Fiche du document numéro 18411

Num
18411
Date
Lundi 24 novembre 1997
Amj
Fichier
Taille
180030
Pages
4
Titre
Affaire Kayishema/Ruzindana - Dessine-moi mille collines [Déposition de Patrick de Saint-Exupéry]
Sous titre
Premier journaliste invité à témoigner devant le Tribunal, Patrick de Saint-Exupéry est l'auteur de deux articles publiés dans le quotidien français Le Figaro, en juillet 1994. Présent au Rwanda durant les événements, il s'est rendu dans la préfecture de Kibuye où il a rencontré le préfet Kayishema, aujourd'hui sur le banc des accusés.
Nom cité
Lieu cité
Cote
No 28
Source
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
« Rwanda : les assassins racontent leurs massacres » et « La ``solution
finale'' du préfet de Kibuye
 » sont les deux articles rédigés par le
journaliste français. Baroudeur invétéré, Patrick de Saint-Exupéry a
traversé les conflits comme correspondant de guerre pour le quotidien
français Le Figaro. Présent pour la première fois au Rwanda en 1990, lors
de l'attaque du Front patriotique rwandais (FPR), le reporter retourne
tous les ans sur le terrain jusqu'en 1995. En avril 1994, il est dans le
camp de réfugiés de Benaco, en Tanzanie, alors décrit comme le plus grand
camp de réfugiés du monde. Il décide, avec deux autres journalistes, de
rentrer au Rwanda et de rejoindre Kigali. Après un premier échec qui les
contraint à se rendre dans le sud, ils finissent par rejoindre la
capitale pour une dizaine de jours. C'est seulement fin juin qu'il se
rendra dans la préfecture de Kibuye, curieux de comprendre les objectifs
de l'opération militaire française Turquoise. Le 26 juin au soir, il
rejoint la ville de Kibuye et décrit l'ambiance : « Il y avait des
barrières partout, il y avait des drapeaux français sur les barrières. Il
y avait des acclamations, des cris d'enthousiasme. Enfin, la France se
décidait à intervenir. (...) Il y avait une tension qui devenait
perceptible. Sur les dernières barrières, il était très difficile de
discuter, parce que les gens étaient souvent ivres, souvent surexcités,
mais nous avons fini par arriver à Kibuye. (...) Nous sommes descendus
pour la nuit à l'hôtel Eden. (...) L'hôtel était plein de miliciens et de
soldats, les armes traînaient un peu partout, la bière coulait, on
assistait un peu à ce spectacle en se demandant : Où sommes-nous ?
 »

« Les assassins racontent leurs massacres »



Après une première approche de l'évolution de la situation, le
journaliste commence à rencontrer différents témoins : « Nous sommes
partis discuter avec les soeurs présentes à Kibuye, mais elles sont
restées très vagues sur la situation parce qu'elles étaient effrayées. En
chemin, nous avons discuté par hasard avec une autre soeur, elle nous a
parlé d'un endroit appelé Bisesero où il se passait des choses horribles
d'après elle. Nous avons vu les militaires français, nous leur avons dit
qu'il serait bien que nous allions ensemble à Bisesero
 ». Après avoir
convaincu quelques militaires, les trois journalistes partent pour
Bisesero. « Nous ne savions pas du tout ce était Bisesero, on cherchait un
village. Nous sommes restés deux ou trois heures à Nyagurati, c'était un
village d'à peu près 600 habitants, placé en hauteur sur les collines. Il
était clair qu'il était en train de se passer des choses, la population
était très énervée, nous avons été accueillis par un homme qui dansait.
Cela ressemblait à une danse guerrière, il s'est approché de nous avec sa
machette et sa lance. (...) Nous avons commencé à nous approcher de la
population, nous avons discuté avec ces gens et ce que nous entendions
était effarant pour nous. Sans même que nous les interrogions de manière
précise, nous entendions les gens nous raconter leurs crimes
 ». De retour
à Kibuye dans la nuit, le journaliste rédige un premier article
immédiatement envoyé à Paris.

