mission et les déclarations.
Mme Edith Cresson a souligné que le rôle du Premier Ministre est très lourd et que celui-ci est sollicité de toutes parts. Il a pour mission de conduire la politique de la nation qui consistait, dans la gestion des problèmes africains, à se conformer au discours de La Baule, c'est-à-dire à aider les pays d'Afrique francophone à évoluer vers davantage de démocratie par tous les moyens possibles, notamment par la voie diplomatique.
Se demandant si le Président Habyarimana avait eu des arrière-pensées, s'il avait été sincère lorsqu'il a constitué un gouvernement avec l'opposition ou pris des dispositions apparemment démocratiques, elle a estimé que les événements semblaient plus compliqués. Quant à l'action du Premier Ministre, elle a pu consister par exemple, à tout faire pour que les Ministres des Affaires étrangères ougandais et rwandais se rencontrent -comme ce fut le cas en août 1991- que des missions diplomatiques françaises puissent se rendre sur place ou que la visite du major Kagame auprès du directeur des Affaires africaines et malgaches se passe bien. Mme Edith Cresson a indiqué que le Premier Ministre ne lisait pas tous les télégrammes, qu'il disposait pour cela auprès de lui d'une cellule diplomatique et d'un conseiller militarise. Elle a également souligné que pendant la période où elle était à Matignon, elle avait été principalement tenue informée de l'activité diplomatique relative au Rwanda qui, à ses yeux, représentait l'essentiel de l'action de la France à ce moment.
M. Jacques Myard a demandé à M. Michel Rocard ce qui, à part la victoire militaire du FPR, lui faisait dire que la France s'était trompée de camp, alors que de 1990 à 1992, rien ne disait que les choses allaient tourner de cette manière. Il a considéré qu'il n'était absolument pas sûr et certain que l'on s'était trompé de camp mais que la situation avait évolué dans un sens qui avait échappé aux puissances extérieures.
Il a également demandé à M. Roland Dumas quel motif avait conduit le Président Mitterrand à décider de s'engager, non pas sur la base de l'accord de 1975, qui était un accord d'assistance technique ordinaire, mais sur la base de principes généraux du droit international selon lesquels un Etat peut en aider un autre face à une agression.
M. Michel Rocard a rappelé que le Président de la République avait eu, en plusieurs occasions, la possibilité de s'exprimer à propos de la crise rwandaise. Il était lui-même, dès le début, assez en accord avec l'analyse du Président de la République. La comparaison avec la crise tchadienne doit être modérée, mais elle n'est pas dépourvue de tout intérêt. L'offensive du FPR était une agression venue de l'extérieur, disposant de moyens extérieurs au pays, conduite par des ressortissants du Rwanda et pouvant conduire à un renversement de situation. Mais ce qui intriguait beaucoup le Président de la République était, au-delà de cette réflexion, de constater que la France, qui s'était engagée à maintenir la stabilité au Rwanda, mais aussi dans d'autres pays de la région, devait honorer cet engagement sous peine de perdre une partie de son crédit, au détriment d'autres influences, et de ne plus avoir le même prestige et ni la même autorité à l'égard d'autres pays de l'Afrique noire.
Il a relevé que ce raisonnement avait prévalu aussi au Tchad et a indiqué que lorsque l'armée de M. Goukouni Oueddei descendait du Tibesti, avec derrière elle l'aviation libyenne, la France avait accueilli à Paris tous les chefs d'Etat de l'Afrique noire. Ceux-ci avaient alors demandé aux autorités françaises de ne pas abandonner la partie du territoire tchadien où se déroulait l'offensive, une théorie voulant que le Tchad soit exposé au risque d'un partage en deux régions, parce que, si la France n'intervenait pas, ce genre d'opérations venues de l'extérieur, et plus ou moins présentées comme des revendications de politique intérieure, allaient se multiplier.
M. Pierre Brana a observé que, si le Président Habyarimana avait réglé le problème des réfugiés, leurs enfants n'auraient pas cherché à revenir dans leur pays et que l'on pouvait dès lors considérer l'offensive d'octobre 1990 à la fois comme une agression extérieure et comme une guerre civile. Et, en fait, comme une tentative de retour au pays de réfugiés rwandais avec une aide extérieure.
