Fiche du document numéro 24648

Num
24648
Date
Samedi 22 juin 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
115390
Pages
9
Titre
La complicité de génocide en droit pénal français
Type
Note
Langue
FR
Citation
1

La complicité de génocide en droit pénal
français
En 1994, des Français se sont-ils rendus complices du génocide des Tutsi
entre le 7 avril et le 17 juillet et participant d’une volonté d’éradication
du « groupe » des Tutsi ? En droit pénal, le terme « complicité » a un
sens bien précis : celui que lui donnent les articles 121-7 du Code pénal.
Il faut donc clairement distinguer entre ce qui relève d’une complicité
morale ou politique – qui peut être celle de la France et de Français - et
ce qui pourrait relever d’une complicité véritablement pénale – qui ne
peut être que celle de Français, la France, en tant qu’État, ne pouvant
pas être pénalement responsable -. D’où l’intérêt qu’il peut y avoir à
expliquer ce qu’est la complicité de génocide en droit pénal français, à
l’aune des articles 121-7, définissant les différentes formes de complicité,
et 211-1 du Code pénal, incriminant le génocide – et cela, avec en toile
de fond les événements de 1994 -.
Il n’y a pas de complicité sans acte principal punissable. En l’occurrence,
l’acte principal punissable n’est autre que le génocide. Il convient d’en
dire quelques mots (I). Il faudra ensuite évoquer l’élément moral de la
complicité
(avec
l’élément
moral,
parfois
appelé
« élément
psychologique », c’est de l’état d’esprit du complice dont il est question)
(II) avant d’en présenter l’élément matériel (i.e. ses différentes formes)
(III).
§ I- L’ACTE PRINCIPAL PUNISSABLE : LE GÉNOCIDE
En droit français, le génocide est défini comme suit par l’article 211-1 du
Code pénal :
« Constitue un génocide le fait, en exécution d'un plan concerté tendant à
la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou
religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère
arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l'encontre de membres
de ce groupe, l'un des actes suivants :
– atteinte volontaire à la vie ;
– atteinte grave à l'intégrité physique ou psychique ;
– soumission à des conditions d'existence de nature à entraîner la
destruction totale ou partielle du groupe ;
– mesures visant à entraver les naissances ;
– transfert forcé d'enfants. »
En matière de complicité de génocide, évoquer, selon la formule
consacrée, l’ « acte principal punissable » n’est pas dépourvu
d’ambiguïté. Plus qu’un acte, le génocide, infraction collective, est un
ensemble d’actes. L’acte principal punissable n’est pas en soi cet
ensemble d’actes constitutifs du génocide mais l’un (ou plusieurs) des
actes énumérés à l’article 211-1 du Code pénal (v. supra), commis « en

