Fiche du document numéro 2364

Num
2364
Date
Mardi 28 juin 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
138467
Pages
2
Urlorg
Surtitre
Rwanda
Titre
Deux ans avant, l'extermination était programmée
Soustitre
« L'Humanité » a pu se procurer une directive de l'état-major des forces de la dictature, datant de 1992, et établissant méthodiquement la listes des catégories de la population à exterminer.
Mot-clé
Cote
no 15511
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
« L'ENNEMI principal est le Tutsi de l'intérieur ou de l'extérieur, extrémiste et nostalgique du pouvoir qui N'A JAMAIS reconnu et NE reconnaît PAS encore les réalités de la Révolution sociale de 1959 et qui veut reconquérir le pouvoir au Rwanda par tous les moyens, y compris par les armes. »

Cette proclamation se trouve dans un document daté du 21 septembre 1992, portant le tampon « SECRET » sous entête du ministère de la Défense nationale et de l'état-major de l'armée rwandaise. Il est destiné aux commandants de secteurs qui eux-mêmes sont chargés d'en faire « une large diffusion ».

Ce document, qui vient de nous parvenir, est effroyable : il explique comment « identifier l'ennemi ainsi que ses milieux de recrutement ». Il est présenté comme une mise à jour d'une autre directive établie à l'issue d'une réunion « regroupant différents responsables militaires », présidée « par le chef de l'Etat » (Juvénal Habyarimana), qui s'est tenue le 4 décembre 1991. Une commission avait été créée pour « pousser les réflexions plus loin » sur le thème suivant : « Que faut-il faire pour vaincre l'ennemi sur le plan militaire, médiatique et politique ? »

Sous le titre « les milieux ennemis », la directive précise : « L'ennemi et ses partisans se recrutent essentiellement parmi les groupes sociaux suivants :

Les réfugiés tutsis

Les Tutsis de l'intérieur

Les Hutus mécontents du régime en place

Les sans-emploi de l'intérieur et de l'extérieur du Rwanda

Les étrangers mariés aux femmes tutsies

Les peuplades nilo-hamitiques de la région

Les criminels en fuite. »

Sous le titre « Les milieux d'activistes » sont précisés les pays, Ouganda, Zaïre, Belgique, Suisse, Allemagne, Canada, USA, Burundi - curieusement, la France n'est pas citée -, où ils « se rencontrent ». A « l'intérieur », indique la directive militaire, « les milieux où se rencontrent les extrémistes » sont :

« Les milieux religieux

Les professeurs

Les milieux d'affaires

Les zones de déplacés tutsis de 1959, plus particulièrement les centres urbains. »

Cette énumération est effrayante : elle établit, avec une mortelle précision, la liste des personnes qui ont été éliminées depuis le 6 avril dernier.

Sur le terrain, ces directives ont été effectivement « largement diffusées ». Dans un discours - dont nous donnerons les principaux extraits dans nos prochaines éditions -, un dirigeant du MNRD (le parti de Habyarimana), s'adressant le 22 novembre 1992 à un rassemblement à Gisenyi, traduisant ainsi les instructions officielles : « Ecoutez bien ceci : nous demandons instamment qu'on fasse une liste de tout ce monde, que tous ces gens soient traduits en justice. (…) Si ce n'est pas fait (…) nous nous occuperons nous-mêmes de massacrer cette bande de salauds. C'est dit dans l'Evangile, vous le savez, que le serpent vient de mordre et que vous le laissez traîner parmi vous, c'est vous qui périrez. »

Le document de l'état-major prouve que le génocide rwandais était préparé depuis des années, au moins depuis décembre 1991, date de la réunion au niveau présidentiel. La « mise à jour » établie par le ministre de la Défense date de septembre 1992. Elle précise qu'à ce moment-là un cessez-le-feu était « effectif » entre l'armée et les forces du Front patriotique rwandais. Mais elle ajoute : « Beaucoup d'autres éléments restent toujours valables » ; autrement dit, cela ne change rien dans le plan de génocide.

Quatre mois plus tôt, au même moment où à Paris étaient engagées les premières discussions entre le FPR et le régime, les autorités françaises dépêchent 150 paras en renfort du détachement déjà en place à Kigali depuis 1990. Objectif : une fois de plus sauver le régime de Habyarimana de la chute. Dans le même temps, un détachement très spécial d'une cinquantaine d'hommes est chargé d'assister directement l'état-major de l'armée rwandaise. Leur rôle consistait à la fois à développer les forces armées rwandaises (portées de 5.000 à 40.000 hommes de 1990 à 1993) et à organiser, parfois en participant directement aux actions - renseignement musclé et opérations armées - sur le terrain, le commandement et la formation des recrues.

La directive citée plus haut pose des questions graves :

Est-il un tant soit peu imaginable que les autorités françaises, militaires, diplomatiques et politiques au plus haut niveau n'étaient pas informées de la préparation du plan d'extermination ? Pour quelles raisons ont-elles laissé se poursuivre les préparatifs ? Dans quel obscur objectif néocolonial ont-elles développé leur soutien à ceux qui, officiellement, appelaient une partie du peuple rwandais à massacrer l'autre ? La nouvelle intervention militaire française, sous le couvert d'une opération « humanitaire » largement médiatisée, n'est-elle pas une nouvelle tentative de sauver ce qui reste à sauver des « amis de la France » ? Comment peut-on, encore aujourd'hui, justifier, comme on l'affirme dans les « milieux proches du pouvoir », qu'il s'agit d'aboutir à « un compromis » entre les responsables du génocide et ceux qui les combattent ?

MICHEL MULLER.
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