Fiche du document numéro 26209

Num
26209
Date
Octobre 1995
Amj
Auteur
Fichier
Taille
2073538
Pages
13
Surtitre
Enjeux
Titre
Un « Nazisme tropical » au Rwanda ? Image ou logique d'un génocide
Cote
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 48 (Oct. - Dec., 1995), pp. 131-142
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Un "Nazisme tropical" au rwanda? image ou logique d'un génocide
Author(s): Jean-Pierre Chrétien
Source: Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 48 (Oct. - Dec., 1995), pp. 131-142
Published by: Sciences Po University Press
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3770219 .
Accessed: 13/07/2013 07:07
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ENJEUX
UN ((NA7.TSMETROPICAL))AU RWANDA?
IMAGE OU LOGIQUED'UN GNNOCIDE
Jean-Pierre Chretien

Les massacres perpetres au Rwanda
en 1994 ne sont pas le resultat d'une
furieuse melee


?,

retour de

afribarbarie ou fatalite d'une nature <<
caine . Organisee

et encadree

par un

regime et une propagande, la tuerie a
le triste privilege d'appartenir de plein
droit a la categorie du genocide politique moderne.
e 23 avril 1994, un delegue de la
Croix-rouge a Butare, au Sud du
Rwanda, langaitun veritable SOS sur
Radio France international (RFI): En
Europe, on ne parle que de Gorazde, alors
qu'ici, au Rwanda, c'est l'horreur absoL

lue . Trois jours apres, Liberation publiait

un articleque j'avaisintitule ?Un nazisme
tropical.. La comparaison etait dans l'air

et a ete reprise, surtout quand, un mois
plus tard,la realite du genocide fut admise
par les medias et par la ,communaute
internationale . Le Soir de Bruxelles parle,

le 9 juin 1994, de ,tueursaussi efficaces
que les nazis,.
L'analogie proposee entre cette crise
africaine majeure et le racisme allemand
des annees 1930 repondait sans doute a
un souci pedagogique: faire comprendre
que l'Afrique ne peut etre situee hors
d'une reflexion proprement historique.
Ses specificites geo-culturelles ne doivent

pas nous aveugler sur l'exemplarite des
situations, par dela tout exotisme de surface. Generalement, les conflits africains
semblent devoir ressortir de la competence des .experts, en ethnologie, censes
rendre compte savamment des particularismes et des traditions, voire des atavismes, qui seraient autant de prets-a-porter
explicatifs sur cet horizon lointain. En
Europe, la sensibilite a la dialectique des
continuites et des ruptures est suffisamment en eveil pour qu'on evite le piege
deja denonce par Marc Bloch comme la
tentation diabolique d'une histoire centree sur les origines. Mais en Afrique, les
reponses seraient toujours plus simples,
de type culturalisteou meme naturaliste.
Recemmentencore, un journalistepresentait ce continent en termes de pate feuilletee, selon un dosage mi-evolutionniste
(les etapes du progr&s),mi-diffusionniste
(toute culture y serait venue d'ailleurs)
digne des ecrits d'il y a un siecle: dans
cette imagerie, le genocide rwandais ne
serait qu'un episode de la lutte seculaire
des aristocratiesarmees et des traditions
de palabrel. L'Afriqueexpertisee par le
Nord reste donc comme une planete a
part, encore mal consolidee, sans histoire
propre et dont la plasticite, s'offriraitaux
modelages d'un ordre mondial.
1. Alexandre Adler, Courier international, 15 decembre 1994.

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JEAN-PIERRECHRETIEN

Ce debat pourraitporter sur les conflits des deux pays est abattu lors de son
dits ethniques en Afrique, qui sont tous atterrissage a Kigali. En l'espace de trois
en rapport avec le fonctionnement des mois, cet attentat fut ,paye par des cenEtats post-coloniaux depuis une trentaine taines de milliers de victimes, massacrees.
d'annees. La tragedie rwandaise n'est pas Le chiffre d'un million de morts semble
le premier exemple de crise sanglante sur plausible. Le contexte general doit etre
ce continent: pensons au Soudan, au brievement rappele3.
Liberia,a la Somalie, a l'Angola, au Zaire,
Depuis 1961, a la veille de l'indepenetc. A travers la diversite des situations dance, une Republique dominee par des
invoquant l'ethnicite, c'est a une reflexion membres de l',ethnie. hutu a remplace
sur l'ethnisme en tant que phenomene une monarchie
pluriseculaire dominee
socio-culturel et strategie de pouvoir qu'il
une
aristocratie
appartenanta l'1ethnie,
par
faudrait proceder1. Mais le Rwanda, tutsi. En
1973, une Deuxieme Republique
comme son voisin le Burundi, a connu est
proclamee a la suite d'un coup d'Etat
un parcourshistorique specifique qui doit militaire.
Une nouvelle Constitution proetre connu si on veut comprendre la graen 1978 enonce que tout Rwanmulguee
vite extreme de la crise de 1994. Ce pardais est des sa naissance membre du parti
cours renvoie a la modemite des procesle Mouvement revolutionnaire
sus et des references qui ont produit un unique,
national pour le developpement (MRND).
des plus grands genocides du 20e siecle
dans ce petit pays ,enclave de l'Est afri- Le general Habyarimanaest reelu president en 1988 avec 99,8 % des voix. Le
cain, au sein d'une vieille paysannerie qui
Rwanda, qui beneficie de tres nombreuses
occupe ces montagnes d'entre les lacs aides
interationales, publiques et pridepuis plus de 2000 ans2. La pertinence
sans histoire, une Suisse des
semble
vees,
du recours a l'exemple nazi de la solution
On
chante partout sa paysantropiques.
la
finale tient a forme prise par la realisation des tueries, au contenu de la pro- nerie laborieuse, son administrationhonnete et son christianisme rayonnant. Au
pagande qui les a preparees et accompaecrits de
gnees et, enfin, a la nature de l'ideogie lendemain du genocide, certains
un
gout particuliesocio-raciale qui a marque cette region propagande prennent
on
En
rement
amer.
1985,
pouvait lire
voire
decennies,
d'Afrique depuis quatre
dans
un
opuscule d'inspiration catholidepuis un siecle.
que4: Remarquer l'importance sociale
extraordinaire des paroisses campagnarO LES ANTECEDENTS: LE RWANDA,
des au Rwanda, havres de paix, d'equiliPAYS SANS HISTOIRES?
bre et de serenite, si precieuses pour leurs
Le soir du 6 avril 1994, l'avion ramenant habitants confrontes aux apres difficultes
d'une conference regionale qui s'etait de la vie ... La grande moderation des
tenue a Dar-es-Salaam le president du principaux leaders, leur option democraRwanda, le general Juvenal Habyarimana, tique et l'engagement chretien de leur
en compagnie du president du Burundi, politique marquaient profondement le
Cyprien Ntaryamira,et de personnalites Rwanda nouveau,,.
Mais a la fin des annees 1980, la situa1. Voir J.-P. Chretien, G. Prunier (dir.), Les ethnies ont une
tion economique et politique se degrade:
histoire, Paris, Karthala, 1989, 439 p.. J'ai developpe cette
reflexion d'actualite dans deux articles: I1 n'y a pas de guerre
ethnique au Rwanda!, L'Histoire,180, septembre 1994, p. 70-73;
-Rwanda: le piege de 1'ethnisme., La Croix, 18 janvier 1995.
2. Sur l'histoire complexe du peuplement de la region des
grands lacs et de sa double gestion agricole et pastorale, voir
le bilan actuel de l'archeologie et de la linguistique dans le