M. Roland Dumas a répondu que sur le plan historique, les querelles entre ethnies lui rappelaient les guerres de religions que la France a connues. Lorsque les protestants et les catholiques s'affrontaient, les premiers cherchaient le soutien de la grande puissance protestante la plus proche, qui était l'Angleterre, d'où le siège de La Rochelle, et les seconds s'adressaient à la puissance catholique également la plus proche, à savoir l'Espagne.
Il a estimé que le raisonnement suivi à propos de la crise rwandaise n'était pas contraire aux données de l'Histoire et à la réalité des faits, qu'il s'agissait d'une agression venue de l'extérieur, même si elle portait la revendication légitime d'une minorité d'avoir été évincée de la vie politique intérieure du Rwanda et même si le régime imposé par un Hutu du nord, le Président Habyarimana, était devenu odieux avec le temps. Le droit dont se réclamait le FPR pouvait s'exprimer dans un régime démocratique, que la France souhaitait aider à instaurer mais il est possible de se demander s'il était juste d'aller chercher une aide extérieure pour combattre par la force une autorité légitime reconnue sur le plan international alliée de la France.
M. Michel Rocard a ajouté que M. Roland Dumas avait raison de renvoyer à une longue histoire même s'il n'en avait pas nécessairement la même lecture. Il a fait un parallèle entre le Front patriotique rwandais qui a mis fin au génocide et peut être considéré comme une armée de libération venue de l'étranger, et la division Leclerc venue d'Angleterre. Il a estimé que sa lecture des événements le conduisait à penser qu'il s'agissait d'une guerre civile, dans laquelle une armée de libération était venue de l'extérieur, parce qu'elle ne pouvait pas se former à l'intérieur, et avait entrepris la reconquête du pouvoir avec l'appui d'un pays étranger selon un schéma très classique dans le monde contemporain.
Pour répondre avec précision à M. Jacques Myard, il a fait valoir que, sur le plan de la moralité, dès les années 1985-1990, le régime Habyarimana était devenu infiniment plus odieux que dans le passé, que le voulaient ses engagements internationaux et, en tout cas, que ce que souhaitaient pour leur avenir les Rwandais en train de créer le Front patriotique rwandais.
Il a convenu qu'il s'agissait d'une analyse politique et non d'un jugement sur le droit et l'honneur. Il a remercié M. Pierre Brana d'avoir précisé cette interprétation, soulignant qu'on était dans l'évaluation politique. L'idée que l'avenir de l'Afrique appartient à des pays plus démocratiques et plus respectueux des droits de l'homme et qu'il n'y a pas de développement sans démocratie, était déjà partagée par les adversaires d'Habyarimana. C'est en ce sens que la France s'est trompée de camp et c'est pour cette raison qu'elle se trouve dans une grande difficulté pour entretenir une relation sérieuse avec l'Afrique de l'Est solidaire de Paul Kagame.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Michel Rocard si, avec le recul, il envisageait un seul instant que le Gouvernement français, le sien ou le suivant, aurait pu dans un pays d'Afrique comme le Rwanda défendre le FPR, c'est-à-dire un mouvement qui visait à abattre le régime au pouvoir.
M. Michel Rocard a rappelé qu'un gouvernement se posait souvent la question de savoir s'il avait raison de soutenir un régime légal, à la moralité un peu incertaine sur le plan des droits de l'homme. Il a estimé que si, en 1990, il avait participé à la chaîne de décision et s'il avait eu l'information que, dès 1990, le régime d'Habyarimana était ce qu'il y avait de plus abominable parmi les pays avec lesquels la France coopérait, il se serait battu pour une autre orientation. Il a affirmé qu'il fallait néanmoins sauver nos ressortissants, ce qui était une autre affaire.
Le Président Paul Quilès a relevé que, même s'il s'agissait d'une autre affaire, il fallait commencer par là.
