Fiche du document numéro 24800

Num
24800
Date
Samedi 6 avril 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
448037
Pages
4
Titre
Black Earth Rising : il y a eu un génocide contre les Tutsi, mais...
Nom cité
Type
Note
Langue
FR
Citation
Black Earth Rising : il y a eu un
génocide contre les Tutsi,
mais…
Par Sandrine Ricci, candidate au doctorat en sociologie et chargée de cours (UQAM) et Lisa Ndejuru,
psychologue et candidate au doctorat (Université Concordia)
Alors que s’amorcent les activités visant à commémorer le 25e anniversaire du génocide des Tutsi du
Rwanda, des discours révisionnistes circulent, au Québec comme ailleurs, et il est parfois difficile de
les détecter. Diverses voix critiques s’indignent par exemple au sujet de la série Black Earth Rising
diffusée sur Netflix (titre en français : Passé sous silence). Ce thriller judiciaire véhiculerait, en creux,
une thèse révisionniste : celle d’un double génocide qui aurait atteint symétriquement Tutsi et Hutu.
À l’instar de l‘expression « génocide rwandais », on peut reprocher à cette thèse de poursuivre
l’objectif d’effacement inhérent au projet génocidaire dont il importe de rappeler qu’il visait
spécifiquement les Tutsi en raison de cette identité abusivement établie comme « ethnique » par le
pouvoir colonial.

Des interprétations polarisées
Parmi les spécialistes et les populations concernées, plusieurs récits du génocide de 1994 se côtoient,
se contredisent et se répondent. Ces récits s’avèrent influencés par l’analyse de la guerre qui ravage
l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) voisine., où de nombreux génocidaires ont pris
la fuite parmi 1 million et demi de réfugiés Hutu. Depuis, le gouvernement en place, dirigé par le Front
patriotique rwandais (FPR) et son chef, le président Paul Kagame, mène des offensives militaires sur
le sol congolais pour tenter d’éradiquer la menace. Au-delà de l’interprétation préconisée, on se
retrouve bon gré mal gré associé à l’un ou l’autre « camp » : soit trop favorable, soit trop critique visà-vis des politiques de Kagame.
La série Black Earth Rising n’échappe pas à ces débats coincés entre deux positions, même si son
concepteur – Hugo Blick, blanc, britannique – semble vouloir s'affranchir d’un tel manichéisme. Le
personnage central est une enquêtrice juridique d’origine rwandaise qui a été adoptée par une
avocate britannique. À travers le parcours de la mère et de la fille au cœur du système de justice
pénale internationale relatif aux crimes de guerre et contre l’humanité, ce thriller revient sur le
génocide des Tutsi, mais surtout sur la participation ultérieure du Rwanda à deux guerres en RDC. Au
fil d’une intrigue habilement construite, l’œuvre de fiction offre un point de vue sur des faits bien
réels. Ainsi, malgré les apparences, « rien dans cette série n'est "que fiction" », comme le souligne
Jessica Gérondal Mwiza, membre de l’association Ibuka – Mémoire, Justice et Soutien aux rescapés en
France. < https://blogs.mediapart.fr/jessica-gerondal/blog/290119/propos-de-la-serie-blackearth-rising?fbclid=IwAR3kq2_hc9674kJ0iC_JxFwzMnSqvXCHu4oGONKfwtfply1LoNXoSwVJ2hE >

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Des positions toujours situées
« La neutralité ne sert que les bourreaux », a affirmé Elie Wiesel, survivant de l’Holocauste. Notre
propre position est du côté de celles et ceux dont le travail de mémoire, d’enquête ou de recherche
académique permet de croire qu’un génocide ciblant les Tutsi a eu lieu au Rwanda en 1994. Planifié
par une élite hutuiste soucieuse de se maintenir au pouvoir, ce génocide a été perpétré par l’armée,
des milices et une population civile gavées de la propagande haineuse du Hutu power. Dans les années
précédant le génocide, le discours politique et médiatique alarme les foules en annonçant un prochain
génocide des Hutu, groupe présenté comme victime de l’« hégémonie » tutsi soucieuse de prendre sa
revanche sur la révolution hutuiste de 1959. Au demeurant, concevoir ce qui s’est produit au Rwanda
en 1994 comme des massacres spontanés ou un « génocide à la machette » perpétré au hasard de
rencontres avec le voisinage tutsi ne permet pas de procéder à l'examen critique des politiques du
génocide. Dans ces processus, comme le montre d’ailleurs avec justesse Black Earth Rising, il importe
de relever la complicité avérée des élites politiques, militaires et économiques françaises, entre autres
implications de la « communauté » internationale1.
Considérant la complexité des enjeux géopolitiques en présence, mais aussi une prédisposition
occidentale à envisager les conflits en Afrique comme de simples « guerres tribales », il n'est peutêtre pas évident de déceler la proposition implicite que véhicule Black Earth Rising. Cette difficulté ne
tient-elle pas aussi à une position privilégiée de spectateur, spectatrice abonné.e au produit Netflix,
comparativement aux personnes rescapées des massacres ou leurs proches, à qui une vision de leur
histoire est imposée ? D’autant que les incontestables qualités artistiques de la télésérie, comme son
apparente rigueur pour montrer que « tout n’est pas noir ou blanc », contribuent à brouiller les pistes.

