Fiche du document numéro 23609

Num
23609
Date
Mardi 2 juin 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
73278
Pages
20
Titre
Audition de M. Bernard Debré, ministre de la Coopération (novembre 1994-mai 1995)
Nom cité
Source
MIP
Extrait de
MIP, Auditions, Tome I, p. 409
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de M. Bernard DEBRÉ
Ministre de la Coopération (novembre 1994-mai 1995)
(séance du 2 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré avait
été Ministre de la Coopération de novembre 1994 à mai 1995 et que, dans
l’ouvrage qu’il venait de publier sur le Rwanda, il exprimait un jugement
pour le moins critique, qui tranche avec les opinions habituellement émises,
qu’il s’agisse du régime du Président Habyarimana, du FPR, ou du processus
qui a conduit aux accords d’Arusha.
M. Bernard Debré a souligné qu’il avait été nommé Ministre de la
Coopération après l’opération Turquoise, en novembre 1994 mais que sa
passion pour l’Afrique était plus ancienne et qu’il était allé souvent dans la
région des Grands Lacs, tantôt comme médecin, tantôt comme
parlementaire. M. Bernard Debré a signalé qu’il se trouvait en janvier 1994
au Rwanda où il avait rencontré le Président Juvénal Habyarimana et ses
conseillers, ainsi que les représentants du FPR installés à Kigali. Il a indiqué
qu’il était allé à Goma, dans les camps de réfugiés, et que, pendant
l’opération Turquoise, il s’était rendu à Cyangugu et Kibuye où il avait
rencontré des collègues chirurgiens sénégalais, dont l’un avait été son élève.
M. Bernard Debré a précisé qu’après sa nomination comme Ministre
de la Coopération, il avait rencontré à Paris une délégation du gouvernement
du Rwanda, conduite par le Ministre de la Santé du FPR, ainsi que, par la
suite, le Président Pasteur Bizimungu et ses conseillers.
Il a souligné qu’en tant que Ministre de la Coopération, il avait
inlassablement tenté d’apaiser les haines entre les Tutsis et les Hutus
burundais, signant avec le Président Sylvestre Ntibantunganya et le Premier
Ministre Nduwayo un traité de paix entre les deux clans. Outre les
représentants de l’ONU, assistaient à cette cérémonie M. Ahmedou
Ould-Abdallah et la quasi totalité des ambassadeurs accrédités à Bujumbura.
Il a rapporté qu’il avait eu de très nombreuses conversations à
propos des questions africaines avec le Président François Mitterrand à
l’hôpital Cochin, en juillet 1994, lorsqu’il avait été hospitalisé dans son
service, mais aussi à l’Elysée, lorsqu’il était Ministre de la Coopération. Il a

relevé également qu’il s’était entretenu avec de nombreux chefs d’Etat
africains, aussi bien pendant les événements tragiques du Rwanda qu’après.
M. Bernard Debré a insisté sur le fait que le génocide de 1994 ne
pouvait pas être analysé de façon isolée et qu’il devait être réintroduit dans
l’histoire du Rwanda et des Grands Lacs. En effet, cette période d’avril 1994
à fin août 1994, qui va du début du génocide à la fin de l’opération
Turquoise, n’est malheureusement qu’un moment sanglant de l’histoire de la
région. L’isoler de son contexte constitue un piège que beaucoup ont
contribué à forger.
Les Hutus et les Tutsis existent depuis des siècles. Le nier serait une
faute et une injure faite à l’histoire. Les Tutsis ont toujours été minoritaires,
avec 15 % de la population, et les Hutus majoritaires. Le Mwami tutsi (le
roi), a régné sur cette région pendant des siècles, organisant son royaume,
regroupant les autres chefferies tutsies, élaborant des règles sociales
extrêmement sophistiquées entre les Tutsis eux-mêmes et entre les Tutsis et
les Hutus. S’il a pu exister des chefferies hutues, elles ont été peu
nombreuses et toujours faibles. Elles ont disparu au XIXème siècle. Lorsque
les Allemands, puis les Belges, se sont installés dans cette région, ils ont
commencé à reconnaître le roi et les structures sociales de la région. Ce n’est
que dans les années 1950 que les Belges ont inversé leur alliance en devenant
les alliés des Hutus majoritaires.
M. Bernard Debré a analysé les raisons de cette volte-face.
La première raison tient à la définition occidentale de la démocratie,
qui repose sur le principe du gouvernement par une majorité issue d’un vote
organisé selon la règle un homme, une voix. La majorité étant hutue, c’était à
eux de diriger le pays. M. Bernard Debré a émis l’idée que cet idéal universel
de la démocratie n’est applicable que si les notions d’ethnie ou de clan ont
disparu au profit de l’idée de nation. Sans cela, la démocratie ne se résume
qu’à la dictature de l’ethnie majoritaire. C’est cette situation qui, selon lui,
s’est produite au Rwanda, dès l’arrivée au pouvoir des Hutus, en 1959, alors
même que le pays était encore sous mandat belge.
La seconde raison tient, selon M. Bernard Debré, à l’attitude des
Tutsis. En voyant arriver l’indépendance, ils ont voulu prendre les devants,
précisément pour éviter l’application de cette notion démocratique qu’ils
refusaient, car elle les condamnait. Ils ont alors demandé aux Belges de
partir. Les Belges ont refusé, d’autant que les Hutus ne demandaient pas
l’indépendance immédiate : ils auraient voulu obtenir une période
d’adaptation à l’indépendance, sous l’égide des Belges. En réalité, les Hutus
craignaient de se retrouver seuls face à leurs anciens maîtres tutsis.

