Fiche du document numéro 26123

Num
26123
Date
Mars 2009
Amj
Auteur
Fichier
Taille
327583
Pages
18
Titre
Génocide et devoir d’imaginaire
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
GÉNOCIDE ET DEVOIR D’IMAGINAIRE
Boubacar Boris Diop
Mémorial de la Shoah | « Revue d’Histoire de la Shoah »
2009/1 N° 190 | pages 365 à 381

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2009-1-page-365.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Mémorial de la Shoah.
© Mémorial de la Shoah. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

ISSN 2111-885X
ISBN 9782952440981

RHS 190 intérieur

3/02/09

11:03

Page 365

GÉNOCIDE ET DEVOIR D’IMAGINAIRE

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Au cours des dix dernières années, le nom du Rwanda est devenu
de plus en plus familier à un nombre croissant de nos contemporains, même à ceux qui n’ont jamais eu la moindre occasion de s’intéresser au continent africain. Ce n’est malheureusement pas par
hasard, car pour réussir à susciter autant d’intérêt, ce pays à la fois
minuscule et dépourvu de ressources naturelles a eu plus que sa part
de souffrances.
La rapidité avec laquelle la communauté internationale a reconnu
le génocide des Tutsi du Rwanda – sans rien tenter pour l’empêcher –
n’a eu d’égale que la vitesse à laquelle celui-ci a été perpétré. Les
massacres d’avril à juillet 1994 ont causé, selon l’ONU, la mort de
500 000 à 800 000 personnes2. Les autorités rwandaises, qui n’ont
pas fini de procéder au recensement des victimes, en estiment le
nombre à plus d’un million, ce qui ne semble guère exagéré. Pour
donner une idée de ce qui est arrivé au Rwanda, il suffit de dire que
dix mille personnes y ont été tuées chaque jour, pendant trois mois
et sans interruption.
Cette entreprise d’extermination n’a pas été déclenchée de façon
subite et irraisonnée sous la pression de circonstances politiques
imprévues. Elle a, au contraire, été minutieusement préparée. Un État
1. Écrivain, auteur notamment de Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 1999
2. Cette évaluation, dont nul ne connaît la base de calcul, s’est largement imposée dans les
organismes internationaux et les médias. Une telle prudence répond en partie au besoin normal
de ne pas se fier aux seuls chiffres donnés par le gouvernement rwandais. On y sent malgré
tout une certaine volonté de minimiser l’ampleur du génocide. Il reste que l’estimation la plus
basse, même manifestement inférieure à la réalité, demeure effrayante : un demi-million de
victimes en une petite centaine de jours !

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

par Boubacar Boris Diop1

RHS 190 intérieur

366

3/02/09

11:03

Page 366

Revue d’histoire de la Shoah

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Très peu de commentateurs ont compris à l’époque la gravité
des événements. Presque tous ont préféré voir dans ce génocide un
nouveau cycle de « massacres interethniques » opposant, sur fond
de « guerre civile » sans queue ni tête, deux communautés qui se
haïssaient depuis des temps immémoriaux. L’utilisation répétée de
ces expressions a convaincu le monde entier qu’il n’y avait ni
bourreaux ni victimes en avril 1994 au Rwanda, que l’État rwandais, dépassé par les événements, faisait de son mieux pour
ramener dans le pays l’ordre et la légalité, et enfin que ces atrocités
tropicales anarchiques échappaient à toute analyse politique
rationnelle. Cette dernière idée, qui explique en partie la passivité
de la communauté internationale, était renforcée par l’image du
continent dans les médias.
Il serait toutefois absurde de prétendre que la presse internationale s’était donné le mot pour faciliter la tâche aux tueurs. Elle
n’avait aucune raison particulière d’en vouloir au Rwanda. La
vérité est plus simple, mais peut-être aussi plus terrible : le
Rwanda n’intéressait personne. S’il est établi que tel ou tel pays
occidental lié au conflit a pu trouver, pour son travail de désinformation, des relais conscients parmi les envoyés spéciaux et les
correspondants de presse, beaucoup parmi ces derniers ont surtout
péché par désinvolture en n’écoutant que leurs préjugés. Dans une
Afrique perçue comme le lieu naturel de tous les désastres, les
massacres au Rwanda n’étaient qu’une tragédie de plus après – ou
en même temps que – celles de Somalie, d’Algérie et du Libéria. Si
on ne peut pas appeler cela du racisme, c’est que les mots n’ont
plus aucun sens.
Dès lors, il n’est pas étonnant que le statut du génocide rwandais
soit, aujourd’hui encore, si singulier. Presque plus personne n’ose en
contester l’aveuglante réalité. Cependant, dès qu’il s’agit d’en stig3. Il s’agit notamment des milices interahamwe (« Ceux qui marchent, attaquent ensemble »).

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

fortement centralisé a mis son armée, des forces paramilitaires créées
à cet effet3 et toute son administration au service de l’élimination
d’une partie de la population rwandaise choisie en fonction de son
appartenance à une « ethnie ».

