Fiche du document numéro 23545

Num
23545
Date
Jeudi 2 mars 1995
Amj
Auteur
Fichier
Taille
162254
Pages
3
Titre
La justice rwandaise en panne
Sous titre
Sur les 6.000 détenus du pays, seuls 1.500 se sont vus notifier leur chef d'inculpation. Débordés, les magistrats rwandais, décimés lors du génocide, appellent des juristes étrangers à l'aide.
Nom cité
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Kigali, envoyé spécial -

LA RUMEUR QUI S'ÉLÈVE au-delà des hauts murs crénelés de la prison de Kigali annonce déjà l'horreur. Prévue pour accueillir 750 détenus, la vieille bâtisse de briques rouges, vestige de la colonisation belge, compte aujourd'hui 6.300 prisonniers. Les quelques cellules qui cernent la cour ont depuis longtemps été prises d'assaut et ceux qui y ont trouvé une litière refusent d'en bouger par peur de perdre leur place. Les autres qui s'agglutinent dehors sont contraints à des rotations pour pouvoir dormir. Bien qu'il meure toujours en moyenne deux prisonniers par jour, principalement de dysenterie, tout le monde s'accorde à dire que la stabilité de ce taux de mortalité relève du miracle. La plupart des prisonniers sont au bord de l'épuisement, résultat d'un mélange de fatigue, de blessures mal cicatrisées reçues lors de leur arrestation, et de lassitude. La plupart sont soupçonnés d'avoir participé, au printemps dernier, au génocide de centaines de milliers de Tutsis, la minorité ethnique du Rwanda, et des opposants hutus au régime du président Habyarimana. On y trouve pêle-mêle des militaires de l'ancienne armée rwandaise, des miliciens de l'ancien parti au pouvoir et surtout des simples citoyens ­ dont 80 enfants âgés de 8 à 16 ans ­ pour la plupart analphabètes, qui s'étaient engagés dans cette campagne sanglante à la suite de leurs élus. Les plus anciens y ont été jetés en août, au lendemain de la victoire du Front patriotique rwandais, et tous souhaitent être rapidement jugés.

Mettre un terme aux dénonciations abusives. « Ils rêvent », répond laconiquement François-Xavier Nsanzuwera, le jeune procureur de Kigali, ancien président du collectif rwandais des associations de défense des droits de l'homme et rescapé miraculeux des massacres. Avec une équipe limitée à cinq substituts ­ il lui en faudrait vingt, estime-t-il ­ seuls 1.500 des 6.000 détenus se sont vu notifier leur chef d'inculpation. « Mes huit autres collègues d'avant-guerre, Hutus comme moi, ont tous été assassinés parce que jugés trop libéraux », déplore-t-il en précisant que les quelques élèves magistrats en formation ne seront pas opérationnels avant plusieurs mois. Le ministre de la Justice, Alphonse-Marie Nkubito, qui vient de déposer un projet de loi destiné à permettre l'accès des tribunaux rwandais aux juristes étrangers, a demandé l'aide de plusieurs pays francophones d'Afrique et d'Europe pour qu'ils envoient des magistrats au Rwanda, mais les réponses, même de principe, se font toujours attendre. « Nous avons longuement hésité avant de lancer cet appel, explique-t-il, parce que de nombreux Rwandais estimaient que faire juger ces criminels par des magistrats étrangers consistait à brader notre souveraineté nationale. » Le besoin de justice l'aurait emporté sur la morale nationale.

« Le pays compte aujourd'hui 200 magistrats alors qu'il y en avait 800 avant-guerre », souligne Alphonse-Marie Nkubito, qui s'inquiète du nombre toujours croissant de détenus. « Sur les 20.000 prisonniers recensés, nous estimons que 20% sont innocents et ont été incarcérés sur la foi de dénonciations plus que douteuses », précise le ministre, qui, depuis Noël, lance des appels à la radio nationale afin de mettre un terme aux dénonciations abusives, généralement le fait de règlements de comptes sur fond de conflits fonciers. Les résultats se seraient, d'après lui, presque immédiatement fait sentir. « Nous avons besoin de plus de magistrats pour libérer les innocents et désengorger nos prisons, sinon nous serons contraints de transformer les stades en prison », renchérit le Premier ministre, Faustin Twagiramungu, dont l'alarmisme est visiblement partagé par les observateurs internationaux présents au Rwanda. « Les récentes fermetures de camps de déplacés à l'intérieur de l'ancienne zone turquoise (le no man's land mis en place par la France avant la fin de la guerre et dans lequel bon nombre des auteurs du génocide avaient trouvé refuge, ndlr) vont inévitablement entraîner un nouvel afflux de prisonniers », estime le coordinateur d'une agence de l'ONU en poste dans cette région. Même la Croix-Rouge internationale, visiblement préoccupée par la situation sanitaire et humanitaire déplorable qui règne dans les prisons rwandaises, est engagée dans le plus grand secret avec les autorités de Kigali dans la réflexion sur la création de nouveaux établissements pénitentiaires.

Les complicités avec les auteurs du génocide. Si les tribunaux nationaux ne sont pas encore en mesure de juger les prévenus du génocide, le tribunal pénal international pour le Rwanda mis en place en novembre par le Conseil de sécurité des Nations unies poursuit son bonhomme de chemin. Un premier détachement de juristes et d'enquêteurs internationaux est à pied d'oeuvre à Kigali et recueille à tours de bras les documents et les pièces nécessaires pour établir la culpabilité des organisateurs et des idéologues du génocide. Bien que la plupart des documents aient été détruits au cours de la guerre ou emporté par les vaincus dans leur exode, les enquêteurs ont néanmoins réussi à mettre la main sur les enregistrements des émissions de la sinistre radio des Mille-Collines lançant des appels incessants à « finir le travail » et à « remplir les tombes à moitié vides ». « Nous devons chercher des preuves au Rwanda et à l'étranger sans quoi les accusations ne tiendront pas », souligne un membre du tribunal qui ne s'illusionne pas sur la coopération de certains pays occidentaux. « La France a abrité des responsables du génocide et je ne suis pas sûr qu'elle collabore à nos efforts », s'inquiète-t-il tout en rappelant que le mandat dont dispose le tribunal autorise ce dernier à enquêter sur les « éventuelles complicités internationales » avec les auteurs du génocide. En effet, si le Conseil de sécurité a limité la période d'investigation aux crimes commis entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, « nous avons le devoir de remonter aux racines du mal », lâche cyniquement un enquêteur en rappelant le rôle de la France dans l'entraînement et l'armement des anciennes forces armées rwandaises. Une appréciation qui satisfait le Premier ministre rwandais, qui dénonce le fait que « les planificateurs du génocide s'abritent, au su de tous, dans plusieurs capitales africaines et européennes ».

Lundi, comme en écho au doute des autorités de Kigali, le Conseil de sécurité de l'ONU a demandé à tous les Etats « d'arrêter et de mettre en détention » les personnes trouvées sur leur territoire «contre lesquelles il existe des preuves suffisantes» qu'elles se sont rendues coupables « d'actes de génocide » au Rwanda. Mais, contrairement à sa version initiale présentée par les Etats-Unis, le texte a été amendé et n'implique plus le caractère obligatoire de la demande adressée aux Etats.-

Alain FRILET
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024