Fiche du document numéro 24979

Num
24979
Date
Jeudi 24 février 2000
Amj
Auteur
Fichier
Taille
136450
Pages
4
Urlorg
Titre
Lettre à monsieur Jan Van Eck
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Type
Lettre
Langue
FR
Citation
A l'attention de:

Monsieur Jan Van Eck

Consultant Centre for conflict resolution

Africa Project University Cape Town
r
PB 7701 Rondebosch South Africa

Email: jvaneck@iafrica.com



Cher Monsieur,

Je viens de voir dans des dépêches d'agence que certains des
propos tenus par Monsieur Nelson Mandela durant la séance d'ouverture de la
reprise des négociations d'Arusha sur le Burundi avaient suscité la colère des
formations politiques exprimant la sensibilité tutsi dans ce pays. Il aurait
déclaré notamment « qu'une minorité de 14 à 15 % d'une population de six
millions d'âmes monopolise le pouvoir politique, économique et militaire
 ».
Cette phrase, citée hors de son contexte, l'émotion qu'elle suscite et aussi
les commentaires plus ou moins venimeux ou simplistes de nombre d'observateurs
médiatiques, me paraissent engendrer une atmosphère inquiétante, pour ne pas
dire extrêmement préoccupante, qui est de très mauvaise augure pour la suite
des négociations en cours et de leur application. Or tous les amis du Burundi
voient, il faut en convenir, dans ces négociations une chance ultime à ne pas
gaspiller.

Comme vous le savez sans doute, je connais quant à moi ce pays
depuis 1964. J'y ai enseigné dans des établissements secondaire et supérieur,
j'y ai mené des recherches historiques dans toutes ses régions et j'ai publié
sur son passé ancien ou récent. Je crois maintenant de mon devoir de vous faire
part en urgence de mon appréciation de cette situation. Notre brève rencontre
sur l'aéroport de Bujumbura en mai 1999 et les échos que j'ai recueillis sur
votre action à Arusha depuis déjà des années me conduisent à m'adresser d'abord
à vous. Je ne peux hélas m'exprimer qu'en français, mais je serai bref et je
vous autorise par avance à traduire mes propos à l'intention de qui vous
jugerez utile de le faire. Cette lettre est personnelle, mais n'a rien de
confidentiel.

La considération de Monsieur Mandela sur l'injustice qui règne
dans la société et la politique burundaise quant à la répartition des
responsabilités et des avantages (dans le contexte d'une économie par ailleurs
misérable) entre Hutu et Tutsi relève du bon sens, elle correspond à une
réalité historique dans ce pays, du moins depuis le début des années 1970. Ce
rappel devait donc être fait. Certes l'arithmétique 15 % - 85 % est devenue en
fait (il ne faut pas l'oublier) un slogan employé par les groupes génocidaires
tant au Burundi qu'au Rwanda comme l'emblème numérisé d'une exclusion méritée
des Tutsi et cette formule pouvait être évitée. Mais le déséquilibre « ethnique »
dans la société est une vérité qui devait être dite et je ne suis pas d'accord
avec certains commentateurs qui explique que Mandela aurait dû être plus
« diplomate ».

Au point de déchirure atteint par ce pays, la paix ne peut reposer que
sur la vérité. Mais le problème est que cette vérité est partielle et
qu'il faut avoir toujours en tête et à la bouche toute la vérité, toutes
les vérités. Au Burundi les torts sont éminemment partagés. Ce qu'on
appelle le « pouvoir tutsi » (en fait celui d'une faction issue de la
région méridionale) porte une lourde responsabilité dans le blocage de
la situation depuis trente ans. Mais depuis quarante ans des groupes
politiques hutu (PP, Palipehutu, CNDD, etc.) ne rêvent que d'importer au
Burundi le modèle ethniste ou « ethno-social » qui a tristement sévi au
Rwanda, celui de la dictature soi-disant démocratique d'une majorité
ethnique conçue comme autochtone et populaire en même temps.

C'est au nom de ce modèle raciste que ces groupes ont clairement opté à
plusieurs reprises (en guise de conscientisation, de provocation ou de
représailles) pour la « solution » des tueries contre les paysans tutsi,
en octobre 1965 à Muramvya, en avril-mai 1972 au sud du pays, en octobre
1993 dans toute la moitié centre et nord du pays, etc. Ils ont
inlassablement tenu à justifier l'extermination de simples gens pris
comme otages d'une politique qui les dépassait et n'ont guère caché, au
moins officieusement, leur volonté d'un règlement final à l'égard des
Tutsi.

Cette réalité est aussi incontournable et aussi têtue que celle
de la marginalisation des Hutu (d'ailleurs en partie issue de la
méfiance induite par ce projet d'exclusion des Tutsi), du moins au sein
des élites de l'une et l'autre catégorie. Il faut donc rappeler à la
classe politique tutsi la nécessité de partager le pouvoir sous toutes
ses formes. Mais il faut aussi rappeler aux leaders qui prétendent
parler au nom des Hutu la nécessité de respecter les droits des
Burundais tutsi, à commencer par leur droit à la survie, avec la
réflexion qui en découle sur les garanties et les contrepoids. C'était
ces deux vérités fortes que les hommes de bonne volonté attendaient au
Burundi.

