Fiche du document numéro 22481

Num
22481
Date
Novembre 2007
Amj
Auteur
Fichier
Taille
455751
Pages
43
Titre
Le génocide du Rwanda et la guerre d'Irak. Idéologie et information
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
202

CONTROVERSES

lectures

Le génocide du Rwanda
et la guerre d’Irak
IDÉOLOGIE ET INFORMATION
Léon Sann
Léon Sann, Docteur en médecine,
pédiatre, praticien hospitalier,
néonatologue, président du conseil
d’éthique de l’Hopital Debrousse,
auteur d’articles dans le domaine
de l’éthique médicale

Jean-Pierre Chrétien. L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire. Editions Flammarion. Collection « Champs ». Paris 2000
Laure Coret & François-Xavier Verschave. L’Horreur qui nous prend au
visage. L’État français et le génocide au Rwanda. Editions Karthala. Paris 2005
Roméo Dallaire. J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au
Rwanda. Editions Libre Expression, Québec (Canada) et Paris (France).
2003
Jean-Paul Gouteux. Le Monde, un contre-pouvoir. Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais. Editions l’esprit frappeur. Paris 1999
Jean Hélène. Ecrits d’Afrique. Editions de la Martinière. Paris 2004, pp.
256-354
Alain Hertoghe. La Guerre à outrances. Comment la presse nous a désinformés
sur l’Irak. Editions Calmann-Lévy. Paris, France. 2003
Bernard Lugan. François Mitterrand, l’armée française et le Rwanda. Editions
du Rocher Paris, 2005
Gérard Prunier. Rwanda : le génocide. Editions Dagorno. Milan 1999
Patrick de Saint-Exupéry. L’Inavouable. Editions Les Arènes. Paris 2004
François-Xavier Verschave. « Dix ans de désinformation ». In Négrophobie. Edité par BB Diop, O. Tobner, FX Verschave. Editions les Arènes.
Paris, 2005, pp. 103-196

Léon Sann

CONTROVERSES

I

nformer le citoyen est une fonction démocratique que remplissent les
journalistes. Ceux-ci construisent un bien public (1)* qui sert de ressource à la
lucidité des citoyens afin de leur permettre un jugement éclairé mais aussi un
jugement autonome, critique et responsable. Ce jugement doit faciliter la prise
des décisions collectives engageant l’ensemble de la démocratie aussi bien par
le poids de l’opinion publique que par le vote. Dans cette perspective, on estime
notamment que le citoyen doit pouvoir débattre librement dans un forum
public selon des normes de réciprocité, publicité et responsabilité (2). Ces
débats permettent d’ajuster les connaissances et leur interprétation. Mais ils
nécessitent cependant de pouvoir disposer de ressources informationnelles.
On voit donc qu’à la liberté de la presse correspond, du côté du citoyen, une liberté
de s’informer. Cette dernière concerne non seulement la liberté d’accès à l’information mais aussi l’obtention d’informations valables qualitativement.

Les conditions de la bonne information
L’information ne peut être considérée comme une simple description : elle
comprend aussi les données adjacentes (arrière-plan, contextes, facteurs économiques, éléments historiques, enjeux idéologiques, etc…) qui participent à l’intelligibilité et à la signification de ces descriptions et qui en permettent la compréhension et l’interprétation. Le rôle du journaliste et des agences de presse ne
se situe donc pas seulement au niveau de la seule énonciation d’un événement ; il comprend aussi l’explicitation de ces données adjacentes ainsi que la
restitution de ces événements dans leur interaction herméneutique avec ces
dernières. Par exemple, la simple description de massacres ne suffit pas pour
informer : il convient de les restituer dans leur contexte et dans l’historique
de leur survenue ; il convient également d’en déterminer les responsables et les
buts de ceux-ci. On l’avait bien vu à propos des épisodes de Timosoara en Roumanie. Cependant la gravité de tels événements (aussi bien de la guerre comme
des massacres) exige une représentation informationnelle à la mesure de l’enjeu de ces faits : il s’agit à la fois de ne pas les traiter à la légère, ni de leur
accorder une emphase disproportionnée.
Cet ajustement repose sur une rhétorique de l’information qui requiert
une pertinence terminologique dans la presse écrite (par exemple dans le choix
de termes entre « exactions » ou génocide ») ou dans la presse photographique
* Ces chiffres entre parenthèses renvoient aux livres numérotés de la liste bibliographique.

203

204

CONTROVERSES

lectures

ou télévisuelle. Cela correspond à la justesse des énonciations, dans la mesure
où on ne rapporte pas seulement les faits, mais aussi où on les ajuste à leur
importance, à leur gravité ou à leur impact. Cette énonciation « juste » participe
à la plausibilité de l’information : on sait bien que l’insistance, l’emphase, etc..
introduisent souvent quelque chose de douteux et de peu fiable.
À côté de l’énonciation juste, l’énonciation vraie est aussi fortement en
cause bien sûr, car d’elle dépend la qualité des ressources informationnelles procurées. Toutefois les faits ou événements peuvent être rapportés de façon fausse,
inexacte ou imprécise : le caractère véridique des informations est donc en jeu
dans la presse. Il s’agit aussi d’éviter les manipulations qui interviennent au
niveau des données adjacentes aux faits et de pallier le risque de malinformations qui éloignent la transmission des informations de la réalité. À cet égard,
la presse a aussi un rôle de « watchdog » 1 de la démocratie, en alertant le
citoyen sur les motifs et les responsabilités des représentants politiques. Mais
la transmission des informations est aussi influencée par les attentes des journalistes comme du lecteur : la véridicalité 2 des informations est donc également en jeu au niveau de la presse. C’est ainsi que les journalistes peuvent
forger des informations selon leurs opinions ou préjugés, voir même dans un
esprit partisan. La véridicalité met donc en œuvre l’objectivité (qui tient à la
fois à la validité et à la légitimité des informations apportées). Elle se situera audelà du scepticisme, mais en deça du dogmatisme. Mais par delà la malinformation, la désinformation dresse un écran ou un leurre qui va obscurcir toute
saisie même d’information (3). Cette désinformation prive d’une donnée sur la
réalité et risque de tromper le public et de l’orienter vers un jugement biaisé ou
même erroné : elle attente donc à la véracité de l’information. Enfin, l’effet de
l’information transmise intervient aussi : informer est un acte de communication
par lequel on peut chercher à influencer le lecteur ou l’auditeur, à lui faire la leçon
ou la morale. Cet effet relève de ce que, à la suite de Jankelevitch (4), on peut
appeler la vérimentalité 3 de l’information. Car les énoncés de ces informations
constituent aussi des actes (5) ; ils ont donc aussi, comme tous les actes humains,
leurs motifs et leur finalité. Or, ceux-ci peuvent également perturber la constitution de ce bien commun que la liberté de la presse doit permettre autant que
la qualité de ces ressources informationnelles nécessaires à la liberté du citoyen
dans sa lucidité personnelle et sa fonction démocratique.
Mais la connaissance des événements isolés ne permet pas toujours d’en saisir l’ensemble : ainsi des massacres épars ou massifs ne permettent pas toujours
de saisir leur ensemble dans un génocide, de la même façon que la concentration
sur les seules horreurs de la guerre (la mort de civils par exemple) peut éloigner
du sens général de la guerre : l’information implique donc aussi des inférences

Léon Sann

CONTROVERSES

qui doivent être valides pour pouvoir se rapprocher de la vérité et donc pour pouvoir être vraisemblables. Ainsi, à côté de l’énonciation « juste » et de l’exposé
« vrai », la validité de l’information est aussi en cause dans la mesure où les informations données procurent une vue d’ensemble de l’événement.

L’exemple du génocide rwandais
Nous chercherons donc à considérer les événements analysés selon les trois
formes principales de l’exposé des information : un exposé vrai, une exposition valide et une énonciation juste. L’énonciation vraie sera envisagée selon les
quatre caractères déjà indiqués (de véridicité avec le risque de malinformation,
de véridicalité avec l’enjeu d’objectivité, de véracité ou désinformation, ainsi
que la vérimentalité) à propos de faits de presse concernant la relation journalistique du génocide rwandais de 1994 et la guerre en Irak en 2003. Ces deux
événements graves ont été choisis car ils représentent chacun le dernier représentant du génocide et de la guerre à la fin du XX e siècle et au début du XXI e
siècle. Il ne s’agit pas pour nous de prendre partie dans ces conflits, même si,
dans le cas du Rwanda, le dégoût suscité par les tueries ne saurait être écarté.
Mais précisément, la gravité des événements au Rwanda montre assez à quel
point une information sérieuse se doit d’être à la mesure de cette répulsion ; car
l’indignation de citoyens devant ces massacres se devait de correspondre non seulement aux faits eux-mêmes, mais aussi aux implications qu’ils comportaient.
Or, on verra que malgré leur gravité, la presse écrite française a parfois (mais pas
toujours) tardé à rapporter l’ampleur des massacres, mais surtout, a souvent évité
de rapporter les responsabilités correspondantes notamment françaises. À cet
égard, il y a eu à la fois distorsion d’information et même désinformation des
faits et des responsabilités. Pour la guerre en Irak, on verra que ces mêmes
procédés ont eu lieu, mais de façon plus large et plus systématique, dans un but
moins d’information que de rationalisation de prises de position publiques et
dans une optique de consensualité avec l’opinion publique. À travers la lecture de plusieurs ouvrages récents, ouvrages concernant cette malinformation
et cette désinformation, nous tenterons de reconnaître ces insuffisances. Car cette
reconnaissance nous importe puisque ces défauts de l’information ne peuvent
qu’interférer dans la fonction critique du jugement politique de citoyen d’une
démocratie. Et ces défauts sont aussi utilisés pour forger une opinion publique
dont on veut obtenir ou constituer le consensus.
Pour la considération de ces deux événements importants, il importe tout
d’abord de se livrer à un rappel succinct des événements dans leur sécheresse
chronologique, avant de considérer les ouvrages concernant la malinformation ou la désinformation sur ces deux événements. Ces ouvrages seront prin-

205

206

CONTROVERSES

lectures

cipalement choisis en raison de l’origine journalistique de leurs auteurs, afin de
prendre en considération notamment le professionnalisme de l’information. La
conclusion servira de point d’orgue à ces considérations, dans la perspective de
nos analyses faites dans l’introduction sur l’importance du bien public, des
ressources informationnelles et de l’objectivité pour le citoyen démocratique.

Les faits
La gravité des événements survenus au Rwanda en 1994 n’est plus à souligner :
il s’agit du quatrième génocide du XXe siècle qui a vu la mort de 800.000 personnes en 3 mois. La sécheresse de ces chiffres montre l’ampleur de cette tragédie ;
on mesure aussi à quel point la conscience humaine se devait d’en prendre
conscience. Mais cette tragédie ne fut pas une catastrophe naturelle : des coupables
commirent ces crimes et des complicités (ou des complaisances), pour le moins,
les laissèrent commettre (sans s’interposer ni inquiéter les coupables). À cet
égard, il semble bien établi que la France a au moins une responsabilité sérieuse.
L’établir et la comprendre releva aussi de la fonction informationnelle de la
presse ; c’est au citoyen qu’il revenait d’en juger en fin de compte.
Nous indiquerons succintement la chronologie des événements et donnerons
quelques indications sur le rôle de la France dans cette tragédie. Puis nous indiquerons comment la presse a rapporté et les événements et les responsabilités.
Pour cela nous utiliserons des ouvrages consacrés à ces sujets, sans prétendre à
une exhaustivité. Un souci d’objectivité nous animera, même si, comme on l’a
déjà souligné, le dégoût suscité par la gravité de ces événements ne manquera pas
de faire pencher la charge de la preuve du côté de ceux qui ont pu permettre
ces crimes. Car crime il y a incontestablement eu ; si bien qu’un examen de
conscience est nécessaire avant de se dégager de toute responsabilité
La chronolgie est bien résumée par Patrick de Saint-Exupéry, un journaliste
du journal Le Figaro qui a beaucoup écrit sur ce sujet et dont nous nous inspirerons largement (6). Nous évoquerons aussi deux ouvrages essentiels sur ce
sujet : Rwanda : le génocide de Gérard Prunier d’une part (7), J’ai serré la main
du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda de Roméo Dallaire, le protagoniste onusien principal de cette tragédie (8), et L’inavouable de Patrick de SaintExupéry (9) et L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire de Jean-Pierre
Chrétien (10). L’ouvrage de Gérard Prunier, un sociologue français expert des
questions africaines, et impliqué dans ces événements, est particulièrement
bien documenté sur les antécédents et la description des événements. Celui
de Jean-Pierre Chrétien offre aussi une très large perspective africaine à ce
génocide ; spécialiste de la région des Grands Lacs africains il fût très concerné
par le génocide rwandais et il dénonça l’attitude d’un rédacteur important du jour-

Léon Sann

CONTROVERSES

nal Le Monde par un courrier en 1993. En complément, le livre de Roméo Dallaire est aussi utile car il fut un des acteurs de cette tragédie en tant que commandant en chef du contingent de l’ONU au Rwanda. L’ouvrage de Patrick de
Saint-Exupéry est impressionnant par la description des massacres, de l’horreur
qui s’y déroula et par la mise en cause des Français dans cette tragédie. De
plus, ces quatre auteurs ont été non seulement concernés ou impliqués dans cette
tragédie, mais ils en ont aussi ressenti longtemps les effets sans tenter de s’en
dégager par une feinte indifférence. Il nous paraît en effet difficile que des
observateurs humains d’une telle tragédie aient pu la considérer avec la seule
froideur de la raison. Leurs émotions sont aussi un témoignage d’authenticité.
« Les trois coups » du début de la tragédie sont frappés au soir du 6 avril
1994 par l’attentat contre l’avion du président du Rwanda Juvénal Habyarimana conduit par un équipage français et qui est abattu par deux missiles solair au-dessus de l’aéroport de Kigali. Les exécutants de cette action ne sont toujours pas connus précisément en cette année 2005. Mais aussitôt, moins d’une
heure plus tard, avant l’annonce à la radio officielle, commencent des massacres sélectifs des opposants hutu. Le lendemain, le premier ministre est aussi
assassiné ainsi que dix casques bleus belges affectés à sa protection. Le surlendemain, deux gendarmes français et l’épouse de l’un d’eux sont assassinés
et les exécutions s’étendent en dehors de Kigali avec des massacres dans des
paroisses de Zaza, Kanzenze, Kararondo, Nyarubuye, Kibungo, etc… La ville
de Kibuye est le théâtre d’atrocités avec les massacres perpétrés dans l’église le
17 avril et le 18 avril au stade où se trouvent 9.000 personnes (9, p. 75 4). La Radio
Télévision libre des Mille collines (RTLMC) de Kigali créée par le régime en
août 1993 diffuse des messages de haine incitant au meurtre des Tutsi et des
« traîtres » hutu. Il y a déjà 300.000 morts le 27 avril, date à laquelle la presse
anglo-saxone reconnaît que ces massacres constituent un génocide. Le caractère
systématique du massacre des Tutsi fût facilité par la mention de leur ethnie sur
leur carte d’identité. Ces massacres avaient été manifestement planifiés car les
exécuteurs reçoivent le nom de leurs victimes au moment d’engager leurs
actions. En effet, la coordination se fait par l’intermédiaire de gendarmes qui reçoivent des listes de victimes, et qui les rassemblent dans les stades, les églises ou
les écoles devenus autant d’abattoirs. « Les gendarmes rabattent le gibier
humain sous la menace des fusils afin de faciliter le travail des miliciens utilisateurs de la machette » (10, p. 291). Cela se fait avec la coopération d’évêques,
de religieux, d’universitaires participant à la désinformation, de médecins,
d’enseignants et de journalistes qui dénoncent les « cafards » tutsi. (10, p. 291).
De plus, sous couvert d’équipement agricole et sur les crédits accordés par la
Banque mondiale et d’autres bailleurs de fonds, six cent mille machettes avaient