Journal

of African

History, 1, 1993, p. 1-64.

3. Nous reviendrons plus loin sur la nature du regime rwandais. Il ne s'agit ici que d'un cadre evenementiel.
4. B. Patemostre

de la Mairieu, A la source du Nil, les mille

collines du Rwanda, Paris, Tequi, 1985, p. 31. L'auteur a ete
longtemps un compagnon de route du regime, proche conseiller de Gregoire Kayibanda, premier president de la Republique.

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UN ? NAZISMETROPICAL- ?

effondrement des cours du cafe (la principale denree d'exportation), montee de
la corruption, mainmise sur le pouvoir
d'une maffia regionale et clanique liee a
la famille presidentielle, le groupe dit de
la -petite maisonw(akazu), famine, opposition croissante des elites du centre et
du sud du pays (aussi bien hutu que tutsi),
arrivee au pouvoir a Kampala en 1986
d'un regime mettant fin a la guerre civile
qui avait ruine l'Ouganda depuis dix ans,
ouverture du debat politico-ethnique au
Burundi (le faux jumeau du Rwanda)
depuis 1988, organisation de la diaspora
tutsi rwandaise (environ 600000 personnes exilees, notammment dans les pays
voisins) qui revendique le droit a sa nationalite et au retour. Le 1er octobre 1990,
plusieurs milliersde ces refugies desertent
l'Armee nationale de resistance (la NRA)
ougandaise qu'ils avaient rejointe depuis
1983 et tentent un raid vers Kigali1.
C'est le debut d'une guerre civile qui
semble se termineravec les accords signes
a Arusha le 4 aout 1993 entre le Front
patriotique rwandais (FPR), representant
la guerilla tutsi implantee au nord du pays,
et le gouvernement de coalition (comprenant des membres de l'ancien partiunique
MRND et des nouveaux partis democratiques reconnus depuis juin 1991). Les
troupes frangaises qui ont appuye le
regime en permanence depuis octobre
1990 quittent le pays en decembre 1993.
Des contingents de la Mission des nations
unies d'assistance au Rwanda (la
MINUAR) doivent veiller a la mise en
place des institutions de transition definies a Arusha. Le processus traine et la
violence s'installe a Kigali. A Dar-es-Salaam, le president Habyarimana aurait
promis de mettre fin a l'obstruction.
L'attentatqui lui coute la vie a son retour
garde ses mysteres, mais les donnees tant
logistiques (la nature des tirs et le lieu
1. G. Prunier, ?1ments pour une histoire du Front patriotique rwandais *,Politique africaine, 51, octobre 1993, p. 121-138.

d'oui ils sont partis) que politiques (les
informationsrecueillies dans les semaines
precedentes et la fagon dont l'evenement
a ete aussitot exploite) designent la responsabilite du reseau politico-militaire le
plus dur de la maffia dirigeante. Le 7 avril
1994, un comite militaire prend la situation sous son controle et forme le lendemain un gouvemement interimaire
compose d'extremistes hutu, sous la presidence du docteur Theodore Sindikubwabo. Le contingent de 600 hommes
du FPRpresent a Kigali depuis decembre
sous controle international, manifestement surprispar l'evenement, entreprend
de se defendre dans l'apres-mididu 7 avril
et des renforts descendent du nord les
jours suivants. La guerre civile reprend
donc. Elle ne cesse que le 18 juillet avec
l'arriveedu FPRa Gisenyi, sur la frontiere
du Zaire, et la mise en place d'un gouvemement de coalition elargi a Kigali.Mais
la capitale n'etait tombee que le 4 juillet.
Entre-temps,ce n'etaitpas les combattants
qui avaient le plus subi le conflit, mais
les civils, pris en otage a l'arriere des
lignes gouvemementales et massacres
selon une logique politique et ?ethnique .
C'estcette logique qui, par-delal'immense
emotion declenchee par ce bain de sang,
doit etre examinee de pres.
o UNGENOCIDE
PLANIFIE
ENMILIEU
RURAL
1994)
(AVRIL-JUILLET

Les temoignages sur les tueries se sont
multiplies2:observateursetrangers(notam2. Parmi les reportages les plus precis et les plus lucides,
on peut relever en France ceux parus dans Liberation, L'Humanite, La Croix, Le Figaro et LEvnement du jeudi; dans la
presse etrangere ceux du Guardian en Angleterre, du Spiegel
en Allemagne, du Soir de Bruxelles et de la Libre Belgique.
Une premiere grande enquete systematique a ete menee par
une association londonienne de defense des droits de I'homme,
African Rights, en mai et juin. Son rapport est publie sous le
titre: Rwanda. Death, despair and defiance, Londres, septembre 1994, 742 p. C'est une mine de temoignages varies et
concordants. Voir aussi les recits et les analyses de la jouraliste
belge Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d'un genocide,
Paris, Fayard, 1994, 343 p. et de Francois-Xavier Verschave,
Complicite de genocide? La politique de la France au Rwanda,
Paris, La Decouverte, 1994, 178 p.