2
exécution d'un plan concerté », dans le but de participer à la destruction,
totale ou partielle, « d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux,
ou […] déterminé à partir de tout autre critère arbitraire ».
L’acte principal punissable doit ainsi être pensé à la fois dans sa
singularité (l’atteinte volontaire à la vie ou à l’intégrité physique de telle
personne ou de tel groupe de personnes, notamment, et essentiellement),
en relation avec de nombreux autres actes du même type et en tant qu’il
participe d’un projet génocidaire au sens de l’article 211-1 du Code
pénal. Le juge pénal doit ainsi à la fois identifier l’acte ou les actes
principaux punissables relevant de l’énumération de l’article 211-1 du
Code pénal auxquels la personne suspectée de complicité s’est
précisément associée en vue de participer à un génocide au sens de ce
même article.
Dans le cas du Rwanda, l’existence d’un génocide, n’en déplaise aux
négationnistes1, n’est pas seulement historiquement avérée : elle a été
judiciairement reconnue par le TPIR2. Quant à la référence, « maladroite
et inutile »3, dans l’article 211-1 du Code pénal, à « l’exécution d’un plan
concerté », elle ne paraît pas constituer un obstacle à la répression
d’éventuelles complicités françaises dans le génocide des Tutsi, le TPIR
ayant affirmé en 1999, dans l’affaire Clément Kayishema et Obed
Ruzindana, qu’ « il existait bel et bien un plan génocide au Rwanda,
lequel a été mis à exécution entre avril et juin 19944 ».
II- L’ÉLÉMENT MORAL DE LA COMPLICITÉ DE GÉNOCIDE
La complicité est intentionnelle en ce sens que le complice doit avoir
voulu s’associer à l’infraction principale5. Est donc complice de
l’infraction collective de génocide la personne qui a volontairement
contribué à la réalisation d’un ou plusieurs actes relevant de
l’énumération de l’article 211-1 du Code pénal en sachant que cet acte ou
ces actes allaient être ou étaient commis, en exécution d’un plan
concerté, dans le but de détruire totalement ou partiellement un groupe
1 Sur la question v. Cités, n° 57/2014, Génocide des Tuti du Rwanda : un négationnisme
d’État ?, passim ; J. Chatain, « Le négationnisme, une constante française », Les Temps
Modernes, oct.-déc. 2014, n°s 680-681, pp. 189 à 204.
2 V. not. TPIR, 2 oct. 1998, Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, ICTR-96-4, §§ 112 à 128 ;
TPIR, 16 juin 2006, Le Procureur c. Édouard Karemera, Mathieu Ngirumpatse, Joseph
Nzirorera, aff. n° ICTR-98-44-AR73(C), § 35.
3 V. Malabat, Droit pénal spécial, 6ème éd. Dalloz, 2013, n° 18.
4 TPIR, 21 mai 1999, Le Procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzindana, aff. n°
ICTR–95 –1–T, § 291 (v. aussi le § 289). Sur ce « plan concerté », entre autres nombreux
écrits, v. not. Sénat de Belgique, Rapport de la Commission d’enquête parlementaire
concernant les événements du Rwanda, 6 déc. 1997, 1-611/7, pp. 476 à 492 ; J. Sémelin,
Purifier et détruire – Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005, pp. 208
à 212 (v. aussi supra, n° 13) ; v. aussi, supra, n° 13.
5 Ce qui ressort très clairement de la lettre de l’article 121-7 du Code pénal, dont le
premier aliéna vise « la personne qui sciemment, par aide ou assistance » a facilité la
préparation ou la consommation d’un crime ou d’un délit, et dont le second alinéa a trait
à la complicité par provocation et à la complicité par fourniture d’instructions, formes de
complicité qui, par hypothèse, ne peuvent être que volontaires (sur l’élément moral de la
complicité, v., par ex., P. Conte et P. Maistre du Chambon, op. cit., n° 420 ; S. Fournier,
étude préc., n° 114 ; P. Salvage, « Complicité », JurisClasseur Pénal Code, Art. 121-6 et
121-7, Fasc. 20, 2005, n° 89).

