Fiche du document numéro 23013

Num
23013
Date
Octobre 2018
Amj
Auteur
Fichier
Taille
7339080
Pages
5
Titre
Général, j'en ai pris pour mon grade [Extrait : « Coopération militaire et Rwanda »]
Nom cité
Nom cité
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
Coopération militaire et Rwanda

Dès ma prise de fonction, le Rwanda devient, avec le Tchad, le pays qui mobilise toute mon attention. Mon représentant à Kigali, le colonel René Galinié, à la fois attaché de Défense et chef de la mission militaire de Coopération, est un ancien officier des troupes de marine devenu officier de gendarmerie. À ce titre, il a su mettre en place dans tout le pays des sources de renseignements précieuses telles que les ONG, missions religieuses, chefs de village... qui lui apportent des informations convergentes sur les risques d'un conflit ethnique entre Hutus et Tutsis. Sur place dès novembre 1990, je découvre ce pays ainsi que son voisin, le Burundi. Des survols en hélicoptère me confirment l'anomalie géologique de ces deux pays : mille collines de terre fertile au milieu du désert des pays limitrophes. Chaque mètre carré est cultivé mais ne peut nourrir toute l'Afrique. Avant la colonisation, le Rwanda et le Burundi ont déjà connu des massacres ethniques, avec peut-être pour explication une forme de limitation face au danger d'une surpopulation. Ce risque inacceptable de massacre ethnique devient une de mes préoccupations majeures. Parallèlement, le gouvernement rwandais et son armée attendent de la France une aide militaire de plus en plus pressante. Prétextant une supposée attaque du FPR en octobre 90 à Kigali, le président hutu Habyarimana demande même au président Mitterrand l'intervention de l'armée française contre l'armée tutsi du FPR. La réponse sera l'envoi de deux compagnies pour protéger les ressortissants français, avec consigne de ne jamais se mêler des conflits internes du pays. De mon côté, j'élève progressivement le nombre d'assistants techniques, les faisant passer de 30 à 100, et double le financement des équipements militaires. Je transmets à tous les militaires français sur place les consignes très claires que j'ai reçues : en aucun cas, ces assistants techniques ne doivent aider l'armée rwandaise à combattre le FPR sous quelque forme que ce soit.
 
Au cours d'une de mes missions sur place, je participe à une réunion demandée par le colonel Serubuga, chef d'état-major des armées rwandaises à 100 % hutu. Cette réunion est présidée par le colonel Rwagafilita, chef d'état-major de la gendarmerie. Ses collaborateurs et lui-même me demandent des armes lourdes : mitrailleuses, mortiers... Je leur réplique que la gendarmerie a pour mission le maintien de l'ordre à l'intérieur du pays et que ce type d'armement est réservé à l'armée. Le colonel met fin à la discussion et me demande un tête à tête. Il m'exprime alors clairement le pourquoi de ces demandes, à mes yeux inacceptables :

- Nous sommes entre militaires et je vais vous parler plus clairement qu'en termes diplomatiques. La gendarmerie a besoin de ces armes car elle va participer à la résolution de notre problème avec les Tutsis : ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider et cela ira très vite.

Horrifié par cet aveu, je m'en explique alors au président Habyarimana avant mon retour en France, qui me répond :

- Il vous a dit ça, cet idiot. Je le vide.
 
Ce fut fait dans les jours suivants. Le colonel Serubuga, que je rencontre à chacune de mes missions dans son pays, est plus diplomate dans ses propos, mais je peux lire entre les lignes que le génocide est une des solutions envisagées.

 
Mes rapports et télégrammes diplomatiques sont pendant près de trois mois sans ambiguïté : je souligne les risques d'un massacre des Tutsis. Je prends conscience, progressivement, que mes messages gênent un « lobby » militaire pour qui l'ennemi à combattre est le FPR des Tutsis. Première sonnette d'alarme : en juillet 91, une mission est envoyée sur place. Elle comporte des conseillers Afrique du président, à savoir son fils Jean-Christophe Mitterrand, le diplomate Paul Dijoud et le colonel Huchon, de l'état-major particulier du président.

Je suis exclu de cette mission alors que je connais parfaitement ces trois membres, que j'informe régulièrement de la situation au Rwanda.

Deuxième avertissement : lors de ma dernière mission au Rwanda début 93, j'apprends que le Détachement d'assistance militaire et d'instruction a effectué une mission de reconnaissance au-delà de la frontière de l'Ouganda. Ce détachement est sous mes ordres et, bien sûr, ce n'est pas moi qui ai ordonné cette mission contraire aux ordres de neutralité de tout militaire français dans la lutte interne rwandaise. Je réunis le détachement pour réprimande et rappel de mes directives. De retour à Paris, un message sur mon bureau m'informe que le DAMI n'est plus sous mes ordres. Enfin, toujours début 93, j'aperçois de la fenêtre de mon bureau un général en tenue toute neuve de général de brigade entrer dans le bureau du ministre de la Coopération, Monsieur Roussin, en évitant soigneusement de me rencontrer. Il m'est alors facile de prendre conscience de ma mise à l'écart : je gêne car je ne suis pas dans le camp des amis des Hutus que l'on doit aider à combattre les Tutsis.

