Fiche du document numéro 26291

Num
26291
Date
Samedi 11 avril 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
104261
Pages
3
Urlorg
Titre
Constance, le Rwanda et le virus de l’ignorance
Sous titre
Le 7 avril, jour du début des commémorations du génocide des Tutsis, l'humoriste Constance évoquait dans sa chronique sur France Inter un massacre « à la machette entre voisins ». Pourquoi est-il si difficile d’appliquer la définition du génocide à une réalité africaine ?
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Vous avez remarqué ? Sur les radios du service public, les humoristes ont été relégués du matin à l’après-midi dans les grilles des programmes. Il est vrai qu’il n’y avait plus vraiment matière à rire, ou sourire, à l’heure de pointe de l’audimat, face au drame de la pandémie du Coronavirus. Un peu de pudeur s’impose, et tout le monde acquiesce face à cette nouvelle donne, qu’on espère temporaire, imposée par la gravité de la situation.

Mais il existe encore des cases où l’on peut se marrer. Celle de l’émission Par Jupiter de Charline Vanhoenacker sur France Inter en fin d’après-midi, par exemple. Certes, on ne s’y moque pas trop des urgences, du seuil des 10 000 morts franchis en France, de l’effort incroyable fourni par le personnel de santé. Qui s’y risquerait ? Heureusement, il y a visiblement d’autres occasions de se poiler.

Comme nous l’a prouvé Constance, humoriste de l’émission rebaptisée Par Jupidémie en ces temps d’isolement. Coincée chez elle à cause du confinement, elle nous a offert ce mardi sa petite chronique maison. Ce jour-là, très en forme, elle se demande ce qui pourrait bien marquer cette journée. Une date inscrite dans l’agenda international ? Oh il y a bien cette histoire de génocide au Rwanda, dont les commémorations ont démarré le 7 avril. Un drame qui remonte à 1994… Constance, qui professe sur son compte Twitter « des fois je rigole, des fois je pleure, mais souvent je fais les deux en même temps », trouve le sujet plombant. Effectivement, peu d’humour possible là encore, alors qu’il s’agit de l’extermination de près d’un million de personnes totalement abandonnées par la communauté internationale face à leurs bourreaux.

Ces victimes, elle ne les évoque pas. Mais elle se justifie quand même de zapper le sujet. Et là, c’est censé être superdrôle (ou à pleurer ? On ne sait pas trop…) : « Des gens qui vivaient ensemble depuis des années », explique-t-elle très sûre d’elle-même, un peu ébahie, « se sont mis à se découper à la machette entre voisins »… Rires en studio : ahaha, quels pauvres idiots, top plombant ! Mieux vaut se concentrer du coup sur les batailles de polochons, dont c’est aussi la journée internationale, non ?

Ce sera son choix dans cette chronique : les combats d’oreillers plutôt que ces dingos d’Africains qui s’entre-tuent… ! Quelle transition géniale, on est plié de rire…

Le problème, le malaise, c’est que non, le génocide des Tutsis du Rwanda ne correspond pas à des gens, qui « se sont mis à se découper à la machette entre voisins ».

Depuis 1944, le concept de « génocide » correspond à une définition très précise : « L’élimination intentionnelle d’un groupe national, ethnique ou religieux. » Et la minorité Tutsi du Rwanda a justement été la cible d’un massacre orchestré au sommet de l’Etat. Grâce à une propagande efficace, une administration obéissante, une planification rigoureuse. Les « voisins », ne se sont pas « découpés à coups de machettes ».

Pour résumer, la tragédie de 1994, ce n’est pas un énième massacre tribal de l’Afrique ancestrale. Ça ressemble bien plus à ce qu’on a vécu entre 1940 et 1944, tout près de chez nous. Et l’ignorer, en rigoler, est une insulte inqualifiable au moment même où les Rwandais se recueillent pour pleurer leurs morts.

Reste une question troublante : pourquoi est-il si difficile d’appliquer la définition du génocide à une réalité africaine ?

Constance n’est d’ailleurs pas la seule à se perdre dans cette confusion où les stéréotypes brouillent les réalités. Il y a quelques jours, le magazine le Point (qui a depuis rectifié) évoquait dans un article « le génocide entre les Tutsis et les Hutus », comme si « l’extermination d’un groupe ethnique » (définition du génocide) pouvait se jouer à armes égales, entre groupes rivaux. Pourrait-on évoquer « le génocide entre les Nazis et les Juifs » ? Entre « les Arméniens et les Turcs » ? C’est un non-sens surprenant.

Il y a tout juste un an, le journal le Monde présentait également ses excuses suite à un dessin de Serguei qui suggérait lui aussi qu’au Rwanda en 1994, le génocide se résumait à l’affrontement sauvage de deux groupes ethniques. Pourquoi tant de déni ? De rires déplacés, de refus de comprendre la vraie nature de cette tragédie africaine ?

Ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 est en réalité calqué sur l’histoire de l’Occident : même stigmatisation nourrie de fantasmes. Même dérive qui, de pogrom en pogrom depuis l’indépendance, conduit à la solution finale en 1994. Et le fait que la France ait pu accompagner, au côté d’un régime criminel, cette dérive dans sa phase finale devrait nous rendre plus conscients (voire concernés) face à ce qui s’est passé dans ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs. Le virus de l’ignorance ne peut se protéger derrière le masque du rire. Car les symptômes qu’il dévoile sont ceux de l’indifférence et de l’arrogance, qui nous ont contaminés depuis trop longtemps. Le vaccin est plus urgent que jamais.

Maria Malagardis
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