RHS 190 intérieur

3/02/09

11:03

Génocide et devoir d’imaginaire

Page 367

367

matiser les auteurs, de sérieuses difficultés surgissent. Il est devenu
habituel, on le sait, de personnifier les grandes infamies de l’histoire
contemporaine, comme pour les ancrer à tout jamais dans les
mémoires : les noms de Hitler et de Pol Pot évoquent immédiatement
les chambres à gaz et les champs de la mort, en vertu du pouvoir de
stigmatisation que se sont arrogé les maîtres du monde. Le génocide
rwandais, lui, n’est jamais nommé, car cela impliquerait un choix
entre le Bien et le Mal. Dans ce cas précis, tout se passe comme si la
compassion pour les victimes ne saurait aller jusqu’à reconnaître
tout à fait leur innocence.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Le paradoxe n’est qu’apparent. L’émiettement du continent africain en micro-États peu viables, maintes fois dénoncé par Cheikh
Anta Diop et Kwame Nkrumah, se traduit de nos jours par des situations totalement inattendues. L’une de celles-ci est que l’Afrique est
informée de ses propres problèmes politiques par les pays du Nord.
Aussi étrange que cela puisse paraître, beaucoup d’Africains francophones n’ont su du génocide rwandais que ce qu’en rapportaient les
dépêches de l’Agence France Presse, les grands quotidiens de
l’Hexagone et les journaux télévisés de messieurs Poivre d’Arvor et
Masure. La presse privée africaine, embryonnaire à la fin des années
1980, n’avait pas les moyens de contrarier cette tendance. Elle n’était
pas en mesure, par exemple, d’envoyer sur le terrain des journalistes
porteurs d’une autre grille de lecture des événements. Mais il n’est
même pas certain que des médias africains auraient échappé aux
clichés sur le chaos africain. À force d’échecs, le continent en est
venu à perdre tout respect de lui-même. Quoi qu’il arrive en Afrique,
nos distingués analystes sur le continent seront les premiers à l’expliquer par notre prétendue incapacité à nous adapter au monde
moderne si ce n’est, de manière encore plus affligeante, par on ne
sait quelle antique malédiction.
Le résultat est que parmi les rares cris d’indignation entendus
pendant le génocide, pas un seul ou presque n’est venu d’Afrique.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Cela dit, l’honnêteté oblige à ajouter que la tragédie rwandaise a
suscité presque moins d’intérêt en Afrique même que dans le reste
du monde.

RHS 190 intérieur

368

3/02/09

11:03

Page 368

Revue d’histoire de la Shoah

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

C’est en réaction à ce « silence assourdissant » des intellectuels et
artistes africains qu’est née l’initiative « Rwanda : écrire par devoir
de mémoire ». Tout a commencé en 1995, pendant la 5e édition de
Fest’Africa4. Le 10 novembre, la rencontre a été endeuillée par la
condamnation à mort et la pendaison à Port-Harcourt de l’écrivain
nigérian Ken Saro-Wiwa et de huit de ses compagnons. Les auteurs
présents à Fest’Africa ont alors manifesté leur réprobation par une
déclaration publique contre la dictature militaire de Sani Abacha.
Cela ne les a pas empêchés de constater, une fois de plus, l’impuissance des hommes de plume à arrêter la main de chefs d’État criminels. Cet amer constat s’est mué, au fil des mois, en un besoin de plus
en plus pressant de se faire entendre. Des discussions avec la
communauté rwandaise de Paris ont mis en évidence la nécessité de
s’intéresser de plus près au génocide de 1994. Il a alors été proposé
à des auteurs de différents pays africains de se rendre au Rwanda en
résidence d’écriture.
Les choses n’ont pas été aussi simples que nous l’avions cru. Il a
fallu pas moins de trois ans pour convaincre les autorités rwandaises, d’abord réticentes, de nous laisser entrer dans leur pays. Il
faut dire que la présence d’une majorité de francophones dans un
projet soutenu par la Fondation de France n’était guère de nature à
les rassurer. Ces réserves étaient bien compréhensibles, car François
Mitterrand et les réseaux de la Françafrique s’étaient rangés sans état
d’âme du côté des organisateurs du génocide. Nocky Djedanoum n’a
pu faire fléchir ses interlocuteurs rwandais qu’en leur disant, sur un
ton à la fois amical et sérieux : « Je revendique, en tant qu’Africain,
le droit d’aller où je veux au Rwanda et vous, vous n’avez d’autre
choix que de l’accepter. » Après les explications nécessaires, tout est
rentré dans l’ordre.
4. Fest’Africa est une manifestation de littérature africaine organisée à Lille par l’association
Arts et Métiers d’Afrique. Elle a été créée par l’Ivoirienne Maïmouna Coulibaly et le Tchadien
Nocky Djedanoum, deux journalistes installés en France depuis qu’ils y ont achevé leurs études
universitaires.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Nelson Mandela, fraîchement élu à la tête de l’Afrique du Sud postapartheid, a été une heureuse exception. Dans le meilleur des cas,
nous avons murmuré notre écœurement et notre honte. Le plus
souvent, nous avons fait preuve d’une indifférence quasi totale.