207

208

CONTROVERSES

lectures

été achetées par l’État rwandais de janvier 1993 à mars 1994 (10, p. 369). Cela
correspond aussi aux indications de l’informateur de Roméo Dallaire, « JeanPierre », qui le 10 janvier 1994, lui révéla l’existence d’une « troisième force »
issue de la Garde présidentielle et « l’interahamwe » (c’est-à-dire la milice hutu)
qui avaient recensé tous les Tutsis dans les différentes communes, qui avaient
formé et entraîné des « escadrons de la mort » et qui disposaient de quatre
cachettes d’armes à Kigali (8, p. 195 et suivantes). Les assassinats furent affreux
et comportèrent des tueries à la machette, mais aussi avec des armes (mitraillette,
grenades, etc..) sur une échelle considérable. Le sanctuaire traditionnel de
refuge dans les églises n’était plus respecté. Des prélats inciteront au meurtre,
et des instituteurs Hutu exécuteront personnellement leurs propres élèves
Tutsi. Des enfants seront découpés à la machette sous les yeux de leurs parents.
L’horreur de ces crimes est donc à la mesure de l’innocence des victimes.
Un gouvernement provisoire est constitué dès le soir du 6 avril sous l’impulsion du colonel Bagosora. Cet homme proche du « clan de Madame »
s’avèrera l’âme et la cheville ouvrière des coupables rwandais qui provoquèrent
le génocide. (8, p. 292). Il fomenta de fait un coup d’État avec son « comité de
crise » privant de fait l’autorité du gouvernement en place et empêchant le
premier ministre d’alors (Agathe Uwilingiyimana) de prendre la parole à la
radio. Elle sera d’ailleurs rapidement assassinée, comme on l’a déjà signalé (8,
p. 292 et suivantes).
Les massacres furent donc commis contre les Tutsis et l’opposition Hutue
par l’armée gouvernementale rwandaise AGR (malgré certaines oppositions
courageuses), la garde présidentielle, les milices paramilitaires « interahamwe »
du parti unique du président, le MRND (créées en mai 1992) et par les hommes
de main du CDR le parti « fasciste » Hutu extrémiste (créé en mars 1992) qui
préconisaient ouvertement un racisme anti-tutsi. On voit des préfets, bourgmestres et conseillers municipaux engager ces actions avec le concours efficace de leur administration et des paysans mobilisés. À Butare, le préfet ne
s’engage pas dans cette voie des tueries. Le 19 avril, le président intérimaire Sindikubwabo, furieux de cette « inaction », va en personne limoger ce préfet de
Butaré (qui sera assassiné plus tard) et prêcher la nécessité du « travail » (de tueries) dans cette région jusque là épargnée, en invoquant « l’autodéfense » (10,
p. 290). Des éléments de la garde présidentielle sont alors amenés par hélicoptère de Kigali pour effectuer les massacres. On trouvera une description de la
nature horrible des massacres, des procédés politico-administratifs employés et
de leur cruauté dans les ouvrages de Prunier (7), de Dallaire (8) et de Chrétien
(10) ainsi que des témoignages dans un ouvrage collectif (11). Le génocide est
dénoncé publiquement par l’ONG Oxfam le 24 avril 1994.

Léon Sann

CONTROVERSES

Cette tuerie qui, on le répète, fera 800.000 morts en 3 mois (environ 8.000
morts par jour) se déroula sous les yeux d’une ONU impuissante et dont les effectifs furent même réduits en pleine tourmente ; il n’y eut aucune menace de
rétorsion ou de sanction contre les autorités en place de la part des grandes
puissances impliquées ou au Conseil de sécurité : autrement dit, aucune intervention extérieure sous quelque forme possible (diplomatique autant qu’économique ou militaire) ne dissuadera les tueurs qui, en dehors de l’intervention armée du FPR, auront des mains libres vite couvertes d’un sang affreux.
Ainsi, devant l’ampleur et le caractère systématique des massacres initiaux, la branche armée du parti de l’opposition, le FPR, basée en Ouganda et
dirigée par Paul Kagame attaque le pays à partir du 8 avril 1994. C’est la
guerre. Le 27 juin 1994, les Français déclenchent l’opération « Turquoise »
dans l’Ouest du Rwanda. Kigali tombe aux mains du FPR le 4 juillet et le
génocide cesse le 10 juillet.
Après la victoire du FPR à Kigali, celui-ci finit par occuper tout le pays,
notamment après que les Français se retirent du Rwanda, le 22 août 1994.
Toutefois, des massacres seront encore perpétués durant cette domination FPR
et son gouvernement élargi ne saura pas y mettre fin complètement. On estime
les morts survenues après la prise de pouvoir du FPR autour de 30.000 (de
juillet à septembre 1994) selon le rapport de Rober Gersony fait à l’ONU (7,
p. 384), et plutôt autour de 100.000 selon Gérard Prunier (7, p. 427). Mais si le
nombre de ces morts est épouvantable et si ces massacres ont fait l’objet d’indulgences de la part des autorités, rien n’indique (pour que l’on retienne la
qualification de génocide) que dans ce cas ils aient été systématiquement organisés ni délibérément suscités par les nouvelles autorités politiques (selon une
intention préalable) en visant un groupe social particulier, contrairement à
l’exemple de ce qui s’était passé publiquement, par exemple, à Butaré durant la
seconde moitié d’avril 1994 avec les autorités précédentes.
Par la suite, on compte 1.638.000 réfugiés rwandais dont environ 1.100.000
s’entassent dans des camps au Zaïre (7, p. 444), avec du côté zaïrois de terribles épidémies de choléra et des massacres mal contrôlés par les autorités (à
la différence de la Tanzanie). En effet, dans les camps zaïrois, les structures
politico-militaires sont reconstituées, toujours dirigées par les autorités génocidaires de l’armée et des milices qui persistent dans leurs exactions et dans leur
terrorisme. Des raids issus des camps de réfugiés entretiennent un état de
quasi-guerre civile qui aboutira à l’objectif de suppression des camps par les nouvelles autorités rwandaises. Il en résultera des massacres au camp de Kibeho (au
Rwanda) où 4.000 personnes sont tuées lors de l’évacuation du camp entre le
18 et le 22 avril 1995. Puis en septembre 1996, une action militaire rwandaise

209

210

CONTROVERSES

lectures

opère au Kivu et disperse les réfugiés des camps zaïrois. Entre temps, une
crise politique rwandaise survient en août 1995, aboutissant le 28 août à la
constitution du pouvoir autoritaire de Paul Kagame avec, selon Gérard Prunier, une augmentation considérable des prisonniers politiques passant de
10.000 en novembre 1994 à 102.000 en 1997.

L’analyse des événements par les médias
Pour comprendre ces événements, il faut savoir que les massacres du génocide de 1994 ne sont pas seulement tribaux contre l’ethnie tutsi. Ils ont aussi une
fonction politique car ils visent aussi des Hutu modérés opposés aux extrémistes du « clan de Madame » et du CDR qui cherchent à la fois à conserver leurs
privilèges et à supprimer physiquement l’opposition. Le génocide fut donc
déclenché par des fascistes et on ne peut se contenter de le considérer seulement
comme une guerre tribale. Car, étant données l’efficacité, l’ampleur et la systématicité de son exécution, ce massacre n’a pu être commis que de façon préméditée et organisée avec une impulsion politique au plus haut niveau. L’administration a suivi les dirigeants de façon quasi-constante et sans état d’âme.
Il s’agit donc moins de la « banalité du mal » que de la monstruosité de la relation entre les moyens de l’administration et des finalités démoniaques terrifiantes. Or assimiler un génocide à un simple conflit tribal revient à confondre
un crime avec une lutte armée (qui peut être légitime).
L’invocation de la « majorité démocratique » ne peut se baser sur une partie ethnique, même si les Hutus constituent 80 % de la population rwandaise,
sous peine de justifier la démocratie par une base raciste. Les clivages politiques initiaux ne se sont pas faits sur cette base au Rwanda et on trouve des
Hutus « modérés » ayant recherché un consensus politique en accord avec les
Tutsis. De plus, la loi de la majorité démocratique est une loi décisionnelle,
procédurale, qui ne préjuge en rien du fond. Toutefois, sa validité implique
qu’elle doive s’appliquer à la majorité elle-même (12). Elle ne saurait donc en
aucun cas justifier les exactions contre la minorité et l’atteinte aux droits fondamentaux des membres de cette minorité car alors on n’aurait plus affaire à la
loi démocratique, mais à la tyrannie de cette majorité.
La présentation de l’opposition des émigrés Tutsis comme des « khmers
noirs » a été utilisée à plusieurs reprises par les autorités françaises (comme le
déclare le général Quesnot, chef de l’état-major particulier du président Mitterrand, le 29 avril 1994), et par des journalistes (comme Philippe Dehaene
en 1993). On relèvera que cette qualification interviendra avant la victoire FPR
en juillet 1994 : ceci implique donc un procès d’intention. Cette présentation
va aussi accréditer l’idée du « double génocide » (7, p. 402) assimilant les exac-

Léon Sann

CONTROVERSES

tions consécutives aux suites de la victoire militaire des émigrés tutsis du FPR
aux actions contre lesquelles ils avaient lutté. Les exactions et les massacres
consécutifs à la victoire militaire du FPR sont indéniables et condamnables
mais pour les qualifier de génocide il faudrait (conformément à la définition donnée par l’ONU le 11 décembre 1946) que ces actions aient été intentionnelles et
dirigées contre un groupe social déterminé : l’intention étant reconnue par la
préméditation sous forme de préparation, d’organisation, de planification et
d’exécution systématique, tandis que la visée d’un groupe délimitait celui-ci
de façon précise. Or, les massacres consécutifs à la victoire du FPR ressemblent davantage aux meurtres collectifs en raison de l’absence d’intention délibérée et de l’absence de visée d’un groupe social déterminé ; les représailles suivant une libération sont des phénomènes malheureusement courants mais
qui n’entrent pas dans la qualification de génocide (13). Décrire abusivement des
massacres comme un génocide reviendrait à transformer une hyperbole en
amalgame avec un renversement des accusations. Cela procèderait de la même
assimilation que celle du bombardement de Dresde non pas à celui de Coventry, mais à la Shoah elle-même !
Enfin, l’idée d’un complot anglo-saxon (cf. entre autres la déclaration fin
décembre 1994 du ministre de la coopération Bernard Debré [7, p. 403]) provenant de la collusion avec l’Ouganda et son président d’une part et du soutien
de ce pays et de son président aux émigrés rwandais est une affabulation non
démontrée. Certains ont même indiqué que cela participa au syndrome de
Fachoda de certains français (7, p. 399). Cette compétition franco-américaine a
été réfutée aussi bien par les autorités françaises qu’américaines, d’autant que
des collusions (à l’ONU) et des coopérations ont même existé. (14, p. 69)

L’enjeu des responsabilités françaises
Le problème de la responsabilité française dans ce génocide affreux n’a pas
manqué de se poser pour de nombreux observateurs, dont les membres de
l’ONU présents sur place (8, pp. 277, 366, 370) et pour certains journalistes horrifiés par le spectacle des tueries. Il ne sera pas question pour nous de signifier
que la France a commis ces crimes, mais la notion de complicité compte aussi,
qu’elle soit directe ou indirecte, explicite ou tacite. Le fait même d’avoir pu permettre voire même faciliter ces exactions génocidaires doit être examiné en
raison de l’implication de la France dans ce pays. Alors que les autorités belges
ont retiré leurs troupes du Rwanda le 1er novembre 1990, il ressort cependant
que les autorités françaises politiques et militaires seront impliquées dans
quatre temps : avant le déclenchement du génocide, pendant le génocide, au cours
de l’opération « Turquoise » et après les événements.

211

212

CONTROVERSES

lectures

Avant le déclenchement du génocide, le gouvernement français a eu une
triple action : d’une part un soutien systématique du président Habyarimana et
à son régime dictatorial, en lui accordant une assistance militaire systématique
de soutien financier, de livraison d’armes, et de formation des soldats et officiers
contre les rebelles du FPR. En 1990, les militaires français apporteront une
assistance directe de l’armée rwandaise dans sa lutte contre le FPR : c’est l’opération « Noroît » renforcée encore en juin 1992 par une compagnie venant de
République Centrafricaine, puis en février 1993 contre le FPR et suivie de l’opération « Vulcain », au profit des Français habitant la préfecture de Ruhengeri.
L’achat massif d’armes par les Rwandais (notamment à la France) qui grève
jusqu’à 70 % du budget rwandais sera d’ailleurs épinglé par le FMI et la Banque
Mondiale en 1992 (9). Les livraisons d’armes françaises se poursuivront la
veille du génocide en janvier 1994, via l’Egypte. En septembre-octobre 1993,
Michel Cuingnet, responsable de la mission de coopération civile à Kigali
constate « des militaires français qui contrôlent les routes et jouent un rôle
d’armée d’occupation ». Ceci sera corroboré par une note des services de renseignement belges en décembre 1993 qui constatent « une participation française allant bien plus loin qu’il n’est admis officiellement ». Toutefois en
décembre 1993, les forces françaises de l’opération Noroît sont remplacées par
les forces de la MINUAR de l’ONU, dirigée par le brigadier-général Roméo
Dallaire. La seconde action parallèle de Paris consista à exercer une pression
constante pour que le multipartisme s’installe au Rwanda. Il est possible que cette
pression s’exerçait afin de pallier le caractère totalitaire du régime du président Habyarimana. Celui-ci tâchera dans une certaine mesure d’établir ce multipartisme, notamment au niveau constitutionnel, mais surtout les acolytes du
« clan de Madame » (principalement de la famille du président) et de son parti,
comme de ceux du CDR feront tout pour saboter cette évolution. Enfin, la
France cherche à promouvoir et faire appliquer les accords d’Arusha signés le
4 août 1993 entre le gouvernement rwandais en place et les rebelles du FPR.
Toutefois, il ressort de cette période que Paris accordera peu d’attention
aux graves violations des droits de l’homme malgré de nombreux signaux réitérés. Leur recension est conséquente : l’élection du président Habyarimana avec
99,8 % de suffrages en 1983 ; la dénonciation de ces violations en 1983 par
Thérèse Pujolle chef de la mission de coopération civile à Kigali (son administration la somme de se taire. En quittant le Rwanda, elle rédigera un rapport « la
nuit épaisse ») ; l’assassinat d’Antonia Locatelli en mars 1992 à la suite de ses
dénonciations des massacres de Bugesera ; la création des milices « interahamwe » du parti MRND en mai 1992 ; la dénonciation des escadrons de la
mort » (réseaux zéro » pour « zéro Tutsi ») par le sénateur belge Kuypers ; les