Les articles du journaliste comme pièces à conviction du procureur



Déposés comme pièces à conviction par le procureur, les deux articles du
journaliste sur les événements de Kibuye viennent compléter le dossier à
charge de Clément Kayishema. Patrick de Saint-Exupery s'y réfère sans
cesse comme fil conducteur de son récit. Les trois années écoulées l'ont
entraîné aux quatre coins du globe et sa mémoire lui fait parfois défaut.
Il raconte que le lendemain, les trois journalistes ont pris la route
jusqu'à Mubuga puis se sont rendus sur les sites avec les militaires.
« Les militaires français ont demandé aux journalistes de prendre la tête
des combats, ils avaient pour instruction d'éviter tout engagement avec
le FPR.. Les jeeps nous suivaient à quelque chose comme 500 mètres de
distance. (...) Tout d'un coup, nous sommes passés à l'enfer en haut des
collines. Rapidement, au fil de la montée sur Bisesero, les champs
brûlés, les maisons systématiquement détruites, nous avons commencé à
voir des cadavres, un cadavre ou deux relativement frais, sur le bas côté
de la route. Brutalement, nous sommes tombés sur un groupe de gens au
milieu de la route qui, en nous voyant approcher, se sont envolés. Nous
sommes descendus du bus, nous avons commencé à parler avec un homme qui
était un rescapé et qui nous a raconté l'histoire de Bisesero. (...) Au
bout de dix minutes, soixante personnes se sont retrouvées rassemblées,
les militaires français sont arrivés et cela n'a posé aucun problème.
(...) Leurs vêtements étaient en loques, ils n'avaient pas de regard,
lorsqu'on regardait leurs yeux, on ne voyait personne, c'étaient des
fantômes. Je me souviens d'un homme qui nous expliquait qu'il avait une
balle dans le dos depuis un mois. Ces gens-là étaient tous des civils. La
première chose frappante est qu'il y avait très peu de femmes. Que des
hommes et des enfants. Les femmes avaient été tuées d'abord parce
qu'elles couraient moins vite
 ». A ce moment-là, le récit des réfugiés se
fait plus précis, mais le journaliste ne voit pas de traces des
massacres. Il raconte que, devant ses interrogations, un réfugié a
« soulevé un petit buisson ; il y avait deux ou trois cadavres. (...) La
colline était parsemée de cadavres. Dans des petits trous, sous des
buissons, la colline était parsemée de cadavres. Nous avons visité deux
ou trois sites. Ensuite, l'évidence nous sautait aux yeux
 ».

« Il faisait un récit mécanique ; ce n'est pas lui qui parlait, c'était sa mémoire »



Le procureur, Brenda Sue Thornton, demande au journaliste en quoi ces
personnes étaient traquées : « Traqué cela veut dire que, peut-être
maintenant, peut-être dans quelques secondes, peut-être demain, ils
seront tués. (...) Cette expérience était terrifiante. On la saisissait
dans leurs regards. (...) Eric [un témoin] ne parlait pas en tant
qu'homme. Il faisait un récit mécanique des deux mois qui venaient de
s'écouler ; ce n'est pas lui qui parlait, c'était sa mémoire
 ». Son
entretien avec les réfugiés sur les collines de Bisesero se termine
brutalement : « Il y a eu un bruit de moteur, les réfugiés se sont
éparpillés dans la brousse. Le véhicule est arrivé quelques minutes plus
tard, c'étaient des soldats rwandais et à, l'avant du pick-up, ils
avaient placé un drapeau français. Nous nous sommes aperçus qu'ils
plaçaient des drapeaux français pour les attirer et faciliter la chasse.
(...) Lorsqu'ils ont vu les Blancs au milieu de la route, ils ont
continué leur chemin sans s'arrêter, tout droit sur la piste
 ». De retour
à Kibuye, Patrick de Saint-Exupery retourne voir les soeurs qui « m'ont
reparlé du préfet de Kibuye de manière plus précise
 ». Ce même soir, le
journaliste rencontre un autre témoin qui évoque plus précisément encore
l'implication du préfet de Kibuye. Au même moment, il raconte que les
militaires français lançaient une opération en faveur des réfugiés de
Bisesero : « Ils sont arrivés dans un certain état d'esprit. Avec l'idée
qu'ils allaient se trouver confrontés à la rébellion FPR
 ».