RHS 190 intérieur

3/02/09

11:03

Page 369

Génocide et devoir d’imaginaire

369

Notre groupe a séjourné au Rwanda en juillet et août 19985.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Sur dix ouvrages prévus, neuf ont été publiés à ce jour et le
dernier, Great sadness de Meja Mwangi, pourrait l’être bientôt. Nos
ouvrages ont été présentés au public rwandais en juin 2000, au cours
d’un colloque international à Kigali et Butare. Le dramaturge Koulsy
Lamko a tiré des textes un spectacle d’excellente facture, Corps et
voix, paroles-rhizomes.
Chemin faisant, d’autres initiatives se sont manifestées autour du
projet, dans divers champs artistiques. Ainsi le cinéaste camerounais
François Wokouache s’y est-il joint de lui-même et en a-t-il tiré un
film de cent quatre-vingt minutes intitulé Nous ne sommes plus
morts ; un autre cinéaste, le Sénégalais Samba-Félix Ndiaye, a
réalisé un ambitieux documentaire sur le même sujet, intitulé
5. En voici la constitution ainsi que les titres des ouvrages publiés par chaque écrivain dans
ce cadre : Monique ILBOUDO (Burkina Faso), Murekatete, Bamako, éditions Le Figuier/Fest’Africa,
2000 ; Véronique TADJO (Côte d’Ivoire), L’ombre d’Imana, voyage au bout du Rwanda, Arles,
Actes Sud, 2000 ; Koulsy LAMKO (Tchad), La Phalène des collines, Paris, Le Serpent à plumes,
2002 ; Nocky DJEDANOUM (Tchad), Nyamirambo, Bamako, Le Figuier/Fest’Africa, 2000 ; Meja
MWANGI (Kenya), Great sadness, non publié ; Abdourahman WABERI (Djibouti), Moisson de
crânes, Paris, Le Serpent à plumes, 2000 ; Tierno MONENEMBO (Guinée), L’Aîné des orphelins,
Paris, Seuil, 2000 ; Jean-Marie Vianney RURANGWA (Rwanda), Le Génocide des Tutsi expliqué à
un étranger, Bamako, Le Figuier/Fest’Africa, 2001 ; Venuste KAYIMAHE (Rwanda), FranceRwanda : les coulisses du génocide, Témoignage d´un rescapé, Paris, Esprit Frappeur/Dagorno,
2003 ; Boubacar Boris DIOP (Sénégal), Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000.
6. Association de rescapés également présente hors du Rwanda et dont le nom signifie
« Souviens-toi ».

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

À cette occasion, nous avons visité les sites du Mémorial du
Génocide, discuté avec des ONG comme Avocats sans Frontières ou
le Collectif Pro’Femmes, rencontré l’Association des journalistes et
des écrivains du Rwanda et les animateurs de la Polyclinique de
l’Espoir, l’une des structures de prise en charge des orphelins et des
femmes violées pendant le génocide. Nous avons également donné
des conférences à l’université de Butare, ainsi que dans les lycées et
les écoles élémentaires. Nous nous sommes, naturellement, entretenus avec des rescapés – dont ceux regroupés dans Ibuka6 – et avec
quelques-uns des cent vingt mille détenus accusés d’avoir participé
aux massacres à des degrés divers. De larges plages du programme
étaient réservées à la mise au point de nos notes et à des démarches
individuelles.

RHS 190 intérieur

370

3/02/09

11:03

Page 370

Revue d’histoire de la Shoah

Rwanda, pour mémoire. L’artiste sud-africain Bruce Clarke projette
quant à lui de réaliser sur la colline de Nyanza un gigantesque
monument de pierre dédié aux victimes, le Jardin de la Mémoire.
Deux chorégraphes – la Sénégalaise Germaine Acogny et le Japonais
Kota Yamasaki – ont réalisé Fagaala7 à partir de Murambi, le livre
des ossements.
Depuis leur parution à partir de mars 2000, nos textes ont été
traduits dans plusieurs langues et font l’objet de comptes-rendus
dans les médias ou à l’occasion de rencontres littéraires en Afrique
et en Europe. En novembre 2000, à Lille, un salon du livre a été
spécialement consacré par les initiateurs aux œuvres issues de
« Rwanda : écrire par devoir de mémoire ».

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Le premier tient à la démarche elle-même. Plusieurs écrivains se
sont rendus ensemble sur le lieu d’une tragédie pour en rapporter
chacun un récit de fiction. On ne connaît pas beaucoup d’autres
exemples de ce genre dans l’histoire de la littérature. L’écriture est
l’acte solitaire par excellence et le texte littéraire est censé venir,
pour ainsi dire, par derrière, en vertu de mécanismes psychiques
largement inconscients. Les romanciers, qui n’en sont pas à un paradoxe près, aiment pourtant croire que, pour tout ce qui concerne
leurs livres, ils dirigent la manœuvre du début à la fin. C’est pourquoi ils supportent si mal la commande de texte. Quel qu’en soit le
motif, elle leur paraît porter atteinte à une liberté de création que
l’on trouve toujours à l’origine de leur choix de devenir écrivain.
C’est sans doute pour cette raison que nous avons accueilli la
proposition de nous rendre au Rwanda avec enthousiasme, mais non
sans un vague malaise. Je me souviens, par exemple, avoir répondu
à Nocky Djedanoum que je souhaitais aller au Rwanda et en revenir
avec une sorte de journal de voyage. Dans mon esprit, le mieux que
je pouvais faire, c’était de tout raconter avec une glaciale neutralité :
les tueries entre Hutu et Tutsi, le ciel paisible au-dessus des collines,
7. « Fagaala » est une déformation volontaire du mot wolof « fagaagal », qui signifie extermination.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Une telle initiative pose bien évidemment un certain nombre de
problèmes. Je n’ai pas l’intention de les occulter.