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CHRETIEN
JEAN-PIERRE
ment ?humanitaires) a Kigali et en
d'autres points, d'avril a juillet, joumalistes suivant la progression du FPR et
decouvrant les charniers dans l'Est du
pays a partir du milieu d'avril, recits des
rares rescapes rencontres dans les pays
voisins, enfin contact quasi direct avec les
tueurs et leurs victimes dans la zone
humanitairesure., creee par la France au
sud-ouest dans le cadre de l'operation
Turquoise du 22 juin au 21 aout.
La chronologie et la geographie des
massacres sont deja significatives de leur
caractere concerte. Des barrages militaires sont etablis dans les rues de Kigali
des la premiere demi-heure qui suit
l'attentat. A l'aube du 7 avril, alors que
la radio annonce l'evenement et demande
aux gens de rester chez eux, les rafles et
les assassinats commencent: veritable
Saint-Barthelemy de tous ceux, hutu
comme tutsi, qui representaient l'opposition et la logique de paix d'Arusha.Ministres du gouvemement de transition,
magistrats,pretres, journalistes1, militants
democrates des partis MDR, PL et PSD2,
activistes des droits de l'homme, tous
dument fiches sur des listes preetablies,
sont abattus souvent avec le reste de leur
famille. La capitale est quadrillee par la
garde presidentielle, le noyau dur du pouvoir, et par les miliciens du parti MRND.
Le telephone est coupe le lendemain.
Rares sont les opposants qui reussissent
a s'enfuir, a se cacher chez des amis, dans
des hotels plus ou moins controles par la
MINUARou en province.
Maisle matin du 7 avril,les tueries eclatent simultanementen plusieurs points du
pays; a Byumba et Nyundo au nord, a
1. Au total, 46 jouralistes (dont 20 etaient hutu), soit la
moitie de la profession, ont ete elimines (d'apres Reporters
sans frontieres).
2. Respectivement Mouvement democratique republicain,
Parti liberal et Parti social-democrate. Ces sigles recouvrent en
fait des solidarites politico-regionales, incarnees par differents
leaders issus notamment du sud et du centre du pays, hostiles
a la mainmise de la maffia presidentielle implantee au
nord-ouest.

Cyangugu au sud-ouest, en prefecture de
Kibungo a l'est, a Gikongoro au sud. Des
barrages de miliciens surgissent un peu
partout, et notamment aux peripheries,
comme si on voulait empecher les victimes designees de fuir a l'etranger. Tres
vite, il est clair que les tueurs ont pour
cible essentielle la minoritetutsi. Le genocide se generalise a partir de la mi-avril.
Dans les communes epargnees, des groupes de soldats et de miliciens viennent
declencher ce qu'ils appellent le -travail,,,
quitte a eliminer le bourgmestre du lieu
s'il est juge trop mou. La planification de
l'eliminationdes Tutsi et de leurs complices, transparait clairement dans l'action
du gouvernement interimaire.Le Premier
ministre, Jean Kambanda, et le ministre
des Affairesetrangeres,Jerome Bicamumpaka, multiplient en avril les declarations
sur laa resistance populaire , sur la colere
de la population., en s'excusant des rares
16 avrilce gouverement decide de limoger les autorites jugees inactives . Le
19 avril, le president Sindikubwabo en
personne va installera Butareun nouveau
prefet charge de mener l'epuration de
cette region du sud, y donnant ainsi le
signal des tueries. Le ministre de la Jeunessse, Callixte Nzabonimana, fait de
meme a Gitarama, au centre du pays.
Le 16 mai, le president se rend a Kibuye
pour feliciter le prefet de son ceuvre,
c'est-a-direpour l'efficacite des massacres
organises entre le 15 et le 25 avril dans
cette localite des bords du lac Kivu3.
L'identitedes victimes et des bourreaux
revele une situation qui est aux antipodes
d'unesauvagemelee interthnique,,contrairement a ce qu'ont suggere les medias
durant plus d'un mois, en echo inconscient a la propagande de Kigali. Comme
l'ont remarque tres t6t les membres de
3. Voir le temoignage du medecin allemand de l'h6pital de
Kibuye, le docteur Wolfgang Blam, publie dans H. Schiirings
(Hrsg.), Ein Volk terlasst sein Land. Krieg und Volkermord in
Ruanda, Cologne, ISP, 1994, p. 75-89.

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UN " NAZISMETROPICAL, ?

Medecins sans frontieres1 ces massacres
laissent plus de morts que de blesses, car
il s'agit moins d' affrontements, que de
chasses a l'homme, de pogromes en
milieu rural. Les victimes sont essentiellement les Tutsi, par families entieres,
hommes, femmes, enfants, vieillards,
malades, mais aussi des Hutu dissidents
ou simplement secourables. Les premiers
sont reperes au facies, en fonction
d'ideal-types physiques sur lesquels nous
reviendrons, mais surtout grace aux cartes d'identite qui, depuis la colonisation,
mentionnent toujours l'appartenance
ethnique . Ce pays rural a plus de 90 %,
dont l'habitat, malgre la densite demographique (270 habitants au km2 en
moyenne) 2, est disperse (des collines
sans villages), est en fait etroitement
encadre et fiche par une hierarchie
bureaucratique qui descend du president aux prefets et sous-prefets, puis aux
bourgmestres et aux chefs de secteur ou
de colline, tous nommes par le pouvoir
de Kigali3. De ce point de vue, le genocide est decentralise. Mais, depuis decembre 1991, une commission de l'etat-major
rwandais avait prepare, sur les ordres du
president Habyarimana, l'identification
des milieux ennemis,4, parmi lesquels
etaient classes les Tutsi, les Hutu mecon-

mais aussi des cadres techniques qui sont
autant de marqueursde la modemite de
cette politique de mort: des moniteurs
agricoles et des commergants, des directeurs d'ecole, des infirmierset des medecins, des catechistes, voire des pretres. Le
carrierisme, le suivisme ou la passion
raciste anti-tutsi5 conduisent ces notables
locaux a encadreret organiserl'action des
milices de jeunes formees depuis 1992 par
le MRND et par un nouveau parti extremiste appele la CDR(Coalitionde defense
de la Republique). Les miliciens dits interahamwe (les ,solidaires ) circulent avec
des machettes et des gourdins cloutes6,
mais certains ont regu durantl'ete de 1993
une formation militaire avec l'aide de la
garde presidentielle. Depuis la fin de
1992, les ligues des droits de l'homme
denongaient les commandos de la mort
du ,reseau zero, lies a la faction presidentielle, et les agissements des detenteurs d'une ,,carte hirondelle, habilites a
ce titre a enfreindre le couvre-feu7. Les

