Fiche du document numéro 23941

Num
23941
Date
Samedi 9 mars 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
141895
Pages
4
Urlorg
Titre
1990-1994, l’Elysée faisait entrer la France en guerre au Rwanda, contre le FPR qu’elle assimilait aux Tutsi
Mot-clé
Type
Blog
Langue
FR
Citation
Juste avant mon départ pour l’opération Turquoise, le 22 juin 1994, des camarades du 68ème régiment d’artillerie d’Afrique me briefent sur le Rwanda où ils sont intervenus les années précédentes, dans le plus grand secret.

Je découvre à travers leurs récits que la France est entrée en guerre dans un pays étranger sans que les Français ne le sachent, une totale absence de débat démocratique qui n’est pas sans expliquer comment notre pays s’est retrouvé à soutenir secrètement les derniers génocidaires du XXème siècle et s’est enfoncé dans le déni.

Engagement de l’artillerie française au Rwanda, durant les années précédant le génocide



Tout cela commence en 1990 lorsque le président François Mitterrand décide de faire intervenir l’armée française pour défendre le président Habyarimana, pourtant arrivé au pouvoir par un coup d’Etat et à la tête d’un gouvernement qui a fait des Tutsi leur ennemi. A l’Elysée, on parle d’ailleurs des « forces tutsies » et d’« envahisseurs tutsis », le président Mitterrand l’exprime ainsi en 1993 « nous n’avons pas intérêt à ce que les Tutsis avancent trop vite »…

Les Tutsi ne constituent pourtant pas un groupe ethnique, ils sont plutôt un groupe social mais ils ont été assimilés à une « race » dans l’idéologie colonialiste et missionnaire. Ils se sont massivement exilés à cause des pogroms des années 1960 quand les Hutu accédèrent au pouvoir et le monopolisèrent. Lorsque nous intervenons en 1990, alors que les Belges ont préféré jeter l’éponge face aux dérives anti-Tutsi du régime rwandais, l’armée rwandaise est exclusivement composée de Hutu.

Mais nous ne nous sommes pas contentés de former leur armée et de leur livrer massivement des armes, ce qui était déjà beaucoup si l’on considère que les Français l’ignoraient et que le Premier ministre Michel Rocard racontera plus tard comment son gouvernement avait été tenu à l’écart de ces opérations entièrement pilotées par l’Elysée.

Les récits de mes compagnons d’armes sont éloquents. Les capitaines Laurent et Pascal sont intervenus au Rwanda entre 1990 et 1993. A cette époque, le « 68 » fait partie des trois régiments d’artillerie professionnels d’une armée de terre encore largement basée sur le service national, avec le 11ème RAMA (des troupes de marine) et le 35ème RAP (parachutiste).

Officiers d’artillerie expérimentés, Laurent et Pascal étaient partis officiellement pour faire de l’assistance militaire et de l’instruction au Rwanda, mais la réalité de leur mission a été bien différente de ce qui est encore raconté par les décideurs de l’époque.

Une intervention directe et décisive dans les combats précédant le génocide



Les offensives des soldats du FPR de Paul Kagame – l’actuel président du Rwanda – avaient complètement déstabilisé les forces armées gouvernementales (appelées FAR) et la situation semblait catastrophique pour le régime Habyarimana. Si officiellement, les détachements français ne devaient faire que de l’assistance et de la formation, ils ont été envoyés sur le terrain, non plus pour former mais bien pour se battre, et notamment diriger l’artillerie que les soldats des FAR n’arrivaient pas à utiliser efficacement. Cette unité avait été équipée par la France de canons de 105 HM2 et de mortiers de 120, du matériel rustique mais très efficace – c’est à dire meurtrier – quand il est bien servi.

On a demandé à mes camarades de porter l’uniforme rwandais et suggéré, sans suite, qu’ils se peignent en noir pendant les engagements directs afin de ne pas être reconnus… Il faut rappeler qu’aujourd’hui encore, plus de 25 ans après les faits, l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major des armées françaises, continue à nier les faits et veille soigneusement au bouclage des archives militaires françaises. D’après lui, la France n’a jamais engagé le combat au Rwanda.

Le récit de mes camarades était très clair sur le fait que les FAR étaient incapables de résister aux offensives du FPR, soldats bien entraînés et déterminés, tandis que les quelques équipes des forces spéciales françaises – malgré leur grande qualité – ne pouvaient s’opposer à leur puissance militaire. Ce sont donc ces dernières, dirigées par le colonel Didier Tauzin, qui ont demandé l’intervention de l’artillerie pour sa puissance de feu, même si les forces spéciales ont du mal à se souvenir de ce qui ne fait pas leur promotion (la guerre de clochers étant un élément clef dans la culture militaire française).