Léon Sann

CONTROVERSES

remerciements des extrémistes de la CDR à la France et à son président par lors
d’une manifestation contre la paix d’Arusha le 18 octobre 1992 ; les violences
commises à Kigali par les hommes des milices « Interahamwe » et les hommes
de main de la CDR ; l’appel du ministre Marcel Debarge le 28 février 1993 à Kigali
pour un « front commun » contre le FPR (ce qui constitue de fait un soutien au
« Hutu power ») ; la conférence de presse le 28 janvier 1993 de la Fédération internationale des droits de l’homme au Rwanda sur la violation des ces droits
depuis le 1er octobre 1990 (le rapport en sera publié en mars 1993. Ce rapport
accable le régime du président Habyarimana. Surtout, il emploie pour la première
fois le terme « génocide » dans son titre au communiqué de presse du 28 janvier : « Génocide et crimes de guerre au Rwanda ». Le rôle de la camarilla extrémiste, l’Akazu, liée à la famille du président est souligné. À la suite de ce rapport, la Belgique rappelle son ambassadeur et le Canada suspend son aide
universitaire (12, p. 118) ; mais la France ne s’associe pas à ces gestes) ; le début
de la propagande raciste et haineuse de la Radio-Télévision des mille collines.
Durant le génocide (prononcé par l’ONU officiellement le 11-12 mai 1994),
l’armée française évacue au cours de « l’opération Amaryllis » 1238 personnes
du 9 au 14 avril, dont 454 français. La femme du président Habyarimana et
sa famille sont évacués le 9 avril et elle reçoit un chèque de 200.000 francs du
Ministère de la coopération. Après destruction de toutes les archives, l’ambassade de France à Kigali est fermée le 12 avril. La collaboration avec l’armée
rwandaise persiste : du 19 avril au 18 juillet 1994, le « chargé d’affaire » de
l’ambassade rwandaise à Paris le lieutenant-colonel Kayumba est reçu régulièrement par le général Huchon et supervise six livraisons d’armes à l’armée du
génocide (6, p. 14). Malgré l’embargo sur les armes, décrété le 8 avril par Mr Balladur, Premier Ministre, les ventes d’armes persistent (6, p. 15) et les livraisons d’armes aussi, notamment via Goma. (6, p. 14). Le 14 juin 1994 aux Seychelles, le colonel Bagosora, âme et cheville ouvrière du génocide, proche du
« clan de Madame » achète un lot de 85 tonnes d’armes et la transaction se
fait à partir d’un compte tenu en France par la BNP (9, p. 259). La France
détournera ainsi l’embargo sur les armes décrété par l’ONU. (7, p. 329). Le
ministre des affaires étrangères du gouvernement intérimaire, leader de la
CDR extrémiste, est reçu à l’Elysée le 27 avril 1994. Paul Barril, anciennement
employé à la garde présidentielle du président Habyarimana, s’installe à l’ambassade de France le 27 avril. La France, comme les États-Unis et la Grande-Bretagne, a bloqué à plusieurs reprises au Conseil de sécurité toute possibilité
d’efficacité de l’ONU au cours de ce massacre et on en trouvera une description
dans l’ouvrage de Roméo Dallaire (8). Le 21 avril, en plein génocide, elle vote au
Conseil de sécurité la réduction du nombre de casques bleus et des observateurs,

213

214

CONTROVERSES

lectures

de 700 à 450 (7, p. 329). Le représentant français à l’ONU, Mr Jean-Bernard
Mérimé, récuse le terme de génocide le 30 avril. Mais Mr Alain Juppé, ministre
des Affaires étrangères de la France parle de « génocide » le 16 juin 1994. Le plan
d’intervention de la France (opération « Turquoise ») est révélé par Mr Alain Juppé
lors d’intervention devant les médiats français le 17 juin. Selon Roméo Dallaire (8, p. 531), l’annonce de cette opération « légale » « ranima la chasse aux survivants du génocide… Les auteurs du génocide attendaient désormais que les
Français viennent les sauver et pensaient avoir carte blanche pour achever leur
macabre besogne. ». « Quel incroyable encouragement pour l’AGR et les extrémistes de la Garde présidentielle que la présence de leur anciens conseillers militaires ! Ils étaient déjà fous de joie dans les rues de Kigali. »
Durant l’opération française « Turquoise », un ensemble de comportements et de situations viennent confirmer une telle analyse. Les militaires français refusent d’admettre l’idée d’un génocide selon Dallaire et semblent solliciter
l’aide du contingent de l’ONU pour lutter contre le FPR (8, p. 560). Ils considéraient au début la situation au Rwanda comme une guerre civile et « une
querelle interethnique ». Les officiers français entourant le général Lafourcade
soulevaient surtout des questions quant à la loyauté de la France envers ses
anciens amis et niaient le génocide. Ce n’est que secondairement, selon lui,
que les soldats français comprirent que « c’étaient leurs alliés qui perpétraient
des massacres et non le FPR, contrairement, selon eux aux affirmations de
leurs supérieurs. » (8, p. 560). Les populations accueillaient favorablement les
troupes et cela donnait incontestablement du baume au cœur aux Hutus massacreurs : les observations sont toutes concordantes à cet égard. L’armée française paraît plus équipée pour des opérations militaires que pour des opérations humanitaires, contrairement aux dires des dirigeants français (8, p. 557 &
561). Mais il est vrai qu’il importait cependant de sécuriser préalablement le terrain sur le plan militaire avant de pouvoir agir sur le plan humanitaire. L’armée
aurait désarmé des milices dans la zone de sécurité selon Lugan (12, p. 237), mais
il ne se base que sur l’affirmation du général Lafourcade. Le colonel Thibaut avait
cependant déclaré ne pas être venu au Rwanda pour désarmer les milices et l’armée rwandaise (8, p. 569). Ce désarmement n’est pas retenu par d’autres
auteurs, notamment parce que la priorité est accordée à contenir le FPR dont
certains membres seraient infiltrés. Selon Luc Marchal, l’armée rwandaise
continuait de se déplacer avec ses armes dans la zone humanitaire sûre (ZHS),
tenue par les Français (8, p. 584) et les milices ne furent désarmées, selon Dallaire que dans un seul des trois sous-secteurs de la ZHS. La Radio des Mille collines continuait ses émissions d’incitation à l’extermination des Tutsi survivants (cf. Bisesero) dans la ZHS.

Léon Sann

CONTROVERSES

On assiste alors au déplacement des Hutus vers l’Ouest, guidés par la radio
extrémiste RTLM, y compris des membres de l’armée rwandaise AGR, des
extrémistes criminels de « l’interahamwe » et surtout des coupables du génocide qui meubleront les camps de réfugiés au Zaïre, les réorganiseront de la
même façon, sur le même modèle, avec la même structure et la même terreur.
L’ONG MSF reconnaîtra avoir été instrumentalisée par l’opération Turquoise et
se retirera en novembre 1994. L’armée française et notamment la légion « provoque et organise l’évacuation du gouvernement rwandais vers le Zaïre. Le
17 juillet, le gouvernement passe au Zaïre. » (9, p. 260), et Roméo Dallaire
observera même des conseillers français entourant l’odieux ministre de la
défense à Goma (8, p. 622). L’incident de Bisesero est particulièrement grave
puisque selon Dallaire (8, p. 561) « des centaines de Tutsis avaient quitté leur
cachette à l’arrivée d’une patrouille française afin qu’elle les sauve. Les soldats
leur avaient dit d’attendre pendant qu’ils iraient chercher des véhicules et les
avaient laissé seuls, sans protection [durant trois jours]. En revenant avec les
camions, ils avaient trouvé les Tutsis massacrés par l’Interahamwe. » Ce tragique
incident a été détaillé par Patrick de Saint-Exupéry (9, p. 51 & 87). Cet incident,
aussi rapporté par Gérard Prunier (7, p. 348), montre bien que l’équipement était
insuffisant pour la mission humanitaire. Toutefois, ces aspects paraissent
imprécis et Bernard Lugan (12) présente une version différente et détaillée des
faits expliquant les précautions et les retards.

L’attitude du gouvernement français
La France, par la voie de son ministre des affaires étrangères d’alors, avança la
thèse du « double génocide » affirmant que le FPR commettait un génocide identique à celui des Hutus fascistes. Personne d’autre que la France, à notre
connaissance, n’a retenu cette thèse. Même si incontestablement des représailles et des exactions ont été commises par le FPR à la suite de sa victoire, cellesci ont revêtu un caractère qui ne peut se comparer à un génocide si l’on s’en tient
à la définition stricte de ce terme. Le ministre si soucieux de légalité a donc
abusé d’un terme pourtant précis légalement. Au total, selon Gérard Prunier (7,
p. 352 note 352), qui fût un participant au lancement de cette opération, il
semble que l’opération Turquoise ait permis de sauver 13 à 14.000 vies humaines.
Toutefois, Dallaire indique, qu’à son avis, le nombre de vies sauvées par l’opération « Turquoise » serait équilibré par le nombre de tueries que cette intervention a encouragé auprès des extrémistes Hutus (8, p. 544) ; cependant cet avis
de Dallaire ne reste qu’une présomption.
Après l’opération Turquoise, on assistera à des mesures destinées à minimiser l’implication française dans cette tragédie. L’implication de la France dans

215

216

CONTROVERSES

lectures

le soutien aux militaires rwandais dans les camps zaïrois et à Mobutu a fait l’objet de plusieurs analyses que nous ne pouvons pas développer ici. Ces soutiens vont
dans le sens d’une opposition politique française contre le pouvoir FPR de Kigali.
Les massacres commis sous le gouvernement installé après le génocide et notamment durant le pouvoir de Paul Kagame peuvent être considérés comme semblables
aux représailles qui survinrent après la Libération de 1944 en France, mais avec
peut-être cette ambiance de violence particulière qui prévalait au Rwanda depuis
des décades. La France ne semble pas avoir favorisé la résorption des camps de réfugiés, véritables bases arrière des revanchards génocidaires (7, 10), car elle cherchait
notamment à « redorer le blason de Mobutu ». Or « ces camps demeurent à
quelques kilomètres de la frontière rwandaise, facilitant des raids contre des rescapés ou des témoins du génocides à l’ouest du pays » (10, p. 296). Ils servent de
bases militaires et permettent l’embrigadement idéologique. La France, cherchait
à équilibrer les responsabilités de 1994, dans un esprit de « réconciliation » (10,
p 297) [ce qui revenait à soutenir l’idéologie négationniste tout en culpabilisant les
deux camps]. Enfin les révélations ultérieures de la presse, et notamment dans les
articles de Patrick Saint-Exupéry dans Le Figaro, seront suffisamment troublantes
pour que se constitue en avril 1998 une enquête parlementaire destinée à faire la
lumière sur le comportement des Français. Mais les conclusions en sont cependant ambiguës.
À ce propos, il importe de citer l’ouvrage à décharge de la France de Bernard
Lugan (14), d’autant qu’il s’agit d’un historien, qui est parfois revenu sur ses accusations antérieures. Cet ouvrage est assez bien documenté, mais il se cantonne
surtout aux souvenirs des autorités militaires françaises et aux documents de la
commission parlementaire. Il est extrêmement virulent contre le FPR et contre
Roméo Dallaire et s’en prend ainsi systématiquement à tout ce qui critique la
France. Toutefois, il émet l’idée importante qu’il n’est pas nécessaire d’avancer
des motivations imaginaires pour démontrer la valeur des attaques contre la politique française. Il défend celle-ci en avançant que la France avait choisi politiquement, conformément au discours de la Baule de François Mitterrand, d’exiger la démocratisation du régime du président Habyarimana avant de partager
le pouvoir avec les opposants hutus et de favoriser la négociation de la paix
avec les émigrés tutsis, dans l’esprit d’Arusha. Sur le plan militaire, les troupes
françaises ne participèrent pas aux combats directement. L’aide militaire se
limita seulement à empêcher l’effondrement de l’armée gouvernementale
hutue, mais pas de lui permettre la victoire. La présentation des documents
par Lugan est orientée de façon convaincante, mais, il ressort trop souvent que
les témoignages des militaires français sont acceptés de façon littérale, sans
tenir compte de leurs réserves professionnelles et de leurs limites de fonc-

Léon Sann

CONTROVERSES

tionnaire. Toutefois, une chose est la déclaration d’intention, une autre est l’action politique effective. Car on peut opposer à Bernard Lugan les arguments suivants : l’irréalisme de cette politique (ce qu’il reconnaît) ; le caractère tout de
même partisan en faveur du gouvernement initialement en place à Kigali, et qui
se manifestera même après sa débâcle et son exil ; l’aide militaire des français
sur le terrain des opérations, puisqu’il s’agit de « soulager » l’armée rwandaise,
de faire fonctionner leurs canons. Bernard Lugan se contente souvent d’euphémismes historiquement insuffisants.
Affirmer, comme il le fait à maintes reprises, selon la thèse du gouvernement français, que le génocide est dû à l’agressivité des émigrés Tutsis est
exagérément partisan : les émigrés Tutsis ont le plus souvent déclenché leurs
interventions militaires après la survenue répétées de massacres de Tutsis au
Rwanda, après les échecs répétés de la démocratisation, et après la mise en échec
avouée et répétée à Kigali aussi des accords d’Arusha. De plus, ce ne sont tout
de même pas ces émigrés Tutsis qui ont commis le génocide des 800.000
personnes. La France n’a pas admis son échec de bonne grâce, notamment sur
le plan diplomatique.
Enfin, il faut aussi souligner que Bernard Lugan, qui enseigna au Rwanda
de 1972 à 1983, adhère à des conceptions problématiques non seulement en fonction de ses choix politiques d’extrême-droite dès 1965, mais aussi en ce qui
concerne l’opposition entre les Hutus et les Tutsis (14, p. 27)
Au total, cette présentation des responsabilités des autorités françaises est
loin d’être suffisamment exhaustive. Le lecteur intéressé pourra trouver des éléments à charge plus abondants dans les ouvrages que nous avons déjà cités. Malgré ces considérations, il semblait sain de se poser des questions sur les responsabilités compte tenu de la gravité des événements, et nombre d’auteurs (que
l’on ne peut tous citer) l’ont fait. On reste tout de même interloqué quand, en
face tant de violence et de souffrance par un régime aussi épouvantable et un
gouvernement provisoire aussi terrible, la France (qui se veut « la patrie des droits
de l’homme ») a pu soutenir ce régime jusqu’au bout, et même durant la tourmente,
au point de maintenir longtemps à l’ONU une politique de freinage et d’obstruction contre des engagements nécessaires. Ce n’est pas parce que d’autres ont
été également passifs que la France s’en trouve pour autant blanchie. On peut s’étonner que durant le génocide, la France n’ait pas menacé les autorités sur place ou
les complices de ces crimes de réactions diplomatiques, militaires ou économiques). Cela allait dans le sens de sa seule préoccupation pour des alliances
unilatérale et pour une politique d’équilibre même en face d’assassins reconnus.
On comprend que les tueurs Hutus aient bien accueilli son intervention en
juin 1994. Mais à ce moment, c’était déjà trop tard (car 80 % des morts étaient déjà

217

218

CONTROVERSES

lectures

survenus) et elle l’a fait d’une façon qui paraît douteuse même aujourd’hui (en raison d’un désarmement pour le moins partiel des milices, du maintien des structures socio-politiques des massacreurs, et du sauvetage de plus de tueurs que de
victimes). Si la France s’est retiré en large partie du Rwanda avant le génocide, elle
a cependant poursuivi sa politique d’assistance au régime et peut-être aux hommes
qu’elle avait instruit. Même si elle avait réclamé des efforts de démocratisation, elle
avait pu constater leur futilité. Même si elle avait soutenu les efforts de paix d’Arusha, sa partialité en faveur de la partie la plus détestable rend cette action ambiguë.
La France n’a certainement pas commis directement le génocide mais elle n’a
certainement pas facilité l’obstruction de sa survenue ou de sa mise en œuvre. On
peut se demander ainsi dans quelle mesure la prétention de la France à défendre
effectivement les déshérités en cas de survenue de telles horreurs est fiable. La question est donc posée et les tentatives de récupération médiatique et humanitaire vont
aussi dans ce sens.
Il nous semble donc qu’au-delà des principes, à La Baule, les autorités françaises se sont laissées entraîner abusivement, même au-delà du génocide, par
la persistance de décisions absurdes, un phénomène analysé par Christian
Morel (15) mais que nous ne pouvons malheureusement pas développer ici.
« Errare humanum est, perseverare diabolicum » !

