Fiche du document numéro 26134

Num
26134
Date
1968
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1757490
Pages
49
Titre
Le passage de l'expédition d'Oscar Baumann au Burundi (septembre-octobre 1892)
Nom cité
Lieu cité
Cote
Cahiers d'Études Africaines, Vol. 8, Cahier 29 (1968), pp. 48-95
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
EHESS

Le passage de l'expédition d'Oscar Baumann au Burundi (septembre-octobre 1892)
Author(s): Jean-Pierre Chrétien
Source: Cahiers d'Études Africaines, Vol. 8, Cahier 29 (1968), pp. 48-95
Published by: EHESS
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Accessed: 13/07/2013 07:12
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CHRETIEN
JEAN-PIERRE
AgcoleNormale Sup6rieure du Burundi.

Le passage de 1'expedition d'Oscar Baumann
au Burundi
(septembre-octobre 1892)

Entre le 5 septembre et le ii octobre I892, le voyageur autrichien
Oscar Baumann, qui arrive des bords du lac Victoria et qui doit se
rendre 'a Tabora, fait un d6tour 'a travers le Burundi jusqu'a la rive

septentrionale du lac Tanganyika. Cet aller et retour tres rapide lui
permet de d6couvrir certaines r6gions du nord et du sud du pays, et
il peut se glorifier d'avoir 6t6 le premier Europ6en a avoir pen6tr6 ce
pays. L'&v6nementpeut etre consid&r6comme ((historique))au Burundi
et faire partie de la chroniquenationale. Baumann a laiss6 par ailleurs
un ouvrage relatant son exp6dition et ses resultats, qui fut publi6
des 1894 a Berlin sous le titre: Durch Massailand zur Nilquelle. Les
r6cits des explorateurs ont souvent un ton quelque peu romanesque,
destine, en leur temps, a piquer la curiosit6 des lecteurs europeens
int6ress6spar le ((continent myst6rieux ))et par les realit6s coloniales.
Mais notre propos n'est pas non plus de pr6senter un r6cit qui fut
connu surtout du public allemand.
Cette exp6dition, a l'instar des autres voyages de ce type de la
deuxieme moiti6 du xixe siecle, pose, en effet, une serie de problemes
qui illustrent la nature des premiers rapports nou6s entre l'Europe
conquerante et les soci6tes africaines. Or il s'agit cette fois d'une
exp6dition tardive (les ((grands voyages ))sont des ann6es 50-70) qui
se d6roule au moment oiule partage colonial est largement avanc6, et
dans un pays qui avait gard6, malgr6 tout, la reputation d'une contr6e
inabordable, et 6tait en effet rest6 (( intact >)jusqu'a cette extreme
fin du siecle. Le contraste presente donc dans ce cas un aspect caricatural, ou exemplaire si l'on veut, qui merite d'etre analys6. Nous
envisagerons successivement trois points de vue:

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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Celui des acteurs de la colonisation a la fin du XIXe siecle
leurs idees sur 1'((Urundi ))et les mobiles qui ont abouti a cette prerniere
travers6ede I892;
Celuide Baumann lui-meme, l'explorateurd'une terraincognita,
et les le9ons qu'il tire de son voyage a l'usage d'une future colonisation;
Celuides Barundi eux-memes enfin, d'apresce que nous connaissons maintenant de leur pays et d'apres les souvenirs que certains ont
pu garderde cette 6poque. Le caractererelativement recent de 1'6v6nement (75 ans) permet, en effet, de recourir a la m6moire des anciens
et a leurs r6cits.
(( L'homme est pour ainsi dire tout entier dans les langes de son
berceau )), ecrit Tocqueville au chapitre ii de De la democratie en
Amerique.Certestoute l'evolution contemporainede ce pays d'Afrique
orientale n'a pas dependu d'un 6v6nement qui a finalement laisse
peu de traces. Mais le premier contact est tres r6v6lateur des ambiguit6s qui ont marque la decouverte r6ciproque des repr6sentants
de deux (( univers )): celui de la colonisation allemande, de l'Europe
industrielle, et ceux des collines du Burundi, de l'Afrique traditionnelle.

I.

L' ((URUNDI))POURLESMILIEUXCOLONIAUX
CE QUEREPRESENTE

-

VERS I890

L'actuel Burundi, appele Urundi (d'apresle swahili) par les explorateurs du XIXe siecle, forme un ensemble homogene sur le plan
naturel et humain qu'il convient de rappeler. II coincide avec le
massif montagneux qui domine le nord-est du lac Tanganyika. II est
d6limit6 par une serie de cours d'eau qui font figure de frontieres
naturelles avec le Congo au nord-ouest (la Rusizi), le Rwanda au nord
(la Kanyaru), et la Tanzanie a l'est (en gros, le cours infdrieurde la
Ruvubu, la Rumpungwe et la Malagarazi). II est form6 d'une s6rie
de quatre r6gions naturelles d6finies par leur altitude, leur relief et
leur cimat, successivement d'ouest en est:
-La
plaine de la Rusizi et des bords du lac Tanganyika, une
r6gion basse (en dessous de

i 000

m), chaude et relativement seche

l'Imbo ;
La crete Congo-Nil et les massifs du Sud: une r6gion 6lev6e
(a plus de 2 000 m), escarpee, fraiche et humide, couverte de forets
et de prairies de montagne: le Mugamba et, au sud, le Bututsi;
Des plateaux centraux (entre I 500 m et 2 000 m) formes d'un
-

moutonnement de collines s6par6espar des vall6es a la pente irrdguliere
et dont les fonds plats sont occup6s par des marais de papyrus ou des
m6andres: le Kirimiro au centre, le Buyenzi et le Bweru au nord;
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JEAN-PIERRE

50
-

CHRETIEN

Des r6gions d6prim6es a l'est (a'moins de

I

500 m), plus chaudes

et moins humides que le centre, avec des savanes 6voquant d6ja celles
de l'actuelle Tanzanie et ofules vall6es sont occup6es par de grands
mar6cages ou par des lacs: le Bugesera au nord-est, le Buyogoma et
surtout le Kumoso a l'est'.
Ce bassin montagneux, d6bouchant sur une plaine d'effondrement
qui est plus une impasse qu'une voie de passage, se trouve, par ailleurs,
abriter une population dont les traditions, les usages et la langue sont
communs. II y a une ralit6 ((kirundi )), qui d6borde d'ailleurs sensiblement vers l'est les frontieres indiqu6es ci-dessus.
i.

Au pays des ((Monts de la Lune ))?

Le relief du pays et le particularisme farouche de ses habitants
expliquent sans doute l'aur6ole l6gendaire qui l'entoure aux yeux des
premiers explorateurs venus dans les r6gions situ6es entre le lac
Victoria et le lac Tanganyika. Il suffit de lire les paragraphes qui lui
sont consacr6s par Burton ou par Stanley. En i858 Burton, arriv6
avec Speke sur la rive orientale du lac Tanganyika, fait une excursion
vers le nord jusque dans la region d'Uvira. Le Burundi lui apparait
au loin, sous l'aspect d'une ligne de montagnes. I1 en parle en ces
termes:
(( Le royaume d'Ouroundi, situe au nord de l'Oujiji, a un developpement
de c6tes d'environ cinquante milles; c'est une langue de terre plate, d'une
fertilit6 excessive, domin6e, 'a peu de distance, par une ligne de montagnes
enveloppees de verdure. Le sol s'eleve a partir de la greve, se dirige vers le
nord-est, et arrive a son point culminant dans le massif equatorial de Highlands,
qui sous le nom de Karagouah, prolonge & l'ouest les Monts de la Lune. La
r6sidence du mouami (chef principal) est situ6e pres de l'origine du Kitangour6,
Kitangoule, ou riviere du Karagouah, dont la source est au nord-est, i six jours
de marche du Tanganyika (environ soixante milles). D'apres les Arabes, 1'etablissement de Mouezi, le mouami actuel, est d'une grande 6tendue; les cases en
sont construites en rotin et les lions abondent aux alentours.
Le gouvernement de l'Ouroundi est monarchique dans toute l'acception
du mot, particularit6 qui distingue cette province de toutes celles qui l'environnent. Son mouami peut, dit-on, r6unir presque imm6diatement un nombre
consid6rable de guerriers qui font la terreur de ses voisins r.

On notera le caractere flou des indications g6ographiques concer-

nant la r6gion situ6e a l'est de la crete, le centre du Burundi 6tant
i. Sur la g6ographie du Burundi, cf. M. LARNAUDE, ((Un haut pays d'Afrique,
le Rouanda-Ouroundi )), Revue de Geographie Alpine, 1950, pp. 443-473; et
J.-P. CHRtTIEN et J.-L. COIFARD, ((Le Burundi )), Notes et Ettudes Documentaires, 3364, f6vrier I967.
2. BURTON, Voyages aux Grands Lacs de l'Afrique orientale, Paris, I862,
PP- 478-479.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

5I

confondu avec le Karagwe et la residence du mwami 6tant situ6e
pres de l'une des sources de la Kagera (Kitangoule). On notera aussi
la r6sistance des indigenes 'a toute pen6tration 6trangere, le respect
qu'ils inspirent alors aux Arabes, informateursde Burton. On retrouve
enfin 1'expression (( Monts de la Lune ), tiree des affirmations de
Ptol6m6e sur les sources du Nil et remise au goiut du jour par la
d6couverte de l'Unyamwezi, le terme de mwezi d6signant la lune.
Les rumeurs selon lesquelles 1' ((Urundi )) etait gouvern6 par un roi
nomm6 Mwezi d6placerent vers l'ouest la recherche des (( Monts de
la Lune )), d'autant plus que les d6couvertes de Speke, de Baker et
de Stanley au cours des vingt annees suivantes firent la lumiere sur le
role des GrandsLacs dans I'alimentationdu Nil Blanc, mais laisserent
dans l'ombre le r6seau des cours d'eau affluents du lac Victoria et
issus precisement des hautes montagnes du Rwanda et du Burundi.
Stanley, qui avait constate des I87I en compagnie de Livingstone que
la Rusizi ne coulait pas vers le nord, mais se jetait dans le lac Tanganyika, essaya en I876 de d6couvrir la source de la Kagera. Mais
l'hostilit6 des Banyarwanda et la rapacit6 des Baha l'empecherent
d'obliquer vers l'ouest au nord de la latitude d'Ujiji. ( Apres l'Ouhha,
se trouvaient l'Ouroundi et le Rouannda, pays impenetrables oiu
1'6trangerest considere comme un ennemi )), 6crit-il dans A travers
le continent myste'rieux. II renonce donc en avril I876 'a trouver la

source la plus meridionale du Nil, il se detourne a en soupirant de
cette r6gion interessante )), c'est-'a-diredes bords de la Kagera: il
dit ((adieu aux contrees qui alimentent le Nil )). On voit que les hautes
montagnes de la region des Grands Lacs attiraient les passionnes de
la recherche des sources du Nil, mais qu'elles constituaient aussi un
repoussoir. Vers I890 le Burundi gardait la reputation d'un pays que
l'on contournait, mais que l'on ne traversait pas.
Stanley est alors le dernier Europeen 'ae'trepasse dans ces parages
et il laisse un materiel cartographique important qui sera pendant
une dizaine d'annees la r6ference de base des g6ographes et... des
diplomates, au moment du partage de l'Afrique centrale. I1 n'est pas
inutile de situer de ce point de vue le Burundi. Reportons-nous a la
carte de Stanley (carte i), ou du moins 'ases grandes lignes telles que
nous pouvons les degager de 1'editionfran,aise de A traversle continent
mysterieux.La cartographie des explorateurs portait notamment sur
les r6seaux hydrographiques. On peut faire diff6rentes observations
sur les traces de Stanley, auxquels Baumann se refere encore en I892
(nous conservonspour la toponymie l'orthographede 1'editionfran9aise
de I879): l'Akanyarou est assimil1 'a un lac, l'Alexandra Nyannza
(comme on parlait du Victoria Nyannza) d'oiusortirait aussi bien la
I.

Cf. STANLEY, A travers le continent myst6rieux, Paris, I879, I, pp. 461-462.

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La re'giondes GrandsLacs vue par Stanley.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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Kagh6ra que la Roussizi. Le lac Kivou serait une sorte de lagune
sans importance. Au contraire, le Mouta Nzighe (c'est-a-dire le lac
1Rdouard)se prolonge loin vers le sud sous le nom de lac Mkinyaga.
Le reseau de la Kagh6ra, ou Nil Alexandra, est assez curieux: le
((Nil ))et la Nahouaronngose jettent dans le lac Akanyarou, pour en
ressortir sous la forme de deux 6missaires (Kaghera et Rouvouvou).
Kagh6ra et Rouvouvou sont d'ailleurs invers6es par rapport a leur
situation r6elle de part et d'autre de l'Ougoufou (sans doute le Bugufi
actuel). La Malagaraziprend sa source au nord du 3e parallele. En ce
qui concerneles pays, on noterala dispositionparticulieredu Rouannda,
de l'Ouroundi et de l'Ouhha. Celui-ci est d6porte vers le nord, entre
la Malagaraziet la Kagh6ra, alors que le Buha se trouve a l'int6rieur
du coude de la Malagarazi.L'Ouroundiest resserr6entre deux trac6s
de cours d'eau supposes correspondrea la Roussizi et a la Kagh6ra.
Quant au Rouannda il est report6 a l'ouest du lac Kivou et de la
Nahouaronngo, alors que le Rwanda est a l'est du lac Kivu et qu'il
est travers6 d'ouest en est par la Nyabarongo. D'une fa9on plus
g6nerale, on note le decalage vers l'est de l'ensemble Roussizi-lac
Kivou-Monts Oufoumbiro (les volcans des Virunga) et l'absence de
reliefs importants entre cet axe et le Mouta Nzighe, conune si un
vaste couloir reliait les lacs Albert, Edouard et Tanganyika. Ces
confusions refletent le caractere indirect des informations recueillies
par Stanley au Karagw6, a la cour du roi Roumanika1.On ne pouvait
esperertrouver dans les r6cits des indigenesla pr6cisiondes geographes,
notamment en ce qui concerne les localisations et la nomenclature
(les lacs du Bugesera et les marais de la Kanyaru ont donne le grand
et unique lac Akanyarou, tandis que le lac Kivu se scindait en une
lagune Kivou et un lac Mkinyaga, tir6 du nom du Kinyaga, r6gion
du Rwanda situ6e au sud-est de ce lac). Baumann pourra 6crire &
propos de son entr6e au Burundi en septembre I892: (( Cette fois-ci
nous tAtonnionscompletement dans l'obscurit6, nous p6n6trions dans
une terra incognita au sens litt6ral du mot, un pays oiu la boussole
6tait la seule 6toile a nous guider ))2.
entredeux domainescoloniaux.
2. Une marche-frontiQre
C'est pourtant sur la base de cette g6ographie sonunaire qu'en
I884 et I885 les puissances coloniales tracerent hardiment les limites

de leurs zones d'influence. En revanche, la question des frontieres
attira l'attention sur ces r6gions.I1s'agit en l'occurrencede la d6finition
de la limniteentre l'Ittat du Congo et l'hinterland de la DeutschI. Ibid., cf. surtout pp. 442-454 sur a la Soci6t6 de G6ographie du Karagou6 .
2. 0. BAUMANN, Durch Massailand zur Nilquelle, Berlin, I894, P. 77.

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

Ostafrika. On connait le role de LeopoldII dans le partage de l'Afrique
centrale, on se rappelle aussi l'int6re'tqu'il a toujours port 'al'Afrique
orientale, les missions qu'il a envoyees avant I88o vers le lac Tanganyika 'apartir de la cote de l'Oc6an Indien. Ce d6sir d'etendre la zone
d'influence du Congo le plus loin possible vers l'est apparait dans
l'ambiguite qui preside a la definition des frontieres orientales de cet
]tatl. L'accord du 8 novembre I884 signe entre Leopold II et l'Empire
allemand contenait une carte oiu cette frontiere avait la forme d'une
ligne incurv6e vers l'ouest entre le Mouta Nzighe et le lac Tanganyika.
Le Rouannda et le lac Kivou de la carte de Stanley etaient donc
r6serv6s a l'Allemagne. Mais la carte du traite sign6 avec la France
le 5 fevrier i885 indiquait un trace diff6rent qui se revele etre celui
des cours hypothetiques de la Roussizi et de la Nahouaronngo de
Stanley. La D6claration de Neutralite du jer aoiut i885 confirmait
cette nouvelle orientation en precisant que la frontiere reliait l'extremite septentrionale du lac Tanganyika 'al'intersection du 30e meridien
est et de I0 2o' de latitude sud, a peu pres 'al'emplacement des ((Monts

Oufoumbiro )). Le Congo s'appropriaitle couloir hypothetique reliant
le lac EIdouardau lac Tanganyika, tout en annexant le Rouannda
de la carte de Stanley. Si on reporte ce trac6 sur la carte r6elle de ces
r6gions on s'aper?oit qu'effectivement le tiers occidental du Rwanda
ainsi que la plaine de la Rusizi passaient au Congo (carte 2).
L'expedition Baumann, comme on le verra, n'avait pas de but
politique. Mais la question frontaliere fait partie des preoccupations
implicites des colonisateurs allemands dans les ann6es go. La carte
de l'Ostafrika, jointe au rapport adresse par le Departement des Colonies2au Reichstag pour l'exercice I89I-I892, indiquait bien la frontiere
la plus occidentale. Les ambitions allemandes se manifesterent surtout
lors de l'affairede l'accordanglo-congolaisdu i2 avril I8943. L6opold II
avait conc6de 'ala Grande-Bretagneun corridorle long de la frontiere
(celle de la D6claration de Neutralit6) en vue de la construction d'une
ligne t6l6graphique et d'un tron9on du chemin de fer du Cap au Caire.
Les r6actions des milieux officiels allemands 'a l'egard de cette conces-

sion furent beaucoup plus vives qu'on ne s'y attendait: elles revelerent
l'int6ret port6 par Berlin au Congo et aussi l'hypotheque laissee sur
la definition de sa frontiere orientale. Ces premiers signes du long
i. Voir entre autres W. ROGERLouis, Ruanda- Urundi I884-1919,
I963, chap. ", pp. 3-8.