M. Bernard Debré a ensuite mis l’accent sur quelques grandes dates
de l’histoire du Rwanda.
1959 : les Hutus installés au pouvoir par les Belges ont commencé
un génocide anti-tutsi. A cette époque, le Rwanda n’était pas indépendant.
Au lieu de rétablir l’ordre et de punir les assassins, les Belges ont accéléré
l’indépendance et sont partis le plus vite possible.
1962 : l’indépendance est proclamée. Le génocide s’est poursuivi
tout au long de la première république rwandaise.
1964 : dans l’indifférence mondiale, radio Vatican a dénoncé « le
plus grand génocide depuis la dernière guerre ». Les Tutsis ont continué à
s’enfuir dans les pays voisins, formant une diaspora qui, comme en Ouganda,
s’installe, s’anglicise et participe à la vie politique et militaire du pays
d’accueil.
1959, 1962, 1964, 1973, 1990, 1994… M. Bernard Debré a déclaré
n’avoir cité que les dates sanglantes qui marquent le plus fortement l’histoire
dramatique qu’ont vécue les Tutsis rwandais. Leur assassinat fut souvent
programmé et planifié, même avant 1990. A chaque fois, les réfugiés sont
venus gonfler les rangs de la diaspora, à chaque fois les Tutsis ont compris
qu’ils ne pourraient revenir chez eux et s’y maintenir que par la force des
armes.
M. Bernard Debré a considéré que le début de la reconquête du
Rwanda par les Tutsis commençait vraiment en octobre 1990. Elle fut le fait
des Tutsis et des Ougandais, même si cette distinction est parfois difficile à
effectuer. Les chefs de guerre tutsis avaient tous exercé des pouvoirs
politiques et militaires dans le gouvernement ou l’armée ougandaise. Fred
Rwigyema a été ministre des Armées du gouvernement ougandais. C’est lui
qui a commandé l’armée tutsie, l’APR, bras armé du FPR. Paul Kagame, qui
lui a succédé à sa mort, était chef des services secrets de l’Ouganda. L’armée
du FPR était composée en partie par des éléments de l’armée régulière
ougandaise.
Les Tutsis ont repris le pouvoir au Rwanda, dans le sang, leur
propre sang, car les Hutus ont commis un nouveau génocide, mais aussi dans
le sang des Hutus, car une fois installés au pouvoir, ce sont les Hutus qui ont
été et sont encore massacrés. Depuis le mois d’avril 1994, plus de
600.000 Tutsis –les évaluations varient et personne ne peut malheureusement
connaître le nombre de morts- et plus de 300.000 Hutus ont été tués. Les
massacres continuent encore au Kivu voisin.

M. Bernard Debré a souhaité rapporter les termes d’une discussion
qu’il avait eue, à la fin du mois de janvier 1994, avec le président
Habyarimana et des éléments du FPR qui étaient installés à Kigali à la suite
des accords d’Arusha. Le président rwandais a tenu le raisonnement suivant :
« Il faut m’aider à calmer les Hutus et les Tutsis extrémistes pour que je
puisse attendre les élections générales qui auront lieu dans deux ans. Je les
gagnerai sans difficulté puisque les Hutus représentent 80 % des votants ».
Le discours des représentants du FPR était, quant à lui, inverse : « Nous ne
pouvons pas attendre les élections, nous allons les perdre ; nous prendrons le
pouvoir avant, dans le sang s’il le faut ».
M. Bernard Debré a souligné qu’il existait des Hutus et des Tutsis
modérés, même si. une règle incontournable veut que, durant les périodes de
tension durables, seuls les extrémistes arrivent à se maintenir au pouvoir. Il
serait injuste d’accuser du crime de génocide tous les Hutus, car les Hutus
modérés ont été également la cible des extrémistes durant les massacres.
M. Bernard Debré a jugé regrettable que cette facilité sémantique soit
souvent utilisée pour excuser ou expliquer l’attitude des forces tutsies qui
« nettoient » actuellement le Kivu.
Il a affirmé qu’il serait absurde de refuser de voir l’antagonisme
tutsi-hutu et de nier qu’il demeure l’élément fondamental des guerres
actuelles.
Il s’est ensuite interrogé sur la politique de la France vis-à-vis du
Rwanda, sur le rôle de François Mitterrand, et sur l’étendue de l’aide
accordée par la France aux Hutus.
M. Bernard Debré a affirmé que le président François Mitterrand
avait une véritable politique africaine. Il connaissait ce continent, ses
dirigeants. Il voulait que la France y ait une influence politique, militaire,
économique et culturelle. Cette vision était sous-tendue par deux attitudes,
parfois ambiguës : tout d’abord, un très grand pragmatisme, dû à la
connaissance des hommes et du terrain, mais parfois aussi, un dogmatisme
qui a pu, selon M. Bernard Debré, se révéler dangereux. C’est ainsi que le
président a voulu imposer partout notre idéal occidental, universel peut-être,
de la démocratie issue du vote selon la procédure « Un homme, une voix ».
Selon sa conception, idéalisée, au Rwanda, les Hutus devaient
nécessairement être au pouvoir parce qu’ils étaient la majorité.
Le danger au Rwanda, a estimé M. Bernard Debré, c’est que la
démocratie ne cohabite pas bien avec le vote ethnique et c’est un
euphémisme. La démocratie fondée sur des élections selon la règle « un
homme, une voix » ne peut être viable que si la notion de nation transcende

la notion d’ethnie, ce qui n’est pas toujours le cas dans certains pays
africains. Pour imposer la démocratie selon le principe « Un homme, une
voix » certains nient le fait ethnique et sans ethnie on ne voit plus le problème
rwandais.
Selon M. Bernard Debré, M. François Mitterrand a soutenu le
président hutu Habyarimana, principalement parce que celui-ci représentait la
majorité du peuple. Il a ajouté toutefois trois autres explications.
Il a rappelé tout d’abord que le président François Mitterrand
considérait que seul un Etat structuré, avec un exécutif fort, pouvait éviter un
bain de sang. Cet Etat était incarné, aux yeux de François Mitterrand, par
Juvénal Habyarimana. Ce dernier disait souvent : « Aidez-moi à me protéger
des extrémistes, tant hutus que tutsis ». Vérité ou dissimulation, nul ne le
sait, mais c’était son discours.
M. Bernard Debré a ensuite relevé que le président François
Mitterrand considérait que les troupes tutsies du FPR étaient en majorité
composées d’Ougandais et qu’il s’agissait en conséquence d’une invasion
extérieure, un jugement que M. Debré a estimé ne pas être totalement faux.
Enfin, M. Bernard Debré a fait valoir que M. François Mitterrand
considérait que les Américains, qui aidaient de façon évidente aussi bien les
Ougandais que le FPR, avaient une volonté hégémonique sur la région et
peut-être sur l’Afrique. M. Debré a jugé que le Président n’avait pas tort une
fois de plus car le rôle des Américains est devenu de plus en plus évident par
la suite. Ce sont eux qui ont formé les cadres de l’armée ougandaise et de
l’armée FPR. M. Debré a estimé également vraisemblable qu’ils leur ont
fourni des armes.
C’est sur la base de ces arguments, a affirmé M. Debré, que le
Président de la République a décidé d’aider le président Habyarimana et les
Hutus : aide militaire, formation sur place des cadres de l’armée, fourniture
de munitions, mais aussi aide économique et aide politique. Le Président
Habyarimana était considéré comme l’ami de la France, même si à la fin des
années 1980, il était plus un dictateur qu’un démocrate.
M. Bernard Debré a rappelé qu’en 1990, les armées tutsies ou
ougandaises lancent leur grande offensive et que le début de la guerre ne fut
pas favorable aux FAR qui ont fait appel à l’aide française. De 1990 à 1993,
la présence militaire française est devenue importante. La France forme et
arme les FAR dans le cadre de la coopération militaire entre les deux pays.