Effectivement, sans attendre la relève d'été de 94, je suis informé par le ministre Roussin que je dois revenir au ministère de la Défense dès le mois de mai. Ce licenciement m'est d'autant plus désagréable que le chef d'état-major des armées m'avait demandé début 93 si j'acceptais de rester en fonction une quatrième année, c'est-à-dire jusqu'à l'été 94.

J'avais répondu positivement tant ce poste très mobilisant me passionnait.

 
Comment alors expliquer la mainmise de quelques militaires de l'état-major des armées et de l'état-major particulier du président de la République sur les décisions politiques, mainmise qui ne veut pas prendre en compte l'ensemble des informations à sa disposition lorsque celles-ci ne vont pas dans le sens de la stratégie choisie ? Je me permets deux types d'explication : le président Mitterrand était proche du ménage Habyarimana qu'il appréciait. Il était également convaincu que les Hutus (soit 80 % de la population rwandaise) devaient conserver le pouvoir selon la mathématique électorale démocratique. Les opposants tutsis, au travers du FPR, menaçaient ce principe. Mais il semblait évident que c'était au président hutu de combattre cet opposant, y compris par les armes avec l'aide de la France. C'est sur cette dernière précision que les avis divergent : jusqu'où peut aller l'aide de la France ? Ni le président français, ni même sans doute le président rwandais Habyarimana, ne pouvaient imaginer qu'un soutien actif de l'armée française impliquait tacitement l'acceptation d'un génocide tutsi. Pour preuve, en ce qui concerne Habyarimana, le déclenchement du génocide le lendemain même de son assassinat le 6 avril 1994. De plus, il existait la méfiance, pour ne pas dire l'hostilité, du président français vis-à-vis du monde anglo-saxon menaçant notre présence en Afrique. Il était vrai que le FPR était soutenu par les Américains et par les Anglais depuis l'Ouganda avec la bénédiction de son président Museveni. Ne pas conforter la présidence hutu risquait d'évincer la France du Rwanda. Le lobby militaire pense donc aller dans le sens des convictions profondes de son chef.
 
J'avance une seconde explication : en s'opposant efficacement à la menace anglo-saxonne que concrétise le FPR, ces militaires proches de l'Élysée étaient peut-être sous l'emprise du « complexe de Fachoda », douloureuse défaite de l'armée française en 1898 dans le sud Soudan, lorsque la colonne Marchand reçoit l'ordre de quitter cette ville stratégique pour la poursuite de la colonisation au profit de la colonne anglaise commandée par Lord Kitchener.

 
Dès lors, toute information soulignant les risques de génocide n'était pas prise en compte et ne montait pas au niveau du président Mitterrand.
 
Ce drame rwandais est à l'origine de mon départ du ministère de la Coopération. Je n'ai pas attendu le massacre pour faire une nouvelle demande de démission, comprenant qu'on ne me fait plus confiance. Sans être convaincu que le génocide serait inévitable, ma démission est fondée bien sûr sur l'expression désagréable d'un désaveu qui me semble injustifié mais, avant tout, sur le fait que mes avertissements sur les risques encourus, pas plus que les solutions que je préconisais, n'aient été pris en compte.

Devant l'accomplissement de ce drame, je fais savoir à Mitterrand que la vraie raison de ma démission, qu'il ne comprend pas, est dûe au fait qu'il n'a jamais tenu compte de mes télégrammes alarmistes. Il me fait répondre qu'il n'a jamais vu ces télégrammes et que j'aurais dû les lui faire parvenir directement (ce qui, évidemment, était irréalisable !).
 
En 1998, la France crée une mission d'information parlementaire conduite par Paul Quilès, ancien ministre de la Défense, pour enquêter sur la tragédie rwandaise. Un des buts premiers de cette commission était d'éviter que le TPI ouvre une session sur le génocide rwandais comme il en était question. Un tel tribunal aurait été pour beaucoup de Français impliqués certainement plus pénalisant que ne le fut le « tribunal » national. La publication de cette enquête montre bien la complexité du fonctionnement de l'État et les lacunes graves de ce fonctionnement, au point de laisser faire le génocide. Toute la lumière n'avait pas été faite, laissant libre cours aux hypothèses les plus graves sur le comportement de ce lobby militaire. J'ai dû comparaître deux fois devant la commission Quilès car ma première déposition n'a pas paru assez complète aux yeux des "juges", députés de la majorité et de l'opposition. Écrivains, journalistes, historiens continuent à construire différents scénarios 23 ans après. Je suis moi- même régulièrement sollicité pour que j'apporte ma pierre à ces hypothèses, hypothèses le plus souvent infondées voire absurdes.