3/02/09

11:03

Génocide et devoir d’imaginaire

Page 371

371

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

des marchandes de fruits au bord des routes, bref, la vie reprenant
ses droits en attendant de nouvelles tueries, naturellement inévitables, entre Hutu et Tutsi. Il m’est facile aujourd’hui, le recul aidant,
de comprendre mon attitude d’alors comme de la défiance. Je ne
pensais pas avoir quelque chose à dire sur ce qui, à l’époque, était
encore pour moi le déchaînement d’une barbarie tribale déplorable,
certes, mais quasi routinière. Peut-être aussi que, habitué à produire
des textes dans lesquels je me targuais de soumettre le réel à mon
bon vouloir, je me sentais mal à l’aise dans une situation où les faits
allaient, avec leur force propre, préexister au récit. J’avais en somme
du mal à supporter l’idée que mon imagination serait bridée par la
vie elle-même. Nous savions tous à l’avance que le simple respect
pour les victimes nous interdirait de prendre trop de libertés avec
leurs témoignages. Il est d’ailleurs significatif que dès qu’ils ont
compris le but de notre séjour au Rwanda, certains rescapés nous ont
suppliés : « De grâce, n’écrivez pas de romans avec ce que nous
avons vécu, rapportez fidèlement ce que nous vous avons raconté, il
faut que le monde entier sache exactement ce qui s’est passé chez
nous. » Un autre fait mérite d’être souligné : les organisateurs nous
avaient reconnu le droit de ne rien écrire si nous n’en ressentions pas
l’envie. Pourtant, neuf ouvrages sur les dix prévus sont disponibles.
C’est que, finalement, la vraie commande de texte, non formulée,
nous est venue des survivants et des morts. J’essaierai d’expliquer
plus loin comme il leur a été facile d’avoir raison de nos pauvres
coquetteries d’artistes.
L’autre difficulté était le risque de perdre tout désir d’écriture au
contact d’une réalité proprement innommable. Le romancier
zimbabwéen Chenjerai Hove, contacté pour faire partie du groupe,
avait, après moult hésitations, décliné l’offre. Il s’en est expliqué à
Lille en novembre 2000 : « Je craignais, a-t-il dit, d’être bouleversé
au point de devoir renoncer à écrire des romans. » Et, de fait, la
traversée du miroir – le miroir où se reflètent tant d’échecs et de
lâchetés –, loin de rendre les hommes maîtres de leur destin, les
mène souvent à la folie et au désespoir.
On peut enfin s’interroger sur l’utilité d’une opération intervenant
quatre ans après le génocide. Les écoliers rwandais ne s’y sont pas

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

RHS 190 intérieur

RHS 190 intérieur

372

3/02/09

11:03

Page 372

Revue d’histoire de la Shoah

trompés qui nous ont souvent demandé, avec plus d’amertume que
de colère : « Pourquoi venez-vous seulement aujourd’hui ? Où étiezvous il y a quatre ans, quand ces événements se déroulaient dans
notre pays ? »

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Avions-nous cependant besoin de nous rendre au Rwanda pour
éprouver la folie de notre temps ? Après tout, en Afrique comme en
maints endroits de la planète, la table de travail de l’écrivain n’est
jamais éloignée de quelque charnier. Le fanatisme tue en masse dans
les cieux comme sur la terre et il n’est question que de cela dans les
médias. Prétendre que, pour le Rwanda par exemple, on ne savait
pas, n’était-ce pas user de faux-fuyants ?
Je ne peux répondre à ces questions qu’en donnant l’exemple
que je connais le mieux, le mien. Avant ce roman sur le génocide,
j’en avais publié un autre, Le Cavalier et son ombre8, où je consacrais une large place au Rwanda. Je n’avais cependant jamais mis
les pieds dans ce pays et je doutais un peu de la sincérité de mes
sentiments. C’est pourquoi le seul moment du récit où l’héroïne,
Khadidja, représente réellement l’auteur est celui où, parlant du
génocide, elle avoue son désarroi et ressent secrètement sa propre
colère comme une douloureuse comédie. Les drames relatés dans ce
livre le sont, par simple ignorance de l’écrivain, à partir des camps
de Mugunga et d’Uvira, d’ailleurs nommément désignés par
Khadidja. Or, dans ces camps et dans quelques autres, se trouvaient
d’innocents réfugiés mais aussi la quasi-totalité des organisateurs et
des exécutants du génocide. Emmenés là par l’opération Turquoise,
8. Boubacar Boris DIOP, Le Cavalier et son ombre, Paris, Stock, 1997.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Ces objections sont sérieuses et parfois même assez troublantes.
Toutefois, les obstacles ainsi énumérés, loin de nous gêner, ont été
de véritables stimulants. L’aventure a certes été collective, mais
chacun de nous s’y est immergé à partir de ses priorités et de son
itinéraire. Cette tension née du choc entre le réel et l’imaginaire était
nouvelle pour chacun de nous. Elle a eu ceci de précieux qu’elle nous
a fait retrouver le goût des sentiments authentiques. Au contact de
vraies douleurs, nous avons pris, contre la force meurtrière des
préjugés, la pleine mesure de nos responsabilités d’intellectuels.