M. Bernard Debré a souligné que les Américains faisaient la même
chose en Ouganda, mais que la présence physique de l’armée était, dans ce
pays, plus réduite et plus discrète.
Une fois les accords d’Arusha signés, la France a allégé sa présence
au Rwanda. En 1994, il ne restait que quelques dizaines d’hommes de
l’armée française à Kigali. Voulant savoir si la France avait continué à livrer
des armes aux FAR après l’attentat contre l’avion présidentiel du 6 avril
1994, M. Bernard Debré a indiqué qu’il avait posé la question à M. François
Mitterrand dont la réponse fut très sibylline : « Vous croyez », a-t-il dit,
« que le monde s’est réveille le 7 avril, au matin, en se disant : Aujourd’hui,
le génocide commence ? Cette notion de génocide ne s’est imposée que
plusieurs semaines après le 6 avril 1994 ». M. Bernard Debré a déclaré
avoir pris cette réponse, d’une grande ambiguïté, comme la possible
affirmation que des aides en munitions avaient été poursuivies après le 6 avril
1994 et qu’il était d’autant plus disposé à le croire, qu’à l’époque, la
communauté internationale accusait la France d’avoir continué à livrer des
armes aux FAR. M. Bernard Debré a toutefois précisé que M. Edouard
Balladur lui avait affirmé qu’il avait ordonné, dès 1993, l’arrêt des
fournitures d’armes au Rwanda et que des militaires lui avaient confirmé cet
arrêt. Pour connaître la vérité, M. Debré s’est efforcé de reconstituer le
cheminement éventuel de certaines livraisons d’armes françaises tout en
constatant que l’opacité restait grande sur ce sujet et a donné l’exemple
suivant.
A la fin avril 1994, un officier supérieur hutu des FAR, sous un
pseudonyme, aurait acheté des armes à un intermédiaire sud-africain qui
serait passé par les Seychelles, puis par la Suisse ou la Belgique. L’argent
aurait été déposé dans une banque française. Les armes étaient officiellement
destinées au Zaïre. Il s’agissait de munitions qui, in fine, ont été fournies aux
FAR.
L’opacité de ces transactions est grande. Peut-on considérer qu’il
s’agit de la France officielle ou de trafiquants français ou européens ? La
presse française a accusé la France officielle, sans se poser de questions.
La deuxième question qu’a soulevée M. Bernard Debré concerne les
missiles SAM-16, qui ont abattu l’avion du président Habyarimana. Il a
déclaré être convaincu que ce sont les troupes FPR de Paul Kagame qui ont
tiré sur le Falcon 50 et l’ont abattu. Il a décrit les faits suivants, dont il a
affirmé qu’on pouvait les vérifier, en lisant soit les télégrammes du Quai
d’Orsay, soit les notes des Services français, soit même les journaux de
l’époque.

A la demande du président ougandais, Yoweri Museveni, le
président tanzanien, Ali Hassan Mwinyi a convoqué une conférence sur la
situation politique des Grands Lacs. Tous les chefs d’Etat de la région y
étaient conviés, en particulier, MM. Mobutu Sese Seko du Zaïre, Cyprien
Ntaryamira du Burundi, Juvénal Habyarimana du Rwanda. Mobutu s’est
décommandé à la dernière minute, comme d’autres chefs d’Etat, Daniel Arap
Moi du Kenya, Frederik Chiluba de Zambie. Mais le FPR était représenté et
Museveni était là.
Ntaryamira et Habyarimana sont venus chacun avec leur avion
personnel: deux Falcon 50, sécurisés par les Français. Le 6 avril, dans la
journée, la conférence ne débouchant sur rien, les deux présidents rwandais
et burundais s’apprêtaient à rentrer dans leur pays respectif. Le président
Museveni a alors convaincu le président burundais Ntaryamira de prendre
l’avion rwandais avec le Président Habyarimana pour rejoindre Kigali.
Pourquoi le président Ntaryamira du Burundi laisse-t-il son avion et
monte-t-il dans celui de Habyarimana pour se rendre à Kigali ? L’explication
est la suivante : Museveni leur demande de se tenir prêts à Kigali pour venir
le lendemain, 7 avril, à Kampala, où il organisera une réunion à trois,
Museveni assurant alors qu’il allait faire un pas vers la paix. Les présidents
rwandais et burundais acceptent. Museveni - d’une façon tout à fait anormale
selon tous les participants à la conférence de Dar-es-Salam- retient encore le
président du Burundi et c’est à la tombée de la nuit que l’avion quitte enfin
Dar-es-SalaM. Il doit atterrir à Kigali mais, depuis quelques jours, le circuit
qu’il doit emprunter pour se présenter dans l’axe de la piste a été inversé, à la
demande du FPR. Les missiles sont tirés ; l’avion s’écrase ; les deux
présidents meurent.
Juste après, à Dar-es-Salam, en public, le représentant du FPR,
Théogène Rudasingwa, déclare : « Il s’agit d’une bénédiction déguisée ».
Yoweri Museveni dit : « Il était temps d’en finir » devant le public de
journalistes. L’armée du FPR, qui est déjà en train de faire mouvement
depuis le matin du 6 avril vers Kigali, annonce triomphalement, comme cela a
déjà été évoqué devant la Mission : « Les trois tyrans sont morts ».
Vraisemblablement, Paul Kagame ou Yoweri Museveni avait oublié de
prévenir que Mobutu s’était décommandé, car il aurait dû être présent dans
l’avion abattu.
Les communications de l’armée FPR étant écoutées, il est prouvé
que l’ordre de marche de l’armée tutsie a été donné dès le 6 avril au matin.
L’armée du FPR fait donc mouvement vers Kigali avant même l’attentat.
Une course de vitesse est engagée, car il était clair que les premières victimes
seraient les Tutsis restés au Rwanda. Enfin, l’armée française avait prévenu,