La déception des miliciens



Pendant toutes les opérations de secours, le témoin raconte que les
miliciens, placés au sommet des collines, observaient les évacuations:
« On avait l'impression qu'ils regrettaient que les rescapés leur
échappent. (...) Il y avait des éléments d'intervention du GIGN
[Groupement d'intervention de la gendarmerie nationale]. J'ai observé en
particulier un des soldats du GIGN qui avait sur lui une veste de l'armée
rwandaise. Il m'a expliqué qu'il avait auparavant formé la Garde
présidentielle
[du président Habyarimana]. Cinq minutes plus tard, il
était à genoux, en larmes. J'étais très impressionné. Voir un militaire
fondre en larmes est une chose qui témoigne simplement de l'intensité de
la scène et des émotions qui pouvaient passer à travers l'esprit
». Plus
tard, le journaliste décide de rencontrer le préfet, alors qu'un témoin
lui explique que ``la chasse'' est devenue beaucoup plus structurée depuis
le 21 juin, comprenant trois groupes de 150 miliciens « décidés à en
finir
 ».

Rencontre avec le préfet Kayishema



Patrick de Saint-Exupery patientera deux jours avant de rencontrer le
préfet, aujourd'hui sur le banc des accusés. Juste à côté de la
préfecture, les deux hommes se retrouvent dans un bistrot : « Il était
accompagné de trois ou quatre personnes, je ne me souviens pas du nombre
exact. Ces personnes étaient des civils et quelques-unes d'entre elles
portaient des armes. (...) Dans mon souvenir, monsieur Kayishema était
pas armé. (...) Nous nous sommes accoudés au comptoir, je me suis
présenté, mon nom, mes fonctions, mon travail et j'ai commencé à
expliquer au préfet l'objet de l'entretien. Le préfet était assez excité,
assez énervé. Je parlais du massacre de l'église, du massacre du terrain
de football. (...) A chaque fois, je posais des questions de plus en plus
précises, la tension montait. Monsieur Kayishema ne répondait pas aux
questions, il riait, faisait de grands gestes, c'était entre le rire et
le ricanement. (...) Les yeux de monsieur Kayishema étaient fatigués et
injectés de sang. La tension est rapidement montée. Jamais une menace,
mais dans mon esprit la situation est devenue dangereuse quand monsieur
Kayishema m'a proposé de quitter le comptoir pour aller au fond du
bistrot. (...) L'entretien a duré dix minutes. J'ai mis fin à
l'entretien. Il a fallu reboire une deuxième bière. Je suis parti au bout
de dix minutes [ou] un quart d'heure, après avoir posé des questions mais
sans avoir de réponses claires et précises, sans avoir le moindre démenti
ou la moindre réaction
 ». A la fin de l'interrogatoire, le procureur
demande au journaliste de reconnaître l'accusé. Il avoue franchement :
« Pour être tout à fait honnête, je n'ai pas reconnu tout de suite
monsieur Kayishema. J'ai attendu que les deux accusés se lèvent et,
lorsqu'ils étaient debout, j'ai pu identifier monsieur Kayishema
 ».

Les conditions d'une enquête journalistique



Lors du contre-interrogatoire, le bâtonnier Ferran se référera à de
nombreuses reprises à l'article du journaliste, publié le 5 juillet 1994
dans les pages du Figaro et titré : La « solution finale » du préfet de
Kibuye. L'avocat de Clément Kayishema évoque le licenciement d'un proche
du préfet, tel qu'évoqué dans l'article :

- « Est-ce que vous ne croyez pas qu'il y aurait, du fait de ce
licenciement, quelque vengeance développée par cet homme ?