3/02/09

11:03

Génocide et devoir d’imaginaire

Page 373

373

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

prétendument humanitaire, ils continuaient à y faire la loi. Dans le
roman, la narratrice parle de ces tueurs avec beaucoup de sympathie et d’émotion : on les voit se dévouer au profit des plus vulnérables. C’est comme si, dans une fiction sur la Gestapo lyonnaise
pendant l’Occupation, un auteur français avait fait de Klaus Barbie
le défenseur de la veuve et de l’orphelin. Je ne fais pas ce rappel par
goût de l’auto-flagellation. Il me semble juste utile de montrer avec
quelle aisance le chaos dans la société peut se traduire par un
désordre identique dans les esprits les plus suspicieux. Bien plus
vulnérables qu’ils ne veulent l’admettre, les créateurs en arrivent, à
l’instar de Khadidja, à percevoir comme un bloc informe les
victimes et leurs bourreaux et à ne plus faire aucune différence
entre les causes et les conséquences des événements. Cette tendance
à confondre, dans une lamentation universelle, des drames politiques dont le seul point commun est d’advenir en Afrique ouvre
une voie royale vers les pires clichés sur le continent. À ce compte,
les situations spécifiques et a fortiori les êtres singuliers s’estompent
bien vite. Il n’est pas question du Liberia, de la Somalie ou du
Congo, mais de l’Afrique en général. De même, le génocide avait eu
lieu non pas dans un pays singulier appelé Rwanda, mais juste « en
Afrique » : l’écrivain verse des larmes sur les victimes du dictateur,
charge à outrance ce dernier pour éventuellement mettre les rieurs
de son côté et le voilà quitte avec sa conscience. Aller au Rwanda
nous rendait la réalité bien plus proche. Cela m’a personnellement
fait éprouver des émotions moins convenues que celles de la narratrice dans Le Cavalier et son ombre. Que Khadîdja prétende « avoir
mal au Rwanda » n’a en vérité aucun sens. Les vraies souffrances
ont été pour les autres. L’auteur, très éloigné des événements,
simplement désireux de faire vrai au prix de mille et une acrobaties
de style, n’a en définitive connu que de dérisoires tourments esthétiques. J’essayais, avec un bel orgueil, de ruser avec de vrais événements et de fixer avec des mots des formes mouvantes et éphémères.
C’était une pure expérience littéraire. Je crois donc être bien placé
pour parler de ce qui sépare un roman sur le génocide écrit de loin,
dans le confort des habitudes quotidiennes, d’un autre, écrit celuilà dans l’odeur de la mort. Dans le premier cas, la tentation d’abuser
des stupéfiantes images est très forte parce qu’en Afrique, la réalité,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

RHS 190 intérieur

374

3/02/09

11:03

Page 374

Revue d’histoire de la Shoah

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

délirante et cruelle, semble imposer une concurrence déloyale à la
fiction. Le romancier africain, qui en est bien conscient, est souvent
obligé, pour tenir la cadence, d’en rajouter sur le fantastique. Cette
surenchère fictionnelle est épuisante, même pour le créateur le plus
habile. Elle n’est pas non plus sans risque pour la crédibilité de son
récit. Avant d’aller au Rwanda, je ne me sentais tenu à aucun
respect pour les faits. Il m’était difficile de comprendre ceux pour
qui écrire se résumait à dire : voici la vérité. Chercher à susciter le
doute me paraissait bien plus excitant. J’ai toujours perçu l’écrivain
comme un enfant perdu dans la forêt. Je me délectais d’une solitude
si justement exprimée par le poète Birago Diop, selon qui « lorsque
la mémoire va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot qui lui
plaît ». Il faut s’arrêter un instant pour imaginer la perplexité de
celui qui, au cœur de la forêt, s’emploie à « ramasser du bois mort ».
Il va d’un buisson à un autre, revient souvent sur ses pas, délibère
sans cesse – et avec anxiété – sur la direction à prendre et ne semble
jamais savoir ni ce qu’il fait, ni pourquoi il le fait. Il a juste envie
de passer enfin aux aveux : il ne connaît pas le chemin, il ne peut
le montrer à personne, il ne sait pas où il va, il ne peut y aller d’un
pas résolu.
Ce désir d’écrire, non avec des idées, mais avec des souvenirs,
voire avec les échos de paroles intérieures, lointaines et obscures,
peut faire penser à de l’arrogance. Aller au Rwanda m’a fait
comprendre que je devais surtout y voir du désespoir et le sentiment,
quasi informulable, de ma propre impuissance.
Cheminer parmi les ossements et discuter avec les rescapés nous
a rendus à la fois plus humbles et plus conscients de ce que nos
livres pouvaient faire pour lutter contre le mal. L’ampleur et les
implications humaines de la tragédie rwandaise ne se sont dévoilées
à nous que progressivement. L’effarement absolu était au détour de
chaque témoignage. Pour arriver à tuer tant de personnes en
quelques semaines, des centaines de milliers d’assassins ont officié
à visage découvert et tous n’ont pas été arrêtés, loin s’en faut. Cela
veut dire que sur les collines ou dans les rues de Kigali, de Butare
ou de Gitarama, les bourreaux et les victimes continuent à se
croiser. Ils se reconnaissent comme tels, des images sanglantes,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

RHS 190 intérieur

RHS 190 intérieur

3/02/09

11:03

Génocide et devoir d’imaginaire

Page 375

375

surgies d’un proche passé, dansent dans leurs mémoires et ils
passent leur chemin car la vie doit, après tout, continuer.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Depuis le mois de mars 2000, date à laquelle a paru le premier
d’entre eux, on nous a souvent demandé ce que nos livres avaient
apporté de plus que les articles de presse, les films documentaires, les
ouvrages historiques et les témoignages des victimes. Cette question
est capitale, car elle ouvre une réflexion sur l’efficacité de la fiction
dans la lutte contre l’oubli. Elle paraît encore plus pertinente dans
notre contexte littéraire particulier. Personne n’est aussi souvent
rongé par le doute et le découragement que l’auteur africain.
S’adressant dans une langue étrangère à un public de toute façon
trop occupé à survivre pour avoir envie de lire ses livres, il est
presque toujours persuadé d’avoir à hurler sa révolte dans le désert.
La violence des guerres civiles sur le continent le harcèle de questions qui exigent des réponses immédiates, ce qui place sa fiction,
souvent vécue avec remords comme un exercice délicat et vain, sous
la pression constante des urgences politiques.
Mais c’est justement pour cela que les romans sont essentiels dans
la préservation de la mémoire d’un génocide. Les ouvrages des
universitaires ont certes le mérite de la précision. Moins attrayants et
peu accessibles au grand public, ils sont destinés à une élite intellectuelle appelée à les décortiquer sans émotion. Chacun connaît
d’ailleurs la boutade : les spécialistes ne se lisent pas entre eux, ils se
surveillent. Peu différent en cela du journaliste tenu par des délais et
obligé pour ainsi dire de bondir d’un massacre à un autre, l’historien
n’a d’autre choix que de laisser les morts enterrer les morts. Le