depuis plusieurs mois, que le FPR possédait et utilisait des missiles SAM-16.
Cela a été précisé également devant la Mission.
M. Bernard Debré a jugé que ces faits sont suffisamment puissants
pour forger sa certitude selon laquelle c’est bien le FPR qui a tiré les missiles
sur le Falcon 50 rwandais, entraînant la mort des présidents rwandais et
burundais. Cet attentat a été planifié et organisé, selon lui, avec la complicité
du président ougandais, Yoweri Museveni, et aurait dû également tuer le
président Mobutu.
Dès lors, il est possible de s’interroger sur qui a fourni les missiles.
Les missiles tirés sont des SAM-16 russes, version modifiée des
SAM-7. Ils ont été récupérés sur le théâtre d’opérations durant la guerre du
Golfe. M. Bernard Debré s’est déclaré certain qu’il ne s’agit pas de missiles
récupérés par la France, car à l’époque où il était ministre, il a demandé si on
pouvait connaître leur origine. Il lui fut répondu que, bien que les numéros
des châssis et des empennages soient incomplets, une origine américaine était
plus que vraisemblable. Un article récent dans « Le Point » a confirmé cette
hypothèse.
M. Bernard Debré s’est demandé pourquoi certains accusent la
France de cet attentat. Un universitaire belge, partisan de cette thèse, a
précisé que les numéros reproduits lui ont été confiés par la CIA. Un
informateur, militaire français, qui a demandé à garder l’anonymat, a
confirmé cette information qui demeure, aux yeux de M. Debré, sujette à
caution. Il n’est pas un instant crédible que la France ait pu armer le FPR
pour commettre un attentat contre deux présidents qu’elle soutenait et alors
même que l’avion était piloté par deux anciens militaires français. En
revanche, une manipulation de la CIA est loin d’être exclue. M. Bernard
Debré a rappelé que c’est l’armée américaine qui a formé les cadres de
l’armée ougandaise et du FPR. Quand Fred Rwigyema a été tué au combat
en 1990, lors de l’offensive ougando-FPR, son remplaçant, Paul Kagame,
était en formation aux USA. Il a été rappelé d’urgence. Des bases militaires
américaines existent actuellement en Ouganda. L’une d’elles a comme nom
Camp Genesis. Les militaires américains forment les cadres de l’armée
ougandaise pour lutter contre les extrémistes soudanais. En particulier, ils
forment le 3ème bataillon de l’armée ougandaise. Il est maintenant reconnu
que des militaires américains ont aidé l’armée de Kabila à conquérir le Kivu,
puis la totalité du Zaïre.
M. Bernard Debré a rappelé que l’opération militaro-humanitaire,
décidée par l’ONU au Kivu, a été torpillée par les Etats-Unis qui n’en
voulaient à aucun prix. D’après les révélations de la presse américaine, le

sang de dizaines de milliers de Hutus massacrés dans les forêts zaïroises
pourrait bien finir par éclabousser certains gradés du Pentagone.
Les missiles SAM-16 utilisés par le FPR depuis quelques mois avant
l’attentat, sont donc sans doute d’origine américaine. En effet, l’armée
ougandaise n’a pas participé à la guerre du Golfe. Elle n’a pu se procurer ces
missiles sur le théâtre des opérations.
Par ailleurs, cette armée disposait déjà de missiles SAM-16 qu’elle
avait précédemment utilisés contre les FAR. Ce sont des engins qu’on ne
trouve pas dans n’importe quelle boutique d’armement. Si tout prouve que
c’est bien le FPR qui a tiré ces missiles, il est de même vraisemblable qu’ils
ont été fournis par les Etats-Unis.
M. Bernard Debré a rappelé que, lorsqu’il a négocié la paix entre les
Hutus et les Tutsis au Burundi, tous les ambassadeurs étaient présents, à
l’exception de celui des Etats-Unis, volontairement absent. M. Debré a
déclaré qu’il l’avait traité, à l’époque, de « va-t-en guerre », ce qui n’avait
pas été du goût du Département d’Etat.
La question suivante, posée par M. Bernard Debré, concerne le rôle
de l’ONU. Pour M. Debré, il ne fait pas de doute que l’ONU savait que des
massacres se préparaient : elle n’a pour autant rien fait. Au moment où le
génocide a commencé, l’ONU est partie, laissant les meurtres se perpétrer.
M. Bernard Debré a déclaré avoir pu lui-même constater à Kigali, en janvier
1994, que les troupes de l’ONU étaient dans un état déplorable. Quelques
automitrailleuses blanches entouraient le camp du FPR à l’Assemblée
nationale, mais les soldats étaient somnolents ou arrogants. Comme le
relevaient tous les observateurs, dans les boîtes de nuit, les restaurants, des
bagarres éclataient avec ces hommes non commandés. Le général Romeo
Dallaire, commandant les troupes de l’ONU au Rwanda, a adressé à Kofi
Annan un télégramme lui décrivant la situation. Il ne fallait pas être devin
pour sentir le drame arriver.
M. Bernard Debré a estimé qu’il aurait été possible d’être vigilant,
voire de renforcer la MINUAR et, en tout état de cause, d’alerter l’opinion
publique, mais rien n’a été fait. Quand le drame a éclaté, les troupes de
l’ONU ont disparu. Comble de l’absurdité, les dix soldats belges, chargés de
protéger le Premier ministre rwandais, Agathe Uwilingiyimana, se sont
laissés désarmer et tuer sans aucune résistance.
M. Bernard Debré a affirmé que, par sa couardise, l’ONU a été
complice du génocide. D’ailleurs, Kofi Annan a été mal reçu par les autorités
quand il s’est rendu au Rwanda. Que l’on ne vienne pas dire que la

