Fiche du document numéro 24887

Num
24887
Date
Vendredi 5 avril 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
354167
Pages
2
Urlorg
Sur titre
Reportage
Titre
Vingt-cinq ans après, les fantômes du Rwanda
Sous titre
Près de Kigali, l’association Ibuka met encore au jour des charniers dissimulés sous des maisons par les génocidaires hutus, qui ont massacré en 1994 près d’un million de Tutsis. Un travail de mémoire douloureux dans un pays en plein essor.
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
A Kabuga, mercredi. Des vêtements trouvés dans des fosses communes mises au jour depuis environ un an. Photo Alexis Huguet. Hans Lucas pour Libération

Jeudi, ils ont creusé sous la chambre à coucher. A coups de pioche énergiques, et il ne leur a pas fallu longtemps pour les trouver : des miettes d’ossements, parfois un morceau de mâchoire. La veille, c’est sous le salon de cette maison qu’ils avaient fait d’autres découvertes macabres. De petits os, par centaines, et encore des débris, désormais tous étalés sur une grande bâche bleue. La famille qui vivait là a été prévenue lundi et a eu trois jours pour déménager. « Des locataires, ils ne savaient rien. Ils ont tout de suite accepté de partir. Personne n’aime l’idée d’avoir des centaines de fantômes sous son lit », souligne Innocent Gasinzigwa, le responsable local d’Ibuka, principale association rwandaise des rescapés du génocide des Tutsis, qui s’est déroulé dans ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs en 1994. Cette année-là, en seulement cent jours, près d’un million de personnes ont été exterminées. Un chiffre d’une ampleur terrifiante. Un quart de siècle plus tard, et à la veille des commémorations qui démarrent ce week-end, on trouve encore des fosses cachées, recelant plusieurs milliers de cadavres.

« Trou de mémoire »



« Au total, on en a trouvé près de 40 000 depuis un an dans ce quartier », estime Innocent Gasinzigwa, dont le cou garde des cicatrices de coups de machette. Depuis la découverte des premières fosses, ce rescapé, 69 ans, ne ménage pas sa peine, arpentant d’un pas rapide les artères de Kabuga, petite localité commerçante située à 15 kilomètres de Kigali, la capitale. Il raconte : « C’est grâce aux confessions d’un génocidaire repenti que nous avons pu localiser ces fosses, souvent dissimulées sous des maisons construites après le génocide. Notre informateur avait 15 ans en 1994. Aujourd’hui sorti de prison, il est venu revivre dans ce quartier et il a accepté de collaborer avec nous il y a un an. Très discrètement : il ne tient pas à être identifié. » Le Rwanda reste un pays étrange où les tueurs, sortis de prison, cohabitent, faute d’alternative, avec leurs victimes. Vingt-cinq ans après le drame, bien des secrets continuent de hanter le retour à la vie normale, comme ces fantômes qui ressurgissent sans prévenir.

Avec sa myriade de vélos-taxis et son alignement d’échoppes, Kabuga aurait l’apparence d’une bourgade sans histoires, si elle n’était désormais parsemée de trous gigantesques entourés de palissades en tôle et de cordes à linge sur lesquelles sont suspendus les vêtements retrouvés sur les corps. Des milliers de robes, tee-shirts, sous-vêtements maculés de boue, dernière trace de ces vies brutalement interrompues, qui permettent aux survivants d’identifier leurs proches.


Quand elle a reconnu la chemise de son père, Chantal s’est évanouie. « Comme si j’étais soudain plongée dans un trou de mémoire », murmure cette élégante femme de 39 ans, vêtue d’une robe cintrée en pagne. Un « trou de mémoire » qui ressemble plutôt à un violent retour du passé. Le souvenir de ce terrible 17 avril 1994 lorsque, sous ses yeux, son père a reçu un coup de marteau fatal sur la tête à un barrage tenu par des miliciens interahamwe, (« ceux qui combattent ensemble »). Véritable bras armé du génocide, ils avaient fait sortir de leur voiture Chantal et sa famille, et refusaient de laisser repartir ces Tutsis qu’ils étaient chargés d’exterminer. Personne ne pourra jamais saisir le choc et l’effroi de cette jeune fille, alors âgée de 16 ans, lorsque ce jour, entourée d’hommes haineux, elle les a vus traîner, vers un lieu inconnu, son père « agonisant mais encore vivant ». Finalement, les miliciens relâcheront le reste de la famille après l’intervention du chef des miliciens, grassement payé pour ce « sauvetage ».

« Fief extrémiste »



Mais pendant près de vingt-cinq ans, Chantal, qui a également perdu deux frères et une petite sœur pendant le génocide, a vécu avec ce deuil inachevé : le corps introuvable de son père. Après le drame, elle était bien retournée sur les lieux. Sans rien trouver, ignorant qu’une fosse de 30 mètres de profondeur avait été creusée, sur laquelle on avait bâti une maison. Il y a un an, grâce aux confessions du repenti, elle a appris à la radio la découverte des fosses de Kabuga. La barrière où ils avaient été arrêtés se trouve à quelques mètres seulement.

« En 1994, Kabuga était un fief extrémiste, avec des Interahamwe très puissants. Dès 1992, les autorités locales avaient demandé à la population de creuser des trous à l’arrière de leurs maisons. Personne n’en avait donné ouvertement la raison, mais tous savaient : on préparait déjà le génocide », rappelle Innocent. Mais pourquoi, au milieu de cette orgie sanglante, les tueurs tenaient-ils tant à enterrer et dissimuler les corps ? « Les grands chefs, les intellectuels et les politiques l’ordonnaient. Pour les cacher aux yeux de la communauté internationale. Certains étaient même convaincus qu’on observait le Rwanda avec des satellites », dit encore Innocent.

Mais ceux qui, plus tard, ont construit des logements sur ces fosses, n’ont-ils rien soupçonné ? « La plupart de ces maisons appartiennent à des patrons qui supervisaient le génocide. Ils les ont bâties dans l’espoir d’effacer à jamais les traces des massacres. Puis ils les ont louées à des gens arrivés dans le quartier après 1994. La population a beaucoup changé ici depuis le génocide », soupire Innocent, le regard perdu dans le vague. Lui aussi vivait ailleurs à cette époque. Après la tragédie, il n’est pas retourné dans son ancien quartier, pour ne pas côtoyer chaque jour « les proches des Interahamwe », responsables de la mort de sa femme et de cinq de ses sept enfants, « coupés sous mes yeux ». Depuis, l’homme s’est remarié, a eu encore trois enfants. Mais lui aussi cherche toujours le corps d’un de ses fils, massacré il y a vingt-cinq ans. N’a-t-il pas éprouvé de la colère en découvrant, tant d’années plus tard, ces fosses à Kabuga ? « Au début, mon cœur n’était pas bien. » Soudain, il s’interrompt, étouffe un sanglot. « Retrouver ces morts, c’est peut-être le destin que Dieu a voulu pour moi. Pour qu’on n’oublie pas. »

Maria Malagardis Envoyée spéciale à Kabuga, Photo Alexis Huguet. Hans Lucas
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024