Fiche du document numéro 25926

Num
25926
Date
Jeudi 26 février 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
34409
Pages
4
Urlorg
Surtitre
« Les Français entraînaient les miliciens hutus »
Titre
Une rescapée témoigne sur le rôle trouble de Paris lors du génocide
Soustitre
Yvonne Galinier Mutimura est rwandaise, rescapée du génocide. Tutsie, même si elle n'aime pas être présentée comme cela. Elle travaillait depuis un an et demi pour la Coopération française, comme nutritionniste, quand les massacres ont commencé. Pierre, le Français qui est aujourd'hui son mari, travaillait pour une ONG dans la préfecture de Butare. Le 6 avril 1994, ils étaient à Kigali. Leur maison était encerclée par des miliciens. C'est un officier belge de la Minuar qui les a aidés à rejoindre l'hôtel Méridien où s'étaient regroupés les étrangers. Personne, y compris les représentants de l'administration française qui connaissaient très bien Yvonne, n'a accepté de prendre le risque de la faire monter dans un convoi pour l'aéroport. Pierre a refusé de partir sans elle. L'officier belge les a pris sous sa protection. Ce n'est que le 12 avril qu'ils ont pu monter dans un convoi, composé essentiellement de religieux, Yvonne cachée sous des vêtements. A l'aéroport, une représentante de l'ambassade de France les a fait embarquer dans un avion pour Paris. Pierre et Yvonne vivent depuis dans le sud de la France.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation

Qui est l'ennemi ?



En février 1993, lorsque le FPR (Front patriotique rwandais) a réattaqué, les contrôles ont été renforcés. Sur les barrages, près de Kigali, il y avait le drapeau français et le drapeau rwandais. Les militaires français contrôlaient les papiers, regardaient l'ethnie, l'origine de chaque personne. Un jour, à peu près à 15 km de Kigali, j'étais avec ma sœur et ma belle-sœur. On est arrivé à un barrage de Français. Ils nous ont arrêtées : «Montrez vos papiers.» On leur a dit : «Mais pourquoi vous nous contrôlez ? Ça ne vous regarde pas, c'est pas une histoire de Français, c'est une histoire de Rwandais.» Ils nous ont répondu : «Mesdemoiselles, on est désolés, mais on doit vous contrôler pour voir qui est l'ennemi.» On leur a demandé : «Quand vous voyez nos cartes, comment vous voyez qui est l'ennemi ?» Ils ont dit : «On sait très bien que les Tutsis sont les ennemis.»

Sur la barrière de Nyacyonga, à Kabuye, c'était scandaleux, parfois ils étaient plus d'une dizaine, en train de boire des bières. Ils étaient saouls tout le temps. Il y avait des filles qui étaient violées par les militaires français. J'ai vu ça à Kabuye, à Kacyiru aussi, à environ 6 km de l'aéroport de Kigali. A côté de chez Lando, qui était ministre des Affaires sociales. Il possédait un bar, avec hôtel-restaurant, un truc sympa où tout le monde allait. Il y avait des gens qui étaient chargés de la sécurité. Lui-même était menacé, il était Tutsi. En rentrant de chez lui un soir, avec des amis, on a vu des militaires français qui violaient des filles sur la route. Elles criaient. Ils étaient en uniforme et on ne pouvait rien dire. On ne pouvait pas dire aux soldats rwandais, allez secourir ces personnes, parce que les militaires rwandais étaient avec les Français.

Miliciens hutus



A côté de l'aéroport de Kigali, à Kanombe, à un endroit qui s'appelle Nyarugunga, il y avait un camp d'entraînement des extrémistes hutus. C'était officiel. Ils avaient des uniformes en pagne. Même les gamins savaient que c'était des miliciens. Quant ils allaient s'entraîner, ils y allaient avec des machettes, des gourdins et des couteaux. Tout ce qu'il faut pour tuer. Ils y allaient en bus du gouvernement. C'était ouvert, comme un grand terrain de foot, on voyait que c'était les Français qui entraînaient les miliciens. Ils avaient des uniformes kaki avec des bérets rouges. C'était fin 1992 et 1993. Je m'en rappelle, car j'étais à l'université, j'allais faire des stages à Kigali. Ils faisaient partie de l'opération Noroît. Les Dami (détachements d'assistance militaire et d'instruction) portaient en général l'uniforme rwandais. On savait faire la différence, même si on n'y comprenait pas grand-chose. A côté, il y avait des chars avec des mitraillettes. Et puis des rigoles avec des sacs de sable. Les Français commandaient et les miliciens écoutaient attentivement.

Après février 1993, beaucoup de choses ont changé dans le pays. Des gens étaient tués. Moi, je viens de Rutongo, une commune voisine de Kigali, et là, c'était l'endroit où tout le monde passait pour aller au Nord. On voyait les camions des militaires rwandais qui passaient et ceux des Français qui suivaient. On voyait bien que c'était des Blancs, mais ils se déguisaient. Ils se mettaient des trucs noirs sur la figure, mais on voyait les yeux apparaître et le cou. C'était un peu ridicule et en même temps très choquant parce qu'ils se déguisaient pour ressembler aux Noirs, pour aller combattre aux côtés des soldats rwandais.

Ces militaires français, ils ont obéi à leur gouvernement. Ces gens-là, comme les Hutus qui ont tué, parfois, je me dis qu'ils étaient tous victimes. Du pouvoir Habyarimana et des gouvernements français qui se sont succédé. Ce qui m'écœure, c'est qu'au Rwanda, la population, pour la plupart, c'est des paysans, des gens qui arrivent à peine à se nourrir, à vivre. Ils ne connaissent rien de la politique, de ce qui se passe à l'extérieur. Ils vivent au jour le jour, les Tutsis comme les Hutus, ils partageaient les mêmes misères, les mêmes joies. Tout ce qu'ils savaient venait de la radio, l'intoxication politique du pouvoir rwandais. Et, à la radio, on entendait «Mitterrand c'est notre ami», il y avait même des chansons à sa gloire. Quand je suis arrivée en France, j'ai été étonnée de voir comment les gens sont normaux. Je me représentais la France comme un Etat rwandais en blanc.

Mépris



Si Pierre n'avait pas été là, je serai morte. Quand on est arrivé au Méridien, après mille problèmes, il y avait tout un tas de Français, des Belges. Il y avait un étage pour les Blancs, un pour les Noirs. Des toilettes pour les Blancs, d'autres pour les Noirs. Les Français essayaient de convaincre Pierre pour qu'il me laisse. Il a refusé. Ils ont fait une réunion. Et, après, des fonctionnaires français et un fonctionnaire de l'ONU sont venus me voir. Ils m'ont demandé de laisser Pierre partir. «On sait très bien, les relations entre les Français et les Rwandaises.» Ils voulaient dire qu'on était des putes. C'était un tel mépris, je ne savais pas si j'allais pouvoir faire cinq mètres en sortant du Méridien. On m'a dit : «L'hôtel va être pris, tout le monde va être tué, c'est votre barbarie, c'est votre histoire, assumez votre guerre.» C'était le dimanche 10 avril, toute ma famille avait été assassinée le 8, il restait ma sœur et mon père qui ont été tués plus tard. On a demandé aux militaires belges de l'ONU de nous aider. Ce qu'ils ont fait n'a pas de prix, alors qu'ils étaient plus menacés que les Français. C'est ces gens-là qui ont dit : «On va essayer de vous sauver en vous cachant sous les bâches dans les camions.» Ils ont risqué leur vie.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024