Quand les victimes deviennent les coupables
Plusieurs lignes de pensée révisionnistes, défendues par les adeptes de la « nuance » et par les
détracteurs du gouvernement rwandais, trouvent à se faire entendre, sans toujours réaliser à quel
point elles apportent de l’eau au moulin des nostalgiques du régime génocidaire hutu. Certes, le
négationnisme pur et dur a perdu toute crédibilité : au terme d’un long processus, le génocide contre
les Tutsi a été officiellement reconnu comme tel, sur la base de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 de l'ONU qui a établi qu’un génocide est «
commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou
religieux, comme tel ». La tendance révisionniste à laquelle des voix critiques associent Black Earth
Rising consiste à relativiser le génocide des Tutsi au regard des morts du côté Hutu dans les conflits
de la sous-région, c'est-à-dire à symétriser les pertes, voire à retourner les responsabilités dans le
déclenchement ou l’exécution des massacres et des violences sexuelles de masse commis au Rwanda
en 1994.

Voir notamment D. Servenay et B. Collombat, Au nom de la France : guerres secrètes au Rwanda, Paris, La Découverte,
2014.
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La volonté d’équilibrer les responsabilités collectives entre Tutsi et Hutu dans cette horreur procède
d’une relecture de l’Histoire qui pose toutes les parties à la fois comme bourreaux et victimes. Entre
autres indicateurs de cette tendance, il y a la formule « génocide rwandais » et l’hypothèse du double
génocide. Au-delà de la reconnaissance du fait que des Hutu dit.e.s modéré.e.s ont également péri
durant « le conflit » et de la mise au jour des crimes commis par les soldats de Kagame, une ligne dure
postule en effet un deuxième génocide, perpétré par les Tutsi contre les Hutu. À titre d’exemple,
plusieurs spécialistes considèrent qu’avec son récent ouvrage In Praise of Blood. The Crimes of the
Rwandan Patriotic Front, la journaliste montréalaise Judi Rever prend le relais des négationnistes
Robin Philpot, Pierre Péan et consorts2.

Distinguer les victimes de la guerre des victimes du génocide
Drapée dans des prétentions dialectiques, la théorie que le Rwanda a été le théâtre d’un double
génocide occulte la spécificité et l’historicité de l'extermination planifiée et systématique des Tutsi.
Plus de 90% du million de victimes des massacres survenus entre le 6 avril et le 1er juillet 1994 au
Rwanda appartenaient à la communauté identifiée comme Tutsi. Ce groupe social constituait alors
environ 15% de la population et a connu un taux de disparition estimé à 80%3. Au demeurant, des
pogroms contre les Tutsi ont régulièrement eu lieu à partir de 1959, date de la révolution hutuiste, et
se sont multipliés au début des années 1990. Ces persécutions ont donné lieu à des vagues successives
d’émigration vers les pays limitrophes (Burundi, Congo, Kenya, Ouganda) et vers l’Occident. Les rangs
des Inkotanyi, les soldats du Front patriotique rwandais (FPR) qui ont interrompu le génocide en
1994, sont ainsi principalement formés d’exilé.e.s.
Des assassinats de personnalités Hutu politiquement modérées ont effectivement eu lieu au Rwanda
en 1994, perpétrés par les Hutu extrémistes. Nombre de Hutu, pas toujours des génocidaires, mais
des inévitables victimes de la guerre, ont aussi été éliminés par le FPR dans ses manœuvres de reprise
de contrôle du pays puis de démantèlement des camps de réfugiés au Congo, sous la gouverne de
Kagame. En dépit des contradictions qui caractérisent le mandat de ce dernier et certaines des
mesures mises en place par son gouvernement pour relever le Rwanda, la volonté d'exterminer les
Hutu en tant que groupe « ethnique » n'apparait pas dans les visées politiques du FPR. Demander que
ces actes politiques soient jugés est une chose, accuser le groupe « génocidé » d’être génocidaire en
est une autre. Un génocide est un fait social spécifique, qui diffère d’un conflit armé, aussi meurtrier
soit-il.

Contrer l'effacement
Depuis 1994, la population rwandaise a fait preuve d’une extraordinaire détermination pour sa
reconstruction individuelle et collective. Dans cet effort, la réconciliation Hutu-Tutsi est devenue une
priorité nationale dont dépendent les perspectives de développement socioéconomique et la
Sur ce point, nous renvoyons au texte de Jean-François Dupaquier (http://afrikarabia.com/wordpress/genocide-destutsi-du-rwanda-le-negationnisme-comme-best-seller/)
3 Bernard Bruneteau, Le siècle des génocides : violences, massacres et processus génocidaires de l'Arménie au Rwanda, Paris,
Armand Colin, 2004.
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reconstruction du lien social. Un défi important à ce projet réside précisément dans la propagation de
thèses qui relativisent le génocide commis contre les Tutsi précisément parce que Tutsi. L’accès à la
justice représente un autre défi persistant, particulièrement du point de vue des victimes. Voilà
pourquoi des personnes qui ont survécu à l’anéantissement de leur famille et de leur communauté se
lèvent contre la thèse du double génocide ou se mobilisent contre les qualifications de « génocide
rwandais ». Pour faire un parallèle, peut-on imaginer amalgamer les morts allemandes à celles de la
Shoah ? Référer à un « génocide polonais » ?
Nommer les Tutsi du Rwanda comme cible du génocide de 1994 contribue à les réintégrer au sein
d’une humanité dont on a voulu les exclure. Black Earth Rising ne nie pas ce génocide, mais c’est ce
qui est en jeu avec le révisionnisme latent que véhicule cette production. De plus, mettre de l’avant
les responsabilités partagées dans cette immense catastrophe contribue à masquer l’idéologie
ethniste qui, depuis la colonisation, mine toute la région de l’Afrique des Grands Lacs.

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