Oxford,

2. Cette carte, au 1/3 000 000e, est extraite du Deutscher Kolonialatlas fur
den amtlichen Gebrauch in den Schutzgebieten, publie 'a Berlin par D. REIMER,
l'dditeur de Baumann. La Kolonialabteilung des Auswartigen Amtespr6parait pour la session parlementaire un memoire annuel ou Denkschrift fur die
Entwickelung der deutschen Schutzgebiete in Afrika und in der Siudsee(le Berichtsjahr allant du ler avril au 31 mars de 1'annee suivante): celui de I89I-I892
contient cette carte; cf. DZA Potsdam, Reichstag, Bd 1053, 5.
3. Sur les d6tails de I'affaire, cf. ROGER Louis, op. cit., pp. 30-40.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

debat qui se developpa a ce sujet jusqu'en I9IO apparaissent donc
vers I890 et Baumann n'est pas sans connaitre le probleme quand il
se dirige ((vers l'ouest, 'ala frontiere du territoire protege allemand >1.
Longitude E
(Greenwich)

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1.8-1885

....

Frontibre
en
1910 d6finie

La frontiereoccidentalede l'Ostafrika.

Sa carte en fait en tout cas mention: il y porte les deux limites de
l'Etat du Congo, celle de novembre I884 et celle d'aout I885. Et
ses constatations sur le terrain apporterent de nouveaux arguments
a la these allemande.
Cette exploration se situe d'ailleurs au moment oiula pacification
de l'int6rieur du continent, tant au Congo qu'en Ostafrika, est men6e
avec une particuliere vigueur et oiules deux administrations coloniales
I. BAUMANN,

op. cit., p. 68.

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JEAN-PIERRE

CHRE'TIEN

entament des progres decisifs en direction du lac Tanganyika. Depuis
la conf6rencede Bruxelles de I890, la Soci&t6Antiesclavagiste participe
a la lutte de la Force Publique du Congo contre les Arabes, et c'est
en I892 que commence le grand combat contre Tippou-Tib et Rumaliza. Albertville est fonde en I893, Uvira sera occupe en mars I894.

De leur cote les Allemands sont install6s a Mwanza,Tabora et Bukoba
et, en aout I893, le lieutenant Sigl, venu de Tabora, atteindra Ujijil.
Baumann apparalt un peu comme un explorateur attard6 en p6riode
de conquete coloniale.
3. Le role economiquedes GrandsLacs.
Les buts officiellement impartis a l'expedition sont plutot 6cono-

miques. Cela peut surprendre si on lit le sous-titre de l'ouvrage de
Baumann: (( Voyages et explorations de l'exp6dition-Massal du
Comite Antiesclavagiste allemand dans les ann6es I89I-I893 )). La
raison sociale de l'affaire semble etre d'ordre humanitaire. Mais la
nature de ce Deutsches Antisklaverei-Komiteem6rite d'etre pr6cis6e.
La reunion initiale de cette association fut convoquee a Coblence
le I3 mars I89I par trois personnages: le comte von Bruihl,Landrath
et Directeur de la police, le Bergrath M. Busse et le Commerzienrath
Spaeter. Un comite directeur fut choisi sous la pr6sidence du prince
de Wied. II 6tait compos6 de la fa9on suivante:
President: le prince de Wied; vice-pr6sidents: M. Busse et le Geheimer
Commerzienrath
Langen; secr6taire: le comte von Brihl; tr6sorier: Spaeter;
membres: le procureurgeneralHamm, le comte von Hoensbroech,le Justizrath
Sieger, le professeuren th6ologie Fabri. A cela s'ajoutait une commissionde
controle de deux membres: le directeurde banqueBronstin et le professeurde
lyc6e Martini2.

Presque tous sont de Coblence ou de Cologne. Ils viennent des milieux

6conomiques et financiers, de l'administration, de la justice, des
milieux intellectuels; ils repr6sentent en quelque sorte les cadres de
la bourgeoisierh6nane. Le ((comit6 directeur )) (qui devint par la suite
une (( commission executive ))) ne chercha pas, semble-t-il, a attirer
de nombreux adh6rents. II prend plutot la forme d'un conseil d'administration de soci6te commerciale. II a un objectif tres pr6cis: le

lancement d'une ((loterie antiesclavagiste )) (Antisklaverei-Lotterie).
Deux tirages furent pr6vus, l'un de 5 910 billets, l'autre de I3 020 billets
qui devaient rapporter ensemble 2 400 ooo marks au comit63. Cette
i. Sur la pacification de l'Ostafrika, voir entre autres K. INGHAM, A History
of East Africa, Londres, I962, pp. 177-i80 et I91-I92.
2. DZA Potsdam, Reichskolonialamt, Bd I007 (I, 7 et 8).
3. Ibid., 36 et 37.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

57

loterie devait etre autorisee par les differents Etats du Reich: les
premiersa donner leur accord furent les ports de Liibeck (9 mai I89I)
et de Hambourg (I3 mai), puis la Prusse (26 juin)1.
Mais quelle serait l'utilisation de l'argent ainsi recueilli ? La lettre
adress6e par le comite a l'Empereur Guillaume II (I5 avril I89I)
nous explique les buts g6n6raux de l'entreprise:
((Le d6veloppement de nos jeunes colonies allemandes, l'encouragement du
travail et de la civilisation, la lutte contre le commerce d'esclaves, telles sont
les nouvelles grandes taches devant lesquelles s'est trouvee notre nation allemande ces dernieres ann6es. ))

Elle ajoute que l'enthousiasme des pionniers ne suffit plus et qu'il
faut reunir de l'argent ((a fonds perdus ))pour aider ((les missionnaires,
explorateurs, planteurs, 6leveurs, artisans, techniciens, etc. ))par ((la
creation de moyens de communications de toutes sortes et l'etablissement de stations ,,2, Autrement dit la lutte antiesclavagiste est situ6e
dans tout un contexte economique, dans une politique coloniale,
comme un aspect de la ((civilisation)) morale et mat6riellede l'Afrique.
L'argent de la loterie est destin6 a armer des vapeurs sur les grands
lacs, a erigerdes stations de protection, a etudier des trac6s de chemins
de fer, a 6tablir des points d'eau, et, eventuellement, a cr6erdes postes
missionnaireset a recaser des esclaves affranchis3.Cette loterie suscita
d'ailleurs certaines r6serves chez les catholiques comme le montre le
num6ro de juillet I89I de Gott will es4 qui reproche aux promoteurs
de n6gliger les missions au profit de stations militaires, de routes et
de fontaines. Sans doute l'organe du (( mouvement antiesclavagiste
de langue allemande ))voit-il dans cette loterie comme une concurrence
faite aux collectes lanc6es par les mouvements inspir6s par les initiatives du cardinal Lavigerie. Des rivalit6s confessionnellesinterviennent
sans doute: elles expliquent peut-etre les tergiversations de la Saxe
catholique concernant l'autorisation a donner. En tout cas la croisade
antiesclavagiste aboutit avec notre comite aux projets tres concrets
que voici:
Un sondage du lac Victoria: exp6dition Hochstetter;
Le lancement du vapeur Peters sur le Victoria exp6dition Borchert;
L'ouverture d'une route de la cote au lac Victoria exp6dition Baumann;
Le transport vers le Tanganyika par le Nyassa du vapeur Von Wissmann:
exp6dition von Wissmanns.
-

i. Ibid., I93.
2. Ibid., 46.

3. Note pour les adherents du comit6 (8.5.I89I).
Cf. ibid., 44.
4. Gott will es, 7e ann6e, I4e cahier, p. 421.
5. D6cisions de 1'Ausfuihrungskommission du 7.1I.I89I,
reproduites dans la
(DZA Potsdam, Reichskolonialamt, Bd ioi6, 21).
Nationalzeitung du 8.II.I89I

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58

JEAN-PIERRE

CHRETIEN

On voit qu'il s'agit d'une veritable politique de developpement
de la navigation sur les GrandsLacs, et en particuliersur le lac Victoria.
Le Tanganyika et le Nyassa ont aussi leur interet 'a l'6poque puisqu'ils sont au coeurdu trafic de l'ivoire et que les progres des Britanniques et des Belges tendent a attirer ce produit de base du commerce
oriental soit vers le Zambeze, soit vers le Congo. Mais leurs rivages
sont encore mal control6s, alors que le drapeau allemand flotte sur
les bords sud et ouest du Victoria, a Mwanza et 'a Bukoba. D'autre
part, ce dernier lac presente plusieurs avantages: il est plus proche
de la cote, une navigation sur ses eaux raccourcirait l'itineraire estouest, la concurrencebritanniqueest aussi mena,ante dans ces parages
que sur le Nyassa, enfin on peut obtenir de l'ivoire aussi en Ouganda.
Le poste arabe de Kitangule par exemple, pres de la Kagera, est un
carrefourde caravanes apportant de l'ivoire du Buganda, du Bunyoro,
du Mpororo et aussi du nord-ouest du Congo'. A cette epoque un
Europeen d'origine irlandaise et proteg6 par les Allemands fait du
trafic dans cette direction, en concurrence avec les Arabes et les
Banyamwezi (il est lui-meme mari6 a une Munyamwezi); cet Irlandais
nomm6 Stokes possede un navire sur le Victoria2. La liaison avec ce
Grand Lac et le lancement d'un vapeur sur ses eaux apparaissentdonc
comme une premiere 6tape de la mise en valeur de l'interieur de
l'Ostafrika. Le rapport gouvernemental concernant l'Ostafrika pour
l'exercice I89I-I892 d6finit bien en ce sens 1'exp6dition Baumann
comme devant etre (( l'exploration du pays et des conditions de
circulation dans la partie nord du territoire prot6g6 de l'Ostafrika,
entre le Kilimandjaro et le Victoria-Nyanza ))3.
On s'6tonnera peut_etre de voir l'orientation prise par la lutte
antiesclavagiste. Plus que jamais, celle-ci apparait en cette occasion
comme le simple paravent d'une op6ration d'int6ret commercial. Le
projet initial a, en effet, ete lanc6 par la Soci6te de l'Afrique Orientale
Allemande. Baumann le reconnalt lui-meme dans la pr6face de son
livre. Les rapports d'activit6s de la DOAG4 pour les ann6es I89I et
I892 le confirment. La soci6te a lance l'id6e d'une reconnaissance
vers le lac Victoria en vue de d6terminerles possibilites de commerce
et les facilit6s de circulation dans cette r6gion. Sa filiale, la Soci&t6
de Chemins de Fer pour l'Afrique Orientale Allemande (Eisenbahngesellschaft fur Deutsch-Ostafrika)qui a ouvert la ligne de l'Usambara,
participe a cette entreprise qui permettra de d6terminer le trac6
d'une 6ventuelle prolongation de la ligne Tanga-Korogwe alors en
voie de r&alisation.Quant 'ala ((loterie antiesclavagiste )),elle a accept6
i. Denkschrift pour I893-I894.
Ibid., 4 (53), 36 (5).

DZA Potsdam, Reichstag, Bd

I053,

2.

3. Ibid., 4 (73).
4. DZA Potsdam, Deutsch-Ostafrika Gesellschaft, Bd 5 (4, 5, 56).

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36 (5).

OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

59

de prendreen charge ce projet. Les frais de l'exp6dition, qui se monterent finalement a 8o ooo marks', furent couverts par elle, avec une
participation de 35 000 marks de la DOAG2.
Cette reconnaissance devait aboutir a un progres des echanges,
favorable aux activites de la DOAG, mais la nature du futur moyen
de transport restait ind6cise. Tantot on evoque une ligne ferroviaire
(par exemple dans le rapport adress6 par la societe au D6partement
des Coloniesle 7 octobre I89I)3 et meme une branchereliant Korogwe
a Tabora. Mais il s'agit la de suggestions faites au gouvernement.
Car, apres avoir reZu l'appui de la (( loterie antiesclavagiste )) pour
la d6finition des lignes, la soci6t6 espere recevoir celui de l'Etat pour
leur construction. A usage interne, on parle plutt4 de la creation
d'une route carrossableoiules caravanesde porteurspourraientcirculer
et oiu la soci6t6, par une sorte de monopole du portage, pourrait
s'assurer de gros revenus. Cette proposition est particulierement
d6velopp6e au Conseil d'administration de la DOAG par le meme
Bergrath, Busse, que nous avons d6ja trouv6 au comit6 directeur de
la ((loterie antiesclavagiste )); on ne sera pas 6tonn6 que celle-ci ait
charg6 la mission Baumann d' a effectuer les travaux pr6paratoiresa
l'6edificationd'un chemin carrossablede la cote vers l'Ukerewe par le
Kilimandjaro ))5. Les activit6s de Busse t6moignent de la liaison
6troite qui existait entre ces diff6rents organismes. ILappuie chaudement l'exp6dition Baumann tant au Comit6 Antiesclavagiste qu'a
la DOAG; il en suivra ensuite le d6roulementet il essaiera d'en tirer
les le9ons pratiques. Cette exp6dition est donc au depart plus une
mission 6conomique qu'une v6ritable exploration.
4. OscarBaumann: La mentalitede l'explorateur.
Oscar Baumann, choisi en I89I pour une mission d'ordre 6conomique int6ressant le lac Victoria, se retrouve a la fin du mois de
septembre I892 au bord du lac Tanganyika. Pourquoi ce a d6tour ))?
Certes les exp6ditions du Comit6 Antiesclavagiste ont eu des fortunes
diverses.: von Wissmann renon~a a faire passer son vapeur du lac
Nyassa au lac Tanganyika, les autres missions envoy6es vers le lac
Victoria furent interrompuespar des 6v6nementsparfois dramatiques.
I. BAUMANN, op. cit., p.
2. Cet engagement 6tait

377.
couvert pour moiti6 par la Eisenbahnqesellschaft
fur DOA; cf. rapport d'activit6s de la DOAG pour I89I. DZA Potsdam,

DOAG, 5 (4 et 5).

3. Rapport de la DOAG a la Kolonialabteilung. DZA Potsdam, Reichskolonialamt, 259 (9).
4. Conseil d'administration de la DOAG, Berlin, le 3.5.I892. DZA Potsdam,
DOA G, 5 (30)
5. Commission executive de la (Cf. Nationalzeitung du 8.II.I89I. DZA Potsdam, Reichskolonialamt, ioi6 (21).

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6o

JEAN-PIERRE

CHRETIEN

Baumann, au contraire, elargit le domaine de ses activit6s. Parti de
Tanga, a la mi-janvier I892, il arriva moins de trois mois plus tard
sur les bords du Victoria. Apres avoir explore les regions proches de
Mwanza, il devait prendre la route du retour par Tabora. Or on
apprit en Allemagne en novembre i8921, d'apres un rapport de Baumann lui-meme, que ce retour devait se faire non par ((l'habituelle
route des caravanes )), mais par (( une nouvelle route qui permette
d'utiliser aussi le retour pour etendre nos connaissances sur le pays )).
Le 20 decembre, Busse put annoncer, d'apres un t6l6gramme venu
d'un correspondant 'a Bagamoyo, que Baumann etait bien arriv6 'a
Tabora le 6 novembre pr6c6dent.Son itin6raireest r6sum6de la fa9on
suivante:
(( [I avait] quitte le Victoria-Nyanza au debut d'aoeut, il marcha d'abord
vers l'ouest jusqu'a la region du Ruanda, & la frontiere de I'Etat du Congo,
puis se dirigea vers le sud, traversa la r6gion de l'Urundi jusqu'au lac Tanganyika
et de lIa il entama la route du retour, et il est entre en bonne condition avec
son expedition a Tabora ))2.