MINUAR relevait du chapitre VI et non du chapitre VII de la charte : les
centaines de milliers de morts n’en étaient vraisemblablement pas prévenus.
M. Bernard Debré a ajouté quelques mots sur l’opération Turquoise
dont il a dénoncé la grande ambiguïté des objectifs. Il a rappelé que le
président Mitterrand voulait que cette opération concerne la totalité du
Rwanda, en vue d’arrêter les massacres et de restaurer la démocratie, telle
qu’il la concevait, « après, bien entendu, avoir châtié les coupables ». C’est
en tout cas ce que M. François Mitterrand lui a confirmé en juillet 1994,
pendant le déroulement de l’opération. Mais M. Édouard Balladur s’est
opposé à ce dessein. Ils ont alors transigé, cohabitation oblige, sur une
mission militaro-humanitaire ne portant que sur une partie du territoire
rwandais. M. Debré a affirmé tenir cette information de M. Balladur
lui-même. L’opération Turquoise a néanmoins permis de sauver des dizaines
de milliers de vies, tant tutsies que hutues. D’ailleurs, alors qu’elle avait été
critiquée à son début, elle a été regrettée dès qu’elle a pris fin.
M. Bernard Debré a indiqué qu’avant d’être nommé ministre de la
Coopération, il était allé sur le terrain, à Kibuye, à Cyangugu et ailleurs et
qu’il avait pu juger le travail effectué par l’armée française et d’autres
armées, sénégalaise par exemple, qui lui était apparu remarquable.
M. Bernard Debré a décrit la situation actuelle des Hutus au
Rwanda comme plus qu’aléatoire. Il a lu à la Mission une lettre qu’il a reçue
le 28 mai 1998 d’un de ses amis résidant au Rwanda. Elle annonçait que
Geoffroy Gatera, emprisonné, allait certainement être condamné à mort.
Geoffroy Gatera est professeur de chirurgie à Butare. Il a le malheur d’être
hutu. Il n’a pas participé aux crimes, mais il fait partie d’une certaine élite
hutue qui est actuellement pourchassée.
M. Bernard Debré a estimé que jamais plus les Tutsis n’accepteront
une démocratie à l’occidentale, tant ils sont certains de perdre les élections
au profit des Hutus. Au Burundi, le major Pierre Buyoya, tutsi,
démocratiquement battu aux élections présidentielles par Melchior Ndadaye,
a repris le pouvoir après un coup d’Etat. Le Burundi est donc dirigé par un
Tutsi minoritaire. Les dirigeants hutus sont considérés comme des "rebelles",
alors qu’ils avaient été démocratiquement élus. L’ancien président Melchior
Ndadaye, Hutu, a été tué dans un attentat organisé par l’armée burundaise,
constituée à 98 % de Tutsis. Cet attentat a été vraisemblablement organisé
par le major Bikomagu, actuellement emprisonné.
Cyprien Ntaryamira, Hutu, président du Burundi est mort dans
l’attentat du Falcon, Son successeur, Sylvestre Ntibantunganya, Hutu, a été
écarté du pouvoir par le major Pierre Buyoya, Tutsi. Au Zaïre, la zone du

Kivu dont les habitants sont des Banyamulenge, autre nom pour les Tutsis du
Zaïre, est actuellement ratissée par l’armée rwandaise. Il n’est pas exclu
qu’elle soit un jour annexée par celle-ci à une fédération tutsie.
Pour terminer, M. Bernard Debré a jugé remarquable le
comportement de l’armée française. Elle n’a fait qu’obéir aux ordres des
politiques, en particulier ceux de François Mitterrand, chef des Armées. En
aucun cas, l’armée française n’a conduit sa propre guerre et n’a outrepassé
les instructions politiques qu’elle recevait. M. Bernard Debré a tenu à
signaler ce fait, soulignant qu’il était important que les politiques assument
leurs responsabilités.
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré
critiquait dans l’ouvrage qu’il venait de publier le discours de la Baule, en
dénonçant une vision occidentale de l’Afrique, qui ne tenait pas compte de
son absence de tradition démocratique. Il a estimé que la conception de
M. Bernard Debré reflétait une vision fataliste, selon laquelle la
démocratisation est impossible, au moins dans la région des Grands Lacs où
le principe « un homme, une voix » ne serait pas applicable.
Le Président Paul Quilès a émis des doutes sur les deux solutions
proposées par M. Debré, à savoir la partition, qui a été déjà appliquée en
ex-Yougoslavie sans résultat brillant, et la tutelle de l’ONU, qui rappellerait
les temps de la colonisation.
M. Bernard Debré s’est déclaré avoir été très frappé, en étudiant
l’histoire du Rwanda, par la volonté absolue d’y transposer la conception
occidentale de la démocratie, qu’il partage au demeurant, et qui est fondée
sur le principe démocratique « un homme, une voix ».
Il a souligné toutefois que cette conception, appliquée au Rwanda
dès 1959, a été à l’origine de toute une série de génocides qui ont fait au
total plus de deux millions de morts.
M. Bernard Debré a évoqué l’éventualité d’une partition du
Rwanda. Il a rappelé qu’en ex-Yougoslavie, avec la même haine et les
mêmes atrocités, il a été convenu de procéder à un partage entre les
différentes ethnies et a jugé cette solution peu glorieuse, tant pour les
Yougoslaves, que pour les Occidentaux ou l’ONU. Cette solution, évoquée
par Arap Moi, le président du Kenya et certains hommes politiques, ne peut
être considérée comme bonne, car ce serait reconnaître l’impossibilité de
vivre ensemble. Une autre solution aurait été de profiter de la présence de
l’ONU au Rwanda pour essayer de conduire ce pays vers une
démocratisation.

M. Bernard Debré a souligné que l’on se posait beaucoup de
questions sur la démocratisation des petits pays pauvres et faibles et que l’on
s’en posait moins sur les plus grands qui n’ont pas de démocratie du tout. La
question n’est pas posée pour la Chine, le Vietnam et le Cambodge, mais
principalement pour les pays africains qui sont petits et pauvres et auxquels
on aime donner des leçons.
M. Bernard Debré s’est déclaré horrifié par les deux millions de
morts au Rwanda, mais il a estimé qu’ils s’expliquent en partie par le fait que
les Occidentaux ont voulu imposer leur idéal sans précautions. Or, le chemin
vers la démocrate prend un peu plus de temps que celui de trois ou quatre
paroles lancées dans un discours.
M. François Lamy a relevé que M. Bernard Debré avait mélangé
dans son récent livre et son intervention les faits, ses analyses et ses
convictions.
Il a regretté, par ailleurs, que la France n’ait pas participé au
règlement du problème des réfugiés et estimé que, si elle l’avait fait, entre
1975 et 1990, cela aurait éliminé une des causes fondamentales de la crise.
Il a demandé à M. Bernard Debré quelles étaient ses sources
concernant les faits relatifs à l’attentat du 6 avril 1994, alors qu’il n’y a pas
eu d’enquête officielle.
Enfin, il a demandé à M. Bernard Debré si les missiles avaient bien
été tirés de la colline de Masaka qui était contrôlée par la garde
présidentielle.
M. Bernard Debré a rappelé que le problème des réfugiés était
d’une extrême complexité. Il existait des réfugiés rwandais tutsis en Ouganda
depuis 1959, des réfugiés hutus burundais au Rwanda, des réfugiés rwandais
tutsis au Kivu. Il aurait fallu organiser une grande négociation avec
l’ensemble des pays concernés : le Zaïre, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi,
ainsi que la Tanzanie où étaient présents également de nombreux réfugiés.
Il a toutefois souligné qu’il n’avait pas trouvé une grande volonté
politique de la part des chefs d’Etat africains pour régler cette question, car
ils avaient à gérer le quotidien. En réalité, il n’y avait pas de vision d’avenir.
Au yeux de M. Bernard Debré, le seul qui semblait en avoir une, critiquable
ou pas, était François Mitterrand qui connaissait parfaitement ces régions et
avait une vraie politique africaine. M. Bernard Debré a déclaré avoir, à
certains moments, partagé les opinions de M. François Mitterrand ; à
d’autres, les avoir combattues.