Une fois encore, je confirme la nécessité de respecter la maxime de Cicéron : Cedant arma togae. Les militaires ne peuvent dicter au pouvoir politique sa conduite à tenir, y compris dans les moments de conflits armés. Une limite cependant à cette règle : trop souvent de jeunes fonctionnaires, en début de carrière et souvent issus d'une école d'administration prestigieuse, s'enivrent de leur nouveau pouvoir, surtout s'ils appartiennent à la majorité politique du moment. Ils se croient autorisés à imposer leur inexpérience à des officiers supérieurs, professionnels reconnus de tous. Trop souvent ces derniers, y compris des généraux, courbent l'échine devant cette morgue au lieu de réagir vertement. Ce faisant, ils confortent ces jeunes prétentieux dans leurs erreurs.
 
J'ai cinquante-huit ans, je suis sur le point d'avoir ma quatrième étoile et on me propose d'être gouverneur militaire de Lille, avec hôtel particulier et personnel militaire et civil à ma disposition. Je refuse ce poste honorifique de fin de carrière et pose ma démission, sans attendre les trois ans qui me séparent d'un départ programmé en deuxième section.
 
Je suis immédiatement convoqué par le président Mitterrand.

- Pourquoi ce refus ?

- Parce que je n'ai jamais vécu sous les ors de la République.
 
Je souligne mes propos en désignant de la main le plafond de son bureau. Il lève la tête comme s'il découvrait ces riches décors traditionnels.

- Je comprends, mais pourquoi cette demande de démission ? Qu'allez-vous faire ?
 
Je lui explique que la présidence de la COFRAS va se libérer et que je serais heureux de poursuivre ma coopération militaire au travers d'une compagnie publique. Mon explication est certainement incomplète car il m'interrompt :

- Je refuse que vous soyez marchand d'armes, tout comme je refuse votre démission. Je vous prends à l'Élysée.
 
Je sors désorienté par cet entretien et la perspective d'une mutation à l'Élysée. Le patron de la cellule africaine de la présidence est l'ex-ambassadeur du Togo, Bruno Delaye. Je passe sans attendre dans son bureau et lui demande d'intervenir auprès du président pour annuler cette mutation. J'explique :

- Il y a déjà deux généraux à l'Élysée : l'un est chef de l'état-major particulier, l'autre s'occupe des golfs présidentiels. Le troisième, moi- même, n'aura rien à faire puisque c'est toi qui es en charge de l'Afrique .
 
Une dizaine de jours plus tard, je suis à nouveau convoqué par le président Mitterrand.

- J'accepte votre démission tout en la regrettant. Je vais faire organiser une cérémonie d'adieu aux armes à l'École militaire et j'y viendrai.
 
Il m'accompagne jusqu'à la porte. Son profil se détache sur le parc de l'Élysée. Alors qu'il a la main sur la poignée de la porte, je l'interromps :

- Le plus bel adieu aux armes que je pouvais espérer était celui en tête-à-tête dans le bureau du chef des armées. Je n'en souhaite pas d'autre.
 
Il me regarde avec étonnement et me laisse partir sans ajouter un mot. Le lendemain, je reçois un appel de sa secrétaire particulière, Paulette Decraene :

- Le président m'a chargé de vous dire que cet adieu aux armes l'avait beaucoup touché.
 
C'est sur cet appel téléphonique que se termine ma carrière militaire.
 
J'avais décidé, après ma mission au Gabon en 1969, d'orienter chaque fois que possible ma carrière vers l'Afrique. Mes 40 ans sous l'uniforme m'ont amené à travailler, en métropole, sur les dossiers africains et à parcourir l'Afrique pour des séjours plus ou moins longs. Algérie, Tchad, République centrafricaine, Togo, Mali, Rwanda, sans compter les 26 pays dits du « champ de la coopération ».
Confronté aux problèmes africains, ceux découverts par le lieutenant comme ceux affrontés par le général, j'ai acquis, à tort ou à raison, la conviction que la grosse faute de la colonisation fut le traité des frontières des États africains. Ces frontières ont été tracées sur la base de conquêtes coloniales et de rivalités ou d'accords entre pays colonisateurs européens. Ceux-ci n'ont pas pris en compte les territoires ethniques qui prévalaient bien avant la colonisation. Les frontières nationales sont donc artificielles et sont souvent remises en question. Chaque génération de dirigeants africains hérite de ce problème et je ne pense pas que le temps saura estomper cette faute initiale.
 
De même, la démocratie à l'occidentale ne saurait être appliquée telle quelle aux démocraties africaines. La mathématique électorale assure à l'ethnie majoritaire la gouvernance du pays car tous les électeurs d'une même ethnie votaient pour leur représentant. Or, historiquement, des ethnies non majoritaires ont assuré avec succès la direction de pays. Là encore, le colonisateur a imposé ses règles démocratiques sans prendre en compte le fait africain : une ethnie ne saurait être assimilée à un parti politique. Le vote en Afrique, selon nos critères, restera toujours décevant et souvent invalide. Il ne correspond que peu à la sociologie africaine.

Le Tchad et le Rwanda, par exemple, se sont affranchis depuis des décennies de la mathématique électorale occidentale au grand dam de nos démocrates mais pas toujours au détriment des citoyens.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
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