Fiche du document numéro 25667

Num
25667
Date
Mercredi 18 décembre 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
108586
Pages
3
Urlorg
Titre
« Les leçons de l’Afghanistan valent-elles pour le Mali ? »
Soustitre
En publiant les « Afghanistan Papers », le « Washington Post » a brisé le tabou d’une guerre dont personne n’osait dire qu’elle était ingagnable. Pour être compris par l’opinion, l’engagement français au Sahel doit être plus transparent, estime Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.
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FR
Citation
Chronique. Tout a commencé par ce que l’on pourrait appeler un « tuyau ». Au cours de l’été 2016, le Washington Post a appris que Michael Flynn, général à la retraite qui avait servi en Afghanistan et soutenait Donald Trump dans la campagne présidentielle, avait été longuement interrogé par une agence fédérale sur son expérience de cette guerre, dans laquelle les forces américaines étaient engagées depuis déjà quinze ans, en réaction aux attentats du 11 septembre 2001.

Estimant que l’analyse du général Flynn présentait certainement un intérêt pour le public, le quotidien américain a demandé à y avoir accès, comme l’y autorise une loi de 1967, le Freedom of Information Act (loi sur la liberté de l’information). L’entretien de l’officier supérieur avait été réalisé par les services de l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (Sigar), dans le cadre d’une évaluation de la guerre d’Afghanistan, baptisée « Leçons apprises » (Lessons learned).

La procédure suivait gentiment son cours lorsque, le 8 novembre 2016, Donald Trump remporta l’élection. Un long silence s’ensuivit. Le 24 janvier 2017, le nouveau président nommait le général Flynn conseiller à la sécurité nationale. Le lendemain, le Sigar rejetait la requête du Washington Post.

C’était le début d’une longue bataille judiciaire entre le quotidien et le Sigar, qui a appris depuis que la mission de ce dernier s’était étendue de 2014 à 2018 et avait consisté en plus de 400 entretiens avec des acteurs impliqués dans le conflit, y compris afghans.

Défier l’opacité du pouvoir



Petit à petit, bribe par bribe, jugement après jugement, le Washington Post a fini par avoir accès à l’ensemble des documents ; il continue à se battre pour obtenir l’identité de la plupart des personnes interrogées.

Le 9 décembre, sous le titre Afghanistan Papers, il a publié l’essentiel des travaux du Sigar, accompagnés de notes confidentielles de l’ancien secrétaire à la défense Donald Rumsfeld, obtenues légalement par l’institut de recherche indépendant National Security Archive. Ce titre rappelle évidemment les légendaires « Pentagon Papers » sur la guerre du Vietnam, pour lesquels il avait fallu aller jusqu’à la Cour suprême en 1971. Dans les deux cas, il s’agissait de défier l’opacité du pouvoir sur une guerre dont les Américains ne voyaient pas l’issue.

Que disent les « Afghanistan Papers » ? Avec une lucidité et une franchise confondantes, ces officiers, diplomates et responsables politiques expliquent qu’ils ignoraient, après la victoire initiale sur Al-Qaida, quels étaient les objectifs poursuivis, quelle était leur mission, et même quel ennemi ils devaient combattre parmi tous les acteurs. Ils disent comment on a constamment menti à leurs compatriotes sur leurs chances de succès ; pourquoi l’effort de construction d’un pays moderne et démocratique, tel qu’il était conçu, était voué à l’échec ; comment les masses d’argent déversées à cette fin n’ont fait qu’alimenter la corruption à grande échelle et encourager la production d’opium.

Les « Afghanistan Papers », au bout du compte, c’est la chronique d’un immense fiasco que trois administrations successives – Bush, Obama, Trump – ont essayé de cacher. La tragique chronique d’une « guerre ingagnable », résume le Washington Post.


Cette guerre dure depuis, maintenant, dix-huit ans. Bilan : 775 000 soldats américains déployés (certains plusieurs fois), dont 2 314 ont été tués et plus de 20 500 blessés. Plus de mille milliards de dollars ont été dépensés. Dans la seule année 2018, selon les Nations unies (ONU), 3 804 civils afghans ont été tués. Et aujourd’hui, alors que les Etats-Unis tentent une négociation avec les talibans pour en sortir, quelque 10 000 soldats américains sont encore en Afghanistan.

Enlisés dans des conflits multidimensionnels



Les leçons de l’Afghanistan valent-elles pour le Mali ? Même si l’ampleur du dispositif français, engagé au Sahel depuis six ans avec l’aide d’alliés européens, est sans commune mesure avec celui des forces américaines et de leur coalition en Afghanistan, on ne peut, naturellement, éviter de se poser la question.

Des propos du général François Lecointre, chef d’état-major des armées, au lendemain de la mort de treize militaires français en opération au Mali sont à cet égard éclairants. Interrogé sur France Inter, le 27 novembre, sur le sens de la mission française au Sahel, il a répondu qu’un « soldat doit être capable de se satisfaire de ce que le pire est évité. Aujourd’hui, parce que notre action est constante, nous faisons en sorte que le pire soit évité ».

Si ce n’est pas l’aveu d’une guerre ingagnable, cela y ressemble beaucoup. « Nous n’atteindrons jamais une victoire définitive, dit encore le responsable des armées ce jour-là. Ce sera toujours très compliqué de voir le moment où la guerre est enfin gagnée. Jamais les armées françaises n’iront défiler en vainqueur en passant sous l’Arc de triomphe. »

C’est, là encore, la lucidité qu’imposent les guerres du XXIe siècle dans lesquelles des armées régulières partent se battre contre le « terrorisme » et se retrouvent enlisées dans des conflits multidimensionnels. Le général Lecointre appelle cela « la mutation de la conflictualité » ; moins raffiné, Donald Rumsfeld écrivait, lui, ne plus pouvoir discerner qui étaient « the bad guys » en Afghanistan, « les méchants ». Y aller, c’est s’exposer à ne jamais gagner. Ne pas y aller, c’est prendre le risque du « pire ».

« Il faut avoir le sentiment que la nation est derrière nous et comprend ce que nous faisons », a ajouté François Lecointre. Mais pour comprendre, il faut de la transparence. C’est peut-être là la vraie leçon des « Afghanistan Papers ». Les médias français, malheureusement, ne disposent pas de cet outil précieux qu’est le Freedom of Information Act. Cela ne doit pas empêcher élus et responsables de rechercher la vérité. Et de la dire.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024