L'importance du detour n'est pas soulign6e, comme s'il s'agissait
d'une etape presque inevitable. Plus tard le but de l'exp6dition
Baumann sera meme retroactivement fix6 au Tanganyika3.
En fait il s'agissait bien d'une digression au sens litteral, d'une
initiative personnelle de Baumann. Lisons les pages qu'il consacre a
son d6part du lac Victoria4: ((Car a l'ouest, 'ala frontiere du territoire
protege allemand, des 6tendues tout a fait inconnues m'attiraient,
qui cachaient les dernieres enigmes de l'antique probleme du Nil. ))I1
reconnalt que les instructions qu'on lui avait confi6es ne parlent pas
de ces pays, ((mais de telles instructions ne sont l'a que pour n'etre
pas suivies )), ajoute-t-il.
La personnalit6 de Baumann a 6t6 sur ce point le facteur d6cisif.
C'est un ((voyageur 6prouv6)),pour reprendreles termes des dirigeants
de la DOAG5 qui veulent l'utiliser; il a voyag6 dans la region de
l'Usambara avant sont ouverture aux chemins de fer et aux planteurs
(en i888 et en I890), il a ete aux Stanley Falls, meme en Afrique de
l'Ouest6. Et en I892 ce passionne des voyages se trouve aux portes
d'une terra incognita, du pays des sources du Nil et d'un pays que
Stanley; le plus prestigieux des explorateurs, n'a pas os6 traverser.
i. DZA Potsdam, Reichskolonialamt, Bd z59 (75).
Ibid. (78).
3. Cf. par exemple P. LEUTWEIN, Dreissig Jahre deutscher Kolonialpolitik,
Berlin, I924.
4. BAUMANN, op. cit., p. 68.
5. Dans un rapport a la Kolonialabteilung (7.IO.I89I). DZA Potsdam,
Reichskolonialamt, 259 (9).
6. BAUMANN, op. Csit., pp. 90, 93, 259, 260.
2.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

6i

Aller plus loin que Stanley est un beau projet. C'est ainsi qu'il pen6tra
au Burundi, pays ((qui ne laissait filtrerversl'ext6rieur que des rumeurs
obscures ))', puis s'aventura au Rwanda: a Royaume myst6rieux [...],

ce pays de l6gendes dont beaucoup de voyageurs avaient entendu
parler, mais oiuaucun n'avait encore p6netre ,,2. ((En tout cas je voulais
le visiter )), ajoute-t-il ! Le voyage pour le voyage, telle semble etre
la philosophie de Baumann et le patronage des diff6rentes soci6t6s
6voqu6esci-dessus n'est pour lui qu'un moyen. Il manifestera d'ailleurs
son ind6pendanceen negociant directement avec l'6diteur Reimer (oui
travaillait son ami Vohsen) les conditions de publication de son livre
et en demandant au Comite Antiesclavagiste le droit de toucher la
moiti6 des b6nefices de la vente3.
Et surtout sa mentalite d' ( explorateur des temps h6rolques
transparalt dans le texte meme de son ouvrage, dans l'enthousiasme
avec lequel il raconte son arriv6e a ((la source du Nil )), au pied des
(( Monts de la Lune 0, dans son insistance 'a rappeler qu'il acheve
l'aeuvre de Speke et de Stanley5. La fiert6 s'associe chez Baumann .
un certain esth6tisme, le gofutdes beaux paysages, l'admiration pour
la faune et la flore tropicales, le sens du pittoresque, de l'6trange,
voire du comique des attitudes ou des situations. Son r6cit contient
une serie de descriptions significatives de cet enthousiasme du voyageur: les danses fortement rythmees des guerriersbarundi, les chants
m6lodieux des femnmesagitant des rameaux ; les paysages aux couleurs
nuanc6es, avec les prairies des sommets, piquet6es de bananeraies et
cern6es par les marais de papyrus; la foret de la crete, ses bambous
et ses perroquetsgris ; le village sur pilotis de la vall6e de la Malagarazi;
la vue sur le lac Tanganyika:
(( La vue qui s'offrait la est une des plus extraordinaires de celles que j'ai
eues en Afrique. Devant nous, semblable a une mer interieure, s'etendait le
Tanganyika bleu fonc6 avec son ressac grondant comme au bord de l'ocean.
Derriere la rive bordee de palmiers luxuriants se dressait a l'est les vertes
montagnes de l'Urundi, tandis qu'h l'ouest, semblant 6merger directement des
flots, se dressait la muraille puissante et sombre des montagnes d'Uvira -6.

Cela nous rappelle certaines descriptions de Burton ou de Stanley.
Baumann est effectivement un explorateur des temps h6roiques
attard6 en pleine p6riode de partage colonial et de mise en valeur
mercantile. Ses travaux pourront certes etre utilis6s par les diplomates
i. Ibid., p. 77.
2. Ibid., p. 82.

3. Session de cloture du Comit6 Antiesclavagiste allemand (24.IO.I894).
DZA Potsdam, Reickskolonialamt, Bd ioi6 (I64).
4. BAUMANN, op. cit., pp. 88-89.
5. Ibid., p. I48.

6. Ibid., pp.

9I-92.

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62

JEAN-PIERRE

CHRETIEN

et les negociants, mais, en attendant, c'est lui qui profite de leurs
prdoccupationspour aller visiter une des demieres contr6es inconnues
au coeurde I'Afrique,dans le Far West de l'Afriqueorientaleallemande.
II.

-

LE BURUNDI

DECOUVERT PAR BAUMANN

Voyons d'abord le point de vue de 1'explorateur.
i. Les e'tapesdu voyage.

Le calendrier et l'itin6raire en sont faciles a reconstituer grace a
la pr6cision de Durch Massailand zur Nilquelle et des cartes publiees
par Baumann, soit dans son livre, soit dans les Petermanns Mitteilungen'. Une comparaison m6thodique des noms de lieux (collines
et rivieres) portes sur ces cartes et de la toponymie actuelle2 permet
d'appr6cierl'exactitude presque sans failles du trace de son itin6raire,
comme on peut le voir sur les cartes 3 et 4. I1 est possible de distinguer
cinq grandes 6tapes3:
Le passage de la Ruvubu4, a la limite de 1'((Ussui occidental))
et du Burundi, a 5o km environ au sud de l'endroit oiuStanley s'6tait
6loigne de la Kagera5, ouvre de fa9on grandiose, comme on le verra,
la premiere 6tape qui est une traversee des collines et des marais
du sud du Bweru (5 au io septembre);
Le passage de la Kanyaru, pour une courte excursion au
Rwanda (iti au I5 septembre);
La montee sur les premieres pentes du Mugamba-nord,le long
de la vallee de la Ruvubu, aboutit au pelerinage 'a((la source du Nil))

(du i6 au 2I septembre);
-La
travers6ede la crete Congo-Nil(appel6e((Missosiya Mwesi )))
fait d6boucher l'exp6dition sur la plaine de la Rusizi, et quelques
jours de repos sont pris en ((Usige )),sur la rive septentrionale du lac

Tanganyika (du 22 au 30 septembre);

Le retour se fait par le sud, 'atravers les prairies de mnontagnes
du Mugamba-sudet du Bututsi, puis, par-del'ales hauteurs rocailleuses
i. BAUMANN, ((Die kartographischen Ergebnisse der Massai-Expedition des
Deutschen Antisklaverei-Komite )), Petermarns Mitteilungen, I894, Erganzungsheft III, carte IV.
2. Pour la toponymie du Burundi, cf. F. M. RODEGEM, Onomastique rundi
(roneo.), Bujumbura, I965 (chapitre consacre aux noms de lieux); et: Institut
rundi de Statistiques, Rdpertoire des collines, Bujumbura, n.d. (ron6o).
3. Voir le recit dans BAUMANN, op. cit., pp. 76-99.
4. Nous adoptons l'orthographe actuelle des noms propres, celle de Baumann
en etant deja tres proche, sauf dans quelques cas, oiu nous employons les guillemets.
5. BAUMANN, Op. Cit., p. I46.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

63

du sud du Buyogoma, la redescente s'opere vers la vall6e de la Malagarazi et le Buha (du 30 septembre au ii octobre).
Le retour s'effectue donc tres rapidement. Le passage au Burundi
exc6da a peine un mois, mais fut tres charg6 par de nombreux leves
topographiques, differentes observations et le recueil de t6moignages
oraux, enfin et surtout par les problemes pos6s par l'accueil de la
population.
2.

se pre'cise.
La cartograplhie

II convient de comparer la carte de Stanley (carte i) avec celle
etablie par Baumann i l'issue de son voyage (carte 3). Les principales
modifications portent sur le r6seau hydrographique et le relief, mais
bien des confusions demeurent, dues au caractere hatif du trajetl.
On notera au chapitre des acquisitions positives:
La disparition du lac Akanyarou de Stanley qui se r6vele etre
un cours d'eau affluent de la Kagera, a la frontiere du Burundi et du
Rwanda (la Kanyaru);
La mise en place du r6seau de la Ruvubu et de ses affluents
(Mubarazi, Ruvyironza...);
-La
mise en 6vidence du coude de la Malagaraziet d'un certain
de
nombre ses affluents (Muyovozi, Musindozi);
- L'accent mis sur le caractere montagneux du pays et en particulier sur la pr6sence de la haute chaine dominant le graben du lac
Tanganyika et des autres lignes de cretes du Sud, notamment de celles
qui s6parentle bassin du Congodu bassin du Nil (les ((MontsKangozi ))).
Mais la carte n'est vraiment exacte (mises 'apart quelques erreurs
de proportions ou de localisation) que sur le parcours de l'exp6dition.
Le reste est hypothetique. Or l'itin6raire fait en quelque sorte le tour
du bassin de la Ruvubu, a la limite de ceux de la Kanyaru, de la
Rusizi, puis de la Malagarazi.La Ruvubu et ses affluents suivent des
cours tres sinueux dus aux ruptures de pente, a la morphologie des
montagnes tropicales, 'ala pr6sence de barres de quartzite. Tout cela
n'a pu 'tre observ6 et les traces sont tres simplifi6s. D'autre part la
cartographiedes r6gions voisines, 'al'ouest et au nord, reste tres floue.
La vall6e de la Rusizi est divisee en deux r6seaux dont l'origine reste
inconnue. Le petit lac Kivou de Stanley, annexe du lac Akanyarou,
a disparu avec ce dernier, mais le v6ritable lac Kivu est ignor6, malgr6
la rumeur selon laquelle un cours d'eau ou un lac (( Kifu ))existerait
au pied des Monts Mfumbiroet alimenterait la Rusizi.
On note l'importance des problemes hydrographiques dans ces
observations. C'est que le but ultime est bien la delimitation du bassin
i. Sur les conclusions geographiques du voyage, cf. ibid., pp. I44-I55.

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64

JEAN-PIERRE

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20 - Le Burundi selon Baumann

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Frontidres

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avec lEtat

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C:ongo
(Petermanns Mitleiluxnge>n, I894).

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65

OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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CARTE 4. -L'itineraire

-

de Baumann

actuelle

de Baumann au Burundi.

5

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66

JEAN-PIERRE CHRETIEN

du Nil, la definition des rivieres qui sont tourn6es vers la Mediterran&e
et la localisation de ((la source du Nil )).Pour Baumann, c'est la source
de la Ruvubu. ILs'y ecrie:
((Nous 6tions 'a la source de la Kagera, du plus puissant cours d'eau alimentant le Victoria-Nyanza, et que les Anglais nomment Nil-Alexandra parce qu'il
est aussi le fleuve originel du Nil; nous 6tions 'a la source du Nil ).

I1 rench6rit dans son chapitre g6ographique:
(( Autant on pourrait toujours r6flechir au probleme de la source du Nil,
autant il est sfur que l'expedition-massai du Comit6 Antiesclavagiste allemand
a soulev6 les derniers voiles et que le ' Caput Nili Querere ' appartient des lors
definitivement au passe ))2.

II ne denie pas la gloire de Speke et de Stanley, il les remercie
meme, car en poursuivant leur route, il a pu, dit-il, ((etre le premier
Blanc qui ait vu la source du Nil )).Sur quoi fonde-t-il cette conviction ?
Sur l'evaluation sommaire du debit de la Kagera en aval du Burundi
compare a celui de la Ruvubu et 'a celui de la Kanyaru aux endroits
ouiil les a travers6es. I1 a constate que la largeur et la profondeur de
la Kanyaru etaient inferieures, mais il n6glige l'apport de la Nyabarongo. En fait, il se fonde surtout sur un ensemble de traditions:
les Anglais ont denomm6 la Kagera (( Nil-Alexandra )) car, dit-il,
L'ITINE-RAIRE

DR BAUMANN

AU BURUNDI

(Cartes 3 et 4)
Numdro

I
2

3
4
5
6
7
8
9
IO

Lieu citg

Colline

Commune moderne

par Baumann

correspondante

(delimitationsde 1960)

Uramba
Mukivuye
Intaganda
Rusiga
Mbilizi
Demera
Usige*
Nyarisiga
Guhembe, Kiyonso
Kisura

Muramba
Kibuye
Butaganda
Busiga
Mbirizi
Remera
Buzige
Nyarisiga
Gahembe, Kinyonzo
Gisura

Gasezerwa
Kiremba
Ngoma
Busiga
Rukago
Muruta
Gasarara
Bisoro
Kavumu
Buraza

II

Kangozi

Kangozi

Kangozi

I2

Ironjero

Rongero

Rutana

* Depuis Burton, les explorateurs ont repris des Arabes ce terme pour
designer la rive nord du lac Victoria, a l'emplacement actuel de Bujumbura.
La colline de Buzige se trouve a l'est de cette plaine.
I.
2.

Ibid., p. 89.
Ibid., p. I48.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

67

le lac Victoria serait la source du Nil comme le lac de Constance est
la source du Rhin; il admet ensuite que le fleuve appel6 Ruvubu
(( en Ussui )) est toujours la Kagera, puis il se fonde sur l'appellation
de ( Ruvubu )) utilisee par les indigenes jusqu'a la crete Congo-Nil.
Le caractere sacre de la region de la source, le jeu de mots sur les
((Missosi ya Mwesi'))renforcent sa these. Enfin il d6nie tout interet a
la recherche de la source (( la plus meridionale )), pres de laquelle il
affirme pourtant etre pass6 'a son retour (a' titre de pr6caution...).
Bref son raisonnement g6ographique 6voque un peu ceux d'ouvrages
du XVIe siecle, par la confusion des criteres choisis.
L'histoiredes ((Missosiya Mwesi))en est un exemple suppl6mentaire.
II affirme que les Barundi appelaient ainsi les montagnes dominant
la source de la Ruvubu. Or, en kirundi cette expression peut signifier
ou bien les ((collines de Mwezi))ou bien les ((collines de la pleine lune )).
De la 'a evoquer les ((Monts de la Lune )), detenteurs des sources du
Nil selon Ptol6m6e, il n'y a qu'un pas. Baumann le franchit en suivant
une argumentation historique: le mot mwezi d6signerait a la fois
la pleine lune et le titre des souverains du Burundi. Ceux-ci ont pu
donner leur nom 'a leur pays, ce qui est fr6quent en Afrique: dans
la bouche des etrangers, le Burundi serait ((le pays de Mwezi )).Peutetre les a Mwezi )) d'autrefois ont-ils control6 un empire plus vaste
dont la renomm6e aurait atteint les Anciens. D'oiu la tradition du
(( pays de la lune )). On retrouve dans ce raisonnement le reflet des
explications d6ja donn6es par Stanley sur l'Unyamwezi, pays des
((Enfants de Mwezi ,)). Mais il s'appuie sur un ensemble d'hypotheses
hasardeuses, concernant l'information des Anciens sur l'Afrique centrale, la puissancepass6e des rois du Burundi,leur titre, leur anciennet6,
enfin sur la r6alit6 meme de la denomination a Missosi ya Mwesi )) qui
n'a laiss6 aucune trace dans les traditions des Barundi de cette r6gion.
En fait Baumann a 6t6 litt6ralement obs6d6 par le mot mwezi a cause
des circonstances dans lesquelles il a travers6 le pays.
3. Un accueil etrange.
Les 6tapes de son voyage sont aussi des 6tapes politiques. Du gu6
de Rwaniro sur la Ruvubu jusqu'aux approches de la crete Congo-Nil,
Baumann est accueilli triomphalement; ensuite il se heurte plut6t
a des r6sistances tant sur la crete elle-meme que dans le Sud.
a) Le triompfie.
Laissons la parole a Baumann2.Alors que la caravane 6tait encore
en train de franchir la Ruvubu, il entendit une longue clameur et vit
I. STANLEY,
2. Sur cette

Commentj'ai retrouvdLivingstone, trad., Paris, I874, PP. 405-406.
partie du voyage, cf. BAUMANN, op. cit., PP. 77-88.

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68

JEAN-PIERRE CHRETIEN

des files de gens accourir vers la rive en portant des bAtons et des
rameaux de feuillages. Ces gens se mirent a ex6cuter des danses en
son honneur, puis pousserent de nouveau leur clameur modul6e. Le
soir, les Anciens lui firent cadeau d'un mouton orn6 de feuillage et
d'un 6pi de sorgho. Tout cela constituait une surprise plut6t agr6able
'al'entr6e d'un pays repute, on l'a vu, pour son inhospitalit6. Jusqu'a
la Kanyaru, le Burundi va lui offrirune sorte de spectacle permanent:
acCe pays alpestre, tout a fait calme en temps ordinaire, ressemblait alors a
une fourmiliere derangee. De tous cot6s des silhouettes sombres se hataient
dans notre direction, sur les sentiers etroits des pentes ou a travers champs;
cependant dans les villages 6loignes, on entendait des sons de trompe annon,ant
notre arrivee.
Devant les groupements de huttes se tenaient les gens ages qui s'agenouillaient a notre approche, battaient des mains et me tendaient des brassees
d'herbes accompagnees de toutes sortes de beaux discours, que je devais entendre
encore a maintes reprises. Les guerriers couraient vers nous en longues files,
portant des batons, et les bras ecartes; ils suivaient notre sentier et executaient
leur danse, puis ils couraient devant nous avec des cris de joie et ils commen,aient de nouveau a danser.
Un peu en arriere se tenaient les femmes v6tues de leurs pagnes gris et de
tuniques pour couvrir les seins de celles qui sont mariees, tandis que la poitrine
bien formee des jeunes filles restait libre. Elles accompagnaient la caravane en
chantant et en portant des rameaux, les bras ecartes.
Quelques personnes s'etaient institu6es en quelque sorte les ordonnateurs
de la fete et fendaient habilement la foule qui se pressait. Car tous ces gens ne
retournaient pas du tout dans leurs villages, mais nous suivaient en riant et
en criant. En regardant en arriere du haut d'une pente je vois aussitot des
milliers de corps bruns qui s'agitent sauvagement et brillent sous la lumiere
du soleil, brandissant des batons et des rameaux, semblables a une troupe de
bacchantes.
Au-dessus de cet enorme tumulte retentissent des appels comme ' Mwesi!'
'Mkasi ya Urundi !' (Maitre de l'Urundi), ' Viheko visima' (Grand Roi) et ' Tuli
Wahutu ' (Nous sommes des esclaves) 1, que mon interprete me traduit et d'oii
je d6duis que l'enthousiasme des Warundi devait avoir une raison particuliere ))2.

