Fiche du document numéro 1993

Num
1993
Date
Jeudi 2 juin 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
122171
Pages
3
Titre
La mort crie victoire
Page
82
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Les maquisards du Front patriotique rwandais progressent vers Kigali,
dans un pays dévasté par les massacres. La France leur apparaît comme
le dernier soutien d'un pouvoir hutu coupable de génocide. Voyage au
coeur des ténèbres...

Accoudé au capot de son « command car », Paul Kagame s'offre une halte
sur la route qui, de l'est, file vers Kigali. Fine moustache, lunettes
d'intello, le chef militaire du Front patriotique rwandais (FPR)
affiche une sérénité de vainqueur. A quoi bon se hâter? Les rebelles
contrôlent la moitié est du pays. Depuis la conquête, le 22 mai, de
l'aéroport et de la caserne de Kanombe, la capitale semble à leur
merci. Elle tombera le jour venu, à l'usure. De même, le jeune général
tutsi resserre l'étreinte autour de Gitarama (sud-ouest de la
capitale), où siégeait, avant de fuir, un « gouvernement intérimaire »
fictif, animé par les faucons du clan de Juvénal Habyarimana. Il
flotte sur la clique du défunt président hutu - ethnie majoritaire à
85 % - un parfum de débâcle et sur le « pays des mille collines » une
obsédante odeur de mort.

Car l'assassinat, le 6 avril, du despote au pouvoir depuis 1973
déclencha une vague de pogroms méthodiques, perpétrés, listes à
l'appui, par les Forces armées rwandaises (FAR), avec le concours zélé
des « interhamwe », miliciens de l'ex-parti unique, voire des
bourgmestres locaux. Un demi-million de Tutsi et d'opposants hutu -
soit le quinzième de la population - auraient ainsi péri, fauchés par
les rafales et les grenades, achevés à coups de machette, de pieu
clouté ou de marteau. Prisonniers de leur délire raciste, au point
d'ourdir l'attentat fatal à Habyarimana, jugé trop tiède, aveuglés par
le spectre d'une tyrannie féodale tutsi, les tueurs ont scellé leur
propre perte. Ouvrant aux maquisards aguerris du FPR les portes du
châtiment militaire.

Leurs ennemis les affublent d'un sobriquet infamant: « inienzy »
(cancrelats); leurs partisans les disent « inkontanyi », ou
bagarreurs. Ils se prénomment Aimable, Innocent... Les gradés du
front, souvent bardés de diplômes, portent l'uniforme. Chaussés de
tennis, de bottes de caoutchouc ou de rangers, les bidasses se
contentent de tenues dépareillées. La plupart ont fui, sur le dos de
leurs parents, la répression engagée en 1959, lorsque vacillait le
royaume tutsi. Les cadets ont vu le jour en exil. Enseignants au
Burundi ou au Zaïre, agronomes en Tanzanie, voire journalistes à la
radio d'Etat, tous rallieront le nord du Rwanda, fief du front, à la
faveur de l'offensive d'octobre 1990, prélude à trois années d'intense
guérilla. Pour autant, il leur arrive, faute de connaître le terrain,
de s'égarer. Les cadres, eux, ont servi l'Armée de résistance
nationale (MRA) de Yoweri Museveni, actuel président ougandais. A
commencer par Paul Kagame, qui dirigea ses services de sécurité, et
son prédécesseur disparu Fred Rwigema, ex-bras droit du commandant en
chef des forces de Kampala.

Il n'en faut guère davantage pour que les fidèles d'Habyarimana et le
renseignement « français » - ce qui revient au même - voient dans
l'offensive du FPR la main du voisin du Nord. Certes, ce dernier n'a
jamais mégoté son soutien. De là à absoudre Kigali de ses fantasmes
ethniques... « En déniant aux réfugiés le droit au retour, note un
``bagarreur'', le régime a cristallisé nos rancoeurs.» Museveni
installé, sa légion rwandaise s'affranchit du tuteur avec armes,
bagages et véhicules. Donnant ainsi à l'Alliance pour l'unité
nationale, fondée en 1979 et rebaptisée Front patriotique, une
tournure plus martiale. Le FPR, qui se pique de « pluriethnicité », a
placé à sa tête un Hutu, Alexis Kanyarengwa, jadis ministre de
l'Intérieur du président Habyarimana. Sans pour autant effacer son
image de mouvement armé, d'essence tutsi. A l'heure des choix,
l'autorité de Paul, le chef militaire, prévaut contre celle du
président Alexis.