Le traitement médiatique français
Après avoir pris connaissance des faits et des enjeux de responsabilité et avant
d’aborder le rôle de la presse, il nous paraît important d’indiquer le sort français
de l’ouvrage de Gérard Prunier (7). Chacun s’accorde à le considérer comme un
livre de référence sur le génocide au Rwanda. Son auteur est un chercheur au
CNRS, spécialiste non pas du Rwanda, mais de l’Afrique des Grands Lacs, mais
qui s’impliqua dans l’affaire rwandaise. Membre de l’Internationale socialiste,
il participa aussi, au ministère de la défense, à la préparation du plan « Turquoise » sous le gouvernement Balladur. Son ouvrage écrit en 1994, peu après
le génocide ne trouvera pas d’éditeur en France : la charge contre le gouvernement français était probablement trop virulente ! Il le publia donc en anglais et
la version française en est une traduction publiée à Milan !
Selon Gérard Prunier, la presse a dans l’ensemble bien rendu compte du
génocide rwandais (7, p. 465). Selon Jean-Paul Gouteux, Le Monde a pratiqué une
désinformation (16). Selon François-Xavier Verschave Stephen Smith journaliste
à Libération jusqu’en 2000 puis au Monde après cette date a aussi pratiqué
« dix ans de désinformation » (17). La gravité de ce drame nous paraît justifier
une analyse serrée de ces différents journaux. Nous nous inspirerons aussi
largement du rapport de la commission d’enquête citoyenne (CEC) (11). On

Léon Sann

CONTROVERSES

voit donc que ce problème de l’information sur le Rwanda est controversé.
Dans ces conditions, nous essaierons d’abord de l’analyser selon nos quatre
critères introductifs (véridicité, véridicalité et objectivité, véracité et vérimentalité).
Mais pour faire cette analyse du génocide nous nous appuierons plus particulièrement sur trois aspects informationnels essentiels qui dépassent la description historique : la mention du génocide d’une part, la qualification des
événements en fonction des précisions indiquées d’autre part et enfin la prise
en compte de la responsabilité française.
Nous nous trouvons face à un éventail d’exposés de presse qui vont de
Libération qui relate rapidement ces trois points essentiels, au Monde dans
lequel les réserves devant la qualification du génocide, la prise en compte des
précisions et de la responsabilité française sont telles que cela pose des questions
fondamentales sur la fiabilité de ce journal. Mais le lien entre Libération et Le
Monde se fera à propos des articles de Stephen Smith qui de Libération en
2000, est passé au Monde. Entre ces deux journaux extrêmes se trouvent
d’autres journaux que nous mentionnerons également.
Libération est donc le journal qui nous a paru répondre au mieux aux trois
aspects informationnels essentiels. Cela provient probablement de la présence
constante d’au moins un journaliste au Rwanda, et souvent de trois.
Dès le 11 avril Jean-Pierre Ceppi mentionne à Kigali les massacres de
« tueurs hutus », décrit les meurtres, amputations par des enfants tueurs de la
milice, les pillages et les massacres par l’armée et la chasse systématique des
Hutus autour de Kigali. Il avertit ainsi qu’avant qu’ils [les soldats du FPR] ne s’emparent de la ville…, le génocide des Tutsi de Kigali aura eu lieu. » Stephen
Smith apporte les précisions sur ces massacres conforme à « une mystique
raciale et tribale » mais précise bien que cette « polarisation ethnique » constitue « une histoire réinventée » et rappelle que ces massacres ont été « perpétrés
par la garde présidentielle ». Le 13 avril, Stephen Smith accuse la France d’avoir
soutenu la dictature d’Habyarimana et il précise nettement que « ce drame est
politique et non tribal », mais que la France a tenu « le discours tribaliste colonial » pour soutenir « la majorité naturelle » des Hutus ; le commandant du
contingent français a alors qualifié les soldats du FPR de « Khmers noirs ». Le
19 avril, Libération est le premier quotidien à publier un reportage sur les tueries en dehors de Kigali. Le 26 avril, Jean-Pierre Chrétien, un spécialiste réputé
du Rwanda, mentionne dans ce journal « un nazisme tropical ». Le 19 mai,
Jean-Philippe Ceppi est à la frontière tanzanienne où il assiste à l’afflux des
réfugiés hutus venus du Rwanda qui parlent des massacres commis par les
troupes FPR. En juin, Alain Frilet est à Kigali et grâce à l’ONU, il peut voir les
« mourants entassés » à la paroisse de la Sainte-Famille et recevoir les témoi-

219

220

CONTROVERSES

lectures

gnages sur les actions des milices qui viennent chercher « le contingent nécessaire pour satisfaire leur appétit génocidaire ». Les 4 et 5 juin, Stephen Smith
est à Goma dont il fait la base arrière des responsables du génocide. Il mentionne
les approvisionnements en armes et le soutien de la France à Mobutu pour
faire pièce à l’influence anglo-saxone du président ougandais Museveni. Le
16 juin, Stephen Smith recueille l’aveu d’un repenti des escadrons de la mort
qui révèle que les massacres furent planifiés au plus haut niveau de l’État rwandais. Florence Aubenas parle d’une catastrophe humanitaire à Goma le 18 juillet
et Stephen Smith annonce alors aussi que l’exode des Hutus dans le Nord du
Kivu risque de ranimer la tension entre autochtones et réfugiés. Mais dès le début
de l’intervention française « Turquoise », cette dernière a la vedette de Libération
(comme du reste de la presse) du 15 juin au 15 juillet ; on oublie la situation désastreuse du pays rwandais pour se concentrer sur les réfugiés. Mais par la suite,
Stephen Smith publiera dans Libération des articles allant dans le sens des
autorités françaises, comme le dénonce Verschave (15).
L’Humanité décrira le génocide plus tardivement. En effet Jean Chatain
arrive au Rwanda le 27 avril. Il rapportera alors les massacres du génocide hors
de Kigali de façon constante le 27 et 30 avril ; les 2, 3, 10, 12 et 18 mai ; le 1er, 2
et 6 juin. La qualité de ces articles sera soulignée par Gérard Prunier (7, p. 465).
L’article du 30 avril s’oppose ainsi nettement au refus de l’ambassadeur français
à l’ONU de qualifier ces massacres de génocide, alors que Jean Chatain n’avait
aucun doute à ce sujet. Le journal publie régulièrement des photos du génocide.
Du 26 mai au 1er juin et entre le 17 juin et le 2 juillet, L’Humanité-dimanche
ne cesse de s’interroger sur les motivations et la responsabilité de la France à cet
égard. Dans un éditorial du 18 juin José Fort implique la manipulation médiatique possible de l’opération « Turquoise », et l’Humanité évoque « l’engrenage du pire ». Le 29 juin, Jean Chatain dénonce les propos de Paul Barril qui
nie le génocide. Il revient sur les massacres à Kigali les 15, 19 et 20 juillet.
Le Figaro envoie Renaud Girard au Rwanda. Il publie son premier article le
12 avril, intitulé « voyage sur la route de l’horreur » où il révèle les barrages avec
les listes, la chasse aux Tutsis et les exécutions sur place. Le 13 avril, il décrit
« Feu et sang sur Kigali » et oppose les Tutsis aux Hutus. Puis le journal dépend
des nouvelles fournies par l’AFP. Le 27 avril, il évoque 100.000 morts en trois
semaines et ce n’est que le 30 avril qu’il mentionne « une liquidation de l’élite des
Tutsis » au stade de Cyangugu. Renaud Girard revient à Kigali le 14 mai mais il
évoque la restauration de la domination tutsie sur le Rwanda. Le 16 mai, un
Français lui explique qu’un génocide est perpétré au Rwanda, mais le titre du journal mentionne « Rwanda, le double génocide ». Le 19 mai, Renaud Girard évoque
les « faux pas de la France ». « De 1989 à 1993, Paris avait soutenu le gouver-

Léon Sann

CONTROVERSES

nement de ceux qui, aujourd’hui, sont les principaux responsables des massacres », et il ajoute « après six semaines de génocide à l’encontre de l’ethnie tutsie, Paris s’est décidé à entreprendre une action humanitaire. » Le 24 mai paraît
dans Le Figaro le premier récit du journal sur le génocide écrit par Patrick de SaintExupéry intitulé « Les abattoirs du Rwanda ». Lors de son séjour au Rwanda
sur les pas du FPR, de Saint-Exupéry constate fosses communes, morts entassés,
et évoque les tueries et les modes de mises à mort. Le Figaro prend donc conscience
du génocide après que 80 % des victimes du génocide soient déjà mortes. Le 1er
juin, Patrick de Saint-Exupéry indique que l’exode des Hutus est filtré par les militaires et la milice et il désigne Bagasora chef de cabinet du ministre de la défense
rwandais comme « véritable patron des milices ». Le 3 juin, il analyse l’implication de la France au Rwanda et le 14 juin, Bernard Lugan rappelle dans Le Figaro
« l’appui inconditionnel » de la France à partir de 1981, et le 21 juin, Patrick de
Saint-Exupéry met en accusation le chef de l’État et la cellule africaine de l’Elysée.
Le 29 juin, il rapporte des récits des aveux des tueurs. Le 5 juillet, il complète le
récit sur la solution finale du préfet de Kibuye et ne laisse plus de doute sur le génocide anti-tutsi. Le 12 juillet, il indique que les tueurs du génocide se placent sous
la protection française. Du 19 au 21 juillet, Jean d’Ormesson publie trois articles
sur les massacres, mais il les situe dans le cadre de la haine mutuelle des Tutsis
et des Hutus et il les considère tous comme ni bons ni méchants (comme Hannah Arendt qui rendait les Juifs coresponsables de l’antisémitisme !).
La Croix évoque les massacres par le témoignage d’un rescapé publié le
27 avril et les conditions des massacres sont décrites le lendemain. Le titre est
celui de « violences aveugles » et c’est un témoin qui parle de génocide. JeanPierre Chrétien, spécialiste invité, mentionne « l’étrange silence de la France »
et pose une question sur les évacuations effectuées par les Français. L’implication
de la France est évoquée à nouveau en mai par Agnès Rotivel ainsi que des
mentions contre l’influence d’un pays anglo-saxon. En juin surviennent des
articles sur les massacres de religieux. Le 19 juin, le journal s’interroge sur le
soutien humanitaire aux tueurs génocidaires. Toutefois Noël Copin évoque
une « simple » guerre, des radios attisant la haine et oppose l’extrémisme
« d’un côté de ceux qui voulaient garder le pouvoir et de l’autre de ceux qui
veulent l’obtenir. » Ainsi les massacres génocidaires gouvernementaux se voient
égalisés avec les massacres du camp opposé, chacun étant renvoyé dos à dos. En
juillet, La Croix publie encore des articles indiquant que le génocide s’explique
par « la folie populaire… Les Hutus ont pensé que les Tutsis voulaient prendre
leur revanche. C’est pour ça qu’ils ont pris leurs machettes. »
Pour les autres quotidiens, il ressort que Le quotidien de Paris ne permet guère
initialement à ses lecteurs de comprendre qu’un génocide a été perpétré au

221

222

CONTROVERSES

lectures

Rwanda et les « Khmers noirs » sont dénoncés le 20 avril. Le 18 mai cependant,
Philippe Tesson interviewe le docteur Eric Girard au retour du Rwanda : celuici décrit les massacres et la façon dont ils ont été commis par les gendarmes. Puis
le journal se réjouit de l’opération Turquoise. Le Parisien Libéré rapporte les
propos d’une journaliste rwandaise de RFI, Madeleine Mukamabano, qui
explique le 11 avril que le conflit n’est pas ethnique et que l’opposition est aussi
décapitée. Elle parle de génocide dès cette date. Le génocide est mentionné le
2 juin dans Info matin, le 24 mai dans Ouest France avec une accusation de la
France par Joseph Limagne le 21 juin. Le Progrès de Lyon publie une interview
du père Jean-François sur « l’enfer de Kibuye » le 3 juillet.

La cas du journal Le Monde
Le Monde doit être étudié plus longuement étant données sa réputation et son
influence. Les envoyés spéciaux sont Jean Hélène, pigiste à Nairobi puis à
Kigali. Les autres n’interviennent sur place que le 28 avril (pour Corine Lesnes)
et le 20 juin (pour Frédéric Fritscher). Le 8 avril, la Une du Monde offre une lecture ethnique du conflit en confondant majorité ethnique et majorité démocratique (comme Mr Védrine). Elle inscrit la tragédie à venir dans le cadre des
affrontements interethniques. Jean Hélène accuse le FPR, sans preuve, d’être
à l’origine de l’attentat et parle de la non représentativité du FPR puisque la
population compte moins de 15 % de Tutsis. Mais les massacres de Kigali ne sont
pas mentionnés avant le 9 avril ; l’assassinat du premier ministre est mis sur
le compte de la vengeance, bien que la visée de tous les membre de l’opposition
est mentionnée. Ceci contredit donc la lecture de conflit ethnique. Le FPR sera
accusé d’être responsable du déclenchement des massacres avant d’être entré
en guerre. La mention du gouvernement intérimaire n’inclut pas celle du caractère extrémiste de ses membres. Le décor est donc planté, et par la suite, les
articles du Monde reviendront à plusieurs reprises sur le caractère tutsi du gouvernement consécutif à la victoire du FPR : le 12 novembre 1996 avec cette
phrase en gras dans le journal : « le régime Tutsi de Kigali est parvenu à ses fins »
écrite par Frédéric Fritscher et le 13 mai 1997 sous la plume de Jacques Isnard.
Durant l’opération « Turquoise », tandis que les Tutsis étaient systématiquement massacrés par les miliciens dans des conditions odieuses, que les
soldats français ont vite reconnu dès la fin juin, Jacques Isnard écrit le 29 juin
1994 que « un Tutsi peut s’avérer un combattant du FPR en puissance » et ce
journaliste récidive le 6 juillet 1994 car il écrit que « des milliers de réfugiés sont
aussi à surveiller dans la mesure, où, comme on dit (!), un Tutsi peut être un
rebelle potentiel. » Ainsi ce sont les victimes qui deviennent dangereuses, et les
réfugiés hutus, ces bourreaux non pas potentiels, ne sont pas désignés. Le

