Fiche du document numéro 22779

Num
22779
Date
Mardi 16 juin 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
107431
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Hutu sans haine envers les Tutsis, sans complaisance envers les génocidaires, Seth Sendashonga a été tué le 16 mai
Titre
Rwanda : la mort d'un juste
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le samedi 16 mai 1998, dans une rue de Nairobi, au Kenya, l'ancien ministre rwandais Seth Sendashonga tombait sous les balles d'un groupe de tueurs. La nouvelle n'a guère ému l'opinion publique internationale, pour qui la région des Grands Lacs est devenue synonyme de film d'horreur. Et, pourtant, cette mort-là était une mort exceptionnelle. Car l'homme appartenait à une espèce menacée d'extinction, celle des Rwandais modérés. Humaniste acharné au royaume du génocide, politicien réaliste qui croyait encore à un dialogue possible entre les communautés tutsie et hutue de son pays, Seth Sendashonga, ancien ministre du Front patriotique rwandais, mourait d'avoir refusé la nouvelle dictature ethnique de Kigali, comme il avait autrefois refusé l'ancienne.

Seth a toujours été un rebelle. Déjà, dans les années 70, son opposition au régime du général Habyarimana l'avait forcé à s'expatrier. Bien que Hutu, il n'avait jamais cru à l'idéologie dite du « peuple majoritaire », qui était supposée faire du Rwanda un pays « démocratique » sous prétexte que le dictateur appartenait à l'ethnie dominante. Dans ces mêmes années, les chrétiens-sociaux belges, la coopération suisse et la France giscardienne se jetaient avec une touchante unanimité dans les bras de ce régime discrètement brutal.

Dans « la Suisse de l'Afrique », comme on disait alors, les troupes étaient bien entretenues, la corruption discrète et les paysans respectueux des bons donateurs blancs. C'est à la défense de ce salazarisme tropical que Paris s'était précipité, en 1990, lorsque les émigrés tutsis, chassés par les pogroms « démocratiques » des années 1959-1963, avaient décidé de rentrer les armes à la main faute d'avoir pu le faire autrement. Habyarimana avait déclaré que le pays était « trop petit » et que les terres manquaient. Aux Tutsis d'aller se débrouiller ailleurs. Pour Seth, cette logique était insensée. Il rejoignit le FPR « tutsi », montrant qu'il était possible de dépasser le clivage ethnique. La guerre dura trois ans et demi, et, au moment où elle devait se terminer par l'application des accords de paix d'Arusha, la dictature mourante préféra plonger le pays dans un génocide plutôt que d'abandonner le pouvoir. A la veille de cette catastrophe, deux logiques s'affrontaient: la logique ethniste forcenée du régime qui cherchait à se maintenir, même au prix de centaines de milliers de morts, et ­ pensait-on ­ une autre logique enfin délivrée des fantasmes racistes et qu'incarnait le FPR. Les Hutus libéraux, tant au sein du FPR que dans les partis d'opposition, avaient parié sur cette logique de libération. Face à cela, le génocide fut une entreprise diabolique pour imposer définitivement la logique des blocs ethniques à l'ensemble de la société rwandaise: si les assassins de 1994 ont échoué dans la réalisation physique du génocide, ils ont, en revanche, tragiquement réussi dans le clonage idéologique de leur racisme.

Seth Sendashonga est sans doute l'homme qui a le mieux incarné ce refus du racisme au Rwanda. Il a refusé le racisme hutu en rejoignant le combat du FPR, puis en servant comme ministre en 1994-1995, lorsque ce mouvement, à la tête d'un gouvernement d'union nationale, continuait à symboliser la sortie du cauchemar. Du ministère de l'Intérieur, il voyait monter l'intégrisme ethnique tutsi. Mais il refusait de désespérer; d'abord, parce qu'en tant que Hutu libéral il était bien placé pour ne pas croire à la fatalité ethnique. Et, ensuite, parce qu'il se rendait trop bien compte à quel point le traumatisme du génocide avait créé un climat délétère où l'extrémisme trouvait son aliment naturel. Forcé à la démission en 1995, pour avoir trop souvent attiré l'attention du général Kagame sur les violations répétées des droits de l'homme, il s'exila au Kenya et fonda les Forces de résistance de la démocratie (FRD), mouvement d'opposition qui rejetait tant le retour au régime génocidaire défendu par les exilés au Zaïre que le maintien d'un FPR de plus en plus dictatorial et ethniste. Spectateur impuissant, en 1996, du coup de torchon de Kigali sur le Zaïre, Seth tentait désespérément de reconstruire une opposition démocratique. Sa tâche était très difficile, car les tueries zaïroises avaient remis en selle les anciens génocidaires qui s'estimaient lavé de leurs péchés par les souffrances des réfugiés. Tandis que les anciens génocidaires reprenaient leur tâche interrompue, l'Armée « patriotique » rwandaise massacrait allègrement les paysans hutus qu'elle trouvait sur les lieux des attaques. Et, à Kigali, un gouvernement qui n'avait plus de national que le nom se drapait dans les suaires des victimes pour refuser toute mise en cause de son extrémisme ethnique. Dans ce champ d'horreurs croisées, Seth commençait de plus en plus à ressembler à un espoir. Ayant refusé les compromissions tant de l'ancienne dictature que de la nouvelle, Hutu sans haine envers les Tutsis et sans complaisance envers les génocidaires, il incarnait une voix de la raison que beaucoup souhaitaient de plus en plus faire taire.

Et, pourtant, lui aussi hésitait sur le seuil de l'action armée. Lorsque je l'avais vu à Nairobi, la dérive de Kigali lui paraissait irrattrapable sans recourir au combat. Il disposait de quelques centaines d'hommes, des anciens des Forces armées rwandaises, opposés au régime actuel, mais qui étaient venus le rejoindre pour ne pas se mélanger aux génocidaires. Le problème de Seth, c'était comment assurer une solide éducation politique à ses combattants pour que, lâchés sur le Rwanda, ils n'aillent pas eux aussi se mettre à tuer des Tutsis au hasard. Pour certains à Kigali, le danger était sérieux. En 1990, en rejoignant le FPR tutsi, Seth avait nié la logique ethniste de l'époque: pourquoi des Tutsis libéraux (heureusement il y en a) n'auraient-ils pas rejoint les FRD « hutus » de Sendashonga, pour refuser eux aussi un ethnisme suicidaire? Corrompu, dictatorial, arrogant, le régime FPR est loin de faire l'unanimité parmi tous les Tutsis. Seth représentait une voie moyenne, un espoir de dialogue, la possibilité de casser les logiques mortifères. Et, pour les extrémistes, le danger de fissure du nouveau bunker ethnique était donc redoutable. En tuant Seth Sendashonga, ce n'est pas seulement un homme qu'ils ont assassiné, ils ont assassiné l'espoir du Rwanda. Peut-être simplement demain, après la prochaine grande saignée, au détour d'une quelconque commission d'enquête chargée d'évaluer nos anciens errements, se souviendra-t-on d'une occasion manquée et d'un homme que l'on a abandonné.

Gérard Prunier est chercheur au CNRS. Dernier ouvrage paru « Rwanda 1959-1996, histoire d'un génocide », éd. Dagorno

Gérard PRUNIER
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