« C'est une armée disciplinée, bien entraînée, commandée par
d'excellents officiers, convient un haut gradé de la Mission des
Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar). Elle suit son plan
de marche à la lettre. Et tant pis si 50 000 civils doivent mourir de
faim. La stratégie? Choisir l'objectif, briser toute résistance à
force de pilonnages. Et le cueillir comme un fruit mûr, de préférence
la nuit. » Si Paul Kagame et les siens condescendent à discuter d'un
cessez-le-feu, c'est pour la forme. Ils ne cachent pas leur hostilité
au déploiement de 5 500 Casques bleus, voté le 17 mai par le Conseil
de sécurité. Lequel aurait à leurs yeux pour effet de geler une ligne
de front, voire de consacrer une partition du pays. Et c'est en vain
que la Minuar - qui a toutes les peines du monde à réunir le
contingent et le matériel requis - arguë d'impératifs strictement
humanitaires. Vaincre d'abord, négocier ensuite. Fort de 15 000 à 20
000 combattants, le Front ne manque pas d'armes légères. Et les prises
de guerre enrichissent son arsenal lourd. Dans ce hangar du camp de
Kanombe, non loin d'un dépôt de munitions venues de France, on répare
une demi-douzaine de mitrailleuses nord-coréennes. Tandis que deux
canons antiaériens bitubes montent vers le front. La panoplie
doctrinale paraît, quant à elle, moins fournie.

Sans les idolâtrer, les maquisards vouent un profond respect à Nelson
Mandela et au Zimbabwéen Robert Mugabe. Et arborent volontiers des
tee-shirts à l'effigie de Malcolm X. L'élite, elle, refuse toute
filiation idéologique. « Nous n'avons pas les moyens de débattre des
dogmes politiques, avoue un dirigeant. Il y a plus urgent: sauver des
vies. Parer au plus pressé. Et cela, sans l'aide de la France. » La
France? « Un pays, assène Kagame, mêlé à tous les maux infligés au
Rwanda; qui a entraîné les soldats et les miliciens tueurs; qui combat
à leurs côtés et les arme. Nous détenons des preuves. Nous les
dévoilerons en temps utile. » « Combien faudra-t-il de cadavres pour que
Mitterrand lâche ses amis? » renchérit un cadre, médecin formé à
Lille. La « patrie des droits de l'homme » a mis plus d'ardeur à
exfiltrer par le premier avion les proches d'Habyarimana qu'à secourir
le personnel - tutsi - de l'ambassade à Kigali, promis dès lors à un
sort définitif. En vertu d'une insolite « tradition républicaine », la
France héberge à grands frais l'entourage du défunt. Dont un patron du
« réseau zéro », escadron de la mort chargé des basses oeuvres du clan.

La responsabilité française



Virtuose de l'antiphrase, le ministre de la Coopération, Michel
Roussin, soutient que « jamais la France n'a armé les auteurs des
massacres ». Elle a fait pis. Volant par deux fois - en 1990 et 1992 -
au secours d'un pouvoir masqué aux abois, prompte à attiser les
tensions ethniques pour sauver ses prébendes. Faut-il rappeler à
l'ancien homme clef des services de renseignements français la flambée
des livraisons militaires dès 1991, alors que la dérive du régime vers
l'intégrisme ethnique était patente? A-t-on oublié la garantie, par le
Crédit lyonnais, d'un contrat d'armement de 6 millions de dollars,
passé entre le Rwanda et l'Egypte? Se souvient-on qu'aux heures
chaudes des paras bien de chez nous verrouillaient les bâtiments
officiels et les barrages dressés dans Kigali ? Rien de nouveau sous le
soleil des grands lacs. Un accord de coopération militaire lie, depuis
1975, Paris et Kigali. Les rivalités entre « réseaux » - Elysée,
Affaires étrangères, Coopération, Intérieur, vétérans des intrigues
africaines - tendent à consacrer le statu quo. Reste, de l'aveu même
d'un haut fonctionnaire écoeuré, que François Mitterrand porte dans ses
errements une « responsabilité directe, totale et écrasante ». Peut-il
aujourd'hui plaider l'impuissance ? Non. Le lundi 2 mai, une
intervention de Bruno Delaye, chef de la cellule africaine à l'Elysée,
auprès du patron des FAR, le général Augustin Bizimungu, fit avorter
la tuerie des Tutsi réfugiés à l'hôtel des Mille-Collines.
La cécité française laisse pantois. Ni l'amitié supposée entre
Mitterrand et Habyarimana, ni celle qu'ont tissée Jean-Christophe,
fils influent du premier, et Jean-Pierre, l'aîné du second, ne
suffisent à l'expliquer. On évoque jusque dans les couloirs du Quai
d'Orsay une « dette » que Paris aurait contractée envers Kigali -
intermédiaire supposé d'une livraison d'armes secrète vers le Golfe ?
Sans doute faut-il citer cette obsession de la « stabilité » qui, en
France, tient souvent lieu de politique africaine. De même, on se
gardera de sous-estimer le « syndrome de Fachoda », fort répandu à
l'état-major. A en croire certains officiers supérieurs, le FPR serait
le coin que la conjuration anglo-américaine s'efforce d'enfoncer dans
la sphère d'influence francophone... Et si la réalité se révélait plus
simple, et tout aussi navrante? Si l'on payait, en l'occurrence au
prix fort, une lecture archaïque, ethnographique des conflits du
continent noir, cet échiquier exotique tant prisé par les faiseurs de
rois? Bien malin qui saura les convaincre qu'un Hutu préside le FPR,
tandis que les interhamwe ont à leur tête un Tutsi. Ou que des
dissensions entre Hutu du Nord et du Centre-Sud ont souvent armé les
tueurs. Il est tellement plus commode de blâmer les « vieux démons
rwandais ».