Il a estimé qu’il était très difficile de mener une politique à l’égard
de la question des réfugiés parce qu’il aurait fallu une réelle volonté d’aboutir
de part et d’autre.
S’agissant des missiles, M. Bernard Debré a relaté qu’il avait, en
tant que ministre, demandé à connaître un certain nombre d’informations et
qu’on lui a montré des dépêches du Quai d’Orsay, relatives notamment à la
conférence de Dar-es-Salam.
Des écoutes téléphoniques du ministère ont prouvé que l’ordre de
marche du FPR avait été lancé dès le matin du 6 avril. Il lui a même été
précisé que ces écoutes avaient été décryptées dès le 6 avril, mais qu’elles
n’avaient été portées à la connaissance des autorités compétentes que le 7 ou
le 8 avril. M. Bernard Debré a déclaré que la certitude qu’il avait n’était que
la sienne propre.
Les missiles n’ont pas pu être tirés par la garde présidentielle, ni par
les FAR auxquels l’armée française n’a jamais donné de SAM-16. Le général
Quesnot a apporté la preuve devant la Mission que des missiles SAM-16
avaient été utilisés dès 1992-93 par le FPR. Les FAR ne disposaient pas de
ces missiles.
A l’époque, personne ne se posait de questions sur la responsabilité
de l’attentat. La responsabilité du FPR ne faisait pas de doute, il suffit de
relire les titres des journaux de cette période.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Bernard Debré comment
il expliquait que des études plus sérieuses n’aient pas été menées.
M. Bernard Debré a rappelé qu’il paraissait alors évident pour tout
le monde que le FPR avait tiré ces missiles SAM et qu’ils étaient
vraisemblablement d’origine américaine et non pas française.
Il a estimé que c’était à l’ONU, qui se trouvait alors sur place, de
mener une enquête et non à l’armée française.
M. François Lamy a rappelé que l’avion était tombé dans la propre
résidence du président Habyarimana, contrôlée par les forces de l’armée
rwandaise et par la garde présidentielle et que l’on pouvait dès lors
logiquement s’interroger sur l’identité de ceux qui ont fourni les numéros des
missiles. Il a rappelé qu’à partir du 14 avril 1994, il n’y avait plus un seul
militaire français au Rwanda.

M. Bernard Debré a déclaré que ses services lui avaient même
affirmé qu’il manquait un chiffre au numéro d’immatriculation des missiles,
que ceux-ci n’étaient pas d’origine française, mais vraisemblablement
américaine.
M. Jean-Claude Lefort a rappelé que l’attentat avait coûté la vie à
trois Français et il a demandé à M. Bernard Debré s’il avait sollicité une
commission d’enquête.
Il a précisé qu’il avait été affirmé que c’était non pas l’axe de la
piste d’atterrissage qui avait été modifié à la demande du FPR, comme l’a
affirmé M. Debré, mais simplement l’approche.
M. Bernard Debré a déclaré qu’il s’était sans doute fait mal
comprendre. Sur toute piste, il y a deux axes d’approche et le FPR avait
demandé qu’un seul axe soit utilisé pour que les avions ne passent pas audessus de l’Assemblée nationale où ses troupes étaient casernées. On a donc
modifié l’axe d’approche habituel, simplement parce que le FPR l’avait
demandé.
Cette modification peut s’expliquer soit par une crainte réelle d’être
bombardé, soit parce qu’ils préparaient déjà l’attentat.
M. Bernard Debré a précisé qu’il n’avait pas demandé de
commission d’enquête pour une raison relativement simple : le problème de
l’indemnisation des femmes des pilotes tués devait être réglé dans des délais
rapides et la mise sur pied d’une commission d’enquête aurait retardé cette
procédure sans rien apporter au fond puisque la responsabilité du FPR
semblait une évidence à l’époque.
M. Bernard Debré n’a pas exclu que cette absence de demande ait
constitué une erreur. Mais il a rappelé qu’il était préoccupé à l’époque par le
règlement du conflit entre Hutus et Tutsis du Burundi, auquel il consacrait
beaucoup de temps. Il y avait alors une haine épaisse et épouvantable entre
eux et il a consenti beaucoup d’efforts pour faire signer un traité de paix qui
n’a cependant pas donné les résultats escomptés.
M. Pierre Brana a demandé comment les services français avaient
pu reconstituer les numéros de série des SAM-16, alors même que l’on
ignore si des débris de SAM-16 ont pu être récupérés.
M. Bernard Debré a déclaré que les informations dont il avait fait
état à ce sujet lui avaient été communiquées par ses services, mais qu’il
ignorait leurs sources.

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que M. François Léotard avait
déclaré devant la Mission qu’il ne disposait d’aucune information précise sur
les missiles utilisés lors de l’attentat et s’est demandé comment M. Bernard
Debré, qui n’était pas ministre au moment des faits, pouvait disposer de plus
de renseignements que le ministre de la Défense de l’époque.
Une explication serait que le ministère de la Coopération et
l’assistance militaire technique jouaient un rôle particulièrement important
dans la gestion de la crise rwandaise et disposaient d’informations que le
ministère de la Défense n’avait pas. Une telle hypothèse, selon
M. Cazeneuve, serait de nature à susciter des interrogations sur le
fonctionnement global de notre administration.
M. Bernard Cazeneuve a, par ailleurs, noté que les certitudes de
l’époque s’étaient depuis lors pour le moins effritées. Il a demandé à
M. Debré les raisons de cette remise en cause et pourquoi lui-même semble y
échapper ?
M. Bernard Debré a mis en avant le travail de recherche
personnelle qu’il a accompli pour écrire son livre et les questions qu’il a pu
poser à cette occasion.
M. François Loncle a souligné que M. Bernard Debré était la
première personne entendue par la mission à avoir des convictions aussi
établies sur l’affaire de l’attentat. Ces convictions tranchent par rapport aux
réponses évasives ou au refus de répondre de tous les autres, c’est-à-dire des
ministres, des conseillers, des militaires. Il a demandé à M. Bernard Debré
comment il expliquait cet embarras et s’il fallait, par exemple, l’imputer au
fait que les Etats-Unis avaient dans cette affaire joué un rôle plus ou moins
équivoque.
M. Bernard Cazeneuve a fait valoir que l’autisme n’était pourtant
pas la caractéristique principale de tous les responsables politiques qui
n’écrivent pas de livres.
M. Bernard Debré a rappelé qu’il avait un langage un peu direct,
de chirurgien, et que cela lui avait été longtemps reproché.
Il s’est déclaré épouvanté par le génocide. Il a évoqué la mémoire
d’un de ses infirmiers-anesthésistes tutsis, qui l’assistait lorsqu’il opérait à
Abidjan et qui a été tué par les Hutus lorsqu’il est rentré chez lui. L’ONU a
été mise en accusation. Mais l’ONU ne représente que la somme des erreurs
et des incapacités des Occidentaux et non une entité en elle-même. Il est