Le FPR ne s’attendait pas à devoir affronter une telle arme. D’après mes camarades, les unités du FPR commettaient l’erreur de se regrouper, notamment la nuit, avant de reprendre l’offensive et ils constituaient dès lors une cible de choix pour une batterie d’artillerie « bien servie » qui sait raser la surface d’un terrain de football en quelques minutes.

Des cibles groupées et localisées avec précision, grâce aux photographies des avions de chasse français et aux équipes d’observation, ont permis des tirs d’efficacité (puissance de feu maximale sur un temps très court) et l’offensive du FPR a été littéralement brisée dans son élan par cette première intervention. Cela veut dire concrètement des centaines de morts sur le terrain et des blessés multipliés par cinq.

La France fait donc la guerre au FPR, qu’elle assimile aux Tutsi.



En 1993, la situation s’est présentée de la même manière mais elle a failli très mal tourner. Suite aux offensives des unités du FPR, mes camarades déclenchent à nouveau des tirs meurtriers avec leurs canons de 105. Mais là, ils sont avertis que des communications du FPR ont été interceptées par les équipes de guerre électronique françaises et que les coordonnées géographiques de leur batterie d’artillerie sont diffusées sur les ondes.

Ils ont tout juste le temps de dégager de leur position avant qu’elle ne soit détruite intégralement par des « tirs de contre-batterie » du FPR, qui avait parfaitement tiré… les leçons de son échec précédent.

Les conclusions de mes camarades étaient que le FPR apprenait très vite, ne butait pas deux fois sur le même obstacle et que ce détachement « d’assistance militaire » aurait eu la plus grande difficulté à arrêter une troisième fois leur offensive, qui se serait donc déroulée en 1994…
Cela veut dire aussi que l’armée française aurait pu compter plusieurs morts et blessés dans une opération militaire que les Français ignoraient, comme ils ignoraient pour qui nous nous battions.

Dans le cadre d’une politique française au Rwanda décidée par l’Elysée seule



La plupart des historiens et journalistes qui travaillent sur le Rwanda connaissent ces faits, mais je confirme l’implication directe d’éléments militaires français dans les combats contre le FPR au cours des années précédant le génocide. Didier Tauzin le relate aussi dans son livre.

Mes camarades artilleurs désespéraient de former les FAR à l’art complexe de l’artillerie et s’inquiétaient du très fort décalage de niveau opérationnel avec leurs ennemis du FPR. Plusieurs officiers des FAR avaient bien suivi des stages à la très réputée école de l’artillerie française à Draguignan, mais le niveau d’une unité opérationnelle nécessite bien plus que quelques bons officiers et mes camarades étaient « désarmés » par le manque de professionnalisme de l’armée gouvernementale. Aussi, sans intervention de leur part, l’artillerie rwandaise était inopérante et le succès du FPR quasiment assuré.

Mes camarades n’exprimaient aucun état d’âme sur cet engagement, même s’ils en parlaient peu puisqu’il était « couvert ». Il s’inscrivait dans le soutien au régime du président Habyarimana. Néanmoins, ils se souvenaient que leurs homologues rwandais ne se contentaient pas de vouloir lutter contre le FPR mais qu’ils se disaient en guerre contre les Tutsi. C’est ainsi que le major Mutabera, qui commandait le bataillon d’artillerie de campagne, expliquait « qu’ils devaient appliquer la solution finale ».

Cet engagement de « conseillers militaires » dans des combats directs contre le FPR avant le génocide n’est pas anodin. Il illustre le niveau d’implication des décideurs politiques qui l’ont autorisé et annonce leur détermination à peser coûte que coûte dans un drame qui a déjà commencé. En acceptant de telles prises de risques, à plusieurs reprises, ces décideurs politiques surinvestissaient dans un combat qui devenait inexorablement le leur.

Cet engagement de « conseillers militaires » dans des combats directs contre le FPR avant le génocide n’est pas anodin. Il illustre le niveau d’implication des décideurs politiques qui l’ont autorisé et annonce leur détermination à peser coûte que coûte dans un drame qui a déjà commencé. En acceptant de telles prises de risques, à plusieurs reprises, ces décideurs politiques surinvestissaient dans un combat qui devenait inexorablement le leur.

Mais ce combat reste caché, puisque ces mêmes responsables sont toujours dans le déni, sans doute parce qu’ils sont incapables de justifier la politique française au Rwanda.

Pire encore, il apparaît à travers le récit de mes camarades que tous les signes de préparation du génocide contre les Tutsi par les extrémistes hutu étaient visibles depuis des années, ces signes ayant même été rapportés à l’Elysée, notamment par le général Jean Varret.

Le général Jean Varret a alors été sanctionné et écarté, « il n’avait pas compris la politique de la France ».

Mais ce combat reste caché, puisque ces mêmes responsables sont toujours dans le déni, sans doute parce qu’ils sont incapables de justifier la politique française au Rwanda.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024