Fiche du document numéro 2594

Num
2594
Date
Samedi 25 juin 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
117923
Pages
2
Titre
Premiers contacts au camp de Nyarushishi
Sous titre
A quinze kilomètres de la frontière zaïroise, des soldats français ont pris position pour protéger 8 000 réfugiés tutsis. Parmi les principales difficultés de leur mission : convaincre toutes les parties de la neutralité de la France.
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Nyarushishi, envoyé spécial

Des collines en pente douce, d'un vert vif presque irréel, celui du
thé qui, à perte de vue, est cultivé ici. Dans ce décor bucolique,
les trois protagonistes du drame ne semblent pas jouer dans la même
pièce: les «déplacés» tutsis, 8000 environ, installés sous des bâches
bleues fournies par la Croix-Rouge, ne pensent qu'à se réfugier, de
l'autre côté de la frontière, au Zaïre tout proche; les soldats
français, une vingtaine, patrouillent, l'arme au poing, ne sachant pas
au juste s'il leur faut garder ou évacuer les civils placés sous leur
protection ; enfin, le préfet de la région se déclare «enthousiaste»
de l'intervention française et refait l'histoire, très langue de
bois. «~Nous n'avons rien à nous reprocher. C'est du côté des rebelles
qu 'on commet les pires exactions~», affirme-t-il. Le colonel Didier
Thibaut, de la 11è Division parachutiste basée à Toulon, tire sur sa
pipe. Un ange passe.

Depuis Bukavu, la ville frontière zaïroise où l'armée française a
installé son « poste de commande Sud», 1' itinéraire est quasiment
fléché pour arriver à Nyarushishi, le premier camp de «civils menacés»
sécurisé par la force humanitaire d'intervention. «Vive la France,
vive Mitterrand, vive la France au Rwanda. Nous remercions la France
pour son intervention», indique, à peine 500 mètres à l'intérieur des
terres rwandaises, une pancarte sur le bas-côté de la route. Puis,
pour ne pas se tromper sur les rédacteurs de ces amabilités, la
dernière ligne précise: «FPR = tueurs, assassins, dictateurs
minoritaires.» Voilà pour l'ennemi supposé commun: les rebelles du
Front patriotique rwandais. Par la suite, laissant sur la gauche
Cyangugu, la ville frontière côté rwandais, de simples panneaux «Vive
la France» indiquent le chemin. De temps à autre, on croise un
véhicule arborant un fanion tricolore. Ce n'est pas l'armée française
mais ses «supporters» rwandais.

Treize kilomètres plus loin, au bout d'une piste à droite, se situe
enfin le refuge jusqu'alors précaire des Tutsis. Venus d'un peu
partout dans la préfecture, ces rescapés sont les rares survivants des
massacres du mois d'avril. Certains d'entre eux ont été longtemps
enfermés au stade de Cyangugu, si proche de la frontière que les
expatriés, côté zaïrois, entendaient la nuit non seulement les tirs
mais, surtout, les cris des victimes achevées à la machette. Ils
étaient plus de 5000 le 20 avril, à l'arrivée de la Croix-Rouge
internationale (CICR). Ils n'étaient plus que 3000 un mois plus
tard. Puis ils ont été délogés vers Nyarushishi pour être «en
sécurité». Le jour du transfert, certains bus ne sont jamais
arrivés. Aujourd'hui, les réfugiés tutsis à Nyarushishi ne craignent
plus que le départ des Français.