M. Michel Rocard a fait valoir que le Front patriotique rwandais n'avait jamais menacé les ressortissants européens.
M. Jean-Louis Bernard a demandé à M. Roland Dumas s'il avait rencontré personnellement le Général Habyarimana et si, entre 1988 et 1993, son ministère considérait le Président rwandais comme un dictateur africain imperméable à des pressions morales, politiques, économiques ou bien, au contraire, comme un homme d'Etat modéré, capable de faire avancer le partage du pouvoir et la démocratie. Il a estimé que, selon les époques, on peut être politiquement efficace mais éthiquement incorrect.
M. Michel Rocard a souligné que si des divergences d'analyse étaient apparues en 1990, à la lecture des «dix commandements», elles n'étaient pas venues à sa connaissance.
M. Jean-Louis Bernard a également souhaité savoir s'il y avait eu une divergence ou une convergence d'analyses entre la cellule africaine de l'Elysée, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Coopération et si rétrospectivement, M. Roland Dumas ne pensait pas que les différents ministères avaient gravement sous-estimé le poids politique, militaire et surtout médiatique du Front patriotique rwandais. Enfin, se déclarant frappé qu'à la fin de son propos liminaire, M. Roland Dumas ait parlé des « rebelles » du FPR, il lui a demandé s'il considérait qu'actuellement, à Kigali, le pouvoir était aux mains de rebelles ou de Hutus ralliés et de Tutsis exilés d'origine rwandaise.
M. Roland Dumas a d'abord indiqué qu'il avait, en effet, rencontré plusieurs fois le Président Habyarimana. Chaque fois que le Président de la République le recevait, il conviait également M. Roland Dumas. Le Président Habyarimana était également venu lui rendre visite au Quai d'Orsay, pour une rencontre en tête à tête. Il avait également eu un entretien avec lui lorsqu'il était de passage à Paris, dans un salon de l'aéroport de Roissy. Il a indiqué qu'il lui avait tenu à chaque fois le même discours que celui qu'il venait de rappeler.
Le quai d'Orsay estimait que le régime du Président Habyarimana n'était pas un modèle de vertu et de démocratie, mais qu'il présentait l'avantage de maintenir dans le pays une certaine stabilité.
Dès que l'on s'est préoccupé de l'évolution politique du Rwanda, des pressions constantes ont été exercées sur le Général Habyarimana dont la réponse était toujours : « Je ne peux pas aller plus vite et plus loin dans l'immédiat, mais comptez sur moi ». En réalité, il a eu la volonté d'évoluer, mais il était en même temps tenu par son appareil et par ses extrémistes. Il s'appuyait sur le clan de sa femme et sur l'ethnie hutue du nord. Il était « prisonnier » de cette ethnie, le mot « prisonnier » devant, comme le mot « rebelle » être compris entre guillemets.
Il a fait observer que quelques difficultés avaient parfois surgi avec la Direction des affaires africaines - pas du tout avec le ministère de la Coopération -, qui trouvait que, de temps en temps, la cellule africaine de l'Elysée « tirait un peu la couverture à elle ». C'était presque devenu un automatisme, qui n'était pas particulier au Rwanda. Quand un chef d'Etat africain n'obtenait pas tout ce qu'il voulait du ministère de la Coopération, du ministère des Affaires étrangères, du ministère des Finances ou de la Caisse centrale de coopération, il appelait un collaborateur du Président de la République, parce qu'il pensait qu'il aurait un contact direct plus efficace. C'était un léger dysfonctionnement, mais il n'y avait pas de divergences.
L'aspect médiatique de la crise rwandaise a été probablement sous-estimé, de même que l'importance du mouvement favorable au FPR et le soutien qu'il avait su mobiliser pour atteindre ses objectifs. Se contenter de dire que c'était une guerre civile qui prolongeait les guerres ethniques du passé ne correspond pas tout à fait à la situation car, sur le plan technique, le mouvement qui venait du Nord était beaucoup plus puissant, organisé et habile que ne l'aurait été une simple insurrection et la démonstration a été faite de son efficacité.
Il a jugé que la désignation du FPR par le terme de «rebelles» employé entre guillemets rendait compte de l'évolution des circonstances historiques et a rappelé que, pendant l'Occupation, les résistants étaient qualifiés de « terroristes », avant de devenir les vainqueurs et les gestionnaires du pays.