Dans ce spectacle la danse occupe la preniere place:
(( Cette danse remarquable [...] n'est accompagn6e ni par des tambours,
ni par un chant, ni par aucun instrument. La mesure est donnee simplement
par la danse, definie par la force plus ou moins grande des pas.
Sous la conduite d'un Premier Danseur les foules effectuent ces danses
avec une regularite et une habilete incroyables, au point que le sol vibre et
que d'enormes nuages de poussiere enveloppent les danseurs. Les bras leves,
i. Mkasi ya Urundi n'a pas de correspondant en kirundi actuel. On notera
que les Barundi appellent leur pays Uburundi et non Urundi qui est swahili.
Quant a Viheko visima, c'est Biheko bizima, soit ((amulettes toutes puissantes )).
Tuli Wahutu (Turi Bahutu) ne signifie pas ((esclaves )), ni, sans doute en cette
occasion, qu'il s'agit de Bahutu (du point de vue de l'origine ethnique), mais
le peuple exprime ainsi une sorte d'allegeance 'a un sup6rieur.
2. BAUMANN, op. cit., pp. 79-80.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

69

ils brandissent gracieusement leurs batons et leurs feuillages, avancent et
reculent, ex6cutent en meme temps de grands bonds, tout en ne s'ecartant
jamais du rythme donn6 par la plante des pieds. Aussi la danse ne perd jamais
l'empreinte d'une grace pleine de vigueur; les Premiers Danseurs notamment
peuvent rivaliser avec n'importe quel danseur de ballet par la hardiesse et
l'el6gance de leurs bonds. La danse des Warundi devrait vraiment r6jouir un
vieux sous-officier : en effet, qu'est-ce que le pas de parade le plus energique
en face de ces pas de danse compliques, en changement perpetuel et pourtant
menes selon un rythme d'une fermete incroyable ! )
( ... le spectacle de cette grandiose vie populaire africaine offrait le plus haut
interet. Au camp notamment les cor6monies accompagnees de danses se developpaient. La foule s'accroupissait et formait un vaste cercle autour d'une
place libre sur laquelle les danses se d6roulaient.
Tenant de la main droite le long baton, de la main gauche du feuillage, les
guerriers des differentes regions executaient les uns apres les autres les ' pas'
les plus difficiles. Souvent les jeunes gens d'un meme endroit s'etaient revetus
de la meme sorte d'6corce, et meme un groupe dont le talent particulier me
frappa et qui 6tait men6 par un jeune et splendide guerrier, portait des pagnes
de cuir peints en blanc. Il 6tait comique de voir un certain nombre d'enfants
nus qui essayaient chaque fois d'accompagner la danse, et parmi eux il y avait
souvent de petits mioches qui pouvaient a peine lever les jambes. Ceux-ci
pouvaient commettre des fautes dans la danse: mais gare au danseur adulte
qui commettait le faux pas le plus minime, 'apeine perceptible des non-Warundi;
il etait chass6, on le huait et il pouvait se r6jouir quand il s'en sortait sans

coups de baton ))2.

II n'a aucun souci en ce qui concerne I'approvisionnement, car
une sorte de droit de r6quisition g6n6rale lui est accord6
((En ce qui concerne l'approvisionnement nous n'avions alors aucun souci
nous faire; le d6sir d'acheter quelque chose n'etait absolument pas compris;
car le Mwesi possede pr6cis6ment tout ce qu'il y a dans le pays; il s'empare
de ce qui lui plait et ce qu'il ne peut prendre lui est apporte en fardeaux de
tous cotes. Des bovins aux longues cornes, des chevres et des moutons, des
quantites de bananes et de legumes secs, d'innombrables cruches de pomb?e
arrivaient sans cesse, sans qu'aucun d'entre nous reclamat ou demandat quelque
chose. MWmela mendicite d'habitude inevitable chez les negres se taisait en
i

pr6sence du Mwesi

s.

Son d6tour au Rwanda lui permet de se reposer de cette liesse
populaire. Mais des son retour il est repris en charge par la foule:
(( Le fanatisme des Warundi atteignit ici son apog6e. Des foules 6normes
arrivaient de tous c6t6s et formaient un courant houleux qui venait derriere
nous [...] D'autres groupes nous prec6daient, pareils a un essaim de sauterelles
s'abattant sur tout dans le pays. Ils arrachaient les provisions et le mobilier
des huttes, les champs etaient d6vastes en quelques minutes, des troupeaux
entiers de b6tail etaient rafl6s et mis souvent litteralement en pieces par ma
i. Ibid.,

p. 79.

Ibid., p. 8i.
3. Ibid., p. 82.
2.

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JEAN-PIERRE

70

CHRETIEN

suite delirante. Les quantites enormes de pombe qui se trouvaient dans les
villages ne portaient pas non plus les esprits au calme.
Les habitants de ces localites ne se laisserent pas toujours piller sans reagir,
des combats sanglants eurent lieu en avant de la caravane: beaucoup de gens
y furent gravement blesses, plusieurs meme y perirent. Mais des que je m'approchais, les deux camps jetaient leurs armes, se precipitaient litteralement sous
les sabots de l'ane qui me servait de monture et criaient leur ' gansa mwami '.
Le dechainement le plus insense se developpait a proximite immediate de ma
personne. Hommes, femmes et enfants se pressaient vers moi avec des cris
terribles et le visage defigure par le fanatisme; car avoir vu ou, mieux encore,
avoir touche le Mwesi etait consid6rd comme le plus grand bonheur. Les coups
de fouet et meme les coups de crosse des Askari 6taient absolument sans efficacite: le visage ruisselant de sang, les plus maltraites revenaient aussit6t en
hurlant a genoux leur ' gansa mwami ' ,,1.

Le I7 septembre, pres de ( Rusiga ))2 un incident avec les askari
amena ceux-ci 'a ouvrir le feu la salve coeutaaux Barundi une trentaine de morts. Au grand etonnement de Baumann les danses continuerent. On lui expliqua: ((Le Mwesi fait et ordonne ce qui lui plalt,
il execute qui il veut, car un Mwesi qui n'execute personne ne serait
pas un v6ritable Mwesi))3. Son camp devint une sorte de cour itin6rante:
((Au camp il y avait bien sur un mouvement tres anime. Les foules qui nous
accompagnaient campaient en g6neral un peu a l'ecart et singeaient durant
la nuit les cris de nos sentinelles. Des gens se pr6sentaient a moi sans arret avec
des cadeaux, des sorciers venaient, le visage peint en blanc, brandissant une
crecelle et murmurant des incantations avec une voix artificiellement enrouee,
il vint meme des gens qui offraient des presents a mon ane sous forme de betail
et de pombe et qui se battaient pour recueillir ses eaux, comme s'il s'agissait
d'une precieuse medecine. Une fois on me presenta un homme tres age aux
cheveux blancs et on me demanda si je le connaissais. Je regrettai de n'avoir
pas cet honneur: aussi l'Ancien estima que je l'avais oublie, tandis que lui se
rappelait encore avec precision m'avoir vu jadis en tant que Mwesi ))4.

C'est au milieu de cette ferveur populaire que Baumann remonta
la Ruvubu, avant d'atteindre (( la source du Nil )) oiu il trouva des
sites fun6raires consacres aux anciens rois: Wuruhukiro et Ganso
Kulu5:
(( Nous gravissons une hauteur herbeuse entre les deux ravins et campons
dans le petit village d'Unyange. Notre suite de Warundi avait fort diminu6,
car cet endroit a pour eux, de fagon remarquable, une valeur sacrSee,et il est
considere avec une crainte superstitieuse. C'est ici qu'autrefois on enterrait
les Mwesi d6cedes.
Dans un sombre bosquet, le Wuruhukiro, non loin du ruisseau de gauche,
i. Ibid., p. 86.
2. Busiga (cf. supra, p. 64, carte 3; p. 65, carte 4; p. 66, tableau).
op. cit., p. 87.
3. BAUMANN,
4. Ibid.
5. C'est-a-dire Buruhukiro, ((le lieu du repos )), et Nganzo Kuru, (ule grand
tombeau

royal )).

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

7I

les porteurs des depouilles royales s'arretaient, les obseques avaient lieu au
sommet du Ganso Kulu, une haute montagne herbeuse. Dans les bois de la
montagne errent encore aujourd'hui, selon les croyances des Warundi, les
esprits des Mwesi decedes, qui ont donne son nom au massif des 'Missosi ya
Mwesi' ))1.

Ce fut donc dans ces circonstances qu'on lui cita cette expression
qu'il interpr6ta comme designant les (( Monts de la Lune )). Etre

intronise roi d'un pays africain et decouvrir la source du Nil, voila
beaucoup d'emotions simultanees pour ce jeune explorateur (ag6
alors de vingt-huit ans), qui rassemble ses informations sur la base
d'un dialogue en swahili avec des interpretes qui ont appris le kirundi
de faSon sommaire a Ujiji. Nous reviendrons sur une origine possible
de ces ( Missosi ya Mwesi )). Nous sommes alors a un tournant du

voyage les Barundi vont commencer a se livrer a d'autres d6monstrations.
b) Les resistances.

C'est a un jour de marche de la source de la Ruvubu, sur les
contreforts de la crete Congo-Nil,que Baumann se heurta aux premieres
r6sistances, auxquelles il s'attendait d'ailleurs depuis le debut:
((Le i8 septembre, alors que nous descendons d'une hauteur, je m'apergois
que notre suite de Warundi ralentit et reste en arriere et tout a coup je remarque
200 Watussi qui, armes d'arcs et de lances, se precipitent sur nous de la hauteur.
Je gravis rapidement un sommet escarpe avec mes askari, je fais donner quelques salves contre les assaillants et je les bats sans difficulte ))2.

Mais au cours de cet accrochage Baumann dut deplorer la perte
de son interprete massai, Bakari, tue d'un coup de lance. Dans les
jours suivants, pres de la source de la Ruvubu, au lieu-dit Unyange
ou il avait 'tabli son campement, il dut repousser plusieurs attaques,
lancer des coups de projecteur au magn6sium durant la nuit, puis il
dut dejouer une tentative d'embuscade dans la foret de la crete.
Les attaques cesserent avec la descente vers l'Imbo. Mais l'accueil
n'avait plus la chaleur du debut. Et quand l'expedition remonta vers
l'interieur en direction du sud-est, elle dut encore, selon Baumann,
briser quelques attaques, men6es avec arcs et lances par les ((Watussi )):
(( Nous etions de nouveau dans le bassin du Nil; les ruisseaux clairs qui
coulaient dans les vallees formaient les affluents les plus meridionaux du ' pere
des fleuves'. Ici habitaient exclusivement de fiers pasteurs d'origine hamitique,
les Watussi; et leurs pauvres hameaux avec leurs haies de chardons et d'epineux,
avec leurs bosquets de bambous eleves et pittoresques et leurs petits champs
de pois et de courges, etaient 6parpilles dans tous les sens: sur les prairies
I. BAUMANN,
2. Ibid., p.

op. cit., p. 89.

88.

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

paissaient d'innombrables bovins aux longues cornes. Ces Watussi 6taient ceux
qui avaient battu Rumaliza et ses gens.
Ils ne montrerent d'abord a notre egard aucune intention hostile, seuls
des vieux au visage 6maci6 de gitans etaient accroupis immobiles au bord du
chemin et nous fixaient avec m6fiance. Mais en gravissant une colline nous
apersumes sur son sommet une grande troupe de guerriers armes qui barraient
le chemin. Ils nous crilerent de revenir en arriZereet de quitter le pays, sinon
il nous arriverait ce qui etait arriv6 a ceux qui etaient venus avant nous. Je
leur fis repondre que nous n'avions que des intentions pacifiques, que nous
n'avions rien de commun avec les Arabes et que m6me nous 6tions comme
eux leurs ennemis. Un sauvage cri de guerre et des fleches furent la reponse.
Je fis tirer quelques salves et je montai aussit6t ii l'assaut; nos adversaires
furent rejet6s et la hauteur occup6e.
Les Watussi qui 6taient manifestement surpris de notre attaque se regrouperent cependant rapidement, reattaquerent en hurlant de fa9on terrible et
en jetant des lances, et ils ne cederent que lorsqu'ils eurent subi des pertes
6levees a la suite de salves renouvel6es. Alors ils commencerent a se disperser
sur les vastes plateaux ))Q.

On voit que l'atmosphere a chang6 radicalement par rapport aux
premieres semaines, malgr6 l'accueil amical de quelques (( villages ).
Nous avons traduit ces differents extraits car ils sont tres revelateurs
en eux-memes de la situation dans laquelle Baumann s'est trouve au
Burundi. Comment expliquer ses diff6rentes phases ?
4. La societeet la politique du Burundi selon Baumann:
Les ruines d'un ancien royaume.
L'accueil triomphal du debut inspire a Baumann l'interpr6tation
suivante. S'il est considere comme un roi, c'est qu'il n'y a plus de roi
au Burundi, ce qui semble logique. C'est que les assertions de Burton
ou de Stanley sur la presence d'un mwezi install6 quelque part dans
les montagnes, pres de la source de (( la Kagera ))2 6taient fausses.
(( Mwezi est mort! Vive Mwezi! )) Cette resurrection du roi en la
personne de Baumann est expliqu6e par le fait que mwezi serait le
titre royal. La dynastie des mwezi a, selon lui, disparu depuis une
centaine d'annees au cours d'une guerre3. Ses titulaires r6sidaient
sans doute sur la crete, precis6ment sur les Misozi ya Mwezi4 (les
((collines de Mwezi ))). Mais comment est-il possible que l'Europ6en
Baumann ait 6te pris pour le dernier descendant de la lign6e ? Selon
lui le secret est le suivant:
((Les Warundi avaient en effet 6te' dirige's jadis par une dynastie qui faisait
remonter son origine a la lune (mwesi) et dont le titre royal etait 'Mwesi'.
i. Ibid., p. 96.
Cf. BURTON, op. cit., PP. 478-479; et
3. BAUMANN, op. cit., p. 223.
4. Orthographe actuelle.
2.

STANLEY,

op. cit., p. 393.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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Le dernier Mwesi, du nom de Makisavo (le visage pAle), avait disparu depuis
longtemps, mais selon la tradition, il survivait dans la lune et il 6tait attendu
du nord. Quand un homme blanc arriva donc soudain du nord dans le pays,
ils virent en lui le maitre attendu, le Mwesi Makisavo P..

Donc il y aurait eu jadis un grand royaume hamitique dirig6 par
des mwezi consid6r6s comme les fils de la Lune. Une catastrophe
militaire l'aurait detruit. Mais on attendrait le retour d'un nouveau
mwezi et le pale Baumann pouvait passer pour un fils de la Lune et
le restaurateurde l'ordre monarchique.
Sur le plan social, cette crise de la monarchie se traduirait par
un clivage social dangereux entre deux couches de la population:
la masse des (( Warundi )), anciens habitants du pays (sinon les plus
anciens, car les Batwa, pygmoldes, les auraient pr6c6des), serait en
opposition avec les (( seigneurs Watussi ,,2. II s'agit bien sfur de la
double composition de la population du Burundi: Bahutu d'origine
bantu et Batutsi d'origine nilo-ethiopide. Leurs rapports sont d6peints
de facon assez curieuse. Autrefois les Batutsi 6taient, dit Baumann,
disperses a travers le pays en tant que repr6sentants du mwezi, qui
etait lui-meme un Mututsi selon la plupart des t6moignages3. Cette
situation s'6tait maintenue au Rwanda oui, lors de son passage, Baumann se heurta a des chefs batutsi repr6sentants du roi ((Kigere ))4,
qui lui intimerent l'ordre d'aller se pr6senter 'a leur souverain5. Au
Burundi, au contraire, la disparition de la monarchie aurait entrain6
une dislocation de la soci6t6 qui s'exprimerait geographiquement
par la concentration des groupes batutsi dans certaines regions de
la crete. Mais cette anarchie s'accompagnerait d'une sorte d'exploitation renforc6edes masses de ((Warundi))par les ((seigneursWatussi)):
(( La r6sistance des Watussi au nord ne tenait pas du tout a un doute sur
ma mission, mais a une repulsion de cette noblesse de proie de voir termin6
par l'apparition d'un Mwesi un interregne si profitable pour elle ))6.

On devine les souvenirs historiques qui inspirent cette interpr6tation.
Baumann imagine une sorte d'ancienne monarchie hi6rarchis6e h la
maniere des monarchies f6odales de l'Occident m6di6val. Et une
crise d'autorite, analogue par exemple a celle des empereurs romains
germaniques de la fin du Moyen Age, aurait favoris6 la naissance
d'une chevalerie pillarde, d'une ((noblesse de proie )) (Rau badel) tutsi
installee dans son repaire de la crete Congo-Nil comme les Raubritter
I. BAUMANN,
2.