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Au bout de quelques jours, nous avons tous senti que la seule
façon de restituer cette détresse dans toute sa profondeur était de
faire le pari de la simplicité. À la lecture de nos ouvrages sur le génocide, on s’aperçoit très vite qu’ils ont en commun, au-delà des différences d’approche et de personnalité, le dépouillement et une
certaine pudeur. Quels genres d’écrivains aurions-nous été si nous
étions revenus du Rwanda gonflés par la vanité et seulement désireux de montrer que nous avions du talent pour les pirouettes narratives et les métaphores bien filées ?

376

3/02/09

11:03

Page 376

Revue d’histoire de la Shoah

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

romancier, lui, essaie de les ramener à la vie et cette prétention
démiurgique peut virer à l’obsession. Je me souviens qu’au Rwanda,
lorsque nous allions en visite sur les lieux où sont, aujourd’hui
encore, exposés les ossements des victimes, j’éprouvais chaque fois le
besoin de chercher toutes les traces de vie autour de nous, comme on
entrebâille une fenêtre pour laisser passer un peu d’air frais dans un
endroit hermétiquement clos. Un de ces épisodes est brièvement
rapporté dans Murambi, le livre des ossements. Je n’ai pu m’expliquer
une telle attitude que plus tard. En effet, un jouet près du crâne
fracassé d’un enfant peut en dire bien plus sur un génocide que les
plus savantes démonstrations. Ici, il s’agit de donner à voir des
visages et non de rapporter des faits et de dérouler de froides statistiques. Le délire de cruauté des génocidaires est difficilement compréhensible, mais il n’est pas aussi insensé qu’on peut le croire à
première vue. Si les tueurs ont tenu à humilier des innocents avant
de les débiter à la machette, c’était pour se convaincre eux-mêmes et
surtout convaincre leurs victimes qu’elles étaient totalement dépourvues d’humanité et que leur présence sur la terre était une erreur de
la nature. Tuer les innocents ne suffisait pas : il fallait détruire jusqu’à
leur mort elle-même. Ils avaient toujours cru comme chacun de nous
que leur disparition serait malgré tout un petit événement. C’était une
illusion. Il n’y a eu personne pour les pleurer ou les enterrer. Ils sont
juste partis au milieu de rires et de sarcasmes haineux. On ripaillait
et forniquait autour d’eux, la bière coulait à flots et peut-être
commentait-on, sur un ton blagueur et désabusé, tel match de foot de
la World Cup américaine. Il était arrivé aux innocents une chose
terrible : le temps ne s’était même pas un peu arrêté à l’instant de leur
mort. Pour leurs bourreaux, ils n’avaient jamais compté. C’est peutêtre pourquoi les négationnistes sont toujours un peu étonnés quand
on leur oppose des chiffres et des faits. Dans leur entendement
personne n’est mort, car ceux pour qui on fait tant de bruit n’ont
jamais eu le droit d’exister. En ce sens, la fiction est un excellent
moyen de contrer le projet génocidaire. Elle redonne une âme aux
victimes, et si elle ne les ressuscite pas, elle leur restitue au moins leur
humanité en un rituel de deuil qui fait du roman une stèle funéraire.
Et sur celle-ci sont écrits des mots très simples, qui pourraient
résumer toutes les phrases de nos romans : ci-gît…