Mme Edwige Avice a observé qu'il y avait au Rwanda 85 à 90 % de Hutus et que cette situation donnait la mesure des difficultés rencontrées.
En tant qu'ancien Ministre de la Coopération, elle a déclaré qu'il lui était difficile d'entendre que la France n'avait pas choisi le bon camp. Elle a estimé qu'à l'époque, la France risquait d'être prise à partie, dans beaucoup de pays, par une ethnie ou par une autre, par un camp ou par un autre avec, au milieu, ses ressortissants. Elle a considéré que la seule règle à garder en tête, est que la démocratie, comme la réconciliation nationale, ne se construit qu'en fonction d'évolutions internes et qu'il s'agit parfois d'un long processus. Ce n'est pas par des interventions extérieures ni en choisissant un camp plutôt qu'un autre que l'on peut aboutir à ce résultat.
M. Michel Rocard a récusé la notion de camp et a préféré celle de cause soulignant que le drame avait largement frappé tous ceux qui n'avaient pas envie de tuer, qu'ils fussent Tutsis ou qu'ils fussent Hutus, et à qui on a enlevé la parole. Le tiers des massacrés du génocide étaient des Hutus modérés, c'est-à-dire ceux qui avaient refusé d'être enrôlés dans les pelotons de tueurs.
M. François Lamy, rappelant que la France était intervenue directement au Tchad sans accord de défense, et au Rwanda sur la base d'un accord de coopération militaire, dont ce n'était pas vraiment l'objet, a estimé que dans les deux cas l'intervention était dénuée de base juridique.
Il a alors demandé à M. Roland Dumas s'il n'avait pas l'impression d'avoir appliqué un schéma classique sur un pays mal connu, parce qu'historiquement, il ne faisait pas partie des pays anciennement colonisés par la France. Puis, il a souhaité savoir pourquoi, alors que la France veillait à être très présente et ne désirait pas que les Américains interviennent, elle avait décidé brusquement, en 1993, de « passer la main » à l'ONU, tandis qu'à la même période cette organisation montrait ses limites en Bosnie et faisait déjà l'objet de critiques. Pourquoi, après s'être engagée pendant trois ans, la France avait-elle choisi de se désengager au profit d'une organisation dont elle savait que l'efficacité militaire n'était pas sa plus grande qualité.
M. Roland Dumas a confirmé que les autorités françaises avaient agi de façon classique mais qu'elles s'étaient trouvées devant une situation secouée de courants contraires, tels que ceux suscités par le discours de La Baule, et une évolution qu'il était facile de concevoir mais difficile de réaliser. Il a risqué un jeu de mots sur un poème célèbre en proposant la formule : nous avons essayé sur des vers anciens de faire des chants nouveaux.
Il a rappelé qu'il avait d'abord été fait appel à l'OUA, qui avait fait très vite la démonstration de son impuissance, ce qui n'était pas la première fois. La France était animée par le désir de maintenir la stabilité du Rwanda, sans être pour autant engagée dans un conflit dont elle sentait bien qu'il allait prendre une mauvaise tournure, surtout après les offensives de 1993 et où l'armée française risquait d'être impliquée outre mesure.
Le Président de la République avait donné comme instruction de contacter d'abord l'OUA, ensuite l'ONU, pour favoriser l'instauration d'un régime démocratique ou d'un embryon de régime démocratique avec la présence d'une force internationale.
Il a ajouté que s'il avait été encore en fonction en 1994, il aurait plaidé pour le maintien des forces françaises pour permettre aux forces de l'ONU de prendre mieux le relais et dans de meilleures conditions.
Le Président Paul Quilès a rappelé à M. François Lamy que la mission, en l'état actuel de ses travaux, constatait que l'OUA avait échoué, bien que des demandes nombreuses lui aient été faites pour qu'elle contribue à la solution du conflit et que le Président Museveni en ait été le président en exercice en 1990.
M. Roland Dumas a relevé que cet argument avait été avancé puisqu'on pensait que le président de l'OUA mènerait des actions que le président de l'Ouganda aurait été peut-être réticent à entreprendre.