honteux de se dire, que, là-bas, on a laissé faire cela, mais nul ne songe à
expliciter ce « on », si ce n’est pour renvoyer la responsabilité sur les autres.
M. Bernard Debré a estimé que l’histoire du génocide est également
l’histoire des incapacités, de l’arrogance, des prétentions, de la volonté des
Occidentaux de ne rien faire ou de donner des leçons. Quand il fallait être là,
l’ONU est parti. Son rôle a été lamentable. Quant à la France, elle a soutenu
jusqu’au bout un homme avant de s’apercevoir que ce n’était pas ce qu’il
fallait faire. C’est tout cela que M. Bernard Debré a dit avoir voulu dénoncer
dans son livre.
M. Bernard Cazeneuve a cité un passage du livre de M. Bernard
Debré : « D’autres ont refusé de voir la réalité ethnique du Rwanda.
Aujourd’hui, encore, beaucoup d’Occidentaux, en particulier ceux qui ne
connaissent pas l’Afrique ou ceux qui portent leur idéologie comme
œillères, prétendent que le fait ethnique n’a jamais existé au Rwanda, les
prétendues différences ayant été créées de toute pièce par les envahisseurs
blancs, par commodité ou par perversité. »
Il lui a ensuite demandé s’il pensait, dans son analyse de l’histoire du
Rwanda et des déchirements des années 1990 à 1994, qu’il existait une
prédominance de la dimension ethnique sur le conflit politique.
M. Bernard Cazeneuve a par ailleurs rappelé que M. Bernard Debré
portait un jugement très sévère sur les accords d’Arusha dont il estime dans
son livre « qu’il étaient, comme on s’en rendra compte malheureusement
trop tard, d’une stupidité à toute épreuve ».
Il s’est demandé comment il était possible de défendre à la fois une
thèse selon laquelle le discours de la Baule, réaffirmant le principe « un
homme, une voix », est une absurdité dans un pays où la dimension ethnique
du conflit est à ce point forte, et, en même temps, regretter la conclusion
d’accords dont le but était quand même de faire tomber ces tensions
ethniques pour permettre à un processus de démocratisation politique de
s’enclencher.
M. Bernard Cazeneuve a cité le jugement émis par M. Bernard
Debré sur l’opération Turquoise, à la page 194 de son livre : « Si l’opération
Turquoise avait été étendue à tout le pays, elle aurait pu ramener le calme.
Accompagnée d’une identification des coupables du génocide et de leur
punition, elle aurait permis de restaurer un état de droit légitime. C’était la
volonté de François Mitterrand, mais on ne peut aller contre le cours de
l’histoire. Au lieu de cela, l’opération n’a été en fin de compte que poudre

aux yeux et pis-aller. Pourquoi une petite partie du territoire ? Pourquoi
rester si peu de temps ? Pourquoi laisser courir les assassins ? »
M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il fallait interpréter ce jugement
comme donnant raison au président François Mitterrand qui voulait une
opération sur la totalité du territoire, contre M. Edouard Balladur. Le but
aurait pu être alors de punir, sanctionner, arrêter un certain nombre d’auteurs
du génocide.
M. Bernard Debré a estimé que le drame du Rwanda vient en
partie de ce qu’il n’existe dans ce pays que deux ethnies, si l’on met à part les
Twas qui ne représentent que 1 % de la population. En Côte d’Ivoire, par
exemple, cohabitent soixante ethnies et c’est le cas dans beaucoup de pays
africains, ce qui permet de créer une notion de nation.
Au Rwanda et au Burundi, malheureusement, le fait ethnique a
primé sur le fait national. Les génocides ont commencé dès 1959 parce que
c’est à cette époque que le fait ethnique s’est imposé et radicalisé.
Grégoire Kayibanda, le premier Président de la République, a
contribué à ethniciser la vie politique au Rwanda. Quand Juvénal
Habyarimana a pris le pouvoir, il a, au départ, renversé cette tendance.
Pendant un certain temps, on lui en a rendu grâce. Mais, très rapidement, du
fait de difficultés politiques et économiques, il a fallu trouver un bouc
émissaire et il a repris une politique d’ethnicisation.
M. Bernard Debré a indiqué avoir constaté, avant 1994, que les
barrières ethniques avaient commencé à être transcendées au Rwanda du fait
de la propagation du SIDA, qui touchait 30 % de la population et qui
suscitait un fort courant d’humanisme.
Mais, en janvier 1994, il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer
qu’un nouveau génocide se préparait. Les préfets, les bourgmestres,
fourbissaient leurs armes. C’est la raison pour laquelle lorsque l’attentat a été
programmé, Paul Kagame a décidé de faire manœ uvrer rapidement, dès le
6 avril au matin, l’armée du FPR vers Kigali, pour éviter, autant que possible,
trop de morts tutsies. On savait qu’en cas de déstabilisation, provoquée par
la mort du président Habyarimana, par exemple, il y aurait un cataclysme
anti-tutsi.
M. Bernard Debré a déclaré en vouloir à l’ONU parce qu’elle était
présente au moment où les assassins agissaient et qu’elle n’a rien fait pour les
empêcher de commettre leurs crimes sous prétexte qu’elle intervenait au titre
du chapitre VI et non du chapitre VII de la Charte.