3.
4.
5.
6.

op. cit., p. 80.

Ibid., p. 88.
Ibid., pp. 223-224.
Kigeri Rwabugiri.
BAUMANN, op. cit., pp. 84-85.
Ibid., p. 224; cf. aussi p. 88.

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

dans leurs manoirs perches. La comparaison n'est que suggeree par
le vocabulaire employe, mais elle a l'interet d'ouvrir une lign6e de
textes oiu l'assimilation du Burundi precolonial a l'Europe medievale
se fera de plus en plus sans nuances. Donc le peuple aurait selon lui
la nostalgie du mwezi, arbitre supreme et chef sacre. Cela expliquerait
l'enthousiasme et la d6votion exprim6e 'a l'6gard de Baumann-mwezi
par les Bahutu du Bweru et du Buyenzi, mais aussi l'hostilit6 des
Batutsi du Mugamba et du Bututsi. La dualite ethnique se transposerait a la fois sur le plan geographique et sur le plan politique, le
passage de Baumann cristallisant cette opposition.
Ces deux series d'hypotheses sur le (( Roi au visage pale )) et sur
1'espece de confrontation tribale dont il serait 1'enjeu suscitent au
prernier abord un certain nombre de questions en rapport avec le
texte meme de Durch Massailand zur Nilquelle.
Le pouvoir de mwezi-Baumannsemble tres precaire et limite. Ce
pseudo-roi du Burundi doit abandonner son peuple lorsqu'il passe
la Kanyaru; il entre au Rwanda en simple visiteur, d6sarme'. Et son
peuple accepte de le laisser partir. A son retour l'enthousiasme reprend,
mais pour s'att6nuer tres vite aux approchesdu Mugamba.Deux explications sont donnees 'a ce sujet:
-D'abord

la peur devant les (( seigneurs Watussi )). Mais ces

revoltes, armes2 et fanatiques, paraissent alors arretes par une force
magique:
((Les Warundi me mettent en garde a plusieurs reprises contre eux et quand
je les engage a ecarter de moi tous les ennemis, ce qui pourrait etre fait sans
difficulte vu leur ecrasante superiorite, ils m'expliquent que cela est impossible,
qu'ils ne pourront pas, eux Wahutu (sujets), se battre contre leurs seigneurs
Watussi; cela, le Mwesi devait s'en charger lui-meme ))3.

Ces (( nobles pillards )) ont-ils une autre source de prestige que
leurs armes aux yeux de la foule ?
Autre hypothese: la pr6sence des tombeaux royaux, endroits
sacr6s et peupl6s d'esprits. Baumann ajoute 'a cela un comunentaire
int6ressant:
((La foi en ma mission prit seulement fin quand j'eus visite sans dommage
les Missosi ya Mwesi et les emplacements des tombeaux des rois d'autrefois.
Car, selon la tradition, un Mwesi vivant ne peut pen6trer dans ces r6gions:
si cela lui arrive il doit mourir. Comme cela ne m'arriva nullement, l'enthousiasme gen6ral fut tres refroidi ))4.
i. Aux yeux des indigenes qui ne connaissaient pas les fusils; cf. ibid., p. 85.
2. (( La pointe de la lance se cachait enveloppee de feuillage sous le tissu
d'6corce, et 'a chaque instant les pacifiques danseurs pouvaient se muer en
adversaires sanguinaires brandissant des lances )) (ibid., p. 83).
3. Ibid., p. 88.
4. Ibid., p. 224.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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On constate n6anmoins que la conclusion tiree par les Barundi ne
fut pas aussi nette, puisque durant son s6jour a Unyange, lieu tabou par
excellence, proche des tombeaux royaux, il y a encore des ((Warundi
qui brOlent des (( villages de Watussi )) a la suite d'une salve r6ussie
contre un groupe de guerriers batutsi. Certains sont meme encore a
ses cotWslors de sa mont6e sur les ((Missosiya Mwesi))pour le prevenir
d'un guet-apens'. En tout cas la r6gion du Mugambasemble avoir en
quelque sorte arrete l'elan populaire. Et ensuite, de l'autre cote de
la crete, dans la plaine, puis dans les r6gions du sud, il ne sera plus
question du mwezi. Cette affaire semble donc limit6e 'a la travers6e
du Bweru et du Buyenzi.
Quant a la these de la grande r6volte rundi contre les ((Watussi ),
elle presente quelques incoherences. La premiere partie du voyage
donne l'impression d'un pays peupl6 uniquement de Bahutu, mais
organis6; les ordonnateurs de la fete, les Anciens qui apportent les
cadeaux, les gens qui d6coupent la foule en del6gations plus ou moins
ordonnees,ne sont manifestement pas improvises: ce sont les autorit6s
locales coutumieres. S'il existait un joug exterieur pesant sur cette
population, la venue du mwezi (( liberateur ,,2 devrait les encourager
'ale secouer: or, on a l'impressiond'un accueil extremement pacifique.
Les exces commis dans la r6gion de Busiga (pillages de maisons et
de champs, rapts de betail et de biere) semblent relever plutot d'un
d6lire collectif que d'une opposition de deux peuples. D'ailleurs
Baumann exclut cette hypothese en 6voquant le fait que dans le cas
ou une bagarre eclatait, les adversaires se reconciliaiant aussit6t en
sa pr6sence et criaient ensemble: (( Ganzamwami! ))3. On voit mal en
cons6quence comment s'exerce cette domination des (( seigneurs
Watussi ))contre lesquels les ((Warundi ))sont cens6s se revolter sous
la banniere de Baumann.
En revanche leur agressivit6 se manifeste, d'ailleurs bien tiniidement, pres des a Missosi ya Mwesi i) (quelques incendies de huttes et
surtout beaucoup de m6fiance). On ne comprend d'ailleurs pas ce que
I'attaque du Mugamba leur apporterait en fait de lib6ration. Car si
nous suivons toujours la these de Baumann, nous savons que les
Batutsi les avaient autrefois controles au nom du mwezi, avant de se
retirer dans leurs repaires montagnards. Les (( Warundi )) seraient
donc alors a peu pres libres de leur sort. La restauration du mwezi
((au visage pale ))doit-elle d6plaireaux ((Watussi )),anciens dignitaires
de la cour, et lib6rer les ((Warundi )), anciens sujets de cette caste ?
Il y a la une contradiction.
i. Ibid., p. go.
Ibid., p. 223.

2.

3. Ganza mwami ! (((Rgne, 6 Roi!). C'est le titre de mwami que portent
les rois et non celui mwezi, comme le croit Baumann.

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

En fait c'est la simplification de la situation sur le plan ethnique
qui empeche d'y voir clair: cette juxtaposition d'ilots tutsi et d'6tendues hutu qui semblent devenus etrangersles uns a l'6gard des autres,
malgr6 leur voisinagel. La puissance des Batutsi est en particulier
difficilement comprehensible sur le simple registre de la force des
armes et de la (( noblesse )): le raisonnement porte quand on d6crit
un milieu de guerriersprofessionnels,coupes de tout travail et de toute
r6alitMagraire,vivant uniquement de rapines et d'exactions, et prot6g6
par les murailles de ses chateaux. Ici on nous decrit des hameaux aux
huttes de bambous, des enclos d'epineux, des troupeaux de bovins
aux longues cornes, des champs de pois et de courges. Les chansons
de geste doivent y prendre un tour plus humble que dans l'Europe
m6dievale! La situation sociale du Burundi ancien et la nature
exacte des liens de dependance qui peuvent se tisser a tous les echelons
ont echapp6 inevitablement a une observation aussi hative. Baumann
se fixe des reperes en reconstituant donc un schema politico-social
inspir6 par son exp6rience d'Europeen.
5. Les perspectivescolonialesau Burundi.
Nous reviendronssur la societe rundi traditionnelle. MaisBaumann
n'a pas seulement fait de l'ethnologie descriptive, il a appliqu6 au
Burundi les instructions qui lui avaient 6te donnees avant son depart
pour d'autres r6gions et il r6pond d'avance aux questions que pourraient lui poser les milieux coloniaux.
a) Sur le plan de la politique gene'ale.
Sur le plan de la politique g6nerale, le voyage de Baumann a mis
en valeur l'int6ret et la possibilite d'une occupation prochaine du
nord-ouest de l'Ostafrika. II met en evidence les m6faits des trafiquants arabes du lac Tanganyika, c'est-a-dire de Rumaliza (Mohammed bin Halfan) et de ses agents. II trouve deux postes arabes sur la
rive nord du lac, un en ((Usige ))et un autre a Ruwenga, sur la rive
droite de la Rusizi. Un certain Bakari (a'ne pas confondreavec l'interprete massai) repr6sente Rumaliza pour toute la plaine de la Rusizi,
a la tete de troupes de Swahili ou d'arabis6splus r6cents. La principale
activit6 semble etre la traite des esclaves venus du Congoet transport6s
par le lac jusqu'a Ujiji:
((Le poste arabe, compose de quelques huttes de negres, 6tait rempli d'esclaves, pour la plupart des femmes et des enfants, dont quelques-uns seulement
i. Par exemple dans le Sud: (( Le 3 octobre nous atteignons de nouveau,
a Mhororo, un village de Warundi et le 4 nous p6n6trons dans le district d'Issasu,
habit6 plutot par des Watussi... )) (BAUMANN, op. cit., p. 97).

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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portaient des fers tandis que les autres allaient 'a et lIa librement. Ceux qui
sejournaient depuis longtemps dans la station semblaient a moitie bien nourris,
mais un arrivage recent, venu de Ruwenga, consistait presque uniquement en
silhouettes miserables, squelettiques et amaigries, dont les yeux profonds exprimaient la faim. C'etait pour la plupart des gens d'Ubwari, Uvira et Ubembe,
des regions devastees sans arret par les gens de Rumaliza, et qui, malgr6 leur
fertilite, sont maintenant presque ruinees: les indigenes decimes par la variole
et la misere vendent leurs enfants comme esclaves ou sont eux-memes rafles
par les gens des Arabes.
Bien que les marchands installent beaucoup de petites stations pour faciliter
l'approvisionnement, la famine fait partout rage presque sans arrft dans ces
regions et les crocodiles du Tanganyika ont une abondante nourriture sous
la forme de cadavres qui y sont jetes chaque jour. Car les regions videes de
leur substance ne peuvent plus couvrir l'entretien de ces masses qui ne sont
transportees que lentement en pirogues vers Ujiji en vue d'un transfert
ult6rieur

))1

Ces remarquesn'etonnent pas sous la plume d'un envoye du Comite
Antiesclavagiste allemand. Mais on constatera aussi que l'efficacit6
de son expedition en ce domaine reste tres modeste: le rachat de
quelques esclaves en 6change de quelques pieces de cotonnades et
un message lapidaire 'a Bakari pour l'inviter a laisser l'expedition
en paix:
(( Salut et salut: moi, voyageur allemand, je suis arrive. Si tu veux etre
battu, viens et sois battu. Si tu veux la paix, je veux aussi la paix. Envoie tes
cadeaux, car je pars dans trois jours. Voila mes intentions ,,2.

Les colonisateurs allemands et les Arabes n'apparaissentd'ailleurs
pas comme des ennemis irreductibles. Baumann 6voque (( l'accueil
joyeux, habituel lors des rencontres avec les Swahili )); mais pour
constater son absence en ((Usig6))...II sait que Rumaliza est soupconne
d'etre un ((ennemi des Europeens ))et ((un alliOen sous-main du chef
revolt6 Sik6 de l'Unyanyembe ))3* En fait Baumann distingue deux
sortes d'Arabes: ceux venus de Mascate, acheteurs d'ivoire, qui ont
fonde Ujiji et Tabora depuis un demi-siecle et organis6des chasses a
l'elephant en collaboration (ou en concurrence) avec des Noirs de
l'interieur (les Banyamwezi par exemple) ; et ceux du Maniema, nes
en Afrique orientale et souvent metis: Tipou-Tib, Rumaliza, Bwana
Nsige et leurs acolytes. Ceux-ci ne d6veloppent pas le commerce,
mais ne vivent que du pillage et de la traite. Ils ont ete incapables
de diffuser les cotonnades et les perles au nord du lac Tanganyika:
a Les circonstances en sont connues. Les bandes d'Arabes envahissent de
nouvelles regions pour y prendre femmes et enfants, et elles ne restituent que

i. Ibid., pp. 94-95.

Ibid., p. 94.
3. Ibid., p. 93.
2.

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

ceux qui sont rachetes contre de l'ivoire; les autres sont reduits en eselavage.
Une politique avisee permet en plus de gagner les sujets et d'en faire des alli6s
contre le peuple voisin. Les bandes s'accroissent sans arr8t, toute agriculture
devient impossible, des regions 'a population dense se depeuplent et les restes
mis6rables de la population se vendent eux-m6mes et leurs enfants aux marchands d'esclaves pour un repas )>1.

Malgr6 ces jugements la conduite de Baumann est donc rest6e
tres prudente, et les Arabes garderent du passage de l'exp6dition
antiesclavagiste allemande un souvenir siurementplus agr6able que
de leurs contacts avec les Barundi:
(( Les gens de Rumaliza qui nous voyaient partir hochaient pensivement
la tete et pensaient que nous n'irions pas loin dans cette direction, car les Arabes
s'etaient retires plus d'une fois de ces montagnes la tVte en sang ))2.

Ce que Baumann ignorait c'6tait la gravit6 du conflit dans lequel
les Arabes du Maniema etaient engages avec les Belges de l'Etat du
Congo, soit au sud-ouest du lac Tanganyika, soit entre le fleuve Congo
et le lac. ILne recueillit a ce sujet que des rumeursconfuses et il constata
la mefiance exceptionnelle des Arabes de 1' ((Usig6 )). Mais son r6cit
confirma une chose: la rapidite des progres de l'Etat du Congo dans
cette direction et les repercussionsque risquait d'avoir la d6faite des
Arabes sur le sort politique des rives du lac Tanganyika. La carte
qu'il rapportait r6vela un autre probleme: celui de la discordance
entre la frontiere du Congo selon la Declaration de Neutralite et la
g6ographie physique de ces parages (lac Kivu, Nyabarongo, Rusizi,
repartition des reliefs). Ces d6couvertes, jointes 'acelles de von Gotzen
au Rwanda en I894 (le lac Kivu et les volcans Virunga en particulier),
amenerent les milieux officiels a remettre en cause cette frontiere et
a reparlerde la ligne tracee en I884.
Les annees suivantes vont voir se d6velopper une activite croissante en direction du lac Tanganyika: en ao'ut I893 le lieutenant Sigl
fait un passage a Ujiji. La meme annee, alors que l'Etat du Congo
entreprend de controler la rive occidentale du lac, un journaliste
fran9ais, correspondant de l'agence Reuter et de journaux britanniques, Lionel Decle, passe a Ujiji avant de se rendre a Tabora3.On sait
que Cecil Rhodes essaiera en I894 de se faire accorder un couloir
entre le Tanganyika et le lac ]Rdouard.Les rives du Tanganyika
rentraient donc peu a peu dans le domaine des rivalites imperialistes
et des discussions diplomatiques. Le projet d'une station allemande
a Ujiji est evoque avec de plus en plus de pr6cision: il sera realis6
en I896, et la meme annee un poste sera cre6 a l'est du delta de la
i. Ibid., p. 245.
Ibid., p. 96.
3. Cf. The Standard,
2.

7.7.I894.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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Rusizi, a Kajaga, dans 1' a Usig6 )) des explorateurs. On voit que
1'aexp6dition Massa!))fait un peu l'effet d'une prehistoire de la colonisation allemande au Burundi. D6ja Baumann en 6voque les modalit6s.
Dans sa conclusion sur la societe du Burundi, il explique que les
difficult6s ext6rieures, les divisions internes, le chaos politique et
surtout la cr6dulit6 populaire concernant le retour du mwezi favoriseront cette installation europ6ennel:
((Quand on considere l'Urundi actuel on retire l'impression de la plus grande
confusion politique. Exposes au nord aux incursions de Kigere, le chef conqu6rant du Ruanda, au sud aux razzias des marchands d'esclaves arabes, les
Warundi sont divises en d'innombrables communaut6s separ6es par des querelles
et sont exploites par la noblesse de pasteurs rapaces des Watussi. I1 n'est pas
etonnant qu'ils attendent avec impatience l'arriv6e d'un mwesi. Une fois d6ja
un tel personnage est apparu a eux sous le drapeau allemand: ce n'etait certes
qu'un pionnier qui aplanissait les chemins pour ses successeurs. Quand ceux-ci
arriveront et chercheront & etablir la souverainet6 allemande en Urundi, ils
ne rencontreront aucune sorte de difficult6 - si l'on prend les hommes qui
conviennent -, mais un accueil enthousiaste et ils seront en mesure de gagner
a la r6alit6 allemande un peuple primitif encore intact et bien dispos6, qui est
destine en tout cas a jouer le r6le le plus important dans l'avenir de la colonie.
La grande hospitalite des Warundi permet aussi de conclure qu'un missionnaire venant du nord pourrait y obtenir les plus remarquables succes en matiere
de conversions

))2.

b) Sur le plan economique.
Nous avons vu que Baumann etait aussi d'une certaine fa9on
l'envoy6 de la Societ6 de l'Afrique Orientale Allemande. Quelles sont
ses conclusions sur le plan economique ? Il constate d'abord l'inexistence presque complete du commerce au Burundi: le symbole de cet
isolement est l'absence des cotonnades. II le remarque des le gu6 de
Rwaniro:
a Chez les Wassui on voyait encore quelques lambeaux de cotonnades, quelques perles de verre, les avant-postes extremes de l'industrie europ6enne qui
s'empare de tout; ici il n'y avait rien de celle-ci; habillement et parure 6taient
de l'Afrique authentique, non d6form6e O)'.