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

RHS 190 intérieur

3/02/09

11:03

Génocide et devoir d’imaginaire

Page 377

377

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Après la Shoah, beaucoup d’Allemands ont pu dire, avec toutes
les apparences de la bonne foi, qu’ils ne savaient pas. Même ce
mensonge n’était pas possible au Rwanda. Le génocide des Tutsi a eu
ceci de particulier que l’État a réussi à y impliquer la majorité de la
population. Il a eu lieu dans le bruit et la fureur, des centaines de
milliers de cadavres pourrissaient sur les collines, une radio coordonnait joyeusement les massacres et partout les cris de haine se
mêlaient aux cris de terreur. La sérénité de l’historien peut-elle dire
ce déchaînement des passions humaines les plus folles ? Je ne le
crois pas. Le roman, qui trouve le tueur sur son terrain, celui de
l’émotion et de la falsification, me paraît plus apte à remplir cette
tâche. Il est peut-être encore le meilleur moyen de tirer de sa torpeur
le brave homme qui, voyant que l’on charcute sans arrêt ses
semblables autour de lui, lève les bras au ciel et dit d’un air sincèrement désolé qu’il n’y peut rien, car ses journées sont bien trop
courtes. S’il est clair dans son esprit que lui n’a jamais voulu tuer
personne, il ne se rend pas forcément compte qu’il sert par son
inertie mentale les desseins du fanatique prêt à exterminer des
peuples entiers. À ce brave père de famille vautré dans son salon, le
roman peut presque parler au creux de l’oreille. Il peut aussi réveiller
chez lui l’envie de redevenir un homme.
L’imaginaire est du reste d’autant plus autorisé à rendre compte
d’un tel génocide que l’histoire récente du Rwanda résulte dans une
large mesure d’un conflit entre la fiction et la réalité. Tout y est parti
des fantasmes d’une certaine ethnologie coloniale qui a inventé, avec
une déconcertante légèreté scientifique, une histoire non africaine à
un pays africain.
L’ethnologie coloniale, qui découvre le Rwanda très tard, à la fin
du XIXe siècle, est en effet très vite amenée à appliquer à ses habitants
les critères raciaux en vigueur dans la pensée occidentale de l’époque.
Elle considère comme des autochtones les Hutu d’origine bantoue
ainsi que les Twa – qui sont des Pygmées. Ce sont d’ailleurs les deux
groupes négroïdes : petite taille, peau sombre et esprit prétendument
lourd. Quant aux Tutsi, on ne tarit pas d’éloges à leur endroit : traits
fins, peau claire, belle prestance, intelligence supérieure et, par-dessus
tout, sens inné du commandement. Les ethnologues occidentaux ne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

RHS 190 intérieur

RHS 190 intérieur

378

3/02/09

11:03

Page 378

Revue d’histoire de la Shoah

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Bref, il ressort en creux de toutes ces élucubrations que les Tutsi
sont « peut-être » (?) une population de race blanche qui se serait
égarée il y a longtemps au cœur de l’Afrique des Grands Lacs.
L’administration belge prend tout cela très au sérieux et conclut – à
partir de mesures anthropométriques et de travaux sur les gènes et
sur les groupes sanguins – à la « supériorité génétique » des Tutsi.
C’est à l’aide de ces données « scientifiques » qu’ont été établies les
fameuses cartes d’identité « ethniques » ayant permis de sélectionner la plupart des victimes potentielles en 1994. Alors qu’il
n’existe même pas d’ethnie au sens strict au Rwanda, l’ethnologie
coloniale, devenue l’idéologie dominante, a amené les Rwandais à
se percevoir comme des races totalement différentes les unes des
autres. Les Tutsi ont fini par payer particulièrement cher l’idée
qu’ils viennent d’ailleurs : lorsque, le 22 novembre 1992 à Kabaya,
Léon Mugesera, dirigeant en vue du courant extrémiste hutu, veut
justifier le génocide à venir, il s’adresse tout naturellement en ces
termes aux Tutsi : « Votre pays, c’est l’Éthiopie et […] nous allons
vous expédier sous peu chez vous via le Nyabarongo en voyage
express. » Les dizaines de milliers de cadavres que l’on a vu flotter
sur le Nyabarongo pendant le génocide, c’était justement pour les
tueurs une façon de faire rentrer les Tutsi « chez eux ». Et lorsqu’en
1994, Bernard Kouchner s’inquiète auprès de François Mitterrand
de la gravité des crimes du gouvernement intérimaire, allié de
Paris, le chef de l’État français le rassure d’un lapidaire : « Ce sont
les seigneurs contre les serfs ! », les premiers étant, bien entendu,
les Tutsi…
S’il est vrai que notre groupe d’écrivains s’est en quelque sorte
retrouvé au Rwanda dans un pays imaginaire, ce séjour là-bas n’a
pas été vain.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

s’étonnent donc pas que cette minorité impose sans peine son autorité aux deux autres groupes. Les Tutsi sont alors présentés comme
un peuple hamite, venu d’Égypte par le Nil. De délire en délire, la
croyance s’impose peu à peu qu’ils sont originaires d’Éthiopie. On en
fait également des Caucasiens ou des Juifs, pour ne rien dire d’autres
hypothèses encore plus extravagantes.

RHS 190 intérieur

3/02/09

11:03

Génocide et devoir d’imaginaire

Page 379

379

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Il est intéressant d’imaginer une dizaine d’écrivains débarquant
dans un pays ravagé par la guerre, cheminant entre les ruines et les
ossements, le stylo à la main et le cœur battant. On voit au premier
coup d’œil à quel point ils sont satisfaits d’eux-mêmes. Ils tiennent
un sujet solide, une immense tragédie humaine, à mille lieues de
leurs habituelles niaiseries sur la lutte entre la tradition et la modernité en Afrique. Cet arrêt sur image, délibérément moqueur et sans
doute aussi quelque peu injuste, nous installe d’emblée au cœur du
débat, car il fixe l’une des rares occasions où l’imaginaire de romanciers a rencontré, pour de vrai, la dureté de l’événement. Le plus
important a sûrement été une autre rencontre, celle de chacun de
nous avec lui-même. Il est aisé de comprendre que tant de souffrances ne puissent pas se refermer sur elles-mêmes du jour au
lendemain. Au-delà du devoir de mémoire, ce voyage au bout de
l’horreur s’est révélé une formidable leçon d’histoire.
La même question nous est naturellement souvent revenue à l’esprit : pourquoi ? Nos interlocuteurs rwandais avouaient souvent
n’avoir aucune réponse. Ce ne sont pourtant pas les explications qui
ont manqué. On nous a parlé d’une tradition millénaire d’obéissance
à l’autorité royale, de la virulence insoupçonnée de rancœurs très
anciennes, d’une évangélisation ratée – ou au contraire dramatiquement réussie ? – au point de priver une vieille nation de ses repères
d’avant l’arrivée tardive des étrangers, à la fin du XIXe siècle. Nous
avons en effet vite compris qu’il était quasi obligatoire de remonter
à cette époque-là pour espérer disposer de clefs valables. Sans
pouvoir en démêler tous les mécanismes, il nous a bien fallu