3
national, ethnique, racial ou religieux ou déterminé à partir de tout autre
critère arbitraire. La volonté de s’associer à un génocide suppose donc la
volonté d’apporter son concours à l’un ou plusieurs des actes énumérés à
l’article 211-1 du Code pénal ainsi que la connaissance du fait que cet
acte ou ces actes s’inscrivent dans le cadre du projet génocidaire tel que
défini par ce même article.
Le complice d’un génocide doit-il, en plus, partager avec les auteurs
principaux l’intention de détruire totalement ou partiellement tel groupe
national, ethnique, racial ou religieux ou déterminé à partir de tout autre
critère arbitraire (souvent qualifiée de « dol spécial »6) ? Répondre
positivement à cette question aurait pour conséquence inéluctable de
limiter les possibilités de poursuivre et de condamner les éventuels
complices français du génocide des Tutsi. Dans son arrêt du 23 janvier
1997, rendu dans l’affaire Papon, la Chambre criminelle a eu l’occasion
d’indiquer que, selon elle, « l'article 6 du Statut du Tribunal militaire
international [de Nuremberg] n'exige pas que le complice de crimes
contre l'humanité ait adhéré à la politique d'hégémonie idéologique des
auteurs principaux7 ». Cette conception de l’élément moral de la
complicité de crime contre l’humanité rejoint, mutatis mutandis, l’analyse
que fait le TPIR de la complicité de (dans le) génocide. Selon ce dernier,
en effet, « le complice dans le génocide n'a […] pas nécessairement à être
lui-même animé du dol spécial du génocide, qui requiert l'intention
spécifique de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique,
racial ou religieux, comme tel8 ». À la lumière de cette conjonction de
jurisprudences il convient de considérer que des comportements de
complicité dans le génocide de 1994 pourraient être caractérisés à
l’encontre de Français quand bien même ceux-ci n’auraient pas partagé
la haine raciale9 et la volonté destructrice dirigées contre la population
tutsi avec les auteurs principaux.
III – L’ÉLÉMENT MATÉRIEL DE LA COMPLICITÉ DE GÉNOCIDE
En principe, en droit pénal français, la complicité n’existe que par la
commission d’actes positifs10 : c’est la complicité par action (A). Dans
certains cas exceptionnels, la complicité par abstention peut cependant
être retenue (B).
6 V., par ex., M. Massé, « Les crimes contre l'humanité dans le nouveau Code pénal
français », RSC 1994, p. 378 ; V. Malabat, Droit pénal spécial, 6ème éd., Dalloz, 2013, n°
19.
7 Bull. crim. n° 23.
8 TPIR, Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, préc., § 540 ; dans le même sens, v. not.
TPIR, 15 juil. 2004, Le Procureur c. Emmanuel Ndindabahizi, aff. n° ICTR–2001 –71–T, §
457 in fine.
9 Sur le racisme anti-Tutsi, v. not. J.-P. Chrétien et M. Kabanda, Rwanda – Racisme et
génocide, Belin, 2013, passim. Pour une illustration de l’ « antitusisme » de certains
officiers français, v. E. Smith, « Les derniers défenseurs de l’Empire : quand l’armée
française raconte ses Rwanda », Les Temps Modernes, oct.-déc. 2014, n°s 680-681, pp.
69 à 73.
10 Crim., 27 déc. 1960, Bull. crim. n° 624 ; dans le mêmes sens, v., déjà, Crim., 21 oct.
1948, Bull. crim. n° 242.

4

A- LA COMPLICITÉ PAR ACTION
L’article 121-7 du Code pénal vise trois formes de complicité par action :
la complicité par aide ou assistance (al. 1er) – « est complice d'un crime
ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a
facilité la préparation ou la consommation » -, la complicité par
provocation (al. 2) - « est […] complice la personne qui par don,
promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir aura provoqué à
une infraction » - et la complicité par fourniture d’instruction (al. 3) « est […] complice la personne qui […] aura […] donné des instructions
pour la commettre » -.
S’agissant de la question d’éventuelles complicités françaises pendant le
génocide des Tutsi du Rwanda, c’est la complicité par aide ou assistance
qui est principalement en cause 11. En aval de cette aide ou assistance
intervenue avant ou pendant le génocide, il reste encore à savoir si le fait
pour des Français d’avoir aidé des génocidaires à fuir le Rwanda à l’issue
des massacres peut revêtir la qualification de « complicité ».
1- Aide ou assistance pendant le génocide
Dans sa matérialité, l’aide ou l’assistance potentiellement constitutive de
complicités dans le génocide de 1994 ne peut être appréhendée en des
termes généraux : elle doit porter sur des (atteintes volontaires à la vie
ou atteintes graves à l’intégrité physique, pour s’en tenir à l’essentiel)
clairement identifiés dans l’espace et dans le temps. Elle doit, de plus,
avoir été causale : « l’activité déployée par le complice doit avoir
effectivement contribué à la réalisation de l’infraction accomplie par
l’auteur12 ».
Cette exigence de causalité paraît de nature à faire obstacle à
l’engagement de la responsabilité pénale d’officiers ou de responsables
politiques non présents sur le territoire du Rwanda au moment des
meurtres ou des violences. En effet, la complicité par aide ou assistance
ne paraît concevable que dans le cadre d’une relation de proximité
géographique (physique) entre les auteurs principaux et les complices
(c’est d’ailleurs dans une telle configuration spatiale que s’inscrivent les
graves accusations précédemment évoquées de « collaboration entre
militaires français et […] miliciens Interahamwe dans la continuation des
assassinats des Tutsi » contenues dans le Rapport Mucyo13). Une
exception doit cependant être faite en ce qui concerne les livraisons
11 Outre le très prudent Rapport de la Mission d’information de la commission de la
défense nationale et des forces armées et de la commission des affaires étrangères sur
les opérations militaires menées par la France, d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre
1990 et 1994 enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 déc. 1998, v. le
Rapport de la Commission indépendante chargée de rassembler les preuves montrant
l’implication de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994 – souvent
dit « rapport Mucyo », du nom de son président -Mucyo, passim ; v. aussi, not., L. Coret
et F.-X. Verschave (sous la dir. de), L’horreur qui nous prend au visage – L’État français et
le génocide rwandais, Rapport de la Commission d’enquête citoyenne, Karthala, 2005,
passim ; J. Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, L’esprit frappeur, 2010,
passim.
12 P. Salvage, « Le lien de causalité en matière de complicité », RSC 1981, p. 26.
13 V. Rapport préc., p. 181.

