Fiche du document numéro 21846

Num
21846
Date
Dimanche 1er juillet 2018
Amj
Auteur
Fichier
Taille
471339
Pages
2
Urlorg
Titre
Génocide au Rwanda, « Mitterrand m'a dit : Kouchner, vous exagérez »
Sous titre
L’ancien ministre des affaires étrangères réagit au dossier que nous avons publié lundi 25 juin, « Rwanda, questions sur l’opération Turquoise ». Pendant le génocide des Tutsis au Rwanda, Bernard Kouchner s’est rendu à trois reprises à Kigali. Il dit avoir tenté, en vain, d’alerter François Mitterrand sur la nature des crimes commis par le régime hutu.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Comment réagissez-vous au dossier que La Croix a publié la semaine dernière, avec le nouveau témoignage d’un militaire, ayant pris part à Turquoise, qui interroge sur la réalité d’une intervention française strictement humanitaire dès le départ ?

Bernard Kouchner : Tout cela, je le savais. Bien sûr qu’il y a des militaires qui, sur ordre, se sont préparés à frapper le FPR. Mais quand Turquoise a commencé, le FPR avait gagné la partie. La ligne humanitaire a alors pris le dessus sur la ligne offensive à l’Élysée, comme en témoigne votre aviateur. Ensuite, que Turquoise n’ait pas procédé à l’arrestation des membres du Gouvernement intérimaire rwandais, c’est gros ! Le général Lafourcade a beau dire à La Croix que l’ONU ne lui avait donné aucune consigne à ce sujet, il aurait pu et dû agir autrement. À ce propos, je me souviens d’une chose. Avec une délégation de députés européens, dont Bernard Stasi, je suis retourné au Rwanda en juin 1994. Notre délégation a décidé de rencontrer le général Lafourcade à Goma. J’ai préféré me rendre à Kigali pour rencontrer Paul Kagame. Quand j’ai retrouvé Bernard Stasi, il m’a fait cette confidence : « Lafourcade sécurise la zone où se trouve le GIR pour lui permettre de s’échapper vers Goma ! »


Qui était en faveur d’une intervention offensive ?

B. K. : Je crois que François Mitterrand et son entourage politique et militaire ont d’abord pensé à une opération comme les précédentes, une intervention militaire directe.


Donc en faveur du gouvernement ?

B. K. : C’est ce que cela voulait dire. Mais Édouard Balladur, alors premier ministre, n’était pas d’accord. Je me souviens qu’arrivant du Rwanda, j’ai croisé Alain Juppé, son ministre des affaires étrangères. Je lui ai dit : « Je ne comprends pas ce que vous faites au Rwanda. J’ai vu des gens tuer en votre nom, en criant vive la France. Il faut intervenir pour arrêter les massacres ». Il m’a répondu : « Je sais cela. Je suis pour que l’on intervienne et pour arrêter le massacre. Mais certains, au gouvernement, s’y opposent. Et Kagame nous combattra par la force. »

J’ai proposé moi-même d’aller le rencontrer à Kigali. J’y suis allé avec un collaborateur de Juppé. Le chef du FPR était effectivement convaincu que les Français n’allaient pas venir juste pour sauver les Tutsis des massacres. Mais Paul Kagame nous fait confiance et il a fini par accepter l’intervention française. ​​​​​​

La France s’est-elle trompée au Rwanda ?

B. K. : Elle a commis une très lourde faute, une faute politique. Les décideurs n’ont pas voulu voir, malgré l’avis de nos services, qu’ils étaient l’ami des génocidaires : c’est l’énorme ambiguïté de la France au Rwanda. Elle a perduré pendant le génocide et elle perdure encore parmi certains socialistes, en particulier parmi les proches toujours vivants de François Mitterrand.