Les 6changes traditionnels portent sur quelques produits m6talliques (laiton, par exemple) et le sel, importes du Buha. L'arriv&e
des Arabes a permis aux gens de l'Imbo de nouer des liens avec Ujiji.
Maisces 6changessont d6risoiresa cot6 de ce qui se passe en Unyamwezi
par exemple. a Les Warundi n'ont pas de relations avec le monde
i. On notera que les prochaines initiatives missionnaires devaient s'effectuer
precisement par 1'est (le Buyogoma) et non plus par le lac, ou des deboires
avaient 6te subis.
2. BAUMANN,

op. cit.,

p. 225.

3. Ibid., p. 79.

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

ext6rieur; les caravanes ne p6netrent jamais dans le pays et les
montagnards Warundi ne quittent pas leur patrie >)1.
L'avenir 6conomique de cette contr6e 6loign6e se situe dans une
perspective d'ensemble concernant la mise en valeur de l'int6rieur
de l'Ostafrika2.Les esclaves et l'ivoire qui transitent 'a Tabora sont
des ((produits )) du pass6. Baumann voit bien que dans cette colonie
comme ailleurs l'avenir se jouerait sur les ressources minieres et
agricoles. C'est le theme de la conclusion de son livre. I1 6voque le
sel d'Uvinza, au Buha, mais aussi la fertilite particuliere des ((hauts
pays entre Nyanza et Tanganyika ))et leur abondante main-d'oeuvre.
Mais ce d6veloppement est 1i6a l'6quipement des transports,car les
caravanesne suffirontplus pour les produits pond6reuxde I'agriculture
ou des mines. II faut prevoir des liaisons modemes avec les grands
lacs, le Victoria d'abord, le Tanganyika ensuite. Ainsi peu a peu
s'animera le ((deuxieme littoral ))de la colonie allemande. Ces themes
vont etre repris de faSon significative au Conseil d'administration de
la DOAG par Busse3, mais surtout dans l'optique de la menace d'un
d6tournement du commerce de la r6gion des Grands Lacs (y compris
l'ivoire)vers les zones d'influencebritanniqueou belge. L'idee d'un ((chemin de fer central)) est lanc6e des cette epoque. Baumann la trouvait
prematuree car, selon lui, Tabora 6tait le comptoir du pass6, appel6 a
decliner. Mais quand Busse l'6voqua en mars I894, I'affaireavait deja'
Wt6pr6sent6e au gouvernement par la DOAG d's I8934. 1 faudra
attendre vingt ans pour assister 'al'arriv6e du chemin de fer a Ujiji.
(( Puissent les pays des sources du Nil s'ouvrir a la civilisation ))5
comme l'Usambara en avait montr6 i'exemple avec son chemin de
fer, c'est le vceu final de Baumann. Mais il s'agit, comme on le voit,
d'une longue ech6ance. Si 1'((exp6ditionMassa!))a ete une exploration
attard6e, cela risquait aussi d'etre le cas pour la mniseen valeur de ce
Far West toujours en d6calagepar rapportau littoral de l'Oc6anIndien.
L'ouvrage de Baumann nous livre les differents aspects de ce
que repr6sentaitle Burundi pour celui qui l'avait explor6 le premier:
un melange fait d'estimations rationnelles concernant la cartographie,
la g6ographie, les possibilit6s economiques, et, d'autre part, d'hypotheses elaborees au cours d'un voyage tumultueux et nourries de
reminiscences historiques : l'histoire des rois au visage pale, des
chevaliers pillards, etc. D'un cot6 un projet de domination m6thodique
et de l'autre toute une mythologie sur la soci6t6 primitive, cela peut
r6sumer le point de vue europ6en.
I. Ibid., p. 22I.

A ce sujet, cf. ibid., pp. 240-260.
3. DZA Potsdam, DOA G, 6 (I5).
4. Ibid., 5 (56).
5. BAUMANN, op. cit., p. 260.
2.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

III.

-

LES BARUNDI DtCOUVRENT

L'EUROPEEN

Que representait pour les Barundi cette ((p6n6tration de la civilisation ))?
propre.
i. La societe'rundi traditionnelle: sa cohe'rence
Diff6rents 6l6ments permettent de comprendre l'impression de
dislocation que laissa a Baumann la soci6t6 du Burundi': la juxtaposition de trois couches de peuplement (Batwa, Bahutu, Batutsi) qui
se distinguent par leur origine historique et par les traits dominants
de leur mode de vie; la dispersion g6ographique de l'habitat aux
flancs des coflines (imisozi); l'isolement de l'enclos familial (rugo)
derriere une cloture 6paisse faite de pieux, de branchages entrelac6s,
de haies naturelles qui isolent en outre diff6rentescours et ralentissent
l'entr6e du visiteur 6tranger au pas de leurs portes souvent 6troites.
Ce pays sans villages paraissait insaisissable. Mais cet 6miettement
n'6tait pas d'u, comme le pensait Baumann, 'a une catastrophe anterieure, il correspondaita un style de vie, enracin6 autour des champs
et des pAturages (secs sur les hauteurs ou humides pres des fonds
marecageux),et il recouvraitdes liens profondstiss6s entre les diff6rents
6l6ments, qui rendirent la conquete beaucoup plus difficile que ne le
supposait l'auteur de DurchMassailand zur Nilquelle. Nous 6voquerons
rapidement trois facteurs d'unit6 du Burundi ancien: les contrats
coutumiers, les croyances et le roi.
Umwonga umwe wonza inyoni ((( Un seul ruisseau fait maigrir
les oiseaux )))2, dit un proverbe kirundi. La dispersion 6tait contrebalanc6e par une multiplicit6 de liens coutumnierstisses 'a tous les
I. On trouvera des renseignements sur cette soci6t6 dans les ouvrages
suivants:
R. BOURGEOIS, Banyarwanda et Barundi, Bruxelles, 3 vol., I954, I956,
I957; avec un suppl6ment, L'lvolution du contrat de bail d cheptel au RuandaUrundi, I958.
M. d'HERTEFELT, A. A. TROUWBORSTet J. H. SCHERER, Les anciens
royaumes de la zone interlacustre mlridionale. Rwanda, Burundi, Buha, Tervuren,
I962.
- H. MEYER, Die Barundi. Eine volherkundliche Studie aus DeutschOstafrika, Leipzig, I9I6.
- E. SIMONS, Coutumes et institutions des Barundi, Elisabethville, 1944.
J. M. M. VAN DER BURGT, Un grand peuple de l'Afrique Iquatoriale.
AlGments d'une monographie sur l'Urundi, Bois-le-Duc, 1903.
- J. VANSINA, Notes sur l'histoire du Burundi, A equatoriaXXI V, Coquilhatville, 196I.
B. ZUURE, L'dme du Murundi, Paris, 1932.

2. F. M. RODEGEM, Sagesse kirundi, Tervuren,

I96I (Proverbe

3234).
6

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

niveaux de la societ6 et destinee 'a garantir la securit6 materielle et
la situation sociale de la famille. Mis a part le gage matrimonial et
certains contrats de travail, le plus important de ces liens etait le
contrat de clientele fond6 sur le be'tail. Le rang social 6tant d6fini
par le nombre de vaches que l'on possedait, celui qui avait un grand
troupeau pouvait se faire des amis en leur confiant des vaches. I1
s'agit de cadeaux qui engagent l'un envers l'autre le patron donateur
(shebuja) et le client beneficiaire (umugabire). Le patron pouvait
etre le mwami, un chef ou un sous-chef, mais aussi tout Murundi
fortune (tutsi ou meme hutu). Le contrat a et6 conclu lors d'une
visite solennelle du mugabire accompagne de cruches de biere. Des
amis sont presents pour participer a cette petite fete; ce seront aussi
d'6ventuels temoins en cas de contestation. Le mugabirea des obligations variees: travaux ou prets de travailleurs, visites de courtoisie
ou participation a la suite du patron lorsque celui-ci va rendre visite
a un plus puissant, cadeaux

-

notamment de biere de bananes

,

aide en cas de difficultes, etc. Le shebuja doit une aide materielle et
morale a son client. I1 doit en particulier l'assister dans les palabres
judiciaires. On voit que ces contrats evoquent la vassalite primitive.
Le contrat est hereditaire, et si la vache n'est pas 6ternelle, elle aussi
a des rejetons qui peuvent perpetuer le (( fief )). Mais il se situait a
tous les 6chelons de la soci6t6 et il entrainait des obligations vari6es,
des plus nobles aux plus vulgaires. C'est une premiere diff6rencequ'il
convient de signaler avec la f6odalitMdigne de ce nom. L'ubugabire
n'6tait pas reserve 'a un milieu nobiliaire. I1 permettait au contraire
de tisser des liens a tous les niveaux de la societ', depuis la faveur
royale accordee a un courtisan jusqu'au pacte d'amitie conclu entre
deux simples Barundi. C'est par ce biais que s'exer?a notamment
l'influence des pasteurs batutsi sur les cultivateurs bahutu. Ces
contrats se situent dans un contexte de liens de solidarite, habituels
en soci6t6 primitive, et que contribue 'a renforcer ici la dispersion de
l'habitat.
L'unitMd' ((Uburundi ))reposait aussi sur un fond culturelcommun
et assimild par les diff6rents elements de la population, ce qu'un des
premiers missionnaires a appele 1' ((ame du Murundi )). Cette unit6
culturelle tenait d'abord 'a la langue, une langue unique et riche de
nuances, v6hicule de toute une sagesse populaire qui s'exprime dans
des proverbes, des contes, des r6cits 6piques... Les croyancesreligieuses
jouaient aussi un role important. Les premiers missionnaires ont ete
frapp6s par le role accorde 'a un Dieu supreme, Imana. En fait il ne
s'agissait pas d'une sorte de Yahve du Burundi, mais d'une force
animant toute vie et tous les esprits (imizimu) qui peuplent la terre,
une sorte de numen universel. Le divin tenait une place essentielle
dans la mentalite des Barundi : il 6tait pr6sent partout et plus par-

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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ticulierement dans certains bois, certains arbres, dans les amulettes
port6es par les enfants (ibileko); des animaux pouvaient abriter
les ombres des morts. On a ici dans une certaine mesure un exemple
des conceptions analysees par le Pere Tempels'. A cote de cet animisme,
on trouve des cultes plus personnalises,par exemple celui de Kiranga,
heros guerrier et chasseur, tu6 par une antilope. Cet interm6diaire
entre les hommes et Imana est invoqu6 en toute occasion, mais un
culte sp6cial se d6roulait en certaines occasions sous la forme de c6r6monies d'initiation au cours desquelles la divinite entrait en possession
de ses fideles (ibishegu). Ce culte, qui ne faisait pas de distinctions
sociales, 6tait, sous ses allures dionysiaques et agrestes, un ferment
d'unite pour tout le pays. Seul le roi en etait exclu : Kiranga etait un
peu le roi mystique du pays.
Mais le roi (umwami) 6tait lui-meme un personnage sacr6. Certes
il 6tait le possesseur6minent de tous les biens et troupeaux du Burundi,
il recevait les redevances de ses domaines propres (ivyibare) et les
cadeaux des d6l6gationsde chefs (abaganwa)2 qui venaient lui rendre
visite chaque ann6e, la justice 6tait rendue par les notables (baskingantahe)3 en son nom, il r6sidait dans tel ou tel de ses enclos du centre
du Mugamba (r6gion actuelle de Muramwya) entour6 de tout un
c6r6monialreglant l'existence de sa famille et de son troupeau, mais
son autorite s'enracinait surtout dans les croyances populaires relatives "ason pouvoir divin. II est le garant de la fecondite des troupeaux
et de la fertilit6 des champs. Son troupeau, entoure de soins religieux,
est un garant pour le reste du b6tail et le roi est d'abord le grand
pasteur et dispensateur de vaches. D'autre part le sorgho, une des
plantes les plus traditionnelles du pays, ne pouvait etre sem6 tant
que le roi n'avait pas magiquement ouvert la saison des scmailles.
C'6tait le role de la fete de l'umuganuyo, au cours de la a(petite saison
seche )) (vers la fin decembre), occasion de rejouissances oiu toutes
les couches de la population participaient. Des l6gendes de fondation
nous pr6sentent aussi le roi comme faiseur de pluie. Et le deces d'un
mwami manifeste, a contrario,la meme importance vitale. Le deuil
durait un mois et entretenait une veritable paralysie du pays. Le
cadavre auguste, envelopp6 d'une peau de taureau, 6tait transport6
vers le nord-ouest, ? la lisiere de la grande foret de la crete (la Kibira),
i. P. TEMPELS, La philosophie bantoue, Paris, I949.
2. I1 faut distinguer les baganwa qui sont des membres de la famille royale
exer9ant un pouvoir de chef sur toute une region (mais il y a aussi des baganwa
sans chefferie) au nom du mwami, et d'autre part les batware qui sont de simples
Barundi (Batutsi ou Bahutu) administrant un groupe de collines pour le compte
d'un chef (muganwa) ou parfois du roi lui-meme sur ses ivyi bare. Ces ((administrateurs )) sont appeles en g6neral (( sous-chefs )).
3. Les Anciens qui tiennent le baton d'arbitrage (intahe) au cours des
palabres.

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

a proximit6 de la frontiere du Rwanda, Ilaou est pass6 Baunann en
septembre I892. LU-bas des gardiens attitr6s (du clan hutu des
Abajiji) se chargeaient d'entretenir un enclos votif oiu le cadavre
6tait dessechMau-dessus d'un feu. Un ver, disait-on, sortirait de sa
main droite; on le nourriraitde lait, il deviendrait un lion: le rugissement de celui-ci serait le signal de la proclamation du nouveau roi.
Celui-ci avait d'ailleurs 6t6 6lu depuis longtemps par les sorciers et
il 6tait n6, disait-on, avec des semences dans son poing droit. Quant
aux enclos funebres, ils etaient cens6s abriter les mizimu royaux;
un roi vivant ne pouvait pas les voir, mais il y envoyait des cadeaux.
On voit que le roi repr6sentait plus qu'un pouvoir politique: c'Wtait
une force vitale ador6ecomme telle ; ce royaume sans villes ni chateaux
de pierre avait en fait ses capitales et ses palais, en mat6riau v6g6tal,
et le paysage agreste et bucolique du Burundi dissimulait un r6seau
politico-magique de bois sacr6s et d'ibigabiro (restes d'enclos royaux),
symboles de la maitrise du pays par le mwami, avec l'aide d'Imana.
Baumann a donc rencontre en I892 un peuple qui etait, d'apres
ses descriptions, priv6 de l'ordre d'un Etat europeen moderne, mais
le tumulte qui l'entourait lui a fait, semble-t-il, prendrepour un chaos
ce qui 6tait une effervescence relativement d6limit6e. Les facteurs
d'union (relationsde clientele de type archaique,mentalite, croyances,
monarchie toujours vivante) lui ont 6chapp6.
2.

Baumann vu par les Barundi.

Essayons de mieux comprendre les p6rip6ties de ce voyage.
L'enquete orale que nous avons entreprise depuis plus d'un an dans
les diff6rentes provinces du pays' nous a mend 'a plusieurs reprises
dans des r6gions travers6es par l'exp6dition Baumann. Mais il semble
jusqu'ici qu'elle n'ait laiss6 de souvenirs relativement precis qu'en
un endroit. Ailleurs ce sont d'autres exp6ditions militaires plus
tardives qui ont en g6n6ral laiss6 des traces. Mais cet endroit est des
plus importants pour nous; c'est la r6gion ou l'exp6dition s'est le
plus attard6e, a la fois le sommet et le tournant du voyage: la r6gion
de la source de la Ruvubu, dans l'actuel arrondissementde Kayanza.
Les t6moins les plus interessants "ace sujet furent ceux interrog6s
dans les communes de Mparamirundi, Muruta, Buriza et Ijene.
Comment avons-nous identifi6 Baumann dans leurs r6cits ? Nous
posons tres souvent la question sur les premiers souvenirs concernant
i. Nous tenons a remercier ici les autorites des ministeres de I'Education
nationale et de l'IntErieur du Burundi, ainsi que les autorites provinciales et
communales pour la comprehension et l'activite avec lesquelles elles ont aide
ces travaux, ainsi que les 'tudiants de I'Ecole Normale Superieure de Bujumbura
qui ont, en tant qu'interpretes, assure le dialogue avec ces temoins.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

l'arriv6edes Allemands, sur ce que l'on raconte des premiersEuropeens
parvenus dans la r6gion. Et ces fois-la, ce ne fut pas le nom d'un
missionnaire ou d'un militaire - habituellement cit6s' - qui vint
h la bouche de plusieurs temoins, notamment des plus ag6s, mais
celui d'un certain ((Bakari )):
a Le premier &p6n6trer le pays fut un Blanc qui arrivait du Rwanda, venant
du Rwanda, Bakari... ))".
aLe premier Blanc qui arriva dans le pays fut Bakari ),.

((Le premier Allemand que nous avons vu ici s'appelait Bakari ))4.
- Bakari etait-il un Europeen ? Un Allemand ?
C'6tait un Blanc. Un Allemand. C'etait un Blanc qui voyageait avec
ses femmes et des vaches sans comes ))5.