Victoire sur un cimetière



La cour du centre paroissial de Nyamata (sud de Kigali) est jonchée de
vestiges du massacre. Une canne, une pipe, un chapelet, des
chaussures. Et cette carte d'identité dont le vert a pâli. A sa
lecture, on apprend que la gracieuse Rushashi est née en 1966. Et
qu'elle ne fêtera sans doute jamais ses 30 ans: à la rubrique ethnie,
on a rayé les mentions inutiles; ne reste que T pour Tutsi. Mais
peut-être Rushashi a-t-elle survécu. Peut-être gît-elle sur les nattes
souillées, parmi les grabataires de l'hôpital, couturés de cicatrices,
plongés dans l'hébétude. Peut-être la traîne-t-on de temps à autre au
soleil, comme cette gamine efflanquée et nue, le temps d'une
toilette. Et voilà qu'on amène un mort vivant, recroquevillé dans une
brouette. Depuis un mois, Fred Mullisa, 16 ans, croupit dans les
marais, se nourrissant d'herbe. Les miliciens lui ont tranché la
main. Une plaie béante lui barre la jambe droite, enflée par la
gangrène. Fred parle. Un filet de voix sort de ce corps meurtri. Les
autres suppliciés hésitent à l'approcher. Comme tétanisés par ses mots
d'outre-tombe. Jean-Paul Gashegu, lui, s'avance. Le directeur du
collège a reconnu l'un de ses élèves de seconde. « La plupart sont
morts. J'ai vu des enseignants diriger la tuerie. » Le 15 avril,
Jean-Paul a perdu ses parents, sa femme et ses quatre enfants. Lui a
eu la chance de tomber entre les mains d'un milicien plus vénal que
cruel. Il a payé, on l'a laissé fuir. Sur la place du village, ses pas
croisent ceux de cinq jeunes filles. Des élèves, elles aussi. Des
rescapées. Elles portent le deuil à leur façon, ajustant leur robe
colorée en minaudant. La vie est là, dans ces rires étouffés. Elle est
aussi dans l'inlassable dévouement d'Annie, de Marie-Odile ou de
Richard, trois volontaires de Médecins du monde installés à Gahini
(Est). Elle est, malgré l'ineffaçable blessure du viol, dans le
sourire à peine esquissé d'Angélique, 8 ans. Elle est enfin dans les
récits de ces Tutsi que des Hutu ont sauvés, au péril de leur vie.
Que vaut cette victoire qui vous laisse maître d'un cimetière, tandis
que deux millions de déplacés ont à choisir entre l'errance et les
camps? Le Front patriotique invoque l'esprit de l'accord d'Arusha
(Tanzanie), censé orchestrer un partage du pouvoir, et signé le 4 août
1993. Partager, soit. Reste à trouver avec qui. « Il le faudra, insiste
Abdul Kabia, directeur exécutif de la Minuar. Jamais les Tutsi,
ultraminoritaires, ne pourront tenir seuls le pays. Ils le
savent. Céder à cette tentation, ce serait inverser les rôles pour le
prochain désastre. Dans cinq, dix ou quinze ans. Déjà, les experts
redoutent un embrasement de la région des grands lacs, où, partout,
les pouvoirs jouent avec le feu ethnique. Au risque de broyer le
Rwanda et le Burundi. « La pression démographique condamne ces deux
pays à la guerre, prédit Jean-François Bayart, chercheur au Céri
(Centre d'études et de recherches internationales). A moins que
l'excédent de main-d'oeuvre ne trouve à s'employer ailleurs. » Dans le
sang comme dans la paix, l'ancien royaume sous mandat belge n'aurait
donc d'autre destin que celui de l'éternel exode.
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