- Non. Compte tenu des circonstances à ce moment-là, il est évident que
cet homme prenait un risque important pour sa vie [en témoignant]. Il est
rare que les gens prennent des risques sur leur vie pour une quelconque
vengeance suite à un licenciement comme chauffeur
 ». L'avocat insiste pour
s'entendre répondre : « Encore une fois maître, je ne suis pas policier.
Je mène cette enquête dans des conditions extrêmement pénibles, j'entends
quelqu'un qui, compte tenu de ce qu'il me dit peut perdre la vie et qui
met tout dans la balance. (...) Je ne lui ai pas demandé ses papiers ou
si monsieur Kayishema lui avait emprunté 100 francs qu'il ne lui avait
pas rendus
 ».

« Solution finale »



Reprochant au témoin d'avoir « travaillé pour le procureur », l'avocat se
voit reprocher par Brenda Sue Thornton, au cours de la suite de son
contre-interrogatoire, la teneur de ses commentaires. André Ferran
rétorque alors : « Nous avons la chance d'avoir un témoin d'un certain
niveau intellectuel et qui a écrit une bonne partie de l'acte
d'accusation, je ne peux pas le laisser partir avec la bénédiction de la
défense
 ». Sous le regard très attentif de l'accusé, le bâtonnier Ferran
termine son contre-interrogatoire en évoquant le titre de l'article
rédigé par le journaliste, La « solution finale » du préfet de Kibuye. Le
témoin explique : « La solution finale vise à désigner un processus qui,
il m'a semblé, était mis en place. Souvent, dans le cas du Rwanda, les
gens ont dit, massacres, folie, situation incontrôlée. Après mon
expérience, il m'a semblé qu'au contraire, il y avait une raison. Ce qui
m'a semblé être mis en place au Rwanda, c'est cette folie qui côtoie la
raison la plus logique. Je me permettrai de citer cette phrase : ``La
folie ce n'est pas quand on a perdu la raison, c'est quand on a tout
perdu, sauf la raison''
 ». Il ajoute ensuite : « J'ai fais allusion à un
processus tout en y mettant des réserves. Les guillemets expriment des
réserves. La logique mise en place s'apparente, je dis bien s'apparente,
à ce qui existait dans l'Allemagne nazie
 ». L'avocat lui demande alors
quelles similitudes il peut définir : « Lorsqu'un instituteur dit : nous
avons tué les enfants parce que ce sont des complices, (...) c'est une
logique parfaitement raisonnée. On ne tue pas l'enfant parce qu'on est
ivre, en colère. La réflexion est : si je ne le tue pas, quand il sera
grand il viendra me tuer. C'est ce qui m'amène à dresser ce parallèle,
avec toutes les réserves
 ».

« Présomption d'innocence »



A la fin de son article, Patrick de Saint-Exupéry évoque l'établissement
d'un tribunal international. L'avocat y revient en demandant :

- « Je ne commenterai pas l'actualité présente, mais vous nous avez
expliqué que pendant votre enquête, vous n'avez pas voulu faire un
travail qui était pas journalistique. Lorsque vous avez rédigé cet
article, avez-vous pensé un instant à ce que nous aimons bien, en France,
la présomption d'innocence ?

- J'y ai pensé effectivement, puisque j'ai tenu absolument à rencontrer
le préfet avant d'écrire. Il est évident que cet article est accusateur
et si j'écris qu'il faudrait qu'il comparaisse, il y a plusieurs façons
de l'interpréter. La première, c'est d'affirmer qu'il est coupable. La
deuxième, c'est : moi je fais mon travail de journaliste mais je ne suis
pas juge. D'où ce passage qu'un tribunal puisse rendre la justice, parce
que moi, journaliste, ce n'est pas mon rôle.
 »
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024