En avril 1994, j’étais, avec quelques amis de Médecins du monde, le seul Français présent pendant le génocide. J’ai appelé François Mitterrand de Kigali pour lui décrire la situation. « Ne croyez pas tout ce qu’on vous raconte, lui ai-je dit. Le FPR n’est pas à la solde des Américains. Ils sont entrés au Rwanda au nom de leurs familles tuées par les Hutus depuis l’indépendance. Ici, nous sommes les amis des bourreaux. Il faut absolument arrêter tout ça ». François Mitterrand m’a répondu : « Kouchner, vous exagérez, allons, je vous connais, vous exagérez. » Tous ceux qui gravitaient autour de lui, les caciques du parti socialiste de l’Élysée, certains ministres de droite, les généraux qui étaient autour du président… l’ont poussé à se tromper de grille de lecture. Certains étaient sincères et d’autres cyniques.

Comment voyaient-ils la situation ?

B. K. : L’entourage de Mitterrand avait une analyse simplette. Ils ont d’abord vu une opportunité pour prendre la place des Belges dans cette ancienne colonie. Pourquoi ? parce qu’ils étaient animés et structurés par une forme de néo-impérialisme qui se traduisait par ces formules : « Nous sommes la France, quoi ! Nous sommes un grand pays africain. » C’est ce qui a présidé au soutien au président Habyarimana, dont François Mitterrand me disait qu’il le connaissait à peine, ne l’ayant vu que deux fois. Ensuite, la montée en puissance de l’Ouganda anglo-saxonne est apparue comme une menace. Soutenir le Rwanda hutu, c’était contenir l’expansion anglo-saxonne. Enfin, Kagame avait été entraîné par les Américains, il était donc forcément notre ennemi. Cette succession d’arguments politiques a conduit l’Élysée à s’allier au gouvernement hutu, à former l’armée hutue et à désigner le FPR comme le méchant dans cette histoire. Après l’assassinat d’Habyarimana, c’est à l’ambassade de France qu’est constitué le gouvernement intérimaire rwandais !


Que savez-vous du rôle de l’armée française ?

B. K. : Il est faux d’affirmer qu’elle a participé au génocide. Entre 1990 et 1993, elle a effectivement joué un rôle au premier rang pour stopper les offensives du FPR. Elle a aussi formé des militaires rwandais. Mais elle n’a pas pris part au génocide. Elle n’a rien compris de ce qui se passait sur place. À chaque fois que l’on s’est déployé dans ce pays, on était du côté Hutu, du côté du président Habyarimana. Lorsque Turquoise a été lancé, les militaires pensaient toujours que nous étions du côté du président assassiné par le FPR : c’était faux mais c’est ce qu’ils croyaient.

Ministre des affaires étrangères, avez-vous pu consulter les archives du Quai d’Orsay sur le Rwanda ? ​​​​​

B. K. : Ministre des affaires étrangères, j’ai demandé à consulter celles du Quai d’Orsay. On m’a apporté quelques documents qui n’avaient aucun intérêt. On m’a promis qu’on allait m’apporter la suite. Ça n’a jamais été le cas. On m’a clairement fait lanterner. Pris par mille dossiers, j’ai laissé filer. Il faut que je consulte les nouvelles archives, dans le nouveau bâtiment. Et ce sont les archives de la DGSE qui sont importantes.


La France a-t-elle tiré des leçons de son rôle au Rwanda ?

B. K. : Il faudrait pour cela qu’elle connaisse le problème. Mais la vérité avance lentement : des officiers et des hommes de l’opération Turquoise commencent à parler comme dans votre journal, la semaine dernière. Avec le président Nicolas Sarkozy, nous avons visité Kigali. Les relations diplomatiques ont été rétablies. Mais la fenêtre s’est refermée avec François Hollande. Au Quai d’Orsay, on s’interroge assez peu sur la moralité de nos actions.

J’espère toutefois que ceux qui n’étaient pas d’accord avec moi en 1994 comme Édouard Balladur, Alain Juppé, Hubert Védrine, le général Quesnos et l’amiral ­Lanxade, vont parvenir à changer de position comme François Léotard, le ministre de la défense du gouvernement, il y a deux ans. Tout concourt à cela, à commencer par le rapprochement entre Emmanuel Macron et Paul Kagame : et cette formidable proposition de nommer la ministre rwandaise des affaires étrangères Louise Mushikiwabo à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Vingt-quatre ans après la faute politique de la France au Rwanda, l’Afrique francophone et l’Afrique anglophone s’unissent devant nous.
La mémoire fiévreuse de l’implication de la France au Rwanda
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