Ce nom swahili est donc attribu6 a un Europeen. II peut s'agir
d'une sorte de confusion avec le nom de l'interprete massal qui fut,
on l'a vu, tu6 dans la region. A moins que ce ne soit un sumom b&ti
a partir du verbe gukara ou gukarira, a etre violent, dur ). I1 est plus
int6ressant de relever les lieux oiuil est pass6 selon ces r6cits: Gitiba
pres de Busiga (Mugitiva chez Baumann), Busiga meme, Kabuye
(commune situee entre celle de Busiga et celle de Rukago), Mbirizi,
Kibaribari, Buhiga (Mbilizi et Uhiga de la carte de Baumann),commune de Rukago - Mubuga et Kibayi le long de la Ruvubu,
Busambo (au pied de Remera), Kimwamaganaau sud-ouest de Remera
en montant sur la crete. Nous retrouvons le trajet de Baumann.
Nous en retrouvons 6galement les 6pisodes, malgr6 la confusion
chronologique qui s'installe souvent dans les r6cits, comme on va
le voir:
a Bakari venait du Bweru; ii a parcouru le pays et finalement il a abouti ici.
II est monte vers le haut6; Ntawurishira l'arreta, cherchant a le tuer. Mais lui,

x. Cit6s sous forme de surnoms en kirundi.
Nous indiquons les initiales du nom, puis du prenom (s'il existe), le nom
de la colline d'origine et la date de l'enqu6te. B.P., colline Gitemezi, 5.I.I967.
2.

3. S.A., colline Nkongwe, 3.I.I967.
4. N.M., colline Isongore, 12.7.I967.
5. B., colline Campazi, 2I.7.I966.

N.B.: A son entr6e au Burundi, Baumann 6tait accompagn6 de I38 personnes
(askari, Ruga-Ruga, porteurs), sans compter un certain nombre de Banyamwezi
et de chasseurs d'elephants, accompagnes eux-m,mes d'un certain nombre de
femmes et d'enfants. L'une de celles-ci mit au monde un enfant pres de la source
de la Ruvubu. Quant aux c vaches sans cornes )), elles d6signent peut-8tre les
anes de Mascate que Baumann aurait utilis6s comme betes de somme et que
les Barundi n'avaient jamais vus. Sur ces aspects materiels, cf. BAUMANN,
op. cit., pp. 370-377, etc.
6. Iyo ruguru:
ruguYu

en kirundi

designe

souvent

la r6gion oii r6side le

mwami et pas seulement les zones de haute altitude. Mais souvent aussi les
deux coincident.

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86

JEAN-PIERRE CHRE'TIEN

il intervint et tua Ntawurishira, la a Busari. C'est ce que j'ai vu de mes propres
yeux

)1.

Le Blanc en question est-il arrive a la source de la Ruvubu ?
Ce Blanc y est arrive. II est alle meme au Rwanda. II a dem6nage6pour
aller vivre au Rwanda, il a suivi toute la Kibira2, et il est revenu lIa... I1 est
venu ))3,
-

( II [Bakari]. a extermine les gens lIa-bas a Busambo, lorsque le gendre de
Gisabo voulait lui barrer le passage pour le tuer. Alors il le fit tomber, il lui
tira une balle ici, sur le front, sur chose [...] Ntawurishira. II [Bakari] venait
de Mbirizi. I1 a d'abord extermine les gens la-bas a Mbirizi dans les environs
de Buhiga. I1 poursuivit sa marche; lorsque les gens affluaient au secours, il
tua Ntawurishira aussi.
- Quel chemin a suivi Bakari ?
A Mbirizi, il a massacre des gens, la 'a Mbirizi, a Kibaribari; tu vois
bien que c'est la qu'il a extermine les gens. A son arrivee a Busiga les gens
eurent peur de lui, finalement lorsqu'il est parvenu a Masama, la aussi on lui
a barre le passage, il a encore fait des morts. Finalement il est parti pour revenir.
Au lieu de prendre la direction du Nganzo4 de Ntare, il est reparti, il a rebrousse
chemin apres avoir tue Ntawurishira ).
((En arrivant, le premier a penetrer le pays fut un Blanc qui arrivait du
Rwanda, venant du Rwanda, Bakari, fils de Rumaliza, umumarisha ('le destructeur '). Le voici qui arrive venant de Gitiba. Alors le cri fut lanc6: ' Venez,
venez danser pour le mwami a Nyamizanga, Nyamizanga ! '. Nos peres etaient
encore en vie. ' Chacun fait connaitre sa famille et un autre en fait autant',
disaient-ils. Apres, nous sommes all6s a sa rencontre, c'est la aux bigabiro de
Kabarore que nous avons execut6 des danses en son honneur. Alors il s'adressa
a nous, Barundi, en ces termes 'Je m'en vais a Bujumbura, quant a vous,
retournez chez vous, votre mwami est en route et vous arrivera prochainement. '
Nous fimes demi-tour vers la maison; quant a lui, il reprit son chemin; lorsqu'il
arriva a Kibayi, les gens se battirent; chez nous quatre personnes, quatre
hommes furent saisis. Bakari les empoigna et les fit descendre jusqu'a Bujumbura ; Njanyimpaka, Mirango, Gasuku, Sheruja, tous les quatre furent emport6s
a Bujumbura. Ils ne sont revenus &Kibayi que lorsque le combat contre Kishirimuhatsi fut termine. Et voici que Kishirimuhatsi dit a Ntawurishira: ' Ntawurishira, viens, tuons ces Blancs, et si nous en tuons, esperons que le mwami
nous donnera une part du pays pour accroitre cette region, puisque nous aurons
tue les monstres. ' Ntawurishira de repliquer 'Senyogoza rije kurikora kuri
Banguza! '8* Voila que Ntawurishira commence; on tire sur lui une balle qui
l'atteiDt au front, il tombe. Le pays, il le laissa a la fille de Gisabo, Umwirukazi.
Le lendemain matin, ils prirent la direction de Bujumbura; Bakari se mit en
route pour Bujumbura. Au moment ou il arriva a Bujumbura, dans l'Imbo, le
i. Nico nibonera (ou ailleurs nivyo nabonye): formule toute faite, sauf cas
sp6ciaux, pour dire que l'on vivait du temps des 6venements que l'on raconte.
2. La Kibira: grande for6t qui occupe du nord au sud les sommets de la
crete Congo-Nil. On comprend que le voyageur longe d'abord cette 6paisse
for6t avant de la traverser.
3. B., colline Campazi, 2I.7.I966.
4. Inganzo: tombeau royal, c'est-a-dire pour Ntare (Rugamba), le lieu-dit

Buruhukiro.

5. B.A., colline Campazi, 21.7.A966.
6. Juron belliqueux emaille de noms propres, intraduisible.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

87

principal sous-chef 6tait Kiyogoma et Rusavya et Mashara. Une fois a Bujumbura, il s'installa. Les gens alors allaient chez lui chercher les bonnes graces1,
tournaient les regards vers lui et n'allaient plus faire la cour chez Mwezi. Ils
couraient apres la civilisation des Blancs2, seulement chez Mwezi, ils n'y allaient
plus

))3.

((Le premier Blanc qui arriva dans le pays fut Bakari (ou Bakare). I1 y avait
deja eu Rumariza. Celui-l'a passa a Mbiritso [sic] et arriva a Kibaribari, de
Kibaribari jusqu'ici chez nous 'a Mubuga. On dansa pour lui. I1 continua et
campa &Busambo. L. il fut chass6 par des fleches tirees par des troupes dirig6es
par Ntawurishira, le gendre du roi. Beaucoup de guerriers y moururent. I1
continua et logea 'a Kimwamagana; puis il arriva dans l'Imbo. Plus tard vint
Kirima...
Quelle impression les gens garderent-ils du premier Blanc qui arriva
dans le pays ?
On n'avait jamais vu de Blancs. Lorsqu'ils furent restes dans le pays,
le roi se soumit a eux. Quand Bakare fut passe ici, on l'a oubli6 et d'autres
Blancs sont passes trois ans plus tard. Apres lui les gens disaient: ' Cet homme,
on verra ce dont il est capable.' Mais pour la premiere fois on disait qu'il y
avait des 6trangers, sans armes, accompagnes de filUes [...] ' Venez, on va les
chasser. Les femmes de nos peres en souffriront. ' Ceux qui s'opposerent &Bakare
p6rirent. Ils 6taient accompagnes par des soldats noirs ))4.

Nous avons reproduit int6gralement ces extraits, r6v6lateurs du
style habituel des r6cits des vieux Barundi: de simples a nouvelles
(amakuru) sur le pass6 qui mettent en lurnierequelques faits remarquables, mais laissent dans le brouillard l'6volution g6n6rale de la
situation. On a not6 le caractere moralisateur ou proph6tique (a
posteriori) de certains passages, les retours en arriere, la confusion
avec des 6v6nements post6rieurs (la mention de Bujumbura en fait
foi). Mais derriere ces in6vitables flottements on trouve un contenu
fort int6ressant.
a) L'accueil royal.
Les danses, les cris, les efforts pour se faire voir de Bakari rappellent
les descriptions de Baumann. Mais Bakari apparait comme ((un roi))
et non conume((le mwezi ))pour la simple raison que Mwezi n'est pas
mort. La succession de danses et de combats ne semble pas contradictoire aux yeux des t6moins, comme si les r6actions d'admiration et
de peur allaient de pair a l'6gard de cet 6tranger. Son caractere royal
semble meme justifi6 a posteriori(voir le troisieme temoin) par l'instali. Kusaba: prier pour demander, c'est-A-dire l'attitude fondamentale de
l'inferieur a 1'egard du sup6rieur, qui en est flatte. Au passif, kusabwa, 8tre
pri6, est le role normal d'un roi. La devise des anciens rois du Burundi etait:
Gansa sabwa ! (z Regne et sois implore ! )).
2. Ikizungu: la r6alite, le monde des Bazungu, c'est-a-dire des Blanes.
3. B.P., colline Gitemezi, 5.I.I967.
4. S.A., colline Nkongwe, 3.I.I967.

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88

JEAN-PIERRE

CHRE1TIEN

lation des Allemands a Bujumbura et leur domination sur l'Imbo
Bakari est cens6 avoir 6tabli la royaut6 des (( Abadagi ))' au moins
dans une partie du Burundi. I1est presente aussi comme un pr6curseur
imm6diat de Kirima. Ce chef, venu du Bunyabungo, au sud-ouest
du lac Kivu, se tailla dans les dernieres ann6es du xIxe siecle une
principaut6 dans l'Imbo, puis sur la crete. II regut au debut du
xxe siecle l'aide des Allemands contre Mwezi.Maislui-meme se pr6sentait conune un mwami descendant de Ntare Rugamba (le mwami du
debut du xIxe siecle) tout en utilisant des armes 'a feu, jouant donc
sur le double tableau de la mystique royale et des engins modernes.
L'id6e monarchique apparalt alors au Burundi comme profonde,
mais fantaisiste. Les sujets du mwami semblent prets 'a reconnaitre
une nature royale a toute personne disposant d'une autorit6 exceptionnelle. Sur le plan chronologique cette comparaison confirme
l'assimilation de Baumann et de Bakari, puisque celui-ci a pr6c6d6
Kirima. Or l'installation de Kirima dans la plaine est contemporaine
des premieres exp6ditions mnilitairesallemandes et d'un trafic de
fusils venus de chez les Batetela r6volt6s du Congo, c'est-'a-direvers
i896-I897. Le troisieme t6moin est assez net a ce propos:
((Ceux qui vous demandaient d'aller accueillir Bakari, 6taient-ce des
sous-chefs ou des chefs ?
C'6tait encore sous Kanyamwanira; nous y sommnesall6s pour accueillir
ce Blanc meme, Bakari. Nous le rencontr&mes a Kabarore; c'est la que nous
fimes des exhibitions de danse.
Kanyamwanira 6tait-il sous-chef ?
C'etait un chef de Gisabo, c'est lui qui nous commandait. On ne parlait
pas encore de lui [Kirima] au Burundi, il 6tait encore A Bukavu'; il n'6tait
pas encore venu ici au Burundi. C'ktait sous le r6gne de Mwezi; il regnait seul
sur ce pays. Les vaches etaient presque toutes an6anties par la peste (muryamo)3.
La variole a sevi apres qu'il ait pris le pouvoir, apres son arriv6e &Bujumbura,
l'arriv6e de Bakari. La variole fit alors son apparition... ))4

On voit combien Baumann s'6tait fait des illusions en croyant a
la disparition de la monarchie et de Mwezi,et en imaginant une sorte
de lutte tribale greffee sur cet interregne. Mwezi Gisabo5 regne, les
i. A badagi [abadagi ou abadadzi], c'est-'a-dire les Allemands. Terme sans
doute d'origine swahili.
2. Bukavu, la ville moderne, designe dans la bouche du temoin la r6gion
du Bunyabungo.
3. Muryamo designe l'6pidemie de peste bovine qui a sevi au Rwanda et
au Burundi vers i8go. Baumann a constat6 aussi de nombreux cas de variole
(igituta), en particulier dans l'est du pays (sud du Buyogoma et Kumoso) et sur
les bords du Tanganyika. Cf. BAUMANN, op. cit., p. 95 et 99.
4. B.P.,

colline Gitemezi,

5.I.I967.

5. Gisabo, le nom propre de Mwezi, d6signe en kirundi la calebasse qui sert
de baratte. On voit que Baumann a fait un contresens sur le mot (a makisavo D

(( visage pale ) !

N.B.: Les Bami du Burundi portent successivement les quatre noms suivants
qui composent un cycle: Ntare, Mwezi, Mutaga, Mwambutsa.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

89

structures socio-politiques que nous avons 6voqu6es pr6c6demment
sont en place, les gens accourent spontanement, mais les sous-chefs
convoquent aussi les danseurs, comme c'est leur role, l'enthousiasme
est mel6 de peur et nous retrouvons les memes pour acclamer et pour
combattre, ind6pendamment de leurs origines ethniques'.
b) Les combats.

Les diff6rents t6moins 6voquent la mort de certains de leurs
compatriotes a l'occasion du passage de Bakari. Les (( massacres )) a
Mbirizi ou Kibaribari peuvent correspondrea la fusillade des askari
que Baumann d6crit 'a propos de son trajet entre la Kanyaru et la
Ruvubu. Les otages emmen6s selon un t6moin a a Bujumbura ))
peuvent etre des prisonniers faits par les askari apres la mort du
Massa! Bakari, ou plus probablement des guides forc6s2. De toute
fa,on il est impossible de verifier l'exactitude des noms. Les r6cits
montrent un durcissement progressif de la situation: peur a Busiga,
morts a Mbirizi, mais on danse encore a Mubuga3; le conflit ouvert
6clate a Busambo4. Cette fois les guerriers barundi veulent barrer la
route 'aBakari ; on tire des flechessur ses hommes, mais le chef murundi
Ntawurishira est tu6 d'une balle au front. On reconnait l'accrochage
racont6 par Baumann a propos de sa remont6e de la Ruvubu le
i8 septembre. Mais le h6ros de la journ6e n'est plus le meme: ce n'est
plus l'interprete massal Bakari, c'est Ntawurishira. Le role de ce
dernier est tres interessant, non seulement par l'audace de son action
contre Baumann, mais par sa situation dans la soci6t6 rundi. Voici
encore un t6moignage 'a son sujet
Qui 6tait Ntawurishira ?
Il 6tait gendre de Gisabo.
le chef d'ici ?
-tait-il
-I1
etait chef (muganwa), il est arriv6 avec la fille de Gisabo, lorsque
celui-ci leur donna le pays de Busambo ))5.
-

Une pr6cision sur son origine: ((I1 mourut longtemps avant l'arriv6e
de Kirima. Ntawurishira 6tait un Munyakarama ))6. I1 etait donc
muganwa au sens oiuil dirigeait une chefferiedans le nord du Mugamba
au nom du mwami Mwezi Gisabo. I1 n'est pas lui-meme de la famille
i. Par exemple un t6moin mututsi 6voque abondamment les danses, tandis
qu'un autre temoin, d'origine hutu, evoque la peur et le d6sir de resistance des
Barundi.
2. Cf. BAUMANN, op. cit. p. 90.

3. Mubuga, pres de la Ruvubu, un peu en aval de Busambo.
4. Busambo, lieu-dit au pied de la colline de Remera (commune Muruta)
c'SestI que se trouve aujourd'hui le tombeau de Mwezi Gisabo.
5. B., colline Campazi, 2I.7.I966.
6. N.B., colline Rudehe, 3.I.I967.