Léon Sann

CONTROVERSES

génocide est systématiquement ignoré par Jean Hélène : le 12 avril, il décrit
de Kigali « le Rwanda à feu et à sang » avec les massacres de Gikondo, les barrages des miliciens. Mais le massacre des Tutsis n’est pas présenté avec la préméditation et l’organisation impliquant le rôle de l’armée au côté des miliciens.
Le 13 avril, c’est le FPR qui est présenté comme l’ennemi que l’on craint, alors
que les maux des Tutsis massacrés ne constituent pas le problème essentiel. Le
Monde se concentre donc sur la guerre. Ainsi les « exactions » contre les Tutsis
résultent de la menace du FPR [les bourreaux deviennent les victimes]. Les
jours suivants, on mentionne le rôle des forces FPR qui harcèlent l’armée mais
sans distinction entre agresseurs et victimes des massacres. Le 14 avril, Jean
Hélène est dans le sillage des miliaires français qui évacuent des responsables
Hutus en même temps que des Européens. Il écrit à cette date que « les Tutsis
craignaient encore les exactions de la garde présidentielle, essentiellement
composée de Hutus. Et les Hutus redoutaient la vengeance des combattants Tutsis du FPR de plus en plus infiltrés en ville. » On remarquera que les Tutsis ne
subissent que des « exactions » ; de plus, le FPR est qualifié de « Tutsi » alors
qu’aucune revendication ethnique n’émane de ce parti. Le 15 avril, Jean Hélène
écrit « la fièvre des massacres et des pillages semble être retombée » [à Kigali ? ;
or il y a au Rwanda alors à ce moment environ 8.000 morts par jour]. Le
16 avril, il décrit des « exactions ethniques » du FPR. Dans l’ensemble de ses
articles, Jean Hélène se concentre donc sur « la guerre contre les rebelles Tutsis du FPR » ou sur leurs « exactions » sans mentionner les exterminations
dont les Tutsis sont par ailleurs les victimes. Le 29 avril, il présente le gouvernement intermédiaire autoproclamé (responsable de fait des massacres) de
façon respectable et digne de foi. Le terme de génocide n’est utilisé que de
façon indirecte : « le FPR estime qu’il faut poursuivre ses attaques pour arrêter
le génocide, alors que le gouvernement exige que les chefs du FPR suspendent leur offensive pour qu’il puisse mettre un terme à l’hécatombe. » Et on nous
fait croire que les tueurs de la troupe et les miliciens sont incontrôlables, alors
qu’en fait tout est organisé, comme on l’a vu. Ainsi on nous fait entendre que
« le chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), le général Augustin Bizimungu, admet en privé qu’il ne contrôle pas toutes les troupes et encore
moins les miliciens. Mais il reconnaît qu’il a besoin de ces derniers pour contrer
les infiltrations du FPR ». Ainsi, le mensonge de ces assassins n’est pas dénoncé.
Il persistera dans cette ligne, au moins jusqu’au début juin. Le 16 mai, il décrit
les victimes innocentes découpées à la machette, mais sans indiquer qui sont
les victimes, ni qui sont les bourreaux.
Ainsi, discret sur les crimes gouvernementaux pendant deux mois, Jean
Hélène s’étendra plutôt sur les exactions du FPR. Les craintes sur le génocide

223

224

CONTROVERSES

lectures

manifestées par le FPR ne reçoivent pas l’attention correspondante. Reporter de
guerre, il se limite le plus souvent à une description des massacres et de l’ambiance locale. Par contre, quand il étend la description à ce que nous avons
appelé « les données adjacentes » il situe plutôt les crimes commis contre les
Tutsis dans le cadre des exactions commises contre l’opposition au gouvernement. La lecture de ses articles rassemblés (18) donne ainsi l’impression d’une
chronique de guerre, bien plus que celle d’un génocide.
L’allusion au génocide survient le 24 avril sous la plume de Patrick Jarreau : « Pour Mr Mitterrand, le génocide s’inscrit dans une logique de guerre. ».
Mais c’est la lettre au Monde du 27 avril de J.F. Petri qui rapporte le génocide en
détail, tout en se demandant : « Tutsis, Hutus, qui massacre qui ? Aujourd’hui
ce sont les Tutsis qui sont systématiquement éliminés, demain peut-être à nouveau les Hutus. » Le 28 avril Corine Lesnes mentionne le rôle de la milice
interahamwe pour le première fois et le 29 avril la RTLMC (qui incitait aux
massacres) est aussi mentionnée sans indiquer son rôle délétère ; il n’y sera fait
allusion que le 2 juin. La qualification des massacres de génocide par la commission des droits de l’homme de l’ONU est rapportée dans le journal sans
emphase par Isabelle Vichnac le 27 mai. Les « Tutsis en sursis » ne sont présentés
que le 30 mai par Corine Lesnes au sujet des 20.000 Tutsis fuyant Kigali. La
reconnaissance du génocide des Tutsi par les journalistes ne survient que vers
le 2 juin : Jean Hélène le découvre alors à Nyarubuye avec la planification des
massacres et la mobilisation des tueurs par les bourgmestres. Et chose surprenante, il se demande dès ce moment : « faut-il oublier, pardonner ? » au
lieu d’exprimer la colère de l’indignation. Et il faut encore attendre pour qu’une
importance soit enfin attribuée au génocide car c’est le 8 juin qu’il donne le titre
suivant à son article « Sur la route du génocide ».
Le chef d’état major de l’armée rwandaise est interviewé à trois reprises
dans Le Monde. Le 29 avril, il parle « d’éléments incontrôlés par l’armée gouvernementale responsables des tueries ». Mais Le Monde ne propose pas d’analyse critique de ces propos. Le 14 mai, Le général donne sa seconde interview :
il incrimine les milices Hutus et le FPR, indiquant que l’armée se consacre
seulement à combattre le FPR. Mais le 17, Jean Hélène mentionne que le chef
des milices réfute ces accusations. Au cours de sa troisième interview le 24 mai,
le chef d’état-major se polarise sur la poursuite de la guerre. Le rôle de l’armée
dans les massacres n’est mentionné dans le journal que le 14 juin.
Le FPR déjà décrit comme « Khmers noirs » par Philippe Dehaene en 1993
est assimilé à nouveau de façon allusive aux « Khmers noirs » par Jean Hélène
le 18 juin, puis le 22 juin 1994 par Frédéric Fritscher le responsable du bureau
Afrique ; et dans un éditorial en juillet 1994, Jean-Marie Colombani écrit que

Léon Sann

CONTROVERSES

« le FPR fait le vide autour de lui, est responsable de l’exode (!)… cela rappellerait
quelque chose du côté du Cambodge ». Ainsi reprend-on aussi les propos du
29 avril 1994 du général Quesnot : le FPR « peut être assimilé à des Khmers
noirs ». Frédéric Fritscher avait ajouté dans son article que l’accord d’Arusha vole
en éclat le 8 février 1993 à la suite d’une offensive FPR et la suite (le génocide
des Tutsis en découle donc) est tacitement attribuée au FPR [ce sont donc des
Tutsis qui ont tué les leurs !]. Une chronologie résumant les faits (que nous
ne pouvons citer intégralement ici) est donnée le 11 mai 1994 : on y mentionne
« la riposte de la Garde présidentielle » contre les casques bleus belges et le
premier ministre, les massacres consécutifs à la lutte armée entre le FPR et
« l’armée » rwandaise, la création d’un gouvernement « opposé au partage du
pouvoir avec les Tutsis », l’évacuation des Français et la condamnation du
« massacres des civils » par l’ONU ; mais rien, dans cette chronologie sur les
milices, les massacres génocidaires (reconnus dès le début par « Libération »),
l’organisation systématique des massacres par l’État.
La charge systématique contre le FPR reviendra par la suite non seulement au niveau des articles mais aussi au niveau des caricatures (13, p. 73-75).
Les arguments de complot anglo-saxon, déjà évoqués par Philippe Dehaene
1993 (13, p. 63) sont présentés à plusieurs reprises par l’intermédiaire du soutien au nouveau régime de Kigali accordé par le président ougandais Museveni, d’ailleurs qualifié de Tutsi dans un article du 13 mai 1997 de Jacques
Isnard. Ainsi peut-on citer l’article de François Cornu du 13 février concernant
aussi Museveni, « l’alliance bantoue… contre les régimes Tutsis au pouvoir en
Ouganda, au Rwanda et au Burundi » mentionnée dans l’article du 21 août
1998. L’imputation du rôle de la France n’est envisagée dans Le Monde qu’à
partir du 7 juin. Il y fait allusion, mais sans que le journal tienne son rôle de « watchdog ». L’analyse des enjeux politiques et des ambiguïtés françaises est faite dans
le journal par Jacques Isnard et Marie-Pierre Subtil en date du 21 juin. L’utilisation
de l’humanitaire par les tueurs réfugiés en Tanzanie est dénoncée par Corine
Lesnes le 11 juin et le rôle des ONG est mis en doute le 18 juin. Les risques de
l’opération « Turquoise » seront soulignés à plusieurs reprises. Jean Hélène
décrit le 26 juin la liesse des Hutus soulagés à Kirambo à l’arrivée des Français.
Mais Corine Lesnes mentionne le 28 juin « les ambiguïtés de Turquoise » et elle
renouvelle ces craintes le 1er juillet. Par la suite, les articles de Stephen Smith
dans Le Monde (après 2000) se poseront de façon de plus en plus conforme aux
vues de la diplomatie française, chargeant le FPR au-delà des critiques justifiées
contre les massacres et l’autoritarisme du régime (14).
Après 1994, on retrouvera à plusieurs reprises dans ce journal des allusions au « régime Tutsi de Kigali [qui] est parvenu à ses fins ». Du 31 mars au

225

226

CONTROVERSES

lectures

4 avril 1998, les articles de Rémy Ourdan contribuent enfin au travail de vérité,
parallèlement à la mission d’information du Parlement. L’éditorial anonyme du
31 mars indique que « la France ne peut pas pour autant échapper à l’examen
précis de ce que fût sa politique au Rwanda, beaucoup plus trouble en fait que
ses généreuses déclarations d’intention. » Et Le Monde ? Ces indications concernant Le Monde ne sont pas complètes ni exhaustives, mais elles permettent de
se faire une idée de la façon dont ce journal a envisagé cet événement grave que
fût le génocide rwandais.
De graves insuffisances furent démontrées. La rédaction ne reconnaîtra le
génocide (sans guillemets) que tardivement, au début juin soit plus de deux
mois après son déclenchement. Auparavant, le journal se contentera de le mentionner par des témoignages (article de Jean Hélène au début avril, puis le
27 avril dans la lettre de Jean-Fabrice Pietri administrateur de l’action internationale
contre la faim, et, vers le 2 juin, par un journaliste, tout en étant mentionné
accessoirement à propos d’une citation, fin avril, par Patrick Jarreau). La rédaction du Monde invoquera plutôt des « exactions » ou des « dégâts collatéraux ».
Le génocide est éclipsé dans ce journal au profit de la guerre civile : il
devient un « non-dit » du journal selon Jean-Pierre Chrétien (11, p. 353). « Cette
négation du génocide n’a pas été une propagande développée sous le manteau
de la modération, ce fut aussi une mobilisation pour entretenir la respectabilité
et l’influence de l’idéologie qui a conduit au génocide » selon Jean-Pierre Chrétien cité par Jean-Paul Gouteux (16, p. 113). Or Jean-Pierre Chrétien indique
ailleurs que le génocide rwandais « contrairement à celui des juifs en Allemagne a été réalisé au grand jour et avec une sorte de bonne conscience » (10,
p. 294). On a vu que l’entrée en guerre du FPR a conduit à la victimisation
des bourreaux, tandis que ces derniers ne seront reconnus comme tels que
secondairement. Longtemps, le massacre des Tutsis ne sera conçu que dans le
cadre de la guerre, et comme des exactions envers une opposition gouvernementale. La grille de lecture sera essentiellement interethnique ou tribale, avec
un soutien pour la majorité ethnique, ce qui rejoint les accusations de Gouteux (16) et de Jean-Pierre Chrétien (11). Les « Khmers noirs » sont mentionnés
le 22 juin avec une inversion de chronologie accusant le FPR et une tendance
au syndrome de Fachoda. La question du rôle de la France n’est posée que le
7 juin. Au total, on a ainsi parlé d’une « paresse intellectuelle » volontaire du
Monde (11, p. 336) qui ne fût « pas anodine ni innocente ». Les confusions entre
génocide et conflit, entre génocide et guerre civile ont conduit, on l’a vu, à
confondre malencontreusement un crime avec un conflit. Enfin, force est de
reconnaître un certain parallélisme entre la position française officielle et celle
du journal Le Monde.

Léon Sann

CONTROVERSES

Un bilan
En conclusion, selon Roméo Dallaire (8, p. 590), 10 % de la population d’avantguerre fût assassinée en une centaine de jours ; parmi les enfants rwandais
qui survécurent, on a calculé que 90 % d’entre eux avaient vu une de leurs
connaissances mourir de mort violente. Il y a eu en plus 2 millions de réfugiés
durant l’exode de juillet-août. Il faut ajouter aussi 1.250.000 personnes déplacées à l’intérieur du pays. En incluant ainsi les morts et les réfugiés, on estime
donc qu’au moins 40 % de la population a été affectée par ces graves événements
(7, p. 388). Le génocide rwandais est largement reconnu aujourd’hui comme le
quatrième génocide du XXe siècle avec les implications criminelles des cadres politiques, de l’administration et des milices. On peut reprocher aux autorités politiques françaises de n’avoir pas pris la mesure de cette tragédie. Et tandis
qu’elles s’étaient engagées militairement au côté des futurs criminels, elles ne
les ont pas dénoncées ni contrées à temps. Mais la presse française a fait de même
également dans son ensemble. Il y a bien eu des journaux qui, comme Libération ont reconnu et informé sur le génocide, sa signification et des enjeux de complicités. Mais d’autres, dans leur ensemble, ne l’ont fait que tardivement. Enfin,
on l’a vu, Le Monde avait choisi une orientation longtemps résolument aveugle
non pas à ces massacres horribles et aux souffrances épouvantables mais à
leur nature de génocide. On reste affligé par de tels décalages entre l’ampleur
de l’horreur et la légèreté journalistique, d’autant que ces décalages ont souvent
correspondu à un parallélisme entre l’attitude des journaux et des officiels français. Il serait intéressant de comparer cette attitude de la presse au cours du génocide du Rwanda avec celle observée durant le génocide cambodgien où des
retards notables se manifestèrent, notamment au journal Le Monde. Or, on sait
que ceci est d’autant plus épouvantable que ces génocides se déploient surtout
à la faveur du silence qui les entoure et les favorisent. Ce silence autour des génocides est donc une horreur surajoutée au phénomène, car il y participe en
quelque sorte. Et d’autant que ces massacres furent moins secrets que durant
la Shoah, comme le rappelle opportunément Jean-Pierre Chrétien.
L’effroi qui nous saisit encore aujourd’hui à leur propos est certainement
inspiré par cet abandon des massacres au silence de la presse. Il faudrait s’interroger sur ce silence [c’est pourquoi nous reviendrons sur ces aspects de la
presse à l’examen de notre grille d’analyse du caractère vrai, juste et valide des
informations].

L’exemple de la guerre en Irak
Les événements récents de la guerre en Irak révèlent aussi un mode de fonctionnement problématique de la presse française.