victimes de 1994 se trouventdonc reduites
a de vaines resistances a coup de pierre,
devant des bandes structurees, beneficiant de complicites officielles plus ou
moins actives et qui, le jourJ, programme
en haut lieu, se retrouvent equipees en
grenades et en kalachnikovs.
Le temoignage, cite plus haut, du doctents , les ?etrangers maries aux femmes
tutsi , ?les peuplades nilo-hamitiques de teur Blam a Kibuye illustre de fagon saila region) et, pour faire bonne mesure, sissante l'implication de l'appareil polimettre en oeuvre ce programme a travers qui est bel et bien un genocide protout le pays.
gramme des Tutsi. Le 12 avril, le teleLes nombreuses situations locales sur phone est coupe, une dizaine de milliers
lesquelles nous avons des temoignages
5. Ces reflexes fonctionnaient deja en 1973: voir Claudine
montrentle role decisif des bourgmestres,
au Rwanda., dans
-Situations
1. Remy Brauman, Devant le mal. Rwanda. Un genocide en
direct, Paris, Arlea, 1994, p. 16.
2. Voir F. Imbs, F. Bart, A. Bart, ?Le Rwanda: les donnees
socio-geographiques , Herodote, 72-73, 1994, p. 246-269.
3. Les jumelages des ONG europeennes avec les autorites
locales ont represente un des leurres dissimulant cet encadrement policier.
4. Ministere de la Defense nationale, Etat-major,G2, Kigali,
21 septembre 1992, 14 feuilles (diffusion du rapport portant la
mention -secret").

Jean-Loup
Vidal,
ethniques
Amselle, Elikia M'Bokolo (dir.), Au cceur de l'ethnie, Paris, La
Decouverte, 1985, p. 167-184.
6. Graves ici et la de la formule Nta mpongano (-pas de
pitie ).
7. Association rwandaise pour la defense des droits de la
personne et des libertes publiques, ADL, Rapport sur les droits
de l'homme au Rwanda, septembre 1991-septembre 1992.,
Kigali, decembre 1992, 353 p. Commission internationale
d'enquete sur les violations des droits de l'homme au Rwanda
depuis le 1er octobre 1990 (FIDH, Paris, etc.), -Rapport final.,
mars 1993, 123 p.

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CHRETIEN
JEAN-PIERRE
de refugies, refoules de la campagne par
des miliciens venus du nord, sont concentres dans le stade de football, a la paroisse
et a l'hopital. Les demeures des Tutsi sont
pillees. Le 15 avril, la moitie des habitants
de deux quartierssont tues, des centaines
de cadavres de femmes et d'enfants tues
a la machette jonchent les classes d'une
ecole. Les 19 et 20 avril, grenades et rafales ouvrent la tuerie des 5000 personnes
entassees sur le stade. Un medecin, responsable regional de la sante, mais aussi
leader des miliciens, explique a son
confrere allemand que ,cette masse
d'opposants et de sympathisants des
rebelles devait etre vue comme un danger
pour la population de la ville.. En quelques jours, presque tous les Tutsi de
Kibuye sont elimines, soit 20 % de la
population locale. C'estdix jours plus tard
seulement que l'enterrement dans des
chamiers est confie aux soins de prisonniers de droit commun. A l'hopital meme,
des gendarmes viennent expliquer que,
d'apres la radio, ?tous les Tutsi doivent
etre extermines, pour achever et venger
des siecles de domination,. Les 22 et
25 avril effectivement, des miliciens viennent tuer a coups de gourdin un tiers du
personnel et plusieurs dizaines de blesses
et decouper a la machette la famille d'un
medecin tutsi. L'epuration se prolongea
durant trois semaines: des fuyards sont
interceptes a la barriere sud de la ville,
geree par un riche commergant, et sont
abattus apres avoir du creuser leur tombe.
A la mi-mai, les fonctionnairessont invites
a aller a leur bureau comme si de rien
n'etait pour toucher la paye du gouvernement interimaire. Tout etait normal.
L'ordreregnait a Kibuye. Quand les militaires frangais de l'operation Turquoise
arriveront dans cette region, a la fin de
juin, ils seront d'abord etonnes du calme
qui y regnait et de lamabilite de l'accueil,
avant de retrouverdes rescapes, veritables
loques humaines qui avaient passe des
semaines caches dans des trous.

Parlera-t-onencore de barbarie primitive"? Le caractere methodique et quasi
bureaucratiquede ce grand nettoyage est
le trait le plus frappant. Le mot d'ordre
de ce ,travail, (akazi) est
(gutsembatsemba).Les sequences se repetent de maniere lancinante dans les temoignages. Les miliciens font fuir leurs victimes vers des refuges supposes (eglises,
dispensaires, ecoles), puis encerclent ces
lieux devenus des abattoirs. Les militaires
y jettent des gaz lacrymogenes, des grenades a fragmentation, et tirent pour briser toute resistance, puis y penetrent pour
deloger les refugies a la fois terrorises et
resignes. Les miliciens attendent aux sorties avec leurs machettes, leurs lances et
leurs gourdins. Ils reviennent inspecter les
tas de cadavres le lendemain matin pour
achever les blesses et detrousser les
morts. Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi massacrees en quelques
jours: 20000 a la paroisse de Cyahindaet
35 a 40000 a Karama (en prefecture de
Butare). A Ntarama,a Nyamata, a Rukara,
a Zaza (a l'Est de Kigali), on a pu voir en
mai 1994 des milliers de corps joncher le
sol a cote d'habits, de photos et de cartes
d'identite (les etoiles jaunes du regime).

Les blessuresont ete portees a la tete, au

cou, aux chevilles, aux bras. Souvent, les
corps ont ete precipites par bennes entieres dans des charniers. Mais certains ont
du creuser leurs tombes, d'autres ont ete
jetes vivants, mains liees, dans des fosses
d'aisance, d'autres enfin ont ete amenes
jusqu'aux rivieres de la frontiere, abattus
sur les bords des maraiset precipites dans
les cours d'eau. On nous a montre ces
milliers de cadavres rejetes par la Kagera
jusqu'au lac Victoria. Dans certains cas,
sont entretenus des sortes de camps de
la mort lente, abritantdes otages utiles a
divers marchandages. A Kigali, a l'eglise
de la Sainte-Famille,geree par un pretre
complice des miliciens, au stade de Cyangugu ou dans les batiments du centre
catholique de Kabgayi, veritable Vatican
7)'-