5
d’armes pendant le génocide : les personnes (physiques et morales) qui
auraient participé depuis la France ou depuis le territoire d’un État voisin
du Rwanda à un tel commerce, en qualité de vendeur ou de financeur,
pourraient voir leur responsabilité pénale engagée dès lors que serait
prouvée l’utilisation d’une arme ou d’un lot d’armes donnés pour
perpétrer des massacres précisément caractérisés dans l’espace et dans
le temps.
En ce qui concerne, donc, l’hypothèse d’une complicité par aide ou
assistance intervenue sur le territoire du Rwanda, quatre hypothèses
paraissent pouvoir être envisagées.
Première hypothèse : des Français ont apporté leur aide ou leur
assistance à des militaires, gendarmes ou miliciens rwandais 14 auteurs
d’atteintes volontaires à la vie ou d’atteintes graves à l’intégrité physique
avec la volonté de s’y associer.
Deuxième hypothèse : des Français ont apporté leur aide ou leur
assistance à des militaires, gendarmes ou miliciens rwandais auteurs
d’atteintes volontaires à la vie ou d’atteintes graves à l’intégrité physique
ou psychique afin de lutter contre le FPR mais en sachant que cette aide
ou cette assistance aurait pour probable effet de favoriser l’entreprise
génocidaire, cet effet « secondaire » étant en quelque sorte assumé15.
Leur responsabilité est, alors, également engagée, le mobile belliciste ne
pouvant être retenu.
Troisième hypothèse : des Français ont apporté leur aide ou leur
assistance à des militaires, gendarmes ou miliciens rwandais auteurs
d’atteintes volontaires à la vie ou d’atteintes graves à l’intégrité physique
ou psychique afin de lutter contre le FPR en ayant conscience que cette
aide ou cette assistance était susceptible de favoriser l’entreprise
d’éradication de la population tutsi mais sans vouloir s’associer à celle-ci.
La thèse de la complicité paraît alors difficile à retenir : prendre le risque
– fût-il d’une extrême gravité - de favoriser la commission d’actes
génocidaires n’est pas vouloir s’y associer ; sauf, peut-être, à promouvoir
exceptionnellement la théorie du dol éventuel (stricto sensu) selon
laquelle « les fautes non intentionnelles les plus graves [sont] assimilées
à de véritables intentions16 ».
Quatrième, et dernière, hypothèse : des Français ont apporté leur aide ou
leur assistance à des militaires, gendarmes ou miliciens rwandais auteurs
d’atteintes volontaires à la vie ou d’atteintes graves à l’intégrité physique
ou psychique dans le but de lutter contre le FPR sans avoir eu conscience
que cette aide ou que cette assistance allait être utilisée à des fins
génocidaires. Dans ce dernier cas, leur responsabilité ne saurait être
engagée.