Même le survol par un hélicoptère de combat Puma ne provoque pas de
panique dans le camp. Pourtant, jeudi soir, à l'arrivée des premiers
éléments de la force de protection, les Tutsis étaient convaincus que
les Français venaient pour les tuer. «J'ai rassemblé leurs
responsables, nous nous sommes assis dans l'herbe, raconte le colonel
Thibaut. Je leur ai expliqué que nous n'avions pour seule tâche que
de les protéger. Alors, c'a été la liesse.» Le même message passe
moins bien chez les partisans du «gouvernement intérimaire» et, en
particulier, chez le préfet. «Ils nous ont acclamé à notre arrivée,
aux cris de ' Vive la France, mort au FPR ?. Mais une fois que je leur
ai dit qu'on n'allait pas se mêler de leur guerre, ni d'un côté ni de l'autre, il y a eu un froid. » Le colonel Thibaut sourit, comme
satisfait. Sa mission, ici, consiste à apporter la preuve de la
neutralité humanitaire de la France, à gagner, par des actes de
secours concrets, la confiance du FPR.
C'est loin d' être fait. Pour
l'instant, les rebelles se méfient toujours des intentions françaises
et, selon le témoignage d'humanitaires travaillant de leur côté,
évacuent leur zone de civils « en prévision de combats». Hier soir,
les Français n'étaient encore qu'environ 150 dans la préfecture de
Cyangugu, d'autres soldats ayant pénétré dans le Rwanda au nord, à
partir de Goma, le PC principal, en raison de sa piste gros
porteurs. «Dans le nord, parce que le siège du gouvernement rwandais
se trouve à Gisenyi. il y a pour nous trop de problèmes, a confié un
militaire français. Ils cherchent à nous récupérer à tout prix, mais
on ne se compromettra pas. On avancera d'abord ici pour prouver notre
bonne foi. » Dans les jours à venir, cette pénétration en terre de
massacres s'effectuera le long de trois axes principaux : vers le
sud-est, en direction de Bugarama où se trouveraient 15000 rescapés
tutsis; vers l'ouest, dans la forêt de Nyungwe où, jusqu'à présent, ni
organisations humanitaires ni journalistes ne se sont aventurés;
enfin, vers le nord, le long du lac Kivu en direction de Kibuye où un
mouvement similaire, depuis le nord, pourrait permettre aux troupes
françaises d'opérer une première jonction. Avançant méthodiquement,
dans le calme, quitte à donner au préfet de Cyangugu «l'ordre» de
lever les barrages montés par ces miliciens qu'il préfère appeler «le
peuple en armes» le contingent français ne cherche nullement à occuper
au plus vite le terrain «Nous partons en reconnaissance nous
recherchons, outre des camps de réfugiés, des rescapés qui se cachent
par petits groupes ou individuellement Car ceux-là sont les plus
menacés» explique le colonel Thibaut.

L'autre raison, tacite: le pays étant si petit (il a la superficie de
la Bretagne) les forces françaises ne tiennent pas à précipiter une
confrontation avec les rebelles. Ainsi, d'un point de vue humanitaire,
percer jusqu'à Butare, la seconde ville du pays, serait intéressant.
Seulement, le FPR, poussant depuis l'est, n'est plus qu'à une dizaine
de kilomètres de l'agglomération? «Il faut aller en zone FPR! L'armée
française doit secourir aussi nos civils, pris en otage par les
rebelles», a insisté hier Emmanuel Bagambiki, le préfet de
Cyangugu. Dans les circonstances actuelles, c'est un appel aux
armes. «Il y a des déplacés hutus, à Kirambo notamment. Nous nous en
occuperons». a coupé court le colonel Thibaut, indiquant une
concentration des réfugiés intérieurs hutus, sur la rive du lac Kivu à
une cinquantaine de kilomètres du nord de Cyangugu. « Pour le reste,
j'attends des instructions. »

II en va de même pour le désir des rescapés tutsis de se mettre
définitivement en sécurité en traversant la frontière avec le
Zaïre. En l'occurrence, le commandement français ne sera pas seul à
prendre la décision. Jusqu'à présent soucieuses des tensions que
créerait cette présence, les autorités zaïroises n'ont guère voulu des
réfugiés tutsis sur leur sol. En attendant que se précise sa mission...

Stephen SMITH
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024