Je dois vous faire [part] --je connais beaucoup de monde au Burundi
hors des cercles souvent frelatés du pouvoir -- que la déception y est
immense. Un collègue, dont je connais la modération, m'écrit: « si je
comprends bien ce qu'a dit Nelson Mandela, tu nous trouveras une
papeterie pour commander bientôt nos cartes d'identité ethnique
 ». Un
quiproquo tragique est donc en train de s'instaurer à l'égard de celui
qui a incarné en Afrique du Sud la justice au service d'une
reconstruction nationale et le refus des identités « raciales » au profit
d'un projet de citoyenneté, en particulier le refus du recours à un
racisme « bantou » si bien utilisé par le pouvoir de l'apartheid et devenu
aujourd'hui à la mode en Afrique centrale. Alors, franchement, je me
demande si Nelson Mandela, pour lequel j'ai une immense admiration, pour
lequel j'avais manifesté tant de fois quand j'étais plus jeune et qui a
témoigné d'une telle lucidité sur les conditions de sortie de
l'apartheid, ne perçoit pas mieux qu'on ne le croit la complexité du
dossier burundais et s'il n'est pas victime des commentaires unilatéraux
de certains observateurs ou des mises en scène intéressées des
extrémistes des deux bords (voir les déclarations de leaders tutsi à
Bujumbura, mais aussi la position jubilatoire du site internet allemand
de l'intégrisme hutuiste dit « Burundi Bureau »).

J'ai en effet entendu sur RFI et lu dans certaines dépêches des propos
de Monsieur Mandela qui ne se réduisent nullement à la petite phrase que
l'on cite partout. Dans ce cas, il faudrait de façon forte et
intelligible et de toute urgence rappeler les positions réelles du
médiateur dans leur intégralité. Mais pour continuer à parler
franchement, comme j'ai appris à être profondément déçu par d'éminentes
personnalités que j'avais beaucoup respectées en un autre temps (je
pense à François Mitterrand et à Julius Nyerere), je m'inquiète d'un
point. Nelson Mandela n'est-il pas tenté éventuellement par un
rapprochement excessif entre l'ancienne Afrique du Sud et le Burundi
actuel ? Or, je n'ai pas entendu dire que le mouvement noir
sud-africain, aux moments les plus aigus de sa lutte contre
l'apartheid, ait eu dans son programme l'extermination des
Sud-Africains blancs. Et la comparaison même entre ces derniers et les
Tutsi serait un étonnant contresens historique, consistant précisément à
cautionner une logique d'apartheid dans la région des Grands Lacs au
moment où on veut la neutraliser. Au nom de quelle idéologie devrait-on
comparer des colons européens arrivés entre le XVIème et le XIXèmesiècle
avec une catégorie sociale d'Africains dont les ancêtres coexistent avec
ceux du reste de la population de cette région depuis deux millénaires.

L'assignation de la minorité tutsi au cliché d'une race étrangère et
conquérante, selon un schéma omniprésent à l'époque coloniale et repris
par l'idéologie de la « révolution sociale » rwandaise (dont un des grands
défenseurs, le colonel belge Logiest, était aussi un grand admirateur de
l'apartheid), est le fondement de la logique génocidaire qui menace le
Burundi exactement comme le Rwanda. Cette logique a été mise en oeuvre
au Rwanda, même après 35 ans de dictature hutu. Or cette idéologie
transparaît à peine masquée dans de nombreux documents qui ont circulé à
Arusha, lors des interminables sessions destinées à négocier la
réécriture du passé burundais, au lieu de parler de l'avenir. Et il est
tout de même difficile d'oublier si vite, que de nombreux militants
burundais du Palipehutu réfugiés au Rwanda ont participé très activement
au génocide de 1994. Erreur au nord de la Kanyaru, vérité au sud ?

En conclusion, je vois mal comment on pourra faire évoluer les sociétés rwandaise et burundaise si la communauté internationale ne fait pas admettre (au lieu souvent de lui apporter une caution morale) le caractère intrinsèquement pervers de l'idéologie qui fonctionne dans cette région depuis quelques décennies. La fin du conflit suppose aussi cette révolution copernicienne dans la classe politique burundaise dans son ensemble. Sinon les extrémistes hutu se sentiront confortés dans leur bonne conscience, les extrémistes tutsi dans leur exploitation de la peur et les Burundais simples, fatigués de guerre et de politicaillerie, seront confortés dans leur désespoir.

J'ajouterai un commentaire peut-être impertinent, au double sens de ce
terme: j'ose espérer que la seule lecture en anglais sur le Burundi du
président Mandela n'est pas l'ouvrage du politologue franco-américain
René Lemarchand, intitulé Burundi. Ethnocide as discourse and practice
Cambridge University Press, 1994, 206p. Cet auteur, après avoir publié
en 1970 un excellent ouvrage critique sur les politiques contemporaines
du Rwanda et du Burundi, défend systématiquement depuis au moins 1988
les thèses d'un front uni des Hutu et plus particulièrement celles du
Palipehutu (cf. son article publié au Danemark en 1989) et, tout aussi
systématiquement, il s'emploie à
disqualifier les auteurs qui mettent en lumière la gravité du piège
ethniste dans cette région.

Ajoutons qu'il n'a cessé de comparer le Burundi à l'Afrique du Sud, ce
qui explique ma question (voir sur cet ouvrage le compte-rendu
ci-joint). La situation est trop grave au Burundi pour que chacun
n'assume pas la responsabilité de ses écrits et de ses propos et je
souhaite quant à moi ne pas avoir, comme ce fut le cas pour le Rwanda,
raison trop tôt quant aux dérives et aux explosions qui menacent le
Burundi.

Cher Monsieur Van Eck, je vous remercie très vivement de votre
attention. Je souhaite très sincèrement que la paix soit réalisée au
plus vite au Burundi et qu'elle soit aussi une nouvelle victoire de
Nelson Mandela sur les forces négatives qui menacent aujourd'hui
l'Afrique.



Paris, le 24 février 2000


Jean-Pierre CHRETIEN


Directeur de recherche au CNRS

Directeur du laboratoire Afrique de l'Université de Paris 1


Auteur de L'Afrique des grands lacs - Deux mille ans d'histoire

Aubier-Flammarion
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