14 En ce qui concerne les simples civils, dont on sait qu’ils ont, eux aussi, participé au
génocide, l’hypothèse d’une aide ou d’une assistance directe de militaires ou civils
français paraît peu vraisemblable.
15 Sur cette seconde hypothèse, v. ibid., p. 56.
16 Y. Mayaud, Droit pénal général, 4ème éd., PUF, 2013, n° 241 (souligné par nous).

6
2- Aide ou assistance après le génocide
La complicité par aide ou assistance ne peut en principe concerner que
des actes antérieurs ou concomitants à l’acte principal. La Chambre
criminelle considère toutefois que « constitue un acte de complicité par
aide ou assistance toute intervention tendant à assurer la fuite de l'auteur
principal dès lors que cette protection résulte d'un accord antérieur à
l'infraction17 ». Cette complicité dite « complicité ex post facto » ne
pourrait être retenue qu’à la condition que soit rapportée la preuve de
l’existence d’un tel accord entre des Français et des Rwandais auteurs
d’atteintes à la vie et/ou d’atteintes graves à l’intégrité physique ou
psychique participant de l’entreprise génocidaire.
La figure juridique de la complicité ex post facto n’est pas la seule figure
originale de l’incrimination de complicité vers laquelle conduit une
réflexion sur la thèse des complicités françaises dans le génocide des
Tutsi du Rwanda. Une autre figure juridique originale se détache en
effet : celle de la complicité par abstention (ou « complicité morale18 »).
B- LA COMPLICITÉ PAR ABSTENTION
En droit pénal français aussi, comme cela a été précédemment relevé, le
principe est que « la complicité par aide ou assistance ne peut s’induire
d’une simple inaction ou abstention, mais […] suppose l’accomplissement
d’un acte positif19. La Chambre criminelle de la Cour de cassation admet
toutefois, à titre exceptionnel, que « la personne dont c’est précisément
la fonction d’empêcher [la commission de certaines infractions] et qui
néglige ce devoir peut être condamnée comme complice du fait que son
abstention a permis20 ». L’idée est en somme ici que « l’inaction ou
abstention d’où peut s’induire la complicité par aide ou assistance […]
consiste à fermer les yeux […] pour lever un obstacle à la consommation
de celui-ci21 ». Cette aide ou assistance par abstention doit cependant
satisfaire à deux conditions22 : 1° le pouvoir de s’opposer au crime ou au
délit ; 2° la volonté de laisser commettre le crime ou le délit (ce qui
évoque la jurisprudence du TPIR relative à la responsabilité pénale du
« spectateur-approbateur23 »).
Le pouvoir auquel renvoie la première condition est un pouvoir de droit24,
« la simple possibilité de fait [que la personne poursuivie] aurait eu
d’empêcher la consommation du crime ou du délit ne [pouvant]
17 Crim., 11 juil. 1994, Bull. crim. n° 274 ; pour d’autres arrêts consacrant la possibilité
d’actes de complicité ex post facto résultant d’un accord antérieur, v., par ex., Crim. 1er
déc. 1998, inédit, pourvoi n° 97-84773 et Crim. 4 mai 2000, Bull. crim. n° 178.
18 R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel – Tome 1 - Problèmes généraux de la
science criminelle – Droit pénal général, 7ème éd., Cujas, 1997, n° 551.
19 V. Crim., 21 oct. 1948 et Crim., 27 déc. 1960, préc.
20 J.-H. Robert, op. cit., p. 347 (v. les illustrations jurisprudentielles citées par l’auteur).
21 A. Decocq, « Inaction, abstention et complicité par aide ou assistance », JCP EG
1983, I. 3124, n° 2.
22 Ibid.
23 TPIR, 15 mai 2003, Le Procureur c. Laurent Semanza, ICTR-97-20-T, § 385 (et la
jurisprudence citée en note de bas de page).
24 V. A. Decocq, étude préc., n°s 6 à 11.