Au Burundi, quelque temps auparavant, un major tutsi, Pierre
Buyoya, avait décidé de démocratiser son pays et d’organiser des élections
présidentielles. Bien qu’il fût tutsi, c’est-à-dire appartenant à une minorité
ethnique, il croyait gagner ces élections, car c’était, a souligné M. Bernard
Debré, un très bon président. Mais il a été battu par le vote ethnique.
Les drames se sont succédés à partir de l’assassinat de Melchior
Ndadaye par l’armée qui était à 98 % composée de Tutsis et Buyoya a fini
par reprendre le pouvoir par la force.
Il faut bien comprendre que les Tutsis ne voulaient pas d’élections
car elles signifiaient pour eux le retour des massacres, alors que le Président
Habyarimana y était favorable, car il était certain de les remporter. Les
accords d’Arusha constituaient une solution stupide car ils ne réglaient le
problème que temporairement, pour deux, trois ou quatre ans, pendant
lesquels on aurait pratiqué la politique de l’autruche. Il était certain qu’une
fois que les Hutus auraient remporté les élections, on allait assister à un
nouveau génocide contre les Tutsis.
Sur le papier, les accords d’Arusha étaient satisfaisants, mais dans la
réalité ils n’avaient pas d’avenir. Mais M. Bernard Debré a reconnu qu’il
n’avait pas de solution miracle à proposer en échange.
M. Bernard Debré a rappelé la logique de M. François Mitterrand
qui considérait qu’il fallait profiter du mandat de l’ONU pour sécuriser la
totalité du Rwanda, si l’on voulait que l’intervention française soit vraiment
utile. Il a déclaré qu’il était d’accord avec cette logique, à cela près qu’elle
recelait une grande ambiguïté : elle impliquait de revenir à la logique du plus
grand nombre et de réinstaller les Hutus au pouvoir.
M. Bernard Debré a insisté sur le fait que M. François Mitterrand
considérait qu’il fallait châtier les coupables, non seulement parce qu’il y
avait eu un génocide, mais aussi parce que sa confiance avait été trahie. Il
estimait que le maintien des Hutus au pouvoir était dans la logique
démocratique mais qu’il fallait les aider à démocratiser ce pouvoir. Il avait
dès lors le sentiment d’avoir été trahi par Habyarimana qui avait souvent
demandé de l’aide contre les extrémistes tutsis et hutus. Certains pensent que
les Interahamwe sont responsables du génocide, d’autres disent qu’Agathe
Habyarimana en était la cheville ouvrière. M. Bernard Debré a considéré que
le principal responsable était le Président Habyarimana qui avait fait preuve
d’une duplicité extrême en demandant une protection extérieure afin de
pouvoir organiser des élections qu’il comptait remporter, tout en préparant le
génocide en cas de « coup dur ».

M. Bernard Debré a estimé que l’opération Turquoise avait été
ambiguë, même si elle avait permis de sauver des milliers de hutus et de
tutsis. Pour un humaniste, un chirurgien, toute victoire sur la mort est une
grande victoire. Sauver dix, vingt, trente ou quarante mille personnes, c’est
merveilleux. Mais cette opération a servi également à évacuer toute la famille
Habyarimana qui n’en méritait peut-être pas tant.
M. Pierre Brana a rappelé que, dans son livre, M. Bernard Debré
commentait ainsi la création par la femme du Président, en décembre 1990,
du journal « Kangura » (« Réveillez-le ! »): « Kangura devient peu à peu une
référence : il suffit qu’un responsable politique soit pris à partie dans ses
lignes pour se voir démis de ses fonctions, écarté ou emprisonné ». C’est
« Kangura », notamment, qui a publié les dix commandements du Hutu,
« manifeste », particulièrement raciste. Il s’est demandé si une telle attitude
du pouvoir n’était pas la preuve que le président Habyarimana s’était aligné
sur la ligne politique de cette publication mensuelle à base raciste.
Rappelant que M. Bernard Debré estimait qu’avec la création de
« Radio mille collines » au milieu 1993, le racisme était devenu idéologie
d’Etat et qu’à cette époque la politique de la France aurait dû logiquement
évoluer, non en changeant de camp, mais tout au moins en associant aux
impératifs de démocratisation une exigence de respect élémentaire des droits
de l’Homme, M. Pierre Brana lui a demandé s’il pensait que la France avait
manqué l’occasion de modifier son attitude, alors qu’elle aurait dû le faire et
quelles orientations de politique il aurait fallu suivre.
M. Bernard Debré a confirmé que « Kangura » était d’un racisme
extraordinaire, mais que ce racisme des hutus vis-à-vis des tutsis n’était pas,
à proprement parler, une nouveauté : il faudrait aussi évoquer, par exemple,
les années 1964 ou 1973.
M. Pierre Brana a estimé que les dix commandements hutus
constituaient une expression extrême du racisme.
M. Bernard Debré a répondu qu’il en était de même pour le
manifeste des hutus en 1962 et le manifeste des tutsis en 1959. A partir de
1990, avec l’avancée des troupes ougando-FPR vers Ruhengeri, il y a eu un
véritable affrontement entre les deux ethnies. La vindicte des hutus à
l’encontre des tutsis surnommés « les cafards » était extrême. Ces derniers
étaient dénoncés et tués. Le génocide a véritablement commencé en 1990.
M. Bernard Debré a fait observer qu’au cours des années 1990 à
1993 il aurait été préférable, même si certains assurent que ce fut fait,
d’assortir notre coopération militaire, économique, culturelle d’un certain

nombre de conditions. En effet, la France n’était pas obligée de coopérer et
pouvait soumettre son aide à des exigences. M. Bernard Debré a reconnu
que lui-même, comme ministre de la Coopération, ne l’avait pas toujours fait
mais estimé, à la lumière des événements, qu’il aurait sans doute été bon
d’avoir davantage d’exigences, au Rwanda comme ailleurs.
Le Président Paul Quilès a souligné que des documents prouvent
que des pressions ont été exercées dans le sens indiqué par M. Bernard
Debré, même s’il est possible de juger a posteriori qu’elles furent
insuffisantes.
M. Bernard Debré a jugé que la France n’avait certainement pas
été assez ferme. Il était très facile de dire : « j’aimerais que... », tout en
continuant, malgré tout, à fournir de l’aide.
M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’existence d’une solution
alternative aux accords d’Arusha, ainsi que sur la possibilité, compte tenu de
la situation interne du Rwanda et des circonstances internationales, d’aller
plus loin.
M. Bernard Debré a précisé qu’il n’était pas lui-même favorable à
l’extension de Turquoise, mais qu’il y avait eu débat à ce sujet, que c’était
dans la logique du président Mitterrand, mais pas dans celle d’Edouard
Balladur. L’ambiguïté a consisté à monter une opération française sur une
partie du territoire pour sauver des vies. On peut regretter qu’elles n’aient
pas été plus nombreuses à être sauvées.
M. Bernard Debré a jugé que les accords d’Arusha étaient un peu
un marché de dupes. D’un côté, il ouvraient une perspective magnifique
parce qu’ils constituaient une promesse de cesser les massacres. La guerre
civile et le génocide qui se préparaient étaient arrêtés et on pouvait enfin
vivre normalement sous la protection de l’ONU. Mais, de fait, les massacres
étaient inscrits dans les suites de ces accords, car personne en réalité
n’acceptait la condition nécessaire au succès de leur mise en oeuvre qui
devait être le recours aux élections selon le principe « un homme, une voix ».
M. Bernard Debré n’a pas proposé de solution alternative. Peut-être
que l’ONU aurait dû rester un peu plus longtemps, agir un peu plus
fermement, dès lors qu’il y avait un accord des parties pour qu’elle puisse
rester.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024