227

228

CONTROVERSES

lectures

Nous ne considérerons que la guerre elle-même, sans envisager ses suites
actuelles souvent dramatiques. On peut, là encore, résumer les événements
de la façon suivante, du déclenchement des opérations militaires par la coalition
le 20 mars 2003 au déboulonnement de la statue de Saddam Hussein à Bagdad
le 9 avril 2003. Cette guerre-éclair a donc été menée en 3 semaines. Elle a comporté une attaque terrestre dès le début (à la différence de la guerre du Golfe de
1991) avec le contrôle du port de Oum Qasr et de l’aéroport de Bassorah le
24 mars. En même temps, des troupes de la coalition parviennent à Nadjaf et
deux ponts sont pris sur l’Euphrate à Nassiriya (à 350 kilomètres de Bagdad). Ce
même jour on relève la mésaventure des hélicoptères américains à Kerbala.
Le 25 mars, une pause dans l’attaque de Bagdad est décidée pour des raisons logistiques, mais aussi pour limiter les pertes civiles dans les villes et d’autant qu’en
même temps survient une tempête de sable. La fin des opérations militaires à
Nadjaf s’effectue de 28 mars. La garde républicaine est attaquée à Kerbala (à 80
kilomètres de Bagdad) le 31 mars et le 2 avril le pont de Al-Kout sur le Tigre est
pris. Les troupes américaines parviennent dans les faubourgs de Bagdad le
même jour et, le lendemain, l’aéroport de Bagdad tombe. Saddam Hussein
apparaît à la télévision le 4 avril, et le lendemain une incursion en profondeur
dans Bagdad est suivie par la prise du palais présidentiel le 7 avril.
Les antécédents de cette guerre, notamment au niveau des relations francoaméricaines ont été peu étudiées par la presse à ma connaissance. Mais on
signalera l’ouvrage de Kenneth Timmerman, un journaliste américain en poste
en France durant 18 ans et qui avait suivi d’assez près les implications militaires de ces relations (19). Cet ouvrage relate certaines informations sousjacentes au conflit franco-américain qui précéda le déclenchement de la guerre.
Il montre à quel point le marché de l’Irak s’avérait important dans la vente des
produits des industries de guerre française, et à quel point la France était impliquée dans la fourniture technologique à l’Irak.

La malinformation des journaux français : l’enquête d’Alain Hertogue
Les informations sont procurées aux journaux français par des envoyés spéciaux qui sont dépêchés à Bassorah et dans le Kurdistan. Dans la région SudCentre (entre Nassiriya et Bagdad), il n’y a qu’un journaliste du Monde et de
Libération qui sont, chacun, incorporés dans une unité américaine en campagne, en compagnie de quelques 600 autres journalistes étrangers également
incorporés dans ces unités militaires. Les journaux disposent aussi des
dépêches d’agence.
L’analyse sur la malinformation de la presse française durant la guerre
d’Irak est apportée par un ouvrage de Alain Hertoghe (20). Dans cet ouvrage,

Léon Sann

CONTROVERSES

l’auteur, rédacteur adjoint du site internet du journal La Croix, propose un
décryptage de la façon dont cinq journaux français (Le Monde, Libération, Le
Figaro, La Croix et Ouest-France) ont couvert cette guerre. Il note d’emblée que
parmi les 19 éditions, 42 « unes » sur 98 donnent une image défavorable de l’entreprise anglo-américiane en Irak : 21 insistent sur l’enlisement des troupes
de la coalition ou sur la résistance irakienne. Parmi les titres, seuls 356 sur
2746 donnent une image favorable des opérations. Il y a donc plus de titres
annonçant des complications que sur les avancées. De plus, on relève 135 titres
blâmant George W. Bush et ses alliés (impérialistes, irresponsables et fondamentalistes) contre 29 titres condamnant le dictateur irakien, avec un rapport
de 49/7 dans Le Monde et 31/3 dans Libération.
Hertoghe note l’opposition entre le couple Bush et Blair d’un côté et Chirac
et de Villepin de l’autre, entre le « simple cowboy » du Texas (Nathalie de Senneville dans Ouest-France) et le Réverend (selon Libération en date du 24 mars)
de Downing Street d’un côté et « le couple providentiel » français de l’autre
côté. La foi de George W. Bush « néo-pape déclaré » est attaquée par Pierre
Marcelle dans Libération, alors que la déférence de Mgr Etchegaray (qui rend visite
à Saddam Hussein le 15 février) ne souffre pas de critique. Le président des
USA ne vaut donc pas mieux que ses adversaires ! L’Amérique a provoqué les
Arabes en 1991 [lors de la « guerre du Golfe »] pour Serge July (éditorial du
20 mars) [mais sans la mention de la complicité militaire française à l’époque] ;
mais « l’Amérique a des idées sommaires sur l’Irak et le Proche-Orient » écrit
Bertrand Le Gendre dans Le Monde (le 22 mars). « Le napalm, c’était pas Saddam Hussein, mais l’Oncle Sam » titre Libération le 21 mars 2003 et c’est non
pas Saddam Hussein mais les Américains qui sont accusés de « Busherie ». Par
contre, l’apologie de Chirac et de de Villepin est unanime dans ces journaux en
raison de leur souci de « légalité internationale » [jamais rompue par les Français dans leur ventes d’armes à l’Irak], du consensus ambiant, et de leur attitude
totalement désintéressée notamment dans leur souci humanitaire. Ils tâcheront
de déployer une action diplomatique d’envergure (5, pp. 244-271), avec le
fameux panache du discours de de Villepin au Conseil de Sécurité. Chirac
devient le « roi des Beurs » (Libération du 29-30 mars), le « chevalier de la
paix » (Le Figaro du 28 mars). La dénonciation des Américains atteint de tels sommets que le Premier Ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin intervient le
31 mars pour rappeler que « les Américains ne sont pas les ennemis ». La
presse française souligne et insiste davantage sur les positions des Américains
opposés à la guerre que sur les opposants irakiens à Saddam Hussein.
À propos du déroulement de la guerre elle-même, Alain Hertoghe montre
à quel point la presse fantasme avec des anticipations qui ne se vérifieront pas.

229

230

CONTROVERSES

lectures

Les analyses des experts militaires Jacques Isnard du Monde et surtout Jean-Louis
Dufour du Figaro seront démenties constamment. Les Américains préviennent que la guerre va durer, mais la presse française évoque d’emblée une
guerre-éclair. La modification du rythme prévu (par la presse française, malgré
les avertissements américains) fait abandonner la thèse de la guerre éclair dans
les éditions du 25 et 26 mars et évoquer « l’enlisement », et même « le bourbier
vietnamien ». Isabelle Lasserre (Figaro du 26 mars) consacre même Saddam Hussein « général Giap de la Mésopotamie » qui « a fait échouer le scénario de la
guerre éclair ». Serge July parle même de « constat d’échec » le 28 mars et
Joseph Limage dans Ouest-France indique le 26 mars que « tout va de travers ».
Mais dans le même temps, alors que les quotidiens français enterrent à tort
la stratégie anglo-saxone, les troupes avancent régulièrement durant les journées
du 26 et 27 mars comme le constatent les journalistes incorporés et le Herald
Tribune. Cependant certains comme Michel Shifres du Figaro reconnaissent
l’avance rapide des troupes mais sa chronique se trouve à la page 14 de l’édition
du 27 mars. Mais il n’empêche que « le fantassin américain [reste] cet enfant gâté
de la guerre moderne » selon Philippe Chapleau dans l’édition du 29-30 mars
de Ouest-France. Le 29 mars, le chroniqueur militaire du Monde Jacques Isnard
indique en première page que les Américains vont devoir revoir leur stratégie, car « le dispositif terrestre s’est figé dans l’attente de renforts » ! Alors
qu’au même moment les combats sont terminés à Nadjaf. L’attaque de la garde
républicaine à Kerbala donne lieu pour Serge July au « scénario du pire » dans
l’édition du 1er avril et Jean-Jacques Mevel et Isabelle Lasserre dans Le Figaro du
1er avril prévoient un allongement du calendrier des combats, alors que la garde
républicaine est laminée ; quant à Jean-Louis Dufour, il indique que les Américains ont inventé les dégâts occasionnés chez l’ennemi. L’arrivée des troupes
américaines à Bagdad du 3 avril doit être reconnue. Mais alors on entrevoit les
combats de Bagdad comme « Saddamgrad » (selon Adrien Jaulmes dans Le
Figaro), avec une surenchère sur les difficultés à venir pour les Américains : personne ne croit le général Myers pour qui le siège n’est pas une bonne représentation mentale. L’affaire des « colonnes infernales » de Bagdad donne lieu
à une désinformation typique du journal Le Monde en dénonçant des procédés que les Français avaient utilisés contre les Vendéens, mais sans que leur
authenticité puisse être attestée selon Hertoghe (20, p. 174). La fin des opérations le 9 avril n’est qu’une suite de dépits de la presse française qui, dans l’ensemble, ne se réjouit pas de cette issue de la guerre.
L’annonce insistante de la catastrophe humanitaire ne se vérifie pas, l’absence
de colonnes de réfugiés est à peine remarquée. Malgré les efforts des troupes
coalisées, des bavures surviennent : elles connaissent bien entendu un écho,

Léon Sann

CONTROVERSES

notamment le 1er avril, dans la banlieue de Hilla. Mais il n’est guère fait de
mention des bavures de l’armée irakienne qui possède un équipement plus
ancien et moins précis.

Les facteurs de la malinformation
La convergence de cette malinformation est expliquée par trois facteurs par
Hertoghe : l’antiaméricanisme ambiant en France encore accentué par l’hostilité envers le président des USA, auquel, même le président Chirac s’est prêté ;
la nostalgie de la France comme grande puissance avec le souci gaullien de
tenir tête aux anglo-saxons ; l’arabophilie des élites françaises, allant jusqu’à
la complaisance avec les dictateurs du Moyen Orient et la compassion unilatérale pour les Palestiniens. On ajoutera des relents antisémites concernant des
propos sur une conspiration juive (19, p. 244) tenus par le ministre des affaires
étrangères au Parlement après la chute de Bagdad.
En somme, on voit qu’au terme de cette analyse, la presse française dans son
ensemble a rapporté des faits de façon véridique, mais incomplète dans leur précision et dans les pratiques de l’armée anglo-américaine. Une sous-information
a été pratiquée au sujet de la recherche des troupes anglo-américaines pour
minimiser les morts des civils. Au contraire, on a assisté à une exagération
inverse dans l’affaire des colonnes infernales. Les « données adjacentes » ont souvent tenu compte de prises de position politiques qu’il s’agissait de rationaliser.
En effet, la presse ne s’est pas efforcée de s’en tenir à l’objectivité, dans la
mesure où celle-ci impliquerait l’absence de préjugés (anti-américains) d’une part,
et l’absence d’esprit partisan (contre cette guerre) d’autre part. Elle s’est complue,
le plus souvent dans des articles qui épousaient les thèses du gouvernement français et a entretenu le consensus partisan contre cette guerre, mais aussi contre
les Américains. Il est vrai que l’ouvrage d’Hertoghe ne fait pas allusion à l’ensemble des raisons invoquées pour cette guerre et notamment celles concernant
les armes de destruction massive ; ceci et d’autres arguments permettraient
d’avancer des raisons valables contre la guerre en Irak. Mais la dictature irakienne
a recueilli dans la presse française plus de soutiens dans la « patrie des droits
de l’homme » que la démocratie américaine, au point que le Premier ministre
français avait dû rappeler que les Américains n’étaient pas nos ennemis !
Ce manque d’objectivité qui diabolisait davantage les démocrates que les dictateurs semble malheureusement être une constante générale de l’approche
française au sujet des affaires du Moyen Orient. Ainsi, les raisons invoquées par
les Américains dans leurs choix sont-elles systématiquement déformées ; il
est toutefois difficile de comprendre à quel point les anglo-saxons ne se soucieraient que de leurs intérêts tandis que les Français n’envisageraient que « la

231

232

CONTROVERSES

lectures

légalité ». Par ailleurs, on a vu que la désinformation n’est pas l’apanage des Américains : les fausses prédictions des « experts » militaires, l’ignorance des indications fournies par le terrain, l’affabulation sur certaines opérations militaires
ou l’emphase sur les difficultés ou les ratés américains destinés à corroborer
l’idéologie française ont privé le citoyen d’informations sur une sobre transmission de la réalité des opérations et sur le déroulement de cette guerre ; surtout, cette désinformation s’est exercé davantage contre l’armée américaine
que contre l’armée de Saddam Hussein. La véracité n’a donc pas été constante
dans la presse française, notamment dans Le Monde même si elle n’a pas été
constamment bafouée. Enfin la volonté d’influencer le public, de lui transmettre à la fois une position politique (conforme à celle du gouvernement et à
la « majorité de l’opinion ») fut manifeste.
La liberté de la presse s’est exercée durant ce conflit. Mais on peut s’interroger pour savoir si la liberté critique de jugement a été laissée au citoyen français. Un tel investissement massif de la presse au profit d’une telle position
pacifiste est étonnant dans un pays où les débats sont souvent si vifs et animés. Une telle « pensée unique » paraît ressembler à cette « tyrannie de la
majorité » de l’opinion de Tocqueville. Il n’est pas souhaitable que la presse
s’en charge à ce point, surtout au profit d’une dictature.
Les difficultés actuelles de l’Irak semblent donner raison à cette idéologie
française ; mais elles ne sont malheureusement pas au profit de la démocratie
que la « patrie des droits de l’homme » revendique souvent et malheureusement
de façon purement rhétorique. Ainsi plus que sur la vérité des informations, c’est
sur leur validité inférentielle d’une part et sur leur justesse rhétorique d’autre
part que cette présentation de la guerre par la presse nous interpelle.