Le Président Paul Quilès a ajouté que, s'agissant de l'ONU, la mission poserait des questions à ses responsables actuels et de l'époque, étant donné qu'elle constatait dans tous les documents auxquels elle avait accès, qu'il n'y avait pas eu de véritable volonté de sa part de s'intéresser sérieusement au dossier du Rwanda, pour parler en termes diplomatiques.
M. François Loncle, évoquant l'attentat commis en avril 1994 contre l'avion du Président Habyarimana, a souhaité connaître le point de vue de M. Roland Dumas sur les circonstances de cet événement tout à fait décisif.
M. Roland Dumas a répondu qu'il ne pouvait se livrer qu'à un certain nombre de considérations techniques sur l'arme utilisée.
Rappelant le vieil adage : « A qui profite le crime ? », il a exprimé le sentiment profond que c'était une opération politique destinée à casser le processus de paix, notamment le processus d'Arusha. Il a remarqué que cet attentat n'avait profité qu'à ceux qui étaient opposés aux accords d'Arusha qui étaient en cours d'application, c'est-à-dire les extrémistes de plusieurs camps.
Il a estimé que si la pression internationale, en particulier française, avait continué de s'exercer sur le Président du Rwanda, on aurait pu, sinon améliorer l'homme, du moins faire évoluer le régime. Il n'en reste pas moins qu'à partir du moment où il avait accepté le processus d'Arusha, il avait signé son arrêt de mort, mais les coups pouvaient venir aussi bien de son camp que de l'autre.
M. Michel Voisin, rappelant que la présence des troupes françaises, belges et zaïroises avaient aidé, par leurs « gesticulations », les FAR à repousser l'offensive du FPR d'octobre 1990, a demandé ce qui avait motivé la décision politique de maintenir les forces françaises, alors que les autres forces s'étaient retirées et que, par la suite, les Nations Unies avaient mis en place le groupe des observateurs neutres.
M. Roland Dumas a souligné que la France avait eu une autre approche du problème. Les Belges s'étaient retirés à la suite d'une campagne menée contre eux car leur présence était difficilement admise, dans la mesure où ils représentaient l'ancienne puissance coloniale, ce qui n'était pas le cas de la France. Pour ce qui est du Zaïre, on demandait toujours au Général Mobutu d'accompagner les interventions destinées à préserver la stabilité régionale, mais à la première occasion, il retirait ses éléments. La France était venue pour assurer l'évacuation de ses ressortissants, ce qui a été fait, bien que des Français soient restés là-bas, et parce qu'elle avait une obligation, à l'égard du Rwanda, que les autres pays n'avaient pas notamment en matière de formation des forces rwandaises qui devaient recevoir une assistance.
Il a indiqué que, s'agissant du maintien de nos forces, il avait assisté au conseil au cours duquel la décision avait été prise et qu'il y avait été favorable, parce qu'il sentait que les difficultés allaient renaître et que les renseignements, notamment les télégrammes reçus de l'Ouganda, ne rassuraient pas sur les intentions du FPR. Il a été de ceux qui ont dit qu'il fallait, au moins pendant quelque temps, voir ce qui allait se passer. Les effectifs n'ont alors pas été augmentés, au contraire, ils ont été réduits à quelques dizaines d'hommes.
M. Bernard Cazeneuve, a souhaité revenir sur la remarque de M. Roland Dumas selon laquelle les Etats-Unis développaient à l'égard de la région des Grands Lacs un fort tropisme qui avait conduit le Sous-Secrétaire d'Etat Hermann Cohen à refuser de le rencontrer alors qu'il était sollicité sur cette affaire. Il a indiqué, à ce propos, que les documents émanant du ministère des Affaires étrangères qu'il avait pu consulter témoignaient, jusqu'en 1992, du souci de la France de préserver son influence, alors qu'après cette date l'intervention américaine paraît être davantage souhaitée.
Il a souhaité savoir si M. Roland Dumas pensait qu'il était judicieux de vouloir régler le problème seuls, alors que sa complexité extrême apparaissait dès l'origine et que les Etats-Unis pouvaient exercer sur l'Ouganda la même pression que celle que nous exercions sur le Président Habyarimana.