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du Rwanda tombe sous le controle des
tueurs, l'ecremage est progressif: dix ou
vingt personnes sont emmenees et executees chaque jour, ou episodiquement
selon le bon plaisir des miliciens ou de
l'autorite administrative du lieu 1.
Le genocide revele une double obsession d'elimination de l'ennemi interieur et
de negation de son humanite. La cruaute
qui va jusqu'a decapiter des bebes en presence de leur mere 2 ou a laisser crever a
petit feu dans les marais des gens prealablement lies et haches de coups de
machettes, a laisser des orphelins hurler
sur le cadavre de leurs parents ou a
emmener des filles pour les violer quotidiennement, a forcer un homme a tuer
son frere ou sa femme, traduit une volonte
diabolique d'humilier des etres dans leur
chair et dans leur ame. L'elimination la
plus recherchee est celle des intellectuels,
hommes ou femmes, le merite devant
revenir d'abord a la bonne race. Un tiers
des etudiants du campus de Butare ont
ete assassines. Avant d'etre tues, les Tutsi
doivent reconnaitre qu'ils ne sont pas des
Rwandais, a peine des hommes, seulement des rats , des serpents , des cafards.. Au sud de Butare, un policier fait
chanter par des Tutsi arretes ?Nous haissons le Rwanda . Plus loin, un bourgmestre fait arbitrairement liberer des gens,
invites a le remercier publiquement avant
d'enjamber les cadavres qui les entourent.
Les rescapes du genocide sont des miracules, dont le traumatisme reste encore
aujourd'hui insondable. Les silences sont
souvent plus eloquents que les phrases
dans leurs temoignages.
1. Voir le ?Rapport d'enquete sur les violations massives des
Droits de l'homme commises au Rwanda a partir du 6 avril
1994., 6tabli pour la ville de Kigali, premiere phase des travaux
de la Commission d'enquete du CLADHO-Kanyarwanda,Kigali,
10 decembre 1994. 1 s'agit du Collectif des ligues et associations
de defense des droits de l'homme du Rwanda, preside par le
procureur Francois-Xavier Nsanzuwera.
2. Le lecteur est pri6 d'excuser l'horreur de ces evocations.
Mais elles sont attestees par de nombreux temoignages precis
et fiables. Ces realites ne sont helas pas des details, si l'on veut
definir ce que le Rwanda a vecu.

O UNEPROPAGANDE
FONDEE
SURLAHAINERACIALE
(1990-1994)
La deshumanisation touche aussi les
bourreaux, en particulier les dizaines de
milliers de jeunes gens desoeuvres, transformes en assassins ou en complices des
tueries. La culpabilite collective sourde ou
la bonne conscience affichee aujourd'hui
chez les refugies du Zaire offrent certes
une issue confortable pour les responsables du genocide fondus dans -la population (sous-entendu hutu). Mais cette
logique -communautaire pose aussi la
question de l'adhesion populaire qui a
rendu possible ce genocide decentralise.
Au Rwanda tout particulierement, ou tant
de gens ont tue leurs concitoyens, voire
leurs voisins, l'ardeur des militants de
base, les initiatives locales accompagnant
et facilitant les mots d'ordre venus de plus
haut, demandent des explications plus
serieuses que les slogans pseudo-ethnographiques sur le reveil d'une sauvagerie
ancestrale ou les invocations pieuses
contre la mechancete humaine. Jamais
cette ancienne societe africaine n'avait ete
dechiree par une telle violence, jamais
Hutu et Tutsi ne s'etaient traites de la sorte
avant l'Independance.
Le genocide n'opere pas, comme le suggerent certains, une sorte de clarification
dans la douleur d'un clivage ethnique trop
meconnu3. Il est l'aboutissement d'une
option ideologique bien precise et la
reussite d'une propagande coherente et
habile. Expliquer le genocide rwandais
par des haines traditionnelles reviendrait a expliquer Auschwitz par une lutte
interethnique, entre Aryens et Semites .
Trop d'amateurs font en Afrique de l'histoire a bon compte, oui le passe est convoque en vrac et relu de maniere anachronique pour justifier n'importe quoi. Avant
de reflechir sur la trajectoire complexe qui
a abouti a la definition modeme de
3. Voir P. Ery,
256 p.

Rwanda 1994, Paris, L'Harmattan, 1994,

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JEAN-PIERRECHRETIEN

l'ethnicite dans ce pays, il faut d'abord
apprecier le contenu a proprement parler
raciste de la propagande qui y a sevi dans
les annees 1990 et en mesurer l'impact.
La liberte d'expression peu a peu
acceptee par le regime a ete aussitot
exploitee et devoyee par la faction presidentielle. Celle-ci inspire et finance le lancement d'une presse puis d'une radio,
dont l'objectifest de mobiliser la majorite

cinante et suggestive des bains de sang,
dessins grossiers et violents a l'appui,
comparables au style de la presse fasciste
des annees 1930.
En avril 1993, est creee une radio ,libre,, la Radio-television libre des mille
collines (RTLM),oCuon retrouve les journalistes de la presse raciste et, l'arriereplan, parmi les actionnaires,des membres
eminents de la ,maison, presidentielle.Le
hutu? contre ses ennemis de l'exterieur
promoteur de l'operation est un historien,
et de l'interieur.Sur la trentaine de petits FerdinandNahimana, ancien directeur de
joumaux d'opinion paraissant des 1991, l'Office rwandais d'information, demis
six au moins appartiennent a cette mou- pour sa responsabilte dans une campagne
vance. Leurmodele est le bimensuel Kan- de fausses nouvelles qui, en mars 1992,
gura (Reveil!), cree en mai 1990 par un avait declenche des pogromes au sud-est
ancien convoyeur de bus, homme de de Kigali. La RTLMqui fonctionne durant
paille de l'akazu. Jusqu'en mars 19941, il un an, de juillet 1993 a juillet 1994, a ete
s'affiche comme ,la voix qui cherche a le fleuron de l'exploitation de la liberte
reveiller et guider le peuple majoritaire,. de la presse au profit d'une propagande
II denonce a longueur de pages les officieuse totalitaire.Faite par des profesinyenzi et les ibyitso(les cafards, et leurs sionnels3, elle a ete pensee comme un
"complices ), c'est-a-dire les Tutsi et les outil de communication populaire et
democrates hutu. Il s'illustreen decembre interactive beaucoup plus efficace que
1990 en publiant un cience des Bahutu ... contre les Batutsi analphabete. Durant les massacres, les
assoiffes de sang 2 suivi de dix comman- animateurs etablissent un dialogue quasi
dements du Hutu,, veritable charte d'un permanent avec les miliciens qui tienapartheid racial, les relations amoureuses nent les barrieres: slogans racistes,
autant que les relations d'affaires etant denonciations, appels a la vigilance et
interdites avec les personnes de l'autre meme plaisanteries popularisent un veri,ethnie . Le sexe et l'argentsont au coeur table breviaire de la haine, dont l'applide cette propagande raciste, ici comme cation est immediate.
ailleurs. Au debut de 1991, un parlemenL'integrismeethnique ainsi vehicule est
taire beige qualifie d' hitlerienne, la pro- un authentique racisme. La priorite des
pagande de ce journal et la Commission identites hutu et tutsi sur l'appartenance
interationale des juristes de Geneve a une nation est sans cesse rappelee, les
denonce cet appel a la haine raciale . efforts de certains pour modifier ou disL'integrisme ethnique s'accompagne de simuler leur identite sont decrits comme
,propheties qui evoquent de fagon lan- une trahison a 1',, gard du sang . Ces
1. 59 numeros parus, sans compter quelques magazines dits
?intemationaux . II reparait a Goma depuis septembre 1994!
I1a souvent devance les politiques proprement dits, tout comme
le Volkische Beobachter a en fait precede le parti dont il allait
devenir l'organe dans l'appel a la haine des juifs.
2. Le prefixe ba-(Ba-hutu, etc.) est la marque du pluriel en
kirundi pour cette classe de substantifs. Voir Jean-Pierre Chretien, . "Presse libre" et propagande raciste au Rwanda. Kangura
et "les 10 commandements du Hutu", Politique africaine,
juin 1991, p. 109-120.