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

On peut en effet dire du projet « Rwanda : écrire par devoir de
mémoire » qu’il est en train de jouer un rôle considérable dans la
préservation de la mémoire du génocide. À partir de ces textes, des
débats ont eu lieu et vont se poursuivre partout dans le monde. C’est,
soit dit en passant, la preuve que les différentes formes de restitution
du réel ne sont pas forcément en conflit. À la faveur de nos romans,
les journalistes reviennent sur le sujet et se remettent parfois en
question. Nous nous sommes beaucoup servis des travaux des historiens ou de certains articles de presse pour formuler nos mensonges
qui se veulent, au bout du compte, des vérités plus profondes.

380

3/02/09

11:03

Page 380

Revue d’histoire de la Shoah

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

admettre que la violence politique sous une forme aussi massive
était, au Rwanda, d’origine coloniale. La Belgique n’avait rien à voir
avec les événements de 1994, mais ceux-ci résultaient, historiquement, de sa gestion du Rwanda et surtout de sa volonté d’ethniciser,
en dépit du bon sens, le processus d’accession du pays à l’indépendance. Le déchaînement de la violence anti-tutsi à partir de 1959 a
été parfois présenté comme une réaction légitime à plusieurs siècles
d’oppression féodale. On veut bien le croire, mais ici, une petite
comparaison avec l’Afrique du Sud s’impose. Rien n’a jamais égalé
sur le continent africain la minutieuse cruauté de l’apartheid. Le pays
de Mandela en a pourtant triomphé par la voie de la réconciliation.
Si les Noirs de Soweto et du Natal avaient organisé une chasse aux
Blancs, personne ne l’aurait accepté en Occident. Personne n’aurait
dit : il faut comprendre la colère des Noirs, ils réagissent à des siècles
d’atrocités et d’humiliations, que celles-ci fussent d’ailleurs imaginaires ou réelles. Et il est certain que la communauté internationale
serait immédiatement intervenue en faveur de ces victimes-là…
Ce séjour au Rwanda, chacun de nous l’a intégré à sa propre existence, avec discrétion ou en hurlant au contraire à chaque occasion
sa colère9.
Personnellement, l’implication de l’État français dans le génocide
m’a fait sentir plus nettement à quel point il est dangereux d’être un
petit pays dominé, ce qui est le cas du mien, le Sénégal. Cela m’a
amené à m’intéresser de plus en plus aux dérives criminelles de la
Françafrique.
Nous ne pouvions espérer sortir indemnes d’un pays-cimetière
qui a choisi de laisser exposés à la vue de tous les restes des victimes
du génocide. C’était bien autre chose qu’un contact livresque avec la
réalité. Il nous a fallu apprendre à écouter des êtres brisés à jamais
nous raconter nos propres romans avant même que n’en fût écrite la
première phrase. Étrange bataille entre nous et ces personnes de
chair et de sang, nos futurs personnages à peine plus vraisemblables
9. Koulsy Lamko, par exemple, a estimé qu’il n’y avait aucun sens à écrire un roman et à
s’en aller. Il est resté quatre ans au Rwanda, de 1998 à 2002. Il y a fondé, à Butare, le Centre
universitaire des Arts, tout en enseignant la littérature et les arts dramatiques à l’université
nationale.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

RHS 190 intérieur

RHS 190 intérieur

3/02/09

11:03

Génocide et devoir d’imaginaire

Page 381

381

que leurs histoires… Il est donc naturel qu’ils aient vu en nous des
traîtres en puissance. Allions-nous pouvoir dire leur douleur et
parler pour leurs morts dispersés aux quatre coins de nulle part ?

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Jean-Marie Vianney Rurangwa et Venuste Kayimahe, les deux
auteurs rwandais de notre groupe, se sont contentés d’écrire des
textes de réflexion plutôt que de la fiction. Ce n’est sûrement pas un
hasard : pour eux, l’heure n’était pas encore venue de se fier aux
symboles. Il leur fallait parler clair, ils avaient besoin d’entendre la
voix de leur propre raison. Ma conviction est pourtant que les
grandes œuvres littéraires sur le génocide d’avril 1994 seront écrites
par les Rwandais eux-mêmes, plus tard. Pour cela, il faudra sans
doute que le travail du deuil ait été fait, que la douleur ait traversé
plusieurs générations et, qu’émergeant d’une longue stupéfaction, les
fils trouvent enfin les mots pour dire la folie de leurs pères.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 84.14.203.74 - 17/03/2020 11:16 - © Mémorial de la Shoah

Notre seul mérite est d’avoir essayé de faire de notre mieux, en
dépit des ambiguïtés de l’entreprise. Nous avons, je crois, réussi à
exprimer ce qui, dans les souffrances du peuple rwandais, interpelle
tout être humain. Cette aspiration à l’universalité nous a permis
d’inscrire avec plus de force le génocide dans la durée. Appelés à être
lus et commentés par des générations de lycéens et d’étudiants, nos
romans commencent un long voyage dans le temps et dans l’espace.
D’autres créateurs continueront à s’en inspirer, qui pour une adaptation cinématographique ou théâtrale, qui pour un travail chorégraphique.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024