Les techniques de la désinformation
La couverture médiatique de ces deux événements est une preuve vivante des
pratiques de la désinformation. La création de leurres qui attentent à la véracité
(compréhensible et éventuellement licite de la part de services spéciaux) est
plus contestable de la part de la presse. Elle peut prendre des formes directes :
mensonges, coups de sonde démentis, prédictions hasardeuses, mention incertaine de sources d’information fallacieuses, et enfin utilisation d’informations
vraies pour masquer d’autres informations plus importantes. On a vu que
durant la guerre en Irak la presse s’est prêtée à ce genre d’exercice, notamment en terme prédictif. Surtout, durant le génocide rwandais, le fait de ne
mentionner que la guerre entre le FPR et les FAR (forces armées rwandaises)
sans relater le génocide est une façon de se servir de l’arbre pour masquer la forêt.
La désinformation peut utiliser aussi des formes plus subtiles que cette analyse

Léon Sann

CONTROVERSES

de la presse nous a montrées et il importe d’en rapporter ici certains exemples
rhétoriques. On peut distinguer plusieurs types de désinformations. Les formes
rhétoriques de désinformation subtile peuvent procéder d’une auto-censure,
comme le montre Ervin Staub à propos des génocides et des guerres (13, p. 271).
« La technique de l’amalgame » consiste à mélanger les données vraies avec les
leurres de désinformation. Par exemple si on parle en même temps de l’aide des
Français et des miliciens du FPR (alors que les miliciens sont du côté des
Rwandais), cela sert à rendre crédible l’idée que le FPR est une milice. On voit
donc dans ce cas le mélange du renseignement et de la désinformation. JeanPaul Gouteux insiste (16, p. 134-5) sur ce couple information / désinformation
à propos de cette citation de Jacques Isnard écrite le 24 juin 1994 et qui semblait corroborer l’interview du chef de l’état-major Augustin Bizimunga : « À
l’heure actuelle, ces milices, souvent armées de matériel rustique sont complaisamment abandonnées par une armée rwandaise qui leur confie le sale
boulot à faire. » Il y a donc massacre de civils (information) mais de la part
des milices et non pas de l’armée (désinformation) car l’armée ne laisse pas
faire en réalité. L’amalgame, on l’a vu, est souvent à l’honneur dans la désinformation : Bush & Saddam Hussein, FPR et FAR, notamment lorsqu’on renvoie dos à dos deux adversaires, pour signifier qu’ils sont équivalents. Roselyn
Koren précise (5, p. 183), qu’à la différence de la métaphore, l’amalgame ne
montre pas des similitudes entre des notions rapprochées (le thème et le phore)
mais les assimile à une identité. Cela écrit-elle « dépossède l’interlocuteur de la
liberté de juger, car le glissement de la similitude structurelle du thème et du
phore à leur identification globale reste dissimulée dans le non-dit. » On verra
que cela permet un troisième type de désinformation. La technique du « passage
de l’information au message » repose aussi sur l’amalgame : la désinformation consiste alors à privilégier le leurre pour qu’il livre son message. L’information concerne, on l’a vu, l’association de la description à la présentation de
données adjacentes permettant de comprendre et d’interpréter l’événement ; mais
le message dépasse l’information : il lui ajoute une connotation destinée à plaquer un sens surajouté dont on fait le but de l’écrit ou de l’énonciation. Ainsi mentionner les massacres de Tutsis revient à les décrire ; en indiquer le contexte, la
cause et ses objectifs permet d’informer sur ce pogrom. Mais dire qu’il relève
d’un génocide relève d’un message (qui peut être vrai ou faux également). Or,
la désinformation peut être aussi effectuée pour nier précisément le message
vrai : faire mentionner le génocide par un témoin c’est tronquer alors que cela
n’est pas inexact ; mais lorsque le journaliste ne reprend pas cette description
(aussi grave) à son compte, il informe plus sur un témoignage que sur les faits.
Il en résulte un message faisant douter sur la réalité, ou du moins en la laissant

233

234

CONTROVERSES

lectures

en suspens. On peut ainsi rapporter un sujet réel ; et on ne peut se faire reprocher de l’omettre. Mais si on ne le mentionne que très rapidement, ou qu’on l’oublie pour se concentrer surtout sur une indication générale, ou générique
(« l’humanitaire » ou « l’officiel ») ou bien si on invoque une autorité anonyme
en gommant systématiquement les sources (en dehors des précautions nécessaires notamment), ou en crédibilisant une source coupable mais officielle, on
peut alors faire prévaloir une idée ou une interprétation au-delà du fait réel.
Ainsi se contenter de ne rapporter l’interview de Augustin Bizimugu (qui mentionne des faits réels : les massacres, tout en faisant croire à un manque de
contrôle des milices, ou à l’idée que l’armée ne se consacre pas à ces massacres
mais seulement à la guerre) sans en faire une analyse critique en plein génocide
revient à laisser passer le message de l’interviewé, de la même façon que la
seule mention d’un discours d’Hitler en faveur de la paix au début 1939 laisserait
croire, comme il le voulait, qu’il suffisait de s’en tenir à son discours pour que
l’on soit convaincu de son désir de paix. On a vu que la validité de cette information (au delà de son témoignage) est alors en cause.
On peut mentionner également la technique de « l’accusation en miroir » :
il s’agit de dénigrer les exactions des victimes à la place ou à égalité avec celles
des bourreaux ; ainsi les massacres commis par le FPR sont assimilés au génocide des FAR et des miliciens pro-gouvernementaux. On a vu que cet amalgame revient à renvoyer dos à dos bourreaux et victimes et à égaliser un génocide avec un conflit. Or ce n’est pas excuser le FPR dans ses abus de pouvoir que
de dénoncer le génocide de la partie adverse.
Dans tous les génocides, on retrouve cette inversion entre le bourreau et la
victime, le bourreau se disant victime de l’agressé, le nazi se disant la victime
du juif. C’est ainsi que « le bourreau rend la victime coupable de ses intentions criminelles et de ses fantasmes meurtriers » (16, p. 89). Cependant, des
journalistes s’en font l’écho, et crédibilisent ainsi les meurtriers. C’est ainsi
que le FPR s’est trouvé en avril 1994 accusé par le journal Le Monde des crimes
commis par ses ennemis.
Une autre forme de la désinformation a été pratiquée durant la guerre en
Irak, semblant indiquer ce qui se disait dans l’état-major à propos d’une guerre
éclair, tandis que les autorités prévenaient que la guerre risquait de durer. Ceci
permettait d’avancer l’idée d’un échec des Américains car cette guerre ne se
déroulerait alors pas conformément à la prévision des journalistes.
La désinformation est une atteinte grave au droit à l’information : elle n’est
pas une erreur (comme déviation d’une norme professionnelle), mais une
faute, car elle transgresse le devoir d’informer d’une part et la liberté du lecteur
d’autre part. Ne pas mentionner le génocide rwandais durant 2 mois, n’est

Léon Sann

CONTROVERSES

plus une simple erreur de jugement ; car celle-ci pouvait se corriger, surtout
quand d’autres l’avaient fait au bout de 3 semaines. La désinformation est une
faute car elle contrevient au droit de savoir du lecteur. Si dans certains cas, elle
peut être utilisée légitimement pour éviter davantage de catastrophes ou pour
des raisons de bien-être collectif, la désinformation requiert toutefois dans ces
cas des raison puissantes pour contrevenir à cette faute.

La mésinformation
La mésinformation, plus vaste, est apparue surtout au cours du génocide au
Rwanda. Elle peut revêtir plusieurs formes (3) et on se saurait toutes les reprendre
ici. Mais les atteintes à la véridicité sont surtout survenues du fait de l’absence
de reporters sur place : la mention précoce du génocide par Libération en est une
démonstration frappante. Mais elles peuvent aussi survenir du fait que certaines informations ne sont pas vérifiées ou dévoilées trop vite, etc… Enfin, le
manque d’analyses critiques des dépêches, des indications fournies par les services officiels et des interviews (comme celles du général Bizimungu par Le
Monde) participent à cette mésinformation : une interview est un fait en soi ; mais
le manque d’approche contextuelle de celle-ci est une insuffisance informationnelle, puisque, on l’a vu, l’information se démarque de la description.
Tout d’abord, nous emprunterons à F.-X. Verschave deux exemples rhétoriques
de mésinformation (17, p. 121-124). Un premier exemple de mésinformation
est donné par une ambiguïté sémantique de Stephen Smith qui écrit dans Libération, le 24 avril 1995, à propos du gouvernement issu de la victoire FPR « un
régime issu d’un génocide » ou « un régime issu des fosses communes » : il y
a ambiguïté dans la mesure où cette expression suggère que c’est le FPR qui
est l’auteur du génocide (alors qu’il l’a combattu à la suite de son déclenchement). Un autre exemple est celui du « chantage à la mauvaise conscience ». Il
s’agit de dire que ceux qui ont été les victimes du génocide ne peuvent s’en prévaloir comme d’un « fonds de commerce » : on ne conteste pas dans ce cas la pertinence de l’invocation de cette raison, mais son utilisation en soi. Gérard Prunier évoque ce problème (7, p. 423) et on sait que cela est reproché actuellement
à Israël après la Shoah. Mais en ce qui concerne le Rwanda, une tendance s’est
aussi dessinée pour égaliser ainsi les culpabilités du FPR et de ses opposants rwandais (FAR et milice) (14). Durant la guerre en Irak, la mésinformation a consisté
à émettre des messages sur la réception non enthousiaste des populations à
l’avancée alliée comme un signe de désapprobation, alors qu’elles avaient peur
et attendaient de voir comme allait tourner la suite des opérations.
La mésinformation est une erreur sérieuse de l’information. Elle risque
de conduire à une mauvaise représentation de la réalité et de transmettre ainsi

235

236

CONTROVERSES

lectures

des erreurs d’appréciation. Elle est le plus souvent involontaire, notamment
par suite d’une méconnaissance du pays, de sa culture et de son histoire, mais
aussi des nuances politiques récentes, mais elle provient aussi des contraintes
que connaissent les journalistes notamment sur place, et tout particulièrement
dans un pays en guerre, ou du fait de pressions politiques ou diplomatiques. Ces
pressions sont parfois subtiles puisqu’elles peuvent provenir de l’appartenance
à un groupe social mondain où les rencontres fréquentes, les indulgences personnelles en viennent à compromettre l’indépendance des journalistes et à
émousser leur sens critique. Ceci peut conduire à minimiser ou à gommer
certaines aspérités de la réalité ou du jugement causal, voir même à taire certaines informations sérieuses et pertinentes de façon plus ou moins inconsciente
(13, p. 273). Mais elle procède aussi de l’imprégnation culturelle prédominante
car les médias reflètent aussi la société dans son ensemble et en partagent les
vues dominantes. Il est alors difficile pour le journaliste de s’inscrire à contrecourant de ces vues et de s’aliéner à la fois sa rédaction et son public (13, p. 272).
Enfin les enjeux financiers de la presse conduisent volontiers à privilégier le sensationalisme et donc ce qui met en jeu les émotions de la souffrance à distance (21). On en a vu les aspects fâcheux à propos des réfugiés rwandais au Zaïre,
ainsi que au sujet de l’absence de réfugiés en Irak.
La mésinformation conduit ainsi à des sophismes, c’est-à-dire à des raisonnements invalides, à de fausses conclusions, de mauvaises interprétations
des expériences de vie ou de pensées. L’inattention, la hâte, la facilité, la confusion, l’auto-persuasion comme la passion facilitent ces erreurs de mésinformation d’autant plus qu’on s’y abandonne pour des raisons qui peuvent paraître
faussement suffisantes. Comme on peut facilement le comprendre, le reportage
de guerre est particulièrement exposé à ces erreurs. Par contre la persistance dans
ces erreurs relève plutôt, on l’a vu, de fautes, car il n’y a pas de plus aveugle que
celui qui ne veut rien voir.
La véridicalité a été contrevenue à plusieurs reprises dans cette analyse. Le
besoin de coller à des positions politiques nationales officielles ou à des idéologies revient à un dogmatisme. Or, cela est apparu plusieurs fois dans la relation des événements rwandais et irakiens. Dans le premier cas, il s’agissait de s’en
tenir aux « luttes tribales », au « conflit interethnique », alors qu’un fascisme et
un racisme se manifestaient dans un génocide horrible. Dans le cas irakien, il
s’agissait de surcroît de coller à la majorité de l’opinion publique française, au
consensus ; mais l’histoire a enseigné en 1938 le danger d’une telle attitude.
L’objectivité reste donc une valeur essentielle de l’information. Certes, comme tout
idéal, elle est rarement atteinte. Mais elle est aussi une attente du lecteur éclairé
qui ne souhaite pas seulement ronronner avec ses seules idées personnelles

Léon Sann

CONTROVERSES

sans les confronter à d’autres ou ressasser les clichés cognitifs des pensées
uniques : John Stuart Mill avait déjà montré au XIXe siècle que cette attente
éclairée composait aussi la liberté des hommes (22). Ce qui importe n’est pas tant
la complétude de la réalisation de cette honnêteté ; car alliée à une certaine
modestie, cette honnêteté consiste non pas tant à s’en approcher qu’à la rechercher. En fait elle est plus une procédure qu’un état, plus un état d’esprit qu’un
accomplissement. Mais alors seulement, elle n’interdit pas de pondérer les arguments, mais au nom de la cohérence de l’information et du respect de la liberté
du lecteur (et non pas seulement au nom de la liberté de la presse).
La recherche d’une corroboration des prises de position des rédactions
(flagrante avec Le Monde pour le Rwanda et retrouvée avec la guerre en Irak) a
conduit non pas seulement à mettre en œuvre un esprit critique légitime, mais
surtout à une attitude d’hostilité. Surtout, on l’a vu, cette hostilité s’est trouvée dirigée non pas tant contre les auteurs des crimes (les autorités gouvernementales, l’armée et la milice au Rwanda ou Saddam Hussein et ses acolytes en
Irak), que contre ceux qui tâchaient de faire cesser ces crimes (le FPR au
Rwanda, les Alliés en Irak). Ce renversement des perspectives de blâme est
effectivement renversant (si on peut se permettre cette fausse tautologie !).
La vérimentalité est aussi en cause dans la presse. En effet, comme le montrait Roselyn Koren (5), informer est un acte qui comporte aussi ses effets. La
volonté de persuader et de convaincre préside souvent aux informations, ne
serait-ce que celle de vouloir implicitement convaincre le lecteur de la vérité de
ses dires et donc d’avoir raison. Mais elle repose souvent sur le désir de faire adhérer le lecteur aux valeurs qu’énonce le locuteur. Enfin, elle recherche aussi une
relation avec le lecteur par la loyauté envers le public en vue de sa fidélité ;
mais elle croit parfois l’obtenir par le sensationnalisme de certaines informations
par exemple ou par la distraction. Au Rwanda, ces effets ont joué moins au
niveau du génocide qu’au niveau des camps de réfugiés ; ils ont alors orienté les
projecteurs davantage sur les réfugiés tueurs que sur les victimes tutsies innocentes restées au Rwanda. En Irak, où il n’y a pas eu les réfugiés attendus, la fidélisation de la relation avec le public n’a pas pu se faire en fonction des émotions
soulevées par le spectacle de réfugiés dénudés. Mais il s’est fait par l’entretien
d’un consensus contre la guerre et les USA, ainsi que contre le président Bush
et le premier Ministre Blair.
Or, la mobilisation de l’opinion publique est un enjeu politique essentiel.
On l’a vu pour le Rwanda avec l’effet désastreux de la RTLMC de Kigali, qui, mise
au service de l’idéologie fasciste des tueurs contre les « Hutus modérés » et
contre les Tutsis, a joué un rôle déterminant de stimulation des massacres. Le
massacre des dix casques belges au Rwanda au début du génocide a frappé

237

238

CONTROVERSES

lectures

l’opinion publique belge au point de conduire le gouvernement à retirer ses
troupes du Rwanda au plus mauvais moment, en dépit des objections du
ministre des affaires étrangères Willy Claes. L’émotion du public français devant
le spectacle de la souffrance des réfugiés rwandais au Zaïre a davantage mobilisé le gouvernement français à réagir par l’opération Turquoise que le massacre des Tutsis dont 80 % étaient déjà morts à ce moment. Malgré le journal
Libération, la presse française n’a guère mobilisé les Français pour sauver les Tutsis d’un génocide survenu à la fin du XXe siècle. Cette vérimentalité nous paraît
en relation avec les implications du « parler juste » dont nous avons vu l’importance dans l’introduction. Elle se rattache également à la validité de l’exposition des faits. Ces deux aspects fonctionnent en effet comme des actes de
parole et ils ont la force illocutoire (qui pose un événement en fonction de ce qui
est énoncé) et perlocutoire (en raison des conséquences qui s’en suivent).
L’énonciation « juste » relève notamment des procédés rhétoriques d’une
part et de la dénomination d’autre part. Les procédés rhétoriques sont signalées
par Roselyn Koren pour stimuler le public. L’emphase procède de 4 modalités
(5, p. 179) : la généralisation (les Hutus, sans mentionner les modérés), le
superlatif (« double génocide »), l’essentialisation, (lorsque Jean Hélène, par
exemple, signale le 17 août que « les soldats du FPR auraient tué [des survivants
tutsis au génocide] en disant « tu es vivant donc ennemi » »), ou l’amplification
par l’épithète (parfois antéposée) ou par la métaphore (par exemple les « khmers
noirs »). L’outrance (5, p. 173) peut servir à produire un effet ; cela pourrait
s’attendre devant les horreurs du génocide. Le rythme intervient en permettant de donner un sens sans passer par le signifié. La dénomination est aussi
avancée comme une modalité d’acte de langage par Roselyne Koren (5, p. 206
et suivantes) car elle produit les effets suivants. Elle donne un statut social :
ainsi, on l’a vu, les soldats de la FAR se voient-ils qualifiés de « combattants »
alors que ceux du FPR sont dénommés « miliciens ». Outre l’inversion impliquée par ces qualifications, on constate que le statut social n’est pas le même dans
les deux cas. La dénomination intervient dans la condamnation ou le respect :
un combattant est plus respectable qu’un milicien. Combattant démystifie aussi
la criminalité des membres du FAR. « Envahisseur » en Irak diffère de « soldat »
de la même façon que lorsqu’on écrit que les soldats américains ne sont pas des
« libérateurs ». S’efforcer de comprendre les FAR et les tueurs rwandais risque
de faire admettre leurs actions, surtout dans le contexte de la « lutte interethnique » ; mais cela risque aussi de gommer leur racisme. La banalisation des
massacres : « Kigali à sang et à feu » est une forme de langue de bois qui
n’énonce pas le génocide ; le laconisme des communiqués de guerre étanche
l’horreur du génocide. Après tout, les massacres sont le lot des guerres. Les