3. Notamment son redacteur en chef, Gaspard Gahigi, ancien
directeur de la radio nationale et correspondant de I'AFP,ou
Kantano Habimana, ancien chroniqueur sportif, dont le brio
fascinait meme ses ennemis. Voir Reporters sans frontieres,
Rwanda: medias de la haine ou presse democratique. Rapport
de mission, 16-24 septembre 1994. (par R. Menard, J.-F. Dupaquier et J.-P. Chr6tien), Paris, 120 p., multigr. et Les medias de
la haine, ouvrage collectif, Paris, La Decouverte, avril 1995.
Nous disposons d'une collection exhaustive d'enregistrements
des emissions de cette radio.

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UN ? NAZISMETROPICAL. ?

ethnies , faute de reelles differences
culturelles, sont traitees sur un mode
socio-racial qui permet le double langage
et les allusions meurtrierescodees: ?peuple majoritaire. (rubanda nyamwinshi)
des -fils des defricheurs.(Bene Sebabinzi),
face a l'infiltration des "cafards.ou des
?feodaux.. Ce discours ne recherche pas
les voies d'une cohabitation pacifique
mais l'entretien des discriminations, voire
l'eliminationdefinitive des serpents ?tutsi
qui ne songeraient qu'a dominer ou eliminer les Hutu. Selon cette propagande,
un -plan de domination tutsi sur la region
des grands lacs et de .colonisation de
l'Afrique centrale aurait ete ?trouve en
1962 et serait reactive par le .complot
himaa machiaveliquement monte par le
president ougandais Museveni, allie a ses
freres de race du Rwandaet du Burundi1.
Le procede est tres proche de la confection des .Protocoles des sages de Sion,
sous d'autres cieux. Le -travail, de l'extermination est donc justifie en termes
d'autodefense. Le 10 mai 1994, la RTLM
peut predire que .lorsque les dirigeants
des cafards enverront leurs troupes a
Kigali,celles-ci ne trouverontaucun inkotanyi (bagarreur)2 dans la ville pour les
y accueillir.. Et le 2 juillet encore, l'animateur Kantano Habimanavaticine: ,Ces
gens sont des Ante-Christ,c'est une race
de gens tres mauvais. Je ne sais pas
comment Dieu va nous aider a les exterminer... Cette race est bizarre.Mais continuons a les exterminer, pour que nos
petits-enfants n'entendent plus parler
d'inkotanyi. Venez, chers amis, felicitonsnous! (il chante ce passage) Les inkotanyi
ont ete extermines. Venez chers amis, felicitons-nous, Dieu est juste!
1. Museveni est issu du sous-groupe hima de l'ethnie des
Banyankole, mais se distingue surtout par une id6ologie nationalitaire anti-ethniste, qui a inspire la fin de la guerre civile
ougandaise. Le fameux . plan ?a 6et pris au s6rieux par certains
services franqais qui l'ont associe a l'image des. Khmers noirs.
appliquee au FPR!
2. Ce terme d6signe les maquisards du FPR, mais, comme
le terme .cafard., il s'applique dans ce contexte a tous les
Tutsi.

En fait, des novembre 1992, un des
dignitaires du MRND,le professeur Leon
Mugesera, avait, dans un discours prononce en prefecture de Gisenyi, prophetise selon la meme veine 3: Tout element
etrangera la cellule doit etre note; si c'est
un complice des cafards, il doit y perir
sans autre forme de proces. Je disais dernierement a un soi-disant militant du PL
(un Tutsi) que la faute que nous avons
faite en 59... c'est que nous vous avons

laisse sortir sains et saufs. Et puis je lui
ai demande s'il n'a pas entendu la recente
histoire des Falasha qui sont rentres chez
eux en Israel partant d'Ethiopie ... et moi

de repartir:"Tudois etre sourd et illettre,
moi je t'apprends que votre pays c'est
l'Ethiopie, et nous allons vous expedier
sous peu via Nyabarongo (riviere affluent
de la Kagera) en voyage express". Voila.
Je vous repete donc que nous devons vite
nous mettre au travail..
Depuis 1991, ce genre de discours,
relaye par la presse extremiste, liee au
regime, et dont les slogans ont accompagne une serie de pogromes provoques
dans differentes communes, articule la
chronique d'un genocide annonce.
O UN ETHNISME PARTICULIER
L' OFFICIALISATIOND' UN CLIVAGE

SOCIO-RACIAL
(1959-1994)

La logique du genocide n'est pas nee
en un jour, ni meme en quatre ans. Elle
a represente le paroxysme de ce qu'on
pourraitappeler une ideologie rwandaise,
a savoir l'ethnisation d'un vieux clivage
social, avec des references typiquement
racistes. Sous la colonisation, les anciennes categories hutu et tutsi, hereditaires
en voie patrilineaire, associees respectivement (avec beaucoup de nuances) a
l'agricultureet au pastoralisme, sont assi3. Discours prononce a Kibaya le 22 novembre 1992, texte
traduit du kinyarwanda. Ce linguiste, actuellement en exil au
Canada, a ete inculpe par la justice de ce pays. Sur les pogromes
de 1991-1993, voir les rapports de Ligues des droits de I'homme
mentionn6s plus haut.