Enfin, il a interrogé M. Roland Dumas sur les dispositifs diplomatico-militaires de gestion des crises en Afrique. Il a demandé si son expérience au Quai d'Orsay lui permettait d'estimer que la Mission militaire de coopération, qui dépend du ministère de la Coopération, facilitait l'action ou, au contraire, entretenait l'opacité lors de la gestion des crises.
M. Roland Dumas a rappelé qu'il avait tenu à mentionner l'incident survenu avec M. Hermann Cohen, en sachant que, bien évidemment, des rencontres se tenaient au niveau des chefs de service et qu'il avait approuvé la réunion à laquelle ce diplomate américain avait participé au quai d'Orsay avec Paul Dijoud. Il a toutefois regretté la désinvolture avec laquelle les Etats-Unis, se sachant dans une zone d'influence française et le reconnaissant, traitaient la France.
Il a indiqué qu'il l'invitait à Paris pour un échange de vues et qu'il avait trouvé sa façon d'agir un peu cavalière. Il a précisé qu'il avait choisi d'intervenir prioritairement auprès des Britanniques, influents en Ouganda pour associer les Américains, mais le processus était déjà bien avancé et le Royaume-Uni n'avait plus de capacité d'intervention.
La difficulté du jeu à conduire avec les Américains tenait au fait qu'ils tenaient des propos dans les discours officiels et dans les rencontres et avaient, avec les Etats concernés, des comportements différents et en contradiction avec ces propos. Il a souligné qu'il avait assisté à des manoeuvres de cet ordre dans des pays où la présence des Etats-Unis n'était absolument pas justifiée, si ce n'est par la richesse du sous-sol, par exemple, au Gabon, o¢ l'intervention des délégations américaines se faisait insistante. Il a relevé que la politique américaine s'était ensuite légèrement infléchie et que les choses étaient revenues un peu dans l'ordre, en raison de l'équilibre des deux forces en présence : le Gouvernement et les intérêts économiques.
Enfin, il a fait observer que la mission militaire de coopération, dans la mesure où elle avait de bons rapports avec les services du ministère de la Défense, pouvait être utile mais qu'il y avait des tiraillements entre administrations.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si effectivement les Etats-Unis s'intéressaient moins au Rwanda qu'à l'Ouganda, notamment comme point d'ancrage dans la lutte contre certaines influences provenant du Soudan. Puis il a demandé si une réflexion avait été engagée au niveau ministériel ou à celui du conseil des ministres sur la manière dont le discours de La Baule avait pu être perçu en Afrique de l'Est, étant donné la spécificité de cette région, que la France connaissait peu, et qui est très différente de l'ancienne AOF et de l'ancienne AEF.
Enfin, il a demandé si la position française aurait été la même si le FPR avait été principalement composé de Tutsis burundais ou zaïrois, c'est-à-dire de francophones.
M. Roland Dumas a partagé le point de vue selon lequel le Rwanda était un relais pour les Etats-Unis et qu'ils étaient plutôt intéressés par l'Ouganda et par la proximité du Soudan, les services spéciaux américains considérant ce pays comme un lieu de formation de terroristes.
Il a affirmé qu'effectivement la région des Grands Lacs n'était pas du tout comparable à l'Afrique francophone qui avait connu la colonisation française et que la présence de la France y était de plus fraîche date. Il n'y a rien de commun entre les « eaux mêlées » du Sénégal et de la France, par exemple, et des pays comme le Burundi et l'Ouganda, qui ont connu d'autres systèmes coloniaux, qui ont été bouleversés par l'histoire et qui ont connu successivement l'occupation allemande, l'occupation belge et enfin une présence française.
Il a rappelé que la francophonie avait été un argument utilisé en faveur de l'intervention française. Dans l'esprit du Président de la République, elle créait une obligation de solidarité mais il n'était pas question de revenir à l'esprit de Fachoda. Il ne s'agissait pas d'une rivalité entre le monde anglo-saxon et le monde francophone, mais la constatation qu'il y avait, d'un côté, des Tutsis francophones, de l'autre, des Tutsis anglophones, constituait une complication supplémentaire. Ce facteur n'a cependant pas été déterminant.
Audition de M. Ahmedou OULD-ABDALLAH
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024