7
transformer son inaction ou son abstention en un acte positif 25 ». En ce
qui concerne la situation des militaires français ayant participé, de juin à
août 1994, à l’opération « Turquoise », il convient de rappeler que la
Résolution 929 (1994)26 sur le fondement de laquelle ils agissaient a été
adoptée en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ladite
Résolution autorisant les soldats français à employer « tous les moyens
nécessaires pour atteindre les objectifs humanitaires énoncés aux alinéas
a) et b) du paragraphe 4 de la Résolution 925 (1994) 27 ». L’objectif énoncé
au a) de cette dernière Résolution était le suivant : « Contribuer à la
sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des
civils en danger au Rwanda, y compris [- et non pas « exclusivement » ! -]
par la création et le maintien, là où il sera possible, de zones
humanitaires sûres ». Ainsi, contrairement à la Mission des Nations Unies
pour l’assistance au Rwanda28 (MINUAR), les forces militaires françaises
présentes sur le sol rwandais fin juin 1994 avaient le « pouvoir de
droit29 » d’user de la force pour protéger les Tutsi menacés de mort (les
propos tenus par le général Lafourcade sur la chaîne de télévision TF1 le
26 juin 1994, au journal de 20 heures, allaient clairement en ce sens :
« Mon mandat, c’est d’arrêter les massacres, en employant la force si
nécessaire contre les trublions [sic] qui ont commis toutes les exactions
que vous connaissez »30).
L’existence d’un pouvoir de droit ne suffit pas, à elle seule, à caractériser
la complicité par abstention. Encore faut-il que la personne qui le détient
soit en mesure de « prévenir effectivement le crime ou le délit31 ».
Rapportée aux massacres génocidaires de 1994, cette exigence conduit à
s’interroger sur la possibilité pour tels soldats français de s’opposer
effectivement à la commission de telles atteintes à la vie ou de telles
atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique de Tutsi menacés en
un lieu et à un moment donnés, compte notamment tenu du nombre de
soldats et de celui des agresseurs, de leurs relations avec ces derniers –
avaient-ils ou non autorité, au moins morale, sur les agresseurs ? -, de
leur armement et autres équipements et de la configuration des lieux. Sur
ce point, la jurisprudence relative aux délits de non-obstacle à la
commission d’un crime ou d’un délit contre l’intégrité de la personne et
de non-assistance à personne en péril selon laquelle « l’assistance doit

25 Ibid., n° 7.
26 Sur les ambiguïtés de cette Résolution, et sur le contexte de son adoption, v. not. R.
Maison, « L’opération "Turquoise, une mise en œuvre de la responsabilité de
protéger" ? », in La responsabilité de protéger, Actes du colloque de Nanterre, 7-9 juin
2007, Pédone, 2008, pp. 209 à 231.
27 Conseil de sécurité des Nations Unies, Résolution 929 (1994), § 3.
28 V. Résolution 872 (1993) 5 Octobre 1993 et Résolution 912 (1994) du 21 avril 1994.
29 A. Decocq, étude préc., n° 6.
30 Cités par Frédéric Debomy, in « Le génocide des Tutsi et la télévision française », Les
Temps Modernes, oct.-déc. 2014, n°s 680-681, p. 150 (souligné par nous). En réalité, il
semble que, dans un premier temps tout au moins, le but de l’opération « Turquoise »
était, par le truchement de la création de « zones humanitaires sûres », d’empêcher le
FPR de prendre le contrôle de la totalité du territoire rwandais.
31 V. A. Decocq, étude préc., n° 12 (souligné par nous).