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CHRETIEN
JEAN-PIERRE
milees a deux couches de peuplement,
racialement differentes, des ,negres bantous et des ?Hamites venus d'Ethiopie,
les premiers censes avoir tous ete des
serfs, et les seconds tous des aristocrates.

tisme ethnique, on a pu aboutir a un veritable ,nazisme tropical,.
Une confusion socio-raciale structurelle
etait en fait au coeur du systeme. Faute
de clivage reellement culturel ou geograLes calculs administratifs, fondant le privi- phique, la qualite de hutu etait valorisee
lege tutsi, les hypotheses ethno-bibliques sur le double registre de l'autochtonie
des missionnaires et la raciologie africa- supposee (contrastant avec le caractere
niste de l'epoque constituent les bases d'une sorte de bio-ethnisme scientifique a priori ?populaire? de cette majorite de
officiel, dans la tradition gobinienne et naissance (les Tutsi etant ad aeternum
dans l'airdu temps au debut du 20e siecle. definis globalement comme ,feodaux.).
En 1948 encore, un administrateurbeige Le volet "ethnique permettaitd'entretenir
ecrivait dans un bulletin rwandais: ,De les passions, le volet ,social permettait
race caucasique aussi bien que les Semites de les justifier et de les nourrir sous un
et les Indo-Europeens, les peuples hami- argumentaireapparemment modeme. On
tiques n'ont a l'origine rien de commun a vu comment ce double langage a fonctionne dans la propagande preparatoire
avec les negres 1.
La revolution sociale de 1959-1961 a au genocide de 1994. Il permettaitde faire
aboli l'injustice en place, mais sans en de la minorite tutsi une reserve permaremettre en cause l'ideologie. Pendant nente de boucs emissaires, otages du
longtemps, le christianisme social qui regime hutu en cas de difficulte. Le 8 mai
l'inspiraita fait bon menage avec une lec- 1960, le comite national du parti Parmeture raciale, comme si celle-ci allaitde soi hutu, artisande la revolution, proclamait:
Le Ruandaest le pays des Bahutu(Bantu)
en Afrique2. Le clivage dit ethnique a ete
maintenu sur les papiers d'identite. Un et de tous ceux, blancs ou noirs,tutsi,europrovenances,quise debarassysteme de quotas dans les recrutements peensou d'autres
cantonne -la minorite6. Une propagande seront des visees feodo-colonialistes 3.
lancinante entretient dans la population Les Tutsi sont devenus des lors des etranun authentique integrisme ethniste, beni gers dans leur propre pays. Et en 1994,
par un populisme chretien. L'Eglisecatho- un paysan hutu, temoignant pour
lique, les Peres blancs, les chretiens-so- l'enquete d'African Rights raconte sponciaux belges et tout un reseau d'ONG tanement: -On me demanda ma carte
(organisations non gouvernementales) d'identite et je leur repondis que j'etais
liees a cette mouvance politico-confes- hutu et donc un citoyen de plein droit de
sionnelle ont appuye sans defaillance le ce pays 4. Des massacres et des vagues
regime jusqu'a aujourd'hui. 11 reste a successives d'exiles, en 1959-1961, en
comprendre comment, de ce corpora- 1964, en 1973 ont rythme cette logique
d'exclusion.
1. M. Piron, ?Les migrations hamitiques , Servir, (Bulletin
Il est significatif que la propagande de
des anciens 61eves du groupe scolaire d'Astrida), 6, 1948,
1994
s'appuie sans cesse sur les references
Hutu et Tutsi au Rwanda
p. 280-283. VoirJean-Pierre Chr6tien,
et au Burundi,, dans Jean-Loup Amselle, Elikia M'Bokolo (dir.),
Au cceur de l'etbnie, op. cit., p. 129-165. Sur la cristallisation
d'un modele racial bantou a partir d'une notion linguistique,
voir Jean-Pierre Chretien, ?Les Bantous, de la philologie allemande a l'authenticite africaine. Un mythe racial contemporain., Vingtieme siecle. Revue d'histoire, 8, octobre-decembre
1985, p. 43-66.
2. Cette derive etonnante, qui a conduit jusqu'a une veritable
complicite de l'Intemationale democrate-chretienne avec les
promoteurs du g6nocide de 1994, m6riterait une autre etude.

3. Cite par F. Nkundabagenzi, Rwanda politique, Bruxelles,
Dossiers du CRISP,1962, p. 35-36. Voir aussi Jean-Pierre Chretien, Joseph Gahama, -Les options d'une independance sous
tutelle au Rwanda et au Burundi: nationalismes ou r6volutions
internes, dans Institut d'histoire du temps present, Decolonisations comparees, Paris, 1995 (sous presse).
4. Enquete de l'African Rights, citee, p. 306 (interview realis6e a Gitarama le 11 juin 1994).

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UN ? NAZISMETROPICAL. ?

fondatrices du regime, sur la ?conscientisation. hutu nee de la revolution de 1959.
L'obsession ethnique, entretenue durant
trente ans, notamment dans la classe instruite, pouvait a la fois rendre compte de
toutes les frustrations,dans une ambiance
culturelle etriquee, et fonder a bon
compte les discours les plus extremistes,
censes representer par excellence les
droits de -la majorite 1. Politiquement, le
drapeau de l'ethnisme permettait de disqualifier toute dissidence et meme toute
contestation sociale au sens propre du
terme. C'estce dont le regime du dictateur
Habyarimanaa joue avec une virulence
croissante a partirde 1990, tant a l'egard
du FPRque de son opposition interieure2.
La guerre civile a facilite la montee en
puissance des courants les plus ouvertement extremistes, mais le catechisme
racial etait pret. Le plus etonnant dans la
rhetorique des protagonistes de la cause
hutu, c'est le recours incessant a la victimisation, comme si le peuple majoritaire , par une alienation morbide, devait

a priori redouter hereditairement la malignite tutsi. En 1992, Kangura invite ?tous
les Hutu du monde. a se ?redecouvrir
en tant qu' ethnie importante du groupe
bantou et a se mefier des .traitresSface
a ?une minorite orgueilleuse et sanguinaire qui se meut, ecrit le journal, entre
vous pour vous diluer, vous diviser, vous
dominer et vous massacrers. ,Les Tutsi,
ajoute-t-il, possedent un code francmaqonnique qui leur permet de se reconnaitre.