Léon Sann

CONTROVERSES

massacres deviennent parfois des faits divers avec les stéréotypes du tribalisme, et la simple rupture d’un ordre banal. L’idéologie éloigne le nom de sa référence extralinguistique ; ainsi la « lutte tribale » ou « interethnique » éloigne du
génocide : « le signe n’est plus adéquat ici au référent, il ne reste plus que le signifiant. » (5, p. 208). La qualité des arguments intervient. Souvent, au cours de
reportages de guerre, la mise en jeu d’arguments émotionnels intervient. Si
ceux-ci peuvent avoir une valeur, on sait également qu’ils peuvent fausser la
perspective générale des événements. Ainsi, dans le génocide rwandais, la
presse télévisuelle et écrite se sont longuement étendus, on l’a vu, sur les souffrances, les maladies des réfugiés Hutus à Goma principalement. L’appel à la pitié
et à la commisération ont plus fait pour éveiller la conscience publique que
l’évocation factuelle des massacres des Tutsis. La couverture médiatique de
« l’opération Turquoise » a encore accentué cette diversion. L’horreur des exécutions à la machette, la massivité de ces exécutions, leur caractère criminel n’ont
pas bénéficié d’arguments aussi puissants auprès de l’opinion publique que
les souffrances des bourreaux hutus. Sans négliger celles-ci ni le besoin de les
soulager aussi, il a tout de même existé une incommensurabilité du génocide
que des arguments émotionnels immédiats à propos des réfugiés ont obscurci.
Un leurre de désinformation a donc fonctionné de façon plus ou moins volontaire à ce niveau. Ainsi l’opération Turquoise a-t-elle fonctionné plus en faveur
des bourreaux hutus que des victimes tutsis.
L’exposition valide intervient aussi dans la qualité de l’information. Cette validité de l’information dépend grandement de l’enchaînement des informations,
du rôle des arguments proposés ainsi que des inférences qu’elle permet. Mais
Raymond Boudon a décrit, dans le sillage de Simmel, le rôle des présuppositions
implicites, même si celle-ci sont rationnelles (23). Dans le génocide rwandais,
les présuppositions ont plutôt été celles d’une guerre civile et tribale, dans la suite
des événements antérieurs. Ceci a souvent conduit, on l’a vu, à retarder la prise
en compte du génocide et la condamnation de leurs auteurs. La partialité dans
la ligne de l’appui des autorités françaises au gouvernement rwandais en place,
sans la dénonciation des massacres de Tutsis, ont conduit de plus à des rationalisations avec des métaphores hasardeuses (« Khmers noirs ») ou avec une présupposition fantaisiste (le syndrome de Fachoda). Le chaos de la situation rwandaise, la masse des informations en cours et les implications socio-politiques de
certains journalistes sur place ont aussi favorisé, probablement, le rôle de ces
présuppositions acquises avant le déclenchement du génocide. On a vu que
c’est l’envoi sur place de nouveaux journalistes, moins directement impliqués
précédemment qui, avec un œil neuf, notamment à Libération, a permis de
prendre la mesure du génocide. On retrouve dans le génocide rwandais ce

239

240

CONTROVERSES

lectures

même phénomène de présuppositions que lors du génocide cambodgien, avec
Jean Lacouture qui a reconnu ne pas croire que des « gens de gauche » puissent
commettre de tels crimes, ou en Italie avec Tiziano Tertzani, « grand spécialiste
des questions asiatiques » (3, p. 326) qui a mis sept mois après la prise de
Pnom-Penh pour commencer à comprendre la nature criminelle de ce nouveau régime communiste. L’invalidité de ces inférences a ainsi conduit à des désinformations graves. À l’inverse de ces présuppositions implicites, on peut
assister à des abus de présuppositions non pas tant occultées comme précédemment, mais énoncées avec répétition, emphase et complaisance. On a vu que
la guerre en Irak a fourni un terreau propice à ce genre d’attitude. Lorsque ces
présuppositions sont ainsi produites avec insistance, on n’est plus dans l’information, mais dans la polémique, ou dans la profession de foi, quand il ne s’agit
pas aussi de l’intimidation (5).

Les enjeux éthiques de l’information journalistique
En Irak, la présentation de la guerre par la presse a détourné l’opinion publique
occidentale de la reconnaissance du faible soutien au régime et de l’objectif
d’abattre un dictateur. Les Alliés en sont partiellement responsables, puisque la
concentration médiatique et onusienne sur les armes de destruction massive avait
pris le pas sur la lutte contre un dictateur. Les arrière-pensées des Anglo-saxons
en Irak ont été soulignées à maintes reprises, mais celles des Français n’ont pas
été mises en avant (19).
De l’analyse du génocide rwandais, il apparaît clairement, nous semble-t-il,
que la vérité a percé difficilement dans les médias français et qu’elle a été lente
à apparaître. Ce délai a eu des répercutions plus que fâcheuses : elles furent extrêmement graves et même catastrophiques. En effet, il n’a pas permis d’informer
les citoyens à temps et de mobiliser l’opinion publique pour tâcher de sauver des
gens des coups des machettes. Il a par contre polarisé le public sur les réfugiés
qui se composaient non pas des Tutsis victimes, mais surtout de Hutus tueurs,
ainsi que des bourreaux officiels. Ce sont ceux-ci qui furent livrés à la sensibilité de l’opinion publique mondiale. Ceci ne signifie pas qu’il ne fallait pas porter assistance à ces réfugiés ; mais ceci indique surtout que les vraies victimes
furent ignorées. La publicité autour de l’opération Turquoise a encore renforcé
cette diversion.
Ces détournements, ces délais, ces diversions montrent que la vérité,
l’objectivité loin du dogmatisme, la véracité sans tromperie ni égarement
sont toutes capitales pour la vérimentalité du public, car l’information n’a
pas qu’une vertu descriptive ou informationnelle : elle est faite « d’actes de
parole » avec leur effet d’illocution (fixation de statut social des bourreaux ou

Léon Sann

CONTROVERSES

des victimes par exemple) ou de perlocution (effet de mobilisation par
exemple). Mais on voit aussi que la liberté de la presse ne suffit pas pour la
liberté d’information, malgré les invocations rituelles et parfois corporatistes : la liberté du public intervient aussi. Il s’agit aussi par cette vérimentalité de déterminer la responsabilité des informateurs non pas envers leur
rédaction, envers les autorités officielles ou envers des directeurs de journaux : mais à travers ces intermédiaires, la responsabilité de vérimentalité se
dresse en fait en face du public. Véridicité, véridicalité, véracité convergent vers
la vérimentalité. À travers le respect de ces quatre facteurs, la presse permet
aussi la liberté du lecteur. Cette liberté du public lui permet alors de juger des
événements et de réagir adéquatement, ce qui signifie, dans les événements
que nous avons rapportés de lui permettre de s’engager dans une véritable
assistance des victimes.
Mais par ces quatre facteurs, on a vu qu’il n’y a pas que la liberté de la
presse ou de l’interlocuteur qui est en jeu. Il en va aussi de la liberté des victimes dont on rapporte les malheurs. La liberté des victimes est activée non
pas seulement par leurs propres actions, mais par celles des acteurs qui les
reconnaissent aussi à la fois au niveau de leurs souffrances et de l’assistance
dont elles ont besoin. Il y a ainsi cette liberté de la reconnaissance dont parlait succintement Isaiah Berlin (24). Comme nous l’enseignent l’oppression
et les massacres, la presse a la responsabilité de participer aussi à cette liberté
de reconnaissance des humiliés et des victimes. Mais le génocide rwandais et
la guerre en Irak ont montré de plus que cette liberté de reconnaissance doit
s’adresser à ceux qui sont les véritables victimes. La presse doit donc, audelà du poids des sensibilités et des dogmes politiques, les reconnaître honnêtement de façon véridique, juste et valide.
L’information est donc capitale dans ces rencontres des libertés. Or, on l’a
vu, les choix dogmatiques ou partisans, le souci de rationalisations de la
presse les ont éludés. Ces analyses nous ont montré que la liberté de la presse
n’est pas suffisante. Nécessaire, elle risque cependant de se contenter de
fonctionner en cercle vicieux, sans rencontrer le lecteur dans sa liberté, mais
aussi en privant les victimes de leur liberté. De telles tragédies rendront toujours vains les désespoirs et les lamentations. On souhaiterait toutefois que
la façon de les rapporter ne se surajoute pas à l’indifférence, l’inertie ou l’inadéquation car les lecteurs comme les victimes dépendent davantage de ces
intermédiaires médiatiques que les rédactions ou les officiels.
En 1943, désespéré par le nazisme et la seconde guerre mondiale, Franz
Werfel écrivait ce jugement sévère : « Le vrai journaliste penche vers la conviction que les faits en eux-mêmes n’existent qu’autant qu’il daigne en faire part.

241

242

CONTROVERSES

lectures

Lorsqu’il les a relatés, il leur accorde un peu plus de considération. Il appartient
donc à cette sorte de gens qui sont ravagés secrètement par l’orgueil de la
création qui n’a qu’une seule échappatoire, précisément cette suffisance
ennuyée et visiblement harassée qui ne saurait s’intéresser à rien, fut-ce à
l’anéantissement de l’univers. » (25, p. 106). Si la presse que nous avons étudiée n’a pas comporté que des comportements qui justifient un tel jugement
sévère, on voudrait surtout que les victimes des oppressions et du racisme
n’en viennent pas à émettre le même jugement. Car, on l’a vu, il faudrait aussi
rendre des comptes à leur liberté perdue.

notes
1. « Chien de garde », ndlr.
2. La véridicalité est un terme issu de la théorie des rôles sociaux en sociologie. Elle est cette vérité
à laquelle on s’attend, à laquelle on est préparé ou on s’est préparé. Elle permet d’anticiper l’annonce,
et partant de mieux la recevoir et l’accepter. En sociologie, elle concerne ces vérités auxquelles
l’opinion publique nous habitue par exemple. En matière d’annonce de mauvaise nouvelle, la véridicalité
est non seulement celle à laquelle on s’est préparé, mais aussi celle dont on se doute le cas échéant ;
et l’annonce qui la confirme peut éventuellement procurer un soulagement car elle résoud une tension.
3. La vérimentalité est un terme forgé à partir du travail de Jankélévitch dans son Traité de vertus. Elle
consiste dans l’effet mental subséquent de la vérité (comme dans la douleur de l’annonce des mauvaises nouvelles) ; mais elle concerne aussi les implications secondaires de l’indication de cette
vérité : comme dans l’exemple de Benjamin Constant concernant le bourreau qui demande où se trouve
sa victime à son protecteur qui l’a caché.
4. Les numéros entre parenthèses renvoient au livre cité sous ce chiffre dans la bibliographie et la page
est mentionnée.

Léon Sann

CONTROVERSES

bibliographie
1. Joseph Raz. Free expression and personal identification. In Ethics in the public domain. Essays
in the morality of Law and politics. Clarendon Press. Oxford University Press. New York, USA. 1996,
pp. 146-169.
2. Amy Gutman & Dennis Thompson. Democracy and disagreement. Why moral conflict cannot be
avoided in politics and what should be done about it. Belknap Press of Harvard University Press.
Cambridge, Mass. USA. 1997.
3. Andréas Freund. Journalisme et mésinformation. La Pensée sauvage. Collection Média-discours.
1991.
4. Vladimir Jankelevitch. Traité des vertus II, Les vertus et l’amour, volume 1. Editions Flammarion.
Editions Champs. Paris 1986, pp. 244-274.
5. Roselyne Koren. Les enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise en mots du terrorisme.
Editions l’Harmattan. Paris & Montréal. 1996.
6. Patrick de Saint-Exupéry : chronologie sur internet : www.arenes.fr, à propos de son ouvrage
l’Inavouable.
7. Gérard Prunier. Rwanda : le génocide. Editions Dagorno. Milan 1999.
8. Roméo Dallaire. J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda. Editions Libre
Expression, Québec (Canada) et Paris (France). 2003.
9. Patrick de Saint-Exupéry. L’inavouable. Editions les arènes. Paris 2004.
10. Jean-Pierre Chrétien. L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire. Editions Flammarion.
Collection « Champs ». Paris 2000.
11. Laure Coret & François-Xavier Verschave. L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et
le génocide au Rwanda. Editions Karthala. Paris 2005.
12. Friedrich von Hayek. Droit, législation et liberté. Volume 3 : l’ordre politique d’un peuple libre.
PUF. Paris, 1989, pp. 9-10.
13. Ervin Staub. The roots of evil. The origins of genocide and other group violence. Cambridge
University Press. Cambridge, Mass. USA, 2005, p. 5.
14. Bernard Lugan. François Mitterrand, l’armée française et le Rwanda. Editions du Rocher Paris,
2005.
15. Christian Morel. Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes.
Editions Gallimard. Paris 2002.
16. Jean-Paul Gouteux. Le Monde, un contre-pouvoir. Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais. Editions l’esprit frappeur. Paris 1999.
17. François-XavierVerschave. « Dix ans de désinformation ». In Négrophobie.
Edité par BB Diop, O. Tobner, FX Verschave. Editions les Arènes. Paris, 2005, pp. 103-196.
18. Jean Hélène. Ecrits d’Afrique. Editions de la Martinière. Paris 2004, pp. 256-354.
19. Kenneth R. Timmerman. The french betrayal of America. Three Rivers Press. New York, NY,
USA 2005.

243

244

CONTROVERSES

lectures

20. Alain Hertoghe. La guerre à outrances. Comment la presse nous a désinformés sur l’Irak.
Editions Calmann-Lévy. Paris, France. 2003.
21. Luc Boltanski. La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique. Editions
Métailié Paris 1993.
22. John Stuart Mill. De la liberté. Presses Pocket. Paris 1990.
23. Raymond Boudon. L’art de (se) persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses. Editions
Fayard. Paris 1990.
24. Isaiah Berlin. Eloge de la liberté. Editions Calmann-Lévy. Paris 1988, pp. 202-209.
25. Franz Werfel. L’étoile de ceux qui ne sont pas nés. Editions Plon. Paris 1950.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024