8
pouvoir être portée sans risque pour l’intervenant32 » paraît devoir être
transposée.
La seconde condition, particulièrement exigeante, permettant de
caractériser un comportement de complicité par abstention consiste dans
la volonté de laisser commettre le crime ou le délit. Cette volonté est
« l’élément fondamental33 » de la complicité par abstention. C’est par elle
que le comportement de celui à qui est reproché une abstention peut être
assimilé à un acte positif, « car c’est elle qui scelle l’entente entre
l’auteur et le complice34 ». Cette entente n’est cependant pas
nécessairement expresse : elle peut n’être que tacite. Lorsqu’elle est
expresse, l’entente prend la forme d’une « promesse de ne pas
s’opposer35 » à la commission du crime ou du délit. Lorsqu’elle est tacite,
elle résulte « de la connaissance que [le complice par abstention] a eue
de la préparation de l’action principale ou de sa consommation 36 ». Il
s’agit alors « d’une entente à mi-mot, d’une entente parfois muette, mais
cependant très réelle et aux effets palpables, puisque l’auteur principal
sait qu’il peut compter sur le silence approbateur d’un tiers et qu’il a les
mains libres37 ». L’existence d’une entente tacite peut être, dans certaines
circonstances, déduite de l’enchaînement des faits38.
Ainsi, par exemple, ce témoignage, parmi d’autres, publié dans le
Rapport Mucyo, relate de faits qui, s’ils étaient avérés, caractériseraient
une entente tacite entre des soldats français et un policier communal
pendant l’opération « Turquoise » : « Une fille tutsi qui s’appelle
Micheline, originaire de Ruhango, a été tuée par un policier communal
sur ordre du sous-préfet Ntegeyintwali Joseph à une barrière située près
de la sous-préfecture de Karaba. Les Français étaient présents et n’ont
pas empêché l’assassinat39 ».
S’agissant des événements de Bisesero40, la question qui se pose est celle
de savoir si les officiers mis en cause dans cette affaire 41 ont eu la volonté
de laisser se perpétrer les massacres perpétrés entre jour de la
« découverte » des 2000 survivants, le 27 juin 1994, et le jour du
sauvetage par l’armée française des 800 derniers Tutsi encore en vie, 30
juin 1994 - massacres auxquels les forces armées françaises avaient le
pouvoir de s’opposer, comme en atteste leur intervention du 30 juin -.

32 Crim., 3 janv. 1973, Bull. crim. n° 2.
33 A. Decocq, étude préc., n° 13.
34 Ibid.
35 Ibid., n° 14.
36 Ibid., n° 16.
37 A. Vitu, obs. sous Crim., 19 déc. 1989, RSC 1990, p. 776.
38 V. les illustrations jurisprudentielles données par André Decocq, étude préc., n° s 17 à
19.
39 Rapport préc., p. 244 (souligné par nous) ; pour un autre exemple du même type, v.
pp. 183-184.
40 Sur cet épisode douloureux de l’opération « Turquoise », v. not. Rapport Mucyo, pp.
206 à 229 ; Rapport de la Mission d’information de l’Assemblée nationale, p. 49 ; P. de
Saint Exupéry, op. cit., pp. 78 à 118 ; J. Morel, op. cit., 1037 à 1142 ; L. Coret et F.-X.
Verschave, op. cit., pp. 420 à 436 ; F. Graner, op. cit., pp. 111 à 120.
41 Le lieutenant-colonel Duval, le capitaine de Frégate Gillier et le général Lafourcade.

9
CONCLUSION
Au terme de cette étude, il apparaît que la thèse des complicités
françaises n’est pas juridiquement incongrue. N’étant pas, par ailleurs,
factuellement invraisemblable, elle pourrait trouver, un jour, une
traduction judiciaire.
Pour entrer en voie de condamnation, la justice répressive devra disposer
de preuves attestant de la culpabilité des personnes poursuivies au-delà
de tout doute raisonnable. Or, l’éloignement géographique et, dans une
moindre mesure, l’écoulement du temps constituent de redoutables
obstacles à la bonne administration de la justice dans les affaires qui
mettent ou mettront en cause des Français suspectés de complicité dans
le génocide de 1994

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024