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90

JEAN-PIERRE

CHRETIEN

royale, mais il est d'une excellente famille tutsi. Les Banyakarama
constituaient, en effet, un des quatre clans (imiryango) oiu etaient
choisies les epouses royales. Une des femmes de Mwezi,Ririkumutima,
qui etait une Munyakarama,jouera un role de plus en plus important
'ala cour en tant que mere du jeune Mbikije,intronise mwami en I908
sous le nom de Mutaga. Ntawurishira, quant a lui, avait epouse une
fille de Mwezi'L.Cette union l'anoblissait, faisait de lui un mufasoni,
et Gisabo lui avait temoigne sa confiance en lui accordantune chefferie.
Un temoin, dont le recit est malheureusement confus pour cette
periode, affirme que Bakari aurait pris comme otages trois sous-chefs
d6pendants de Ntawurishira: Biziraguteba, Nzogera et Mirango2.
Mais quels sont les motifs qui ont pu amener ce petit chef de la crete
a se dresser contre une expedition de I50 hommes ? C'est encore le
temoin de la colline Gitemezi qui resume le mieux la situation
Pourquoi Ntawurishira a-t-il cherche a s'opposer a lui ?
Parce que c'etait un monstre (igisuka) porteur de fleaux; ii voulait le
tuer dans l'espoir de gagner en influence aupres de Mwezi, parce qu'il aurait
tue un Blanc, mais celui-ci le devan9a et le tua ,,8.
(-

-

Ntawurishira aurait donc agi par ambition et en ignorant sans doute
l'efficacit6 des fusils (du moins celle des fusils allemands). Il voulait
jonierau liberateur, a l'exterminateur de ((monstres )). Cette fa,on de
qualifier les premiers Europeens est extremement fr6quente dans
la bouche des anciens Barundi! Les Blancs 6taient pour eux non
seulement des etrangers, mais aussi des individus 6tranges par la
couleur de leur peau et l'abondance de leur systeme pileux. Le sumom
d'ibisuka designerait en vieux kirundi des ((etres chevelus s. On peut
relever d'autres surnoms analogues tels que ibikomorano(( ceux qui
mordent ))) ou plus simplement encore ibikoko (((betes sauvages ))).
Mais pourquoi faut-il attendre le i8 septembre pour que des Barundi
entreprennent d'6liminer ce fleau qui s'abat sur eux ? Une autre
consideration doit etre retenue: Ntawurishira, gendre de Mwezi,
devenu chef par la faveur royale, est desireux, semble-t-il, de se faire
remarquerpar le mwami.D'autre part les gens de la crete ont peut-etre
entendu parler des esclavagistes arabes, certains ont repouss6 leurs
raids (Baumann 6voque a ce sujet, on l'a vu, les mauvais souvenirs
des gens de Rumaliza) et le surnom de Bakari fut peut-etre inspire
i. Umwirukazi, nom cite par B.P., colline Gitemezi, peut 6tre celui de cette
fille. I1 s'agit aussi d'un nom relatif 'a une famille hutu. Mais ici on peut se rappeler qu'une des filles de Mwezi s'appelait Muhutukazi (MEYER, Op.cit., p. I9I).
Une autre pouvait se nommer Umwirukazi.
2. Ce rapt se serait fait 'a Gitwe. Cette colline n'est pas eloignee de Kibayi
cit6 par un autre temoin (cf. supra) pour I'affaire des quatre otages. Noter
chaque fois le nom de Mirango. Gitwe et Kibayi sont pres de la Ruvubu, dans
la region de Gatara. Ce temoin-ci est M.A., colline Rwagongwe, 4.I.I967.
3. B.P.,

colline

Gitemezi,

5.I.I967.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

9I

(en troisieme hypothese) par le nom du repr'sentant de Rumaliza
dans la plaine de la Rusizil. La resistance de Ntawurishira est donc
une illustration de l'esprit d'ind6pendance des Barundi de ce temps
et en particulier de ceux du Mugamba, des bastions montagneux oiu
se trouvaient les residences royales, Haruguru (((La-haut, du cote du
mwami ))). Nous sommes 'a l'oppose de la these de Baumann sur les
reactions d'aristocrates hostiles 'a la monarchie. Quant aux luttes de
factions qu'il imagine, elles semblent aussi hypothetiques. Le cours
superieur de la Ruvubu releve de la chefferie de Ntawurishira, mais
la region des tombeaux (Buruhukiro, Inganzo Kuru) ne depend que
des gardiens Banyange qui sont issus du clan hutu des Abajiji. Baumann ne baptise-t-il pas legerement tous les guerriers (y compris
ceux qui attaquent de nuit a Unyange)2du nom de ((Watussi))?
Si la denomination de ((Missosi ya Mwesi ))a jamais 6te employ6e,
elle ne peut avoir qu'un sens: elle designerait la region la plus fidele,
la plus proche du roi et qui ne se laisse pas detacher de lui, celle oiu
l'autorit6 royale est presente en la personne de son gendre et par
les tombeaux de ses ancetres. Quant au passage de Bakari il est
raconte soit avec fierte (car il est parti tres vite vers l'Imbo, comme
s'il avait eu peur), soit avec fatalisme (car il a 6te le premier de toute
une serie). Cela nous rappelle l'alternance des reactions de docilite
cr6dule ou d'agressivit6 decrite par Baumann. Mais dans tous les
cas 1'Europ6ena alors quelque chose de merveilleux et de terrible 'a
la fois qui donne 'a Bakari une aureole de legende.
3. L'expeditionBaumann dans la mentalitedes Barundi.
Cette double s6rie d'informations nous a donne le double point
de vue, europeen et africain, sur cet 6venement precis. On peut
essayer maintenant de le situer dans le rythme historique propre du
Burundi.
L'arrivee de Baumann n'est pas une restauration puisque le
tambour ))3 du Burundi n'a pas ete renverse et que le vieux Mwezi
Gisabo regne bien sur son pays comme du temps de Burton et de
Stanley. Mais elle fait figure d'apparition d'un ((faux mwami )). Cela
peut se comprendre si on considere les calamites qui ont endeuille
les dernieres annees de son regne: une eclipse de soleil dans les
ann6es 8o, des vols de sauterelles, des secheresses et des disettes,
la peste bovine entre I890 et I892, l'installation des Arabes dans
la plaine surtout depuis l'arriv6e de Rumaliza 'a Ujiji4, l'arrivee des
op. cit., P. 94.
Ibid., pp. 89-go.
3. Lngoma en kirundi designe 'a la fois le tambour et le royaume.
4. Mais il a ete repousse sur la crete en I884 et en i886. Cf. VAN DER
op. cit., p. 65, art.: ((Histoire )).
I. BAUMANN,

2.

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BURGT,

JEAN-PIERRE

92

CHRETIEN

Blancs sur le rivage du lac Tanganyika (Stanley et Livingstone
en I87I, Stanley en I876, des missionnaires a Rumonge en I879i88i)'. Tout cela a deconsidere le mwami dans la mesure oiu celui-ci
est le protecteur du pays et en quelque sorte le garant de sa bonne
sante. On comprend que les dissensions aient et6 favoris6es et que
la population ait ete prete dans certains cas a reconnaitre un nouveau
mzeani. Il y eut en effet des faux mwezi qui se declarerent2. Beaucoup
d'Europeens qui traverserent au debut le pays furent l'objet d'un
accueil analogue a celui de Baumann: le R.P. Van der Burgt par
exemple, en aofut I896, dans le Buyogoma3.
Le passage de Baumann au Burundi est a replacer dans cette
atmosphere. Il entre au Burundi au mois de septembre, c'est-a-dire
a la fin de la saison seche. II en d6crit d'ailleurs les paysages caracteristiques:
((Le 6 septembre nous quittons le Nil, couvert de l6gers brouillards matinaux,
et nous penetrons dans un pays vallonne et couvert de prairies, dont les innombrables petites vallees sont remplies de papyrus [...] Presqu'aucun arbre ni
aucun buisson n'est visible sur les prairies en partie bril6es, et les villages,
entoures de leurs frondaisons de bananiers et de ficus aux feuilles brillantes [...]
se detachent, semblables 'a des iles de couleur vert fonce sur les 6tenduesjaunebrun ))4. (C'est nous qui soulignons).

Nous sommes a une periode critique de l'annee, surtout dans les
regions relativement seches du nord-est du pays, oiu l'on attend avec
impatience l'arrivee des premieres pluies. Baumann signale les premieres averses quinze jours plus tard sur la crete5. Son voyage est en
outre contemporain, on l'a vu, d'une epidemie de variole dont on
a encore garde le souvenir.
C'est, en effet, en puissant personnage qu'il est accueilli: les danses
symbolisent l'honneur qu'on veut lui faire, les deplacements de foules
amenent a lui une enorme ((clientele )). On assiste a une de ces manifestations de la mobilite des Barundi bien decrite par Trouwborst6.
Au moindre pretexte on va rendre visite a un parent, un ami, un
(( patron )), on va assister a une fete de famille ou a une palabre judiciaire, on se rend chez un sous-chef ou un chef, on va mener les vaches
dans une zone plus humide... Cette fois les sons de trompe et les cris
convoquent la foule a accompagner un visiteur de marque, un roi:
(( Venez, venez danser pour le mwami ! )). On va se presenter a lui:
i. Sur cette affaire, cf. J. PERRAUDIN,
Naissance d'une Eglise. Histoire du
Burundi chretien, Bujumbura, I963, pp. 27-34.
2. Cf. VANSINA, op. cit.,
3. VAN DER BURGT, Op. Cit., p. I3, art.: ((Astronomie )).
Op. cit., p. 79.
4. BAUMANN,

5. Ibid., p. go.

(( La mobilite de l'individu en fonction
6. A. A. TROUWBORST,
sation politique des Barundi )), Zafre, XIII, 8, I959, pp. 787-800.

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de l'organi-

OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

93

((Chacun fait connaitre sa famille >'-. On va le ((prier )), quemander

ses bonnes graces, lui faire la cour en un mot, c'est-a-dire kusaba2.
C'est l'attitude normale 'a l'egard d'un superieur. C'est une vraie
fete qui s'organise: la biere de sorgho (le pombe de Baumann)3,dont
c'est encore la grande saison, et peut-etre aussi celle de bananes,
coulent a flots. Du b6tail est abattu et de la viande distribu6e4.
Cette consommation de biere et de viande est le signe de tres grandes
festivit6s. Baumann en est le pr6texte, et en meme temps cette grande
collective porte temoignage de son pouvoir
et enthousiaste commnunion
royal. On l'invite a r6gner: a Ganza mwami! )), on invoque en lui
une ((amulette source de vie )) (ibileko bizima). Des le premier jour
les Anciens lui avaient apport6 un epi de sorgho (la plante sacr6e de
l'umuganuro royal) et un mouton couronn6 de feuillage (l'animal
tabou et quasi sacr6 lui aussi, dont la viande n'est pas consommable).
Mais cet enthousiasme a quelque chose d'ambigu. Les autorit6s
semblent a la fois pr6sentes en la personne des Anciens et de ceux
qui organisent les danses et les d6placements de la foule (sans doute
des batware).Mais elles sont discretes. Au pays du Tambour,Baumann
affirme: ((Le tambour est inconnu ))5, alors que cet instrument est par
excellence celui du pouvoir. D'autre part, les Barundi sont secretement
armes, la pointe de la lance cachee dans des feuillages6.((Bakari))est
observ6. On se rappelle 'a ce propos l'exp6rience de Stanley sur la
cote rundi du lac Tanganyika en I87I: alors qu'il s'6tait arret6 un
soir avec Livingstone au nord de Rumonge, ils furent l'objet d'une
s6rie de visites chaleureuses qui se rev6lerent etre une sorte d'espionnage prealable a une attaque 6ventuelle7.Les exp6ditions allemandes
seront aussi souvent accompagnees par des gens venus observer les
forces de l'Europ6en et deviner ses intentions. L'ignorance du role
des fusils a l'int6rieur du pays et l'6tonnement provoqu6 par cette
exp6dition ( sans armes )) et accompagn6e de femmes ont peut-etre
favoris6 la naissance d'un respect sacr6 a l'6gard de Baumann. En
tout cas des temoins ont 6voqu6 le fatalisme avec lequel 6tait juge
son passage: a Cet homme, on verra ce dont il est capable ))8. Les
combats sont comme des epreuves et r6trospectivement ses succes
i. Cf. le t6moin de la colline Gitemezi.

L'emploi de ce verbe est tres etendu. On a vu sa signification dans le
contexte monarchique. Mais il designe tous les rapports hi6rarchiques et il est
significatif d'entendre des gens des collines continuer a dire aujourd'hui, en
parlant d'un 6leve qui 6tudie en ville, qu'il est parti ((chercher les bonnes graces
(kusaba) des Bazungu (Europeens).
3. BAUMANN, Op. Cit., p. 2I9.
4. Ibid., p. 86.
5. Ibid., p. 224.
6. Ibid., p. 83.
7. STANLEY, op. cit., PP. 382-383.
8. Cf. le temoin de la colline Nkongwe.
2.

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JEAN-PIERRE

CHRETIEN

font de lui (Bakari) en quelque sorte le premier des rois de la colonisation allemande. Les sentiments de la foule semblent donc avoir Wte
tres melang6s, si on en juge tant d'apres Baumann que d'apres les
t6moins oraux: l'enthousiasme et la peur du monstre, la fete et les
violences. Et tout retombe d'un seul coup, la foule s'6vanouit. A la
premiere pluie ? Aux premieres salves (celles de Busiga, Busambo,
Bunyange) ? A la premieredirective de chefs plus conscients du caractere dangereux de l'affaire ? Ce feu de paille qui s'eteint aussi vite
qu'il s'etait allum6 rappelle les grandes (( 6motions )) populaires du
monde m6di6val, li6es a des ph6nomenes naturels et alimentaires et
aux sautes d'humeur de la psychologie collective.
((Bakari )) presente bien des aspects d'un pseudo-mwami. Il fait
meme figure de pr6curseur dans l'histoire du Burundi de la fin du
XIXe siecle et du d6but du xxe. II profite 'ala fois des croyances popu-

laires et de sa force d'Europ6en(armes'afeu, informationsplus larges).
Ce n'est pas un hasard si nos t6moins parlent aussitot apres lui de
Kirima (ou Kilima), le conqu6rant venu du Bunyabungo. Kirima
aussi avait des armes a feu, des cotonnades, des informations sur
l'ext6rieur, lui aussi est venu des frontieres et il est mont6 a l'assaut
de la crete, lui aussi a fait l'objet de grandes fetes et il a reussi 'a6tablir
son pouvoir, a travers maintes p6ripeties, sur le nord-ouest du pays
jusqu'a l'arriv6e des Belges1. L'Afrique centrale a connu au cours
du xIxe siecle une s6rie d'aventuriersqui, jouant sur tous ces tableaux,
ont etabli leur empire aux d6pens de vieilles royaut6s traditionnelles.
Un exemple connu est celui du MunyamweziMsiriinstalle au Katanga
a la place du v6n6rable Kazembe2.
On voit que l'aspect g6ographiquene peut etre neglige. Ces ph6nomenes politiques se situent 'a la p6ripherie du royaume: Kumoso et
Buyogoma, Imbo, Bugesera-Bweru. Baumann en particulier se fait
acclamer au sud du Bweru. Cette r6gionest alors une des plus distantes
a l'egard du mwami. Ntare Rugamba, predecesseurde Mwezi Gisabo,
avait en effet plac6 'a la tete de chaque grande province un de ses
fils. Or Ndivyariye, auquel avait 6t6 confie le Nord-Est, fut en butte
a la haine de Gisabo ainsi que ses fils Nasango, Sebanani, Bitongore. A
l'6poque, c'est Kanugunu, fils de Nasango (tu6 sur ordre de Mwezi), et
Busokoza, fils de Sebanani, qui sont les principaux chefs au BugeseraBweru. Ils sont pratiquement en etat de r6bellion3. Cette attitude
aurait-elle ete possible si la region n'avait pas 6te si 6loign6edu centre
du Burundi, a la frontiere du Rwanda et du Bushubi ? Il ne faut
pas oublier que Mwezi 6tait pratiquement invisible, qu'il ne quittait
i. Sur Kirima, cf. MEYER, VANSINA,
2.

Cf. J.

VANSINA,

SIMONS (op. cit.).

Les anciens royaumes de la savane, Leopoldville, I965,

pp. I6I-I78.
3. Cf. SIMONS, op. cit.; MEYER, op. cit., et nos enquetes personnelles.

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OSCAR BAUMANN AU BURUNDI

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jamais ses enclos (ingoro) de la r6gion de Muramvya, que ses sujets
ne le voyaient jamais1. On comprend, devant un tel mystere, que la
soif de protection royale des sujets les plus eloign6s se soit report6e
sur des imposteurs (volontaires ou involontaires), sans provoquer, au
d6but, de reaction de la part de chefs eux-memesrebelles. On opposera
a cette situation l'attitude des gens du Mugamba, c'est-'a-dire,on l'a
vu, du cceur du royaume, de la region loyaliste par excellence.
Ce voyage illustre la confrontation de deux univers. L'Europe
du XIxe siecle, c'est la mise du pays en cartes, les projets des chancelleries, les calculs d'avenir des grandes compagnies, les interpr6tations
(( historiques )), le survol de l'explorateur. L'Afrique du XIxe siecle,

c'est la propagation de rumeurs etranges, la mystique royale, les
pr6occupations du moment, le sens du destin, les mouvements
d'humeur, tout cela dilu6 de colline en colline. Des le d6part nous
remarquonsun quiproquofondamental qui 6loigne le sch6ma simpliste
de la (( civilisation europ6enne venant eduquer )) des peuples passifs.
Certes Baumann d6couvre, selon lui, un peuple (( primitif )) dont il
prevoit l'int-gration dans les cadres du monde colonial. Mais les
Barundi ont, eux, (( decouvert )) un monstre dont les intentions sont
int6gr6esdans le cadre des mythologies nationales, un peu 'ala maniere
des Indiens d'Am6rique accueillant les conquistadores.

i. L'ouvrage du P. VAN DER BURGT, paru en I903, le considere toujours
comme invisible ! Mais une rencontre aura lieu cette ann6e meme avec les
Europ6ens.

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