La frequence du recours a une rhetorique chretienne (on l'a vu plus haut) pour
denoncer cette engeance diabolique, infiltree au sein des ,vrais Rwandais , traduit

une remarquablecontinuite de la culture
raciale modeme telle qu'elle a ete implan1. Voir Claudine Vidal, Sociologie des passions, Paris, Karthala, 1991, p. 19-44. Ce fantasme a conduit le r6gime a sa
perte, en mobilisant la diaspora tutsi, d6sesperee de ne jamais
rentrer dans son pays d'une maniere pacifique.
2. Voir Jean-Pierre Chretien, La crise politique rwandaise ,
Gentve-Afrique, 2, 1992, p. 121-140.

tee dans ce pays. Les Peres Blancs, en
particulier, n'avaient-ils pas, durant plus
d'un demi-siecle, exprime le melange de
fascination et de repulsion que leur inspiraient les Tutsi, ces .juifs de l'Afrique.,

ces ?Abyssinsmonophysites., porteurs de
l'idee du Dieu unique, mais qui auraient
oublie leur culture d'origine sous l'equateur, ces feodaux gagnes par le nationalisme et le communisme3? Tout se passe
comme si les images de l'antisemitisme
du debut du 20e siecle avaient ete projetees sur un groupe est-africain suppose
d'origine orientale et identifie comme hamito-semitique.
La crise rwandaise a ete clairement
identifiee comme un genocide par le
Conseil de securite des Nations Unies,
dans le droit fil des principes elabores
depuis Nuremberg, notamment de la
convention sur le genocide adoptee par
l'assemblee generale de l'ONU le 9
decembre 1948. Le rapport des trois juristes africains designes comme experts en
juillet 1994 conclut au caractere systematique et planifie du massacre des Tutsi4.
La part d'analogie entre la solution finale
nazi et le genocide rwandais tient surtout,
selon nous, a la similitude des references
ideologiques: dans chaque cas, une
societe est reduite a des parametres
raciaux et les classements invoques
(Aryens, Semites, Hamites, Bantous...)
sont le produit d'une meme anthropolo3. Voir A. Pages, Un royaume hamite au centre de l'Afrique,
Bruxelles, 1933, p. 8; L.Classe (futur eveque du Rwanda) parle
en 1902 de ces. Batousi. qui ont quelque chose du type aryen
et du type s6mitique (sic) (Missions d'Afrique des Peres blancs,
septembre 1902, p. 385). En 1959, dans son mandement de
careme, Monseigneur Andre Perraudin, eveque de Kabgayi
depuis 1955, traite, sous un jour social, des differences de
races entre Ruandais.. Aujourd'hui, les tenants les plus actifs
d'un ?r6visionnisme * au present concernant le g6nocide rwandais se referent toujours de facon insidieuse au modele
socio-racial qui a pourtant conduit au massacre, et se retrouvent
encore pour l'essentiel dans la mouvance de certains milieux
catholiques, nostalgiques de l'ancien regime.
4. Office des Nations Unies a Geneve, Rapport final de la
Commission d'experts independants present6 conformement a
la resolution 935 (1994) du Conseil de s6curit6, sur les violations
graves du droit international humanitaire au Rwanda,
25 novembre 1994, 29 p.

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JEAN-PIERRE CHRETIEN

gie, nee a la fin du 19e siecle. Avant la
Shoah, l'argumentaire de l'antisemitisme
contemporain, a la fois economique et
biologique, circulait en Europe avec la
meme banalite que l'argumentairesocioracial relatif au couple Hamites-Bantous
au Rwanda avant 1994. Or une obsession
raciste du meme type a debouche sur des
horreurs analogues.
D'ores et deja, sur le plan methodologique, nous retrouvons a propos de la
question rwandaise les memes types de
debats suscites par la -question nazie,1.
S'agirait-ild'un trait culturel de la region
des grands lacs, equivalent ,bantou, de
l'ame germanique? Ou bien les tueries
s'expliquent-elles rationnellement par des
frustrationssociales de temps de crise, la
demographie et grande depression des annees 1930 et les
impasses economiques gerees par les
,ajustements structurels, se faisant echo?
Dans les deux cas, culturalisme et sociologisme se presentent pour tout interpreter.
L'engrenagehistorique complexe qui, a
partir d'heritages internes ou externes
divers, a conduit de maniere apparemment irresistible (.normalk, disent certains) au genocide de l'ete 1994, n'apporte
pas en lui-meme de reponse toute faite,
issue du passe. Maissa reconstitutionaide
a articuler les situations et les responsabilites successives, et par consequent a
mettre en cause l'invocation stereotypee
1. Voir Pierre Aygoberry, La question nazie. Les interpretations du national-socialisme, 1922-1975, Paris, Le Seuil, 1979,
317 p.

des heritages ancestraux, si fascinante
dans les opinions populaires et si pratiques pour les propagandes. De ce point
de vue, le refus de l'analyse historique au
profit d'une lecture au premier degre du
discours des acteurs est une mystification.
Autant aurait-il valu en 1938 enregistrer
sans distance le recit des frustrationsd'un
chomeur allemand et du mal que lui
avaient fait les juifs, sans s'interrogersur
la construction et la diffusion de l'ideologie qui l'amenait a interpreter ainsi la
situation qu'il vivait2. En Afrique comme
en Europe, l'historiense trouve confronte
aux reponses preetablies, celles du legendaire bute des fanatismes, pret a tout justifier, et/ou celles de l'expertise froide des
grands equilibres mondiaux, prompte a
tout banaliser, en lieu et place des interrogations suscitees par les situations extremes. En Allemagne dans les annes 1930,
comme au Rwanda dans les annees 1990,
le respect de la dimension tragique d'un
genocide n'est pas un detail et il suscite
un meme type de questionnement historique.
2. Exemple de recusation de l'histoire et de relativisme epistemologique au nom de la priorit6 des -sciences sociales de
terrain chez A. Guichaoua, . Un lourd passe, un present dramatique, un avenir des plus sombres., dans A. Guichaoua
(dir.), Les crises politiques au Burundi et au Rwanda (19931994), Lille, USTL, 1995, p. 19.

Jean-PierreChretien est directeur de recherche au
CNRSet l'auteur de Burundi. L'histoireretrouv6e,
Paris, Karthala, 1993. Ilpoursuitses recherchessur
la region des grands lacs (Afrique orientale).

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